jean chevalier - le phénomène religieux 1974

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  • 8/3/2019 Jean Chevalier - Le phnomne religieux 1974

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    Le phnomne religieux : Une constante travers les temps par Jean Chevalier(Extrait de Les religions. d. Marabout 1974)

    LES INDICES STATISTIQUES

    Parmi les manifestations de l'esprit humain, le phnomne religieux est l'un des plusrpandus dans le monde, mme en ce dernier tiers du XXe sicle. Sur quelque troismilliards et demi d'habitants de notre globe, prs de trois milliards sont ou ont tpersonnellement affects par des faits d'ordre religieux. Le tableau ci-dessous n'indiquequ'un ordre de grandeur, suivant une importance numrique dgressive valable pour1970, ainsi que les principales aires d'implantation.

    A ces chiffres approximatifs, les statisticiens ajoutent deux cents millions d'animistes.(Afrique, Asie). On peut faire dire aux statistiques ce que l'on veut, mme quand ellessont le plus soigneusement tablies. Ce n'est pas ici le cas : par exemple, en Chine,combien subsiste-t-il de confucianistes et de taostes ? Les statistiques religieuses sont

    loin d'tre normalises : par exemple, en Inde et dans l'Asie indianise, bouddhisme ethindouisme sont trs mls. Les critres et les mthodes de recensement, mme pour lechristianisme, ne sont pas appliqus partout avec la mme rigueur : catholiques etorthodoxes comptent leurs baptiss, les protestants ne retiennent que ceux qui ont fait unacte de foi personnel. La sociologie des religions, qui doit son accession au rang descience humaine Gabriel Le Bras, n'en est encore qu' ses dbuts, ainsi que lagographie culturelle, en ce domaine dlicat, subtil, mal dfini, quasi insaisissable.

    Chrtiens catholiques Europe centrale, 582 000 000occidentale et mridionale,Amrique latine

    ______________________________________________________orthodoxes Europe de l'Est et 126 000 000

    du Sud-Est,Proche-Orient

    ______________________________________________________protestants Europe du Nord 220 000 000

    et du Centre,Amrique du Nordet Commonwealth 928 000 000

    ______________________________________________________Musulmans Afrique du Nord,

    Proche et Moyen-Orient, Asie centrale,Indonsie 495 000 000

    ______________________________________________________Hindouistes Inde 440 000 000______________________________________________________Confucianistes Chine, Vit-nam 372 000 000______________________________________________________Bouddhistes Asie du Sud et de l'Est

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    1 78 000 000______________________________________________________Shintostes Japon 70 000 000______________________________________________________Taostes Chine, Vit-nam 55 000 000

    ______________________________________________________Juifs Isral, Etats-Unis, France, etc.14 000 000

    ______________________________________________________Zoroastriens Inde, Iran 140 000______________________________________________________

    2 552 140 000

    Les statistiques rvlent une augmentation numrique et une diminution relative des

    croyants

    Ces rserves tant nettement formules, on peut cependant comparer d'une priode l'autre pendant un sicle, par exemple, et tous les trente ans les courbes del'accroissement dmographique et les courbes d'appartenance religieuse. On s'apercevrad'abord que, en chiffres bruts, toutes les religions marquent une progression, l'exceptiondu bouddhisme qui accuse un lourd flchissement, d sans doute la rvolution chinoiseet aux bouleversements de la presqu'le indochinoise ; l'exception aussi du judasme quin'a pas, en vingt ans, rpar toutes les consquences des hcatombes nazies.

    Cette apparence de progrs numrique des autres religions est trompeuse. Si l'on comparel'accroissement dmographique mondial celui du nombre des croyants, on s'aperoitque ce dernier est en rgression relative, l'exception de l'islam dont le niveau relatifdemeure peu prs tale depuis un sicle. Cela signifierait que son taux d'accroissementsuit peu prs le taux d'accroissement dmographique. L'islam. qui englobait 14,68 % dela population mondiale vers 1850, en reprsente aujourd'hui 14,5 %. L'islam n'a donc pasencore subi le contrecoup des phnomnes de civilisation, dont nous parlerons plus loin,de l'urbanisation et de l'industrialisation en particulier, qui ont toujours entran, jusqu'cette date, une rgression de la pratique religieuse. Sa crise approche cependant.

    L'hindouisme baisse, de 1900 1960, de 13,10 % 12 %. Le judasme montre unegrande stabilit, de 1900 1940 entre 0,58 et 0,6 % de la population mondiale, maisdescend 0,4 % en 1960, en consquence principalement des perscutions subies. C'estle bouddhisme qui accuse la plus grande instabilit et la chute la plus sensationnelle,passant, en soixante ans, de 30 % 13 % de l'humanit. Bien que les statistiques soientici particulirement tratresses, la rgression reste considrable.

    La courbe du christianisme est probablement moins incertaine que les autres. Entre lesdeux guerres mondiales, il semble que la proportion des chrtiens dans le monde aitlgrement augment de 1,2 %. Cet accroissement provient sans doute du succs desmissions catholiques et protestantes, en Afrique particulirement. Mais, sur une priodeplu, large, de 1900 1960, la chute relative est manifeste : le christianisme, qui runissait

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    prs de 35 % de l'humanit au dbut du sicle, n'en reprsentait plus, vers 1960, que 28%.

    D'un autre point de vue, plus grave encore si l'on compare la cadence de progression decertaines religions celle de la population mondiale, on constate que la premire est

    beaucoup moins rapide. En consquence, la proportion des adeptes de ces religions dansle monde, supposer que les cadences d'accroissement restent les mmes, est appele diminuer. Par exemple, de 1900 1960, la population du globe, en dpit des deux guerresmondiales, s'est accrue d'environ 87 % ; le nombre des chrtiens ne s'est lev, pour lamme priode, que de 65 %. Si l'on tient compte de cette diffrence de rythme, quel neserait pas l'cart dans 30 ans en l'an 2000, lorsque la Terre comptera environ septmilliards d'habitants ? La population des chrtiens dans le monde descendra bien au-dessous des 28 % d'aujourd'hui.

    Le christianisme, pour garder cet exemple, est principalement implant dans l'hmisphreoccidental dont le taux de croissance dmographique est des plus faibles du monde,

    l'exception de l'Amrique latine. La population du reste du monde augmentant plusrapidement, tout au moins pendant encore un certain temps, la proportion des chrtiens,mme si elle se maintenait en Occident, diminuerait par rapport L'ensemble del'humanit. Tant que les donnes dmographiques demeureront ce qu'elles sont, lechristianisme dclinera donc en nombre relatif, sauf renversement imprvisible destendances.

    Certains phnomnes de civilisation s'accompagnent d'une chute de la vie religieuse

    On sait aussi que le phnomne d'urbanisation caractrise la tendance de la civilisationmoderne. Il atteint mme une rapidit extraordinaire dans les pays en voie dedveloppement o les capitales s'amplifient vue d'il, attirant parfois le tiers, et mmedavantage de la population totale du pays. Or ce phnomne de dracinements'accompagne rgulirement d'une diminution de vie religieuse. Bilan du monde (Paris,Casterman, 1964) n'hsite pas crire : La dchristianisation est principalement,except dans certaines parties de la France et de l'Allemagne, un problme urbain. Toutesles grandes villes europennes accusent une diminution de la pratique religieuse, ce quiest un signe vident d'une dsaffection vis--vis de la religion. Quelques chiffrespourraient tayer cette conclusion. En France, par exemple, le nombre des catholiquesrecenss reprsente environ 85 % de la population totale ; la pratique religieuse dans lesgrandes villes, d'aprs certaines enqutes, oscille entre 5 et 28 % de ce chiffre ; supposer que le nombre des baptiss y soit le mme que dans les campagnes, le nombredes pratiquants dans les grandes villes ne dpasserait donc gure les chiffres de 4 22 %des citadins. Le phnomne est encore plus accentu en Amrique latine, o lescatholiques reprsentent quelque 91 % de la population totale, tandis que la pratiquereligieuse n'atteint que les pourcentages de 18 % Lima, de 15 % Rio et de 13 % Buenos Aires. Des observations analogues ont t faites sur tous les continents et pourtoutes les religions ou confessions. Ce ne sont pas les rares exceptions que l'on peut citer,trs prcisment situes, qui infirmeront la gnralit du fait. Aussi les auteurs de Bilandu monde concluent-ils trs objectivement, sans tablir la relation de cause effet : Ilsemble que l'volution sociologique du monde actuel amne, avec elle, une indiffrencereligieuse, principalement localise dans les milieux urbains.

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    D'autres causes que la vie urbaine peuvent intervenir dans cette dsaffection. Mais celle-ci ne peut qu'tre enregistre, pour le moment, comme un fait li au dveloppement desvilles. Et comme ce dernier fait s'inscrit lui-mme dans le courant de civilisation qui nousentrane, la continuit d'une rgression religieuse des masses apparat, dans lescirconstances actuelles, comme une probabilit. Aprs une certaine priode, on se

    retrouve en prsence non pas d'un phnomne de dchristianisation, mais toutsimplement de socits non chrtiennes, non religieuses, scularises, dans lesquelles vitune minorit de chrtiens. Non-pratiquants, non-baptiss, athes, l'volution de l'un l'autre de ces termes s'observe rgulirement.

    Le terme mme de chrtien recouvre des attitudes et des certitudes bien diffrentes

    Les incertitudes des statistiques s'aggravent encore si l'on tente une analyse de contenu.Que signifient, par exemple, ces chiffres de chrtiens ? Un exemple rcent nousinstruit : il concerne les catholiques de France. Une enqute par sondage a teffectue par la S.O.F.R.E.S. en novembre et dcembre 1971 pour le compte de la

    Croix et du Plerin .Il s'agissait de tenter d'tablir une typologie des Franais par rapport l'Eglise et la foi. Or l'enqute nous rvle que, si 96 % des Franais sont baptiss, 84 % se dclarentcatholiques, 75 % croient l'existence de Dieu, 36 % la divinit de Jsus-Christ, 32 % la vie actuelle du Christ, 21 % vont la messe rgulirement. Que d'inconsquences Quesignifie ds lors le nom de catholiques, ainsi revendiqu par 84 % de Franais, parrapport l'enseignement dogmatique et moral de l'Eglise, si un tiers seulement croit ladivinit du Christ ? Aussi les enquteurs distinguent-ils quatre groupes d'attitudes parrapport l'Eglise, avec leurs sous-groupes : les indiffrents (copains, laques, jeunesloups), les priphriques extrieurs (indpendants, braves gens, marginaux, Franaismoyens), les frontaliers (dtachs nostalgiques, attachs sociologiques), les intgrs(actifs, fidles). Ces deux dernires catgories reprsentent seulement 24 % del'ensemble. Et encore, ni leur foi, ni leur morale, ni leur pratique cultuelle ne rpondentchez tous toutes les exigences de l'Eglise.

    Notre propos n'est pas de commenter les rsultats de cette enqute. Nous entendonsseulement montrer quel point les statistiques globales sont sujettes caution. Le mmemot, catholique , par exemple, recouvre des degrs d'adhsion ingaux et mme descroyances diffrentes. Le phnomne religieux n'en est que plus difficile cerner et qualifier.

    LES STRUCTURES ARELIGIEUSES DE L'ESPRIT CONTEMPORAIN

    D'autres motifs que les obstacles qui empchent de rduire des mesures statistiques desphnomnes d'ordre qualitatif compliquent encore l'analyse. La pense et la viereligieuses connaissent aujourd'hui une telle effervescence qu'il est impossible d'avancerune phrase sans entendre en sourdine un concert d'instruments varis, apportant chacun sanote contestataire, discordante ou simplement nuance et personnelle. La religion sembleredevenir le domaine de la libre spontanit. C'est le signe, l'intrieur de limitesrestreintes, d'une vitalit extrme, inattendue, bien qu'elle ait t prvue par plusieurs.C'est aussi l'annonce d'une pousse quelque peu anarchisante et sauvage, l'apparition de

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    formes nouvelles de vie et d'expression, l'exigence d'une attention sans prjug devantcette recrudescence latente, bientt patente, d'un phnomne que l'on qualifie peut-tretrop vite de religieux. Mais le vocabulaire religieux, lui, est en pleine drive.

    Au lieu de s'insurger contre un mot ou un concept, que le lecteur dpasse la lettre et

    poursuive jusqu'au sens cach ; essayons de poser des jalons, en vitant le plus possibleles dfinitions fermes de la scolastique. Dans le domaine religieux, les mots ne sont pasdes bornes, mais des vecteurs ; pas des chiffres, mais des flches. Certes, il y a des dates,des faits, des messages, et ce livre les rapporte avec toute l'exactitude possible. Mais nosinterprtations et explications, si fondes soient-elles, ne prtendent pas limiter larecherche.

    Le langage religieux est devenu une nouvelle tour de Babel

    Le langage religieux est donc soumis aujourd'hui une rvision dchirante. Il reposaitnagure sur une philosophie objectiviste qui n'avait aucune peine spculer sur des

    essences transcendantes, en poser l'existence immuable et les encapsuler en desformules dfinitives. La mtaphysique applique la religion avait engendr ce quebeaucoup ne considrent plus aujourd'hui que comme une mtamythologie. Tout ununivers, celui d' en haut , dployait sa magnificence en dehors de l'homme, auquell'univers de l'homme, celui d' ici-bas , ne pouvait se relier, pour en partager lesflicits, que par un rseau de mdiations qui constituait le domaine rserv de lareligion.

    Aujourd'hui, ces perspectives sont renverses. L'esprit contemporain estfondamentalement nominaliste. Les philosophies de l'existence, de l'angoisse, de lastructure, du phnomne, la rvolution psychanalytique, l'anthropologie, la sociologieculturelle, l'hermneutique ont violemment ramen l'attention sur le sujet concret,individuel ou collectif, sur sa propre et libre capacit cratrice, sur son aptitude exclusive confrer sens et signification aux faits et aux mots. Elles ont repli l'univers sur lesdimensions du sujet. Que l'homme envoie des sondes interplantaires explorer la Lune,Mars ou Vnus, qu'il dcle les micro-lments de la matire et de la vie, qu'il perce lessecrets de l'atome et de la cellule vivante qu'il construise des cerveaux lectroniques, c'estpar ses propres calculs, ses propres appareils, ses propres instruments de mesure, c'est parl'exercice de sa propre raison qu'il accomplit ses prouesses.

    Le langage religieux ancien perd sa rsonance

    Ds lors, un langage tout imprgn de prsupposs objectivants et transcendants sonne nos oreilles comme un idiome trange, plus encore qu'tranger, comme le vague cho dela musique d'une cathdrale engloutie. La communication ne passe pas. Mme desmilieux parmi les plus catholiques sont devenus conscients de ce changement de registre.La revue Ftes et saisons , par exemple dite par ces matres en thologie que sontles dominicains ouvre un fascicule (mars 1972), intitul Des salves d'avenir , parces paroles dsabuses : ... Il ne faut pas se leurrer : pour dire aujourd'hui une parole defoi rellement signifiante, nous nous trouvons dans le brouillard, et les plus lucidess'avouent "paums" [...]. La parole est comme frappe de strilit ; les mots ont perduleur sens, leur poids. Alors, cette foi qui doit procder de la parole, comme dit saint

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    Paul, comment en transmettre le message ? Les inspirateurs de ce fascicule aussi francqu'insolite, qui se veulent aussi des aptres, se tournent alors vers les interprtes les plussubjectifs de la pense, vers les potes, et non point vers les prdicateurs, les catchisteset les thologiens : A chaque effondrement des preuves le pote rpond par une salve d'avenir. (Ren

    Char.)Et beaucoup de ces potes, paradoxe de la situation religieuse actuelle, sont desincroyants. Pourquoi donc un tel recours l'expression potique ? Michel Clvenot,aumnier national de la Jeunesse tudiante catholique, explique son propos. En face decette tranget, de ce caractre inaudible et inintelligible du langage religieuxtraditionnel, peut-tre, nous dit-il, seuls les potes peuvent se faire entendre. Parcequ'ils n'ont pas perdu le contact avec les sources de l'imaginaire. Parce qu'ils savents'tonner de nos habitudes. Parce que leur langue d'images et de symboles atteint uneautre profondeur de la ralit que nos prosaques abstractions. Parce que les mots, entreleurs mains, retrouvent un clat, une sonorit, une saveur tels qu'il faut du temps et du

    silence autour pour les goter vraiment. Parce que, en somme, la posie est un jeu, unefte, une rcration, qui est aussi une re-cration, et qu'elle peut inaugurer une existenceplus authentique, une vie plus vivante . Un crivain catholique, Jean Onimus, va jusqu'crire : Il y a infiniment plus de potentiel spcifiquement religieux dans les explosionslyriques, les cris de joie, les dfoulements d'angoisse et les transes potiques de la contre-culture que dans les crmonies des cultes institutionnaliss1.

    L'ESPRIT MODERNE SE MONTRE REBELLE A LA PENSE RELIGIEUSE

    Dans la pense de l'homme d'aujourd'hui, Dieu n'est plus l'explication premire et ultimede toutes choses, de la science la morale, du cours de l'univers la destine personnelle.Il n'a pas plus sa place dans l'enchanement rationnel des causes que dans les recours des puissances irrationnelles. Il n'est plus un terme de rfrence dans aucun domaine deconnaissance, et mme certaines thologies, dites de la mort de Dieu , en ont vacu jusqu' l'ide. La critique philosophique en carte toute reprsentation, la sociologie endcouvre les sources culturelles, la psychanalyse en dcle les origines inconscientes,l'exgse opre sur les textes jadis sacrs comme sur des rcits mythologiques. Nonseulement Dieu se tait, mais il est comme absent. Ce n'est plus lui, c'est l'homme qui fixenotre regard et suscite l'interrogation. Ce n'est plus Dieu qui nous instruit sur l'homme,c'est l'tude de l'homme qui nous renseigne sur Dieu. La thologie s'est, dit-oncouramment, mue en anthropologie. A vrai dire, elle n'avait jamais cess d'impliquerune certaine conception de l'homme. Les Pres grecs et les Pres latins, saint Augustin,saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, professaient une anthropologie ; mais celle-ci,de latente, est devenue patente ; de relative Dieu, elle est devenue indpendante ; deprsuppose, elle est devenue l'objectif central et primordial. L'homme adulte aclips Dieu le Pre . Le complexe d'dipe est dnou, l'volution personnelledbloque : l'homme accde la maturit.

    La religion n'a aucune place dans l'attitude spirituelle d'un trs grand nombre de jeunesesprits d'aujourd'hui. Ils semblent, au premier abord, partir de zro, dcids ne

    1J. Onimus : l'Asphyxie et le cri (Paris, Descle de Brouwer, 1971).

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    respecter aucune rgle conventionnelle et vouloir adopter un ton aussi simple qu'agressif.Rien n'est vrai, disent-ils, rien ne rsiste l'preuve critique de la pense des hommesmodernes dtachs des conventions traditionnelles de leur milieu. Tout est factice, toutest dpourvu de vrit intrinsque ; on vit aujourd'hui d'habitudes mentales hrites quin'ont plus de raisons d'tre ; on aurait envie de tout envoyer en l'air ; on prouve le vertige

    de la rvolution, de l'anarchie, la fascination de la ngation, du nant. On respire lamfiance, mme si, de faon empirique, on mne une vie pleine d'intensit dans l'tude,le travail, l'exprience du monde extrieur, dans la recherche intrieure d'une plnitude,d'une certitude, mme provisoire et pragmatique que, d'ailleurs, on n'atteint qu'en crantd'autres pseudo-vrits. Qui s'exprime ainsi ? Qui dcrit une telle psychose de la foi, dengativisme et d'autosuffisance ? Paul VI lui-mme, lors de son audience publique du 5janvier 1972.

    Le langage prdominance scientifique de la pense moderne est inapte cerner lephnomne religieux, formuler une rponse aux interrogations sur le sens et la valeur dela vie, sur les postulats mmes de la connaissance. En face de ces problmes, l'esprit

    moderne ne dispose plus d'un langage appropri, si dfectueux et illusoire soit-il, pour lesaborder. Il a des habitudes de terminologie exacte, de logique constructive, de principesrationnels consquents qui ne conviennent pas l'expression de relations entre l'humainet le divin, qui sont, dans ce registre, parfaitement indfinissables et insaisissables. Or, ilest souvent le seul connu ou le seul admis. Faute d'autre langage, les problmes eux-mmes finissent par s'estomper, et l'inquitude mtaphysique ou religieuse recule dans latorpeur de l'inconscient.

    Mme au niveau de la philosophie, on ne trouve pas plus de langage qui servirait de voied'approche du mystre. A l'inverse des processus techniques et scientifiques qui sefondent sur la rationalit, les processus philosophiques modernes dissolvent souvent cetterationalit ou ne la rtablissent que sous forme de structures phnomnales reconstruites,inventes ou imagines par l'esprit humain. La critique, le doute, la ngation librent lacrativit, qui ne s'attribue pas d'autre fin qu'elle-mme et se condamne des certitudespartielles, instables, divergentes. On n'a jamais autant parl de visions et de solutionsglobales, jamais peut-tre visions et solutions n'ont t plus parcellaires et individuelles.

    Mais les assurances mmes que donnent les certitudes rationnelles, confirmes par lessuccs technologiques et scientifiques, sont mines par une inscurit intrieure quel'on revendique comme une des conditions de la crativit ; toutefois, elle transformetout en problme et engendre des nvroses dpressives. Une terrible menaced'affaissement pse sur toute autonomie dpourvue de point d'appui. L'infaillibilit quel'on prte soi-mme, la libert, l'action, la pense risque de conduire la failliteuniverselle.

    Tous les ponts seraient-ils coups ?

    En ralit, tous les ponts paraissent coups entre le monde religieux de nagure et l'espritde l'homme d'aujourd'hui. Mais les grands problmes demeurent insistants malgr nous :qui suis-je, d'o vient la vie, o va-t-elle, l'existence n'a-t-elle pas de sens, la mort est-ellevraiment la fin de tout ? Pourquoi cette inquitude quasi universelle de l'esprit ? Ce n'estqu'une pirouette de rpondre avec Karl Marx : Ta question elle-mme est un produit de

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    l'abstraction [...], l'homme doit son existence l'homme 1 . Car toute rechercheapprofondie aboutit ces questions : elles sont vitales, non pas oiseuses. Et ce n'est passeulement la raison qui nous y conduit. Elles habitent, lancinantes, tout au fond de nous-mmes. C'est une autre pirouette de n'y voir alors, avec Freud, qu'une survivance desterreurs paniques des premiers ges. Car elles ont bien un sens pour nous,

    indpendamment de toute panique. Il ne m'est pas indiffrent de savoir si je survivraid'une faon ou d'une autre la mort ce monde et si la qualit de ma vie future dpendrade ma conduite en cette vie. C'est l'amour mme de la vie outre l'incessante qute del'intelligence qui est au cur de ces interrogations essentielles. Je ne puis, certes,donner aucune rponse rationnelle, exprimentale, absolument convaincante, encore quecertains tmoins de l'invisible 2 , mystiques ou non, aient cru nous apporter quelquelumire, et encore que l'analyse critique de l'exprience mystique, des fondements de laconnaissance scientifique, des critures dites rvles runit un ensemble de signesconcordants assez impressionnant. Mais ce langage de la preuve engendre rarement la foiet ne nourri pas l'esprit religieux. Comme le dit un personnage de comdie : Il n'y a pasd'amour, il n'y a que des preuves d'amour3 ; de mme, s'il n'y a que des preuves de

    la religion, il n'y a pas de religion. Elle s'prouve plus qu'elle ne se prouve.Alors, on voit apparatre toute sorte de recours pour satisfaire ce besoin de certitudestransrationnelles. Les prophtes se multiplient en ce sicle est-ce un des signesannonciateurs de l'Apocalypse ? , qui prtendent nous apporter des rvlations ; maiselles sont gnralement simplistes, obscures, confuses ou si gratuites que l'esprit critiquele moins exigeant est plutt gn de voir la crdulit dont elles bnficient. A un degrplus lev, le fidisme, imposant silence une raison critique dont il se plat dnoncerles faiblesses, les lans et les fantaisies, s'en tient l'ide, got du mythe, d'une rvlationqui offre ses donnes millnaires l'adhsion du cur et propose l'abandon une

    croyance et un sentiment religieux que l'intelligence naturelle ne peut ni prouver nirprouver. A l'inverse, un processus de dmythisation s'efforce d'laguer du phnomnereligieux, l'aide des mthodes psychanalytiques, sociologiques, structuralistes, toutereprsentation concrte, image, extrieure, historique, tout modle de vie autoritaire, desorte qu'il ne reste qu'un schma sans foi, abstrait, bon pour une science quasimathmatise, squelettique, ou une foi sans connaissance, sans objet et sans religion,mouvement de l'me, pur et vide. Entre ces extrmes et c'est la position de prudenceque Paul VI recommande aux catholiques , se situe la structure religieusetraditionnelle 4 , mais replace dans un cadre thologique moderne . Ce cadrethologique moderne, auquel le pape se rfre, reste fort indtermin, entre lescondamnations romaines du modernisme, nullement retires, et les manifestations protiformes d'un aggiornamento dfini comme un vu pieux, mais sans doctrine.Les dclarations de Vatican II ont largi considrablement les analyses de situation, maismaintenu toute la recherche religieuse au-del de la lettre des Constitutions conciliaires,sous le strict contrle de Rome et sous peine de rappels l'ordre du magistre suprme.La structure religieuse traditionnelle maintient donc toute interprtation de la foi, du

    1K. Marx :Manuscrits de 1844, uvres et lettres (Paris, Gallimard. 1941).2Voir J. Prieur : les Tmoins de l'invisible (Paris, Fayard, 1972).3Ces dames du bois de Boulogne (1945). Film de Robert Bresson, d'aprs un pisode deJacques le Fataliste, de Diderot.4Dclaration de Paul VI, lors de l'audience gnrale du 5 janvier 1972.

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    moins pour les catholiques, dans le champ pistmologique de la Curie romaine. Onretrouve alors les profondes ruptures de langage, de structure mentale, des voies decommunication spirituelle que nous avons signales.

    LES FONDEMENTS DU SYSTME RELIGIEUX

    Et pourtant le phnomne religieux retient de plus en plus l'attention de noscontemporains. Il intresse non seulement les fidles de chaque Eglise, non seulement leshistoriens des religions, les sociologues, les spcialistes d'anthropologie culturelle ; iltourmente mme les incroyants ; il envahit les colonnes de la grande presse, crite,parle, visuelle, les hebdomadaires, les magazines. Oh ! certes, ce n'est pas toujoursl'aspect le plus srieux qui est pris en considration. Mais, si superficielle qu'elleapparaisse, l'attention prte la vie religieuse se rvle comme un signe des temps quipourrait bien trahir autre chose qu'une simple curiosit intellectuelle, peut-tre uneinquitude de l'me. Tout en se dclarant agnostique, Malraux rappelait, lors d'unemission tlvise sur le Peuple de la nuit , dans la srie la Lgende du sicle , que

    l'on peut la rigueur luder le problme de Dieu, mais non le mystre de la mort etl'interrogation sur une transcendance.

    Le phnomne religieux se place au centre de la pense

    Le problme religieux est au centre de nombreux livres scientifiques et philosophiques,de beaucoup de romans et d'essais, de la posie. Mme ceux qui se disent, et se veulent,parfaitement sculariss ont se prononcer sur le problme religieux, ne serait-ce quepour justifier une attitude ngative. Mme les religions mortes ou agonisantes continuentde mobiliser l'attention. De chacune d'elles, on peut rpter ce que disait Andr Bareau dubouddhisme dans la leon inaugurale faite au Collge de France le 1 er dcembre 1971 : Dans plusieurs des pays o il brilla jadis d'un vif clat, il a perdu beaucoup de sonimportance au cours des sicles, parfois tout rcemment, et il a mme compltementdisparu en tant que religion vivante dans certains d'entre eux, mais il a laiss danspresque tous des traces profondes que rvle l'examen des langues, des littratures, desarts, des philosophies, des murs et coutumes de ces pays. On peut donc regarder l'tude

    du bouddhisme comme l'un des principaux moyens de comprendre les civilisationsorientales et l'histoire, mme contemporaine, des peuples de l'Asie.

    Il est bien certain qu'une tude de la religion nous introduit au cur de l'activit collective

    et personnelle. Il n'y a rien d'intressant sur la terre que les religions... avouaitBaudelaire, le pre des potes maudits, dansMon cour mis nu.

    Quels que soient les dfauts des statistiques, les limites des adhsions, la puret desreligions, on ne peut comprendre l'poque o nous vivons sans tenir compte d'un faitd'une telle densit. L'effondrement des valeurs traditionnelles dans tous les domaines del'action et de la pense n'a pas pargn, on l'a vu, les pratiques et les croyances de lareligion. Mais, situe au confluent du rationnel et de l'irrationnel dans le cur del'homme, la religion, toutes valeurs renverses, subsiste au moins comme un problme.On peut le nier en tant qu'angoisse si l'on est bien sr d'avoir surmont l'angoisse del'inconnu ; on ne peut le rejeter en tant que question, si l'on veut continuer de penser savie, car c'est l'homme lui-mme qu'elle met en question. Les horreurs, comme les

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    grandeurs de la condition et de la conduite humaines au cours des sicles et de nos jours,les limites de nos connaissances sur les fondements mmes de la science, sur les rapportsde notre esprit avec le cosmos dont il formule les lois, sur les origines de la vie et la finde l'existence individuelle, la permanence historique de certains messages spirituels, larflexion philosophique sur l'tre mme, Dieu, hypothse ou ralit , nous rencontrons

    toujours ces interrogations capitales : Pourquoi suis-je vivant ? Pourquoi dois-je mourir ?Quel sens a mon existence ? Quels que soient les rponses ou les silences, le sens mmedes questions essentielles dbouche sur le problme religieux. C'est pourquoi, un titreencore plus astreignant que la biologie, la physique, la mathmatique ou la philosophie, lareligion ne peut tre lude par l'homme qui essaie de comprendre sa situation dansl'univers.

    Le sens religieux serait la fois acquis et inn

    Si l'on voyage dans le pass aussi loin qu'on puisse l'atteindre, on observe des traces duphnomne religieux. Lors d'un rcent dialogue avec Franois Jacob, Claude Lvi-

    Strauss disait des socits humaines : Toutes ont un langage, toutes ont des croyancesreligieuses, toutes ont des institutions. Ces lments sont-ils inns ou acquis, sedemandaient les deux savants. Pour le biologiste, le langage pourrait avoir un fondementcrbral et procder, en consquence, d'un ressort gntique. Quant aux institutionssociales et aux croyances religieuses, il est impossible de dterminer, dans l'tat actueldes connaissances scientifiques, si elles sont inscrites dans un programme gntique ou sielles ne sont qu'un produit de la culture. L'anthropologue considre que tout est acquis,langage, croyances, institutions et, donc, les religions.

    Mais l'opposition entre l'inn et l'acquis, surtout quand l'acquis offre un tel caractred'universalit, perd de sa rigueur. Ils se compltent, ils cooprent, dclare FranoisJacob. On a de trs nombreux exemples o le systme hrditaire [...] fournit une espcede cadre qu'ensuite l'apprentissage, la culture, tout ce qui est reu par l'ducation vientremplir. On serait donc enclin penser que, si la religion n'est pas inscrite dans leprogramme gntique de l'homme, elle n'en trouve pas moins un fondement dans sestendances natives, dans son programme psychique, dans son projet existentiel . Lareligion apparatrait ds lors comme une manifestation naturelle du dveloppementpsychique, et c'est l'irrligion qui serait le fruit d'une lutte contre une forme de cultureissue partiellement de la nature. Autrement dit, la religion serait naturelle l'homme,quelle que soit sa forme d'expression, et l'irrligion rsulterait d'un exercice de la libert,en raction contre certaines donnes de l'existence. Mais l'absence totale de religion est-elle possible, est-elle un fait ? L'irrligion n'est-elle pas un travesti sous lequel la religioncontinue d'agir ?

    Pour Jacques Monod, la pulsion cratrice des religions est si profondment naturelle etancienne que celles-ci dpasseraient, par leur origine, la condition de simplesphnomnes de culture pour accder, comme le pense Franois Jacob, au niveau d'unetendance gntique : S'il est vrai, comme je le crois, crit le biologiste, que l'angoisse desolitude et l'exigence d'une explication totale, contraignante sont innes ; que cet hritagevenu du fond des ges n'est pas seulement culturel, mais sans doute gntique, peut-onpenser que cette thique austre, abstraite et orgueilleuse (celle de la connaissanceobjective de la science) puisse calmer l'angoisse, assouvir l'exigence ? Je ne sais [...].

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    Peut-tre, plus encore que d'une explication que l'thique de la connaissance ne sauraitdonner, l'homme a-t-il besoin de dpassement et de transcendance1.

    La religion apparat comme une tentative de dpassement des limites naturelles

    On a souvent dit que la philosophie tait un passage la limite . Dans cetteperspective, la religion apparat comme un dpassement de la limite. Mais quelle limite ?Celle des rponses que la raison peut, elle seule, donner ses propres questions. Lareligion n'existe, en effet, que pour l'tre qui s'interroge. Elle est une des premiresmanifestations de la raison, mais d'une raison qui, apercevant l'abme de son ignorance,cde au vertige de la terreur, aux fabulations de l'imaginaire ou aux extrapolations de lafoi. Son mouvement l'emporterait vers un transrationnel, mais il ne rencontre souvent quel'irrationnel. C'est pourquoi il est si difficile de dmler dans le phnomne religieux telqu'il existe, ce qu'il comporte de purement religieux. Le terme de sacr, comme nous leverrons, recouvre beaucoup d'lments confus.

    L'homme se saisit comme un problme pour lui-mme. Et si loin qu'il projette son regardintrieur, il ne fait qu'approfondir son problme. Ni la remonte vers les millnaires desorigines, ni l'analyse biogntique, psychologique, rflexive, ni l'histoire, ni la science, nila philosophie ne dissipent le problme : il est au creux de l'tre qui se met en questionlui-mme. Cette interrogation essentielle, qui n'entend jamais une rponse certaine sortirde sa propre source, n'est pas un produit du sentiment, de l'inquitude ou de l'angoisse ;elle en serait plutt l'origine. Tant qu'elle reste au niveau mtaphysique, elle n'a rien depathologique, si douloureuse soit-elle. Elle est cette conscience aigu d'exister, d'uneexistence qui ne s'explique pas. Et c'est dans l'instant prsent que l'homme est problme,tout autant et mme beaucoup plus que dans son pass ou son avenir. Ce problme resteintact, quelles que soient les dcouvertes anthropologiques et les prvisionsconjoncturelles. Celles-ci progresseront toujours, il demeurera toujours pour lui-mmed'une obscurit aussi vertigineuse. L'homme qui cherche dire son humanit arriveinluctablement au bord de cet abme, devant le passage la limite, devant la dimensionde la foi. Il peut alors tenter d'touffer la qute de son intelligence, ou la laisser ensuspens, ou franchir la frontire et rencontrer la foi ou la folie. Saint Paul, dj, crivait : Si quelqu'un parmi vous se croit un sage au jugement de ce monde, qu'il se fasse foupour devenir sage, car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu. (I, Eptre auxRomains, III, 18-19.)

    Une tension dialectique unit et oppose la foi et la religion

    Mais cette foi, nous la trouverons immerge dans un donn culturel, exprime dans unlangage, trononne en concepts, orchestre en rites cultuels, ramene elle-mme dessynthses rationnelles par les thologiens, mme quand elle prtend atteindre letransrationnel. La foi, qui tait ce saut dans l'inconnu, se structure en mesures humaines,elle s'incarne en des cultures varies, elle se formule, se vit, se mtamorphose en religion.Cette retombe ou cette rcupration de l'lan appellera un nouveau dpassement de lalimite. Pour ne pas devenir simplement un aspect de la conscience culturelle d'un groupe,la religion devra accepter une perptuelle remise en cause, sous l'impulsion de la foi qui

    1J. Monod : le Hasard et la ncessit(Paris, Le Seuil, 1970).

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    joue, en quelque sorte, le mme rle que la libido dans le dynamisme humain. Situationdramatique de la religion, qui accueille cette force de dpassement comme son ressortnaturel et qui risque de l'amortir sous l'excs de ses soins maternels : Eglise, mre quiconoit et dvore. Situation galement dramatique de la foi, qui a besoin de la religionpour s'exprimer et de s'en dtacher pour subsister : force mystique la fois obissante et

    affranchie. La foi se structure en religion et mine toute structure ; la religion vit de la foiet risque de la tuer en l'humanisant l'excs.

    La religion se prsente comme un ensemble de relations, au cur duquel se trouve une

    foi, enveloppant murs, ides, finalits dans une totalit unique, o doivent concerter lemonde, l'homme et Dieu, et o les contradictions devraient se rsoudre en convergences.Mais cet ensemble est par nature conflictuel ; les pulsions de vie et les pulsions de morts'y affrontent, de mme que la libert de la conscience et la rigidit du systme, ladiversit des charismes et l'unit de l'institution. C'est dans ces causes permanentes deconflits non dans une coupure entre le nouveau et le prim qui n'est qu'unpiphnomne auquel s'arrtent les analystes, qu'il conviendrait de chercher les raisons

    du malaise religieux actuel. Si ces tensions prennent aujourd'hui un tel caractre d'acuit,c'est sans doute qu'une vie plus intense que nagure traverse les religions, et non le signede leur mort. La secousse, la rvolte et l'indignation valent plus que l'inertie,l'indiffrence et la rsignation.

    L'exagration du conflit, avec toutes ses passagres ruptures d'quilibre, peut engendrerun nouvel quilibre o les valeurs modernes seraient intgres et non pas exclues. Laviolente affirmation de celles-ci trahit peut-tre plus une revendication d'ordre religieuxque le rejet de toute religion, mais la condition qu'on se mette l'coute de la foi et nonau service du systme. La tendance inne d'une religion est de nier l'tre de la foi quila transcendera au nom d'une surralit qui est sa propre cration. Sa contradictioninterne est de tendre teindre, en se refermant sur elle-mme, le souffle qui l'anime. Lareligion n'existe que par une fulguration qui la dpasse et par la conscience de sa radicaleinsuffisance. Quand elle n'est pas le principe d'une conversion permanente d'unervolution permanente et ascendante sur elle-mme, comme en spirale , elle n'est plusque la mre des plus graves illusions.

    L'amour aussi tend dpasser les limites

    Si loin qu'on remonte dans l'histoire des littratures, on peroit la plainte amre del'amour bless. Tout amour finit, dans le temps, par la mort ou par la trahison. Aprsl'exaltation qui en aiguise le got, vient la tristesse qui en paie la caducit. Le curhumain tend au contraire terniser l'amour, lui confrer la dimension de l'infini. Ilvoudrait lui donner le caractre de l'absolu. Il l'a divinis. Sur la bont gnreuse duCrateur, il croit, quand il aime, modeler sa conduite. Mais nul n'ignore la fragilit del'amour et ses voraces ambiguts. On a dit qu'il tait fort comme la mort : c'est suggrerqu'il est, comme elle, impitoyable. Ils sont lis d'une treinte indissoluble. Mais l'amourest aussi la force torrentielle de la vie, force qui brise et emporte tout sur son passage, quirjouit et fconde en attendant de dtruire ! Les desses de l'amour ont deux faces, l'unetendre, l'autre cruelle ; elles sduisent et tuent ; elles rgnent la fois sur le paradis et surl'enfer.

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    Cette puissance douce-amre conduit aussi l'tre humain la limite, celle du bonheur oudu malheur, celle du plaisir ou du dsespoir. La sagesse philosophique accepte ceslimites, le sens religieux voudrait les dpasser. Cet absolu de l'amour que nul ne trouvechez ses semblables, il le transfre en un Dieu, infiniment autre, mais l'image de qui lacrature peut se transfigurer. Il assure au don de l'amour les privilges de l'infinit, de la

    certitude et de l'ternit ; par la religion, la crature participe de ces privilges et lestransfre son amour. Mais c'est la relation Dieu qui les conditionne. Il s'agit donc desauvegarder cette relation et tout un code de lois, de rites, de sacrifices va canaliser versDieu le courant de l'amour. L'amour ainsi institutionnalis engendrera son contraire, avectout son cortge de perversions. D'un mouvement librateur, il se retournera alors contrel'institution, violera ses lois, rejoindra l'lan originel, mais s'exposera toutes lesdceptions et toutes les douleurs que la condition humaine rserve ceux qui aiment.La scurit offerte par la religion n'existe qu'au prix d'une certaine rpression. Erosexplose, s'il ne se sublime pas. Enraciner ou transfrer son amour dans le divin, c'est luiprter les vertus gnreuses du Tout-Puissant ; c'est magnifier, en idal sans doute plusqu'en ralit, l'tre aim ; c'est venir en aide ceux que l'on sent dans le besoin, l'preuve

    ou l'injustice ; c'est prolonger l'uvre cratrice par une dilatation simultane de soi et del'autre. Si des rgles sociales et des censures individuelles auroles de sacr par lareligion contraignent l'excs ce dynamisme vital, il se produit une involutionautodestructrice du sujet ou une rvolution destructrice de la religion. Seule une forcemorale prsume transcendante peut contrebalancer la force naturelle du dsir dans unquilibre moins difficile atteindre qu' conserver.

    Comme la foi dans le domaine de la connaissance, l'amour dans le domaine del'affectivit se vit dans une perptuelle tension que la religion, office du transcendant,porte son point extrme. Ncessaire pour rduire les effets dvastateurs de l'amour pardes rgles de discipline sociale et personnelle la religion se rvle oppressive et ennemiede l'amour, si elle l'enferme dans un cadre trs troit. Et la nature brisera la culture,comme les arbres gants de la fort cambodgienne emportent les frontons des templesentre leurs branches, l'rotisme se vengera du juridisme. Cette force extraordinaire dudsir propulse l'homme vers un infini que la religion recouvre des couleurs du salut. Lesalut de l'homme sera l'extinction totale du dsir, selon le bouddhisme primitif, ou sasublimation en Dieu, selon les mystiques adorateurs du Dieu unique. Les ralisations del'amour sur terre ne sont que des images, des symboles ou des approches de sonaccomplissement cleste. On mesure quel point, en face du dsir de l'homme, qu'elleveut sacraliser et surlever, la religion est vulnrable : par sa double fonction, rgulatriceet sublimante, elle semble se heurter au dynamisme naturel de la vie qu'elle entend, aucontraire, diviniser. A une poque o l'amour, le dsir et le sexe, redcouvrant leur unitprofonde, dcuplent la puissance de leur pulsion, ils se heurtent aux normes religieusesavec une violence qui prend aux yeux des uns l'aspect d'une lutte rvolutionnaire pour lalibert cratrice, aux yeux des autres, l'aspect d'une course effrne vers le nant. Lareligion se trouve encore au centre de ce conflit.

    Ainsi la religion s'enracine-t-elle dans le double besoin de connatre et d'aimer, c'est--dire de vivre, au niveau le plus lev de l'tre, de vaincre l'ignorance et la solitude, dedpasser la limite relative de son exprience du connu, du vcu, du voulu, qui laissent eneffet l'homme sur sa soif et suscitent le rve et le besoin d'un illimit ou l'intuition et laconscience de l'absolu. La religion nourrit ce besoin et l'apaise, au risque de l'touffer

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    sous des scurits prcautionneuses. Jaillie du dpassement des limites de la raison et dudsir, elle incline tout naturellement revenir l'intrieur de ces limites. En s'ancrantdans le monde, la mesure des humains, elle perd sa raison d'tre qui est de passer toutemesure. La foi est une folie aux yeux du monde, la mesure d'aimer est d'aimer sansmesure. Nous rejoignons ici une ide de Paul Ricur : la foi ne serait plus considrer

    comme un savoir fixe qui serait de l'ordre des preuves et de la sagesse, mais comme tantune dynamique de recherche appartenant l'ordre de l'esprance et de la folie .

    On en vient forcment analyser le contenu de tout ce qui est qualifi de religieux. Enpareille matire, moins qu'en aucune autre, aucun aspect de la ralit ne peut s'encapsulerdans une dfinition. Prenons garde, en effet, ceci : l'intelligence ne doit pas s'arrter lalettre du mot ; qu'elle en suive le sens, la direction : plus que partout ailleurs, le mot estici vecteur et non limite, flche et non barrire. Cet avertissement pralable est d'autantplus ncessaire aujourd'hui que la pense religieuse, nous l'avons montr, se dbat dansune situation la fois anarchique et intolrante : chaque spcialiste labore son langage,et tant pis pour celui qui ne sait pas le dchiffrer. Nous nous en tiendrons dlibrment

    un langage commun, quitte rappeler brivement le sens que nous donnerons aux termesprincipaux utiliss dans cet expos.

    LMENTS CONSTITUTIFS DE LA RELIGION

    Raisonner avec un vocabulaire inexact, c'est peser avec de faux poids , dit un jourMalraux. Mais qui dterminera l'exactitude d'un terme ? En matire religieuse, on en estvenu cette situation, nous l'avons montr, que presque chaque auteur entend les termesthologiques en un sens particulier. La Trinit, la Rsurrection et la divinit de Jsus-Christ sont, dans le seul registre catholique, interprtes aujourd'hui de multiples faons.A supposer mme qu'un terme soit exactement dfini, qu'est-ce qui garantit qu'il seraexactement compris ? D'analyse en analyse, d'exgse en exgse, l'hermneutique finit,contrairement son projet, par rompre la communication : chacun s'envole dans l'illusionde communiquer avec les autres, alors qu'il s'enferme dans la solitude de sacomprhension personnelle.

    La religion jette un pont entre deux mondes, le connu et l'inconnu

    Un inventaire a t fait. Si incomplet qu'il soit, il comporte au moins cent cinquantedfinitions de la religion. Elles vont de l'ironie cinglante d'un Salomon Reinach 1 lareligion est un ensemble de scrupules qui s'opposent au libre dveloppement de nosfacults jusqu' la conception mystique d'une voie qui conduit l'union batifiqueavec Dieu. Nous nous bornerons ici une analyse phnomnologique de la religion,valable, par l'ensemble ou par quelques-uns seulement de ses lments runis, pour toutereligion.

    Dj, l'tymologie diverge : Cicron rattache le mot relegere , relire, rflchir,mditer ; Lactance, religare : relier, relier l'tre humain et la divinit.

    1S. Reinach (1858-1932), dans Orpheus, Histoire gnrale des religions (Paris, Librairied'ducation nationale, 1928).

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    Les Chinois insistent sur l'aspect doctrinal du lien religieux ( kiao = doctrine =religion) ; les hindous, sur l'ordre sacr de l'univers ( dharma ) ; les Arabes, sur laprescription divine ( din ) ; les Germains, sur la coutume ( ) ; les Grecs, sur lescrmonies processionnelles et sur le destin ; les Romains, sur la famille et le droit. Apartir de l'ide de relier , disait Marcel Mauss Roger Caillois1, en se demandant ce

    que la religion relie, chacun fabule selon sa prfrence : le ciel et la terre ; la nature et lesurnaturel ; les hommes et les dieux ; ou encore les hommes entre eux, en les unissantdans et par un foi commune. Bref, la religion relierait peu prs n'importe quoi [...]. Lavrit est dans Festus qui commente ainsi " religio : religiones stramenta erant " , lesreligions taient nuds de paille. Il semble que personne n'ait jamais remarqu cettepetite phrase. Mais quels nuds de paille ? Parbleu ! ceux qui servaient fixer entre elles

    les poutres des ponts. La preuve en est qu' Rome le matre de la religion, le prtresuprme s'appelle btisseur de ponts : pontifex. Mais, aujourd'hui, quand quelqu'unparle du pape comme du souverain pontife, sait-il qu'il l'appelle le Grand Pontonnier ? .Le pont relie deux rives par un troit passage, la religion, deux rives galement, celles dedeux mondes ; elle est la voie de passage d'une limite l'autre, pour ceux qui ne veulent

    pas risquer d'tre engloutis en tentant de franchir seuls l'abme qui les spare des deuxfrontires et qui est, sans doute, l'abme de la mort souvent compare un voyage sur desflots tumultueux.

    Si la religion est un pont entre l'univers visible et l'invisible, les changes entre eux sontrgls par le pontonnier suprme, le pontifex maximus. C'est lui qui transmet en cemonde visible les rvlations de l'invisible, ses rgles et ses interdits, et qui impose lamarque du sacr sur l'ordre des choses d'ici-bas ; et c'est lui qui, en retour, assure lepassage dans l'invisible de ceux qui ont respect l'ordre sacr et qui ont ralis ainsi leursalut. Ils sont sauvs des temptes de la traverse, d'une mort dfinitive ou d'unedamnation ternelle.

    Toute socit religieuse comporte des responsables, mais pas toujours un ou plusieurs

    dieux

    Le pontife suprme reprsente l'ensemble du corps sacerdotal. Pas de religion sansresponsable de la relation d'un groupe donn avec le divin et le sacr. Mme s'il n'existepas de hirarchie clricale, il y a des prposs la prire, des animateurs du culte, desgardiens et interprtes des critures et des coutumes, des administrateurs du sacr. Dupre de famille au sorcier, du brahmane et du swmi (matre), du grand prtre, durespectable vieillard au diacre, au prtre, l'vque, au pontife, partout se rencontre unesorte de responsable des relations religieuses. Avec une autorit plus ou moins grande surun groupe social plus ou moins tendu, allant d'une famille une Eglise de plusieurscentaines de millions d'adhrents, le pontife nomme ses dlgus aux fonctions sacres. Il veille sur les formules des prires, sur la correction du rituel ; il prside aux jeux, auculte des morts ; il assure la protection des temples, des autels, des lieux consacrs ; ilinterroge les livres [...]. Il tablit le calendrier des ftes [...]. Le contrle du domainereligieux : clerg, crmonies, immeubles et objets liturgiques, est presque totalemententre ses mains2.

    1R. Caillois : Cases d'un chiquier(Paris, Gallimard, 1970).2R. Caillois : Cases d'un chiquier(Paris, Gallimard, 1970).

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    On s'est demand si la religion comportait ncessairement la foi en un ou plusieurs dieux.Baudelaire disait crment en voyant la religion de son poque : Quand mme Dieun'existerait pas, la religion serait encore sainte et divine. Dieu est le seul tre qui, pourrgner, n'a mme pas besoin d'exister1. Plus savamment, Durkheim crivait : Il existe

    de grandes religions o l'ide de dieux et d'esprits est absente, o, tout au moins, elle ne joue qu'un rle secondaire et effac. C'est le cas du bouddhisme et du janisme et decertaines formes du brahmanisme2. L'ide de Dieu apparatrait mme de faon tardivedans l'histoire de la religion3. L'histoire du bouddhisme est beaucoup plus complexe,comme l'a montr Andr Bareau, que ne l'imaginait Durkheim. Mais, supposer qu'il yait des religions sans dieu, on ne peut qu'en conclure que les nombreux lments rvlspar l'analyse ne se retrouvent pas tous dans toute attitude religieuse. Aujourd'hui, c'estplutt l'ide mme de religion qui serait rejete par certains de ceux qui se rclament leplus vivement de Dieu et de son amour ; mais ils n'entendent avoir avec lui, ou avecJsus-Christ, que des relations directes, sans la mdiation d'une Eglise.

    Les divers lments du phnomne religieux s'intgrent d'innombrables faons

    Nous trouvons, dans les multiples descriptions ou dfinitions donnes, la plupart deslments constructifs de toute grande religion : un personnel plus ou moins spcialis de professionnels ( paterfamilias , prdicateur, prophte, ministre du culte, homme deprire, etc.) ; des croyances, comprenant des mythes styliss avec un certain art et desformules dogmatiques intellectuellement agences ; un culte ; un sacrifice ; des rites ; desimpratifs et des interdits de morale fixes ; des critures ou des traditions, censesrvles par Dieu ou communiques par les anctres ; une foi et un amour, d'une ferveurplus ou moins mystique ; un sentiment individuel d'appartenance une socit naturelle,lective ou divine. Le bouddhisme rsume ces divers lments en trois termes : leBouddha (l'Illumin Fondateur), dharma (la doctrine et la loi), sangha (lacommunaut, son culte et ses rites). On peut simplifier encore plus : la religion est unsystme de relations, pens et vcu, entre l'homme et une puissance transcendante. Ceslments, qui ne sont pas classs ici suivant un ordre d'importance intrinsque (unclassement par priorit serait bien subjectif !), sont intgrs de faon trs ingale dans lesdiverses religions, de mme que dans le sentiment religieux de chaque croyant. Mais c'estpar rapport eux que l'on pourrait, d'une certaine manire, mesurer la puissanced'intgration et de cohrence d'une religion, ainsi que la force et la sincrit d'uneadhsion personnelle. Le phnomne religieux est un compos de ces lments, variableen chaque groupe et en chaque sujet. Tout adepte les intgre d'une faon trs ingale enune unit globale et sans pareille, o les uns se trouvent dgrads, voire inexistants, lesautres, exalts au point d'tre exclusifs. Mais chacun d'eux, et surtout leur synthse, tend faire traverser l'abme de l'insondable, jeter un pont entre les deux rives du connu etde l'inconnu, entre la satisfaction terrestre et limite d'un dsir toujours inassouvi et laplnitude comble des aspirations humaines les plus hautes.

    1C. Baudelaire : Fuses, I.2E. Durkheim : les Formes lmentaires de la vie religieuse (Paris, Alcan, 1912).3Voir G. Van der Leeuw : la Religion dans son essence et ses manifestations (Paris,Payot, 1970).

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    De nombreux auteurs ont voulu privilgier certains lments de cette analyse. Pour lesuns, l'lment le plus spcifique serait le sacr. Le monde serait divis en deux domaines,celui du profane, celui du sacr qui relverait exclusivement de la religion. La religionserait alors, suivant Durkheim, un systme solidaire de croyances et de pratiquesrelatives des choses sacres, c'est--dire spares, interdites, croyances et pratiques qui

    unissent en une mme communaut morale appele Eglise tous ceux qui y adhrent

    1

    .Accentuant encore l'aspect collectif du phnomne religieux, Durkheim tend rduire lereligieux au social : il y aurait un social sacr et un social profane. C'est la catgorie dusocial qui engloberait les deux domaines. Mais cette rduction sociologique est rejetepar d'autres auteurs qui maintiennent la spcificit du sacr pour dfinir la religion.

    Le bouddhisme illustre le passage de l'illumination personnelle la religion institue

    L'histoire du bouddhisme illustre avec un certain clat ces interactions entre les diverslments qui composent une religion et, notamment, le passage de l'illumination 2 l'institution, que certains considrent comme une dgradation, d'autres, comme une

    intgration. Le Sage Gautama s'tait veill une nouvelle vision du salut quidlivrerait les hommes de l'emprise de la douleur. Elle ne comportait ni prires aux dieux,ni offrandes, ni dogmes, ni rites. Elle consistait prendre conscience du vide d'uneexistence trompeuse et teindre tout dsir de cette existence, sous toutes les formes oelle dploie ses sductions illusoires. Rien, nous dit Andr Bareau, dans sa clbreleon inaugurale au Collge de France, rien, dans l'existence fort simple du Bienheureuxet de ses premiers disciples, n'appartient ce que l'on entend gnralement par le mot dereligion : ni dieu dont on se reconnat le fidle, ni, par consquent, dvotion, adoration,prires, offrandes, sacrifices, ni rites, ni crmonies cultuelles, rien non plus demystrieux, de secret, d'sotrique, rien de sacr, rien de mystique. Pour ses disciples, leBouddha n'est qu'un homme, un matre respect, certes, mais un homme d'une natureidentique celle des autres hommes, qui a dcouvert une voie de salut permettant de sepasser compltement de l'aide des dieux et des moyens divers par lesquels on cherche obtenir cette aide. Les deux occupations essentielles du Bienheureux et de ses moinessont, d'une part, les exercices psychophysiologiques emprunts ou apparents au yoga. mditation et concentration mentale visant purifier, apaiser et dlivrer la pense et,d'autre part, la prdication de la doctrine et ce qui s'y rattache : enseignement, discussion,conseils, encouragements, consolations, prodigus aussi bien aux laques qu'aux jeunesmoines.

    Mais ces doctrines et ces pratiques apparurent dans un milieu dtermin avec lequel ellesse trouvaient en opposition et qui parvint les transformer et les rcuprer. Au tempsdu Bouddha, comme aujourd'hui encore, en grand nombre les Indiens croyaient quel'ascse et la mditation dveloppaient en l'homme des pouvoirs surnaturels ettransformaient leurs adeptes en demi-dieux redoutables qu'il importait de se concilier pardes hommages et des offrandes. D'autre part, les aumnes distribues aux asctes (voirSdhu) et la vnration des saints compensaient les mauvaises actions et assuraient de

    1E. Durkheim : les Formes lmentaires de la vie religieuse (Paris, Alcan, 1912).2Le baptme chrtien a t assimil aussi une illumination . Justin : Apologies, trad.Pautigny (Paris, Picard, 1904). Voir M. Jourjon : le Baptme, bain de lumire , inParole et Pain, no 49 (mars-avril 1972).

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    favorables rincarnations. Ces ides entranrent rapidement, aprs la mort de l' veill, la naissance du culte bouddhique, la transformation de la voie de la Dlivranceprche par le Bouddha en une vritable religion . On recueillit les reliques des saints,on difia des monuments sur leur tombe, on peignit et sculpta leur image, on inventa denouvelles classes de divinits, on leur rendit un culte, on imagina des rites, on codifia une

    morale. Le bouddhisme, qui s'tait constitu comme une voie de salut sans dieu, s'instituaen vraie religion, et le Bouddha fut divinis. Une scolastique tenta de justifier, subtile etintarissable, cette insertion, en un milieu culturel donn, d'un mouvement qui tait destin s'en dtacher. La religion bouddhique, conclut Andr Bareau, est donc ne et s'estdveloppe sous l'effet des actions et des ractions des laques et des moines, sous l'effetd'une adaptation invitable aux besoins spirituels et autres des premiers et du souci desseconds, du moins des plus sages d'entre eux, de ne pas trahir l'esprit de la doctrine queleur avait lgue le Bouddha. Le jour o cet esprit n'aurait plus assez de vigueur pour sedistinguer de sa gangue culturelle et institutionnelle, le bouddhisme aurait cess de vivre.Cette analyse reste videmment sommaire, comme celle qui oppose, dans le judasme etles religions qui en sont issues, le prophtisme et le sacerdoce, le charismatique et le

    juridique, l'esprit et l'institution, l'amour et la loi, la foi et la scolastique, l'lan de la fteet le culte rituel. Mais elle est clairante sur la situation conflictuelle de tout ce qui touche la religion.

    TROIS ATTITUDES CONTEMPORAINES

    Sa nature complexe et conflictuelle rend le phnomne religieux particulirementvulnrable. Selon que l'on considre l'un ou l'autre de ses lments l'exclusion desautres, il se prte des critiques plus ou moins radicalement ngatrices. Voyons, parexemple, quelques-unes de ces critiques, parmi les trois attitudes les plus rpanduesaujourd'hui.

    Le marxisme ne considre que deux aspects antinomiques de la religion

    La religion, selon Karl Marx, se prsente la fois sous deux aspects diffrents : elle estl'expression compensatrice de la dtresse relle des hommes et, en ce sens, elle tend lesendormir, comme un opium, dans le rve d'une vie meilleure, future, au-del, pour qu'ilsse rsignent mieux leur dtresse prsente, ici-bas. Mais la religion est aussi uneprotestation contre la dtresse relle1, comme en tmoignent les invectives des prophtescontre l'injustice des puissants, les maldictions de Jsus-Christ l'adresse des riches etdes pharisiens, les rvoltes des petits contre les princes au nom du christianisme et laparticipation de tant de chrtiens, prtres et lacs, aux rvolutions des temps modernes.D'un ct, force de maintien de l'ordre tabli ; de l'autre ct, force de subversion. Maisce second aspect est le seul qui puisse valoriser la religion aux yeux du marxiste : elle sertd'instrument dans la lutte sociale pour la justice, tandis que, sous son premier aspect, elleteint au contraire l'ardeur au combat. La justice n'est conue par le marxiste que commeune meilleure organisation de ce monde-ci, non point comme une juste conformit auxvolonts divines, ainsi que l'entendent les religions issues de la Bible. Dans la perspectivemarxiste, Dieu dcentre les efforts de l'homme ; au lieu de se diriger vers un monde

    1Voir K. Marx : Contribution la critique de la philosophie du droit et G. Morel : Communisme aujourd'hui , in les Etudes (dcembre 1971).

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    toujours plus humain, ils se dispersent et se neutralisent en face des exigences de l'Autre ;l' Autre dtourne du semblable.

    La religion devrait tre aussi limine un autre titre, comme obstacle l'analysescientifique de la vie politique, sociale et conomique.

    La pense de Marx et celle d'Engels se sont dveloppes une priode o les thoriessocialistes naissantes s'affublaient volontiers du manteau d'un no-christianisme inspirdes communauts vangliques primitives1. Les thoriciens du socialisme scientifique ontcombattu obstinment ces tendances. De mme que la science physique moderne s'estconstitue en s'mancipant de la mtaphysique, ainsi la science de l'volution socialedevait-elle s'laborer indpendamment de la tutelle d'une thologie. Le communismerefusait d'tre une nouvelle religion : il se voulait une science. De mme, Marx et Engelsrejetaient toute formule qui et fait de l'athisme, comme certains rformistes le disaientvers 1850, une nouvelle religion . Leur athisme se voulait rfractaire toutedivinisation et tout culte ; il n'y aurait pas une religion de l'homme, la suite d'une

    religion de Dieu. C'tait la sensibilit et la pense religieuses elles-mmes qu'il importaitd'carter de tout raisonnement sur le devenir social. Ils ne tolraient aucune quivoque surce point. La chimie contemporaine n'est pas une nouvelle alchimie ; elle procde d'un toutautre esprit. Ainsi en va-t-il de la science du socialisme : elle ne substitue pas une religion une autre, elle limine le sentiment religieux.

    Mais le marxisme ne devait parvenir cette dignit de science qu' la suite d'une luttedialectique acharne dont l'analyse montre fort bien ce que Henri Desroche appelle l'ontogense religieuse du marxisme . L'exemple est remarquablement choisi pourillustrer le fait que l'irrligion plonge ses racines dans le religieux et cette consquencequ'une mme sociologie devrait runir ces phnomnes antithtiques pour lescomprendre. Il permet aussi de mieux situer les causes de l'antichristianisme marxiste.Celui-ci est beaucoup moins dtermin par les dfaillances morales des gens d'glise, parleur collusion avec le pouvoir et avec un rgime conomique d'exploitation de l'homme,que par cette volont radicale de constituer une science de la socit, qui ne se rfre qu'son objet, l'exclusion de toute considration trangre cet objet, comme celle de Dieuou de l'me immortelle.

    Ainsi la discontinuit formelle de deux univers mentaux, celui de la scularisationmarxiste et celui de la thologie chrtienne, se dtache sur une continuit historique etgntique. Le marxisme nat, en effet, de cette conjoncture dialectique de deux forces,l'une traditionnelle et thologique, l'autre rvolutionnaire et scularisante ; il part de deuxpoints de vue opposs sur le monde, le point de vue de l'ternit et celui de la temporalit.Il revendique l'autonomie des sciences humaines et de l'Etat. A ses yeux, l'Etat n'a pasd'autre centre de gravit que lui-mme ; mais il ne doit pas pour autant se transformer enune nouvelle Eglise. Henri Desroche marque trs fortement la triple discontinuit quispare la pense marxiste de la pense religieuse : rupture avec les religions du pass etles rgimes sociaux qui leur sont lis ; rupture avec les religions du prsent dguisessous les masques du progrs social ; rupture avec les religions de l'avenir, athisme d'Etatou tatisme athe. Le christianisme, qui fut l'un des lments les plus rvolutionnaires

    1Voir H. Desroche : Socialismes et sociologie religieuse (Paris, Editions Cujas, 1966).

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    de l'esprit humain , ne peut tre dpass en tant que religion ; il est vou disparatre entant que tel, pour tre remplac par le socialisme athe qui d-difie le christianisme,comme celui-ci avait d-difi les autres religions. L'athisme marxiste apparatraitainsi comme un achvement des idologies qui l'ont prcd, qui s'taientinstitutionnalises en Eglises, et dont il sauvegarderait, en le retournant contre elles, le

    ferment rvolutionnaire originel, dans un mouvement analogue celui qui leur donnanaissance.

    Cette dialectique aide aussi mieux approfondir certains aspects de l'athismecontemporain. S'il vise laciser l'Etat, en liminant toute trace de religiosit ou de sacrdans la conception mme de l'Etat, il ne tend pas moins supprimer tout ce qu'il y auraitd'tatique dans les manifestations de la religion. Il atteint en premier lieu les institutionsecclsiastiques qui prtendent grer la vie religieuse des hommes. Il rejette toute ide ettoute pratique de mdiation. L' opium du peuple n'est qu'une formule de combat qui nedoit pas dissimuler une critique beaucoup plus fondamentale non seulement desinstitutions religieuses, mais des thologies. L'athisme des milieux modernes, a crit G.

    Le Bras, nous oblige scruter tous les cadres sociaux et toute la vie de l'esprit : car lasociologie de l'irrligion constitue l'un des principaux, chapitres, le plus mouvant detoute sociologie religieuse. Les chrtiens qui se disent marxistes ne voient pas quelleprofondeur ils se trouvent en opposition avec le marxisme ou avec le christianisme. Ilserait plus logique de dire : ni Marx ni Jsus.

    Comme nous l'avons indiqu, des lments du phnomne religieux peuvent se reprerdans les attitudes les moins religieuses d'intention. C'est ainsi, par exemple, que MirceaEliade1 a discern dans le marxisme la survivance et la projection d'un des mytheseschatologiques fondamentaux du judasme et du christianisme, le rle rdempteur qu'ilattribue au juste perscut en l'occurrence le proltariat , victime de la socit quil'exploite et mdiateur de salut de la socit future. Jacques Monod 2, de son ct, a beau jeu de dnoncer la projection animiste dans le matrialisme dialectique de Marx etEngels.

    Pour Freud, la religion nat du dsir de compenser la dtresse humaine

    Freud adopte une position analogue celle de Marx, du moins sur un point fondamental,mais pour d'autres motifs : la religion nat du besoin de rendre supportable la dtressehumaine. Cette dtresse s'enracine dans un profond sentiment de culpabilit pour toutesles prohibitions qui ont t enfreintes, notamment les meurtres du pre et des frres etl'inceste. Ce sentiment lui-mme drive de dsirs humains indment ressentis ousatisfaits. La seule faon de les lgitimer est de les transposer un niveau suprieur, celuide la religion. Elle est ainsi le fruit, la fois, du dsir et de l'illusion.

    La dtresse humaine procde aussi du sentiment, qui va jusqu' l'angoisse, des dangersauxquels l'existence se trouve expose. Face aux forces de la nature, l'homme est aussifaible qu'un enfant. Il prouve le besoin d'une protection, de sa mre d'abord, puis dupre, puis d'un tre surhumain, la divinit, qui est toujours conue, selon Freud, comme

    1M. Eliade : le Sacr et le profane (Paris, Gallimard, 1965).2J. Monod : le Hasard et la ncessit(Paris, Le Seuil, 1970).

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    un Pre d'une dignit plus leve . Il en a les attributs de lgislateur, de juge et deprotecteur tout-puissant.

    La religion est une illusion qui tire sa force du fait qu'elle va au-devant de nos dsirsinstinctifs. Et Freud la compare la psychose hallucinatoire qui est un tat de

    confusion mentale bienheureuse ; ou encore la nvrose obsessionnelle, qui est unereligion prive dfigure , tandis que la religion serait une nvrose obsessionnelleuniverselle1 .

    Freud oppose la religion la science, comme la puissance antagoniste la plus dangereuse.A la manire d'Auguste Comte, il distingue trois conceptions du monde, correspondant trois ges de l'humanit : la conception animiste (mythologique), la conception religieuseet la conception scientifique. Ces trois conceptions peuvent d'ailleurs subsister dans unemme poque historique, comme notre XXe sicle, et coexister dans un mme individuqui n'a pas parfaitement ralis son unit mentale. La maturit de l'individu se caractrisepar la prdominance du principe de ralit sur le principe de plaisir, qui distingue

    galement la phase scientifique du dveloppement de l'humanit. La religion, quidisposait son profit des plus fortes motions de l'homme , est l'oppos de la sciencequi rejette les miracles, les dogmes, l'intolrance et jusqu' l'ide qu'il y ait dansl'univers une puissance pleine de sollicitude pour chacun et occupe mener bonne fintout ce qui le concerne... . Il objecte l'existence du mal, qui exclut l'existence d'unordonnateur et protecteur suprme. Celui-ci n'a pas russi, au cours de centaines demillnaires, rendre les hommes plus heureux et plus vertueux. Les consolations de lareligion ne sont qu'un narcotique, comme ses croyances n'taient qu'illusion, autant designes d'une survivance de dsirs et d'ides infantiles dans l'me humaine. Les idesreligieuses ne sont qu'une cration de la culture , destine dfendre l'homme contre l'crasante suprmatie de la nature 2.

    Il appartient l'homme d'aujourd'hui d'assumer en adulte les vicissitudes de sa condition.C'est une ide qui sera reprise par beaucoup de thologiens contemporains de la mort deDieu. , dans un contexte souvent plus freudien que nietzschen. L'abandon de lareligion aura lieu avec la fatale inexorabilit d'un processus de croissance et nous noustrouvons l'heure prsente, justement dans cette phase de l'volution (Idem). Et lepsychanalyste interpelle, en les opposant, croyants purils et savants adultes : Votreunivers s'croule, dit-il aux premiers, il ne vous reste qu' dsesprer de tout, de lacivilisation et de l'avenir de l'humanit. Puis, s'adressant aux esprits scientifiques : Prpars renoncer une bonne part de nos dsirs infantiles, nous pouvons supporter quecertaines de nos esprances se rvlent comme tant des illusions. Nous ne perdrons paspour cela tout intrt pour les choses de l'univers et de la vie...

    Dlivr de ses illusions qui l'alinaient dans des rves d'au-del, plus satisfaisants pourune libido gare que pour la raison, l'homme ne rencontrera pas pour autant le bonheur :

    1Pour l'tude de la religion selon Freud. Voir S. Freud : Totem et tabou (Paris, Payot,1971) ; l'Avenir d'une illusion (Paris, P.U.F, 1971) ; Nouvelles confrences sur lapsychanalyse (Paris, Gallimard, 1936) ; Mose et le monothisme (Paris, Gallimard,1948).2S. Freud : l'Avenir d'une illusion (Paris, P.U.F, 1971).

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    Il se trouvera sans aucun doute dans une situation difficile il sera contraint de s'avouertoute sa dtresse, sa petitesse dans l'ensemble de l'univers ; il ne sera plus le centre de lacration, l'objet des tendres soins d'une Providence bnvole. Il se trouvera dans la mmesituation qu'un enfant qui a quitt la maison paternelle o il se sentait si bien et o il avaitchaud. Mais le stade de l'infantilisme n'est-il pas destin tre dpass ? L'homme ne

    peut pas ternellement demeurer un enfant, il lui faut s'aventurer enfin dans l'univershostile. C'est ce qu'on peut appeler l' ducation en vue de la ralit. 1

    Certains interprtes de la psychanalyse ont pens que les considrations de Freud sur lareligion restaient d'ordre purement psychologique et thrapeutique et rservaiententirement le problme de la transcendance. A lire les textes sans prjug, on peutdifficilement adopter cette interprtation quant la pense personnelle de SigmundFreud. Mais nous admettons volontiers que la psychanalyse2, en tant que mthode, puissengliger certaines extrapolations et hypothses de son fondateur et garder une ouverturesur la transcendance. Freud a eu conscience, en effet, des limites de ses recherches, quandil crivait : Seule une synthse des rsultats fournis par diffrentes branches de

    recherches pourra montrer quelle importance relative il faut attribuer, dans la gense desreligions, au mcanisme que nous allons essayer de dcrire ; mais un travail pareildpasse aussi bien les moyens dont dispose le psychanalyste que le but qu'il poursuit 3.On observera que ce texte est l'un des premiers qu'il ait crits sur la question et qu'ensuitel'auteur s'est montr plus catgorique, tout en temprant son zle , selon sa propreexpression.

    Pour Jacques Monod, la religion nat d'un besoin d'explication

    Une bonne partie de l'analyse freudienne parat, malgr de nombreuses diffrences deperspectives, la base des conclusions du savant biologiste, prix Nobel, Jacques Monod,sur le Royaume des tnbres4 . La destine de l'individu se confondant avec celle deson groupe, depuis les origines connues de l'histoire des hommes, les contraintes sociales,crit-il, ont d influencer l'volution gntique des catgories innes du cerveauhumain. Cette volution devait faciliter l'acceptation de la loi tribale, mais crer le besoinde l'explication qui la fonda en lui confrant la souverainet. Nous sommes lesdescendants de ces hommes. C'est d'eux, sans doute, que nous avons hrit l'exigenced'une explication, l'angoisse qui nous contraint chercher le sens de l'existence. Angoissecratrice de tous les mythes, de toutes les religions, de toutes les philosophies et de lascience elle-mme . Ce besoin tait si imprieux qu'il s'est inscritet ici le vocabulairedu biologiste remplace celui du psychanalyste dans le langage du code gntique ,o il ne cesse de se dvelopper. L'invention des mythes et des religions, la constructionde vastes systmes philosophiques sont le prix que l'homme a d payer pour survivre entant qu'animal social sans se plier un pur automatisme. Mais l'hritage purementculturel ne serait pas assez sr, pas assez puissant lui seul, pour tayer les structuressociales. Il fallait cet hritage un support gntique qui en fasse une nourriture exige

    1S. Freud : Totem et tabou (Paris, Payot, 1971).2M. Dantereau y voit une invitation purifier notre ide de Dieu le Pre : Freud etl'athisme (Paris, Descle, 1972).3S. Freud : Totem et tabou (Paris, Payot, 1914).4J. Monod : le Hasard et la ncessit(Paris, Le Seuil, 1970).

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    par l'esprit. S'il n'en tait pas ainsi, comment expliquer l'universalit, dans notre espce,du phnomne religieux la base de la structure sociale ? Comment expliquer, en outre,que, dans l'immense diversit des mythes, des religions ou des idologies philosophiques,la mme forme essentielle se retrouve ?

    Jacques Monod nomme ontognies ces crations d'entits histoires, hrosfondateurs, mythes, explications qui sont destines fonder la loi du groupe, lastructurer d'aprs des origines imaginaires et calmer ainsi l'angoisse de vivre dans unmonde hostile, en offrant la scurit d'un refuge collectif. Il croit retrouver cette formelmentaire de structure dans toutes les religions. Les grandes religions sont de mmeforme, reposant sur l'histoire de la vie d'un prophte inspir qui, s'il n'est pas lui-mme lefondateur de toutes choses, le reprsente, parle pour lui et dit l'histoire des hommes ainsique leur destine. De toutes les grandes religions, le judo-christianisme est sans doute laplus primitive par sa structure historiciste, directement attache la geste d'une tribubdouine, avant d'tre enrichie par un prophte divin. Le bouddhisme, au contraire, plushautement diffrenci, s'attache uniquement, dans sa forme originale, au karma, la loi

    transcendante qui rgit la destine individuelle. C'est une histoire des mes, plus que deshommes .

    Ces explications ontogniques ne sont, ses yeux, que des manifestations de l'animismeprimitif qui confondait l'homme, la nature, le cosmos dans un mme ensemble d'tresanims, en perptuelle interaction les uns sur les autres et commands par une mme loi.A cette alliance scurisante, le savant d'aujourd'hui oppose la connaissance objectivecomme seule source de vrit authentique . Pas plus que Freud, ce n'est pas le bonheurni un apaisement affectif qu'il attend de la science en l'opposant la religion, c'est lavrit, avec son prodigieux pouvoir de performance . On ne saurait imaginerdivergence plus radicale avec cette pense des Upanishad : La nature est magie et leGrand Seigneur est le magicien ; ce monde entier est pntr de choses qui sont desparcelles de Lui. (Svestvara Upanishad IV, 10.) La connaissance objective neremplace le bien prcieux de la religion, Jacques Monod l'avoue franchement, que par une qute anxieuse dans un univers glac de solitude [...]. L'homme sait enfin qu'il estseul dans l'immensit indiffrente de l'univers d'o il a merg par hasard. Non plus queson destin, son devoir n'est crit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et lestnbres . C'est le propre de l'homme d'assumer seul son angoisse par la seule recherchede la vrit.

    On ne s'tonnera pas qu'une position aussi austre, si elle est capable de convaincre desesprits exigeants et impressionns par les dcouvertes scientifiques, soit incapable deconqurir les mes . Mais les manifestations religieuses que l'on voit se multiplieraujourd'hui, revanches de l me sur l'esprit, de l'angoisse ontogne sur la pureobjectivit scientifique, ne sont que des rsurgences sauvages de l'animisme ancestral. Aulieu d' un panouissement prodigieux de l'humanit par la science, se creuse devantnous un gouffre de tnbres . La socit contemporaine veut bien profiter des pouvoirset des rsultats de la science, mais sans renoncer un systme de valeurs thiques d'ordreencore animiste. C'est la racine de ses contradictions et de ses dchirements : elle n'a pasle courage de choisir, c'est--dire de porter ses responsabilits et de vivre avec cohrence. Le mal de l'me moderne, c'est le mensonge, la racine de l'tre moral et social.

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    TYPOLOGIE DES RELIGIONS

    Si la complexit du phnomne religieux le rend vulnrable la critique, elle lve aussibeaucoup d'obstacles l'tablissement d'une typologie prcise des religions. Nombreusessont les tentatives de classification des religions. Elles varient suivant le caractre qui est

    choisi comme signe distinctif primordial. C'est ainsi que les religions de l'esprit ou de laconscience (centres sur le dveloppement de la vie intrieure personnelle sans mdiationoblige d'Eglise, comme le pitisme) sont opposes aux religions d'autorit (structuressacres trs organises comme l'Eglise catholique, religions d'Etat) ; les religionsprimitives (avec survivance de magie, comme l'animisme), aux religions volues(comme le bouddhisme ou le christianisme, qui s'efforcent de concilier foi et raison) ; lesreligions des uvres (qui recherchent le salut dans les actes), aux religions de la grce(qui donnent la primaut l'abandon mystique et la prire) ; les religions de l'criture(Bible, Coran), aux religions orales (animisme) ; la religion naturelle, aux religionsrvles et, parmi ces dernires, les religions immmoriales (vdisme), aux religionshistoriques (bouddhisme, zoroastrisme, judasme, christianisme, islm) ; les religions

    sacerdotales (brahmanisme), aux religions prophtiques ; les religions institutionnelles,aux religions charismatiques ; les religions cosmiques (Dieu matre de tout l'univers,connu et inconnu, et le salut affectant tout l'univers), aux religions acosmiques (la divinitn'intervient pas dans le monde, mme si elle lui a donn l'origine existence etmouvement) ; les religions d'un peuple (tribalisme), aux religions universalistes ; ondistingue encore les religions de salut, les religions mystres (aux premiers sicles denotre re, le culte de Mithra, etc.), un christianisme conventionnel et un christianismeoptionnel, etc.

    La science des religions compares n'en est encore qu' ses balbutiements. Ces essais declassification n'ont rien de rigoureux. Ils rvlent seulement l'extrme diversit etl'extrme complexit du phnomne religieux. Et surtout, il ne faudrait pas riger enabsolu ces oppositions entre types de religions1, car des religions ainsi opposes peuventtrs bien possder des traits semblables, mais ingalement accentus et diffremmentcomposs entre eux.

    Le problme serait plutt de savoir s'il y a un fonds commun toutes les religions, siindfini soit-il, et comment il a volu de la religion dite primitive aux religions positives les plus richement intgres.

    VOLUTION DES RELIGIONS

    On peut admettre qu'il existe, sinon une religion naturelle, puisqu'il n'y a pas de magistrereligieux naturel, du moins une religiosit naturelle, avec ses sentiments, ses croyances,ses pratiques. Il serait trop long de remonter ici travers les mandres incertains del'histoire des religions, pour essayer d'en dessiner le profil. La religiosit naturelle est detous les temps, d'aujourd'hui comme des ges les plus reculs. Essayons seulement dedceler dans les expriences spirituelles de notre temps les racines de cette religiositnaturelle.

    1On peut voir encore une autre typologie dans G. Van der Leeuw : la Religion (Paris,Payot, 1970).

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    La religion est elle-mme changeante

    On pourrait rappeler ici l'mouvant retentissement qu'a connu la prire d'merveillementdu pasteur-cosmonaute entre la Terre et la Lune. La dclaration de Gagarine : Je n'aipas rencontr Dieu dans le ciel a, au contraire, plutt port sourire, et personne ne

    l'aurait cru s'il avait aperu Dieu travers son tlescope. Le Dieu de la religion et desphilosophes n'a rien d'un mtore. Mais l'interprtation de l'immensit du cosmos, commejadis celle du ciel toil, l'angoisse toujours plus profonde de l'homme moderne, commecelle de tous les potes, y compris Lucrce, les limites des connaissances scientifiques lesplus pousses, l'insatiable soif de connatre, d'aimer et de vivre entretiennent uneinterrogation quasi religieuse, que certains tentent d'apaiser par la ngation, d'autres par lacroyance en Dieu1.

    Il est plus facile d'luder thoriquement ces questions que de les empcher d'affleurerobstinment la conscience. Elles constituent le milieu psychique o se dveloppe lareligiosit naturelle d'aujourd'hui. Ce ne sont plus les terreurs sacres des temptes, des

    orages, des glaces, des forts, des fauves, des sismes qui entretiennent le sentiment dusacrencore que s'ils revenaient... !, mais les perceptions des limites du savoir, dupouvoir et de l'amour, et le dsir de franchir ces limites. Le matrialisme, le positivisme,l'athisme, le scientisme laissent intact le mystre de l'tre. Mme si le spectacle desespaces infinis nous effraie moins que Pascal, l'existence d'une seule goutte d'eau reste unmystre. On a beau l'analyser, la mesurer, la peser, la transformer en gaz, en solide, eninvisible nergie, on n'a pas puis le mystre de son existence immdiate. Alors, quedire de l'homme mme ? La religion, exploite par une classe contre une classe ouinvente pour compenser la dtresse, a pu servir d' opium du peuple mais la croyance,qui nat la pointe de ces interrogations essentielles, est, au contraire, l'oxygne de l'me.L'me touffe dans les limites de la raison : elle s'y sent corsete. Elle aspire, certes, suivre les lignes de la raison et, sans les dmentir, les prolonger, mais, alors, dans uneatmosphre qui n'est plus celle de l'vidence, qui est celle de la foi. Cette foi peut treplus ou moins rserve ou fconde, froide ou fervente, aller du refus l'invocation , del'intuition la prire, de la conviction intellectuelle l'attitude morale. Elle peutengendrer un systme plus ou moins riche, plus ou moins contraignant d'ides et deprceptes. Aucun magistre autre que la conscience, en dehors d'une rvlation, n'endfinit les contours. Cette religiosit pourra servir de terrain naturel aux religionspositives qui viendront y implanter leurs dogmes, leurs lois, leurs rites.

    Les religions positives sont d'une incroyable diversit

    Il est assez hallucinant le tableau des religions inventes par l'homme. On ne sauraitdpasser en drision de soi-mme les rcits mythologiques dcouverts dans tous lescontinents. Mais quelle gravit ne se cache pas sous le grotesque des situations ! Quelsdrames sous la bouffonnerie ! Avec quelle ironie les philosophes prsocratiques n'ont-ilspas dboulonn les dieux grecs : Homre et Hsiode ont attribu aux dieux tout ce qui,chez les mortels, provoque opprobre et honte : vols, meurtres, adultres et tromperiesrciproques [...]. Oui si les bufs et les chevaux et les lions avaient des mains [...], ils

    1Sur les aspirations religieuses naturelles, voir l'allocution de Paul VI, du 12 janvier1972, dans Documentation catholique, no 1612 du 6 fvrier 1972.

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    peindraient des figures de dieux pareilles, les chevaux des chevaux, les bufs desbufs, les lions des lions... (Xnophane, fragments II, 15). Mais ils n'ont pas cesspour autant de tmoigner d'un sens religieux de la vie : il tait seulement plus purifi. Lesreligions positives prtendent inclure dans leur message les rponses aux nigmes de lacondition humaine. A la religiosit subjective et naturelle, elles apportent une rponse

    correspondante qu'elles dclarent objective. Mais leur diversit, leur intolrancerciproque et parfois leurs luttes sanglantes ont renforc, par leurs contradictions,l'agnosticisme, le doute ou l'indiffrence.

    Cependant, c'est en elles que se vrifient le plus compltement les traits caractristiquesde toute religion pleinement constitue : un dogme, une morale, un culte, une hirarchie,une communaut. Cette hirarchie n'est souvent que fonctionnelle (prpos au culte, lalecture, la prdication) et non pas juridictionnelle. L'glise catholique est le plus achevde ce type d'organisation hirarchique juridictionnelle, avec ses autorits territoriales,limites en tendue et en pouvoirs, sous l'autorit suprme, le pape, qui rgne directementsur toute l'Eglise. Les conciles cumniques n'ont eux-mmes de valeur dfinitive que

    s'ils sont en accord avec le souverain pontife.Les religions positives invoquent en gnral une rvlation qui leur serait transmise parun messager de Dieu, sage, prophte, ange, ou par Dieu lui-mme. Cette rvlation peuttre d'origine immmoriale, comme le Veda pour l'hindouisme, bien que les notationscrites les plus anciennes soient dates par les rudits entre 1500 et 900 avant notre re.Elle peut tre date de faon prcise et sre pour presque tous les livres de l'Ancien et duNouveau Testament.

    Les mutations religieuses passent par trois phases

    Entre ces deux extrmes d'une religiosit naturelle, de caractre indfini, et les religionspositives, intgralement constitues en Eglises, existe-t-il des indices suffisants poursituer la naissance de la religion dans l'histoire de l'humanit ? Les thories sur l'volutionde la religion sont galement trs diverses et aucune ne rend compte de la totalit desfaits. Cette volution n'est d'ailleurs pas continue, mme au sein d'un peuple. Telle tribuconnatra, par exemple, comme chez les juifs, des alternances de polythisme et demonothisme et parfois l'existence simultane de croyances opposes. Bien plus, elles secompntrent souvent et il se rvle difficile, dans une mme attitude religieuse, de fairela part exacte des lments mls d'animisme, de manisme, de totmisme, de magie, denaturisme, de polythisme, d'hnothisme, de monothisme, etc. Le vcu religieux n'est