itw jean d'o
TRANSCRIPT
Versai l les Magazine � Novembr e 2011
Vous signez chez Héloïse d’Ormesson, votrefille, un joli livre, une Conversation entreNapoléon Bonaparte et Jean-Jacques Régisde Cambacérès. Pourquoi avez-vous choisid’écrire sur ce grand personnage del’Histoire de France?« L’année dernière, je suis venu au salonHistoirede Lire à Versailles avec C’est une chose étrangeà la fin que cemonde, un livre que j’ai mis 5 ou 6ans à écrire. Un ouvrage que je portais en moidepuis longtemps et quim’a demandé beaucoupde travail. J’avais envie de quelque chose de plus« léger », de moins dense en termes derecherches et d’écriture. Et pourtant… le sujetest immense. Napoléon Bonaparte est l’un desplus grands personnages de l’Histoire de France.Il est l’égal d’Alexandre le Grand, de Jules César,de Charlemagne, de Louis XIV ou encore deCharles Quint. Il est même un peu plus qu’eux,car ce sont tous des héritiers. Napoléon s’est
créé lui-même. Il n’est le fils que de ses propresœuvres. Un mythe vivant, une légende qui secrée, un dieu en train de surgir. »
C’est justement cet instant précis que vousavez choisi de rendre vivant. Ce momentou Napoléon, 1er Consul, décide de devenirEmpereur de France. Il s’en ouvre un soir àCambacérès. Il existe dans ce texte uneconcentration dramatique exceptionnellequi rappelle Les très riches heures del’humanité de Stefan Sweig. Ce sont desmoments clés de l’Histoire où les hommesla font basculer…« Il faut rappeler qu’à ce moment précis, lapopularité de Bonaparte est énorme. LaFrance entière est derrière lui. Le pays étaitdans une situation catastrophique et il a renduau peuple l’espérance. À Marengo, il court lerisque de se faire battre, mais la défaite sechange en victoire. Le lendemain, il se dit qu’ilpeut monter plus haut encore. Je pense que laprescience de cette ascension intervient entreMarengo et le début de l’année 1804. C’est
d’ailleurs un régicide qui le décide à devenirempereur : la mort du duc d’Enghien. »
Napoléon Bonaparte n’aimait pas beaucoupVersailles…« Non, bien sûr, Versailles est à jamais liéeaux derniers éclats de la Monarchie ; elle ades liens naturels avec la Monarchie Légitime.En devenant Empereur, Napoléon veut rétablirune Monarchie Républicaine. Il le dit : « Monmodèle n’est pas Versailles, mais Rome. Cen’est pas les Bourbons, mais César. »Napoléon ne veut pas devenir un roi fainéant àVersailles. Il explore une troisième voie, qui estlui est propre : celle du mérite. Aux principesde la Monarchie (À chacun selon sa naissance)et des Jacobins (L’Égalité ou la mort),Bonaparte veut substituer son système :À chacun son talent. »
Page 77, Napoléon dit simplement : « Je saisque j’ai un destin. ». Lorsque vous êtes venuà Versailles, l’année dernière pour votreconférence, vous avez été accueilli par
JEAN D’ORMESSON« J’ai occupé un créneau abandonnépar la littérature : celui du bonheur de vivre »
Ils sont passés par Versailles. Ce sont les « Grands témoins ». Représentants des anciensVersaillais, ou auteurs, créateurs dont Versailles a été source d’inspiration, ils nousracontent leur histoire mais aussi les souvenirs de leur passage dans la ville.
©D
R
Entretien avec le présidentdu Conseil international dela philosophie et des scienceshumaines de l’UNESCO,ancien directeur du Figaroet rédacteur en chef de larevue de philosophie Diogène,doyen d’élection de l’Académiefrançaise et auteur de35 livres. Avec l’hommede lettres qui a fait rentrer lapremière femme, MargueriteYourcenar, sous la coupoleet avec l’écrivain qui seremémore constammentla phrase de Cioran :« J’ai connu toutes les formesde déchéance. Y comprisle succès ».
À l’Académie française, lors de l’intronisation de Simone Veil.
©D
R
32 GRAND TÉMOIN
Novembr e 2011 � Versai l les Magazine
le public comme une « rock star ». Vous êtesl’un des plus grands écrivains de votregénération. Avez-vous eu un jour consciencede votre destin?« Cioran disait : « J’ai connu toutes les formesde déchéance. Y compris le succès. » Je n’aijamais pensé un jour devenir écrivain. Je croistrès simplement que j’ai eu de la chance. J’aioccupé un créneau abandonné par lalittérature ; celui du bonheur de vivre, de lagaieté, de l’espérance. À la sortie de la guerre,personne n’osait plus dire que le monde étaitbeau. J’ai été très privilégié et j’ai voulu rendreau monde un peu de ce qu’il m’avait donné.Non pas en boîte de nuit, mais plutôt dans lesuniversités et les bibliothèques. »
C’est une chose étrange à la fin que le mondeest un livre sur l’étonnement. L’étonnement,simple et spontané, d’être là. Est-cel’étonnement qui guide votre écriture?« L’étonnement mêlé à un fort sentimentd’admiration. Un sentiment très répandu il y aquelques siècles, mais qui est devenu rare. Jerefuse de penser que le talent est indissociablede la souffrance. Un jour, Bernard Franck m’adit « Tu ne seras jamais un bon écrivain Jean,car tu n’as pas assez souffert ». Cela m’avaitbeaucoup heurté. Aujourd’hui, il y a unecertaine mode du dénigrement et de ladérision. Le monde est devenu dérision. Jeprivilégie l’admiration. C’est une chose étrangeà la fin que le monde aurait pu être un livreridicule. Je l’ai écrit parce que le soleil se lèvele matin ! Je sais que le monde est tragique,mais je le remercie d’en faire partie. Je necrois plus en beaucoup de choses. J’airemplacé la croyance par l’espérance. »
De l’espérance et de la gaieté : est-ce laforme la plus élevée de politesse dont vousseriez finalement l’incarnation?« C’est en effet une forme de politesse à l’égarddu monde. Je me suis toujours juré de ne pasme comporter en académicien. Jeme suis juréque je ne prendrai jamais rien au sérieux.« Nous sommes tous dans le caniveau, mais
certains d’entre nous regardent les étoiles »disait Wilde. Je suis l’un d’entre eux. »
Faut-il être un grand admirateur de Napoléonpour avoir écrit cette Conversation?« Je ne suis pas Bonapartiste. Je suis unspectateur de son histoire. Globalement, lebilan est assez négatif, mais l’aventurehumaine est d’un romanesque incomparablechez ce personnage qui témoigne d’uneprécocité, d’une intelligence, d’une imagina-tion et d’une volonté, saisissantes. Il dit qu’il aété porté par les événements. C’est faux. Il abeaucoup travaillé. »
À propos de la précocité, Bonaparte étaitGénéral à 25, Consul à 30, et Empereurà 35 ans. Quel est, selon vous, son rapportau temps?« Bonaparte est tout entier à ce qu’il a à faire.Cette acuité à l’instant présent est, je crois,essentielle. Mais il le dit aussi lui-même :« L’éclat n’est rien sans la durée » et c’est bienà cette préoccupation qu’il répond en décidantde devenir le premier Empereur des français. »
L’écriture est-elle pour vous un plaisirou une nécessité?« Je n’ai aucun talent. Je ne sais rien faired’autre… Lorsque je n’écris pas, je suisangoissé. Cela disparaît dès que je me remetsà écrire. Lorsque j’écris vite, c’est un article.Lorsque j’écris très lentement, c’est qu’il s’agitd’un livre. Cet été, j’ai écrit une centaine de
page. J’en ai jeté à peu près quatre-vingt dix-sept en rentrant à Paris. »
Peut-on être un bon écrivain et un bonjournaliste?« Non, c’est impossible. Un journaliste travailleen équipe et s’intéresse à la vie. Un écrivain aimela solitude et s’intéresse à la mort. Comme ledisait Paul Valéry ce sont deux métiers« hystériques » qui se tuent l’un l’autre. »
Quels sont les écrivains qui vous fascinent?« Aron, Morand, Aragon. J’ai fait rentrerMarguerite Yourcenar à l’Académie françaiseaprès 350 ans d’existence sans femme; c’est àpeine si on ne m’a pas traité de voyou ! J’aiéchoué avec Aron. Aragon n’a pas voulu seplier aux règles de l’Académie et se présenter.Il aurait fallu faire une exception pour lui ; pourl’immense poète qui a écrit : « C'est une choseétrange à la fin que le monde. Un jour je m'enirai sans en avoir tout dit. Ces moments debonheur ces midis d'incendie. La nuitimmense et noire aux déchirures blondes [...]Il y aura toujours un couple frémissant. Pourqui ce matin-là sera l'aube première. Il y auratoujours l'eau le vent la lumière. Rien ne passeaprès tout si ce n'est le passant. »Malheureusement, ça n’a pas été fait. »
Un précepte de vie que vous respectez?« Trois, qui me viennent de ma mère : « Neparle pas de toi. Ne te fais pas remarquer. »Et le dernier : « Toute lettre mérite réponse. ».J’essaie de tous les respecter, vous pourrezen témoigner. »
Vous revenez à Versailles pour le salondu livre d’histoire. Quel est votre étatde conscience historique?« « La première catégorie de la consciencehistorique, ce n’est pas le souvenir » disaitHegel. « C’est l’annonce, la promesse,l’attente. » Je suis très heureux de revenir àVersailles. En particulier, avec ce livre. » �
Avec l’actrice Anouk Aimée.Avec Madeleine Druon, épouse de l’ancien résistant,prix Goncourt et académicien Maurice Druon
Jean d’Ormesson est l’auteur de 35 livres.
©D
R ©D
R
GRAND TÉMOIN 33