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SOCIOLOGIE DE L'INNOVATION DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES Doc. 1 – Innovation, invention, découverte (…) Pouvons-nous nous entendre, tout d’abord, sur le sens des mots ? Si la découverte montre ce qui n’était pas connu, mais qui existe déjà dans la nature ou comme objet logico-mathématique (celle de l’Amérique par exemple, ou des gènes), l’invention qui seule se brevète crée quelque chose de nouveau par la combinaison menée de façon nouvelle de conditions connues. (…) Le génie d’invention « se fait une route là où personne n’a marché avant lui » (Voltaire). L’innovation, quant à elle, est dans le domaine de la vie sociale et politique ce que l’invention est dans celui de la technique : un bouleversement de ce qui était tenu pour acquis, en principe non réversible. C’est « un processus d’influence qui conduit au changement social et dont l’effet consiste à rejeter les normes sociales existantes et à en proposer de nouvelles » (Larousse). L’innovation remplace un régime ancien dans un domaine quelconque par un régime nouveau qui va progressivement devenir dominant par l’acceptation commune des hommes et des sociétés. L’invention technique n’est pas l’innovation même si elle en est la condition. Bien des processus techniques que nous considérons comme innovants ne sont rien d’autre que des raffinements sans cesse proposés pour l’amélioration d’inventions connues de longue date. Ils aident à mieux vivre dans le cadre d’une culture partagée ; ils peuvent susciter l’émerveillement ; ils ne sont pas nécessairement innovants s’ils ne peuvent, avec un minimum de recul, être considérés comme inscrits dans le patrimoine des idées nécessaires de l’humanité. La novation est cependant la condition de l’innovation certes mais l’acceptation et la diffusion d’une idée peuvent être découplées du moment même où l’invention a eu lieu. Ce fut le cas par exemple pour l’invention de la poudre à canon, en Chine, utilisée pour des usages pyrotechniques exclusivement, avant que l’usage s’en répande dans d’autres domaines moins honorifiques et ludiques dans les sociétés européennes du Moyen-Age. L’innovation ici n’est pas nécessairement bonne. L’invention, neutre, portait en elle cependant ces possibilités qui ont bouleversé l’art de la guerre et l’équilibre des nations mais cette utilisation stratégique innovante n’a été ni voulue ni sans doute perçue par le génie propre des Chinois inventeurs. Il leur manquait l'intuition capitale si maléfique de ce que la maîtrise de la poudre pouvait apporter au contrôle des Etats et des populations. On sait aussi que les Aztèques connaissaient la roue, s’ils ne s’en servaient pas comme d’un instrument efficace de portage et de transport. Elle apparaît sur des jouets d’enfants exclusivement. On peut s’interroger

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SOCIOLOGIE DE L'INNOVATIONDOCUMENTS COMPLEMENTAIRES

Doc. 1 – Innovation, invention, découverte

(…)Pouvons-nous nous entendre, tout d’abord, sur le sens des mots ? Si la découverte montre ce qui n’était pas connu, mais qui existe déjà dans la nature ou comme objet logico-mathématique (celle de l’Amérique par exemple, ou des gènes), l’invention qui seule se brevète crée quelque chose de nouveau par la combinaison menée de façon nouvelle de conditions connues. (…)Le génie d’invention « se fait une route là où personne n’a marché avant lui » (Voltaire). L’innovation, quant à elle, est dans le domaine de la vie sociale et politique ce que l’invention est dans ce-lui de la technique : un bouleversement de ce qui était tenu pour acquis, en principe non réversible. C’est « un processus d’influence qui conduit au changement social et dont l’effet consiste à rejeter les normes sociales existantes et à en proposer de nouvelles » (Larousse). L’innovation remplace un ré-gime ancien dans un domaine quelconque par un régime nouveau qui va progressivement devenir domi-nant par l’acceptation commune des hommes et des sociétés. L’invention technique n’est pas l’innovation même si elle en est la condition. Bien des processus techniques que nous considérons comme innovants ne sont rien d’autre que des raffi-nements sans cesse proposés pour l’amélioration d’inventions connues de longue date. Ils aident à mieux vivre dans le cadre d’une culture partagée ; ils peuvent susciter l’émerveillement ; ils ne sont pas nécessai-rement innovants s’ils ne peuvent, avec un minimum de recul, être considérés comme inscrits dans le pa-trimoine des idées nécessaires de l’humanité. La novation est cependant la condition de l’innovation certes mais l’acceptation et la diffusion d’une idée peuvent être découplées du moment même où l’invention a eu lieu. Ce fut le cas par exemple pour l’invention de la poudre à canon, en Chine, utilisée pour des usages pyrotechniques ex-clusivement, avant que l’usage s’en répande dans d’autres domaines moins honorifiques et ludiques dans les sociétés européennes du Moyen-Age. L’innovation ici n’est pas nécessairement bonne. L’invention, neutre, portait en elle cependant ces possibilités qui ont bouleversé l’art de la guerre et l’équilibre des na-tions mais cette utilisation stratégique innovante n’a été ni voulue ni sans doute perçue par le génie propre des Chinois inventeurs. Il leur manquait l'intuition capitale si maléfique de ce que la maîtrise de la poudre pouvait apporter au contrôle des Etats et des populations. On sait aussi que les Aztèques connaissaient la roue, s’ils ne s’en servaient pas comme d’un instru-ment efficace de portage et de transport. Elle apparaît sur des jouets d’enfants exclusivement. On peut s’interroger sur les moyens de portage et de levage utilisés par cette civilisation en l’absence d’animaux porteurs de grande force et de systèmes d’utilisation des énergies naturelles, il reste que la roue, innova-tion qui est devenue partie certaine du socle dur des idées nécessaires de l’humanité, n’a pas été, alors même qu’elle était connue en son principe logique, considérée par eux comme un facteur nécessaire de développement. Parce qu’ils plaçaient leurs efforts de maîtrise et de compréhension de l’univers dans d’autres domaines tandis que la main d’œuvre humaine et servile suffisait à l’accomplissement de leurs grands desseins. Car il ne s’agit pas en effet d’aveuglement, mais d’une orientation différente du grand dessein général d’une société donnée. On peut prendre des exemples plus proches de notre culture de cet aveuglement spécifique. Il s’agit là d’une donnée d’observation. Il a fallu attendre Galilée pour que soit analysée mathématiquement la para-bole que décrit le jet d’eau ou celle que décrit la course d’un boulet de canon. Avant Galilée, la mathéma-tique rendait compte de l’effet d’une force ascendante rectiligne continue qui se brisait net en un point, ce qui entraînait une chute verticale également rectiligne de l’eau ou de l’obus. Et pourtant, comme Francas-tel l’a noté, les peintres qui reproduisaient ce qu’ils voyaient de leurs yeux, figuraient la course du jet d’eau sous une forme parabolique. Il n’y a pas eu de découverte puisque la chose était là, artificiellement étalée aux yeux par la peinture, mais le dessillement de l’œil de l’intelligence des choses a été plus tardif que ce-lui de la pure constatation empirique et de la reproduction. Il n’y a peut être pas d’innovation en ce cas particulier encore que le regard ait définitivement changé sur un certain nombre d’éléments naturels et donc sur la capacité de leur manipulation. Mais il illustre comme les autres le fait de ce que j’ai appelé cet « aveuglement » qu’ont toutes les cultures sur des points pré-cis qui, développés par la suite par d’autres cultures ou par les mêmes en une autre temporalité, ont conduit à de grandes innovations reprises par l’humanité toute entière.

Pour qu’il y ait innovation en effet, avec l’acceptation d’une nouvelle donne par l’humanité, il faut un certain nombre de conditions. Pour que l’invention technique ou la découverte suscite l’innova-tion, soit réalisable en quelque sorte, il ne suffit pas qu’elle soit possible, que ce soit dans un idéal logi-co-mathématique ou dans le registre matériel de la combinaison de formes, il faut surtout qu’elle soit pensable, c’est-à-dire qu’elle soit acceptable par l’esprit de ceux à qui elle est proposée. (…)

Une situation carrément inverse se rencontre et même fréquemment : des choses peuvent être pen-sables et pensées par l’homme avant même que la réalisation technique soit envisageable. Le pos-sible est là, il est pensable, sans être réalisable autrement que sous la forme de combinaisons institution-nelles ou d’ersatz techniques voués à l’échec. Le rêve d’Icare conduit à l’échec d’une possibilité pensée mais pas encore réalisable. Il fallait qu’Icare ait le désir d’échapper à sa condition de marcheur et sur-tout qu’il ne voit pas d’incompatibilité majeure entre la marche et le vol, pour qu’il s’invente des ailes arti-ficielles en prolongement de ses bras au risque de se brûler, mais il faudra attendre que soient mieux connus les principes de la résistance de l’air et de sa portabilité pour que l’aviation prenne son essor. Prenons un autre domaine : la procréation médicalement assistée est entrée dans les mœurs du monde, même si c’est de façon inégalement partagée. Pour la fécondation in vitro avec transfert d’embryons (FI-VETE), qui est une opération lourde, il a fallu maîtriser les techniques de la maturation accélérée des ovules, de leur extraction, de la fécondation in vitro par des procédés de plus en plus raffinés comme l’IC-SI, puis de la réimplantation avec aménagement hormonal des chances de succès, pour que l’usage de-vienne courant et qu’on puisse parler d’innovation devant l’acceptation sociale qui en est faite. Mais la chose était pensable et pensée bien avant, dans toutes les régions du monde et il y avait des ersatz de réa-lisation par le biais d’institutions reconnues par diverses cultures : par exemple, la possibilité pour des femmes ménopausées ou stériles d’avoir des enfants par le mariage entre femmes où l’une qui est l’époux obtient les enfants légitimes qu’elle n’a pu mettre au monde, par la femme qu’elle épouse légalement et qu’elle fait engrosser par un serviteur ; ou encore le prêt d’utérus qui existait à Rome, entre amis intimes, l’un prêtant sa femme féconde à l’autre le temps de lui faire un enfant ; ou encore la possibilité pour un mort d’avoir post mortem des enfants légitimes qui lui soient reconnus ; ou encore le prêt ou le placement d’enfants, règle commune en Océanie. Le pensable et le réalisable par voies institutionnelles existent avant même que l’invention technique vienne rendre les choses biologiquement possibles.

Nous dirons donc que l’innovation relève profondément de l’acceptation socio-culturelle. Par là-même elle touche tous les aspects de la vie, du gouvernement des hommes et de la pensée. De ce simple fait, son champ d’application est universel, quel que soit le temps que prend l’innovation pour devenir cette part inhérente du patrimoine de l’humanité dont nous avons parlé. C’est cette exigence qui oblige à constater que toute invention n’est pas source d’innovation et que bien des prouesses techniques mo-dernes n’ont pas de caractère innovant, révolutionnaire, dans la mesure où elles se contentent d’ajouter quelque chose de plus à ce qui existe déjà. Les grands miroirs des observatoires modernes sont certes l’ef-fet de prouesses étonnantes mais ce n’est rien d’autre qu’un raffinement de plus en plus grand sur l’inven-tion des lentilles et du microscope, qui fut, elle, à la source d’une considérable innovation, puisqu’elle a donné à l’homme l’accès à l’infiniment petit et à l’infiniment grand de l’espace. (…)Retenons, pour que l’innovation existe, la présence nécessaire de plusieurs facteurs. Le premier est celui, connu en anthropologie, sous le label des « possibilités limitées d’émergence ». Homo erectus est apparu il y a plus de 900 000 ans et a conquis la plus grande partie de la planète puisqu’on trouve ses traces à Java, en Chine, en Afrique de l’Est et du Nord. Il a découvert le feu il y a 500 000 ans dans ces diffé-rents endroits. A cette date apparaît l’homme de Néanderthal, qui révolutionne l’industrie lithique, avec un système de taille qui implique une idée de l’objet à obtenir avant même sa fabrication. Vers – 35 000 apparaît homo sapiens. Durant tout le paléolithique, l’homme chasse et cueille avant qu’apparaisse dans les parties occidentales de la Méditerranée la troisième grande innovation après l’usage du feu et celle de l’outil taillé, à savoir la domestication des plantes, au néolithique. Or force est de constater à la fois l’uni-versalité et la quasi contemporanéité de ces grandes et nécessaires innovations sur le capital desquelles nous vivons toujours. (…) Mais de manière plus empirique, il est certain que les mêmes observations de phénomènes naturels qui sont autant de possibilités limitées d’émergence, canalisent l’expérience et ex-pliquent l’apparition simultanée de mêmes techniques comme l’émergence de systèmes de pensées fondés sur ces toutes premières observations constantes, que l’on peut dire scientifiques et rationnelles eu égard aux moyens d’observation dont nos ancêtres disposaient. Les possibilités limitées d’émergence sont aussi des constantes d’ordre logique : il peut y avoir différentes formes de flèches mais elles doivent toutes être perforantes ; différentes formes de récipients, mais ils sont tous creux, etc… Aux possibilités limitées d’émergence (même si le nombre des occurrences possibles est très grand), il faut ajouter d’autres facteurs pour que l’innovation ait lieu. Citons : la coopération par emprunt et

diffusion ; la coopération par cumul des connaissances ; l’expérimentation volontaire par essais et erreurs. On n’emprunte bien que ce qui est déjà là, c’est-à-dire qui peut être immédiatement retenu comme pensable (peut-être déjà pensé) et donc intégrable. Ainsi quand les Espagnols débarquèrent aux Amé-riques, ils apportèrent avec eux des conceptions des plantes et des conceptions médicales héritées de Ga-lien et d’Avicenne, faisant du rapport du chaud et du froid un élément essentiel de compréhension du monde. Ce système fut immédiatement accepté, et considéré plus tard par certains observateurs comme importé et imposé par la pensée religieuse chrétienne et européenne. En fait, les sociétés indiennes avaient de la même manière élaboré des conceptions du monde, du corps, de la santé et de la maladie fon-dées sur la maîtrise du rapport du chaud et du froid. Parce que les idées importées étaient pensables, elles furent aussi acceptables et acceptées bien que provenant de la puissance dominante. Nous avons vu la place énorme qu’accordent Leiris et d’autres après lui, comme Lévi-Strauss, au contact, à l’emprunt et à la diffusion pour la constitution des connaissances, celle des cultures variées qui peuvent leur être associées, et ajouterai-je, pour l’acceptation de l’innovation. Prenons le cas du papier, innova-tion des temps historiques. On utilisait le bambou en Chine de – 400 à – 300. Vers 105, sous les Han, un fonctionnaire royal fabrique du papier avec du chanvre et des écorces de mûrier écrasées au pilon. En-suite, on essaiera le lin, l’écorce de rotin, l’hibiscus. Beaucoup plus tard, on y inclut de l’amidon pour coller le papier et des baies de philodendron pour le protéger des insectes. Au IXème siècle, l’usage du papier est général en Chine. On diffuse alors des imprimés par xylographie. Le papier monnaie existe et porte le sceau impérial. Auparavant, l’invention a diffusé au Japon et en Corée au VIIème siècle. Puis elle suit la route de la soie et arrive à Antioche. Les royaumes arabes en lutte contre les Chinois les battent à Samar-cande en 751. Ils font prisonniers des papetiers qui sont à l’origine d’une industrie florissante en milieu arabe où on découvre l’usage de la meule pour remplacer le mortier et le pilon. A Bagdad, on fabrique alors du papier de lin et de chanvre. En Egypte, au Fayoum, on commence à produire du papier de lin vers 801 et on abandonne définitivement le papyrus. Damas se met à exporter vers l’Europe où l’on utilisait toujours parchemins et vélins. Au XIème siècle, Fès devient un grand centre de production. On y améliore le papier en y ajoutant de la gomme et de l’amidon de riz. L’Espagne musulmane exporte en France et en Italie de 1150 à 1275. Puis c’est l’Italie qui devient centre de production à Fabriano, en utilisant désormais des arbres à cames et non des meules. Ce papier très cher arrive aux foires du Lendit en Champagne et Troyes ouvre alors son premier moulin en 1348. Mais c’est seulement à la fin du 17ème siècle qu’on utili-sera couramment le papier en France. On voit, par cet exemple détaillé, comment une invention capitale, passant de mains en mains, constamment améliorée dans ses ingrédients et dans le modus operandi, a pu s’intégrer en une di-zaine de siècles au patrimoine de l’humanité, par une série d’ajouts et d’emprunts d’un capital de savoir non protégé par des brevets. Il s’agit là de techniques, concernant une innovation importante. Mais la coopération par accumulation de connaissances est aussi le fait de la découverte et de l’invention scientifiques. Prenons un exemple plus près de nous. C’est Mendel qui découvre en 1865 les lois de l’hérédité, découverte si inatten-due qu’elle passe totalement inaperçue. Trois chercheurs (Hugo de Vries, Carl Correns et Erich von Tschermak) les découvrent à nouveau en 1900 ; la découverte est immédiatement acceptée parce que le regard a changé : on y voit désormais l’explication de la transmission des variations qui sont le moteur de l’évolution des formes vivantes. Le terme de gènes n’apparaît pas à ce moment, parce que l’existence de cet objet n’était pas reconnue. Qu’il y ait des lois de transmission de caractères n’impliquait pas qu’il exis-tât des particules matérielles responsables de cette transmission. C’est à d’autres biologistes travaillant à la fin du 19ème siècle sur la structure des cellules que revient le mérite de montrer l’importance des noyaux et des chromosomes dans la transmission héréditaire (August Weismann), grâce aux progrès des microscopes et lentilles. Puis Thomas Morgan montre en 1910 que les gènes sont portés par les chromo-somes, structures visibles au microscope, mais le gène n’est toujours pas un objet autonome. C’est par la chimie que la matérialité du gène apparaît : Oswald Avery découvre en 1944 que le gène est une molécule d’acide désoxyribonucléique (ADN) dont on ignore la structure. La connaissance de cette structure vien-dra de la cristallographie cette fois grâce à Jim Watson et Francis Crick et l’utilisation d’une technique de diffraction des rayons X. C’est en 1961 et 1965 que la règle de correspondance entre gènes et protéines a été établie. Ainsi donc il a fallu un siècle et un passage de flambeau de généticiens à des biologistes, puis à des chimistes, puis à des cristallographes et à nouveau à des biologistes, pour parvenir à une notion floue et multiple, mais capable de circuler entre disciplines. Ce n’est pas un objet réel dévoilé par la science mais la construction d’un objet capable de rendre compte des observations expérimentales faites jusqu’ici. (…) Le quatrième facteur nécessaire à l’existence de l’innovation est nous l’avons dit, l’approche volon-taire par essais et erreurs, à savoir l’expérimentation, y compris pour les innovations essentielles des temps les plus reculés, sur les acquis desquelles nous vivons toujours. Le hasard n’a rien à voir avec l’in-vention ou l’innovation s’il peut avoir un lien ténu avec la découverte. Si Fleming a découvert « par hasard

» la pénicilline, c’est qu’il cherchait d’autres choses en pratiquant des cultures et que la curiosité scienti-fique lui a permis d’interpréter sa trouvaille. (…)

Pourtant, toutes les inventions ne sont pas, nous l’avons dit, des innovations. La poterie certes en est une, réalisée en de multiples endroits du monde indépendamment les uns des autres pour répondre aux mêmes besoins, mais elle est le résultat de multiples inventions préalables réalisées par recherche volon-taire, essais et erreurs. Cependant, l’imagination, l’effort, la ténacité, même universellement partagées par des individus en divers lieux ne suffisent pas à expliquer l’existence des grandes mutations culturelles à certaines périodes et en certains lieux. Pour Lévi-Strauss, il convient de faire intervenir la notion de pro-babilité et de moments critiques. Les progrès de la connaissance sont des ajouts constants aux acquis des siècles antérieurs, à qui les neuf dixièmes de notre richesse sont dus. A deux reprises seule-ment, cet aspect cumulatif s’est traduit par une explosion porteuse d’innovations essentielles, et cela à 10 000 ans d’intervalle, ceux qui séparent la révolution néolithique de la révolution indus-trielle, auxquelles certains adjoignent une troisième révolution en train de se passer sous nos yeux qui conjugue la biologie, les possibilités d’action sur le vivant et les techniques de l’information. Ce point de vue, qui associe cumul et explosion d’idées révolutionnaires est aussi celui de Joseph Schumpe-ter. Si le changement apparaît en un espace de temps resserré, c’est qu’il s’y crée un climat favo-rable au déploiement des énergies, car les changements en appellent d’autres. Il y voit d’abord la marque des entrepreneurs, capables de mettre en œuvre de nouvelles combinaisons productives, avant de les exclure ultérieurement en tant que variable essentielle permettant d’expliquer le changement. Plus de grands hommes donc, mais des « grappes d’innovations », qui s’entraînent mutuellement ou c’est le chan-gement qui est décisif pour les hommes.

(…)La révolution industrielle s’est produite elle aussi dans une région du monde particulière où une « multi-plicité d’inventions [ont été] orientées dans le même sens », dans un laps de temps suffisamment court pour que des synthèses s’opèrent entraînant des changements significatifs dans les rapports que l’homme entretient avec la nature. Lévi-Strauss présente ce processus comme une réaction en chaîne déclenchée par des catalyseurs (…). Il s’est agi essentiellement de domestiquer de nouvelles énergies : la vapeur, le charbon, le pétrole, l’électricité et maintenant l’atome ; de mécaniser les processus de production ; d’inten-sifier et d’accélérer les transports des personnes et des biens ; d’augmenter l’urbanisation ; de créer des substituts artificiels aux produits naturels devenus rares (la bakélite, les plastiques, les synthétiques, et …), etc. Notons des innovations considérables : le moteur à explosion, l’utilisation des ondes, la miniaturi-sation des composants, la puce électronique, le laser… sans parler des armes : bombes nucléaires, sub-stances explosives, armes chimiques et bactériologiques, toutes choses qui font désormais partie de l’ima-ginaire de tous les peuples. Peut-être y a-t-il eu dans l’histoire du monde d’autres moments où quelque chose se précipite dans une ré-action en chaîne mais dans d’autres domaines qui sont moins aisément perceptibles à nos yeux que ceux des grandes évolutions techniques ; peut-être même sommes-nous en train de vivre pareil moment dans le domaine des idéologies. Ce qui semble être certain c’est que la quasi-«simultanéité d’apparition des mêmes bouleversements technologiques (suivi de près par des bouleversements sociaux), sur des terri-toires aussi vastes et dans des régions aussi écartées, montre bien, écrit Lévi-Strauss., qu’elle n’a pas dé-pendu du génie d’une race ou d’une culture, mais de conditions si générales qu’elle se situe en dehors de la conscience des hommes ». Étendue à la terre entière, la culture issue de la révolution industrielle compor-tera tant de contributions particulières dues aux diverses cultures, que pour l’historien de l’avenir, savoir où se situe la priorité n’aura pas en soi d’importance. La troisième révolution, qui n’est peut-être d’ailleurs qu’un complément de la révolution industrielle, porte sur la communication de l’information au sens large, qu’il s’agisse des gènes, de la téléphonie, du transport des images ou d’internet (innovation à la percée foudroyante). Elle porte aussi sur la manipula-tion du vivant. Si je devais quant à moi hasarder un pronostic je dirais que deux éléments majeurs d’inno-vation ont eu lieu, invention ou découverte, qui risquent d’avoir des réponses sociales considérables que nous ne pouvons envisager encore dans leur totalité. Il s’agit d’une part de la pilule contraceptive et de ce qu’elle représente pour l’accès des femmes au statut de personne autonome et donc à l’égalité avec les hommes ; d’autre part de la découverte des cellules-souches embryonnaires totipotentes ou adultes pluripotentes, avec la possibilité ainsi offerte à l’homme de réparer l’homme et d’influer sur son destin. Il ne s’agit plus désormais pour l’homme d’agir sur les choses naturelles et leur fonctionnement, ou d’agir sur la transformation des matériaux, c’est d’agir sur lui-même qu’il est question, en fonction d’une idée à définir de l’humain. Nul doute que ces données ont déjà, au moins pour la première, le caractère d’innovation, ne serait-ce que par l’acceptation ou même la revendication féminine d’y avoir droit malgré l’hostilité masculine en de nombreux pays. (…)

Les grandes et véritables innovations sont celles des inventions et découvertes qui influencent et changent radicalement la vision du monde qu’ont les hommes en tous lieux, bien au-delà du pro-grès matériel, de l’aisance ou de l’abondance qu’elles apportent, et même si la réception n’en est pas uniforme, qui peut aller du rejet à l’adoration. Elles ont une influence morale, intellectuelle, éthique, sur les désirs et les aspirations des hommes, leur imaginaire, sur le gouvernement des hommes, le rapport à l’autre et avec la nature, sur la vision du monde, la morale et la religion. Si aucune innovation n’est possible sans tenir compte de tout ce qui a précédé et qui est à mettre au crédit de l’humanité, on doit pouvoir considérer que l’humanité toute entière y contribue et y a sa part. (…)

Françoise HÉRITIER - Professeur au Collège de France et à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Pa-ris) Discours introductif au Festival International de Géographie - 2001

Doc. 2 – Le modèle de la diffusion

(…) L’idée de base, à l’origine de la notion de diffusion, est que les interactions entre individus sont le moteur principal de l’évolution de leurs comportements, croyances ou représentations. Ces in-teractions peuvent être directes, d’individu à individu, ou indirectes, c’est-à-dire relayées par un media ou une institution (journaux et publicité, partis et syndicats, marché…). Qu’il s’agisse de l’adoption d’une in-novation ou d’une idée nouvelle, de la propagation d’une opinion ou de la séduction des consommateurs, il est clair que les deux types d’interactions sont en général à l’œuvre et combinent leurs effets pour orienter l’évolution des états individuels.En termes de modélisation, la prise en compte des effets des signaux globaux (interactions indirectes) ne pose pas de problème majeur. Ainsi la viabilité économique d’une nouvelle technologie de production dé-pendra à la fois de son coût de mise en œuvre et de la structure des prix relatifs des facteurs de production concernés. En revanche, les effets d’interactions directes (signaux «locaux») génèrent desdynamiques complexes dans lesquelles la structure sociale joue un rôle déterminant, dans la mesure où c’est elle qui conditionne la propagation de l’influence interindividuelle.Car tel est bien le rôle fondamental de l’influence sociale (quelle que soit sa nature, économique ou non) dans les processus de diffusion, les individus générant leur état propre sur la base des signaux reçus de leur environnement social et répercutant à leur tour à cet environnement un signal reflet de leur état. En ce qui concerne la diffusion des inventions, dès le 19e siècle, le sociologue Gabriel Tarde avait bien mis en avant l’importance de l’influence sociale et la manière dont celle-ci est à la base de la formation d’une valeur de l’invention, fondée sur sa diffusion. « Avant d’être une production et un échange de services, la société est d’abord une production et un échange de besoins aussi bien qu’une production et un échange de croyances ; c’est indispensable ».

Dès lors, la question de la diffusion d’une innovation, d’un standard, d’une opinion ou d’une infor-mation, ne doit pas tant être comprise dans les termes statiques d’un niveau d’adoption (relatif par exemple à un niveau de prix), que dans un entendement dynamique, témoin de sa propagation au sein d’une population. Ainsi E.M. Rogers propose la definition : « Diffusion is the process by which an in-novation is communicated through certain channels over time among the members of a social system ». La représentation la plus courante de cette dynamique est par conséquent celle d’une « courbe de dif-fusion » décrivant, au fil du temps, l’évolution du niveau d’adoption, relativement à la population de référence. Cette courbe, quand elle est représentée sous forme cumulative, revêt généralement une forme « en S », ainsi que Gabriel Tarde l’avait déjà observé. Les parties successives d’une telle courbe cor-respondent à l’entrée en jeu d’un continuum d’agents souvent catégorisés en types successifs : innova-teurs (dont l’adoption n’est pas le résultat de l’influence sociale, mais va en permettre l’amorce), adop-teurs précoces, majorité précoce et tardive, retardataires. On comprend que, dans cette conception du rôle des innovateurs et de leur exogénéité, au processus de diffusion soit associée une notion de seuil nécessaire au lancement d’une dynamique endogène. Les particularités du seuil sont bien enten-du dépendantes à la fois des caractéristiques de l’innovation et de la structure du système social, support du cheminement de l’influence . On comprend également qu’à l’inverse la courbe de diffusion tend vers une limite excluant un sous-ensemble d’individus qui ne deviendront pas adopteurs, soit pour des raisons qui leur sont propres (notamment économiques) soit par leur situation aux marges ou à l’extérieur de la zone d’influence sociale. Cette population limite est désignée quantitativement comme le «potentiel» du processus de diffusion.

Influence sociale et diffusion de l'innovation – A. Steyer – J. B. Zimmermann - Mathématiques et sciences hu-maines – 2004

Doc. 3 – La sociologie des usages À la suite de de Certeau, les recherches qui se sont attachées à l'étude de l'appropriation des technologies ont révélé la figure d'un usager actif, rusé, capable de créer ses propres usages. Ces études ont privi-légié l'utilisation de méthodes ethnographiques afin de permettre l'observation fine des usages en situa-tion. Cette perspective a marqué une rupture avec la sociologie des médias de masse dans la façon d'ap-préhender les usagers. Ceux-ci sont passés en effet d'un statut d'audience passive et soumise à celui d'usa-gers actifs - que le caractère interactif de ces nouvelles technologies à contribué à renforcer. Il reste que les rapports de domination entre la technique et l'usager font l'objet de débats souvent passion-nés, qui révèlent des visions du monde antagonistes, dues en partie à la diversité des formations des chercheurs. Par ailleurs, à travers la figure d'un usager actif et autonome se pose la question des enjeux des nouvelles technologies, notamment en ce qui a trait au projet sociétal dont elles sont porteuses.Le modèle de de Certeau a été - et continue d'être - très discuté. Certains lui reprochent notamment de laisser intacte la sphère de la production, et par là, de faire preuve d'une forme de déterminisme social qui ne se préoccupe que des « tactiques » des pratiques sans tenir compte des « stratégies » de l'offre. Lacroix et al. quant à eux, s'attachent précisément à la sphère de la production et rejettent cette idée d'une autonomie des usagers en considérant que les usages sont d'abord des réactions à l'offre. D'après Lacroix, « c'est l'offre qui amorce le processus d'implantation et de généralisation des NTIC, y compris en ce qui a trait à la formation des usages sociaux de ces technologies. Cela ne veut pas dire pour autant que les consommateurs n'ont aucune influence sur le processus d'informatisation sociale. [...] Rap-pelons toutefois que l'action des usagers ne se manifeste qu'en réponse aux propositions des promoteurs industriels et des marchands. ».Serge Proulx a montré dans sa « lecture de Michel de Certeau », comment les ruses et les tactiques attribuées aux usagers pouvaient être récupérées par les producteurs, et par là, combien le pou-voir de résistance culturelle des usagers pouvait être limité. Les phénomènes de zapping par exemple, peuvent être considérés comme des tactiques des téléspectateurs, qui réussissent ainsi à se soustraire du programme imposé. Cependant, les producteurs ont contré ce phénomène en usant eux aus-si de ruses, comme la programmation des séquences publicitaires de façon synchrone d'un canal à l'autre ou encore l'utilisation des mêmes acteurs dans les films publicitaires que ceux présentés dans le pro-gramme interrompu. De la même façon, on a souvent présenté les messageries conviviales du Minitel comme une « tactique » d'usage réussie; c'est oublier qu'à court terme, les serveurs et responsables de ré-seaux les ont intégrées à leur stratégie commerciale. Ainsi, l'usager ne peut résister à l'offre qu'à l'inté-rieur de ce qui lui est donné à voir, à entendre, ou à utiliser ; autrement dit, l'usager voit sa marge de ma-nœuvre limitée à la zone définie par les stratégies des acteurs producteurs.La notion d'interactivité est au centre du débat sur l'autonomie de l'usager. Les mythes qui l'entourent participent des discours prophétiques à l'égard des nouveaux outils de communication. Il faut souligner

que "l'activité" de l'usager avait déjà été mise en avant dans les études sur la réception à travers la méta-phore de la « réception active ». Cette notion a fait l'objet de nombreuses divergences et semble avoir per-du de son attrait conceptuel. Selon Proulx, cette conception contient deux idées contradictoires. D'une part l'idée que les individus ont une capacité de résistance culturelle limitée vis-à-vis de l'environnement dans lequel ils baignent; et d'autre part l'idée d'une liberté et d'un pouvoir dont ils seraient détenteurs.

Usages des NTIC : les approches de la diffusion, de l'innovation et de l'appropriation - Florence Millerand (1999)

Doc. 4 – La naissance d’Internet

Ces temps-ci, on célèbre les anniversaires de faits qui ont bouleversé le monde : les 80 ans de la précé-dente crise financière, les 70 ans de la déclaration de la deuxième guerre mondiale ou les 20 ans de la chute du mur de Berlin. C'est aussi l'anniversaire de la mise en service du réseau de l'Agence des projets de recherche du département de la défense américain (ARPA).Le 29 octobre 1969, dans la salle de calcul du département informatique de l'université de Californie à Los Angeles (UCLA), il n'y a ni journaliste, ni photographe, ni homme d'affaires. Simplement une bande d'étu-diants, doctorants, leurs professeurs et un ingénieur de la société BBN à qui a été confié le développement du logiciel des commutateurs de paquets du réseau. Le professeur Leonard Kleinrock est aux commandes, entouré des étudiants du groupe de travail sur le réseau (NWG), il tape sur un simple terminal un premier caractère de l'ordinateur Sigma 7 vers celui du Stanford Research Institute (SRI) près de San Francisco, puis un deuxième. Au troisième, le logiciel " plante ". C'était il y a quarante ans. J'étais le seul européen de la bande.Un projet utopique, animé par des universitaires, sans participation industrielle, prenait corps. Nous avions plus ou moins conscience de participer à l'émergence d'un projet riche en promesses. Aucun n'au-rait pourtant osé imaginer l'avenir de l'Internet. A travers maints rebondissements, du réseau de l'ARPA (le nom d'Arpanet n'apparaît qu'en 1972) au " Web 3.0 ", l'Internet s'est depuis imposé comme un outil in-contournable du monde d'aujourd'hui et de demain, si l'on en croit les projections de Joël de Rosnay pour le Web 4.0.Quels caractères génétiques ont donc permis à cette petite pousse de devenir un tel baobab ? Sa chance a bien sûr été la mise en œuvre des technologies de communication numériques, de la miniaturisation des circuits et l'enclenchement du cercle vertueux, d'une technologie reproductible et de plus en plus dense, proposée à un public de plus en plus large, et donc de moins en moins coûteuse. Sa chance a aussi été la déréglementation des télécommunications et la mondialisation de l'économie, dont il a, par ailleurs, été un outil stratégique. Mais pourquoi l'Arpanet et son successeur l'Internet ont-ils finalement balayé les projets concurrents ?Les ingrédients du succès étaient déjà dans l'embryon du réseau ARPA né de la rencontre de visions, d'ob-jectifs et de personnalités divers, voire contradictoires : militaire, universitaire ou libertaire. Le souci d'inspiration militaire était l'invulnérabilité, d'où le choix, pour le réseau de transmission, de la technique de la commutation de paquets : l'information peut passer par n'importe quel chemin d'un réseau maillé de commutateurs de paquets ; si l'un d'eux est détruit, les communications ne sont pas perturbées.Les universitaires ont fourni les premiers sites, développé des spécifications en toute indépendance des constructeurs et des grands opérateurs de télécommunications, inventé les premières applications. Les contrats de l'ARPA leur assuraient l'indépendance financière nécessaire. Le partage des ressources, en matériel, logiciels, données ainsi que des ressources humaines était un objectif majeur. S'y ajoute une culture de l'échange. Le réseau devient vite aussi un moyen de soumettre à la communauté des utilisa-teurs des algorithmes à vérifier, des programmes à tester, des données à archiver. Il deviendra un levier pour les promoteurs du logiciel libre. Il a su galvaniser des énergies et des intelligences désintéressées, in-dividuelles et collectives.Enfin, les jeunes chercheurs de l'UCLA n'étaient pas insensibles à l'air du temps libertaire qui y régnait L'hiver 1969-1970 fut aussi celui de la contestation dans les universités américaines : une sorte de Mai 68 sur fond de guerre du Vietnam de plus en plus mal supportée par les étudiants et de révolte des minorités ethniques. La philosophie qu'ils ont inoculée au réseau à travers ses spécifications était fondée sur l'indé-pendance, la liberté, la transparence, le partage et le pragmatisme.Dès le départ, en mai 1968, ils ont institutionnalisé un système de spécifications ouvertes et publiques ba-sées sur la compétence, la reconnaissance mutuelle et le consensus, qui s'est révélé par la suite être l'un des facteurs de succès majeurs du projet. Les " request for comments " (RFC) ont défié le temps : 5 689 RFC ont été publiés en quarante ans, et toujours avec la même sobriété de présentation. L'ensemble des RFC aujourd'hui disponible sur l'Internet constitue une extraordinaire " mémoire " du processus collectif de construction et d'évolution du réseau.

La liberté d'expression deviendra un cheval de bataille des pionniers de l'Internet : sur le réseau, tout doit pouvoir se dire, il est " interdit d'interdire " ; à chacun de faire montre d'esprit critique, de filtrer et de re-couper l'information. L'usage initial exclusif de la langue anglaise montre combien ces gènes étaient mo-noculturels...Vingt ans après sera introduit par une équipe de recherche européenne le World Wide Web, la Toile surla-quelle on peut naviguer en suivant des liens qui relient les informations, où qu'elles se trouvent. Cette ap-plication viendra compléter les atouts de l'Internet, et lui permettra de faire son entrée au début des an-nées 1990 sur la scène politique, économique, sociale et sociétale mondiale, et d'éliminer les réseaux in-dustriels concurrents.Leur pragmatisme enfin est bien caractérisé par la célèbre affirmation : " Nous récusons rois, présidents et vote. Nous croyons au consensus et aux programmes qui tournent. "Le succès de l'Internet, nous le devons aux bons choix initiaux et à la dynamique qui en a résulté : la colla-boration de dizaine de milliers d'étudiants, ou de bénévoles, telles par exemple ces centaines de per-sonnes qui enrichissent continuellement des encyclopédies en ligne telles que Wikipédia. En France, cer-tains avaient détecté la jeune pousse prometteuse, avaient vu dans l'Arpanet un signal faible, porteur d'avenir. Malheureusement ceux qui perçoivent ne sont pas ceux qui décident, et ceux qui proposèrent une approche calquée sur l'Internet ne furent pas suivis : en s'en tenant à des arguments techniques éco-nomiques, ou d'indépendance nationale, avec Transpac puis Teletel, et tout en marquant des points sur le court terme, on a choisi le repli sur notre pré carré, et ignoré les ressorts humains qui ont permis à l'Inter-net de finalement l'emporter.L'Internet a été au fil des ans une création continue qui a su minimiser les contraintes d'usage. Il offre des outils puissants et accessibles à tous, ce qui a largement profité à des organisations ne disposant pas de moyens financiers importants pour communiquer : le secteur associatif en a ainsi été un grand bénéfi-ciaire quand il a su se l'approprier. Aujourd'hui l'Internet est devenu un outil stratégique de la solidarité mondiale, peut-être la source d'une citoyenneté plus participative, même s'il ne faut pas être naïf : peuvent s'y exprimer le bien et le mal, le narcissisme et la convivialité, l'ordre ou le désordre.Néanmoins, pourquoi ne pas dédier ce quarantième anniversaire à ces très nombreux contributeurs pas-sionnés mais restés obscurs, qui, au fil des années, ont consacré leur temps libre, jour et nuit, à tisser cette Toile, en lui apportant un élément de structure, ou de contenu, la gorgeant de leur savoir-faire et de leurs connaissances, l'animant et l'imposant comme l'outil du savoir et de la communication universels.En reconnaissance de ce rôle pionnier, l'usager doit pouvoir conserver un droit de regard sur le Net et se-sévolutions, dont il est codétenteur. Au moment où l'Internet devient un pilier incontournable de l'organi-sation de notre société, où le développement d'une culture démocratique sur le Net pourrait être menacé, et où leur accessibilité pourrait être le prétexte pour des entreprises à but lucratif de s'approprier des composants de ce qui jusqu'à maintenant était considéré comme des biens communs, la Toile doit être re-connue comme un bien public, et la liberté d'y accéder comme un droit fondamental.

Michel Elie -Observatoire des usages de l'Internet – Le Monde – 29 décembre 2009