incertitude et clinique transculturelle

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Victimes Incertitude et clinique transculturelle Uncertainty and transcultural clinical practice Cécile Rousseau * Directrice, équipe de psychiatrie transculturelle, hôpital de Montréal pour enfants, professeur agrégée, département de psychiatrie, université McGill, hôpital de Montréal pour enfants, département de psychiatrie transculturelle Pièce K-107, 4018, rue Sainte-Catherine ouest, Westmount (Québec), H3Z 1P2, Canada Reçu le 28 janvier 2002; accepté le 12 juin 2002 Résumé – Au Québec, la psychiatrie transculturelle emprunte à plusieurs cadres théoriques, s’inspirant à la fois d’une ethnopsychiatrie plus européenne, de la psychiatrie américaine dominante et de l’anthropologie critique nord-américaine. Dans sa remise en question de certains savoirs dominants elle cherche à relancer un travail de pensée mais n’échappe pas au risque de recréer d’autres certitudes qui participent de la course à l’expertise. Or l’incertitude s’impose quotidiennement dans une pratique clinique transculturelle. On peut la percevoir comme un épiphénomène ou comme un instrument qui, malgré certains dangers, peut jouer un rôle thérapeutique central. À partir de l’expérience d’une équipe clinique et de recherche, cet article propose que l’incertitude nommée et contenue dans un espace clinique peut confirmer la position de sujet du patient, modifier le fil temporel de l’intervention et redonner une place à l’ambiguïté dans le questionnement éthique qui accompagne la clinique. © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Summary – In Quebec, transcultural psychiatry has made use of several theoretical approaches, and simultaneously been inspired more by European ethnopsychiatry, all-dominating American psychiatry, and critical North American anthropology. Through its questioning of several dominant approaches, it aims at providing fresh impetus for thinking, but runs the risk of recreating other certainties associated with competence and expertise. However, uncertainty is encountered on a daily basis in transcultural clinical practice. It can be viewed as an epiphenomenon, or as an instrument which in spite of certain dangers can play a major therapeutic role. Based on the experience of a clinical research team, the argument is put forward that uncertainty that is defined and contained within a clinical context can aid in treating the patient’s condition, modify the approach by altering the power relationship, provide greater flexibility, and confer a role to ambiguity in the ethical questioning that is part of the clinical context. © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved. Mots clés: Incertitude; Clinique; Culture; Savoirs; Ignorance Keywords: Uncertainty; Clinic; Culture; Knowledge; Ignorance * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (C. Rousseau). E ´ vol Psychiatr 2002 ; 67 : 764-74 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII : S 0 0 1 4 - 3 8 5 5 ( 0 2 ) 0 0 1 6 8 - 8

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Victimes

Incertitude et clinique transculturelleUncertainty and transcultural clinical practice

Cécile Rousseau *

Directrice, équipe de psychiatrie transculturelle, hôpital de Montréal pour enfants, professeur agrégée,département de psychiatrie, université McGill, hôpital de Montréal pour enfants, département de psychiatrie

transculturelle Pièce K-107, 4018, rue Sainte-Catherine ouest, Westmount (Québec), H3Z 1P2, Canada

Reçu le 28 janvier 2002; accepté le 12 juin 2002

Résumé – Au Québec, la psychiatrie transculturelle emprunte à plusieurs cadres théoriques,s’inspirant à la fois d’une ethnopsychiatrie plus européenne, de la psychiatrie américainedominante et de l’anthropologie critique nord-américaine. Dans sa remise en question de certainssavoirs dominants elle cherche à relancer un travail de pensée mais n’échappe pas au risque derecréer d’autres certitudes qui participent de la course à l’expertise. Or l’incertitude s’imposequotidiennement dans une pratique clinique transculturelle. On peut la percevoir comme unépiphénomène ou comme un instrument qui, malgré certains dangers, peut jouer un rôlethérapeutique central. À partir de l’expérience d’une équipe clinique et de recherche, cet articlepropose que l’incertitude nommée et contenue dans un espace clinique peut confirmer la positionde sujet du patient, modifier le fil temporel de l’intervention et redonner une place à l’ambiguïtédans le questionnement éthique qui accompagne la clinique. © 2002 E´ditions scientifiques etmédicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Summary – In Quebec, transcultural psychiatry has made use of several theoretical approaches,and simultaneously been inspired more by European ethnopsychiatry, all-dominating Americanpsychiatry, and critical North American anthropology. Through its questioning of several dominantapproaches, it aims at providing fresh impetus for thinking, but runs the risk of recreating othercertainties associated with competence and expertise. However, uncertainty is encountered on adaily basis in transcultural clinical practice. It can be viewed as an epiphenomenon, or as aninstrument which in spite of certain dangers can play a major therapeutic role. Based on theexperience of a clinical research team, the argument is put forward that uncertainty that is definedand contained within a clinical context can aid in treating the patient’s condition, modify theapproach by altering the power relationship, provide greater flexibility, and confer a role toambiguity in the ethical questioning that is part of the clinical context. © 2002 E´ditionsscientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved.

Mots clés: Incertitude; Clinique; Culture; Savoirs; Ignorance

Keywords: Uncertainty; Clinic; Culture; Knowledge; Ignorance

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (C. Rousseau).

Evol Psychiatr 2002 ; 67 : 764-74© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

PII : S 0 0 1 4 - 3 8 5 5 ( 0 2 ) 0 0 1 6 8 - 8

Incertitude et clinique transculturelle

Dans le cadre de cet article je voudrais partager une réflexion inachevée. Laréflexion d’une équipe travaillant essentiellement auprès des familles immigran-tes et réfugiées, sur la place en clinique de l’ incertitude, le rôle de l’ ignorancereconnue. Sans nul doute cette réflexion surgit comme une forme de défensepersonnelle et groupale contre un sentiment d’ incompétence chronique face àl’ombre de nos modèles. Elle pourrait n’être qu’une autojustification. Pourtant,au travers des difficultés et dangers inhérents au fait de cerner et de contenirl’ incertitude, je suggère que celle-ci peut s’avérer un instrument important de laclinique transculturelle.

Le savoir et la connaissance sont souvent associés aux notions d’expertise et decompétence, marqueurs de la valeur professionnelle dans l’univers nord-américain. La possibilité même de la connaissance se fonde sur deux courants depensée qui traversent l’histoire occidentale1. D’une part une épistémologiepessimiste, qui réfère à l’allégorie de la caverne de Platon et met en doute lacapacité humaine à cerner la réalité. Une telle perspective peut conduire, dansune logique cynique et pour éviter le chaos, au totalitarisme et à ses impositions[1].

D’autre part, une épistémologie confiante, représentée principalement parBacon et Descartes, qui considèrent que chaque personne peut atteindre la vérité.L’erreur et l’ incertitude proviennent alors d’un refus coupable. L’ ignorancedevient un complot.

L’assurance conduit ici à une deuxième impasse : le fanatisme sous toutes sesformes.

La science médicale, qui se situe dans ce deuxième courant, doit son succès àla mise en œuvre d’une logique du divide et impera. Il n’existe de certitudescientifique que sur des objets soigneusement découpés, isolés, à l’abri descontaminations [1]. Hors du territoire conquis l’ incertitude continue de régner.La quête du savoir est longue, morceau par morceau. Il est alors difficile de nepas attribuer à cette réalité fragmentée une forme de cohérence, qui serevendique de la même origine que les morceaux et nie le plus souvent sesfondements idéologiques et culturels [2]. Au-delà de la quête et des nécessairestâtonnements la science s’établit comme mythe. L’hégémonie de la rationalitéinstrumentale nourrit une illusion de certitude.

Or la quête de certitude de Descartes, qui sous-tend la construction de savoirsmédicaux, se fonde sur un lien à Dieu qui pose la vérité comme divine.L’ imperfection humaine, qui exprime le manque, rend possible l’erreur qui seproduit toujours par défaut [3]. À l’opposé, Wittgenstein (1969) [4] dans sontraité sur la certitude situe la certitude dans un champ non seulement humainmais individuel. Pour lui la certitude est toujours personnelle ; il la retrouve dans

1 Popper K. Des sources de la connaissance et de l’ ignorance. Proceedings of the British Academy; 1960.

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un certain ton de voix, à l’ intersection de la mémoire et de la perception. Lavéritéde certaines propositions appartient toujours àun cadre de référence précisqui permet alors la confirmation ou l’ infirmation d’une hypothèse. Qui plus est,Wittgenstein propose que le doute surgit après la croyance, dans un deuxièmemouvement où le système initial peut être questionné. Dans cette perspective, onpeut penser que l’ introduction du doute, en questionnant le cadre personnel dereprésentation du monde, rend possible l’ouverture d’un espace pour penserl’autre en tant que sujet.

La psychiatrie transculturelle et l’anthropologie médicale, surtout dans leurcourant américain, mettent en avant des approches déconstructionistes qui visentà révéler les prémisses sociales et politiques sous-tendant les savoirs dominantspar la mise en évidence de la relativité sociale et culturelle du cadre de référencede la science [5]. Cette démarche constitue une remise en question des savoirspsychiatriques et psychologiques et permet d’envisager des savoirs autres qui nesoient pas réduits à leur dimension folklorique. Au travers de la critique cesdisciplines s’ inscrivent cependant aussi dans une logique de construction desavoirs, fussent-ils alternatifs et structurés sur la destruction d’autres formes desavoirs. Dans la même ligne, une clinique transculturelle, dans la décentrationpar rapport à des savoirs occidentaux et au travers de l’espace accordé à dessavoirs autres, peut également participer, directement ou implicitement, de cettecourse au savoir plus, au savoir mieux, à l’expertise. C’est sur cette toile de fondqu’émerge ce début de réflexion que j’articulerai autour de trois points : (1)l’utilité clinique d’un espace d’ incertitude, (2) les obstacles et les difficultésassociés à ce processus et enfin (3) les dangers potentiels d’un jeu avecl’ incertitude. Des histoires cliniques, des séminaires de formation et certainesactivités de recherche de l’équipe sous-tendent les différentes hypothèsessoulevées.

De l’utilité clinique de l’incertitude

L’ incertitude interroge directement la conception de la véritémais elle s’ inscritaussi dans le rapport au temps et questionne la construction du monde moral etéthique. Dans ces trois domaines la capacité de nommer ou de contenirl’ incertitude peut fournir des alternatives à certaines des obsessions, peut-êtrestrictement nord-américaines d’ailleurs, de notre monde clinique.

L’obsession de la vérité

L’évaluation psychiatrique, telle qu’enseignée au cours de la formation desjeunes psychiatres québécois doit être rapide et la plus exacte et complète

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possible. Elle se doit de refléter, autant que faire se peut, la réalité ce qui permet,dans un transfert au plan social ou légal, de l’utiliser comme preuve, on pourraitmême dire comme évidence, en assumant l’anglicisme qui traduit bien un certainrapport à la réalité. Auprès des familles réfugiées cette pratique clinique se heurteparfois ou se conjugue fréquemment à la façon dont les réfugiés sont construitsdans l’espace public. Victime reconnue, le réfugié est toujours aussi un fraudeurpotentiel et la question de la vérité hante les milieux légaux, anime les milieuxcommunautaires et effraye souvent les cliniciens.

Au travers des histoires des familles réfugiées qui viennent nous voir, avant ouaprès avoir navigué longtemps à la fois dans le système légal et dans lesinstitutions de santé et de services sociaux, nous avons relevé les effets perversde l’obsession de vérité, celle des spécialistes de la santé ou celle desreprésentants de l’ immigration. D’un côté la violence inhérente au fait deprivilégier une version de l’histoire aux dépens d’une autre. De l’autre, lesproblèmes associés à la fixation de l’histoire, une fixation qui enferme le sens etmême le non sens, dans une cohérence artificielle de par sa permanence. Or leshistoires traumatiques qui nous sont amenées par les réfugiés [6] sont essentiel-lement multiples et contradictoires, conjuguant les impératifs de la survie, lanécessité de l’évitement, le respect et la transgression des tabous collectifs et dessecrets familiaux.

Awa est une adolescente de 14 ans, venue d’Algérie pour rejoindre son père etla nouvelle famille de celui-ci. Avant même d’être intégrée à l’école, elle dévoileson embarras face aux attouchements que son père lui fait subir, à une amiequébécoise de la famille avec laquelle elle a établi un lien de confiance. Renduepublique à cause de l’ intervention du département de protection de la jeunesse,l’affaire provoque un rejet d’Awa à la fois de la part de sa famille d’Algérie, quila considère déshonorée et de la part de son père. Un long et difficile périplecommence pour la jeune fille : de foyers de groupe en familles d’accueil elle vadurant des années devoir revenir sur ses déclarations initiales qui servent defondement à la fois à sa demande d’asile et à sa prise en charge par l’État. Awaa-t-elle été réellement abusée sexuellement par son père ? Elle l’a dit, s’estdédite, l’a juré, s’est parjurée et chacun autour d’elle, de la famille étendue à lacommunauté, de sa thérapeute aux écoles et aux institutions de protection, a prisparti, a voulu tour à tour la protéger ou la punir, accuser, dénoncer ou taire cettehistoire trop malléable.

Mohamed est un jeune afghan de 6 ans référé en clinique transculturelle aprèsavoir reçu un diagnostic d’hyperactivité de la part de son pédiatre et avoir étérenvoyé temporairement de l’école qu’ il fréquente à cause de problèmes decomportement. Son histoire ne mentionnait pas la guerre. La famille deMohamed était suivie par de nombreux intervenants : le centre de santé duquartier s’occupait de la dépression de la mère, un pneumologue voyaitrégulièrement le père dont l’état de santé laissait à désirer. Mohamed est venurencontrer une art-thérapeute et un psychologue iranien de l’équipe transcultu-

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relle qui assuraient aussi le lien avec l’école après le retour de l’enfant en classe.L’équipe de psychiatrie transculturelle a travaillé àpartir d’une histoire recueillielors de l’évaluation, qui rapportait la naissance de Mohamed en pleine guerre, ladisparition de son père pendant plus de deux ans, le bombardement de la maisonet la mort de ses deux frères jumeaux juste avant son exil avec sa mère alors qu’ ilavait quatre ans. Les différentes concertations cliniques entre les acteursimpliqués n’ont jamais remis en cause l’histoire de la famille, considéréepeut-être trop rapidement comme commune. Un processus de recherche2 allaitsecouer cette perception, mettant en lumière d’autres histoires. Certains acteursont alors raconté que Mohamed était né en exil, bien après le bombardement ; iln’aurait même jamais été séparé de son père qui aurait été emprisonné bienavant. L’histoire de Mohamed s’est-elle déformée dans nos mémoires ou dans unrécit toujours difficile et incomplet ? Dans les différents récits de la famille, lamenace encore présente de la mort du père et le besoin d’oublier de la mèrecreusent de grands trous. De l’autre côté de l’histoire et de la peine, la colèreévidente de la mère et la violence contenue du père font éclater cette prise encharge serrée que nous proposons, qui évoque peut-être trop fortement l’empri-sonnement ou l’ impuissance.

Les fluctuations des histoires traumatiques chez les réfugiés sont souvent plussubtiles que celles de Mohamed ou d’Awa qui évoquent d’emblée le mensonge,le déni ou la dissociation. Elles présentent néanmoins fréquemment de multiplesdécalages dans le temps, d’un moment de rencontre à un autre et dans l’espace,d’un interlocuteur à un autre et distillent un certain malaise, un certain vertige.

L’ ignorance du thérapeute et de son équipe, dans la mesure où ils peuvent lacontenir sans devenir envahissants, blâmants ou indifférents, peut ouvrir unespace de pouvoir pour l’autre. Une position de sujet qui ne peut naître que denotre incertitude qui confirme ce qui nous échappe chez l’autre.

L’ incertitude assumée par l’équipe soignante permet aussi à la famille un jeuentre les approximations de l’histoire. Le mouvement entre les différentesversions de celle-ci devient alors plus important que la cohérence que lesdifférents acteurs arrivent à bâtir entre un ou plusieurs sens. Un tel jeu dedécalage permet de négocier la distance et la proximité des traces amnésiquesaussi bien au niveau intrapsychique qu’au niveau interpersonnel et collectif.

L’obsession du temps

Le mandat de soigner s’ inscrit dans un cadre temporel qui se transforme. Portéparfois devant les tribunaux américains, le droit du patient à un traitement

2 Foxen P, Nadeau L. Analysis of trauma cases: The multiplicity of refugee stories. In: Kirmayer LJ, RousseauC, eds. Development and evaluation of a cultural consultation service in mental health. Montreal; 2001.Culture and Mental Health Research Unit report.

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efficace et rapide se traduit par des pressions sur les thérapeutes qui doiventjustifier les délais ou les flottements dans le processus d’ intervention.

Ashton est un jeune rastafari de 13 ans, ses parents viennent des Antillesanglophones. Arrêté avec sa mère pour vol à l’étalage, Ashton est placé dans unfoyer de groupe qui l’envoie à l’hôpital parce qu’ il a des idées bizarres : il prêcheet considère qu’ il est un élu, ainsi que sa mère, alors que les intervenants du foyeret de la cour sont maudits. Il se dit le fils spirituel du roi Haile Selassie dont ilest une représentation. Il doit fumer de l’herbe sacrée « ganja » et réaliser lamission qu’ il partage avec sa mère alors que son père pourtant égalementrastafari fait partie d’un complot de « Babylone », en alliance avec les forces dumal représentées par la société hôte où il est né.

Après une courte hospitalisation, Ashton retourne dans le foyer de groupe. Undiagnostic de folie à deux est évoqué car sa mère, qui a été souvent hospitaliséeen psychiatrie dans un état psychotique, partage les croyances d’Ashton. Uneévaluation psychologique complémentaire réalisée par une psychologue connais-sant très bien le contexte antillais et rastafari conclut à un état psychotique. Poursa part Ashton ne se croit pas malade et refuse toute médication. Il est référé enpsychiatrie transculturelle parce que le département de protection de la jeunessese questionne sur les stratégies d’ intervention à favoriser : l’école ne veut plus delui parce qu’ il professe à la place des professeurs, ses intervenants ontl’ impression d’avoir peu ou pas de prise sur lui.

Des rencontres avec les différentes personnes impliquées autour d’Ashtonlaissent vite entrevoir la superposition de multiples clivages : entre intervenants,blancs et noirs, du foyer, de groupe, entre le père d’Ashton, allié réticent dusystème et la mère considérée comme une influence néfaste dont Ashton doit êtreà tout prix séparé, malgré l’évidence d’un lien d’attachement important àcelle-ci. Les clivages, « délirants » mis en scène par Ashton entre les élus et lesmaudits, Sion et Babylone, reprennent de façon métaphorique le déchirementqu’ il ressent : il est forcé de trahir et de rejeter sa mère et la culture d’originequ’elle représente pour accéder à une place de sujet dans la société hôte et dansla famille maintenant dirigée par son père. Son alliance avec sa mère représentepour lui une mission, pour le système elle est essentiellement signe de folie.

Le travail de l’équipe transculturelle consistera à soutenir certains intervenantscaribéens de terrain dans leurs efforts pour rompre le clivage : la légitimité del’école et du foyer doit venir d’une alliance, fut-elle très partielle et d’unereconnaissance respectueuse de la mère. Il s’agira aussi, peut-être surtout, d’untravail de protection contre une intervention psychiatrique plus invasive (médi-cation et hospitalisation forcée) prônée par des responsables inquiets de voir cejeune garçon rester hors de l’école pendant plusieurs mois. Après plusieursmoments de crise de doutes et d’ incertitudes, la situation commence à se dénouerlorsque le foyer de groupe accepte des visites de la mère. Celle-ci traversant unepériode particulièrement difficile, a des comportements perturbateurs (elle crie etse désorganise) avec lesquels Ashton prend une distance, sans toutefois la renier

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ni l’abandonner. À partir de là, les multiples clivages vont s’émousser. Ashtonaccepte de retourner à l’école en se pliant aux exigences de celle-ci. L’école poursa part se rassure un peu et devient plus tolérante face à une différence qui n’estplus uniquement interprétée en termes de folie. À mi-chemin entre son père et samère Ashton accepte aussi d’ intégrer une famille d’accueil rastafari où ilretrouve une place d’enfant : ni prophète, ni malade mental, il recommence àfaire de la bicyclette et à jouer au basket-ball. Sa préoccupation pour Babyloneet pour Sion s’efface progressivement : le bien et le mal ont retrouvé figurehumaine, enchevêtrés dans un quotidien qui est le sien, en continuité avecl’histoire de tous ceux qui ont été arrachés à l’Afrique comme esclaves, qui ontsurvécu à la colonisation et font face, comme lui, au racisme ordinaire. À l’école,l’enfant fou est même devenu une figure d’ identification pour ses pairsantillais…

Pendant plus d’un an l’essentiel de notre intervention a été de protéger Ashtonde nous-mêmes, d’une médication forcée, d’une hospitalisation involontaire.Notre incertitude, nous a permis de gagner du temps. De diagnostic préliminaireen diagnostic provisoire nous avons utilisé notre jargon pour arrêter le rouleaucompresseur des interventions. Cette lenteur nous a été reprochée à maintesreprises et plusieurs fois nous avons été tentés par une position plus interven-tionniste qui se serait autojustifiée de toute façon, qu’elle soit suivie par uneamélioration ou par une détérioration du tableau clinique qui aurait confirmé lagravité de la condition initiale. La dernière fois que j’ai rencontré Ashton pourfermer son dossier, il m’a fixé de son regard sérieux et m’a recommandé «Takecare ».

À propos de la saisie de l’expérience des patients schizophrènes, Strauss(1989) [7] suggère de cultiver une incertitude constructive qui puisse contreba-lancer la croyance en nos savoirs et protéger les patients d’ interprétations troprapides. L’histoire d’Ashton, comme plusieurs autres, rappelle l’ importance dufil temporel. Au-delà des multiples cohérences possibles d’une histoire qui sontnécessaires au travail quotidien des cliniciens, l’ incertitude, face à un processusdiagnostique comme face à une compréhension dynamique, peut aider àsuspendre le temps en nommant le caractère éphémère de ces tentatives de saisiede l’expérience.

L’obsession d’une certaine éthique

Le discours institutionnel ne veut pas ou ne peut pas, reconnaître le mal qu’ ilfait en voulant faire le bien et en le faisant. Comme le Dr Rieux dans la Pestede Camus qui propage la maladie en voulant la guérir [1]. Les différentes chartesprofessionnelles qui régissent les cliniciens quadrillent de façon de plus en plusserrée les paramètres de la bonne décision, du processus qui y mène et de sadocumentation, comme si l’on préférait oublier qu’une décision se prend

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toujours dans l’ incertitude. Dans le champ de la clinique transculturelle cettezone d’ incertitude a besoin d’être élargie.

Marie avait 15 ans quand elle est arrivée du Congo à Montréal avec ses jeunesfrères et soeurs pour rejoindre une tante éloignée, seule parente localisable. Trèsvite son statut d’enfant allait devenir un point de conflit. Mineure d’après la loicanadienne, elle devait aussi respect et obéissance à sa tante selon la traditionafricaine. Depuis plus de deux ans cependant elle était chef de famille, mêmedans la rue, de sa fratrie. Pour survivre et les faire vivre elle s’était, commebeaucoup, prostituée, échappant par chance au VIH. Les rapports de Marie avecles hommes étaient une source d’ inquiétudes partagées pour sa tante et pour lesintervenants québécois : elle sortait souvent avec des hommes beaucoup plusâgés qu’elle, recevait des cadeaux, peut-être même de l’argent. D’après lesnormes québécoises de protection de la jeunesse, ce comportement déviant etpotentiellement dangereux devait cesser. Fallait-il enfermer Marie en institu-tion ? Déo, le psychologue rwandais de l’équipe qui reconstituait le conseilfamilial avec une travailleuse sociale d’origine somalienne, proposa plutôt unproverbe :

« La tête est toujours plus haute que l’épaule, mais le cou ne peut jamais seséparer de l’épaule ».

Autour de l’énoncé de cette double réalité, le lien d’allégeance à la tantemalgré l’affranchissement de la vie dans la rue et l’obligation de celle-ci deprendre soin de sa nièce même si le comportement de cette dernière lui semblaitrépréhensible, l’ impasse se résolut. Peu à peu, Marie put gagner des espacesd’ indépendance sans perdre sa place dans la famille, ni son rôle face à sa fratrieet abandonner, progressivement, ses anciennes stratégies de survie. D’autresn’eurent pas sa chance, une autre jeune fille de la région des Grands Lacs avecune histoire similaire, réagit à son placement dans un foyer de groupe par unetentative de suicide, puis elle fugua et disparut.

L’ambiguïté, constitutive de l’éthique, est facilement balayée sous un univer-salisme de droits et de normes de plus en plus structurés par une certainerectitude politique. Redonner sa place à l’ambiguïté c’est aussi dans un premiertemps, élargir le malaise avant d’accéder au travers de la déstabilisation à uneremise en question du champ du possible.

L’incertitude difficile

Cerner l’ incertitude, d’abord en cessant de la nier, puis en lui donnant uncertain pouvoir sur le plan de l’ interaction thérapeutique, ne se fait pasimpunément.

Tout d’abord, pour les personnes elles-mêmes et surtout pour celles qui sontdans un processus de formation, cette approche évoque une anxiété certaine,

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puisqu’elle met en mots une perception implicite, un « je ne sais pas »constamment repoussé par l’ impression de devoir savoir, l’ impression qued’autres savent ou qu’ il est possible d’atteindre un état où cette perceptiondisparaîtra.

Au sein des équipes le jeu avec l’ incertitude peut avoir des aspects séduisants.Dans le cadre d’un séminaire de discussion de cas avec des intervenants depremière ligne dans un quartier très multiethnique, le groupe s’était passionnépour la fluctuation des histoires, l’oscillation entre la cohérence et les contra-dictions. Lors d’une session de discussion de textes, l’ensemble des participantsavait joyeusement opté pour le chaos comme principe organisateur du choix destextes. Avant d’amorcer le séminaire, l’une des thérapeutes avait proposéde fairerapidement un retour sur un cas discuté précédemment. Elle avait, nousdisait-elle, suivi nos conseils, elle avait « compris ». Le groupe, fort de sonimpression de maîtriser ces nouvelles règles du jeu, s’était engouffréderrière elledans cette illusion de compréhension flexible pour peu à peu s’engluer dans uneconfusion totale, franchement désagréable. L’ inconfort des participants face aufait de n’être nulle part se conjuguait au malaise des leaders face à leur sentimentd’avoir reproduit le même, d’avoir généré une forme de certitude différenteuniquement parce que libérée du cadre partagé qui lui donne un aspect rassurant.

L’attirance potentielle du chaos et de certaines formes d’anarchie ne doit pasfaire oublier leur violence potentielle pour les personnes et les équipes. Accepterpartiellement ce risque peut cependant être une des façons de protéger lesfamilles de nos cohérences sécurisantes.

Enfin, au niveau institutionnel, on ne peut minimiser l’ impact d’un discours surl’ incertitude. Lors de présentations départementales sur la multiplicité deshistoires traumatiques chez les familles réfugiées que nous suivons, nous avonsété surpris, alors que nous avions l’ impression de partager des données déjà trèsconnues, presque ennuyeuses, de l’ intensité de la colère que cette présentationsoulevait chez certains de nos collègues. « Vous auriez dû savoir » « Vous avezfait erreur » nous a-t-on dit. Peut-être, sans doute…

L’ intensité de cette irritation est peut-être très nord-américaine, le mythe dessavoirs fondésur l’évidence scientifique n’étant nulle part aussi ancréqu’ ici. Elleévoque les capacités de représailles d’un système qui n’accepte d’être critiquéque par sa propre logique, qui ne peut perdre sa capacité d’énoncer un discoursde vérité sur l’autre à partir d’une position d’expertise [8].

L’incertitude dangereuse

Au-delà de l’éloge de l’ incertitude, celle-ci comporte aussi des dangers : laparalysie, le retour protecteur aux zones connues et la fin d’un questionnement.

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L’évocation de l’ incertitude de par l’anxiété qu’elle éveille, peut entraîner laparalysie du clinicien. Celle-ci dans des situations transculturelles se traduitsouvent par une référence immédiate à un expert supposé ou simplement à unautre, afin de déplacer l’ inconfort de l’ incompréhension. Dans le cas des famillesréfugiées n’ayant pas encore obtenu un statut, ou dans des situations deprotection demandant au clinicien une prise de position légale, l’ incertitude peutaussi devenir un rempart confortable qui justifie la décision du clinicien de ne passe mouiller, d’ ignorer l’enchevêtrement des espaces politique et thérapeutique3.

La fascination intellectuelle pour l’ incohérence, la flexibilité, le dynamisme, lechangement, que l’on retrouve dans les courants anthropologiques postmodernespeut paradoxalement provoquer un repli stratégique vers des positions trèsconservatrices. La plupart des approches déconstructionistes analysent la cons-truction sociale et culturelle des phénomènes mais ne proposent rien, gardantainsi les mains propres. Les évidences les plus simples, par exemple l’efficacitédes antidépresseurs ou des psychotropes, émergent alors comme seules capablesde guider l’action dans cet océan de complexité. L’ incertitude et la complexitépeuvent ainsi être promus au rang d’objets de curiosité sans impact sur lespratiques. L’évocation de la complexité appartient alors au domaine de l’esthé-tique, laissant place à une logique de l’action qui confirme les modèlesinterprétatifs dominants.

Conclusion

En psychiatrie transculturelle comme dans d’autre domaines, un étayagethéorique peut soutenir et relancer un travail de pensée. Il peut aussi, lorsqu’ ilgénère une zone de certitude, devenir dangereux [8]. Aulagnier souligne lanécessité pour le clinicien de préserver une alliance entre connu et inconnu et dese situer au sein d’un paradoxe consistant à penser, en prenant appui sur notrerelation au savoir, ce qui ne serait possible qu’en modifiant cette relation [8].

L’ investissement de l’ ignorance et la séduction du chaos peut se payer cher,mais l’ introduction d’un degré tolérable de doute et d’ incertitude dans unepratique clinique peut donner aux cohérences nécessairement construites encours d’ intervention la fluidité nécessaire à tout processus de décentration ou demodification des relations de pouvoir. À ce titre, l’ incertitude nommée dans unespace institutionnel peut devenir un élément clé de l’ interaction cliniquetransculturelle et être complémentaire à la construction de la connaissance et à lacritique de celle-ci.

3 Vinar MU. Children affected by organized violence in South America. Paper presented at the conferenceChildren: War and Persecution. Hamburg: Germany; 1993.

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m REFERENCES m

[1] Bourgeault G. Éloge de l’ incertitude.Montréal: Bellarmin; 1999.

[2] Young A. The harmony of illusions. Inven-ting post-traumatic stress disorder. Prince-ton, N.J: Princeton University Press; 1995.

[3] Janowski Z. Cartesian Theodicy. Descarte’squest for certitude. Dordrecht, Netherlands:Kluwer Academic Publishers; 2000.

[4] Wittgenstein L. On certainty. New York: J. &J. Harper Editions; 1969.

[5] Kleinman A. The appeal of experience; thedismay of images: Cultural appropriations ofsuffering in our times. Berkeley: Universityof California; 1997.

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