karadimas - la mort chez les mirañas

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La mort chez les Miran ˜ a (Amazonie) Dimitri KARADIMAS En voyageant, l’ethnographe – a ` la diffe ´rence du soi-disant explorateur et du touriste – joue sa position dans le monde, il en franchit les limites. Il ne circule pas entre le pays des sauvages et celui des civilise ´s : dans quelque sens qu’il aille, il retourne d’entre les morts. Claude Le ´vi-Strauss, Extrait de Dioge ` ne Couche ´, Les Temps modernes n o 110, mars 1955. Je prends l’occasion de la pre ´sente contribution sur la mort chez les Miran ˜ a pour revenir sur ma collaboration avec ce groupe d’Amazonie colombienne qui remonte a ` la fin des anne ´es 1980. Si la citation de Le ´vi-Strauss place ´e en exergue souligne cette e ´trange posture de l’ethnographe d’e ˆ tre sans cesse entre deux lieux, d’avoir a ` partir sans e ˆ tre su ˆ r de revenir et, lorsqu’il le fait, de s’apercevoir que certains parmi ceux dont il avait partage ´ l’existence ont de ´finitivement quitte ´ ce monde, alors notre profession nous constitue en des sortes d’Orphe ´e modernes, des he ´ros tristes de n’avoir pu extraire de l’Hade `s des cultures ceux qui nous ont accueilli et e ´claire ´ de leur savoir. En particulier avec mon informateur principal, parmi les Miran ˜ a, que je ne nommerai pas ici par respect de la tradition locale qui veut que le nom d’un de ´funt ne soit plus prononce ´ par ceux qui l’ont co ˆ toye ´ de son vivant. Celui qui e ´tait devenu pour moi un informateur hors pair a e ´te ´ vaincu par des forces auxquelles il n’e ´tait plus en mesure de s’opposer. On comprendra aise ´ment que je ne compte pas faire ici l’e ´loge fune ` bre d’un personnage de la communaute ´ de Puerto mort_au_dela_14053 - 6.3.2014 - 11:34 - page 333

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Page 1: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

La mort chez les Mirana (Amazonie)

Dimitri KARADIMAS

En voyageant, l’ethnographe – a la difference du soi-disant explorateur

et du touriste – joue sa position dans le monde, il en franchit les limites.

Il ne circule pas entre le pays des sauvages et celui des civilises : dans

quelque sens qu’il aille, il retourne d’entre les morts.

Claude Levi-Strauss, Extrait de Diogene Couche,

Les Temps modernes no 110, mars 1955.

Je prends l’occasion de la presente contribution sur la mort

chez les Mirana pour revenir sur ma collaboration avec ce

groupe d’Amazonie colombienne qui remonte a la fin des

annees 1980. Si la citation de Levi-Strauss placee en exergue

souligne cette etrange posture de l’ethnographe d’etre sans

cesse entre deux lieux, d’avoir a partir sans etre sur de revenir

et, lorsqu’il le fait, de s’apercevoir que certains parmi ceux dont

il avait partage l’existence ont definitivement quitte ce monde,

alors notre profession nous constitue en des sortes d’Orphee

modernes, des heros tristes de n’avoir pu extraire de l’Hades

des cultures ceux qui nous ont accueilli et eclaire de leur savoir.

En particulier avec mon informateur principal, parmi les

Mirana, que je ne nommerai pas ici par respect de la tradition

locale qui veut que le nom d’un defunt ne soit plus prononce

par ceux qui l’ont cotoye de son vivant. Celui qui etait devenu

pour moi un informateur hors pair a ete vaincu par des forces

auxquelles il n’etait plus en mesure de s’opposer.

On comprendra aisement que je ne compte pas faire ici

l’eloge funebre d’un personnage de la communaute de Puerto

mort_au_dela_14053 - 6.3.2014 - 11:34 - page 333

Page 2: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

Remanzo del Tigre sur le Caqueta, mais de reprendre certaines

discussions menees avec celui-ci alors qu’il se voyait deja

diminue par la maladie. Chez les Mirana, mourir libere une

serie de composantes de la personne qu’un individu avait tisse

pour faire de lui un nœud dans un ensemble plus vaste que

constitue le groupe de filiation.

En parallele a cette question liee a la personne, s’en pose une

autre liee au groupe dans son ensemble, a savoir les Mirana

d’Amazonie colombienne. Selon les sources ethnohistoriques

qui remontent au XVIIe siecle, cette ethnie a ete ballottee dans

l’histoire mouvementee de la colonisation espagnole puis por-

tugaise de l’Amazonie du Nord-Ouest. En premier lieu connus

comme pourvoyeurs de marchandise humaine pour les nego-

ciants d’esclaves de la couronne portugaise1, ils deviennent,

deux siecles plus tard, avec d’autres ethnies de la region du

Caqueta-Putumayo, les principales victimes des camps lies a

l’exploitation du caoutchouc, matiere nouvellement indispen-

sable au developpement capitalistique de l’industrie automo-

bile pour la production de pneumatiques.

Alors que Thomas Whiffen denombrait approximativement

15 000 « Boro » (Bora) au debut du XXe siecle, la fin de la

« periode de caoutchouc » laisse a l’ensemble ethnique Bora-

Mirana a peine 1 500 personnes en vie ; les autres ayant fini

sous les balles, le fouet, les coups de machettes, les maladies

et, plus simplement, sous les affres de la misere generee par

l’exploitation des indigenes orchestree methodiquement par

la compagnie anglo-peruvienne Casa Arana aux si sinistres

methodes que le consul britannique Roger Casement desi-

gnera la region du Putumayo comme etant « Le paradis du

diable »2.

334 La mort et ses au-dela

1. Cf. KARADIMAS 2000c.

2. HARDENBURG, ENOCK et al., 1912.

mort_au_dela_14053 - 6.3.2014 - 11:34 - page 334

Page 3: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

Comment un groupe ethnique se releve-t-il d’un quasi-geno-

cide, peut-etre involontaire puisqu’il n’y avait pas d’intention

de supprimer physiquement une population precise, mais tout

de meme perpetre tellement systematiquement au nom de la

« necessite economique » et du profit et de lui seul que la seule

presence sur ces terres riches d’arbres d’hevea des Indiens, peu

enclins au travail dirige, devenait un obstacle a l’exploitation de

la precieuse gomme (rappelons qu’a l’epoque, l’Amazonie etait

la seule a posseder cette essence d’arbre sans laquelle l’indus-

trie automobile n’aurait pas pu connaıtre son essor).

Au-dela de la question demographique, comment un

ensemble culturel recupere-t-il la faculte de se reconstruire

en tant que groupe constitue ? Cela se fait-il par la memoire

des massacres ou par leur oubli ? Ou en se rappelant pour

oublier, pour paraphraser un titre donne par Anne Christine

Taylor3 a une contribution traitant de la question de la mort

chez les Jivaros ? Cela se fait-il par le renouvellement du sou-

venir et par l’entretien de la memoire des massacres, c’est-a-

dire une «memorialisation » des victimes ? Ou, au contraire, par

la volonte de ne pas maintenir presente la memoire des morts

dans le quotidien et de ne pas avoir a subir la contrainte de

vivre constamment avec leur presence, c’est-a-dire par un refus

d’une «memorialisation » et de constituer les massacres en

evenements constitutifs de l’identite actuelle du groupe ? Si

cela n’est pas le cas, comment les conceptions traditionnelles

relatives a la mort individuelle impriment-elles leurs marques

dans le traitement d’une societe ayant subi une telle saignee ?

Comment les structures sociales peuvent-elles survivre a une

telle desagregation ? Ces questions ne sont pas juste des for-

mules rhetoriques que tout ethnologue travaillant avec les

populations amerindiennes est en droit de se poser ; elles

sont une autre facon de reformuler les reflexions plus generales

liees a la memoire et a la solution qu’un groupe amerindien

335La mort chez les Mirana (Amazonie)

3. TAYLOR 1993.

mort_au_dela_14053 - 6.3.2014 - 11:34 - page 335

Page 4: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

pratiquement entierement decime a trouve pour depasser les

pieges de la rememoration, surtout lorsque celle-ci est utilisee

a des fins toutes devoyees du poids qu’elle fait peser sur les

vivants.

Les composantes du corps et leur liberation mortuaire

Le corps Mirana a change. Non pas le corps physique de la

personne, mais le corps tel que les Mirana le pense sous la

forme de la somme de ses composantes. La grande division

ame/corps, propre a la maniere chretienne de construire le

sujet, s’est peu a peu imposee a une population qui connaissait

surtout une coupure vivants/morts a laquelle se subsumaient

les notions d’integrite et de morcellement des etres. L’etre

vivant maintient uni et dompte toutes les composantes de

son etre alors que les morts ont echoue dans leur capacite

a maintenir ensemble des esprits mais aussi des entites qui

tentent de prendre leur independance, ou se sont fait capturer

ou enlever par d’autres (chamanes, esprits, etc.). Celui que les

conceptions occidentales considerent comme un vivant peut

etre vu comme «mort » chez les Mirana des qu’il n’est plus en

mesure de mobiliser certaines de ses facultes (discernement,

memoire, faculte de jugement, intelligence, etc.). Ainsi, un des

premiers signes de cette desagregation est la perte de la faculte

de « percevoir » les esprits des autres etres (notion qui peut etre

etendue aux animaux, a certaines plantes, aux objets manu-

factures – en particulier ceux fabriques par la main d’un

artisan –), a travers l’esprit qui reside en soi et leur est analogue.

Les Mirana affirment qu’une personne ayant perdu son

« esprit », ou du moins sa dissociation d’avec l’ame – une

sorte de « seconde mort » –, ressemble beaucoup a la plupart

des Blancs a la sensibilite arretee par la surface des etres et des

choses qui peuplent le monde. Comme les Blancs, les «morts »

sont incapables de percevoir l’aspect cache des choses se pre-

336 La mort et ses au-dela

mort_au_dela_14053 - 6.3.2014 - 11:34 - page 336

Page 5: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

sentant a chacun dans le quotidien de l’experience onirique et,

plus generalement, dans les interactions avec le milieu envi-

ronnant. Cette perte est le plus souvent liee au fait d’avoir

enfreint des interdits de toutes sortes (dietes alimentaires

non respectees, conduites sociales deviantes, ou choix de par-

tenaires sexuels inappropries – cousinage trop proche assimile

a de l’inceste, par exemple –), mais aussi, pour un homme

adulte, au fait de ne pas avoir pris soin de cet esprit en le

nourrissant de facon approprie de coca et de tabac cultive

par lui-meme ou, pour une femme adulte, de ne pas apporter

suffisamment de soins a son jardin. Les adultes en incriminent

le plus souvent l’education des Blancs et des Colons, a laquelle

les enfants mirana ont ete contraints.

Celle-ci les forcerait a ne pas apprendre a porter attention aux

images et aux sensations qui arrivent a la conscience de la

personne. L’education « blanche » place le sujet en tant qu’etre

entierement responsable de ses pensees, la ou l’education

prodiguee par un pere a son fils et par une mere a sa fille

insiste sur la faculte de capter des signes et de les interpreter

grace a l’esprit qui reside dans le corps de chacun. Perdre cet

esprit revient a sombrer dans une situation d’incapacite d’in-

teraction generale et a etre reduit a un comportement erra-

tique, monodirectionnel, conduisant – a moins d’etre soigne,

c’est-a-dire de faire reintegre cet esprit au sein de son etre –, a

la desagregation des autres composantes du sujet, dont la

perte du souffle vital et de la force du sang marquent la fin

de l’integrite de sa personne, la dissociation de l’ame du corps

du sujet4.

Parallelement a cette desagregation des composantes immate-

rielles de la personne, s’opere une intrusion qui a pour but

d’attaquer les composantes materielles du sujet. Pense sous la

forme d’un element allogene envoye par d’autres groupes ou

337La mort chez les Mirana (Amazonie)

4. KARADIMAS 2005.

mort_au_dela_14053 - 6.3.2014 - 11:34 - page 337

Page 6: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

d’autres chamanes, l’element pathogene devore litteralement

la personne de l’interieur. La responsabilite de tels actes est

le plus souvent imputee au Maıtre des animaux qui, tout

en tirant vengeance des gibiers preleves sans son autorisation,

permet leur reproduction aux depens des humains. Ces der-

niers servent en effet de nourriture et de receptacle a une

descendance non-humaine, c’est-a-dire qu’ils sont vus

comme un equivalent de «mere ». J’avais montre dans un

article intitule Dans le corps de mon ennemi5 que l’image de

l’insecte en tant que parasite d’un hote etait le paradigme

general par lequel etaient pensees la maladie et la predation.

Le corps humain est insemine par l’equivalent d’une larve

carnassiere et lui sert de receptacle et de garde-manger. L’etre

qui s’echappe de la personne vaincue considere la depouille

humaine comme un corps qui l’avait nourri et engendre.

La question de la mort mirana ne se resume pas a une simple

interrogation issue d’une metaphysique de la predation, mais

plutot tient au fait que les Mirana ont choisi le parasitisme

comme un paradigme global, qui leur apparaıt comme la

condition meme de la reproduction de la vie. Cette ideologie

du parasitisme – c’est-a-dire d’une predation effectuee aux

depens d’un etre maintenu vivant – se manifeste dans l’en-

semble du Nord-Ouest amazonien a travers le personnage et le

cycle rituel lie a Yurupari6.

Ce seul element allogene assimile a une larve carnassiere pre-

sent dans le corps de la personne n’est cependant pas considere

comme l’unique responsable de son deces ; il n’est que le

temoin de l’agresseur – aujourd’hui le plus souvent le Maıtre

des animaux –, lui seul responsable du deces de la personne.

Bien que les actes de guerres ne soient plus la norme aujour-

d’hui, la disparition d’un proche « au plus pres », c’est-a-dire

338 La mort et ses au-dela

5. KARADIMAS 2003.

6. KARADIMAS 2008.

mort_au_dela_14053 - 6.3.2014 - 11:34 - page 338

Page 7: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

qui n’a pas eu lieu lors d’un acte guerrier s’etant produit « au

loin » (cf. infra), est toujours interpretee comme entraınant la

creation d’un spectre. Celui-ci se manifeste au quotidien par

des reves dans lesquels le sujet est confronte a differents grands

predateurs au premier rang desquels apparaıt le jaguar, bien

que d’autres entites comme l’aigle harpie ou l’anaconda sont

egalement presentes.

D’autres evenements singuliers sont egalement interpretes

comme des rencontres avec une des deux ames liberees par

un mort : la presence repetee de rapaces nocturnes pres de la

derniere habitation d’un defunt et leurs hululements insistants,

la rencontre inattendue avec un fauve en foret ou tout com-

portement juge inadequat ou inquietant d’un animal, sont

autant de signes de la presence de cette ame du defunt qui

refuse de quitter ce monde et de ses tentatives de communi-

quer avec un proche. Les formes predatrices prises par l’ame

d’un mort placent celle-ci du cote de l’alterite et generent un

comportement d’evitement ou d’eloignement de tout ce qui

peut rattacher les vivants avec le mort. Les anciens lieux d’ha-

bitations du defunt sont evites dans la mesure ou l’esprit les

visite regulierement, en plus du lieu ou le deces s’est produit et

qui devient le lieu de residence du spectre. Tant que la chair et

le sang ne sont pas entierement decomposes et devores par les

larves des insectes necrophages, le spectre continuera d’errer

en quete d’un proche, le plus souvent un consanguin. Il en va

bien evidemment de meme pour le nom du defunt qui attire

immediatement le spectre aupres de la personne l’ayant pro-

nonce, dans une perspective equivalente mais inverse a celle

adoptee a la chasse dans laquelle on ne prononce pas le nom de

l’espece a chasser, de peur qu’ainsi prevenue, elle ne se sous-

trait a l’acte.

Cette preoccupation concernant la devoration des chairs est

d’ailleurs une des cles de la comprehension de l’alterite du

mort, puis de son anonymisation qui debouche sur son acces-

339La mort chez les Mirana (Amazonie)

mort_au_dela_14053 - 6.3.2014 - 11:34 - page 339

Page 8: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

sion a l’immortalite (cf. infra). Dans la mesure ou les Mirana,

contrairement a d’autres groupes plus au nord de leur terri-

toire, n’effectuent pas de secondes funerailles aux fins d’ex-

humer les ossements, la place relative qu’occupent vis-a-vis du

cadavre ceux qui doivent se charger de la tache de sarco-phagie

(au sens de «mangeurs de chairs ») entre autant en resonance

avec les anciennes pratiques anthropophages du groupe

qu’avec les activites cynegetiques.

L’opposition os/chair revient par exemple dans les explications

fournies par le groupe concernant un instrument de musique

realise dans un crane de cerf qui sert quotidiennement a avertir

les habitants d’une maison communautaire du retour d’un

chasseur ou de l’arrivee de gibier. Dans un mythe mirana

traitant de l’origine de cet instrument, les humains qui avaient

mange un cerf devinrent, aux yeux du frere de celui-ci, des

sarcophages : pour venger sa mort, le frere du cerf defunt,

nomme «Cerf-du-haut », vient enlever les enfants des humains

qui ont mange de cette chair. Emportes « au ciel », ces enfants

seront bouillis et devores comme on le faisait encore il y a plus

d’un siecle avec les prisonniers de guerre lors des rituels

anthropophages. Pour se venger, le Cerf-du-haut parcourt

les differentes maisons communautaires a la recherche des

ossements desormais depourvus de chair de son frere : il com-

pare chaque os recupere a l’un des siens. Par un procede trop

long a relater ici, il finira par etre victime de sa propre ven-

geance en se decoupant lui meme ses chairs et n’etre ainsi plus

qu’un squelette dans le crane duquel on souffle pour avertir

que le gibier s’est livre aux chasseurs.

Il est a noter que les Sikuani-Guahibo, ouCuiva-Guahibo de la

frontiere colombano-venezuelienne, jouent justement de ce

meme instrument realise dans un crane de cerf au moment

des secondes funerailles. Celles-ci ont lieu une annee apres

l’enterrement, et cette musique accompagne le deterrement et

la recuperation des os du defunt desormais depourvu de toutes

340 La mort et ses au-dela

mort_au_dela_14053 - 6.3.2014 - 11:34 - page 340

Page 9: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

chairs7. Contrairement a ces derniers groupes, les Mirana

etaient anthropophages, et la ceremonie de la « fete du sang »

lors de laquelle le prisonnier etait devore entre les habitants

d’une maison communautaire, fait jouer aux vainqueurs le role

imparti aux sarcophages du mythe du crane de cerf. Les vain-

queurs font ainsi litteralement office de sarcophage du vaincu,

et procedent a la desagregationmaterielle du corps de l’ennemi

plutot qu’ils ne le laissent se decomposer.

Chez les Sikuanu-Guahibo au contraire, on fait souffler dans le

crane de cerf ceux qui reconstituent le mort a l’aide des osse-

ments : ils deviennent des consanguins rituels du defunt

(desormais devenu autre) ; ou plutot, c’est le defunt mainte-

nant depourvu de chairs qui peut devenir un etre equivalent au

personnage rituel qui joue du crane de cerf, personnage qui est

considere comme celeste chez les Mirana. Or cette image

mythologique et rituelle est equivalente a un insecte, un

lucane, dote de mandibules dont la forme ressemble a celles

des bois du cerf (un « cerf-volant » en francais). Le squelette

ambulant que constitue un insecte ayant subi une ultime

metamorphose qui le fait passer du statut de larve a celui

d’imago sert ainsi de metaphore rituelle a une operation ana-

logue que subit l’humain lors de son trepas. Celui-ci passe de

son statut de « larve » (le « vivant du sol », comme le nomment

les Mirana) a celui d’adulte, c’est-a-dire renaissant sous une

forme immortelle a savoir celui de squelette anime (imago

d’insecte) qui vit dans le ciel. Ainsi, pour les Mirana, les

humains sont des « larves » et les Dieux s’en nourrissent tout

en se servant d’eux pour se reproduire.

Tout laisse donc a penser que l’immortalite telle qu’elle est

pensee par les Mirana est associee a la perte de la chair du

defunt et se realise dans le ciel. Mais sous quelle forme ?

341La mort chez les Mirana (Amazonie)

7. Cf. ALES 1997.

mort_au_dela_14053 - 6.3.2014 - 11:34 - page 341

Page 10: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

Des etoiles et des Dieux

En 1915, l’explorateur anglais Thomas Whiffen visitait les

groupes du Caqueta et du Putumayo entre le Sud de la

Colombie et le Nord du Perou. Dans une remarque faite au

passage d’un chapitre de son livre relatant ses Notes of some

months spent among cannibal tribes concernant les differentes

ames de la personne bora, il estime qu’a propos des etoiles,

« ces gens semblent en avoir les idees les plus vagues, et seul un

Boro (Bora-Mirana) m’a explique qu’elles etaient les ames des

chefs et des grands hommes de sa tribu »8. Nous savons aujour-

d’hui qu’il ne s’agit pas de vagues idees mais, au contraire,

d’une des formes que peut prendre l’immortalite des ames

des personnes. Ainsi, et pour ne prendre que l’ethnographie

des Mai Huna (Tukano occidentaux) et voisins immediats

des Mirana etudies par Irene Bellier, les ames de certains

des hommes du groupe accedaient egalement a un destin

post-mortem sous forme d’etoiles apres avoir subi un cycle

de transformations. De leur vivant, les hommes s’identifient

a l’astre lunaire et renaissent sous forme d’etoiles apres le

trepas, non sans avoir ete prealablement « cuits », soit sous

forme bouillie pour devenir des etoiles de couleur bleue, soit

grilles pour devenir des etoiles rouges9. On le voit, ici aussi,

la thematique de la cuisson du mort est necessaire pour eva-

cuer les chairs ; une fois realisee, ce qui reste du defunt est en

mesure de se transformer en etoile (cuisson, ne l’oublions pas,

servant a une ingestion des chairs, sur un mode sarcophage).

Pour les Mirana actuels, une des nombreuses ames de la

personne devient immortelle et brille dans la voute celeste

sous forme d’etoile. Selon les dires des interesses, ce destin

342 La mort et ses au-dela

8. (Whiffen 1915) : ‘‘Of the stars these people seem to have the vaguest ideas,

and only one Boro explained to me that they were the souls of the chiefs and of

the great men of his tribe’’.

9. (BELLIER 1991).

mort_au_dela_14053 - 6.3.2014 - 11:34 - page 342

Page 11: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

est toutefois difficile a atteindre aujourd’hui, et seuls les chefs

de maisonnee peuvent y acceder. Il existait anciennement une

autre categorie de personnes qui pouvaient connaıtre le meme

sort : les victimes des actes anthropophages accedaient a cette

destinee apres qu’elles aient ete devorees et que leurs cranes

aient ete suspendus a la toiture de la maison communautaire

ou maloca. Ces cranes etaient la manifestation des nouvelles

etoiles que les Mirana avaient placees dans la voute celeste,

sur un mode analogue a celui des grands heros des mythes

qui constituerent les constellations majeures. La maison deve-

nait une replique du cosmos dans laquelle l’ensemble de

la toiture prenait la place du ciel, alternativement diurne et

nocturne. Pour acceder au meme destin post-mortem, les

chefs etaient enterres au centre de leur maloca, a l’intersection

des diagonales reliant les quatre poteaux centraux. Dans la

mythologie mirana, l’extremite superieure de chacun de

ces quatre poteaux abritait un crane de douroucouli ou singe

nocturne (Aotus trivirgatus) qui est la representation d’une

etoile du trapeze de la constellation d’Orion10. Celle-ci est

liee, dans la mythologie mirana, a la decapitation d’Astre (de

la nuit, c’est-a-dire la lune) puis a sa renaissance en la personne

de son fils qui incarne l’Astre du jour (soleil). Sous la forme

des Quatre Singes, la constellation represente les ennemis

d’Astres (de la nuit et du jour), decrits dans le mythe

comme ses affins. La constellation des Quatre Singes effectue

un meurtre, celui de Lune, puis mange son corps tout en

laissant sa tete, lui permettant de devenir l’astre du ciel noc-

turne puis diurne. Cette renaissance s’effectue par l’Ouest vers

ou se dirige la constellation : l’astre passe par l’inframonde

avant d’etre associe au soleil qui reapparaıt a l’Est (precede

par cette constellation)11.

343La mort chez les Mirana (Amazonie)

10. KARADIMAS 1999a.

11. Cf. KARADIMAS 1999a.

mort_au_dela_14053 - 6.3.2014 - 11:34 - page 343

Page 12: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

Certes, les developpements astronomiques que nous decrivons

ici brievement sont plus complexes. Il reste neanmoins que ce

modele astronomique du passage par l’inframonde associe a

Orion est egalement le modele d’un parcours que les morts

doivent emprunter, enterres pour pouvoir renaıtre dans le ciel.

Orion est ainsi la constellation qui procede a la transformation

du mort ou qui « fait » (dans le sens de (de-)construire) du

mort, une constellation « thanato-ourgos », pour laquelle il fau-

drait employer un neologisme : thanaturge.

Ce qu’il importe de souligner, est que le trepas des personnes

importantes du groupe se fait par l’intermediaire de cette

constellation, raison pour laquelle, me semble-t-il, le leader

du groupe local et maıtre d’unemaison communautaire, devait

etre enterre au centre de la batisse. A l’inverse de ces person-

nages de premiers rangs, les guerriers avaient la possibilite

d’aller mourir « au loin », dans les expeditions ou ils auraient

trouve dans leurs ennemis ceux qui se seraient charges du

traitement de leur chair, faisant office de thanaturge ; c’est la

raison pour laquelle il faut associer le rituel anthropophage a

une operation sarcophage.

Ces considerations peuvent eclairer la signification de plu-

sieurs artefacts sur lesquels apparaissent dessines des animaux

ou des etoiles se referant a cette constellation d’Orion.

Nous proposons donc de considerer les bancs et l’ensemble

des pieces archeologiques qui se referent a Orion comme des

thanaturges, c’est-a-dire, litteralement : « ceux qui construisent

le mort ». Tant que la personne du chef n’est pas morte, elle n’a

pas ete vaincue par ses ennemis : lorsque ces derniers prennent

le dessus, ils provoquent le trepas de son ame, mais revelent

aussi la premiere et la derniere faiblesse du corps – humain –

qui l’abritait et ils le font disparaıtre en le devorant : ils font

office de sarcophages au sens etymologique du terme «man-

geur de chair ». L’ingestion des chairs du defunt procede d’une

desagregation du corps humain pour ne laisser que des os.

344 La mort et ses au-dela

mort_au_dela_14053 - 6.3.2014 - 11:34 - page 344

Page 13: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

Parallelement a ce processus, la disparition des chairs s’accom-

pagne d’un effacement de l’individu, de ses traits singuliers, de

ce qui le faisait membre d’un ensemble de relations sociales

(pere, frere, fils, etc.). En d’autres termes, la sarcophagie est la

condition de la creation de l’immortalite, mais cette derniere

s’accompagne d’une anonymisation du defunt. Pour devenir

immortel, il ne faut plus exister et donc effacer les qualites

humaines du defunt. On le voit, le prix a payer est eleve

puisqu’il n’y a pas de «memorialisation » du defunt ; il faut

oublier, manger l’individu en meme temps que ses chairs

pour permettre la liberation d’une ame dans l’au-dela et per-

mettre ainsi le trepas.

Lorsque les anciennes societes des Andes septentrionales uti-

lisent la representation d’Orion dans leurs iconographies orne-

mentales sans faire figurer un des deux astres majeurs, c’est

qu’elles semblent postuler une autre relation entre la personne

qui les porte avec le soleil et/ou la lune.

En un sens, la personne qui portait ces ornements etait elle-

meme la figure solaire ou lunaire absente des representations.

En arretant l’analyse a ces premieres constatations, on ne fait

qu’affirmer ce que l’on sait deja : les caciques ou les person-

nages de haut rang dans ces societes tiraient d’une identifica-

tion avec un des deux astres majeurs la legitimite de leur statut.

Et de ce seul fait, elles n’etaient plus astreintes au meme destin

eschatologique que le reste des personnes de basses ou de

moins hautes extractions.

Les personnages masculins de haut rang ne devaient donc pas

necessairement trouver la mort sur le champ de bataille

puisque leur deces « au plus pres », c’est-a-dire au sein meme

de leur groupe ou dans leur maloca, etait le resultat de la

predation de leurs ennemis. Avec cette difference toutefois

que la personne portait sur elle l’image ou les figures de ses

ennemis. Ces derniers n’etaient pas humains mais des etres au

statut stellaire, et la personne qui portait ces ornements ne

345La mort chez les Mirana (Amazonie)

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Page 14: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

devait pas, elle non plus, etre percue comme d’essence

humaine, mais dans une relation specifique avec le monde

d’en haut. La relation d’inimitie que certaines cosmogonies

amerindiennes reconnaissent entre les deux astres majeurs et le

reste des etoiles etait le gage d’une relation similaire entre les

personnages de haut rang et le reste du groupe, voire entre

ennemis. Ces personnages importants exprimaient ainsi leur

identification avec l’un des deux astres majeurs (soleil ou lune)

par le fait qu’ils portaient sur eux une ornementation qui se

referait a leurs ennemis personnifies, dans l’ordre cosmolo-

gique, par la constellation d’Orion. Ces personnes importantes

devenaient le centre, ceux qui l’entouraient etaient periphe-

riques : un ensemble d’oppositions etait ainsi reconnu qui se

repondaient en miroir entre les spheres celestes et terrestres.

L’unique, le central s’opposent au multiple et au peripherique

alors que l’identification solaire exprime l’antagonisme avec les

etoiles et leur alterite mutuelle.

Quand le leader est un autre

La consequence logique de cette identification avec le soleil

pour certaines classes des societes stratifiees etait que le chef

(ou le cacique), etait un autre : il tirait son pouvoir de son

essence solaire ou lunaire – ce qui est toujours le cas chez les

Mirana – et il pouvait, en tant qu’autre, exercer sur son propre

groupe un certain type de predation ; c’est-a-dire pratiquer une

certaine coercition et legitimer l’usage de la violence a l’en-

contre de ses sujets. Le fait que les caciques ou le soleil aient ete

identifies a des jaguars ou a des guepes parasitoıdes – une

forme de jaguar aile – n’est que l’affirmation de leur nature

predatrice, une sorte de definition par la figure prototypique de

l’etre de predation. En cela, ils devaient posseder certaines

prerogatives detenues aujourd’hui par les chamanes, comme

celles de negocier le destin des ames, ou d’avoir prise sur elles –

346 La mort et ses au-dela

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Page 15: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

sans que ces prerogatives aient toujours ete leur exclusive. Ces

prerogatives en effet, sont associees a d’importants boulever-

sements historiques qui ont eu comme consequencemajeure la

disparition des grands caciques et des leaders independants,

donnant ainsi naissance a des societes ou le pouvoir interne a

ete recupere par les chamanes. Etre un autre et pouvoir exercer

contre les personnes de son groupe une forme de coercition

etaient le gage de l’autorite du chef, une sorte de menace

permanente a l’encontre du reste du groupe. Les identifica-

tions solaires et astrales de certains humains ne sont donc pas

seulement une evocation d’un ordre mythique ou religieux :

des raisons toutes sociologiques faisaient que cette identifica-

tion impliquait l’existence d’une domination interne sur le

groupe calquee sur le modele des antagonismes entre groupes

voisins, les humains et les nons-humains, les humains et les

Dieux.

La relation Soleil-Lune/Orion implique egalement que le

trepas des caciques ou des chefs ait ete compris comme une

«mise a mort du cacique » qui n’est pas realisee par ses sujets

mais par ses ennemis.

Dans le cas des victimes des rituels anthropophages, les per-

sonnes du groupe qui realisent le rituel devaient etre assimilees,

pour le temps du rituel, a des etres de type stellaire. Ils incor-

porent la chair de la personne qui subit le rituel pour la faire

acceder a l’immortalite par le depart de son ame vers l’au-dela.

Ce que Orion fait avec le soleil ou la lune, il le fait aussi pour les

etres assimiles aux deux astres majeurs. Toutefois, alors que la

mort d’un cacique ou d’un chef est interpretee comme un

meurtre symbolique (que l’on pourrait meme qualifier de

«meurtre mythologique »), le « cannibalise », en revanche, est

la victime d’un meurtre reel. Pourtant, par la necessite de faire

partir son ame au loin12, les protagonistes du rituel vont

347La mort chez les Mirana (Amazonie)

12. KARADIMAS 1999b.

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Page 16: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

prendre la meme metaphore stellaire qui avait lieu dans le

meurtre du cacique ou du chef. Ceux qui participaient a la

mise a mort du prisonnier devaient s’identifier dans le rituel

aux etoiles en general, si ce n’est a celles de la constellation

d’Orion en particulier. Le prisonnier sacrifie prenait la figure

d’un des deux astres majeurs (comme cela etait anciennement

le cas chez les Tupinamba ou le prisonnier execute – mais aussi

le bourreau- etaient appelesMaire « Lune »). C’est du moins ce

que laissent a penser les deductions auxquelles parvient Isa-

belle Combes dans son analyse du rituel cannibale des anciens

Tupinamba : Orion prend la place du Jaguar Celeste qui

devore la lune lors des eclipses lunaires13.

Ainsi, le meurtre du prisonnier et la mort du chef sont traites

sur un meme mode rituel et mythologique. Dans les deux cas,

ce sont des ennemis qui tuent : dans le cas de la personne du

leader ou du cacique, il s’agit de ses ennemis stellaires ou de

leurs figures qu’il porte sur ou autour de lui ; dans le cas du

prisonnier, sa mise a mort permet a ses bourreaux de devenir

des astres le temps du rituel. Si les modes rituels et mytholo-

giques sont similaires sur ce point, les implications statutaires

du traitement de la mise a mort du prisonnier et celle du trepas

du leader sont diametralement opposees. Dans le cas des

rituels anthropophages, le prisonnier doit revetir le role de

lune afin que ses bourreaux puissent s’identifier a des etoiles de

leur vivant et etre percus comme tels par leurs ennemis, alors

que dans celui des rites funeraires des grands guerriers, des

personnages importants ou, plus prosaıquement, des chefs qui

s’identifient a l’un des deux astres majeurs, ce sont des arte-

facts – pieces d’orfevreries, sieges thanaturges, ou personnages

places par la mythologie au sein de l’edifice – qui effectuent ce

«meurtre mythologique ». Le leader, ou l’homme important,

n’est donc pas vaincu par des humains ou par des habitants de

l’ici-bas ; il succombe a la predation de ceux d’en haut pour

348 La mort et ses au-dela

13. COMBES 1992.

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devenir l’un des leurs (cuit ou brule comme chez les Mai Huna

decrit par Irene Bellier), mais surtout comme les dieux can-

nibales arawete decrit par Eduardo Viveiros de Castro14) qui

a largement analyse les systemes de transformations lies a

l’anthropophagie dans la creation des deites.

Il existerait donc deux facons d’acceder a l’immortalite sous la

forme d’un astre ; soit en etant transporte jusque dans les

spheres celestes par les etoiles d’une constellation qui encadre

les « portes » d’entree desmondes souterrains et celestes, soit en

realisant sur terre le meme processus qui a lieu avec les per-

sonnages importants, ce qui implique que les protagonistes du

rituel transforment cette terre en une image des spheres

celestes et eux-memes en etoiles – un renversement rituel

qui reinvestit le temps present d’une temporalite mythique.

Les deux chemins menent a l’immortalite.

Les differences statutaires trouvaient ainsi leur accreditation

dans le destin post-mortem des ames des defunts.

Enfin, s’il nous est autorise d’utiliser le terme de sacrifice pour

decrire ces diverses mises a morts, ce ne serait que sous une

acceptation particuliere qui depasserait celle du « sacrifice-

don » sans evacuer celle du « sacrifice-hommage »15. Il faudrait

plutot retenir celle que donne Levi-Strauss lorsqu’il estime que

« tout rite sacrificiel a pour finalite d’instaurer un rapport entre

deux termes polaires dont l’un est le sacrificateur et l’autre la

divinite, et entre lesquels, au depart, il n’existe pas d’homo-

logie, ni meme de rapport d’aucune sorte. Le sacrifice ne peut

obtenir ce resultat qu’au moyen d’une serie d’identifications

successives qui peuvent se faire dans les deux sens (...) du

sacrifiant au sacrificateur, du sacrificateur a la victime, de la

349La mort chez les Mirana (Amazonie)

14. VIVEIROS DE CASTRO 1986 et VIVEIROS DE CASTRO 1996.

15. Deux notions que l’on doit a Tylor dans Primitive Culture (TYLOR 1874)

avant d’etre recusees comme succession evolutive mais non comme notions

independantes parHUBERT&MAUSS dans leurEssais sur la fonction du sacrifice.

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Page 18: Karadimas - La Mort Chez Les Mirañas

victime sacralisee a la divinite, soit dans l’ordre inverse » (La

pensee sauvage).

Quoi qu’il en soit de ces deux possibilites liees au sacrifice,

« faire un mort » implique de faire disparaıtre les chairs du

defunt, responsabilite que l’on confie aux ennemis et/ou aux

affins suivant un meme scheme de pensee amerindien propre a

l’ensemble des basses terres dans lequel les relations antago-

nistes sont mediatisees par l’anthropophagie. Cette derniere

est garante des distinctions statutaires au sein du groupe ainsi

qu’entre les groupes, tout en permettant de faire acceder cer-

tains a l’immortalite en les faisant devenir des astres.

On le voit, la survie des societes comme celles du Nord-Ouest

amazonien, en particulier celles du Caqueta Putumayo ayant

subi un massacre systematique, passe par une mise en appli-

cation collective des modalites individuelles de la desagrega-

tion du sujet et des destins post-mortem. Ne pas retenir ici bas

les ames des defunts permet aux vivants de ne pas etre pieges

par la memoire des individus. Evacuer la «memorialisation »

des massacres permet aux vivants d’exister sans le fardeau de la

memoire et de ne pas etre eternellement des victimes ou des

descendants de victimes.

L’anonymat, plus que l’oubli, est le seul gage de l’immortalite,

au meme titre que brillent toutes ces etoiles sans nom dans le

firmament jusqu’au jour ou certaines d’entre elles s’eteignent

sans que personne ne s’en apercoive.

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350 La mort et ses au-dela

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351La mort chez les Mirana (Amazonie)

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