la civilisation arabo-musulmane au miroir de l'universel

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LA CIVILISATION ARABO-MUSULMANE AU MIROIR DE LUNIVERSEL PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

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  • LA CIVILISATION ARABO-MUSULMANE

    AU MIROIR DE LUNIVERSEL

    PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

  • Ce projet a t rendu possible grce la gnreuse contribution du Royaume dEspagne.

    Publi en 2010 par lOrganisation des Nations Unies pour lducation, la science et la culture, 7, place de Fontenoy, 75732 Paris 07-SP

    UNESCO 2010Tous droits rservs

    ISBN 978-92-3-204180-7

    de lUNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones, ou de leurs autorits, ni quant au trac de leurs frontires ou limites.

    les points de vue de lUNESCO et nengagent en aucune faon lOrganisation.

    Publication conduite sous la direction de La Section philosophie et dmocratie, Division droits de lhomme, philosophie et dmocratie, Secteur des Sciences sociales et humaines, UNESCO.!"#$

    Feriel Ait-Ouyahia, Spcialiste de programme

    En collaboration avec la Section de lenseignement secondaire, Division de lducation de base, Secteur de lducation, UNESCO.

    Contact

    UNESCOSection philosophie et dmocratie Section de lenseignement [email protected] [email protected]@unesco.org [email protected]

    Rvision franaise : Janine dArtoisCalligraphies Karim Jaafar

    Cration graphique et mise en pages : Aude Perrier

    Impression : Mangaa

    Imprim en France

    mailto:[email protected]:[email protected]:[email protected]:[email protected]

  • Production doutils pdagogiques pour la promotion du dialogue entre les cultures.

    LA CIVILISATION ARABO-MUSULMANE

    AU MIROIR DE LUNIVERSEL

    PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

  • TABLE DES MATIRES

    AVANT-PROPOS 6PILAR ALVAREZ LASO, Sous-Directrice gnrale pour les Sciences sociales et humaines, UNESCOQIAN TANG, Sous-Directeur gnral pour lducation, UNESCO

    INTRODUCTION 8ANGELA MELO, Directrice de la Division droits de lhomme, philosophie et dmocratie, UNESCOMOUFIDA GOUCHA, Chef de la Section philosophie et dmocratie, UNESCO

    PROLOGUE 12ALI BENMAKHLOUF, %#&!!

    '

    I. RATIONALITSLe concept de civilisation 17ALI BENMAKHLOUF

    LAdab et la formation de lhomme 29MAKRAM ABBS

    Culture, civilisation et philosophie 41ALI BENMAKHLOUF

    La communication et le voyage des ides 53ALI BENMAKHLOUF

    Hrodote et Al Brn : la force du commun 61SOUMAYA MESTIRI

    Luniversel et lautre 73SOUMAYA MESTIRI

    La Recherche de la vrit 89ALI BENMAKHLOUF

    Traduire et transmettre : la traduction comme moyen de diffusion du savoir 101ALI BENMAKHLOUF

    II. SPIRITUALITSDieu et les mondes 113ABDENNOUR BIDAR

    Lamour de Dieu chez les philosophes et les mystiquesLe soufisme : un exercice spirituel 121ALI BENMAKHLOUF

    La tradition soufie moderne en Afrique : Amadou Hampt B et Tierno Bokar 133OSCAR BRENIFIER

    La Connaissance de soi 145ALI BENMAKHLOUF

    La sagesse selon Ibn Sina 153ALI BENMAKHLOUF

    Sohrawardi et Ibn Arab : lumires dOrient 161ALI BENMAKHLOUF

  • III. LART, LA RAISON, LE CORPSDe la dmonstration la posie : lenjeu de la logique dans la philosophie arabe 169ALI BENMAKHLOUF

    LArt dans la civilisation arabo-musulmane 177AURLIE CLEMENTE-RUIZ

    LArt potique arabe 189MAKRAM ABBS

    Le corps et lesprit dans la philosophie arabe 201MAKRAM ABBS

    Amour et techniques du corps chez les raffins daprs le Livre de brocart 209MAKRAM ABBS

    Quels usages de la raison pour la connaissance et la conduite spirituelles ? 221ABDENNOUR BIDAR

    Nasruddin Hodja, philosophe populaire et matre de la voie ngative 229OSCAR BRENIFIER

    IV. LES SAVOIRS SCIENTIFIQUES ET LA LOI Averros et linterprtation de la loi 241ALI BENMAKHLOUF

    Philosophie et sciences en pays dIslam : une cohabitation fconde 253AHMED DJEBBAR

    Lducation, sens et essence 265ABDENNOUR BIDAR

    Mohammad Iqbal 273ABDENNOUR BIDAR

    Les sciences arabes : entre savoir-faire, exprimentation et savoir thorique 281AHMED DJEBBAR

    La technique au service du progrs : lexemple des technologies hydrauliques 293AHMED DJEBBAR

    Lagronomie arabe : de la science de la terre et des plantes lart des jardins 305AHMED DJEBBAR

    V. LA VIE DANS LA CITLa pense politique dans le monde musulman 317ABDOU FILALI-ANSARY

    La Nahda : la renaissance arabe 329ABDOU FILALI-ANSARY

    Les grandes figures : Al Afghani, Muhammad Abduh et Al Kawakibi 341ABDENNOUR BIDAR

    Mouvements de femmes et femmes en mouvement dans le monde arabo-musulman 349FERIEL LALAMI

    Lutte, effort et combat 361MAKRAM ABBS

    La pense de la paix dans les Miroirs des princes arabes 376MAKRAM ABBS

    Frise chronologique 385JACQUES NICOLAUS

  • 6

    AVANT-PROPOS

    La publication intitule La civilisation arabo-musulmane au miroir de luniversel : perspectives philosophiques a lambition de contribuer un dialogue fond sur le respect et la comprhension mutuels, qui constitue lun des &

    &'"&originale de ressources la fois philosophiques et pdagogiques en faveur de la connaissance et de la lutte contre lignorance. Cest ce qui lui attribue son caractre indit.

    Les contenus riches et varis qui composent cet ouvrage sont luvre dune quipe de philosophes et de pdagogues qui se sont penchs sur la civilisation arabo-musulmane, travers un regard philosophique, en vue de faire partager aux lecteurs lapport multiple de cette civilisation la pense humaine ainsi que lampleur des connaissances et des savoirs agrgs au cours des sicles et qui recouvrent plusieurs traditions, langues et continents, du persan larabe, de lAfrique lArabie.

    &! ( #

    & ! # ! !!##'" principalement la formation de formateurs : enseignants, professeurs, ducateurs, animateurs. Plus largement, elles ont vocation intgrer et toffer le corpus documentaire du monde de lducation, des mdias et de la culture. Elles aspirent ainsi fournir un contenu philosophique, labor par des philosophes contemporains, experts de la civilisation arabo-musulmane et portant un regard clair sur les enjeux de notre poque. Elles #)#ardu et complexe, et ce par linclusion, pour chacune des thmatiques abordes, de rubriques daide lexploita-tion pdagogique en termes de cls de lecture ou de modalits et dexercices pdagogiques cibls.

    Cette matire philosophique, conjugue un cadre didactique, a pour leitmotiv de proposer chaque lecteur de se forger un nouveau regard et de disposer de nouveaux arguments acadmiques en vue de lutter contre les *&

    &'

    Il sagit de rpondre au cadre de rfrence relatif au Mmorandum dAccord entre lUNESCO et lAlliance des civilisations pour un renforcement de la formation pdagogique en matire de comptences interculturelles, face aux problmes poss par la diversit des cultures, des religions, des croyances et des traditions et le dveloppement 1.

    1 Point IV.1 MoU. UNESCO/UNACO, 2008.

  • 7

    Dans un monde en pleine mutation, lclairage apport par une approche philosophique sur les nombreuses questions existentielles - qui interpellent chacun dentre nous, et en particulier les jeunes gnrations - prend un sens nouveau et pertinent. Lducation formelle, mais aussi non formelle, trouve ainsi substance et matire pour nourrir lchange et le dialogue, pour lutter contre les prjugs ethniques, culturels et religieux, et pour encourager la tolrance et le respect, en particulier dans un contexte o les socits sont de plus en plus multiethniques et plurireligieuses. cet gard, lducation interculturelle et lenseignement de la philosophie deux dimensions cls +&&'

    Concernant lducation interculturelle, celle-ci doit aider (i) respecter lidentit culturelle de chacun travers un enseignement de qualit culturellement appropri et adapt ; (ii) dispenser les connaissances, attitudes et comptences culturelles ncessaires pour que chacun puisse participer pleinement la vie de la socit ; (iii) permettre de contribuer au respect, la comprhension et la solidarit entre individus, groupes ethniques, sociaux, culturels et religieux.

    Quant lenseignement de la philosophie, cest celui de la libert et de la raison critique, rempart par excellence contre toute forme de passion doctrinaire et dextrmisme de toute nature. La philosophie renvoie en effet lexercice '

  • 8

    LOUVERTURE LAUTRE

    Pendant des sicles, la civilisation arabo-musulmane a puis son dynamisme, son originalit et sa richesse dans la multiplicit de ses sources et de ses ressources, dans le dialogue instaur entre les penseurs ainsi que dans les fructueuses controverses que la tradition philosophique et lhritage grec ont rendu possibles.

    Cest ce dialogue et cette mulation essentielle de la vie de lesprit que les textes philosophiques rassembls dans le prsent ouvrage tentent de traduire et de restituer en sinspirant des grands penseurs du pass et du prsent.

    Cet ouvrage sinscrit dans la volont constante de lUNESCO de toujours ouvrir un horizon de lumire et natures, quelle que soit leur origine. Cest cette ambition commune que traduit le Mmorandum dAccord entre lUNESCO et lAlliance des civilisations qui annonce, dans sa mise en uvre, la production dun Vademecum interculturel : dispositif pdagogique, la fois pluridisciplinaire et multifonctionnel, destin au plus grand nombre et qui prsente une vision interculturelle de lhistoire unissant le monde arabo-musulman et le monde occidental.

    Ce programme, rendu possible grce la gnreuse contribution du Royaume dEspagne, comprend cinq *=>!!+musulman et le monde occidental (du VIIe au XIXe sicle) ; les jeunes artistes pour le dialogue interculturel entre le monde arabe et le monde occidental ; les muses comme espace civique pour le dveloppement des comptences !!?La civilisation arabo-musulmane au miroir de luniversel : perspectives philosophiques , fruit dun travail conceptuel denvergure.

    La philosophie, minente discipline de lesprit libre et indpendant, est en effet lune des voies privilgies pour accompagner la rencontre de lautre et le discernement de ses complexits. Lexpression philosophique libre !!!de pluralit et de diversit qui permettra au lecteur de forger sa propre comprhension de la trs riche civilisation arabo-musulmane.

    Que la philosophie au sein de la civilisation arabo-musulmane soit compare aux diffrentes religions et spiritualits ou aux doctrines des philosophes grecs ; quelle mane de philosophes ayant suivi un cursus G !procde de la volont constante daccder la connaissance. Cest prcisment ce cheminement vers lautre, &!'

    INTRODUCTION

  • 9

    UNE INVITATION NOURRIR LESPRIT

    Luniversel comme un universel composite et partag, la civilit comme une exigence humaine qui prend une expression culturelle selon tel ou tel contexte, la pluralit des voies du pass restitues selon leur raison propre, mais aussi le dsir contemplatif, le rapport styl la transcendance, sont autant de parcours qui sont dvelopps '

    "+ #

    H !&+'W!de la connaissance et le partage du savoir, ceux qui veulent stigmatiser cette civilisation en attisant peur et !H'WG(&'En effet, jamais il na t donn lhomme, par les moyens de communication, davoir autant accs une masse #*'%!#( ##pas pour combattre les prjugs : trop de convictions sont mises en avant. Les expriences, les observations, &*'"

    G!(& et le rappel des fondamentaux de la culture arabo-musulmane.

    UNE DYNAMIQUE PHILOSOPHIQUE QUATRE TEMPS

    &&=

    Le premier temps+G'"'"&(('"&respectives avec lobjectif de mettre la disposition du lecteur des lments pertinents du savoir philosophique +*'

    Comme tous les philosophes, et comme toute thique dcriture, les textes ont t rdigs avec toute la libert acadmique requise. Et cest prcisment cette diversit et cette pluralit de vision et dargumentation qui constitue loriginalit et la richesse de cet ouvrage. Le lecteur y trouvera un vivier dides dans lequel pourra se &Y

    &

    &

    la civilisation arabo-musulmane.

    Le deuxime temps est celui de la dcouverte et de la comprhension du texte. Cest cet objectif que vise la rubrique intitule Cls de lecture qui, selon son auteur, Khaled Roumo, est une sorte de guide de lecture '!##domaines du savoir est avant tout une invitation changer de regard, voir au-del de ce que nous croyons #

    H!

    &

    && '\&Gservice de la comprhension mutuelle et du dialogue ininterrompu des cultures.

    Cet ouvrage a fait le pari de faire dialoguer des textes de philosophes et des lectures de pdagogues, il conjugue ainsi une double fonction chre lUNESCO : celle la fois de stimuler la production de contenus innovants et de les rendre accessibles aux praticiens du monde de lducation et au-del.

    <

    * dialogue et de la connaissance mutuelle, lUNESCO poursuit rsolument sa mission de promotion dune culture de la paix nourrie par les dynamiques du savoir et lalchimie du partage.

    Angela MeloDirectrice de la Division droits de lhomme, philosophie et dmocratie.UNESCO

    Chef de la Section philosophie et dmocratie.UNESCO

  • 11

    Comit de pilotage

    >Z]#^#&!!

    _Jonathan Levy (psycho-pdagogue, formateur)[Z^!#_Khaled Roumo (formateur, crivain, pote)Jacques Nicolaus (historien, professeur associ pour la formation pdagogique)^\`

  • 12

    Les fiches regroupes ici sont un travail patient dlucidation des grandes bases intellectuelles, ! & +' "

    & intellectuelles et les inventions marquantes qui ont ponctu cette civilisation.

    I. RATIONALITS

    Ce travail fait apparatre quil y a des rationalits luvre dans les champs du savoir et dans la pratique humaine, que celle-ci soit politique ou artistique. Comme dans dautres civilisations, les hommes ont ici appris vivre ensemble, construire des villes, assainir les rseaux daccs leau, duquer bien sr. Plutt que de parler dun ge dor li lexpansion du monde musulman durant le Moyen-ge, les auteurs ont voulu mettre laccent sur les ponts, les changes, les formes de circulation du savoir et des hommes. Cela permet de comparer les cultures sans les galer : les comparer pour prendre conscience quil ny a pas dessence singulire qui met telle ou telle civilisation hors dun critre de comparaison, sans les galer ensuite, car il ne sagit pas de dire que les cultures se retrouvent toutes dans un universel abstrait qui nie les diffrences. Quand un Shakespeare dit je vous enseignerai les diffrences , quand un Montaigne indiquait que toute sa logique consistait en ce mot : je distingue , ils nous ont donn la plus grande des leons humanistes : nous navons jamais cess de dcrire les diffrences observables.

    Si toute civilisation mesure ses acquis par ladoucissement des murs1 au sens o la civilit quelle met en place suppose un adoucissement des peines, une ducation en vue de la bonhomie et de la promotion de

    G!&+&!&

    ?Adab 2, une #&&Y#G&&dveloppement des vertus. Savoir vivre, savoir faire et savoir tout court sont impliqus dans ce concept qui a t >kH^e sicle) et Al Jhiz (IXe sicle) : #&&!G&((&!#'

  • 13

    II. SPIRITUALITS

    Dpendant au dpart du plerinage, le voyage est vite devenu le moyen par lequel les hommes ont valid leur connaissance. Remonter la source du savoir, rapporter ce savoir aux lments quasi sensoriels de son mission, constituer la chane des transmissions : voil des actes cognitifs qui supposent un engagement &!&

    # transmission dun message langagier et qui a dabord fait ses preuves dans la transmission des dits prophtiques. lire la grande tradition de gographes arabes comme Ibn Battuta ou Al Birn3, on voit monter (!G(^ustra en arabe).>ZH*!#!! *

    &' " &! G > ZH * &! +G

    # ' > ZHH #contre le pire ennemi de lhomme : lignorance qui signore, celle qui engendre la peur de savouer comme telle et qui est responsable de bien des malheurs humains.

    &!+

    !#&!'

    #(&!'|G!"!G#+G!&

    de lhomme la vrit. La recherche de la vrit est selon Al Kind un processus historique auquel participent toutes les nations, et Ibn Khaldun souligne que les sciences sont tudies par les adeptes de toutes les religions ; elles existent dans lespce humaine depuis que la civilisation est apparue dans le monde. La vrit4 entretient un rapport troit avec la sagesse dans le monde arabo-musulman. Parmi les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu il y a celui de sage et de vrace . Si donc la philosophie est une sagesse, elle est aussi une recherche de la vrit. Par des moyens dmonstratifs, elle permet de parvenir des vrits que la religion prsente de faon image, #'&*+Gle texte sacr enjoint lhomme de rechercher la connaissance des choses en vrit. Il y a un processus historique de la vrit qui sincarne tantt dans des crits religieux, tantt dans des crits philosophiques. Les mystiques5 de leur ct se saisissent des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu pour souligner quils sont raliss en lhomme #'W!!&!#asctique concomitant dune pure des sentiments et des connaissances. La perplexit du philosophe oriente la connaissance sur le comment du monde et produit toutes les sciences et les techniques profanes comme la mdecine, lagriculture, la botanique, la logique, etc. La perplexit du mystique est oriente vers le fait du monde : cest la surprise face tout ce qui existe et qui interroge lhomme quant sa place dans le cosmos et face ses semblables. Dans le monde arabo-musulman, les confrries mystiques ont particip la circulation du savoir et se #=#G

    que celles du Sngal6. Mais chaque fois cest le mystre de la transcendance du divin qui est clbr.

    Si pour les savants musulmans, la connaissance de soi7 passe par la connaissance du divin, les modalits de cette connaissance du divin divergent : pour la tradition rationaliste dAl Frb et dAverros, cest lintellect &

    '%>&

    $k8 a porte sa haute expression, la connaissance du divin suppose limagination prophtique, la pense des saints intercesseurs du divin. En somme, une thosophie o lesprit est illumin par le divin.

    III. LART, LA RAISON, LE CORPS

    Au cur de ces deux mthodes, la mthode rationaliste et la mthode spiritualiste, il y a la place occupe par la posie9'"+> = #dans laquelle les hommes se sont rapports au rel dans lArabie antislamique. La mmoire potique a ainsi conserv la manire dont les Arabes voyaient et nommaient les choses. Certes, avec larrive de lIslam, le pote na plus le pouvoir sacral quil avait dans les temps paens, mais cest encore la posie qui vient, si lon peut dire, au secours du texte sacr pour en permettre lintelligibilit : grce lentre dans la civilisation de lcrit partir de la transcription et de la diffusion de la parole sacre, les savants ont cherch conserver le trsor ancien de la langue arabe, sdiment dans les posies et dont la connaissance tait indispensable pour comprendre les textes +G^"_'

    Les philosophes ont pris part ce dbat. Ils ont compris que le projet ducatif auquel ils tenaient tant, projet (#G&G '" -tion de la dmonstration10'+G!

  • 14

    &'>!>formes sensibles de la persuasion rhtorique et de la fabrication des images. Le jugement, le raisonnement produisent certes un assentiment, mais cet assentiment peut prendre la forme dun contentement rhtorique quand les preuves avances sont elliptiques. La lecture du texte sacr exige que des prmisses, venues des !#)crypte, sotrique. Ou encore, selon une mthode toute diffrente, inspire de la voie mystique, la mditation peut se faire en vers comme chez Mohammed Iqbal11, philosophe du XXe sicle dans le Pakistan naissant. Elle #`*12 : celui-ci reprsente

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    #' caractre sacr de la langue arabe, par laquelle sest faite la rvlation coranique au prophte Muhammad, impose de fait la calligraphie comme une caractristique majeure de lart islamique13. De plus, cet art se caractrise pour beaucoup par labstraction gomtrique, celle-ci devient lun des vecteurs symboliques de &'"&|!&prsent en toutes choses. Par extension, cet art est une expression de Sa beaut. Le spirituel rejoint alors le (G'

    La mosque reste llment le plus emblmatique de larchitecture islamique, elle remplit une fonction pdagogique majeure car elle nest pas seulement un lieu de prire, elle est aussi un lieu o se dispense le savoir. On vient de loin pour couter tel ou tel cheikh14 qui runit quelques disciples pour commenter un passage obscur 'G#&+ =#

    &&'>!#=la madrasa ou cole coranique, lhpital, lhospice, le souk, le hammam. Le corps aussi bien que lesprit trouve donc les conditions de son dveloppement.

    IV. LES SAVOIRS SCIENTIFIQUES

    Si, durant la Renaissance, le retour lapprentissage du latin et du grec simpose, pour les savants arabes +!

    ?>^

    _##(de la traduction15. Cest ainsi que des coursiers du savoir se sont mobiliss pour traduire des textes de mdecine, de philosophie, dastronomie16, etc. La langue arabe sest trs vite enrichie de ces traductions car une langue qui '#+G&&(G!

    !&G!17, de dvelopper les sciences et les arts. Les villes comme Bagdad, Fs, Le Caire, Kairouan nont pu se dvelopper que par la connaissance conjointe des ingnieurs de lpoque, ayant matris les formes anciennes dirrigation, les adductions deau, les techniques agricoles18 damlioration des cultures, toutes choses qui ont mis sur les routes les savants pour collecter le savoir des Anciens.

    Que ce soit par les changes mditerranens ou par les traductions du savoir mdival capitalis par les Arabes, la civilisation arabo-musulmane a t et reste encore aujourdhui pour lEurope un champ de prsence, cest--dire, un ensemble dnoncs discuts, critiqus, devenus en somme anonymes en raison de leurs succs. On a pu dire quAverros19 tait le pre spirituel de lEurope car maintes distinctions conceptuelles prsentes dans ~& &=( !!techniquement, thse du monopsychisme. Pensons aussi Avicenne et sa distinction capitale entre lessence et lexistence20 : aujourdhui encore, cette distinction est un outil conceptuel majeur que tout le monde utilise sans plus se rapporter celui qui la dabord magistralement thmatis. Pensons encore, dans dautres domaines comme celui de lhistoire, de la gographie et des sciences, la cosmographie de Lon LAfricain21, intitule Description de lAfrique, et qui, au XVIe sicle, a permis lEurope de mieux connatre ce continent si proche delle et si ignor cependant. Une nouvelle cosmographie, cest--dire une nouvelle cartographie de la terre, se met en place grce ce Lon qui sappelait dans sa vie antrieure, au service du roi du Maroc, avant sa capture au large "!>'>G

    &+

    &- celle de Copernic fait de plus en plus dadeptes.

  • 15

    V. LA VIE DANS LA CIT

    Lessor de la mdecine lge classique de lIslam dun ct, et la survivance en Orient lpoque mdivale de traditions antiques arabes, perses et grco-romaines ont donn une tournure particulire la relation entre le corps et lesprit22, une relation nettement distincte de celle qui a prvalu dans le christianisme, puisquelle est exempte du pch originel. La particularit de la littrature spirituelle de lIslam rside dans le fait quelle cherche !#&GGou le chemin menant la spiritualit.

    Cest dans un modle mdical que la pense politique fut traduite par beaucoup de philosophes. On a ainsi &&'La Rpublique de Platon, texte connu et comment par les philosophes arabes, avait associ la mdecine la jurisprudence : deux +G'W#donc savoir administrer des remdes comme on administre des sanctions. Cest ainsi que la recherche de la cit vertueuse nest pas limite telle ou telle coutume, elle se rapporte plutt lhomme, ses dispositions, ses humeurs. Les pouvoirs de fait qui ont prvalu depuis la constitution des premires dynasties musulmanes taient le plus souvent des monarchies hrditaires constitues sur la base de la force militaire. La pense politique23 de lge classique sest dveloppe dans ce contexte o lon est venu admettre que les pouvoirs de fait reprsentaient un mal ncessaire. Ce sont souvent les porteurs du savoir religieux qui monopolisent la critique de ce pouvoir. Mais, durant la priode contemporaine, on a vu aussi des lacs convaincus oprer cette critique. Au dbut du XIXe sicle, la prsence europenne dans les socits musulmanes impose lide de modles diffrents de ceux qui sont produits par ces socits. Le trouble des consciences allait affecter tous les milieux, depuis les lites politiques qui voyaient leur position menace de pril grave, jusquaux masses populaires qui voyaient leurs certitudes et leurs conditions de vie fortement bouscules. Deux termes simposent : celui de Nahda24 (renaissance de la langue et de la nation) et celui de lIslah (rforme religieuse). Ces deux formes de rvolte politique ont ' Wprendre part leffort de la scularisation quont connu les autres religions historiques a fait son chemin chez des auteurs comme Jamal el dn Al Afghni25, dans la seconde moiti du XIXe sicle et Ali Abderrazek, durant la premire moiti du XXe sicle.

    Le mouvement de la Nahda a aussi bouscul la reprsentation traditionnelle du rle des femmes26 dans la socit. La discrimination qui sexprime sous forme lgale dans le statut personnel a t dnonce par de nombreux tenants de ce mouvement comme Qsim Amin. Un consensus relatif lducation se met en place : G(#'un des piliers du renouveau culturel arabe : la femme doit participer lespace public en allant lcole, puis en &'$*&*

    &'|

    *!#)&' Mais le taux dactivit fminine reste faible. Linteraction entre les changements sociaux et lintervention grandissante des femmes dans la sphre publique bouscule de faon profonde les reprsentations de leurs rles dans leurs socits.

    *##

    H&+!elle a aussi lambition de permettre une meilleure vie en commun. La stigmatisation dune culture, la situation hgmonique qui fait quune culture se considre comme suprieure une autre sont des phnomnes qui participent une histoire rtrograde. Contre une telle rgression, le travail de la civilisation est, comme nous lavons dit, un travail prcieux dadoucissement des murs. Ce travail est reprendre sans cesse. Il est prcieux, mais il est prcaire. Il est comme larbre dont il faut prendre soin chaque jour et non comme le diamant #(+G'

    Professeur des universits, agrg de philosophie,

    '

  • 16

    1 Fiche : Le concept de civilisation 2 Fiche : LAdab et la formation de lhomme 3 =?>ZHH=#4 Fiche : La Recherche de la vrit 5 =?|=?|'=6 =?>#=>Z

    Z]7 Fiche : La Connaissance de soi 8 =?$kW>H=[9 Fiche : LArt potique arabe 10 Fiche : De la dmonstration la posie : lenjeu de la logique dans la philosophie arabe 11 Fiche : Mohammad Iqbal 12 =? *!&&13 Fiche : LArt dans la civilisation arabo-musulmane 14 Fiche : Lducation, sens et essence 15 Fiche : Traduire et transmettre : la traduction comme moyen de diffusion du savoir 16 Fiche : Philosophie et sciences en pays dIslam : une cohabitation fconde 17 Fiche : La pense de la paix dans les Miroirs des princes arabes 18 Fiche : Les sciences arabes : entre savoir-faire, exprimentation et savoir thorique , Fiche : La technique au service du progrs : lexemple des technologies hydrauliques Fiche : Lagronomie arabe : de la science de la terre et des plantes lart des jardins 19 Fiche : Averros et linterprtation de la loi 20 Fiche : La sagesse selon Ibn Sina 21 Fiche : La communication et le voyage des ides 22 Fiche : Le corps et lesprit dans la philosophie arabe 23 Fiche : La pense politique dans le monde musulman 24 Fiche : La Nahda : la renaissance arabe 25 =?=>>#!>>k]26 Fiche : Mouvements de femmes et femmes en mouvement dans le monde arabo-musulman

    La civilisation arabo-musulmane au miroir de luniversel : perspectives philosophiques ISBN 978-92-3-204180-7 UNESCO

  • 17

    LE CONCEPT DE CIVILISATION

    On peut avancer de faon liminaire que la civilisation cest le bon sens, non pas le sens commun, ni un ensemble de trivialits ou de prjugs, cest une coalition de cultures o des pratiques discursives sont prsentes ensemble : art, posie, gographie, histoire, philosophie, grammaire, ouvertes les unes sur les autres. Il y a eu quelque chose de cet ordre dans la Vienne du dbut du sicle, dans la Bagdad du Xe sicle, et dans la France de la Renaissance : quelque chose de la civilit et de lurbanit qui donne le mot dynamique de civilisation, apparu au XVIIIe sicle sous la plume du

    marquis de Mirabeau. La civilit, la civilit des Italiens, cest un mot pour dire ladoucissement des murs, adoucissement qui prend la forme de la convivialit (al Munassa), du plaisir partag de la conversation, de la courtoisie et de la clmence. Le mot de civili-sation est rcent. Il date du XVIIIe sicle. Ce serait Mirabeau lan qui, dans LAmi des hommes ou trait de la population, en 1757, aurait donn ses lettres de noblesse ce mot pour dsigner le moyen par lequel les hommes deviennent civils, cest--dire adoucissent leurs murs. Lide de non-violence (douceur) est

    LHOMME, TRAVERS LA CIVILIT ET LA CIVILISATION, APPREND VIVRE AVEC SES SEMBLABLES. LE PARTAGE MINIMAL DACTIONS MENES AU QUOTIDIEN PERMET DE COMPARER LES HOMMES LES UNS AUX AUTRES, SANS LES GALER. LUNIVERSEL NEST PAS UNE ABSTRACTION, IL EST PLUTT LAPPRENTISSAGE DE LA DIVERSIT HUMAINE DANS LHARMONIE DUN DESTIN PARTAG. PLUS LE MONDE SLARGIT, PLUS IL DEVIENT URGENT DE CONNATRE ET DE RESPECTER LAUTRE. LADOUCISSEMENT DES MURS EST LATOUT MAJEUR DE TOUT TRAVAIL CIVILISATIONNEL, MAIS CEST AUSSI UN TRAVAIL PRCAIRE QUI SUPPOSE UNE TCHE CONTINUE ET PARTAGE.

    INTRODUCTION

    Avance et tu seras libre Calligraphie de Karim Jaafar

  • 18

    '%!dveloppement, biensance, qualit des rapports entre personnes vivant dans la cit, voil les autres carac-tristiques majeures que renferme ce mot. Quant au mot civilit , terme attest ds le XIVe sicle chez Oresme, il est synonyme de courtoisie et renvoie son tour ladoucissement des murs dans une cit.

    Dans la langue arabe, le mot hadra renvoie aussi bien lurbanit qu la civilit. Ibn khaldun, au XIVe sicle a conscience que ce mot mrite lui seul une science nouvelle. Cest l une nouvelle semence lance sur le terrain des tudes qui, jusqu Ibn khaldun, rapportait la civilit des travaux de rhtorique ou de politique sans relier les deux domaines, puisque la rhtorique faisait partie de la logique - considre comme pratique raisonne du discours - et la politique du champ des affaires humaines o sexerce la volont.

    Il sagit dornavant de croiser ces disciplines pour montrer les formes de changement historique qui affec-tent les hommes et les inclinent organiser leur socit diffremment : non pas selon une transcendance hors du monde et de lhistoire, mais par des relations interhumaines o sexerce tous les jours la civilit sans les obstacles discursifs et politiques son avnement. La science nouvelle quIbn Khaldun entend promouvoir doit pouvoir croiser lobjet de la rhtorique : enraciner des dispositions permanentes dans lme humaine par la technique de persuasion, et lobjet de la politique : inspirer aux gens un comportement favorable la conservation et la prennit de lespce 1. De ce croisement entre la politique et la rhtorique, on en vient considrer la civilit comme un enjeu dhuma-nisation, que certains traduiront plus tard comme un passage de ltat de nature la culture.

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    123.2&

    1)"$3.4"%'5.6 Bertrand Russell %

    +7889'+Gottlob Frege, logicien philosophe%2:&+;

  • 19

    Les trois exemples prcits sont une quintessence de cette civilit, on peut leur associer des noms propres : Al Frb (Bagdad, Xe s.), Montaigne (Bordeaux, XVIe s.), Freud (Vienne, XXe s.). Il ne sagit dans aucun cas dune priode dge dor. Les trois priodes durant lesquelles ont vcu ces mes cosmopolites sont des priodes de tumulte, mais, dans le tumulte, dans lagita-tion, il y a aussi entendre une libert luvre, mieux vaut une libert agite quune servitude tranquille note Jean-Jacques Rousseau dans le Discours sur lorigine et lingalit parmi les hommes'#-sins au dbut du Xe sicle ; les guerres religieuses du XVIe sicle font rage en France, et les procs en sorcel-lerie sont lgion, au moment o se fait le massacre W G

    massive de lEurope dans la premire guerre mondiale se fait au moment o lhomme europen a le plus cru au progrs de lhumanit. Il ne sagit donc pas de dcrire un ge dor, mais de voir luvre ce travail civilisationnel dans ce quil a de prcaire, le reconnatre l o il est menac, cest pourquoi il importe de faire des haltes sur ces quelques moments du pass pour comprendre notre temps; notre temps, qui nous semble bien chaotique, mais qui nous donne aussi des signes de ce travail civilisationnel quil nous appartient de conti-nuer, dpanouir. Il sagit douvrir la bote outils quest

    G #par exemple la premire mondialisation qui a eu lieu au XVIe sicle pour se donner les moyens de rendre intelligible celle que nous vivons aujourdhui.

    Al Frb vit Bagdad, et frquente les milieux politiques, les milieux littraires o se croisent les savoirs venus de Perse et des savoirs de ceux quon appellera aprs les Mongols et les Turcs. Il frquente aussi les milieux confessionnels divers : juifs, chrtiens nestoriens, spcialistes de syriaque et de traduction du grec. Je ne veux pas distinguer uniquement cette &!autour de lui, ou ayant vcu immdiatement aprs, >k!>$*H!W>H!>miri, ce sont des gens que lon retrouve comme person-nages de ce livre qui est le pendant des Mille et Une Nuits, et qui sintitule Plaisir et convivialit dAl Tawhd (Al Imt wal monassa), livre qui dveloppe un art de la conversation et qui a t considr comme les Mille et Une Nuits philosophiques. Je dis conversation, je ne dis pas controverse, je ne dis pas argumentation serre et technique. La conversation est lincarnation du bon sens, de la civilit : propos et hors de propos, sous forme de on dit que et sous forme de je dis pour ma part , sous forme de suggestions, de formules comme me semble-t-il , o on sait que le discours appartient moiti celui qui lnonce moiti celui qui lcoute. >ksont un exemple de cet art de la conversation o lon G + -cits de la langue grecque o larabe risque de perdre [+#-

    Revenons sur le contexte culturel de Bagdad au Xe sicle. Quatre noms simposent dans ce nouveau Z= W >H (893-974), Ab Sulaymn Al Sijistn (ca 912-987), >>H^'_>>k(m .1023). Dans le Bagdad trouble du dbut du Xe sicle,

    de nombreux savants ont connu la misre et ont d se transformer en copistes pour gagner leur pain. La dpendance lgard des vizirs tait alors trs grande.

    W >H jacobite, disciple dAl Frb. Il fut non seulement un philosophe logicien, mais aussi un traducteur du syriaque vers larabe et un copiste. Ab Sulaymne Al Sijistn est lui aussi un logicien. Il fut certainement & W>H! +G W!Potique dAristote. partir de 942, il ny a plus quIbn Ad Bagdad, puisquAl H(>W*((940). On estime quAl Sijistn stablit Bagdad autour des annes 939, et que sitt arriv Bagdad, il domine pleinement lcole dAl Frb. Tous ceux qui G >&chez lui. Ce que lon sait dAl Sijistni nous vient de Siwn al hikma, Lantichambre de la sagesse, ouvrage dun inconnu qui rapporte les paroles dAl Sijistn. Il na &do la relative ignorance dans laquelle est tenue son uvre. Il fait cependant partie de cette chane de transmission philosophique qui relie Al Frb et Avicenne. Le cercle dtudes autour dAl Sijistn est fortement marqu par le no-platonisme. Pour couper court aux polmiques thologiques, Al Sijistn pose |

    '"plotinienne libre le champ du travail rationnel de toute entrave thologique.

    >(Z=Al miri. Il appartient galement ce quon peut appeler lcole dAl Frb ; n Nishapur, il a aussi rejoint Bagdad et est connu pour avoir rdig un livre intitul Le bonheur et ses causes ; il utilise un style &

    CONVERSER EN PRIODE TROUBLE : PLAISIR ET CONVIVIALIT

  • 20

    Rubrique rdige par Jacques Nicolaus

    4$

    Voici quelques courts extraits de louvrage Grammaire des civilisations, crit en 1963 par Fernand Braudel1. Comme dans son ouvrage le plus clbre, La Mditerrane au temps de Philippe II, il y dveloppe une analyse fonde sur la prise en compte dune triple temporalit : le temps gographique (longue, voire la trs longue dure) ; le temps social (moyennement long, celui des tats) et le temps de lvnement (trs court, celui que lon ressent pour le vivre, lhistoire politique longtemps privilgie par les historiens). Il met laccent sur ltude des phnomnes anciens qui structurent les socits et cherche crer des liens entre lhistoire et dautres disciplines (sociologie, conomie, anthropologie), ce qui lui a valu souvent des critiques de la part de celles-ci, laccusant de soumettre ces disciplines lhistoire.

    Dans lextrait qui suit, il tablit les liens, dans la longue dure, entre les civilisations du Proche-Orient qui ont prcd lIslam.Soutenir que lIslam nat en quelques annes, avec Mahomet, est trs exact, en mme temps inexact, peu comprhensible. La Chrtient, elle aussi, est ne avec et bien avant le Christ. Sans Mahomet et sans le Christ, il ny aurait eu ni Chrtient ni Islam; cependant, ces religions nouvelles ont, chaque !"#$!avenir. LIslam, forme nouvelle du Proche-Orient. Une civilisation seconde comme le christianisme !%!!&'*+!plus vieux, peut-tre le plus vieux carrefour dhommes et de peuples civiliss qui soit au monde. Cest

    !#3-tifs de gopolitique, des formes urbaines, des institutions, des habitudes, des rituels, des faons anciennes de croire et de vivre. [] Ce nest donc pas par la prdication de Mahomet, ou au cours de la dizaine dannes des premires conqutes fulgurantes (632-642), que dbute la biographie de lIslam. Au vrai, elle souvre par linterminable histoire du Proche-Orient.

    Fernand Braudel, Grammaire des civilisations , Paris, 1963, rdition Flammarion 1993, pp. 73 et 75

    LIslam nest donc pas une rupture avec la civilisation grco-latine et les civilisations du Proche-Orient, comme il a parfois t dit et crit, mais une continuation solidement 'W#!##&!et diffuser les textes anciens Une civilisation marque par son origine gographique, mais sans elle, lEurope occidentale, isole aprs les invasions barbares aurait t (encore plus) mise lcart du reste du monde.

    [] (LIslam) seul, rptons-le, met en contact les grandes aires culturelles entre quoi se divise le Vieux Monde : lExtrme-Orient, lEurope, lAfrique Noire. Rien ne passe quil ny consente, ou pour le moins quil ne ferme les yeux. Il est lintermdiaire. []. Cependant, des sicles durant, lIslam !79

  • 21

    et dapophtegmes grecs , et comme Al Sijistni, il est la recherche dune formule no-platonicienne qui conviendrait son ge et sa nation 2' Gpour les apophtegmes vient de cette valorisation de & ( > >k&Plaisir et convivialit : la parole rapporte ses conditions dnonciation reste une parole vivante.

    > > k ! 'Le chafisme est lune des quatre grandes coles juridiques. Elle a domin dans la basse gypte, en Arabie du Sud, en Iraq ainsi quen Asie du Sud-Est. Cest lcole qui a rassembl de faon cohrente et systmatique les bases fondamentales de la jurispru-'>kH*(=W>H>$*H'Ces deux disciples dAl Frb sont les personnages principaux des Entretiens ou Muqbasst>k'Ces entretiens, au nombre de 106, ont le ton de la conversation sur des sujets trs divers et selon des croyances fort distinctes : musulmans, juifs, chrtiens, sabens confrontent leur credo. Le but poursuivi par lauteur dans ces Entretiens est prsent dans lEntre-tien n2 : Mon but est de collecter des choses qui se rapportent la philosophie et den ajouter dautres du G & sicle et des matres dont je fus le contemporain . Protg par le vizir Ibn Sadn, jusqu lexcution de +!>k#& -nage central de son livre Plaisir et convivialit, sorte de Mille et Une Nuits philosophiques durant lesquelles divers sujets sont dbattus.

    On peut parler dune culture de cour dont le >k'Z!

    pour leur indiffrence ou tolrance religieuse, ont permis lclosion dun vritable esprit philosophique, fait de dbats et de divergences ayant toujours en vue la formation de lesprit et non la polmique sectaire ; on peut paraphraser le propos de Montaigne les princes vous font du bien quand ils ne vous font pas de mal , les Buyides taient sinon respectueux des choses de lesprit, du moins indiffrents leur dveloppement. Dans son ouvrage, Immisme et littrature sous les Buyides!'!=?(lgard des Abbassides a t le fruit de compromis entre !&G&ces princes iraniens, et lopportunit politique qui lui conseilla de mnager les califes et la majorit sunnite () somme toute le Shiisme modr ou immite, sans

    slever au rang de confession dtat, et tout en gardant sa position minoritaire, devient en Iraq sous les Buyides, une doctrine la mode o trempent sous la rserve de tashayyu hasan[un bon shiisme], bien des esprits cultivs () On ne peut se soustraire limpression que cet panouissement culturel hors pair est li cette libert &$

    $3.

    La cour dAbu Mohammed Al Muhallab (m.974) a permis de nombreux lettrs de donner leur mesure. " & > |k']k! ! Rayy, a rejoint Bagdad et fait partie de la gnration des lves dAl Frb. Selon lui, ce vizir, linstar de celui >k!&

    ?#!?&+Gavec adresse ; il tait loquent et inspirait le respect ; il russissait se procurer de largent et tait au fait des anciens usages du vizirat. Il tait gnreux, courageux, cultiv et parlait un persan pur. Il remit en honneur un grand nombre dusages de la chancellerie qui avaient ! & exploiter les sources des richesses. Il accomplit ainsi de ~&' k & service de la conversation qui exerce lhumanit des hommes en dialogue.

    La conversation cest le parler prompt et vif qui garde au langage sa vigueur, cest un doux assai-

    Grecouvert de musique. Ce nest donc pas la contro-verse qui dgnre en esprit partisan. Il sagit de deviser plutt que de donner son avis. L est lesprit de la civilit.

  • 22

    LE XVIe SICLE : UN MONDE LARGI ET UNE FORME DE MONDIALISATION

    Faisant maintenant le voyage vers la France du XVIe sicle pour explorer plus avant cet art de la conver-sation. La priode nest pas moins trouble : les indiens dAmrique sont massacrs, la guerre civile et religieuse fait rage en France, les Turcs tendent leur empire. LAfrique entre dans lhistoire grce au tmoignage >#! > ! de Fs, captur aux larges de Carthage, vendu

    +G

    son nom. Bodin, Montaigne reprennent non seulement des exemples de Lon, mais leur scepticisme leur fait aussi adopter cette prudence pistmique de la description : quand Montaigne parle du roi Abd-el-Melik, il salue en lui un hros stocien 6 car ce roi a su vivre sa mort au naturel, mais cela sapparente plus un montage de cas qu linscription de lexemple dans une construction thorique.

    Que ce soit Moulay Abd-el-Melik, affrontant sa mort sans tonnement et sans soin ou Soliman le ( &!historiques inattendues entrent dans la littrature franaise, via Montaigne.

    Montaigne reconnat trois excellents hommes, ou plutt, les plus excellents parmi les hommes :

    !> !!>les Turcs lont hiss au rang de lgende. Au moment o Montaigne crit, les Mahomtans, qui mprisent toutes autres histoires, reoivent et honorent la sienne seule par spcial privilge (ibidem, Montaigne, les Essais, p. 307).

    >G+

  • 23

    Comprendre le texte

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    Dialoguer avec le texte

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    Modalit pdagogique suggre : problmatiser par la question Une ou plusieurs questions sont choisies. Chacun rpond individuellement par crit aux questions donnes. Chacun lit ses rponses au groupe.Chacun doit choisir une proposition nonce o il peroit un problme, puis formuler une question - ou *!!ZYchoisie, qui rpondra au problme soulev. Le groupe dtermine collectivement si la rponse est satisfaisante ou non. Une courte discussion pourra sen suivre. Un nouveau problme est soulev. Le mme processus reprend. Si cela est possible, recommencer avec dautres questions. Analyse du travail et de lexercice avec lensemble du groupe.

    Exercices pdagogiques

    Simulation

    Q*

    ses caractristiques comportementales et attitudes 3 le dveloppement des arts et des sciences, des religions et des croyances, leurs systmes de gouvernance et leur vision de la civilisation.

    '3 pour les dlgus, les autres participants forment !

    Z_ expliquer) les diffrentes caractristiques culturelles. Discussion sur des lments douverture et de fermeture dans diffrents domaines.

    Q3 Culture, civilisation et philosophie .

    Q du dbat et celui des deux textes.

    Propositions pdagogiques : vivre et penser linterculturalit

    + Rubrique rdige par Jonathan Levy

  • 24

    > !*!

    > &*!

    > !"!

    > Commenter, dans le contexte, cette phrase de J. J. Rousseau : Mieux vaut une libert agite quune servitude tranquille .

    > #

    !

    !

    > Peut-on parler dun art de la convivialit lorsquil sagit de distinguer !

    > Q

    > 7"**

    > Dcouvrir les Mille et Une Nuits philosophiques des dynasties tolrantes et une sorte de culture laque dans le monde musulman du Xe sicle.

    > Montaigne et la perception des frontires au XVIe sicle.

    > 7

    > !*!&

    > %

    > Q!&

    > 3#!$^ non pas des traits et des rgnes, mais des hasards de lutte et des dispersions .

    > !%!

    Cls de lecture

    Rubrique rdige par Khaled Roumo

  • 25

    MALAISE DANS LA CIVILISATION

    Le troisime moment se situe dans la Vienne du dbut du XXe. Freud stonne de voir lhomme anim par sa pulsion de mort au point de laisser sombrer tout lacquis civilisationnel dans le carnage de la premire '% quil donne dans Lavenir dune illusion pour dbrouiller ce paradoxe humain de dfaire ce qui le constitue :

    La culture humaine (...) prsente comme on le sait deux faces lobservateur. Elle englobe dune part tout le savoir et tout le savoir-faire que les hommes ont acquis #elle des biens pour la satisfaction des besoins humains, et dautre part tous les dispositifs qui sont ncessaires pour rgler les relations des hommes entre eux et en particulier la rpartition des biens accessibles 9.

    Ces deux faces de la culture sont dans un rapport paradoxal, car la transformation de la nature a enregistr des progrs que lon ne retrouve pas dans le domaine des rgulations humaines. Ce fait a t constat aussi bien par Lvi Strauss que par Freud, le premier pensant que cest prcisment la domina-tion exerce sur la nature qui nous a mis dans linca-pacit de prendre la mesure de ce qui change dans les relations humaines, et le second reconnat que tandis que lhumanit a fait de constants progrs dans la domination de la nature et quelle est en droit den attendre de plus grands encore, il nest pas certain quon puisse constater un progrs analogue dans la rgulation des affaires humaines, et il est vraisemblable que de tout temps, aujourdhui comme hier bien des hommes se sont demand si cette part dacquis culturel &G# 10

    On ne peut pas conclure htivement de ce paradoxe que les progrs techniques sous la forme de

    la domination de la nature ne sont pas souhaitables, ni quils constituent un obstacle la rgulation des affaires humaines. De la constatation que les progrs techniques ne saccompagnent pas ncessairement dune satisfaction que lon peut attendre de la vie, ni dune amlioration avre des relations entre les humains, il ne sagit pas de conclure que ce progrs !!G

    #=?&se contenter de tirer de cette constatation la conclusion que le pouvoir sur la nature nest pas lunique condition !Glunique but des tendances de la culture, et non pas en dduire la non-valeur des progrs techniques pour notre conomie du bonheur 11.

    Il y a une ambivalence constante entre deux faons de considrer lhomme dont on occulte la culture, dune part on lui dnie tout un champ civilisationnel, de lautre on le prend comme une survivance heureuse dun ge dor disparu. En ralit cette ambivalence est structu- G '[##que la croyance en un ge dor ou une humanit primitive est une ngation de lexprience anthropo-logique, de lexprience humaine se faisant. Une telle croyance procde d une illusion de rtroactivit selon laquelle le bien originel cest le mal ultrieur contenu (...) lhomme de lge dor, lhomme paradisiaque, jouis-sent spontanment des fruits dune nature inculte, non sollicite non force non reprise. Ni travail, ni culture, tel est le dsir de rgression intgrale 12.

    La civilit consiste contrer lge dor par le travail, certes prcaire, certes prissable, mais combien prcieux, de llimination de la guerre (familiale, civile ou religieuse) parmi les hommes. Ibn Khaldun a compris la contingence luvre dans lhistoire et la part toujours menace, et bien fragile de luvre civilisatrice des hommes.

  • 26

    Jacques Berque, dans son livre-entretiens, intitul Arabies, soulignait il y a un quart de sicle maintenant que pour les Arabes, la vie de lhomme et la vie du monde seraient pour ainsi dire places sous une cloche pneumatique o Dieu, tous les instants devrait insuf- '[! dacier. Notre respiration, les battements de notre cur seraient cration permanente, simples atomes de la dure. Il y a certainement de cette temporalit chez les Arabes, et, en tout cas, chez leurs thologiens. Mais je suspecte les thologiens de nexprimer quune part des ralits. Ou plutt nous ne pouvons lentendre que par rfrence la nappe dattitudes et de pratiques qui les enveloppe. Il est vrai que les penseurs arabes nont pas encore trouv de Michel Foucault (p.130). En disant cela, Berque a pens bien sr la prpondrance des textes thologiques, mais il reconnat que ces textes nexpriment quune part de la ralit. Certains, comme Ibn Khaldun se sont chargs dexprimer bien dautres parcelles de cette ralit, puisquil croise les rfrences des historiens, des potes, des philosophes, des juristes et des thologiens. Ses textes sont une marqueterie et nadoptent nullement cette unit de ton que lon trouve souvent chez les thologiens. Il a donc su se mettre la lecture des archives de la socit de laquelle il tait issu. Sans aller jusqu dire que ce fut le Michel Foucault appel de ses vux par Jacques Berque, on peut mettre en avant la part et critique et gnalogique de son uvre, ce qui lapparente au philosophe de la volont de savoir ou de la volont de vrit .

    Ibn Khaldun souligne que lhistoire est un art par Gdes nations du pass : Lerreur tapie dans lhistoire

    -tions des nations et des gnrations en raison de * ^_ -tion du monde et des nations, leurs habitudes, leurs G!mais elle change selon les jours et les moments du temps, passant dun mode lautre, comme cela se voit chez les individus (Ibn Khaldun, op. cit., p.28). Cette analogie entre le destin des individus et celui des nations nous rappelle cette mthodologie des sciences humaines o le concret des faits individuels devient modle dinterprtation de labstrait des faits #' < G ! (&(= = -cits dune politique, dun langage, des arts qui sont autant de marques de fabrication dun corps politique

    '"

    -ment importante : elle indique la part dmiurgique de lhistoire ; plutt que de penser comme les thologiens |&(!#dire que les grands bouleversements historiques font

    comme si lhomme tait cr nouveau (Ibn Khaldun, op. cit'!_'G'* W

    Gexpression une valeur pistmique et une valeur mthodologique la rationalit historique quil met en uvre : les changements densemble sont comme un changement radical de la crature et une mtamor-phose du monde tout entier ; cest comme sil sagissait dune crature nouvelle, indite, et dun monde nouvel-lement advenu (Ibid, p. 31). La mthode est ici dans le comme si : nous allons faire comme si le monde tait recr, ce qui nous dispense de convoquer le poumon dacier et latomisme des thologiens dont parle Berque.

    Lhistoire nest donc pas prise dans le messia-

    !des rapports entre les hommes (tabdl al ahwl). Lhis- *( !elle nest pas rcit dun sens accompli ou accomplir. Elle tient compte de lmergence du pouvoir politique, des acquisitions des richesses, de lclosion des arts et des sciences, avec cette ide que si le pass nous intresse cest quil ne passe jamais vraiment, il informe le prsent qui lui ressemble : le pass ressemble ce qui va advenir comme leau leau . Le pass nous intresse non au sens dune origine, mais au sens dune provenance, comme dirait Michel Foucault. Il nous intresse aussi dans ses discontinuits qui brisent linstant et dispersent le sujet en de multiples fonctions possibles 13. Ce moment de dispersion peut G ! Y & dcline. Il faut en saisir les signes : par exemple, quand le calife se met utiliser de lor pour ses pes au lieu du cuivre. Les historiens des Omayyades comme des Abbassides ont tous not que les califes nutilisaient que le cuivre pour leurs pes, leurs montures, etc, jamais lor. Cest le huitime calife aprs Al Rachid, qui a utilis de lor. (Ibn Khaldun, op. cit., p. 20). Lide de discontinuit est majeure, car elle place lhistorien face aux contingences de son objet.

    Ibn Khaldun inaugure une nouvelle faon de faire de lhistoire, puisquil se refuse rduire celle-ci lhistoire des dynasties. Lhistoire sera plutt celle des ( ! ( 'De plus, la socit humaine sera contextualise : elle est un chanon de lespce humaine, elle nest pas analyse du point de vue dun rfrent transcendant comme Dieu.

    Ibn Khaldun ne se limite ni ltude de terrain,

    (! &G-sations striles et les histoires nationales. Il est anim par une pense de la connexion, de la mise en relation, appliquant le principe selon lequel aucun (+G=!!!

    IBN KHALDUN : LA CIVILISATION COMME UVRE FRAGILE DE LHISTOIRE

  • 27

    philosophie, gographie sont mises en commun pour ?&''

    dcrit assez bien ce type de mthode luvre et les cueils auxquels elle chappe : Beaucoup danthro- G

    * toute autre mthode que le travail sur le terrain, car ils

    (&Gsont systmatiquement lies celles des autres. Le savoir local est essentiel, mais il doit venir au ( ' $ ! fondamental dintgrer et de confronter nos observa-tions et nos conclusions celles dautres chercheurs, en ayant recours toutes les mthodes possibles aussi imparfaites quelles soient. En rejetant les techniques autres que le travail de terrain et la spcu-lation, on a tendance se replier dans de profondes descriptions du peuple quon sest appropri , !sans fondement et de lautre avec la recherche de nouveaux dieux 14. Ces nouveaux dieux pouvant G##quelconque. En cela rside le sophisme de la spci-!#'W*'

    Quand Ibn Khaldun fait la gense concomitante du pouvoir politique ainsi que des formes humaines de regroupement, il tudie un champ de prsence au sein duquel se constitue une civilisation comme discours, au sens large du terme, au sens foucaldien du terme. En ce sens, il difforme et dguise le savoir traditionnel pour ne plus y reconnatre que le travail de lhistorien. Ibn

    Khaldun fait de la manire de manifestation du pouvoir sa matire essentielle. Lhistoire est aussi faite de tout ce quon ne dit pas , mais aussi de tout ce quon ne sait pas, et les points de lacune jettent comme une ombre relative sur ce que lon sait. ce titre, Ibn Khaldun fustige le privilge accord aux transmissions fortes : les cultures o il y a eu des prophtes et la culture grecque. Ibn Khaldun critique le miracle grec dans une veine proche de celle des historiens qui ont travaill avec Foucault comme Veyne : cest une pure contingence quun calife (Al Mamn) se soit trouv l au IXe sicle pour engager la srie des traductions, mais lhistoire est aussi faite de ce qui na pas t transmis comme le savoir des Caldens, des Syriaques, des Babyloniens, des Coptes (Ibn Khaldun, op. cit., p.35-36). Ce passage relie ensemble les points de lacune avec le rgime de vrit comme rgime de pouvoir ; il met en vidence la volont de vrit qui, comme volont, inscrit dans la vrit la contingence travers les accidents de parcours de sa transmission. Lternisation et luniver-salisation de la vrit sont des processus historiques qui reposent sur un oubli redoubl : loubli de la lacune. Les points de lacune sont une faon de reconnatre les contingences historiques, mais aussi et avec ces contingences les rapports de force. Ils sont constitu-tifs de lhistoire : lhistoire est un art o les savants

    &G& ^WKhaldun, op. cit., p.7).

    Lhistoire la manire khaldunienne, est une histoire non pas des traits et des rgnes, mais des hasards de lutte et des dispersions.

  • 28

    ; "@+Al Muqaddima+*#+ Le livre des exemples,

    +2+ 7887+7WWX7W>

    7 [#\+Le souvenir de lancienne Perse chez le \X*W\*mir+"+ ]%;9'+7W?

    3 &"+Immisme et littrature sous les Buyides, ;X;8=

    9 #+Lhumanisme arabe au IV e/X e sicle, 2e dition, 2+\+;

  • 29

    LADAB ET LA FORMATION DE LHOMME

    LE TERME ADAB EST POLYSMIQUE. IL DSIGNE AUSSI BIEN LDUCATION QUE LINSTRUCTION, AUSSI BIEN LES BELLES LETTRES QUE LA SAGESSE, VOIRE MME LA CIVILIT, LE SAVOIR-FAIRE. LENSEMBLE DE CES DSIGNATIONS SONT ORIENTES VERS LIDE DE LA FORMATION DE LHONNTE HOMME, LA MANIRE DU MODLE QUI PRVAUT EN EUROPE DURANT LA RENAISSANCE. IL SAGIT DACTIVER EN LHOMME, PAR LTUDE DES LETTRES, LA BONHOMIE. LE SAVOIR AU SENS STRICT RESTE CONDITIONN PAR LAPPRENTISSAGE DU SAVOIR VIVRE ET DU SAVOIR FAIRE.

    Comme lensemble des notions et des concepts ns lge classique de lIslam (VII-XVe sicles), le ? G 'Pouvant dsigner la fois lducation, les rgles de conduite, la culture, le savoir-faire, les maximes de sagesse, llgance, les Belles-Lettres, le terme parat #(dans lesquels il se prsente. Ces diffrentes accep-tions variaient moins selon les poques historiques que selon les contextes et les usages internes aux ## 'perspective diachronique pour saisir les ventuelles volutions de cette notion lpoque mdivale serait ainsi plus ou moins voue lchec. En effet, le terme a pu dsigner, aussi bien lducation des enfants que la

    possession dun certain savoir gnral et la matrise dun ensemble de connaissances indispensables la forma-

    G ' G &&&( la systmatisation, le mot adab devient synonyme de prceptes, de codes et de rgles (dthique, de conduite morale, etc.), comme le montrent les premiers traits les plus clbres portant ce titre, Al-Adab al-kabr (la Grande thique) et Al-Adab al-saghr (la Petite thique) dIbn Al Muqaffa, sur lesquels nous reviendrons plus loin. Un usage restreint de ce terme mais qui dcoule sentences , de maximes de sagesse comme en WW!db al-falsifa, les Maximes des philosophes1.

    DFINITION DE LADAB

    Album de calligraphie, Turquie, XIXe sicle IMA/Ph. MaillardLart dcrire demeure un savoir-faire reconnu pendant longtemps destin une lite sociale.

    La pratique passait par des exercices de calligraphie que lon retrouve dans des cahiers, souvent plis en accordon comme celui-ci ralis en Turquie ottomane au XIXe sicle.

  • 30

    "& G ! G!!!adb incarne lidal de la socit abbasside des IX-Xe sicles qui a pouss jusquaux limites les plus recules, et travers de nombreuses disciplines (philosophie, ! ! _ 'Cette acception majeure de ladab en tant quil est

    G le fait de prendre de tout un peu , de toucher tous les domaines de la culture et davoir une certaine matrise dans de nombreuses disciplines2. Cette matrise, qui doit rester gnrale, soppose donc au type de savoir que possde le spcialiste dun domaine particulier comme la grammaire, la posie, la lexicographie, lhistoire, la rhtorique, la politique, etc. De l dcoule galement une autre acception renvoyant lusage social de ces connais-sances, et notamment des connaissances histo-riques et littraires. Cet usage qui fait de ladab les

    #&se munir pour appartenir llite littraire, scienti-& &-pement de la prose arabe partir du VIIIe sicle. Ce dveloppement rpond aux besoins du secrtariat au sein de ladministration califale et spanouit grce la prsence dune culture de cour qui pousse

    lmulation de nombreux hommes de lettres. Pris dans ce sens, le pluriel db&&une acception qui a t fondamentale au niveau de llaboration de cette notion et qui est historique-ment lie une querelle ayant oppos les Arabes et les Perses aux IIe et IIIe sicles de lhgire (VIII-IXe sicles). levs aux plus hauts rangs de ladminis-tration califale grce la matrise de lart dcrire et surtout grce aux connaissances relatives lart de gouverner, certains lettrs dorigine perse nont pas hsit critiquer la suprmatie ethnique des Arabes, et revendiquer la supriorit culturelle des Perses sur les nouveaux matres de lOrient. Plus prcis-ment, laccusation portait sur le fait que les Arabes taient des peuples dpourvus de db, de grandes 'traits les plus aboutis qui sest attaqu cette querelle connue sous le nom de shubiyya est Le Livre des Arabes sur la rfutation de la Shubiyya W!+Gvcu au IXe sicle. En attirant lattention sur le fait que ces attaques sont mues par lenvie et la jalousie, il veut rfuter la thse centrale qui sest cristallise autour de la question de ladab et montrer que les > & G %!voire plus3. Cet objectif lamne dun cot dcrire les murs des Arabes avant lIslam, leurs codes

    ""0+0!5&xX5X#+

    !54x0.$+0"Islam et politique lge classique,2+2:&+

    123+788

  • 31

    thiques, leurs actes de bravoure, et il le conduit de lautre rappeler quils avaient des savoirs dans les diffrents domaines (hippologie, astronomie, physio-gnomonie, maximes de sagesse, et surtout posie ?_'>+( fond idologique de cette querelle, il est sans & adab en lui rajoutant tout ce qui touche la !##une notion qui soppose la rudesse des murs et &'>#-ment (zarf) et la matrise dun certain art de vivre, notamment sur le plan culinaire et vestimentaire, ladab incarne chez lirakien Al Washsh (Q-_>H des bonnes manires et les fruits des intelligences) laspect moral du zarf, puisquil renvoie un contenu artistique et esthtique, comme les belles posies ou les histoires quil faut savoir citer propos dans les salons ou dans les cours. Ce contenu littraire doit &adb, lui donner loccasion de montrer aux autres ses qualits morales et spirituelles et surtout, lui permettre de procurer ses amis et commensaux ainsi quaux grands quil frquente les plaisirs de la bonne compagnie et les joies des discussions amicales.

    Z G ! notion dadab nen est pas moins cohrente, puisque

    &

    & & &G discours ou traits se proclamant de ce domaine. Toute-#!#&vers un foyer originel illumin par trois faisceaux. Tout adab renvoie dabord un ensemble de connaissances relatives une catgorie socioprofessionnelle ou prdis-posant lui appartenir. On le voit par exemple travers ces quelques titres : Adab al-ktib, (les $!-tion des secrtaires) dIbn Qutayba, adab al-qd db (les $!) >kH!adab al-wizra (les $!) dIbn Al Khatb, db al-mulk (les $!) dAl Thalb ou dIbn Razn Al Ktib, Adab al-nadm (les $ ! ) de Kushjim, ' "

    ! ! premier chef, les Belles-Lettres, doivent ensuite agir sur le caractre de lindividu et participer sa formation morale, ce qui fait de ladab lquivalent de la padeia grecque. Dans ce deuxime faisceau se rassemblent &et culture, et voquant la manire dont se comporte un individu, les murs rpandues chez telle ou telle nation, les habitudes suivies par les individus comme par les groupes (cest ainsi quon parle par exemple de db

    > "|W, Lducation dans les socits musulmanes , Perspectives, vol. XXIV, N1/2, 1994 (89/90), repris dans Ibn Khaldun revisit, Casablanca, Les Editions Toubkal, 1999, p. 75-91.

    > WZ`>|\`, Al Muqaddima, trad. fran. A. Cheddadi dans Le Livre des Exemples,%!!'

    > IBN AL MUQAFFA, al-Adab al-sahgr wa l-adab al-kabr, Dr al-Marif li l-tiba k+!$!'

    > IBN SNA, De la politique!'#)''$]Z!W$H! Penser lEconomique, Tunis, Edition Mdia Com, 1995.

    > AL W, Rislat al-mad wa-l mash, (De la vie future et de la vie terrestre), dans Rasil Al Jhiz, t.1, Beyrouth, Dr al-jl, 1991.

    > >`, Kitb al-adab wa l-mura, dans M. Kurd-Ali, Rasil al-bulagh, Le Caire, Dr al-kutub al-arabiyya al-kubr, 1913.

    > AL MWARD, Adab al-duny wa l-dn, Damas-Beyrouth, Dr Ibn Kathr, 2002.

    > W$>>, Trait dthique, trad. fran. M. Arkoun, Institut franais de Damas, 1988.

    > C. PELLAT, article Adab , dans J-E. Bencheikh, Dictionnaire de littratures de langue arabe et maghrbine francophone, Paris, PUF, Quadrige, 2000.

    Bibliographie

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    Autrespoques, Autreslieux

    4k

    LadabG?lhonnte homme qui est apparu en Europe au XVIIe sicle ayant pour principales caractristiques : limportance donne la culture gnrale, la courtoisie, la sociabilit, la modration, lquilibre etc.

    ###!?

    Gdhumanit atteindre pour le courtisan. Une faon de civiliser laristocratie qui #&'

    G&

    !!

    'WG-gnie agrable et savoir dpasser ses sentiments sans se mettre en valeur tout propos. Pour plaire la cour, il doit matriser son amour propre, savoir dpasser ses sentiments et pratiquer laltruisme. Ainsi, Molire dans le Misanthrope exprime par linterm-%

    GwWWe sicle.

    [] Philinte Mon Dieu, des murs du temps mettons-nous, moins en peine, Et "

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    al-furs , les manires ou les traditions des Perses).

    &

    ! (G & solitude, un autre aspect qui est plutt esthtique, vient illustrer cette manifestation de ladab travers le comportement du adb, son discours, son apparence, et surtout son style littraire qui est lincarnation de

    ' " (W!on le voit avec la prsentation que fait Ibn Khaldn de ladab consiste bien manier la prose et la posie suivant les modles et les manires des Arabes 4.

    Cette prsentation montre que lducation est au cur de ladabGproblme majeur de la formation morale de lhomme, dont Kant dit quelle est, avec lart de gouverner, lune & # 5. >HH!lexicographe du XVIIIe!puisquil indique que ladab est ce au moyen de quoi lhomme de bonne ducation [adb] est duqu [yataaddab] ; il a t appel ainsi parce quil forme [yuaddib] les personnes aux actions louables et interdit les actions mprisables 6. Notre analyse bute toutefois # *! le sens thique de ladab et son acception esth-tique. Certes, il est possible de postuler une certaine volution de la notion dadab qui, comme le prcise C-A. Nallino, aurait eu un sens esthtique et litt- ( ! -! #! ! WWWe/IXe sicle, alors quelle naurait eu, auparavant, quun sens thique, celui de la bonne conduite et de limi-tation des habitudes louables. Toutefois, lexplication historiciste renseigne plus sur lvolution des socits arabo-musulmanes que sur le contenu philosophique de cette notion. Car il sagit moins de lmergence dun nouveau sens de ladab qui aurait supplant lancien que de la naissance dun courant trs fort

    de raffinement artistique et littraire qui va colorer la #

    Ghomme par de nouvelles nuances. Pour expliquer ce foisonnement smentique, nous penchons plutt vers lhypothse selon laquelle lthique et lesthtique 'mot adab qui est celle de littrature dun ct et de politesse de lautre rpond, nos yeux, ces imbrications dj prsentes lpoque mdi-vale, ce qui permet dinsister sur la continuit entre les sens anciens et les sens modernes plutt que sur leurs diffrences radicales. Il faut toutefois expliquer le lieu o seffectue cette rencontre entre lthique et lesthtique. Cest la rhtorique, selon nous, qui est par excellence le lieu o se cristallise la rencontre entre les diffrents sens de ladab. En effet, dans la mesure o la bonne ducation prsuppose la matrise de lart de lloquence et des rgles permettant de persuader par le discours, il est vident que la forma-tion du got littraire des individus ainsi que de leur sensibilit artistique travers la sollicitation constante de limagination participent fortement tirer ldu-cation vers un sens esthtique qui peut dboucher, comme nous le voyons avec al-Washsha (Q - ) ou al-Asfahn (le Livre des chansons), sur lamour du chant et de la musique, sur la mise en valeur de lapparence de lindividu, et de son lgance, au physique comme au moral, sans parler de lattention qui se focalise, de plus en plus, sur la forme et le style dans lesquels sont moules les sentences et les maximes. Cette explication qui fait de lart de lloquence le lieu de jonction entre lthique G WAl Muqaffa considr, par les Anciens dj, comme un matre en matire dadab dans les deux sens du terme : esthtique puisquil est lun des grands matres de la prose arabe, et thique puisque ses traits relvent principalement de la parntique7'W#!en effet, que toute lducation (adab) se fait par lart du discours (mantiq) , et que tout lart du discours est affaire dapprentissage 8.

    LA RAISON, INSTRUMENT DU ADAB Un lien trs fort entre ladab et le caractre est dcelable ds lpoque antislamique, puisque nous trouvons dans certains vers potiques lloge de ldu-cation en tant quelle prdispose lindividu intrio-riser les qualits louables et les transformer en une seconde nature, en un habitus lui permettant dagir spontanment selon les bonnes manires. Lun des potes de cette priode dit sur le mode de la jactance :

    Cest ainsi que jtais duqu (uddibtu) au point que cette ducation ft devenue un de mes traits de caractre. Certes, lducation (adab) est le pivot des bonnes murs9.

    # suivre les beaux usages ce que rvle lusage de la forme intensive de addaba (duquer, former) ce vers montre comment ladab est au cur du dispo-sitif thique des Arabes dj avant lIslam et avant la

    mise en place des organes du secrtariat qui vont en &(de lart de la prose littraire10. Etant le pivot du bon naturel, ce qui maintient les murs et les perptue, ladab sacquiert par lhabitude , comme lexprime une maxime clbre dans la culture arabe classique11. Lacquisition des qualits louables donne lhomme la possibilit daccder la mura, notion fondamentale dans le systme thique arabe qui dcrit les qualits de lhomme parfait, du vir, de celui en qui lhumanit et la bienveillance se sont incarnes. Dans lune des premires uvres en prose qui a prcd dun demi-sicle celles dIbn Al Muqaffa et des autres secrtaires de la priode omeyyade et abbasside, Slih ibn Janh tablit un lien indfectible entre trois notions fondamen-tales : la mura (lhumanit de lhomme), ladab (ldu-cation) et le aql (la raison). Lhumanit de lhomme, #++! # qui enlaidit son image et quil cherche cueillir ce qui lembellit. Il nest point dhumanit pour celui qui ne

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    possde pas dducation, et il nest point dducation pour celui qui nest pas dou de raison. Celui qui croit # permettre de se passer des autres, celui-l na point de raison. Car il y a loin dune raison forte de plusieurs G!##! une raison qui serait certes bien faite, mais sans rien ' " adab fait de la raison le moyen daccder lducation et datteindre G al-mura'|! lhomme de refaire le chemin fait par les autres hommes avant lui et de semployer, sa vie durant, acqurir ce que lhumanit a produit de beau et de noble : il nest point doutil pour acqurir lducation qui soit mieux que la raison, et il nest point dorne-ment sans la belle ducation , dit un vers cit par Slih ibn Janh13. Cela montre que ladab est loin le fait dinstruire ou demmagasiner les connaissances que de prparer lindividu accder ce rang suprieur (al-mura) travers lequel se nouent tous les rapports de lindividu ses semblables, sur le plan moral, social et politique. Autrement dit, et comme cest le cas avec la padeia grecque, il ne sagit pas dinstruire, mais de former14. Toutefois, ce discours sur lducation labor bien avant la traduction des uvres philosophiques grecques ninsiste pas uniquement sur la formation du philosophe ou dune catgorie particulire de gens, mais concerne plutt lhomme en gnral. Ds sa formulation au premier sicle de lIslam avec Slih ibn !&>>H>Ktib et Ibn Al Muqaffa, ce discours insiste sur louver-ture ce qui fait consensus entre les plus belles nations , selon lexpression dAl Jhiz15. Lhomme sera invit poursuivre la perfection de sa raison inne par lacquisition de lintelligence puise chez les autres individus et chez les autres nations. Les sages, #>!#inne et la noblesse instinctive ne peuvent atteindre le degr ultime de la perfection quavec laide de la raison acquise. Ils ont illustr cela par les mtaphores du feu et du bois, de la lampe et de lhuile. Car la raison instinctive est un instrument et celle qui est acquise est une matire. Ladab nest, en effet, que la raison des autres que tu ajoutes la tienne 16. Les lumires de la raison, illustres ici travers les mtaphores du feu et de la lampe, sont donc le produit de lducation qui agit sur une matire brute, appele par les moralistes arabes la raison inne ou instinctive (al-aql al-gharz_'$

    #pour slever au plus haut stade de lhumain, il savre toutefois quelle est ncessaire pour lacquisition des savoirs et des qualits louables. Une dialectique sta-blit ainsi entre la raison et lducation en tant que la premire est la condition de la seconde, et que celle-ci est loutil du perfectionnement de la premire et de son passage du stade de linstrument celui de la matire. GKalila et DimnaW>###ladab est semblable la lumire du jour qui permet ( G # & voir, mais qui agit avec des effets inverses sur les chauves-souris en augmentant leur mauvaise vue. Cette mtaphore appuie lide selon laquelle ladab a besoin de la raison pour accomplir son travail et qu #G _!

    qui lui est offerte17. Les lumires de la raison sont le fruit de linstrument primaire qui est, en puissance, ce qui permet lhomme de se sparer de lanimal mais cet instrument peut, lorsque lducation fait dfaut, rester inoprant et faire sombrer lhomme dans lanimalit. La raison dite acquise (aql muktasab) se prsente donc comme le rsultat de la raison instinctive, mais * & ' $ ! quil soit susceptible daugmentation ou de diminution,

    >kH!#quil analyse longuement : dun ct lexprience qui amne utiliser frquemment la raison et qui carac-trise lhomme prudent, le phronimos, et de lautre les facults intellectuelles comme lintelligence (dhak) lexcellence de lintuition (jawdat al-hads), la sagacit (*), et la rapidit desprit (surat al-khtir) qui, en assistant la raison instinctive, permettent lindividu de #18.

    Cette dialectique de la raison et de lducation est parfaitement dcrite par Slih Ibn Janh travers des mtaphores politiques et artisanales : Sache, dit-il, que la raison est un prince et que lducation est un ministre. Si le ministre disparat, le prince saffaiblit, et si le prince disparat, le ministre na plus G' ! ##!semblables au fourbisseur et lpe. Lorsquon #!#*!&G(&!objet] sur lequel on sappuie et auquel on a recours. Le fourbisseur, cest lducation (al-adab), et lpe, cest la raison (al-aql). Lorsque lducation rencontre ! G! ! #

    & fait le fourbisseur de lpe. Mais si lducation ne trouve pas de raison, elle ne peut rien faire, car on ne peut rformer que ce qui existe dj. [] Ainsi, il se peut que lun des deux hommes ayant reu la G!!pntration desprit, et cela selon la nature de la raison et en fonction de sa force initiale 19.Ce qui caract-rise la premire mtaphore de lducation dans ce passage, cest quelle lui confre le rle de gouverner, ## ! du prince soit des plus beaux et des plus glorieux. Le mot ministre (wazr! &_ -ment celui qui assume une charge quelconque. Si ladab obit aux commandements de la raison, sil doit mettre en uvre les prescriptions de lautorit G!!&!de rvler la splendeur du rgne du prince. La deuxime mtaphore met davantage laccent sur lducation en tant quart dans le sens antique et mdival du terme, cest--dire en tant que savoir-faire, talent, matrise de certaines rgles dont la mise en uvre conduit des rsultats concrets et pratiques desquels on peut juger. " ( adab avec le fourbisseur qui tout en polissant linstrument quil a entre les mains, lui confre sa valeur, la fois matrielle et esthtique. Cette seconde mtaphore est dautant plus parlante que le mot adab-? # G culture lheure actuelle se dit thaqfa , terme qui renoue avec cette ide de polir, dintervenir sur une matire brute, puisque la racine dont il drive dsigne le fait denlever les asprits dune branche ou dun morceau de bois, de le rendre lisse et de le polir.

  • 35

    > \

    > Q33 !

    > tablir un parallle entre la notion de l adib et de l honnte-homme de lge classique.

    > Commenter lunion de ces trois dimensions : humanit, ducation, raison.

    > !

    !**!

    > *#!!

    > Etablir la diffrence et le lien entre raison instinctive et raison acquise .

    >

    > !

    > Reprer les lments de formation morale de lhomme dou de sens dans sa vie prive et publique.

    > *!\"\W

    > !*!!$\

    > Q!*!"

    > Apprcier des orientations pdagogiques dune tonnante modernit chez Avicenne et Ibn Khaldun.

    Cls de lecture

    Cette interdpendance entre la raison et ladab est donc une constante des discours classiques portant sur la formation de lindividu. Cest par cette ide que souvre lun des traits clbres dIbn Al Muqaffa, al-Adab al-saghr, en mettant en avant, comme Salih Ibn Janh, lide que la raison possde des disposi-tions et des caractristiques innes grce auxquelles elle accepte lducation (ladab) et que grce celle-ci la raison augmente et se dveloppe 20. Cette interd-pendance a amen la plupart des auteurs faire un travail de description des qualits morales en sins-pirant la fois de lthique arabo-musulmane et des apports des cultures grecque, perse et indienne. Nous trouvons, cet effet, de nombreux textes abordant systmatiquement, mais avec des intentions diver-

    gentes et des mthodes de composition diffrentes, les caractres et les vertus thiques. Cest le cas de la Grande thique et de la Petite thique dIbn Al Muqaffa, de la Rforme de lthique]k! G W >' " Des caractres et des modes de vie W Des rgles de

    !*!*>kH'Menant une tude sur le juste milieu dans les vertus et une recherche sur le mode de vie le plus lev, ces crits dveloppent ladab dans son sens le plus profond et le plus systmatique, celui des rgles de conduite #

    Hfaut transformer en dispositions pratiques, en rgles de vie. Cest de l que provient la distinction entre le lim

    LES PRINCIPES DE LDUCATION

    Rubrique rdige par Khaled Roumo

  • 36

    Comprendre le texte

    \ Puis proposez trois termes diffrents susceptibles dtre la meilleure hypothse dune traduction unique du 3

    \**3 \**3 \**3 '* $ *Y \* !\

    Dialoguer avec le texte

    \

    paraissent contradictoires entre eux. !

    ! dans ce texte, qui ne correspondent pas aux vtres. 3

    $ \*_}

    semble devoir tre mieux intgre dans votre conception ! \*_}

    !*

    3

    Modalit pdagogique suggre : analyse critique

    Le groupe est spar en quipes de trois personnes. Une ou plusieurs questions sont choisies. Chaque quipe rdige une rponse commune aux questions choisies. Lune aprs lautre, chaque quipe lit 3!Chaque quipe slectionne collectivement trois rponses quelle souhaite critiquer et rdige sa critique. 3!Chaque quipe prpare ses rponses aux critiques !3Si cela est possible, recommencer avec dautres questions.Analyse du travail et de lexercice avec lensemble du groupe.

    Exercices pdagogiques

    Jeu de citations

    Lducation, sens et essence

    %*3 danalyser le texte individuellement, puis dchanger leurs points de vue.

    Q3 3

    Q!3 au sous-groupe, diffrentes expriences ducateurs, enseignants.

    33

    '3 !\

    Q

    un argumentaire comme explication de lAdab.

    3 de lAdab. Il illustre avec des situations ou des exemples ducatifs.

    Q entre les citations.

    Q les modles, les mthodes pdagogiques et les consquences pour le monde arabo-musulman.

    Propositions pdagogiques : vivre et penser linterculturalit

    + Rubrique rdige par Jonathan Levy

  • 37

    (le savant) et le adb^

    G_=-tion ne repose pas sur le fait que le mot ilmsavoir religieux et que ladab dcrit le savoir profane comme lavancent certaines tudes21, mais sur le fait que le premier renvoie la simple instruction, alors que le second concerne lducation. Cest, aussi, la raison pour laquelle qil!!Gadab, puisque la raison ne peut se manifester qu travers ladab et lexprience vcue. La formation de lhomme requiert, comme le

    >kH!!dispositions sont tributaires de la discipline et du fait dprouver quelque chose, de le vivre. Ladab, note > kH! # ' |

    celle-ci la forme que tu veux 22. Il existe donc une rationalit intimement lie au processus ducatif, et dont il faudrait prciser le statut : Sagit-il simplement de lthos disciplinaire qui aide brimer les passions de (G&-lit, ou bien avons-nous affaire une forme suprieure de logos

    Les deux thiques dIbn Al Muqaffa qui ne sont, au fond, que les maximes de sagesse extraites de Kalila et Dimna, dbarrasses de leur support narratif et #

    lauteur, tentent de dessiner le portrait parfait du qil, de lhomme dou de sens. Dune manire gnrale, ce portrait retrace les qualits que nous retrouvons ( & +G!et qui est devenu capable de diriger la conduite de ceux qui se trouvent sous son commandement. La thmatique du gouvernement de soi (sysat al-nafs ou tadbr al-nafs) qui nest autre que la science de lthique et la premire partie dun triptyque formant, avec le gouvernement domestique et la direction de la cit, lensemble de la science pratique correspond globalement aux exigences de ladab, de cette forma-tion morale de lhomme qui le prdispose russir sa vie prive (dans le cadre du foyer) et sa vie publique (en tant que citoyen). Les maximes des deux thiques W>##=Petite thique parle la troisime personne du qil, de lhomme dou de raison, et quelle tablit un brviaire de la bonne conduite, la Grande thique, elle, lui prsente des maximes sur lunivers du pouvoir et lthique de cour. La volont de prsenter une vision systmatique

    de lthique se dgage clairement de louverture de la Grande thique qui sadresse lhomme qui cherche acqurir ladab (tlib al-adab) en lui prcisant quen la matire il faut connatre les fondements (usl) avant de matriser les dispositions secondaires (fur). Cette dmarche confre ladab le statut dun savoir fonda-mental pour aborder les relations humaines et connatre les principes de la bonne conduite en matire de religion, de dressage du corps, de courage, de gnrosit, de rthorique et de rgles lies la vie quotidienne. Ibn Al Muqaffa prcise lobjectif de son trait en sadressant lacqureur potentiel de ladab en ces termes : Je & & ( -tre subtils et autant de points dont la comprhension napparat pas de prime abord et que lexprience de G &t inform. Lobjet de mon propos est de te donner les moyens dexercer ton esprit adopter les bonnes dispositions qui sont inhrentes ces points avant que de te laisser envahir par les mauvaises habitudes qui pourraient en dcouler. Dans sa jeunesse, lhomme a en effet tendance se laisser surprendre par de nombreux travers, qui, parfois, pourraient prendre de lascendant sur lui 23' " global de ladab montre le lien intime quil entretient avec lexprience, et, comme nous lavons not plus !&phronimos. Lducation, daprs Ibn Al Muqaffa nest que le moyen de hter lacquisi-tion de lexprience qui doit augmenter avec lge, et avec les choses vcues et prouves. Or, comme le note Al Frb dans lptre sur lintellect, lexprience est une donne fondamentale de la rationalit pratique et des qualits distinctives de lhomme prudent24. Par ailleurs, dans sa prsentation des diffrentes accep-tions du terme raison , Al Frb met laccent sur le fait que dans la culture arabo-musulmane, lacception commune qui fait que tel ou tel homme est considr comme dou de raison correspond globalement celle prsente par Aristote dans le Livre VI de lthique propos du phronimos25. Il est donc *# G adab est de former lhomme cette sagesse pratique qui le prdisposerait bien dlibrer et bien gouverner, notamment lorsquil est charg de lexercice dun mtier politique (secrtaire de ladministration, conseiller du prince, ministre, juge, gouverneur de province, etc.).

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    Un autre texte rdig par Al Jhiz un sicle plus '|De la vie future et de la vie terrestre, il examine la question des fondements de ladab en prcisant que ses prdcesseurs ne les ont pas parfaitement labors. Les prdcesseurs mentionns par Al Jhiz sont une allusion peine voile Ibn Al Muqaffa dont il cherche scarter en posant autrement le problme du gouvernement de soi et des autres26. Le point fondamental qui distingue lapproche jhizienne de celle dIbn Al Muqaffa rside dans le fait que le premier rattache le caractre des hommes deux principes fondamentaux : poursuivre lutile et carter le dommage. Or daprs ces principes, tous les hommes sont naturellement ports aimer le repos, la douceur de vivre, le cumul des biens, la grandeur, la puissance, !

    &!#-ment et tout ce qui est agrable aux sens, comme les beaux spectacles, les odeurs suaves, les mets exquis, les voix rjouissantes et les touchers dlectables. La nature des hommes, poursuit Al Jhiz, dteste le contraire et loppos de ce que je viens de dcrire 27. >&(&&!faudrait donc une ducation (tadb) qui serait fonde sur #!&G#que grce lincitation laction et linspiration de la crainte, deux principes qui sont enracins dans leurs tempraments28. Al Jhiz prcise ensuite que cest par ces deux principes (inspirer la crainte et faire craindre un chtiment) que Dieu a amen les hommes Lui obir et ils sont donc valables pour le gouvernement de la conduite des hommes. Espoir et crainte, conclut Al Jhiz, sont donc le fondement de tout gouvernement (tadbr) et le pivot de toute politique (siysa), quelle soit

    grande ou petite 29. Loriginalit dAl Jhiz par rapport Ibn Al Muqaffa rside donc dans le fait quil a cherch rattacher les principes de lducation la thmatique de lespoir et de la crainte. Certes, ce point est dj prsent > # quil faut duquer la jeunesse en prenant pour gouver-nail le plaisir et la douleur 30. Toutefois, lide dAl Jhiz ne se limite pas la question des mthodes employes en matire dducation; elle la dborde pour embrasser la question du rapport entre lici-bas et lau-del, les principes du comportement dans la vie, et la question de la rcompense ou du chtiment clestes. En effet, Al Jhiz prcise avant ce passage que les rgles de conduite (db) sont des instruments valables pour lau-del comme pour lici-bas et que le jugement dernier nest, en ralit, que la consquence du comportement dans lici-bas31. Cest donc lexemplarit du comporte-ment moral dans lici-bas qui est le garant du salut de lindividu dans lau-del, et le fait damener les hommes cette perfection morale ne peut avoir lieu sans linter-vention des deux principes que Dieu a utiliss pour ( G dsobir. Tout en scularisant ces deux principes, #punir sont comme les nerfs et les tendons qui meuvent les membres et les articulations de la Rpublique 32, Al *

    !la politique et la mtaphysique. Tout prince ayant lambi-tion de bien gouverner les hommes et dassurer leur salut, tout pdagogue soucieux dinculquer les vertus aux enfants serait donc amen tenir compte de ces deux principes.

  • 39

    "

    >kH!deux aspects : le premier concerne laction exerce par le prcepteur, le matre ou les parents sur lenfant alors que le second sintresse au gouvernement de soi qui dpasse le cadre de la jeunesse et se prolonge jusqu lge adulte, accompagnant ainsi lindividu durant toute sa vie33. La continuit entre les deux ^GH# +G _ dans les traits consacrs la question de la direc-tion de la conduite ou du gouvernement en gnral. Composs par des philosophes ou des penseurs politiques, les courts traits souvent intituls De la politique ou Du gouvernement abordent lduca-tion des enfants au sein de la problmatique globale du gouvernement qui contient trois sphres: le gouvernement de soi, le gouvernement domestique et le gouvernement civil. Linsertion de la question de #-sant les arts de gouverner trahit la continuit entre les diffrentes tches (thiques, domestiques et civiles) qui sont relies par une vise tlologique dont le but est de doter lindividu des principes indispensables la russite de son action, quelle que so