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Image et survivance en anthropologie visuelle: Ernesto De Martino et l’ethnographie interdisciplinaireTRANSCRIPT
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5/19/2018 Image et survivance en anthropologie visuelle Ernesto De Martino et lethnographie interdisciplinaire
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Universit de Montral
Image et survivance en anthropologie visuelle
Ernesto De Martino et lethnographie interdisciplinaire
par
Jasmine Pisapia
Dpartement de Littrature compare
Facult des arts et des sciences
Mmoire prsent la Facult des Arts et des Sciencesen vue de lobtention du grade de M.A.
en Littrature compare
Juillet, 2013
Jasmine Pisapia, 2013
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Rsum
Ce projet analyse le rle des images photographies, films, dessins produites dans le cadre des
recherches ethnographiques interdisciplinaires menes par lanthropologue italien Ernesto De
Martino en Italie mridionale dans les annes 1950. Ces expditions ont donn lieu des
documents multiformes puisquelles regroupent des chercheurs de formations diffrentes :
historien des religions, ethnomusicologue, psychiatre, photographe, et occasionnellement
cinaste. Plus spcifiquement, il sagit dtudier le rle des matriaux visuels dans la recherche
sur le tarentisme, rituel de possession observ dans les Pouilles en 1959 par De Martino et son
quipe, matriaux dont une partie constitue lannexe photographique de son uvre clbre La
terra del rimorso (1961). Nous portons galement attention latlas iconographique de son
ouvrage sur la lamentation funbre, Morte e pianto rituale nel mondo antico. Dal lamentopagano al pianto di Maria(1958), fruit dune tude de terrain dans la rgion sud italienne de la
Lucania (Basilicata). Tout en considrant les relations intermdiales entre les images, le texte, le
son et le corps, ce mmoire identifie les rapports dialectiques entre les techniques
denregistrement et les logiques rptitives, rythmiques et performatives des rituels en question.
Chez De Martino, limage est point de tension en matire de temporalit et de ressemblance : elle
suggre une anthropologie de la survivance nous permettant de relever plusieurs
correspondances avec l'oeuvre de lhistorien de lart Aby Warburg.
Mots-cls : anthropologie visuelle, archive, Ernesto De Martino, Italie du Sud, photographie,cinma, ethnographie, possession, tarentisme, lamentation funbre, rituel, femmes.
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Abstract
This project deals with the production of images in Italian anthropologist Ernesto De
Martinos 1950s interdisciplinary ethnographies in southern Italy. These expeditions,
innovative for their time, involved a team of researchers (including a religious historian,
ethnomusicologist, psychiatrist, photographer and, at times, a filmmaker) and gave rise to mixed-
media documents. While the textual aspects of De Martinos work have been studied in depth,
my approach focuses on image-making practices: photography, film, drawings. Building largely
on his famous work La terra del rimorso (1961) on tarantism a possession ritual observed by
De Martinos team in Puglia in 1959 as well as on the iconographic atlas of Morte e pianto
rituale nel mondo antico.Dal lamento pagano al pianto di Maria(1958) his study on mourning
rituals led in the southern Italian region of Lucania (Basilicata) , this thesis suggests that images,despite their ancillary status, formed a major part of De Martinos fieldwork and transmitted
much more than documentary knowledge. Not only does the visual haunt De Martinos own text
as a literary device, but it is also tightly connected to a series of intermedial elements (sound,
objects, bodies) inherent to the ritual apparatus itself and its documentation process. It was thus
possible to perceive a dialectical relationship between technological imagistic devices such as
photography and film, which reproduced possession rituals, and those practices own repetition
processes, temporal rhythms, and performativity. Lastly, these images also suggest ananthropology of afterlife by means of visual analogies passed through bodily gesture,
reminiscent of Aby Warburgs work.
Keywords: Ernesto De Martino, Image, Archive, Survival, Possession, Tarantism, Aby Warburg,
Southern Italy, Memory, Photography.
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Remerciements
Je tiens tout dabord remercier mon directeur de recherche,Philippe Despoix,
pour son soutien et son intrt envers ce projet.Je le remercie de mavoir transmis le dsir de continuer naviguer entreles disciplines et de traiter toute chose avec
soin, dans les moindres dtails.
Un grand merci ric Mchoulan, pour lappui intellectuel et les conseils.Bien videmment, je dois une partie de mon cheminement intellectuel au Centre de Recherches Intermdiales en
Arts, Lettres et Techniques (CRIalt).Merci Djemaa Maazouzi den avoir fait un lieu si accueillant.
Merci Nathalie Beaufay qui a t dune aide prcieuse au fil des annes.
Cette recherche a t possible grce lanthropologue Francesco Faeta de lUniversit di Messina, qui ma guide travers les matriaux avec une gnrosit remarquable. Non potrei mai rigraziarla abbastanza.
A very special thanks to Lisa Stevenson at McGill for her incredible support and openness.
In Italia, grazie a Clara Gallini, Adelina Talamonti, Alessandro Proietti, Cecilia Mangini, Amalia Signorelli,Giuseppe Pinna, Antonello Ricci, Emilia De Simoni.
Ringrazio anche lArchivio Ernesto De Martino, il Museo Nazionale di Arti i Tradizioni Popolari e lAccademiaSanta Cecilia.
Paris, merci Emmanuel Lefrant, Elena Gui et Gabri qui ont su rendre la priode de rdaction beaucoup plusagrable.
Caroline Bem, Tao Fei, Christine Mitchell, merci pour votre esprit de solidarit et de partage.Une pense pour le Festival du nouveau cinma, et merci en particulier Philippe Gajan et Simon Thibodeau davoir
su vous adapter ma triple vie.
Je remercie de tout cur mes parents Serge et Dominique, mon frre Franois et Sophie Arsenault.
Philippe Leonard, merci pour tout.Cest ton esprit dquipe qui rend tout cela possible.
Ce texte est pourJeannette Lesperance
(1917!2013).
Cette recherche a bnfici du soutien du Conseil de Recherche en Sciences Humaines (CSRH).This research was funded by the Social Sciences and Humanities Research Council of Canada (SSHRC).
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TABLE DES MATIRES
Rsum....2Abstract...3
Remerciements....4Introduction....6
PARTIE IErnesto De Martino et les nouvelles disciplines Composantes visuelles dune ethnographie interdisciplinaire
1.1Trajectoires dun chaman invers : lhistorien-ethnographe noraliste......151.2 Nouvelles disciplines . Cinma et photographie.201.3 Terres du remords et des lamentations.25
1.4 Vision panoramique. (Ethno)graphie et interdisciplinarit..301.5 Un safari de notices . Observation et critures en 1959..351.6 Images exposes / images latentes : rapports texte-image...42
PARTIE IILes logiques intermdiales du dispositif chorgrapho-musical Jeux de miroir
2.1Dispositifs....502.2 La possession, la tarentule, limage.532.3 Les techniques du corps lpreuve de la crise de la prsence .57
2.4 Suivre les sons, grer les rythmes....622.5 Synchronisation et mimsis..672.6 Performance rituelle / mises en scne visuelles.Entre ralit et reproductibilit....74
PARTIE IIIArchive et survivanceTransmissions de limage et du geste
3.1 Rsistances (in)volontaires. Lanthropologie et larchive........843.2 Formes de pathos. De Martino et les images survivantes.....893.3 Analogies et ressemblances : une compulsion.....96
3.4 Atlas, cinesica, dessins. Comprendre les corps expressifs.......99Conclusion .......108
Images / figures...116
Bibliographie...134
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Introduction
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Ernesto De Martino avait prpar son quipe durant une longue priode prliminaire en vue
dune rencontre avec le tarentisme salentin rituel encore observable dans les annes 1950-1960
en Italie mridionale et articul autour de la morsure dun arachnide. Le rite est empreint de ce
rimorso quivoque qui, en italien, renvoie autant la piqre qui se manifeste chaque anne
(littralement, la re-morsure dune araigne) quau remords, mauvais pass qui revient
perptuellement hanter sa victime. Le tarentisme avait t scrut distance sous tous ses angles
thoriques, historiques et structurels. Aprs de nombreux mois dtude collective, De Martino et
son quipe taient exposs pour la premire fois, lors de lt 1959, au phnomne rel dont les
premires impressions sont exprimes ainsi :
[] En prtant loreille, lcho dun concert rustique parvenait jusqu nous []. Lquipe se mit en marche[] voici que la musique devint de plus en plus distincte, laissant deviner, sous le rythme du tambourin, laligne mlancolique [] de cette vieille tarentelle du Sud sans son rle thrapeutique originaire 1.
peine le dispositif chorgrapho-chromatico-musical entrait-il en scne, dans sa pleine
vocation musicale, rythmique et danse, que la rationalit historique atteignait dj ses limites.
Cest croire que nul nest labri des chos enivrants que recle la musique du rituel, pas
mme lanthropologue et ses spcialistes qui, transports comme [ils ltaient] sur une autre
plante , avaient du mal jouer [leur] rle2. Ds son arrive au village apulien de Nard,
lquipe stait rendue dabord au salon de coiffure, la recherche des musiciens dexorcismes de
tarentules pour la plupart barbiers de profession. Il se trouva que ceux-ci taient absents : ils
participaient au rituel le jour mme. Privs dindications de directions, De Martino et son quipesempressent donc de suivre intuitivement le chemin esquiss par les sons. Cet cho , outre
quil rappelle un mythe antique empreint, certes, de mlancolie, entrouvre une premire porte
vers lirrationnel, par la voie de ltranget du double. Dautre part, il modifie le rapport au temps
de celui qui lcoute, qui entend au prsent un son, trace dune intensit passe. cette
dimension temporelle sajoute un dynamisme horizontal, celui de ces chos au pluriel, qui
chez Baudelaire de loin se confondent, de ces correspondances cintiques qui ont lieu lors de
passages travers des forts de symboles / Qui observent [lhomme] avec des regardsfamiliers3 . Ces regards, tels ceux ports sur des photographies de famille la recherche de
ressemblances visuelles dissimules, compltent le portrait de lcho, synthtisant en quelque
sorte lapproche de De Martino, cet historien des religions, devenu anthropologue de manire
1Ernesto De Martino,La terre du remords, trad. Claude Poncet, Paris, Gallimard, 1966,p. 66.2Ibid., p. 67.3Charles Baudelaire, IV. Correspondances ,Les fleurs du mal, Paris, Posie/Gallimard, 1996, p. 40.
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autodidacte, qui entendait reconstruire le tarentisme en identifiant les rsonances de ce rituel de
possession avec ses antcdents classiques, dans un effort philologique mticuleux. Pour De
Martino, le terrain anthropologique devenait ce lieu dexprimentation o il tait enfin possible
dentendre et de voir des documents vivants (ou survivants ) de performances historico-
religieuses qui jusqualors navaient t tudies que dans des textes crits. Le tarentisme et la
lamentation funbre avaient t analyss en prenant essentiellement en compte leur valeur
musicale, ou en relevant la structure potique et les mythes des chants populaires. Pourtant, dans
ces communauts, le rite se dployait par les forces intermdies du son, du regard et des corps,
lments auxquels fait face lquipe interdisciplinaire, et que les images et les techniques
denregistrement du son ont tent de saisir.
Lethnographie que De Martino qualifie d interdisciplinaire4, innovatrice pour lpoque,
donne lieu des documents ultrieurs multiformes puisquelle signifie partir plusieurs :historien des religions, ethnomusicologue, psychiatre, photographe, et plus rarement cinaste.
Les archives de ces expditions, marques par la frnsie dune ethnographie plurielle, regorgent
de tmoignages crits et visuels offrant diffrentes portes dentre sur un fait social qui, son
tour, se dplie en une multitude de filiations troubles. Ce sont prcisment les interactions entre
lexprience des chercheurs, leurs techniques de captation et la mdialit des pratiques rituelles
en action qui mobilisent mon tude. Les outils de la recherche de De Martino consistaient en
une quipe de spcialistes profondment htrogne et en diffrents supports, dont le fameuxjournal de route, mais aussi des bandes audio magntiques, de la pellicule filmique et un appareil
photographique. Ses ouvrages La terra del rimorso (1961) et Morte e pianto rituale nel mondo
antico. Dal lamento pagano al pianto di Maria (1958) rassemblent une tude centrale
ethnohistorique avec, en annexe, de substantielles sries photographiques et iconographiques.
Il serait tentant damorcer mon tude par la gense dune fascination personnelle pour les
images de lethnographie dErnesto De Martino. Jinsiste sur le terme ethnographiepour mettre
de lavant les modalits concrtes du sjour sur le terrain5 , techniques intermdiales de
lanthropologie qui ont parfois chapp aux innombrables analyses du travail de ce chercheur
multidisciplinaire en Italie. Cette qute darkh (trouver la premire image qui mait frappe),
4Ernesto De Martino, La ricerca indisciplinare nello studio dei fenomeni culturali , De Homine, n 17-18, 1966,p. 227, puis rdit dans Clara Gallini,I rituali dellArgia, Padova, Cedam, 1967, p. XI.5Amalia Signorelli, Lo storico etnografo. Ernesto De Martino nella ricerca sul campo , La Ricerca Folklorica ,n o13 ; Ernesto De Martino. La ricerca e i suoi percorsi , avril 1986, p. 5- 14.
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bien que sans doute trop traditionnelle pour une introduction, rappelle le mouvement de la pense
de De Martino, cette volont de sonder infatigablement et avec conviction les contours variables
dantcdents, en de multiples retours en arrire prilleux. Si josais identifier une image
dorigine pour ma recherche puisquil sagira ici, entre autres, dun travail sur les images je
neffectuerais rien de moins que ce geste affectif que De Martino lui-mme pose intuitivement
ds les premires pages deLa terre du remords. Bien quil soit lui-mme dorigine mridionale,
ayant dj men plusieurs sjours dans le sud de lItalie, il affirme que la premire ide
dentreprendre une enqute ethnographique sur le tarentisme simpose lui comme une
rvlation lorsquil voit quelques belles images de tarentules prises par le photographe franais
Andr Martin :
Ces photos pouvaient passer devant les yeux comme des images dtranges comportements excentriques,suscitant une curiosit momentane et auraient t alors vraiment fortuites ; mais, pour moi, elles mincitrent
rattacher lhistoire religieuse du Sud que je projetais un pisode circonscrit analyser, un phnomnerclamant exemplairement lengagement de la cohrence historiographique, justement parce quil seprsentait comme un nud dextrmes contradictions6.
Il sagit l dun tmoignage tonnant pour un anthropologue-historien qui a toujours donn le
primat au verbe. Voil pourtant quil laisse comprendre que, si sa premire rencontre relle avec
le tarentisme se traduisait par le son, cest une mdiation antrieure par limage qui lui avait
donn limpulsion ncessaire pour entamer ses recherches. Alors que, quelques lignes avant le
rcit de sa rencontre avec les images dAndr Martin, De Martino milite en faveur de recherches
molculaires , celles qui btissent une histoire entire laide dun dtail, comment ne pas
entrevoir lefficacit dunpunctumbarthien, provoqu par des photographies oprant, elles aussi,
lintrieur dun paradigme indiciaire7? Ne pourraient-elles pas servir, en tant que contingence
pure8 , de point dArchimde pour activer cette rhabilitation des faits sociaux marginaliss,
supposs dbris rsistant une histoire des sommets officielle ?
Ce mme dclenchement par limage, on le retrouve curieusement chez Gianfranco
Mingozzi, auteur du film La taranta (1962), qui a document les mmes rituels de possession
6De Martino, 1966, p. 27.7 Voir Carlo Ginzburg, Mythes, emblmes et traces. Morphologie et histoire , Paris, Flammarion, 1989. Il nestdailleurs pas tonnant que Ginzburg ait t un lecteur prcoce de De Martino,ce quil indique explicitement dans cetouvrage : Parmi les motivations qui me poussrent tudier les procs des sorcires, il y avait aussi le dsir dedmontrer quun phnomne irrationnel et [] atemporel, donc sans importance historique, pouvait tre lobjetdune analyse historique, rationnelle, mais non rationaliste. [] La lecture du Monde magique de E. De Martino []minvitait dpasser, dans ma recherche concrte, lantithse idologique entre rationalisme et irrationalisme. ,p. 8-9.8Roland Barthes,La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980,p. 52.
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quErnesto De Martino trs peu de temps aprs avoir lu le manuscrit peine termin de La terre
du remordset en suivant les recommandations de lanthropologue. Dans les pages dun journal
personnel rcent du cinaste, publi loccasion dune rdition du film en DVD, il avoue se
rappeler son premier dsir, puissant mme si encore balbutiant, de filmer le tarentisme : Il y eut
des images magnifiques, prises par une photographe alors mergente, Chiara Samugheo, qui me
frapprent violemment[je souligne] dans un reportage particulier que prsentait une revue que je
lisais rgulirement, Cinema Nuovo9. Encore une fois, le souvenir dun premier contact avec le
tarentisme passe par ces images-muses, dont limpact est si violent quil catalyse le voyage.
Jajouterai donc, pour fermer la boucle, que mon propre contact avec lethnographie
demartinienne remonte la dcouverte du film de Mingozzi lUniversit de Bologne : paysages
lunaires en noir et blanc, blancheur des corps possds et arcs qui me rappelaient trangement
liconographie de la Salptrire autant dimages (et de sons) qui restrent gravs dans monesprit et endormies pendant quelques annes. Ces trois sries dimages-dtonatrices celles
dAndr Martin pour Ernesto De Martino, de Chiara Samugeho pour Mingozzi, et de Mingozzi
pour moi ne sont que quelques interactions qui sinscrivent dans une vaste conomie de regards
ayant t points (au sens barthien) par le sud de lItalie et ses reprsentations visuelles depuis
des sicles. Cette sollicitation profonde, ce sentiment dtre frapp , point , refait surface,
curieusement, en filigrane dans les questionnaires adresss aux tarentules durant lenqute
ethnographique de 1959. Ces entretiens, qui ne furent pas publis dans louvrage final, prsententune question systmatiquement pose, jusqu ce quelle forme un trange leitmotiv qui hantait
lquipe : Quand a eu lieu votre premire morsure ? Et commenait alors le rcit de ce
premier punctum de la tarentule qui ignorait que sa propre image photographique, plusieurs
annes auparavant, avait dj transmis ses points sensibles ; prcisment, ces marques, ces
blessures10 lanthropologue et au cinaste qui en furent mordus . Cette mtaphore se
confirme lorsque De Martino lui-mme, dans lintroduction de La terre du remords, annonce
quil racontera comment cette passion avait t pniblement exorcise au cours de lexploration
9Ma traduction de : Furono bellissime immagini scattate da una fotografa allora emergente Chiara Samugheo che mi colpirono violentemente in un servizio particolare su di una rivista che leggevo sempre, Cinema Nuovo,p. 11, dans Gianfranco Mingozzi, La Taranta. Il primo documento filmato sul tarantismo, Calimera, Kurumuny,2009.10Barthes, 1980, p. 49.
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ethnographique11 , lexorcisme de cette piqre de lanthropologue passant, lui aussi, par les
images et les sons.
Notre tude ne sintresse pas aux photographies et aux films en tant quobjets visuels
analyser de manire isole. Je considre ces matriaux comme des chanons fondamentaux dune
ethnographie impliquant non seulement des images photographiques et filmiques, mais aussi une
criture ethnographique particulire, une recherche dquipe interdisciplinaire , une
comprhension intuitive par le dessin et plusieurs techniques denregistrement diffrentes. Jay
Ruby et Marcus Banks, thoriciens reprsentatifs de lanthropologie dite visuelle crivirent
rcemment, dans lhistoire quils tracent de cette discipline : an account of the visual as it
passes in and out of the discipline of anthropology12 . Il sagit donc pour eux douvrir les
proccupations de lanthropologie visuelle au-del de leurs simples images photographiques et
filmiques, mais de comprendre la visualit comme forme de communication permable,entrelace dans une srie dinteractions mdiatiques complexes.
Beaucoup plus modestement, cest pourtant de cette mme conception ouverte du
visuel , passant autant par la photographie que par lcriture et le dessin, quil sera question
dans ce travail pour sonder un contexte circonscrit, lui. Il sagira danalyser des imageset certains
rapports limage reprables dans le cadre des recherches sur les rituels de possession et de
lamentation menes par Ernesto De Martino et son quipe. Comment la production et ltude
dimages ont-elles orient la connaissance anthropologique de rituels profondment axs sur lecorps ? Si, au sein du travail de lanthropologue tel quil est reconnu aujourdhui, limage a t
considre ancillaire, comment penser son abondance, sa rptition ? Comment limage
dclenche-t-elle et sinfiltre-t-elle dans lcriture, la pense ? Quel rle a le regard direct, puis sa
reproduction technique (et parfois corporellement mimtique), et comment cette sollicitation
visuelle se conjugue-t-elle avec les autres sens ?
Sil est question de comprendre limage, cest que, traditionnellement, comme le rappelle
Lucien Castaing-Taylor dans son article sur liconophobie13, ce sont les supports de transmission
du savoir qui ont t privs de lgitimation dans les recherches anthropologiques ayant travers le
sicle. Non pas que des images naient pas t pas produites ou mme utilises des fins
11De Martino, 1966, p. 14.12Jay Ruby, Marcus Banks (dir.), Made to be Seen. Perspectives on the History of Visual Anthropology, Chicago,University of Chicago Press, 2011.13Lucien Castaing-Taylor, Iconophobia , Transition, vol. 6, n 69, printemps 1996.
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scientifiques, mais plutt quelles ntaient pas considres comme formes lgitimes de savoir
dans la reconstitution des donnes a posteriori. Elizabeth Edwards, dans sa comprhension lucide
de lutilisation de la photographie en anthropologie, remarque :
Despite the potential for an extended base for photographic work in anthropology () there appears to have
been a simultaneous systemic denial of the potential of photographs to add to anthropologicalunderstanding14.
En effet, dans les quipes formes par De Martino, alors que lethnomusicologue jouissait
dune mission de spcialiste valid scientifiquement, le photographe et le cinaste avaient une
position beaucoup plus ambivalente, la frontire glissante entre lart et la science. Il sagit donc
de rendre cette ambivalence centrale pour mieux comprendre ce refoulement de limage
malgr son omniprsence au sein de ce corpus anthropologique ses textes, ses approches, ses
croyances puisquelle reste la trace dune pratique ethnographique inextirpable du terrain :
lobservation. Comment lexprience sensorielle arrive-t-elle donc tre partage et comment
agit-elle sur la construction du savoir ?
Afin de rpondre ces questions, le prsent travail se concentrera sur des expditions
interdisciplinaires spcifiques menes en Italie : les lamentations funbres documentes en
Lucanie en 1956 et, de manire plus dcisive, le tarentisme des Pouilles observ en 1959. Alors
que De Martino, nous le verrons, eut loccasion dexplorer dautres aspects de la ralit
mridionale avec diffrents photographes et cinastes, mon tude se concentre sur les images de
rituels impliquant de manire dcisive le corps et dont les formes de mdiation, les tats deconscience et la performance sapparentent aux mdiums qui les ont documents. Ces deux
expditions permettent de tmoigner dun travail dquipe dont la forte cohsion met en
vidence, de manire dterminante, la notion demartinienne d ethnographie interdisciplinaire .
Cette production de documents multiformes, fruit dune relle collaboration, permettra donc de
mieux cerner les rsonances entre les diffrentes forces scientifiques, artistiques et mdiatiques
de ces expriences de terrain. Il est important, par ailleurs, de prciser que cette entreprise ne
reprsente quun humble survol des nuds visuels et sonores du corpus demartinien puisque,comme nous le verrons, plusieurs chercheurs italiens, tels que les anthropologues Clara Gallini et
Francesco Faeta, lethnomusicologue Antonello Ricci, ainsi que des historiens de lart ou des
14Elizabeth Edwards, Tracing Photography , dans Ruby, Banks (dir.), 2011.
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commissaires, tels que Giuseppe Pinna ou Claudio Domini, se sont penchs (mme si cest de
manire diffrente) sur ces questions15.
La premire partie de ce mmoire servira situer les composantes visuelles de
lethnographie demartinienne. En premier lieu, il sagira de dlimiter le corpus et les voyages
auxquels renvoient les matriaux. Ensuite, la mthode ethnographique dErnesto De Martino sera
problmatise travers ses quelques crits mthodologiques et son concept central
dethnographie interdisciplinaire . Plus fondamentalement encore, nous nous appuierons sur
des textes provenant des archives de son quipe et crits par ses diffrents membres, afin de
mieux comprendre les rouages de cette interdisciplinarit telle quelle sest dploye sur le
terrain. Cette premire partie exposera les diffrentes utilisations de limage chez Ernesto De
Martino.
La deuxime partie considrera le rituel de possession en tant que dispositif mettre enrelation avec les techniques de fabrication dimages. Ce quErnesto De Martino appelle le
dispositif dexorcisme chorgrapho-musical et ses images y sera tudi dans sa pleine
dimension intermdiale, cest--dire constamment par le prisme dune relation. Il y sera tout
dabord question dapprofondir les diffrents mdiums, ou lments propres lassemblagedu
dispositif en question : limage de la tarentule comme symbole visuel, le corps comme technique
lpreuve de la crise de la prsence , et le son. Le rythme musical, crucial dans le rituel du
tarentisme, ouvrira la voie diffrentes formes de synchronisations : celle qui est bien srncessaire pour que lexorcisme arrive rsolution, mais aussi celle entre lcriture, la
photographie et lenregistrement sonore. Ces synchronisations nous permettront de suggrer une
panoplie de rapports mimtiques luvre mme le rite, mais aussi travers son processus de
documentation. Lanalogie tablie entre le rite et ses images se concentrera enfin sur leur
15Clara Gallini, Francesco Faeta (dir.), I viaggi nel Sud di Ernesto De Martino, Turin, Bollati-Boringhieri, 1999,
p 49-93 ; Francesco Faeta, Strategie dellocchio: Saggi di etnografia visiva, 3edition, Milan, FrancoAngeli, 2003 ;Francesco Faeta, Antonello Ricci (ds.), Lo specchio infedele. Materiali per lo studio della fotografia etnografica inItalia, Roma, Documenti e ricerche del Museo Nazionale delle Arti e Tradizioni Popolari, 1997 ; Francesco Faeta,Fotografi e fotografie. Uno sguardo antropologico, Milano, FrancoAngeli/Imagines, 2006 ; Clara Gallini, Ildocumentario etnografico demartiniano , dans Enzo Minervini (dir.), La Ricerca Folklorica, n 3 Antropologiavisiva. Il cinema , Edizioni Grafo ; Diego Carpitella, La registrazione fotografica nelle ricerche etnofoniche ,dans Popular Photography Italiana , 1968, p. 130-131, re-edited in Musica e tradizione orale, Flaccovio, Palermo,1973, p. 183-196 ; Antonello Ricci, I suoni e lo sguardo. Etnografia visiva e musica popolare nellItalia centrale emeridionale, Milano, FrancoAngeli, 2007 ; Giuseppe Pinna (dir.), Con gli occhi della memoria. La Lucania nellefotografie di Franco Pinna 1952-1959 , Trieste, Il Ramo dOro, 2002.
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dimension performative , en perptuelle ngociation entre ce que Carlo Ginzburg appelle le
vrai, le faux, le fictif16.
En troisime partie, nous aborderons la question de limage-mmoire et du geste. Les
phnomnes rituels tudis connaissent, par leur nature, une tension entre mmoire et oubli,
travers leurs qualits mnmotechniques immanentes et les alas naturels que provoque loubli.
Cela permettra daborder non seulement la relation entre larchive et la discipline
anthropologique, mais aussi les logiques d'archivage inhrentes ses objets dtude, les mdiums
qui leur sont propres et l'apport spcifique des appareils de captation dimages photographiques
et filmiques. partir des images tudies et leur attention particulire au geste corporel, nous
nous intresserons au paradigme kinsique prsent dans lanthropologie italienne de cette
poque. Cette division analytique des gestes et cette confiance presque divinatoire dans le
langage du corps permettra un croisement invitable avec le grand penseur de limage etfondateur de liconologie Aby Warburg, dont le travail semble indniablement hanter lapproche
quadopte Ernesto De Martino de la possession et de la lamentation degrs mimtiques qui
comptent parmi la liste des formules de pathos warburgiennes (Pathosformeln). Il sagira de
sattarder la mthode et aux outils dmartininens, entre mots, sons et images, employs pour
cerner ces prtendues survivances ethnographiques Nachleben, chez Warburg en
cherchant comprendre comment loutil dont fait usage le chercheur oriente et rvle un type
singulier de constatations, et comment lobjet tudi suggre un mode dorganisation dusavoir. Cette rflexion sur les archives du pathos gestuel sest dveloppe durant ma propre
exprience en archives, puisquun sjour de recherche de deux mois effectu Rome fut
dterminant dans lapproche et la rception de ces matriaux visuels, dont la vie posthume se
poursuit aussi dans ces fonds marins , pour reprendre limage dArlette Farge17, que sont les
archives.
16Carlo Ginzburg,Le fil et les traces. Vrai, Faux, Fictif, Paris, Verdier, 2010.17Arlette Farge,Le got de larchive, Paris, ditions du Seuil, 1989, p. 10.
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PARTIE I
Ernesto De Martino et les nouvelles disciplines Composantes visuelles dune ethnographie interdisciplinaire
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1.1 Trajectoires dun chaman invers : lhistorien-ethnographe noraliste
QuErnesto De Martino soit considr la figure phare de lanthropologie visuelle italienne
est une attribution singulire si lon considre quil na jamais produit dimages photographiquesou filmiques et quil na que rarement sauf dans quelques articles pars abord thoriquement
la question de lusage des techniques audiovisuelles. Ce quil faut aussi comprendre, cest que De
Martino est considr comme le fondateur de lanthropologie italienne tout court, celle-ci ayant
eu une naissance tout fait singulire, en dcalage avec les traditions britanique, amricaine ou
franaise dont elle sinspirait partiellement en en rcuprant certains concepts et en les
amalgamant aux rfrences philosophiques et artistiques qui foisonnaient en Italie cette poque.
Dans son ouvrage Ernesto De Martino. Les vies antrieures dun anthropologue18, Giordana
Charuty procde une remarquable ethnographie de ce parcours thorique, clairant le tissage
complexe de la pense demartinienne19 . La lecture quelle en propose permet une autre
constatation : De Martino ntait pas tout fait anthropologue du moins pas au dbut. Le titre
d historien-ethnographe20 serait sans doute plus appropri. Sa formation et son parcours
comme intellectuel rvlent un penseur ayant constamment tent de dcloisonner les disciplines
autant dans ses constructions thoriques que dans lorganisation de son travail de terrain.
Comment comprendre, donc, le rle dterminant de cet anthropologue autodidacte qui ntait ni
photographe ni cinaste pour lanthropologie visuelle italienne ?Historien des religions de formation, De Martino sinitie lanthropologie par les livres, en
voyageant virtuellement grce aux pages de Tylor, Levy-Bruhl, Malinowski, Radcliffe-Brown,
Gusinde, pour nen nommer que quelques-uns. Il effectue ainsi des voyages ayant comme vecteur
le texte, les photographies et les dessins. Alors que ses lectures lemmnent vers la Terre de Feu
ou en Sibrie, De Martino, fortement marqu par la pense marxiste de Antonio Gramsci et
lhistoricisme de Benedetto Croce, est engag en Italie dans une lutte sociale et politique la fois
populaire et intellectuelle qui secoue le pays et traverse la littrature, la posie, le thtre, lecinma et la presse. Toute son entreprise anthropologique sera prcisment btie la lisire de cet
engagement scientifique, historique et politique. Dans les annes de laprs-guerre, lItalie
18Giordana Charuty,Ernesto De Martino. Les vies antrieures dun anthropologue, Marseille, Parenthses, 2009.19 Voir aussi Clara Gallini (dir.), Ernesto De Martino e la formazione del suo pensiero. Note di metodo, Napoli,Liguori, 2005.20Signorelli,La Ricerca Folklorica , n
o13.
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souhaitait mettre pleins feux sur les conditions ouvrires et la ralit paysanne mridionale en
sollicitant une prise de parole que les intellectuels staient donn la mission daccompagner.
Lhistoire personnelle de louvrier ou du paysan, dans toute sa dimension biographique et
potique, devait pouvoir rsonner avec mille autres vies21 et gnrer ainsi une conscience
collective, le pacte raliste valant comme geste politique22. Le courant noraliste, beaucoup
plus connu dans sa variante cinmatographique, est prcisment nourri de cet esprit qui habitait
ses principaux cinastes. Les chos entre lanthropologie demartinienne et certains aspects de cet
univers filmique sont indniables et forment un bassin de correspondances textuelles et visuelles
inpuisables23. Comment ne pas revoir, par exemple, dans les visages fminins endeuills et les
pleureuses vtues de noir saisis par le photographe Franco Pinna dans la Lucania24, ces jeunes
filles de La terra trema de Visconti, solennellement perches sur un rocher attendre les
pcheurs, lil inquiet sous leurs voiles sombres, ou encore les cris de laMamma Romade PierPaolo Pasolini (fig. 1, 2 et 3) ? Mme sil est sans doute possible didentifier une forme
diconographie collective, mmorielle, liant certains traits de lunivers demartinien celui de ces
cinastes profondment imprgns de limage du Sud, ce sont davantage les potes et crivains
noralistes qui inspirent de manire dcisive De Martino. Profondment marqu par luvre de
Carlo Levi25, et aspirant au mme succs que lui dans le domaine scientifique, il entretenait des
liens damiti et dchanges intellectuels soutenus avec le pote Rocco Scotellaro, fils de paysan
et maire socialiste de la ville mridionale de Tricarico. Celui-ci avait publi en 1953 des textessous le titre vocateur I racconti sconosciuti26 ( les rcits inconnus ), bass sur les
chroniques paysannes de sa mre Francesca Armento, qui avait adopt le rle de scribe du village
puisque elle rdigeait des actes notariaux et assurait la transcription de correspondances
amoureuses. Constamment branche sur les microrcits de sa socit, elle devient une conteuse
21Antonio Gramsci, Quaderni dal carcere, Valentino Gerratana (ed.), Turin, Einaudi, 2007, cit par Charuty, 2009,p. 23.22Charuty, 2009, p. 349.23 Didi-Huberman a entam un travail danalyse de ces correspondances, plus particulirement de celle avec PierPaolo Pasolini, et il y a des liens possibles avec (entre autres) liconographie demartinienne. Voir Georges Didi-Huberman,Peuples exposs, peuples figurants, Paris, ditions de Minuit, 2012.24La Lucania est une rgion de lItalie du Sud aujourdhui nomme la Basilicata.25Luvre de Carlo Levi, Cristo si fermato a Eboli, parue en 1945, est un geste autobiographique relatant son exil,en tant que mdecin, en Italie mridionale dans les annes 1930 et la misre quil dcouvre avec stupfaction danscette terre italienne prive de Christ o rgnent magie et superstition. Pour approfondir les liens entre Carlo Leviet Ernesto De Martino, voir Clara Gallini, La ricerca, la scrittura , dans Note di campo. Spedizione in Lucania 30sett.-31 ott. 1952 , Lecce, Argo, 1995, p. 32-35.26Rocco Scotellaro, I racconti sconosciuti ,Nuovi Argomenti, mars 1953.
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hors pair, que lcriture intense possde, alors quelle sert littralement de mdium entre ces
paysans inconnus et les textes publis par son fils, rendant ces personnes enfin visibles aux
yeux du monde. Scotellaro, auteur dune posie socialement engage, est donc lui aussi une
courroie de transmission fondamentale entre le monde paysan du Sud et les anthropologues et
trangers quil hberge et guide dans leurs recherches.
Il est essentiel, pour comprendre la posture dErnesto De Martino, de souligner son
inscription dans cette ligne de passeurs sociaux assurant une mdiation cruciale entre ces
microhistoires inconnues et la socit italienne de lpoque. Lanthropologue, dans cet lan de
prophtisme ethnologique , devient le haut-parleur portant les voix du peuple, ou mieux, il
incarne ces microphones visibles sur les photographies, tantt plants au milieu dun champ
peine moissonn, ou suspendus au-dessus des ttes chantantes de paysannes assises dans une
troite pice sombre (fig. 4 et 5). Il devient donc mdium et, comme lartiste (lanthropologuemoderne), ds lors quil nest pas un hritier de la reproduction universitaire, doit se donner un
modle didentification, () celui de chaman invers a () marqu ce moment noraliste de
lethnologie italienne27. Alors que le chaman voyage dans lau-del pour communiquer avec les
esprits et en informer le monde profane, De Martino devenait le mdiateur de cette autre Italie
mridionale, avec le souci dun ralisme documentaire. Il est tout fait intressant dans ce
passage du texte de Charuty quartiste, anthropologue et chaman soient rapprochs, ces parallles
pouvant sembler a priori tonnants. Tout dabord, car Ernesto De Martino est extrmementprudent lorsquil parle du domaine artistique, attribuant aux images quil utilise le statut
scientifique de documents et sloignant de toute proccupation esthtique. Cette inflexion
scientifique transparat galement de manire clatante dans sa mthode : collecte de donnes,
temps chronomtrs, mouvements enregistrs avec prcision, questionnaires formats. Et
pourtant, son criture et ses images nchappent videmment pas aux sollicitations esthtiques.
De Martino est le premier rappeler le rle indniable des passions dont lexorcisme se joue sur
le terrain :
Pour lethnographe, lobjectivit ne consiste pas feindre (...) dtre labri de toutes passions (), maiscette objectivit se base pour [lui] sur lengagement de lier son propre voyage la reconnaissance explicitedune passion relle jointe un problme vital de la civilisation laquelle il appartient28.
27 Charuty, 2009, p. 348. Voir galement, de la mme auteure, Le moment noraliste de lanthropologiedemartinienne ,LHomme, Auto-biographie, ethno-biographie , vol. 3-4, n 195-196, 2010.28De Martino, 1966, p. 14.
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On retrouve ici nouveau le geste politique comme gage de ralisme. Ce rle engag delethnographe, que Lvi-Strauss voyait comme consquence dun puissant remords delOccidental29, est compar par Ernesto De Martino, moins dune page plus loin, lenvers duvoyage mythique :
Le voyage ethnographique se place dans le cadre de lhumanisme moderne comme lenvers absolu du voyage
mythique dans lau-del que mages, chamans, initiateurs et mystiques accomplissent (). Dans le voyageethnographique, il ne sagit pas dabandonner le monde do nous sommes rejets et de le regagner au moyendune rgnration mythique diversement configure ; il sagit simplement dune prise de conscience decertaines limites humanistes de notre propre civilisation et dune incitation aller au-del , non delhomme en gnral, mais de sa propre humanit circonscrite30.
De Martino poursuit cette rflexion sur ce voyage mtaphorique, celui de lethnologue qui
tente de dpasser son humanit circonscrite en vacillant habilement entre la ncessit de tendre
vers cet au-del tout en ne dlaissant jamais ses armes critiques. Il sagit l dun savant
dosage matriser. Cest prcisment en prenant dassaut cette ambivalence quil est intressant
de replacer Ernesto De Martino et les motivations de son entreprise ethnographique dans leurcontexte social mais aussi artistique. Si De Martino ntait pas emball par le cinma
noraliste31, il croyait en la posie mais galement au thtre32. En 1952, il intervient dans un
colloque sur le thtre de masse, quil croit porteur de changement. Les pices en question
mettaient en scne des centaines dacteurs non professionnels issus de la population ouvrire
locale33. Cette action performative permettait chaque individu de raconter son histoire et,
ainsi, dans lesprit de la pense demartinienne, d entrer dans lHistoire . Ces projets de
sociologie potique , terme propos par Carlo Levi, se dployaient sous les formes dart les
plus diverses. La collection de livres noralistes Italia mia, projet lanc par Zavattini, en est
un autre exemple et consistait commander plusieurs crivains le rcit emblmatique dune
29Claude Lvi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955.30De Martino, 1966, p. 14-15.31Voir Ernesto De Martino, Realismo e folklore nel cinema italiano Filmcritica , no19, dcembre 1952, rditdans E. Bruno (dir.), Teorie del realismo, Bulzoni, Roma, 1977, p. 99-103.32Cesare Zavattini, lors de linauguration des chroniques Italia mia,avait tenu une confrence qui prenait la formedun vritable appel aux artistes et intellectuels, en les conviant dnoncer la misre dans un lan artistiqueinterventionniste. Clara Gallini nous rappelle quErnesto De Martino nadhrait pas toujours aux principes dereprsentation du rel des artistes, ce quil formule dans une rponse publie dans Rinnovamento(1.9.52). Il avait
pris ses distances par rapport lide que lopinion publique doi[t] tre base sur des faits rendus visibles en destemps que nous appellerions aujourdhui rels () En soulevant le nuage de poussire des lambeaux, la pure etsimple mise en scne de la misre suscitera peut-tre des effets de commotion, mais elle isole la misre dans un videtotal de significations (ma traduction de unopinione pubblica debba essere formata su fatti resi visibili in tempiche oggi chiameremmo reali. () Col suo sollevare il polverone degli stracci, la pura e semplice messa in scenadella miseria otterr forse effetti di commozione, ma isola la miseria in un vuoto totale di significazioni), ClaraGallini, La ricerca, la scrittura , dans Note di campo. Spedizione in Lucania 30 sett.-31 ott. 1952, Lecce, Argo,1995, p. 41.33 Il sagit du travail dun jeune artiste, Marcello Sartarelli, qui avait remport quelques annes plus tt un succsimportant avec des pices de thtre qui mettaient en scne des acteurs non professionnels.
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ville italienne en puisant dans les biographies de personnalits locales. Les mthodes de collecte
de donnes recommandes aux crivains taient trs proches des mthodes ethnographiques
quErnesto De Martino emploiera sur le terrain : enqutes statistiques prcises, mais aussi
utilisation constante du stnographe sur les lieux afin de pouvoir recueillir chaud les propos des
gens. Il est donc possible dentrevoir une rinvention de la chronique sociale travers des mots,
des images, des performances, au sein de laquelle se dveloppait une ethnographie italienne
encore naissante, naviguant prudemment entre lart et la science. Dun ct, comme le rappelle
Gallini, De Martino souhaitait se dtacher des mises en scne de la misre proposes par les
textes noralistes en affirmant le besoin fondamental dun paradigme de recherchepermettant
de rendre la ralit mridionale intelligible. Il propose en effet une tude qui met en relief non
pas la misre en tant que telle, mais les modalits selon lesquelles la misre rpond travers la
cration dun systme culturel donn34. De lautre, lorsque Ernesto De Martino imagine lespremires expditions interdisciplinaires quil dirigera dans le sud de lItalie, il convie artistes et
intellectuels de tous les domaines se joindre lui. Cest ce que le Centro Etnologico Italiano
nonait clairement dans larticle 5 de son premier manifeste :
Avec le noyau opratif de lquipe pourront se dplacer avec elle, en sassociant ses expriences, tous lesintellectuels (cinastes, narrateurs, peintres, musiciens, etc.) intresss directement ou indirectement uneprise de contact avec le monde populaire35.
1.2 Nouvelles disciplines . Cinma et photographie
Dans les faits, ce nest pas de manire aussi systmatique ni dans un constant esprit de
cohsion crative que des images ont t produites sur le terrain, mme si Ernesto De Martino
collabore avec plusieurs photographes et cinastes diffrents. Dans un article intitul De
Martino e le nuove discipline, lethnomusicologue Diego Carpitella indique explicitement quil
entend par nouvelles disciplines le cinma, la kinsique, la photographie et
lethnomusicologie36. En effet, le photographe et lethnomusicologue taient pour De Martino les
chanons manquants pour documenter adquatement des cultures pour lesquelles la
communication visuelle et sonore avait logiquement le dessus sur la communication crite (des
34Ibid., p. 42.35Ma traduction de : Insieme al nucleo operativo della squadra, potranno muoversi con essa, associandosi alle sueesperienze, tutti gli intellettuali (registri, narratori, pittori, musicisti, etc.) interessati mediatamente oimmediatamente ad una presa di contatto col mondo popolare,Ibid., p. 55.36Diego Carpitella, De Martino e le nuove discipline , La Ricerca Folklorica, n
o13, 1986, p. 69.
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cultures analphabtes37) . Selon lui, ce ntait donc pas par volont de modernisation que De
Martino aurait dvelopp un profond intrt pour ces nouvelles disciplines , mais tout
simplement cause de la nature mme de son objet dtude. Dans The Address of the Eye, Vivan
Sobchak rappelle ce lien inhrent entre le mdium (filmique) et lexpression orale et sensorielle :
More than any medium of human communication, the moving picture makes itself sensuously
and sensibly manifest as the expression of experience by experience38. Cest cette connaturalit
de lenregistrement audiovisuel et des rites vcus de manire sensorielle qui aurait justifi lusage
de techniques de reprsentation visuelle et sonore. Si ce navait t des ressources financires
limites de son groupe, De Martino aurait fort probablement privilgi le mdium filmique pour
documenter les performances quil observait, et lappareil photographique de Franco Pinna
semble dailleurs souvent imiter la fluidit du mouvement cinmatographique. Les innombrables
photographies produites dans le cadre de ses expditions nont eu un rle consistant que durant laphase de recherche, dans limmdiatet et le souci dune tude de terrain complte, laissant aux
mots la tche de restituer les donnes ethnographiques et de les doter de sens aprs coup. Si pour
De Martino limage renfermait un important potentiel en tant quoutil de recherche, cest
prcisment cause de son intrt pour les formes orales39et gestuelles de la performance. Avant
lui, les pratiques du tarentisme et les lamentations funbres avaient t tudis de manire
purement philologique en tant que textes. Cest sans doute cette fascination pour le mouvement
du corps dans toute sa dimension visuelle et sonore qui a pouss De Martino exprimenter avecles nouvelles disciplines .
Les collaborations avec les diffrents photographes et cinastes ont qualitativement et
quantitativement beaucoup vari en fonction des voyages, des personnes, mais aussi des
mdiums. Du ct de la photographie, Francesco Faeta et Clara Gallini, dans I viaggi nel sud di
37Ma traduction de : [] culture in cui il momento della communicazione visiva e sonora aveva il logicosopravvento sulla comunicazione scritta (culture illetterate) ,Diego Carpitella, Franco Pinna e la fotografia inItalia , Viaggio nelle terre del silenzio: reportage dal profondo Sud 1950-1959, photographies de Franco Pinna,Milan, Idea, 1980, p. 5.38Vivan Sobchak, The Address of the Eye. A Phenomenology of Film Experience, Princeton, Princeton UniversityPress, 1992.39Cette importance de loralit dans ltude de la performance chez De Martino est particulirement explicite : Ildocumento cominicia a essere reale quando noi lo integriamo col canto, quando alla trascrizione letteraria noiassociamo la trascrizione musicale. C di piu : il documento reale non la canzone cantata in generale, ma lacanzone cantata da un determinato portatore di folklore, per esempio Maddalena di Conselice, la Cuciretto diRavenna, il coro delle Reggiane . Infine, il documento reale la canzone cantata in un certo ambiente e in un datomomento, cio la canzone accompagnata da quel movimento scenico del pubblico che fa ogni concreto atto diproduzione culturale popolare un dramma sceneggiato vivente, una sorta di spontaneo teatro di massa, Ernesto DeMartino, Il folklore progressivo emiliano ,Emilia, III, 21 septembre 1951, p. 251-254.
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Ernesto De Martino40, slection abondante dimages, ont prcisment senti cette ncessit de
diviser la production photographique en voyages . Il sagit dun corpus visuel dont lambigut
est renforce par la dconcertante dispersion de ses matriaux dans diffrents fonds darchives41
et son ternel quilibre entre outil de recherche et cration artistique.
Arturo Zavattini, fils du clbre scnariste Cesare, est le premier photographe suivre
Ernesto De Martino Tricarico en juin 1952. Cent cinquante images en noir et blanc (qui ne
furent jamais utilises pour publication pour des raisons peu claires) tentent de montrer les
protagonistes du folklore et leur environnement : rues de pierres blanches de Tricarico,
portes devant lesquelles se tiennent des familles entires, animaux qui errent dans la scheresse
du village, femmes qui allaitent, hommes plongs dans leurs discussions quotidiennes, cuisines et
chambres coucher dmunies, luttes syndicales et scnes qui semblent calques sur certains films
noralistes ces foules, cette masse douvriers sur la place publique dans lattente insupportabledune offre dembauche,comment ne pas penser au Voleur de bicyclettes ?
En septembre 1952, cest avec le photographe Franco Pinna quErnesto De Martino
retourne dans la Lucania, cette fois pour documenter les rituels de lamentation. La collaboration
entre lanthropologue et ce photographe durera prs de sept ans. Franco Pinna entreprendra
quatre voyages principaux avec De Martino afin de documenter plusieurs facettes de la ralit
mridionale : un premier en Lucania en 1952, un deuxime toujours dans la mme rgion ax
sur la lamentation, le chant et la fte en 1956, un troisime qui sintresse au jeu de la faux, rituelde la moisson document en juin 1959, et, enfin, un dernier permettant la clbre expdition dans
les Pouilles, galement en 1959.
Le troisime photographe collaborer avec Ernesto De Martino est Ando Gilardi,
photojournaliste socialiste qui effectue plus de cinq cents photographies lors dune expdition en
1957 en Lucania consacre documenter la magie des gurisseurs et leur clientle images qui
figurent dans Sud e magia42. Vouant une grande admiration lethnologue et oprant pour la
premire fois dans le cadre de recherches anthropologiques, Gilardi rpond avec humilit aux
40Clara Gallini, Francesco Faeta (dir.),I viaggi nel Sud di Ernesto De Martino , Turin, Bollati Boringhieri, 1999.41 Discoteca di Stato di Roma, Archivio Rai, Archivio audiovisivo del Museo Nazionale delle Arti e TradizioniPopolari, Archivio Zavattini, Archivio Franco Pinna, Associazione Internazionale Ernesto De Martino,Bibliomediateca dellAccademia Santa Cecilia (Rome), Archivio Ando Gilardi (Milan).42Ernesto De Martino, Sud e Magia, Milan, Feltrinelli, 1959.
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besoins visuels et mnmotechniques de lquipe 43 . En effet, il produit une photographie
analytique faisant usage de la squence, et ce, mme lors dentrevues. Alors que Pinna produisait
des squences dimages pour capter des performances chorgraphiques rythmes, le sujet que
Gilardi approche est trs diffrent : il sagit des tats psychopathologiques des villageois
dAlbano di Lucania, de Castelmezzano et de Valsinni, dont il saisit les dtails avec patience, sur
des visages en plein rcit.
Le cas des cinastes est presque inverse et, dans un article rcapitulatif sur ce quelle
appelle le cinma demartinien44 , Clara Gallini fait tat de cette diffrence. Comme ctait
souvent le cas lpoque, De Martino avait tout au plus le rle de consultant ethnographique .
Cette posture singulire est emblmatique des dbuts de lanthropologie visuelle. Pensons
notamment Asen Balikci, qui dirigeait des films tourns dans le Nord canadien, ou encore la
collaboration entre Napoleon Chagnon et le cinaste Timothy Asch et leur documentationhautement controverse des Yanomami. Cest en lisant les ouvrages dErnesto De Martino que
les cinastes ont subi cette attraction du Sud italien, trs proche de leffet quavaient eu sur
lanthropologue les images dAndr Martin voques en introduction. Cette fois, cest par les
mots que la pense dErnesto De Martino inspirait les cinastes Michele Gandin, Luigi Di
Gianni, Cecilia Mangini, Lino Del Fra, Gianfranco Mingozzi et Giuseppe Ferrara. Le Sud, tel un
aimant, semblait constamment appeler limage que ce soit travers lveil mme de
lanthropologue, sa dcision consciente de convier un photographe sur le terrain, ou encore, dansce cas-ci, travers le dsir successif des cinastes de filmer potiquement, mais avec une
conscience scientifique, lItalie mridionale. Ces films, par ailleurs, ngocient une tension
complexe entre leur nature la fois documentaire et potique, et jouent constamment la
frontire du rel : alors que le cinma noraliste proposait des fictions assumes qui faisaient
usage dlments rels (des acteurs non professionnels aux vraies ruines en passant par les
images darchives), les films demartiniens se rclament du tmoignage documentaire, tout en
ayant bien sr recours aux formes de mise en scne et de montage les plus varies. Dans le film
43Voir Francesco Faeta, Dal paese al labirinto. Considerazioni intorno alletnografia visiva di Ernesto DeMartino , dans Gallini, Faeta (dir.), 1999, p. 78 et al.44Clara Gallini, Il documentario etnografico demartiniano , dans Enzo Minervini (ed.), La Ricerca Folklorica,no 3 Antropologia visiva. Il cinema , Grafo, avril 1981. Dans son tude sur le cinma demartinien , Sciannameochoisit dtudier les films quil considre les plus proches de lanthropologue :Lamento Funebrede Michele Gandin(1953), Magia lucana (1958) etNascita e morte nel meridione (1958) de Luigi Di Gianni, , Stendali (suonanoancora) de Cecilia Mangini (1959), La passione del grano et Linceppata de Lino del Fra (1960), La Taranta deGianfranco Mingozzi(1962)et I maciari (1962)et Il ballo delle vedove de Giuseppe Ferrara (1962). Voir GianlucaSciannameo,Nelle Indie di quaggiu. Il cinema etnografico di Ernesto De Martino, Bari, Palomar, 2006.
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Lamento funebre (1953) de Michele Gandin sur ce rite traditionnellement excut lintrieur,
les pleureuses sont filmes en plein air devant un paysage lunaire et aride puisquelles avaient
refus dexcuter leurs lamentations dans lintimit de leur maison. Magia lucana (1958) de
Luigi Di Gianni, pour pallier labsence de son synchrone tout en maintenant une conscience
scientifique , superpose ses images des extraits sonores puiss dans les extraits enregistrs par
lethnomusicologue Carpitella. Il ny a certes rien de profondment original souligner
limbrication inhrente de concepts aussi poreux que ralit et fiction surtout lorsquil
sagit de cinma documentaire, problme qui a dj fait couler normment dencre depuis
Flaherty. Il apparat cependant essentiel de remarquer une diffrenciation catgorielle, voire
institutionnelle, entre les films noralistes et les documentaires inspirs de lethnographie
demartinienne, en ce quils se rclament, trs diffremment, de la reprsentation raliste
dune mme poque.Ce parcours rapide des cinastes et photographes permet de mieux comprendre comment
lethnologue a pu tre considr le pre de lanthropologie visuelle italienne, dans la mesure o
dinnombrables photographies sont rattaches ses recherches et oplusieurs films suivent les
jalons de sa bibliographie sortes d chos filmiques aux uvres cls Sud e magia, Morte e
pianto rituale et La terra del rimorso. Plusieurs mouvements crateurs sont donc perceptibles :
de limage au texte, puis du texte vers limage, autant de mdiations qui contribuent la
circulation dune iconographie la fois partage et htrogne. Si nous ne nous attardons pas ici dcortiquer les diffrents contextes de production de chacun des films, il est nanmoins important
de remarquer que le rapport entre lethnologue et les cinastes na pas la mme immdiatet que
celui entretenu avec les photographes convis sur le terrain (mme si certains voyages nous ont
laiss quelques rares images en mouvement45) :
Lethnologue avait le rle dindiquer les lieux, les thmatiques et, seulement de manire trs large, lhorizonthorique selon lequel stait droule sa recherche. Le cinaste, lui, devait sexprimer travers des imagesdesquelles il portait lentire responsabilit, une autonomie qui partait du tournage jusquau montage 46.
Cet cart dont parle Clara Gallini comporte implicitement une critique de ce manque decollaboration scientifique. Ses propos laissent entendre une certaine tension, sentie lpoque en
45 ma connaissance, seulement deux films : Meloterapia del tarantismo de Diego Carpitella (1960) et Il lamentofunebre de Michele Gandin (1954).46Ma traduction de : alletnologo era riservato il compito di indicare localit, argomenti e solo in larghissimamisura lorizzonte teorico entro cui era gi avvenuta in precendente la sua ricerca, al registra invece il compito diesprimersi mediante immagini di cui portasse la quasi totale responsabilit nellambito di unautonomia chepartendo dal momento della ripresa si estendeva almeno fino al montaggio., Gallini, 1981, p. 26.
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Italie dans les discussions en anthropologie visuelle entre anthropologues et cinastes vague
rminiscence dun partage antique entre sensible et intelligible, ou dun ordre hirarchique o la
technique se doit dtre subordonne au savoir abstrait. Le cinaste Michele Gandin lui-mme,
lors dun colloque ayant eu lieu en 1977 et intitul Cinema, fotografia e videotape nella ricerca
etnografica, voque lindiffrence des ethnologues envers ce quil nomme humblement les
techniciens de la recherche :
Je me souviens quen allant plusieurs fois chez des chercheurs avec des propositions, elles se voyaientrefuses parce que le cinma tait considr comme un moyen de recherche scientifique, mais pour ilotes, unmdium pour les masses, pour le divertissement. Voil ce qui explique que les documents ont t faits de cettemanire. Bien sr, ctait aussi la faute de la production et des moyens conomiques rduits, mais cetteattitude des ethnologues a caus un norme retard47.
Il nest pas tonnant que ce soit prcisment Diego Carpitella qui prend en charge la rponse
cette observation, soulignant quil fallait veiller ne pas transformer le colloque en banc des
accuss pour cinastes, avant dajouter, consquent avec sa foi dans le cinma et ses thories sur
la kinsique (cinesica) : Il y a beaucoup de choses que lon peut voir dans la salle de montage et
quil serait impossible de voir lil nu48. Lun des intrts majeurs pour les images (autant
fixes quen mouvement) dans le cadre des recherches demartiniennes pourrait presque se rsumer
en cette simple phrase.
1.3 Terres du remords et des lamentations
Dans leffort pour rpondre notre double questionnement dune part, celui du rle de
limage chez Ernesto De Martino et, dautre part, de linteraction concrte entre la documentation
visuelle et les autres techniques denregistrement dans le cadre dune ethnographie
interdisciplinaire , nos rflexions manent majoritairement de la recherche sur le tarentisme
mene en 1959 et pointent vers certaines tudes de la lamentation funbre conduites de 1953
1956 ces deux tudes ethnographiques ayant t mises en images de manire systmatique par
47 Ma traduction de : Ricordo che tante volte andando da () studiosi a proporre certi argomenti, queste mieproposte venivano rifiutate perch il cinema veniva considerato non un mezzo di ricerca scientifica, ma per iloti, unmezzo per le masse, per il divertimento. Questo spiega perch i documenti sono stati fatti in una certa maniera,certo anche per colpa della produzione, dei mezzi economici messi a disposizione ; ma certamente questoatteggiamento degli etnologi ha causato un enorme ritardo, Cinema, fotografia e videotape nella ricercaetnografica in Italia, Atti dellomonimo Convegno Nazionale, ISRE (Nuoro, Octobre 1977), p. 4.48Ma traduction de : Ci sono molte cose che si possono vedere in moviola e ad occhio nudo non si vedono,Ibid.
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le photographe Franco Pinna49 et plus indirecte par les cinastes Michele Gandin, Cecilia
Mangini et Gianfranco Mingozzi. Ces choix sont dicts tout dabord par la volont de se
concentrer sur des rites gestuels, voire chorgraphiques, dont les tats de conscience et la
performativit sapparentent, par effets de miroir, aux mdiums denregistrement en tant que
techniques de reproduction et de reprsentation. Les images qui nourrissent notre tude
prsentent prcisment ce que Diego Carpitella, dans un article ddi Franco Pinna, nomme ces
moments critiques de lexistence que la photographie russit isoler de manire
particulirement efficace. Cette rencontre entre appareil photographique et rite est, selon lui, la
plus fructueuse puisque cest prcisment dans ce climat de moments critiques quil tait
possible de remarquer les contretemps de son appareil photo50 . Ensuite, il sest rvl
primordial de choisir les recherches effectues en quipe ayant activ une vritable collaboration
entre les diffrents membres, ce qui permet de mieux comprendre la mise en pratique du conceptdethnographie interdisciplinaire. Cette production de documents multimdias, fruit dune
synergie dcelable dans les documents darchives de lexpdition, permet de mieux cerner les
chos entre les diffrentes forces scientifiques et artistiques de ces expriences de terrain. Dans
un article pionnier de Carpitella51 sur lutilisation de techniques denregistrement du son et de
limage sur le terrain (crit sept ans avant larticle fondateur de Margaret Mead sur
lanthropologie visuelle dans une discipline verbale52), il indique quil renvoie spcifiquement
aux recherches interdisciplinaires menes entre 1952 et 1959.Cest une expdition en 1952 en Lucania qui se prsente comme la premire mission
interdisciplinaire, au sens oelle convie une quipe htrogne, en rponse la devise du Centro
Etnologico Italiano qui stipulait quun problme thorique devait tre affront laide dune srie
de comptences varies :
(ethnologues, folkloristes, dialectologues, sociologues, conomistes, palethnologues, anthropogographes,urbanistes, psychologues, hyginistes) Lquipe de travail, dirige par un ethnologue, devra oprer surplace et effectuer un travail collgial53.
49Pour les photographies du tarentisme et de la lamentation funbre, voir Faeta, Gallini (dir.), 1999, ainsi que, plusspcifiquement pour la lamentation funbre, louvrage de Giuseppe Pinna (dir.), Con gli occhi della memoria. LaLucania nelle fotografie di Franco Pinna 1952-1959, Trieste, Il Ramo dOro, 2002.50Ma traduction de : proprio in questo clima di momenti criticiche si potevano osservare i contro-tempi dellasua macchina fotografica, Carpitella, 1980, p. 7.51Diego Carpitella, La registrazione fotografica nelle ricerche etnofoniche ,Popular Photography Italiana , 1968,p. 130-131, rdit dans Diego Carpitella,Musica e tradizione orale, Flaccovio, Palermo, 1973.52Margaret Mead, Visual Anthropology in a Discipline of Words [1975], dans Paul Hockings (ed.),Principles ofVisual Anthropology, New York, Mouton de Gruyter, 1995.53Voir Gallini, 1995, p. 53.
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Cette anne-l se runissent Ernesto De Martino, lethnomusicologue Diego Carpitella, la
travailleuse sociale (et pouse de De Martino) Vittoria de Palma et le photographe Franco Pinna
qui deviendront le noyau dur de cette quipe dans les annes suivantes54. Ds lors, entre 1953 et
1956 se succderont une srie de cinq voyages visant comprendre la lamentation funbre, dontdeux donneront lieu une documentation visuelle considrable. En 1954, Michele Gandin
produitLamento Funebre, petit film de trois minutes parmi les rares raliss pendant une tude
de terrain qui devait inaugurer une srie de films monoconceptuels intgrer dans
lEnciclopedia Cinematografica Conoscere55, projet inachev inspir dessingle concept films
ducatifs populaires dans le monde anglophone depuis la Premire Guerre mondiale. Dans une
introduction prononce en 1989 lors de lune des nombreuses confrences organises par
lAssociazione italiana di cinematografia scientifica (axe sur le film uniconcettuale),Carpitella prsente ces microdocuments comme des tentatives ingnieuses de circonscrire un
vnement au maximum, en russissant en focaliser le moment culminant . En renvoyant
aux origines de la cinmatographie scientifique, et celui quil nomme affectueusement le
grand Marey , il affirme la pertinence de courts opus, car, selon lui, il y a des moments
culminants (dun rite, ou dun autre vnement) qui peuvent tre saisis non pas en quelques
minutes, mais en quelques secondes56. Lencyclopdie visuelle tait investie dune part du
pouvoir darchiver, mais aussi de rvler par des moyens purement visuels certains traits
essentiels du rite.
Lexpdition de juillet-aot 1956 laisse une impressionnante documentation
photographique comptant plus de trois cents photographies dont seulement douze sont en
couleurs. Les images de Pinna explorent une varit daspects de la vie paysanne, notamment le
travail agricole et la procession de la fte de la Madonna di Pierno, mais la plus grande partie
concerne la lamentation funbre. Ces photographies, dont plusieurs figurent dans latlas figur de
la lamentation de Morte e pianto rituale nel mondo antico,alternent entre quelques rares clichs
excuts lors de vritables funrailles et dinnombrables photographies de lamentations dites artificielles , performes lintrieur des maisons.
54Notons quen 1952 les accompagnait galement Marcello Venturoli, journaliste et collaborateur dont la prsencene fut que ponctuelle.55Ce projet fut dirig par le spcialiste du documentaire scientifique Virgilio Tosi.56Ma traduction de : ci sono dei momenti culminanti (di un rito o di un altro evento) che si possono cogliere non inpochi minuti, ma addirittura in pochi secondi, Diego Carpitella,Bolletino dellAics, novembre 1989, p. 13
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Le voyage dont il sera cependant question de manire centrale reste lexpdition mene du
20 juin au 10 juillet 1959 dans les Pouilles la recherche du tarentisme. Lquipe comprend les
mdecins et psychiatres Letizia Comba et Giovanni Jervis, lethnomusicologue Diego Carpitella,
le photographe Franco Pinna, lassistante sociale Vittoria de Palma et la jeune anthropologue
Amalia Signorelli, tous dirigs par lhistorien-ethnographe Ernesto De Martino!Luvre qui en
rsulte est La terra del rimorso, ouvrage paru pour la premire fois en 1961 et prsentant une
srie dannexes rdiges par les diffrents spcialistes et une substantielle section
photographique. Cette quipe sera longuement pense par De Martino. Une page, trouve dans
ses carnets de notes, intitule quipe et dressant la liste prliminaire des chercheurs, servait
peut-tre consolider ce nouveau groupe et le doter de sens. Dans cette premire bauche
dquipe, De Martino avait omis le photographe. Pourtant, Franco Pinna produit plus de quatre
cents photographies qui illustrent tous les aspects de la recherche : entretiens avec les tarentuls,cures musicales domicile, exorcisme collectif dans la chapelle de Galatina, mises en scne in
vitro revcues pour lanthropologue, foules agglutines autour des performances publiques et
prives, pour ne nommer que quelques scnes. Pour la premire fois, lquipe dErnesto De
Martino saisissait de manire dcisive le rituel en action, le corpus visuel du tarentisme
tmoignant de ces moments fulgurants capts en direct.
La terre du remords, dont la version franaise57 est publie en 1966, comporte quarante-
deux photographies en noir et blanc, dont la grande majorit a t prise durant lexpdition de1959. Dans la premire dition italienne de 1961, deux pages de photographies sont galement
insres dans lappendice rdig par Diego Carpitella et intitul Lexorcisme chorgrapho-
musical du tarentisme . Cette utilisation des images par Carpitella, qui disparatra dans les
ditions successives et dont nous parlerons plus loin, est tout fait cohrente avec la dmarche de
lethnomusicologue. La premire dition italienne se voit accompagne dun disque sonore de
17 cm compilant les sons recueillis par Carpitella. Non seulement sagit-il, donc, de lexpdition
dont linterdisciplinarit est la plus manifeste, mais cette entreprise produit des documents
multiformes : textuels, visuels, sonores. Les images du corpus demartinien doivent
invitablement tre comprises au centre de ces relations.
57Pour approfondir le rapport complexe entre Ernesto De Martino et le monde francophone, voirDaniel Fabre, Unrendez-vous manqu. Ernesto De Martino et sa rception en France ,LHomme, vol. 39, n 151, 1999, p. 207-236.
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Trois uvres cinmatographiques sont lies ce corpus, mme si elles ne seront pas
abordes directement dans cette tude. Comme nous lavons suggr prcdemment, les films
que Gallini qualifie de demartiniens ont une logique propre qui dpasse le contexte de la
recherche demartinienne puisquils ont t faits de manire presque entirement indpendante. Il
est nanmoins important de rappeler les quelques usages du mdium cinmatographique dont la
logique se rapproche le plus des images contenues dans la recherche. Dune part, un court film
ralis par Diego Carpitella un an aprs lexpdition de 1959 et qui dcoule directement de son
exprience de chercheur lanne prcdente. Il exprime cette pulsion de filmer en des termes qui
rappellent cette piqre par limage : je ne suis pas amateur de cinma ni de photographie, mais
jachetai une camra pour retourner lanne suivante et tourner des scnes58. Meloterapia del
tarantismo (1960), court film en 16 mm ralis par lethnomusicologue, en est le rsultat et
constitue lexemple cinmatographique se rapprochant le plus de laspect scientifique de larecherche demartinienne. Cependant, le livre La terra del rimorso, dans sa pleine dimension
visuelle et potique, est plus frquemment identifi au film de Gianfranco Mingozzi La Taranta
(1962), au point o il serait tentant pour le spectateur-lecteur de croire que le cinaste tait
prsent sur le terrain. Bien que De Martino ait aid le cinaste trouver les lieux adquats pour
filmer et quil ait de surcrot approuv certains lments finaux tels que le texte de Salvatore
Quasimodo, Mingozzi a tourn le film seul en 1961, aprs avoir lu le manuscrit dErnesto De
Martino qui allait bientt paratre. Il sagit donc dune uvre faisant le chemin des mots vers lesimages, de la recherche scientifiquement oriente une uvre filmique empreinte de posie,
sorte dadaptation dun ouvrage anthropologique lcran dans un autre geste exemplaire de
sociologie potique .
En ce qui concerne les recherches sur la lamentation, le film Stendali (Suonano Ancora)59
(1960), de Cecilia Mangini, nat dun processus semblable. Il sagit dune oeuvre quelle produit
aprs avoir lu louvrage Morte e pianto rituale nel mondo antico. Comme chez Mingozzi, les
images sont accompagnes dune incantation sonore, cette fois-ci rcite par lactrice italienne
Lilla Brignone et signe par Pier Paolo Pasolini : un pome quil crit pour le film de Mangini en
glanant une multitude de motifs provenant de vraies lamentations antiques. Le film fait largement
contraste avec les documentaires demartiniens de Di Gianni, de Del Fr et de Ferrara qui
58Ma traduction de : non sono n un cineamatore, n un fotoamatore, pero comprai una macchina da presa perritornare lanno dopo a fare delle riprese, Diego Carpitella, Un ritratto dal vivo,p. 210. Voir Ricci, 2007, p. 85.59Voir Mirko Grasso, Stendali. Canti e immagini della morte nella Grecia salentina, Lecce, Kurumuny, 2006.
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adoptaient, avec leurs commentaires didactiques, une fonction plus ducative. Lopus de Mangini
surprend par sa facture sensorielle et sa qualit lyrique pleinement assume. Abandonnant toute
prtention une scientificit, la cinaste y dtourne la promesse dune narration rsolutive pour
accueillir pleinement la nature potique des lamentations funbres, leur rendant rythme
hypnotique, force dvocation et mystre. Explorant les rituels de possession et de lamentation
tels que documents par la photographie et revisits ponctuellement par le cinma, ce corpus nous
permettra donc de parcourir un rpertoire dimages fixes, animes voire mme immatrielles ,
certaines directement produites sur le terrain sous la direction dErnesto De Martino, dautres
provenant dun imaginaire potique et scientifique sollicit par lcriture et par la recherche ou
encore se cachant dans le texte.
1.4Vision panoramique. (Ethno)graphie et interdisciplinarit
Il reste aujourdhui de nombreuses traces de la priode prparatoire de lexpdition
interdisciplinaire de 1959 dans les Pouilles. Les archives regorgent de comptes rendus de
runions dquipe, de listes bibliographiques interminables60, de tentatives de thorisation du
rituel sous forme de schmas complexes griffonns sur des feuilles volantes, de notes de
prvisions techniques pour le voyage, de dates et de lieux ne pas oublier, de dessins
prparatoires de mnades possdes autant dlments formant une sorte dalmanachhtroclite, crit et illustr. Dans une rubrique intitule instruments danalyse , compose de
questionnaires types dont la nature tait amene varier selon les disciplines61, De Martino
apparat dans son rle de coordonnateur technique (souvent occult au profit de celui de
thoricien), prvoyant tous les dtails de cette expdition. Parmi les instruments danalyse, les
fiches dobservation du cours complet des vnements ont une place importante, surtout en
prvision des moments de paroxysme des rites qui devaient tre observs. De Martino crira,
presque en guise de mmorandum : Il sagira dvaluer sur place la meilleure rpartition des
tches assignes aux diffrents membres de lquipe, afin dobtenir une vision panoramique [je
60Afin duniformiser les connaissances thoriques de lquipe et de donner au travail de groupe linflexion historico-religieuse voulue, De Martino propose des ouvrages de groupe lire. Le premier texte prparatoire concernant letarentisme est un article quil a crit, posant plusieurs hypothses de travail : Intorno al tarantolismo pugliese ,Studi e Materiali di Storia delle Religioni, vol. XIX, n 2, p. 243-248.61Questionnaires historico-religieux, chorgrapho-musicaux, mdico-psychiatriques, mentaux, socio-conomiques.
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souligne] dvnements contemporains dans les lieux diffrents 62 . Lethnographie
interdisciplinaire demartinienne est sans doute guide par cette ide dune vision panoramique,
autant sur le plan thorique que sur celui de lobservation concrte. Cette mtaphore na pas t
puise dans son ouvrage final, mais bien dans ses notes, ce qui traduit dj, durant la phrase
prparatoire, la manire dont il envisagera la posture du groupe sur le terrain. Lquipe
interdisciplinaire permet non seulement deffectuer ce que De Martino entrevoit comme un 360
degrs des disciplines, mais aussi, plus littralement, une vision plus complte et ubiquitaire dun
phnomne qui se droulait en plusieurs temps simultans et en des lieux diffrents. Cet effort
denregistrement prcis dans des lieux simultans rappelle la prcision de Marey et ses
inscriptions dun mme phnomne qui se produit en des lieux divers . Dans une logique
quillustre admirablement bien cet appareil dinscription simultan (fig. 8), Carpitella prne une
recherche phonophotographique synchrone 63 : lquipe, si elle tait bien distribue, enbougeant par petits groupes de deux ou de trois, devait pouvoir jouir dune omniscience totale.
Finalement, cette approche panoramique concerne aussi les moyens de captation, les outils
danalyse , dont la varit ne se limite pas aux questionnaires et leurs types varis, mais
relve des supports denregistrement et de captation des vnements : une ethnographie dont la
graphie , comme cela a si souvent t le cas en anthropologie, se rvle autant textuelle que
visuelle et sonore.
Dans lun des seuls discours tenus par Ernesto De Martino spcifiquement sur la questionde linterdisciplinarit et publi sous le titre La ricerca interdisciplinare nello studio dei
fenomeni culturali , le chercheur rappelle une ancienne opposition, signale par Francis Bacon,
entre dun ct la magie naturelle, de nature secrte et anticollaborative, et de lautre la science,
dont laudace avait t de rendre ses rsultats publics et de favoriser la pollinisation des
disciplines. En effet, dit-il, la science avait su miser sur la recherche interdisciplinaire pour
sattaquer aux terre di nessuno64 les terres inexplores du savoir. Ces espaces-entre
dlaisss sont, pour De Martino, les terres promises de la recherche interdisciplinaire et doivent
prendre forme autour dobjets dtude molculaires . La notion dinterdisciplinarit,
62 Ma traduction de : Si esaminer in loco la migliore distribuzione di compiti ai vari membri dellquipe perottenere una visione panoramica di eventi contemporanei in luoghi diversi , Ernesto De Martino, Etnografia deltarantismo pugliese. I materiali della spedizione nel Salento del 1959, Amalia Signorelli, Valerio Panza (d.), Lecce,Argo, 2011.63Carpitella, 1973, p. 191.64De Martino, La ricerca interdisciplinare nello studio dei fenomeni culturali ,1966.
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aujourdhui trs utilise et parfois confuse, ne sest vritablement implante quau XXe sicle.
Cependant, si elle a souvent t considre par les technologues, ingnieurs et scientifiques
comme porteuse dinnovation et davancement des connaissances, cest un concept qui jouit
dune bien longue histoire aussi ancienne que celle de la pense. Julie Thompson Klein65, en
traant une gnalogie ambitieuse de linterdisciplinarit, nous ramne Platon et sa croyance
en une synthse du savoir pour cerner, dans une perspective historique et conceptuelle, les
principaux enjeux du concept. Du doctus operator de Cicron au gnraliste moderne, Klein
relve les tapes de lvolution scientifique qui ont jalonn le XXe sicle et leur impact sur les
institutions acadmiques et leurs disciplines . Le concept dinterdisciplinarit sil en est un
couvre donc une priode et des significations beaucoup trop vastes pour tre approfondi dans le
cadre de cette tude mme si plusieurs ouvrages en ont tent la synthse66. Il sagira plutt ici
dtre attentif au sens que lui confre De Martino. Ds le dbut de sa prsentation, il donnelexemple de la naissance de la cyberntique qui, selon lui, aurait vu le jour prcisment dans cet
espace intermdiaire propice entre la physiologie et les mathmatiques. La cyberntique, courant
lorigine des sciences cognitives67, se forge New York dans le cadre des confrences Macy
(1946-1953), reconnues lpoque comme lun des premiers symposiums denvergure et
ouvertement interdisciplinaire runissant mathmaticiens, logiciens, anthropologues, psychiatres,
biophysiciens, neurophysiciens, ingnieurs informatiques, sociologues et statisticiens autour
dune interrogation le fonctionnement de lesprit humain se dclinant en dinnombrablessous-thmatiques. Dans son introduction ldition complte des procs-verbaux de ces
confrences, Heinz Von Foerster, scientifique et cofondateur de la cyberntique, se remmore les
vnements en les rapprochant de la fte tenue par Agathon que relate Platon dans le Banquetet
runissant ceux quil nomme sensors, shapers and movers of an integral sense of thought,
language and action (today only comprehensible within the schema of narrow categories) 68.
Dans les faits, cette entreprise sest sans doute situe mi-chemin entre le dialogue de sourds et
une vritable innovation intellectuelle, unissant les plus grands chercheurs des quatre coins des
tats-Unis parmi lesquels sigeaient activement les anthropologues Margaret Mead et Gregory
65Julie Thompson Klein,Interdisciplinarity. History, Theory and Practice, Detroit, Wayne State University Press,1990.66Voir par exemple les travaux de Frdric Darbellay, Interdisciplinarit et transdisciplinarit en analyse desdiscours. Complexit des textes, intertextualit et transtextualit, Genve, Slatkine, 2005 et, de Marcel Jollivet,Sciences de la nature. Sciences de la socit : les passeurs de frontires, Paris, CNRS, 1992.67Voir Jean-Pierre Dupuy,Aux origines des sciences cognitives , Paris, La Dcouverte, 1994.68Claus Pias (d.), Cybernetics. The Macy-Conferences 1946-1953, Zurich/Berlin, Diaphanes, 2003, p. 12.
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Bateson. Cette rencontre tait donc en elle-mmeun laboratoire, une exprimentation consistant
tester les limites de la communication entre les tenants des diverses disciplines, plus prcisment
des sciences naturelles et humaines, tel quindiqu dans la prsentation de lvnement69. Il est
tout fait vident que De Martino a une comprhension de linterdisciplinarit qui rappelle les
prceptes des confrences Macy. Il met dailleurs laccent sur cette mme ncessit dun dialogue
entre ce quil appelle les naturalistes et les humanistes , croyant lui aussi en linnovation
scientifique par le recours aux rencontres de disciplines traditionnellement opposes. Cette ide
dun amalgame de comptences dans la phase de recherche, incarne par ces confrences-
laboratoires, est encore bien loin de linterdisciplinarit inhrente une pense contemporaine
faite de nuds de relations, celle des genres flous70 dont parle Clifford Geertz, et il est
important de contextualiser ce terme et de situer son caractre novateur.
Si De Martino, de son ct, pense en effet linterdisciplinarit comme une rencontrecontraste dexperts, il met cependant de profondes rserves quant la productivit effective de
ces renco