iran arabie

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MONDE n C’est une décision historique qui pourrait changer le cours de la crise syrienne. Samedi 12 novem- bre, la Ligue arabe, dominée par l’Arabie saoudite, a suspendu pro- visoirement la Syrie de son orga- nisation. En représailles, les mani- festants pro Bachar al-Assad, le président syrien, ont saccagé l’am- bassade saoudienne à Damas. Mais, contrairement aux apparences, l’Ara- bie saoudite ne s’est pas convertie subitement à la défense des droits de l’homme. La décision de la Ligue arabe semble plutôt une offensive des Saoudiens contre l’Iran, principal allié du régime de Bachar al-Assad. Un épisode, dans ce que de nombreux observateurs n’hésitent plus à nom- mer une « nouvelle guerre froide » entre les deux grandes puissances. Le parallèle est, il est vrai, troublant. Comme à l’époque les États-Unis et l’URSS, l’Iran et l’Arabie saoudite représentent deux visions du monde dissemblables, à partir desquelles se dessinent des zones d’influence. Deux puissances égales tentées par la dissuasion nucléaire. Le reste est à l’avenant. Depuis quelques années, la scène internationale bruisse d’his- toires d’espionnage, de manipula- tions et de complots troubles, comme la tentative d’assassinat de l’ambas- sadeur saoudien à Washington, en octobre dernier. Explications. Une rivalité historique, religieuse et… énergétique Les antagonismes entre ces deux États ne datent pas d’hier. L’Arabie saoudite et l’Iran incarnent deux branches et deux traditions de l’is- lam très différentes : le sunnisme et le chiisme. La révolution islamique iranienne de 1979 et le désir d’expan- sion des ayatollahs vont amplifier leurs divergences. Schématique- ment, les Saoudiens sont appuyés par les monarchies du Golfe, le Maroc, le Fatah palestinien, sont pro-occidentaux et tolèrent Israël. Les Iraniens se placent, quant à eux, dans le camp de la résistance à l’or- dre occidental, soutiennent le Hez- bollah libanais, le Hamas palesti- nien, sont de fidèles alliés au régime de Bachar al-Assad, issu lui-même d’une minorité chiite, les alaouites. Une division en deux camps que cer- tains observateurs tempèrent toute- fois : « Plutôt que de bipolarité fron- tale, estime Bertrand Badie, profes- seur en relations internationales à Sciences-Po Paris, il est plus perti- nent de parler de la faculté d’attrac- tion de Riyad et de Téhéran. Chaque capitale fédère des réseaux à la fois symboliques et matériels. Pour l’Ara- bie saoudite, ce sont par exemple les réseaux wahabites. Pour l’Iran, les communautés chiites, présentes au Bahreïn, en Irak, ou encore au Koweït. Réseaux financiers, ensuite, puisque ces deux puissances ont des capacités de financements importantes. S’il y a frontalité, c’est sans doute dans le domaine économique. » La chute du régime baasiste de Saddam Hussein en Irak a laissé ainsi face à face ces deux grandes puis sances pétrolières et gazières concurrentes. Avec un avantage pour l’Iran, qui se trouve entre la mer Caspienne et le golfe Persique, et surtout contrôle le détroit d’Or- muz, où transitent environ 40 % du pétrole vendu dans le monde. Une position stratégique tempérée par les sanctions américaines. Celles-ci ont eu pour conséquence de réduire de façon importante la production pétrolière de l’Iran et ont ainsi élevé POLITIQUE La Ligue arabe a suspendu la Syrie de son organisation. Un épisode de plus dans la rivalité entre Téhéran, qui soutient le régime de Bachar al-Assad, et Riyad. IRAN-ARABIE SAOUDITE LA NOUVELLE GUERRE FROIDE l’Arabie saoudite à un niveau de compétitivité supérieur. « Mais, dans le domaine politique, c’est l’Iran qui a surpassé l’Arabie saoudite, ces dernières années. C’est particulière- ment visible en Irak, qui, depuis que les chiites y sont au pouvoir (2003), est sorti de l’orbite de l’Arabie saoudite pour entrer directement dans celle de l’Iran », explique ainsi Mohsen M. Milani, professeur en relations internationales à l’université de Floride du Sud, dans un article inti- tulé Comprendre la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite, publié en octobre sur le site Foreign Affairs. Une donne bouleversée par les révolutions arabes Épargnées par les révoltes populaires, l’Arabie saoudite et l’Iran ont réagi de façons très diffé- rentes. « Du côté iranien, ces révolu- tions ont généré un certain appétit. Tandis que l’Arabie saoudite a eu peur », analyse Bertrand Badie. Les Iraniens ont salué les soulèvements tunisien et égyptien, n’hésitant pas à tordre la réalité en évoquant des « réveils islamiques ». Les Saoudiens ont, quant à eux, pris le parti des pouvoirs en place malme- nés, allant jusqu’à accueillir les dic- tateurs en fuite, comme Ben Ali. Mais c’est surtout le sort de l’Égypte, principale alliée de la dynastie des Saoud, qui inquiète le royaume. Le roi Abdallah ben Abdelaziz al Saoud n’a d’ailleurs pas du tout apprécié le lâchage de Hosni Moubarak, le prési- dent égyptien déchu, par les Améri- cains. Or, depuis la révolution, l’Égypte veut rétablir des liens avec l’Iran. En février 2011, deux navires 28 La Vie - 17 novembre 2011 La Vie - 17 novembre 2011 29 militaires de la République islami- que sont entrés en Méditerranée pour la première fois depuis 1979, la date de la révolution iranienne. Et ce sont bel et bien les autorités égyp- tiennes qui ont autorisé ce passage par le canal de Suez. Tout cela a poussé l’Arabie saoudite à agir. Diplomatiquement, d’abord. Celle-ci multiplie les initiatives pour tenter de rassembler au-delà de sa zone traditionnelle. Ainsi, le Maroc et la Jordanie, qui ne sont pas à proprement parler des pays du Golfe, vont rejoindre prochaine- ment le Conseil de coopération du Golfe (CCG). Militairement, égale- ment. À Bahreïn, une étape de plus Arabie saoudite et Iran incarnent deux branches différentes de l’islam : le sunnisme et le chiisme L’Égypte, jusque-là principale alliée des Saoud, cherche à rétablir des liens avec l’Iran Depuis l’effondrement de l’Irak, les deux grandes puissances pétrolières et gazières sont frontalement concurrentes. a été franchie lorsque l’Arabie saoudite a engagé ses troupes, le 14 mars dernier, pour aider la famille régnante sunnite à mater un soulève ment de la popu lation, majoritairement chiite. Le spectre d’un conflit par procuration Première crainte : celle d’une course à l’arme nucléaire entre les deux États. L’avancement supposé des Iraniens vers la bombe nucléaire pourrait décider l’Arabie saoudite à se lancer franchement dans la course. Deuxième source d’inquié- tudes : l’Irak, qui détient une fron- tière avec les deux pays. Que se passera-t-il après le retrait complet des 39 000 soldats américains, prévu à la fin 2011 ? De nombreux obser- vateurs y agitent le spectre d’une guerre par procuration. « L’Irak est aujourd’hui dominé par un condomi- nium à trois : la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite. Tout le monde sem- blait se satisfaire de ce partage tacite, analyse Bertrand Badie. Mais la déstabilisation de la région pourrait le remettre en cause. » Quant à la Syrie, le pays est au centre de toutes les préoccupations. Car, dans cette redistribution des cartes, la survie ou la chute du régime de Bachar al-Assad sera déterminante. ANNE GUION

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MONDE

n C’est une décision historique qui pourrait changer le cours de

la crise syrienne. Samedi 12 novem­bre, la Ligue arabe, dominée par l’Arabie saoudite, a suspendu pro­visoirement la Syrie de son orga­nisation. En représailles, les mani­festants pro Bachar al­Assad, le président syrien, ont saccagé l’am­bassade saoudienne à Damas. Mais, contrairement aux apparences, l’Ara­bie saoudite ne s’est pas convertie subitement à la défense des droits de l’homme. La décision de la Ligue arabe semble plutôt une offensive des Saoudiens contre l’Iran, principal allié du régime de Bachar al­Assad. Un épisode, dans ce que de nombreux observateurs n’hésitent plus à nom­mer une « nouvelle guerre froide » entre les deux grandes puissances. Le parallèle est, il est vrai, troublant. Comme à l’époque les États­Unis et l’URSS, l’Iran et l’Arabie saoudite représentent deux visions du monde dissemblables, à partir desquelles se dessinent des zones d’influence. Deux puissances égales tentées par la dissuasion nucléaire. Le reste est à l’avenant. Depuis quelques années, la scène internationale bruisse d’his­toires d’espionnage, de manipula­tions et de complots troubles, comme la tentative d’assassinat de l’ambas­sadeur saoudien à Washington, en octobre dernier. Explications.

Une rivalité historique, religieuse et… énergétique

Les antagonismes entre ces deux États ne datent pas d’hier. L’Arabie saoudite et l’Iran incarnent deux branches et deux traditions de l’is­lam très différentes : le sunnisme et le chiisme. La révolution islamique iranienne de 1979 et le désir d’expan­sion des ayatollahs vont amplifier leurs divergences. Schématique­ment, les Saoudiens sont appuyés

par les monarchies du Golfe, le Maroc, le Fatah palestinien, sont pro­occidentaux et tolèrent Israël. Les Iraniens se placent, quant à eux, dans le camp de la résistance à l’or­dre occidental, soutiennent le Hez­bollah libanais, le Hamas palesti­

nien, sont de fidèles alliés au régime de Bachar al­Assad, issu lui­même d’une minorité chiite, les alaouites. Une division en deux camps que cer­tains observateurs tempèrent toute­fois : « Plutôt que de bipolarité fron-tale, estime Bertrand Badie, profes­seur en relations internationales à Sciences­Po Paris, il est plus perti-nent de parler de la faculté d’attrac-tion de Riyad et de Téhéran. Chaque capitale fédère des réseaux à la fois symboliques et matériels. Pour l’Ara-bie saoudite, ce sont par exemple les réseaux wahabites. Pour l’Iran, les communautés chiites, présentes au Bahreïn, en Irak, ou encore au Koweït. Réseaux financiers, ensuite, puisque ces deux puissances ont des capacités de financements importantes. S’il y a frontalité, c’est sans doute dans le domaine économique. » La chute du régime baasiste de Saddam Hussein en Irak a laissé ainsi face à face ces deux grandes puis sances pétrolières et gazières concurrentes. Avec un avantage pour l’Iran, qui se trouve entre la mer Caspienne et le golfe Persique, et surtout contrôle le détroit d’Or­muz, où transitent environ 40 % du pétrole vendu dans le monde. Une position stratégique tempérée par les sanctions américaines. Celles­ ci ont eu pour conséquence de réduire de façon importante la production pétrolière de l’Iran et ont ainsi élevé

PolitiqUe La Ligue arabe a suspendu la Syrie de son organisation. Un épisode de plus dans la rivalité entre Téhéran, qui soutient le régime de Bachar al-Assad, et Riyad.

Iran-arabIe saoudIteLA NOUvELLE gUERRE fROiDE

l’Arabie saoudite à un niveau de compétitivité supérieur. « Mais, dans le domaine politique, c’est l’Iran qui a surpassé l’Arabie saoudite, ces dernières années. C’est particulière-ment visible en Irak, qui, depuis que les chiites y sont au pouvoir (2003), est sorti de l’orbite de l’Arabie saoudite pour entrer directement dans celle de l’Iran », explique ainsi Mohsen M. Milani, professeur en relations internationales à l’université de Floride du Sud, dans un article inti­tulé Comprendre la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite, publié en octobre sur le site Foreign Affairs.

Une donne bouleversée par les révolutions arabes

É p a r g n é e s p a r l e s r é vo l t e s po pulaires, l’Arabie saoudite et l’Iran ont réagi de façons très diffé­rentes. « Du côté iranien, ces révolu-tions ont généré un certain appétit. Tandis que l’Arabie saoudite a eu peur », analyse Bertrand Badie. Les Iraniens ont salué les soulèvements tunisien et égyptien, n’hésitant pas à tordre la réalité en évoquant des « réveils islamiques ». Les Saoudiens ont, quant à eux, pris le parti des pouvoirs en place malme­nés, allant jusqu’à accueillir les dic­tateurs en fuite, comme Ben Ali. Mais c’est surtout le sort de l’Égypte, principale alliée de la dynastie des Saoud, qui inquiète le royaume. Le

roi Abdallah ben Abdelaziz al Saoud n’a d’ailleurs pas du tout apprécié le lâchage de Hosni Moubarak, le prési­dent égyptien déchu, par les Améri­cains. Or, depuis la révolution, l’Égypte veut rétablir des liens avec l’Iran. En février 2011, deux navires

28 La Vie - 17 novembre 2011 La Vie - 17 novembre 2011 29

militaires de la République islami­que sont entrés en Méditerranée pour la première fois depuis 1979, la date de la révolution iranienne. Et ce sont bel et bien les autorités égyp­tiennes qui ont autorisé ce passage par le canal de Suez. Tout cela a poussé l’Arabie saoudite à agir. Diplomatiquement, d’abord. Celle­ci multiplie les initiatives pour tenter de rassembler au­delà de sa zone traditionnelle. Ainsi, le Maroc et la Jordanie, qui ne sont pas à proprement parler des pays du Golfe, vont rejoindre prochaine­ment le Conseil de coopération du Golfe (CCG). Militairement, égale­ment. À Bahreïn, une étape de plus

Arabie saoudite et iran incarnent deux branches différentes de l’islam : le sunnisme et le chiisme

l’Égypte, jusque-là principale alliée des Saoud, cherche à rétablir des liens avec l’iran

Depuis l’effondrement de l’irak, les deux grandes puissances pétrolières et gazières sont frontalement concurrentes.

a été franchie lorsque l ’Arabie saoudite a engagé ses troupes, le 14 mars der nier, pour aider la famille régnante sunnite à mater un soulève ment de la popu lation, majoritairement chiite.

le spectre d’un conflit par procuration

Première crainte : celle d’une course à l’arme nucléaire entre les deux États. L’avancement supposé des Iraniens vers la bombe nucléaire pourrait décider l’Arabie saoudite à se lancer franchement dans la course. Deuxième source d’inquié­tudes : l’Irak, qui détient une fron­tière avec les deux pays. Que se

passera­t­il après le retrait complet des 39 000 soldats américains, prévu à la fin 2011 ? De nombreux obser­vateurs y agitent le spectre d’une guerre par procuration. « L’Irak est aujourd’hui dominé par un condomi­nium à trois : la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite. Tout le monde sem-blait se satisfaire de ce partage tacite, analyse Bertrand Badie. Mais la déstabilisation de la région pourrait le remettre en cause. » Quant à la Syrie, le pays est au centre de toutes les préoccupations. Car, dans cette redistribution des cartes, la survie ou la chute du régime de Bachar al­Assad sera déterminante. ●

Anne Guion