houellebecq - lovecraft, contre le monde, contre la vie

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Michel Houellebecq - H.P. Lovecraft, contre le monde, contre la vie

Collection:Les lnfrquentablesdirige par Michel Bulteaudj parus :

Roger Nimier, Trafiquant d'insolence, par Olivier Frbourg. Prix des Deux Magors 1990

Miguel Torga, Orphe rebelle, par Daniel Aranjo.

Cyrano de Bergerac, L'Esprit de rvolte, par Willy de Spens.

Remy de Gourmont, Cher Vieux Daim, par Charles Dantzig.

Baron Corvo, L'exil de Venise, par Michel Bulteau.

Norman Mailer, Economie du machisme, par Thierry Marignac

Arthur Rimbaud et la libert libre, par Main Jouffroy.

Michel HOUELLEBECQ

H.P. LOVECRAFT

Contre le monde, contre la vie

Editions du RocherJean-Paul BertrandEditeur

All Rights Reserved. Copyright 1999 ditions du RocherNo part of this book may be reproduced or transmitted in any form or by any means, graphic, electronic, or mechanical, including photocopying, recording, taping, or by any information storage or retrieval system, without the permission in writing from the publisher.

This edition published by arrangement with toExcel, a strategie unit of Kaleidoscope Software.

For information adress :ToExcel165 West 95th Street, Suite B-NNew York, NY 10025 ISBN : 1-58348-194-x

Printed in the United States of America

0 9 8 7 6 5 4 3 2

Premire partie

UN AUTRE UNIVERS

Peut-tre faut-il avoir beaucoup souffert pour apprcier Lovecraft...

(Jacques Bergier)

La vie est douloureuse et dcevante. lnutile, par consquent, d'crire de nouveaux romans ralistes. Sur la ralit eu gnral, nous savons dj quoi nons en tenir; et nous navons gure envie d'en apprendre davantage. Lhumanit telle qu'elle quelle est ne nous inspire plus qu'une curiosit mitige. Toutes ces notations dune si prodigieuse finesse, ces situation, ces anecdotes... Tout cela en fait, le livreune fois referm, ne fait que nous confirmer dans une lgre sensation d'coeurement dj suffisamment alimente par n'importe quelle journe de vie relle.Maintenant, coutons Howard Phillips Lovecraft: Je suis si las de l'humanit et du monde que rien ne peut m'intresser moins de comporter au moins deux meurtres par page, ou de traiter d'horreurs innommables provenant d'espaces extrieurs.

Howard Phillips Lovecraft (1890-1937). Nous avons besoin d'un antidote souverain conrre toutes les formes de ralisme.

Quand on aime la vie, on ne lit pas. On ne va gure au cinma non plus, d'ailleurs. Quoi quon en dise, l'accs l'univers artistique est plus ou moins rserv ceux qui an ont un peu marre.Lovecraft, lui, en a eu un peu plus quun peu marre. En 1908, l'ge de di.-huit ans, il est victime de ce qu'on a qualifi d effondrement nerveux, et sombre dans une lthargie qui se prolongera une dizaine d'annes. A l'ge o ses camarades de classe, tournant impatiemment le dos l'enfance, plongent dans la vie comme dans une aventure merveilleuse et indite, il se clotre chez lui, ne parle plus qu' sa mre, refuse de se lever toute la journe, trane en robe de chambre toute la nuit.D'ailleurs, il n'crit mme pas.Que fait-il? Peut-tre lit-il ou peu. On nen est mme pas sr. En fait ses biographes doivent convenir qu'ils n'en savent pas grand-chose et que, selon toute apparence, au moins entre dix-huit et vingt-trois ans, il ne fait absolument rien.Puis, peu peu, entre 1913 et 1918, trs lentemenr, la situation s'amliore. Peu peu, il reprend contact avec la race liumaine. Ce nest pas facile. En mai 1918, il crit Alfred Galpin: Je ne suis qu moiti vivant; une grande partie de mes forces se dpense sasseoir et marcher; mon systme nerveux est dans un tat de dlabrement total, et je suis compltement abruti et apathique, sauf quand je tombe sur quelque chose qui mintresse particulirement.Il est en dfinitive utile de se livrer des reconstitutions psychodramatiques. Car Lovecraft est un homme lucide, intelligent et sincre. Une espce d'pouvante lthargique sest abattue sur lui au tournant de ses dix-huit ans et il en connat parfaitemenr l'origine. Dans une lettre de 1920, il reviendra longuement sur son enfance. Sa petite ligne de chemin de fer, avec les wagons faits partir de caisses d'emballage... La remise du cocher, o il avait dispos son thtre de marionnettes. Et plus tard son jardin, dont il avait lui-mme trac les plans et dlimit les alles; irrigu par un systme de canaux creuss de ses mains, le jardin s'tageait autour d'une petite pelouse, avec un cadran solaire plac en son centre. Ce fur, dit-il, le royaume de mon adolescence.Puis viens ce passage, qui conclut la lettre:Je m'aperus alors que je devenais trop g pour y prendre du plaisir. Le temps impitoyable avait laiss tomber sur moi sa griffe12 froce, et javais dix-sept ans. Les grands garons ne jouent pas dans des maisons-jouets et des faux jardin, et je dus, plein de tristesse, cder mon monde un garon plus jeune qui demeurait de l'autre ct du terrain. Et depuis ce temps je nai plus creus la terre, ni trac sentiers ni routes; ces oprations sassocient pour moi trop de regrets, car la joie fugitive de lenfance ne peut jamais tre ressaisie. Lge adulte, c'est l'enfer.

Lge adulte, c'est l'enfer. Face une position aussi tranche, les moralistes de notre temps mettront des grognements vaguement dsapprobateurs, en attendant de glisser leurs sous-entendus obscnes. Peut-rte bien en effet que Lovecraft ne pouvait pas devenir adulte; mais ce qui est certain c'est qu'il ne le voulait pas davantage. Et compte tenu des valeurs qui rgissenr le monde adulte on peut difficilement lui en tenir rigueur. Principe de ralit, principe de plaisir, comptitivit, challenge permanent, sexe et placements... pas de quoi entonner des allluias. Lovecraft, lui, sait qu'il na rien voir avec ce monde. Et il joue perdant tous les coups. En thorie comme en prarique. Il a perdu l'enfance, il a galement perdu la croyance. Le monde le dgote, et il ne voit aucune raison de supposer que les choses pourraient se prsenter autrement, en regardant mieux. Il tient les religions pour autant d illusions sucres , rendues dsutes par le progrs des connaissances. Dans ses priodes d'exceptionnelle bonne humeur, il parlera du cercle enchant de la croyance religieuse; mais c'esr un cercle dont il se sent, de toute faon, banni.Peu dtres auront t ce point imprgns, transpercs jusqu' los par le nant absolu de toute aspiration humaine. L'univers n'est qu'un furtif arrangement de particules lmentaires. Une figure de transition vers le chaos. Qui finira par l'emporter. La race humaine disparatra. D'autres races apparatront, et disparatronr leur tour. Les cieux seront glaciaux et vides, traverss par la faible lumire d'toiles demi-mortes. Qui, elles aussi, disparatront. Tout disparatra. Et les actions humaines sont aussi libres et dnues de sens que les libres mouvements des particules lmentaires. Le bien, le mal, la morale, les sentiments? Pures fictions victoriennes . Seul lgosme existe. Froid, inentam et rayonnant.Lovecraft est bien conscient du caractre nettement dprimant de ces conclusions. Comme il l'crit en 1918, tout rationalisme tend minimiser la valeur et l'importance de la vie, et diminuer la quantit totale de bonheur humain. Dans bien des car la vrit peut causer le suicide, ou dterminer une dpression presque suicidaire.Ses convictions matrialistes et athes ne varieronr pas. Il y revient letrre aprs lettre, avec une dlectarion nettemenr masochiste.

Bien entendu, la vie na pas de sens. Mais la mort non plus. Et c'est une des choses qui glacent le sang lorsqu'on dcouvre l'univers de Lovecraft. La mort de ses hros n'a aucun sens. Elle n'apporte aucun apaisement. Elle ne permet aucunement de conclure l'histoire. Implacablement, HPL drruit ses personnages sans suggrer rien de plus que le dmembrement d'une marionnette. Indiffrente ces misrables pripties, la peur cosmique continue de grandir. Elle s'tend et s'articule. Le grand Ctulhu sort de son sommeil.Qu'esr ce que le grand Ctulhu? Un arrangement d'lectrons, comme nous. L'pouvante de Lovecraft est rigoureusement matrielle. Mais il est fort possible, de par le libre jeu des forces cosmiques, que le grand Ctulhu dispose dun pouvoir et dune puissance daction considrablement suprieurs aux ntres. Ce qui na, a priori, rien de spcialement rassurant.

De ses voyages dans les terres douteuses de lindicible, Lovecraft n'est pas venu nous rapporter de bonnes nouvelles. Peut-tre bien, nous confirme-t-il, quelque chose se dissimule, et se laisse parfois apercevoir, derrire le rideau de la ralit. Quelque chose d'ignoble, en vrit.Il est en effet possible quau-del du rayon limit de notre perception, dautres entits existent. Dautres cratures, dautres races, dautres concepts et dautres inelligences Parmi ces entits, certaines nous sont probablement suprieures en intelligence et en savoir. Mais ce n'est pas forcment une bonne nouvelle. Qu'est-ce qui nous fait penser que ces cratures, aussi diffrentes soient-elles de nous, manifestent en quelque faon une nature spirituelle? Rien ne permet de supposer une transgression aux lois universelles de l'gosme et de la mchancet. Il est ridicule d'imaginer que des tres nous attendent aux confins du cosmos, pleins de sagesse et de bienveillance, pour nous guider vers une quelconque harmonie. Pour imaginer la manire dont ils nous traiteraient si nous parvenions entrer en contactavec eux, mieux vaut se rappeler la manire dont nous traitons ces intelligences infrieures que sont les les lapins et les grenouilles. Dans le meilleur des cas, elles nous servent nourriture; parfois aussi, souvent, nous les tuons par simple plaisir de tuer. Telle est, nous avertit Lovecraft, la vridique image de nos futurs rapports avec les intelligences trangres. Peut-tre certains beaux spcimens humains auront-ils lhonneur de fnir sur une table dissection; et voil tout.Et rien de tout cela naura, une fois encore, le moindre sens.

Humains du XXe sicle finissant, ce cosmos dsespr est absolumenr le ntre. Cet univers abject, o le peur s'tage en cercles concentriques jusqu' l'innommable rvlation, cet univers o notre seul destin imaginable est d'tre broys et dvors, nous le reconnaissons absolument comme notre univers mental. Et pour qui veut connatre ltat des mentalits par un coup de sonde rapide et prcis, le succs de Lovecraft est dj soi seul un symptme. Aujourdhui plus que jamais, nous pouvons faire ntre cette dclaration de principe qui ouvre Arthur Jermyn: La vie est une chose hideuse; et larrire-plan, derrire ce que nous en savons, apparaissent les lueurs d'une vrit dmoniaque qui nous la rendent mille fois plus hideuse.

Le paradoxe esr cependant que nous prfrions cet univers, aussi hideux soit-il, notre ralit.En cela, nous sommes absolument les lecteurs que Lovecraft attendait. Nous lisons ses contes dans la mme disposition desprit qui les lui a fait crire. Satan ou Nyarlathothep, quimporte, mais nous ne supportons plus une minute supplmentaire de ralisme. Et, s'il faut tout dire, Satan est un peu dvalu par ses rapports prolongs avec les dtours honteux de nos pchs ordinaires. Mieux vaut Nyarlathothep, froid, mauvais et inhumain comme la glace. Subb-haqqua Nyarlathotep!On aperoit bien pourquoi la lecture de Lovecraft constitue un paradoxal rconfort pour les mes lasses de vie. On peut en fait le conseiller tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, en viennent prouver prouver une vritable aversion pour la vie sous toutes ses formes. L'branlement nerveux provoqu par une premire lecture est, dans certains cas, considrable. On sourit tout seul, on se met fredonner des airs doprette. Le regard sur lexistence, en rsum, se modifie.Depuis l'introduction du virus en France par Jacques Bergier, la progression du nombre de lecreurs a t considrable. Comme la plupart des contamins, jai moi-mme dcouvert HPL lge de seize ans par lintermdiaire dun ami. Pour un choc, cen fut un. Je ne savais pas que la littrature pouvait fair a. Et, d'ailleurs, je n'en suis toujours pas persuad. Il y a quelque chose de pas vraiment littraire chez Lovecraft.Pour s'en convaincre, on considrera dabord quune bonne quinzaine dcrivains (parmi lesquels on peut citer Frank Belknap Long, Robert Bloch, Lin Carter, Fred Chappell, August Derleth, Donald Wandrei...) ont consacr tout ou partie de leur uvre dvelopper et enrichir les mythes crs par HPL. Et cela non pas furtivement, la drobe, mais de manire absolument avoue. La filiation est mme systmariquement renforce par l'emploi des mmes mots, qui prennent ainsi valeur incantatoire (les collines sauvages l'ouesr d'Arkham, la Miskatonic University, la cit d'Irem au mille piliers... Rlyeh, Sarnath, Dagon, Nyarlathothep... et par-dessus tout l'innommable, le blasphmatoire Necronomicon, dont le nom ne peut tre prononc qu' voix basse). I! I! Shub-Niggurath! la chvre aux mille chevreaux!A une poque qui valorise loriginalit comme valeur suprme dans les arts, le phnomne a de quoi surprendre. De fait, comme le souligne opportunment Francis Lacassier, rien de tel n'avait t enregistr depuis Homre et les chansons de geste mdivales Nous avons ici affaire, il faut humblement le reconnatre, ce quon appelle un mythe fondateur.

Littrature rituelle

Crer un grand mythe populaire, c'est crer un rituel que le lecteur attend avecimpatience, qu'il retrouve avec un plaisir grandissant, chaque fois sduit par une nouvelle rptition en des termes lgrement diffrents, qu'il sent comme un nouvel approfondissement.Prsentes ainsi, les choses paraissent presque simples. Et pourtant, les russites sont rares dans l'histoire de la littrature. Ce n'est gure plus facile, en ralir, que de crer une nouvelle religion. Pour se reprsenter ce qui est en jeu, il faut pouvoir personnellement ressentir cette sensation de frustration qui a envahi l'Angleterre la mort de Sherlock Holmes. Conan Doyle na pas eu le choix: il a d ressusciter son hros. Lorsque, vaincu par la mort, il dposa les armes son tour, un sentiment de tristesse rsigne passa sur le monde . Il allait falloir se contenter de la cinquantaine de Sherlock Holmes existants. Il allait falloir se contenter de continuateurs et de commentateurs. Accueillir avec un sourire rsign les invitables (et parfois amusantes) parodies, en gardant au cur la nostalgie dune impossible prolongation du noyau central, du cur absolu du mythe. Une vieille malle de larme des Indes, o se trouveraient magiquement conservs des Sherlock Holmes indits...Lovecraft, qui admirait Conan Doyle, a russi crer un mythe aussi populaire, aussi vivace et irresistible. Les deux hommes avaient en commun, dit-on, un remarquable talent de conteur. Bien sr. Mais autre chose est en jeu. Ni Alexandre Dumas, ni Jules Verne ntaient de mdiocres conteurs. Pourtant rien dans leur uvre napproche la stature du dtective de Baker Street. Les hisoires de Sherlock Holmes sont centres sur un personnage, alors que chez Lovecraft on ne rencontre aucun vritable spcimen dhumanit. Bien sr cest l une diffrence importante, trs importante; mais pas vritablement essentielle. On peut la comparer celle qui spare les religions thistes des religions athes. Le caractre vraiment fondamental qui les rapproche, le caractre proprement parler religieux, est autrement difficile dfinir et mme approcher face face.Une petite diffrence quon peut noter aussi minime pour lhistoire littraire, tragique pour lindividu est que Conan Doyle a eu amplement doccasion de se rendre compte quil tait en train dengendrer une mythologie essentielle. Lovecraft, non. Aumoment o il meurt, il a nettement limpression que sa cration va sombrer avec lui.Pourtant, il a dj des disciples. Mais il ne les considre pas comme tels. Il correspond certes avec de jeunes crivains (Bloch, Belnap Long...), mais il ne leur conseille pas forcment de sengager dans la mme voie que lui. Il ne se pose pas en matre, ni en modle. Il accueille leurs premiers essais avec une dlicatesse et une modestie exemplaires. Il sera pour eux un vritable ami, courtois, prvenant et gentil; jamaus un matre penser.

Absolument incapable de laisser une lettre sans rponse, ngligeant de relancer ses cranciers lorsque ses travaux de rvision littraire ne lui taient pas pays, sous-estimant systmatiquement sa contribution des nouvelles qui, sans lui, nauraient mme pas vu le jour, Lovecraft se comportera toute sa vie en authentique gentleman.Bien sr, il aimerait devenir un crivain. Mais il ny tient pas par dessus tout. En 1925, dans un moment d'abattement, il note: Je suis presque rsolu ne plus crire de contes, mais simplement rver lorsque jai lesprit cela, sans marrter faire une chose aussi vulgaire que de transcrire mon rve pour un public de porcs. Jai conclu que la littrature ntait pas un objectif convenable pour un gentleman; et que lcriture ne doit jamais tre considre que comme un art lgant auquel on doit sadonnrt sans rgularit et avec discernement.Heureusement, il continuera, et ses plus grands contes sont postrieurs cette lettre. Mais jusqu'au bout, il restera, avant tout, un vieux gentleman bienveillant natif de Providence (Rhode Island). Et jamais, au grand jamais, un crivain professionnel.

Paradoxalement, le personnage de Lovecraft fascine en partie parce que son systme de valeurs est entirement oppos au ntre. Foncirement raciste, ouvertement ractionnaire, il glorifie les inhibitions puritaines, juge videmment repoussantes les manifestations rotriques directes. Rsolumenr anticommercial, il mprise l'argenr, considre la dmocratie comme une sottise et le progrs comme une illusion. Le mot libert, cher aux amricains, ne lui arrache que des ricanements attrists. Il conservera toute sa vie une attitude typiquement aristocratique de mpris de lhumanit en gnral, joint une extrme gentillesse pour les individus en particulier.Quoi quil en soit, tous ceux qui ont eu affaire Lovecraft en tant quindividu ont prouv une immense tristesse lannonce de sa mort. Robert Bloch, par exemple, crira: Si javais su la vrit sur son tat de sant, je me serais tran genoux jusqu' Providence pour le voir. August Derleth consacrera le reste de son existence runir, mettre en forme et publier les fragments posthumes de son ami disparu.Et, grce Derleth et quelques autres (mais surtout grce Derleth), loeuvre de Lovecrafr vint au monde. Elle se prsente aujourdhui nous comme une imposante architecture baroque, tage par paliers larges et somptueux, comme une succession de cercles concentriques autour dun vortex dhorreur et dmerveillement absolus.

Premier cercle, le plus extrieur: la correspondance et les pomes. Ne sont que partiellement publis, encore plus parriellement traduits. La correspondance est, il est vrai, impressionnante: environ cent mille lettres, dont cerraines de trente ou quarante pages. Quant aux pomes, aucun recensement complet nexiste ce jour.

Un deuxime cercle comprendrait les nouvelles auxquelles Lovecraft a particip, soit que l'criture ait t conue ds le dpart sous la forme d'une collaboration (comme avec Kenneth Sterling ou Robert Barlow), soit que Lovecraft ait fait bnficier l'auteur de son travail de rvision (exemples extrmement nombreux; limportance de la collaboration de Lovecraft esr variable, allant parfois jusqu' la rcriture complte du texte).On pourra y ajouter les nouvelles crites par Derleth partir de notes et fragmenrs laisss par Lovecraft11 Publies chez Jai lu; en mdaillon, trs jolie photo de HPL, devenue classique..

Avec le troisime cercle, nous abordons les nouvelles effectivement crites par Howard Phillips Lovecraft. Ici, videmmenr, chaque mot compte.; lensemble est publi en franais, et nous ne pouvons plus esprer qu'il s'agrandisse.

Enfin, nous pouvons sans arbitraire dlimiter un quatrime cercle, le cur absolu du mythe HPL, constitu par ce que les lovecraftiens les plus rassis continuent dappeler, comme malgr eux, les grands textes. Je les cite par pur plaisir, avec leur date de composition:

L'appel de Ctulhu (1926)Le couleur tombe du ciel (1927)L'abomination de Dunwich (1928)Celui qui chuchotait dans les tnbres (1930)Les montagnes hallucines (1931)La maison de la sorcire (1932) Le cauchemar d'Innsmouth (1932) Dans labme du temps (1934)11 Ces huit textes, les premiers publis en France, constituent le sommaire des numros 4 et 5 de le collection Prsence du futur; le dbut d'une lgende.

Sur l'ensemble de l'difice conu par HPL plane en outre, comme une atmosphre aux mouvances brumeuses, lombre trange de se propre personnalit. On pourra juger exagre, voire morbide, lambiance de culte qui enroure le personnage, ses faits et gestes, ses moindres crits. Mais on changera davis, je le garantis, ds qu'on se plongera dans les grands textes. A un homme qui vous apporte de pareils bienfaits, il est naturel de rendre un culte.Les gnrations successives de lovecraftiens n'y ont pas manqu. Ainsi quil advient toujours, la figure du reclus de Providence est devenue presque aussi mythique que ses propres crations. Et, ce qui est spcialement merveilleux, toutes les tentatives de dmystification ont chou. Aucune biographie serre na russi dissiper l'aura de pathtrique tranget qui entoure le personnage. Et Sprague de Camp, au bout de cinq cents pages, doit avouer : Je nai pas totalement compris qui rait H.P. Lovecraft. Quelle que soit la manire dont on lenvisage, Howard Phillips Lovecraft tait vraimenr un tre humain trs particulier.

L'oeuvre de Lovecraft est comparable une gigantesque machine rver, d'une ampleur et d'une efficacit inoues. Rien de tranquille ni de rserv dans sa littrarure ; limpact sur la conscience du lecteur est d'une brutalit sauvage, effrayante; et il ne se dissipe qu'avec une dangereuse lenteur. Entreprendre une relecture namne aucune modification notable; sinon, ventuellement, den arriver se demander: comment fait-il?Cette quesrion na, dans le cas particulier de HPL, rien doffensant ni de ridicule. En effet, ce qui caracrrise son oeuvre par rapport une uvre littraire normale, cest que les disciples sentent quils peuvent, au moins en thorie, en utilisant judicieusement les ingrdients indiqus par le matre, obtenir des rsultats de qualit gale ou suprieure.Personne n'a jamais srieusement envisag de continuer Proust. Lovecraft, si. Et il ne s'agit pas seulement dune uvre secondaire place sous le signe de lhommage ou de la parodie, mais, vritablement, dune continuation. Ce qui est un cas unique dans lhistoire littraire moderne.Le rle de gnrateur de rves jou par HPLne se limite dailleurs pas la littrature. Son uvre, au moins autant que celle de R.E.Howard, quoique de manire plus sournoise, a apport un profond renouveau au domaine de lillustration fantastique. Mme le rock, gnralement prudent l'gard de la chose littraire, a tenu lui rendre hommage un hommage de puissance puissance, de mythologie mythologie. Quant aux implications des crits de Lovecraft dans le domaine de larchitecture et du cinma, elles apparatront immdiatement au lecteur sensible. Il sagit, vritablement, dun nouvel univers construire. Do limportance des briques de base, et des techniques d'assemblage. Pour prolonger limpact.

Deuxime partieTECHNIQUES DASSAUT

La surface du globe apparat aujourdhui recouverte dun rseau aux mailles irrgulirement denses, de fabrication entirement humaine.Dans ce rseau circule le sang de la vie sociale. Transports de personnes, de marchandises, denres; transactions multiples, ordres de vente, ordres d'achat, informations qui se croisent, changes plus strictement intellectuels ou affectifs... Ce flux incessant tourdit l'humanit, prise des soubresauts cadavriques de sa propre activit.Pourtant, l o les mailles du rseau se font plus lches, dtranges entits se laissent deviner au chercheur avide de savoir. Partout o les activits humaines sinterrompent, partout o il y a un blanc sur la carte, les aniens dieux se tiennent tapis, prts reprendre leur place.Comme dans ce terrifiant dsert de l'Arabie intrieure, le Rb-al-Khlid, dont revint vers 731, aprs dix annes de solitude complte, un pote mahomtan du nom dAbdul Al-Hazred. Devenu indiffrent aux pratiques de lIslam, il consacra les annes suivantes rdiger un livre impie et blasphmatoire, le rpugnant Necronomicon (dont quelques exemplaires ont survcu et travers les ges), avant de finir dvor en plein jour par des monstres invisibles sur la place du march de Damas.Comme dans les plateaux inexplors du nord du Tibet, o les Tcho-Tchos dgnrs adorent en sautillant une divinit innommable, quils qualifient le Trs Ancien.Comme dans cette gigantesque tendue du Pacifique Sud, o des convulsions volcaniques inattendues ramnent parfois au jour des rsidus paradoxaux, tmoignages dune sculpture et dune gomtrie entirement non-humaines, devant lesquelles les indignes apathiques et vicieux de larchipel des Tuamotou se prosternent avec dtranges reptations du tronc.

Aux intersections de ses voies de communication, lhomme a bti des mtropoles gigantesques et laides, o chacun, isol dans un appartement anonyme au milieu dun immeuble exactement semblable aux autres, croit absolument tre le centre du monde et la mesure de toutes choses. Mais, sous les terriers creuss par ces insectes fouisseurs, de trs anciennes et trs puissantes cratures sortent lentement de leur sommeil. Elles taient dj l au Carbonifre, elles taient dj l au Trias et au Permien; elles ont connu les vagissements du premier mammifre, elles connatront les hurlements dagonie du dernier.

Howard Phillips Lovecraft n'tait pas un thoricien. Comme l'a bien vu Jacques Bergier, en introduisant le matrialisme au cur de lpouvante et de la ferie, il a cr un nouveau genre. Il ne sera plus question de croire ou de ne pas croire, comme dans les histoires de vampire et de loups-garous; il ny a pas de rinterprtation possible, pas d'chappatoire. Aucun fantastique n'est moins psychologique, moins discutable.Pourtant, il ne semble pas avoir pleinement pris conscience de ce qul faisait. Il a bien consacr un essai de cent cinquante pages au domaine fantastique. Mais, la relecture, Epouvante et surnaturel en littrature doit un peu; pour tout dire, on a mme l'impression que le livre date lgrement. Et on finit par comprendre pourquoi: simplement parce quil ne tient pas compte de la contribution de Lovecraft lui-mme au domaine fantastique. On y apprend beaucoup sur ltendue de sa culture et sur ses gots ; on y apprend quil admirait Poe, Dunsany, Machen, Blackwood ; mais rien ny laisse deviner ce qu'il va crire.La rdaction de cet essai se situe en 19251926, soitimmdiatement avant que HPL entame le srie des grands textes. Il y a probablemenr l plus qu'une concidence; sans doute a-t-il ressenti le besoin certainement pas conscient, peut-tre mme pas inconscient,on aimerait plutt dire organique, de rcapituler tout ce qui stait fait dans le domaine fantastique avant de le faire clater en se lanant dans des voies radicalement nouvelles.

En qute des techniques de composition utiliss par HPL, nous pourrons galement tre tents de chercher des indications dans les lettres, commentaires, conseils quil adresse ses jeunes correspondants. Mais, l encore, le rsultat est dconcertant et dcevant. D'abord parce que Lovecraft tient compte de la personnalir de son interlocuteur. Il commence toujours par essayer de comprendre ce que lauteur a voulu faire; et il ne formule ensuite que des conseils prcis et ponctuels, excactement adapts la nouvelle dont il parle. Plus encore, il lui arrive frquemment de donner des recommandations quil est le premier enfreindre; il ira mme jusqu conseiller de ne pas abuser des adjectifs tels que35 monstrueux, innommable, indicible.... Ce qui, quand on le lit, est assez tonnant. La seule indication de porte gnrale se trouve en fait dans une lettre du 8 fvrier 1922 adresse Frank Belknap Long: Je n'essaie jamais dcrire une histoire, mais jattends quune histoire ait besoin dtre crite. Quand je me mets dlibrment au travail pour crire un conte, le rsultat est plat et de qualit infrieure.

Pourtant, Lovecraft n'est pas insensible la question des procds de composition. Comme Baudelaire, comme Edgar Poe, il est fascin par lide que lapplicarion rigide de certains schmas, certaines formules, certaines symtries doit pouvoir permettre daccder la perfection. Et il tentera mme une premire conceptualisation dans un opuscule manuscrit de trente pages intitul Le Livre de Raison.Dans une premire partie, trs brve, il donne des conseils gnraux sur la manire d'crire une nouvelle (fantastique ou non). Il essaie ensuite dtablir une typologie des lments horrifiants fondamentaux utilement mis en oeuvre dans le rcit dpouvante. Quant la dernire partie de louvrage, de loin la plus longue, elle est constitue par une srie de notations chelonnes entre 1919 et 1935, chacune tenant gnralement en une phrase, et chacune pouvant servir de point de dpart un rcit fantastique.Avec sa gnrosit coutumire, Lovecraft prtait volontiers ce manuscrit ses amis, leur recommandant de ne pas se gner pour utiliser telle ou telle ide de dpart dans une production de leur cru.Ce Livre de Raison est en fait, surrout, un stimulant pour limagination. Il contient les germes dides vertigineuses dont les neuf diximes nont jamais t dveloppes ni par Lovecraft, ni par qui que ce soit dautre. Et il apporte, dans sa trop brve partie thorique, une confirmation de la haute ide que Lovecraft se faisait du fantastique, de son absolue gnralit, de son lien troit avec les lments fondamenraux de la conscience humaine (comme lment horrifiant fondamental, nous avons, par exemple: Toute marche, irresistible et mystrieuse, vers un destin.).Mais, du point de vue des procds de composition utiliss par HPL, nous ne sommes pas plus renseigns. Si le Livre de Raison peut fournir des briques de base, il ne nous donne aucune indication sur les moyens de les assembler. Et ce serait peur-tre trop demander Lovecraft. Il est difficile, et peut-tre impossible, davoir la fois son gnie et lintelligence de son gnie.

Pour essayer den savoir plus, il ny a quun moyen, dailleurs le plus logique: se plonger dans les textes de fiction crits par HPL. D'abord dans les grands textes , ceux crits dans les dix dernires annes de sa vie, o il est dans la plnitude de ses moyens. Mais aussi dans les textes antrieurs; on y verra natre un par un les moyens de son art, exactemeut comme des insrtuments de musique qui sessaieraient tour tour un fugitif solo, avant de plonger, runis, dans la furie d'un opra dmentiel.

Attaquez le rcit comme un radieux suicide

Une conception classique du rcit fantastique pourrait se rsumer comme suit. Au commencement, il ne se passe absolument rien. Les personnages baignent dans un bonheur banal et bat, adquatement symbolis par le vie de famille dun agent dassurances dans une banlieue amricaine. Les enfants jouent au base-ball, la femme fait un peu de piano, etc. Tout va bien.Puis, peu peu, des incidents presque insignifiants se multiplient et se recoupent de manire dangereuse. Le vernis de la banalit se fissure, laissant le champ libre dinquitantes hypothses. Inexorablement, les forces du mal font leur entre dans le dcor.

Il faut souligner que cette conception a fini par donner naissance des rsultars rellement impressionnants. On pourra citer comme aboutissement les nouvelles de Richard Matheson, qui, au sommet de son art, prend un plaisir manifeste choisir des dcors d'une totale banalit (supermarchs, stations-service...), dcrits dune manire volontairement prosaque et terne.

Howard Phillips Lovecraft se situe aux antipodes de cette manire daborder le rcit. Chez lui, pas de banalit qui se fissure, d incidents au dpart presque insignifiants ... Tout a ne lintresse pas. Il na aucune envie de consacrer trente pages, ni mme trois, la description de la vie de famille dun Amricain moyen. Il veut bien se documenter sur nimporte quoi, les rituels aztques ou lanatomie des batraciens, mais certainement pas sur la vie quotidienne.Considrons pour clarifier le dbat les premiers paragraphes dune des russites les plus insidieuses de Matheson, Le Bouton: Le paquet tait dpos sur le seuil: un cartonnage cubique clos par une simple bande gomme, portant leur adresse en capitales manuscrites: Mr. et Mrs. Arthur Lewis, 217 E 37e Rue, New York. Norma le ramassa, tourna la clef dans la serrure et entra. La nuit tombait.Quand elle eut mis les ctelettes dagneau rtir, elle se confectionna un martini-vodka et sassit pour dfaire le paquet.Elle y trouva une commande bouton fixe sur une petite bote en contreplaqu. Un dme de verre protgeait le bouton. Norma essaya de lenlever, mais il tait solidement assujetti. Elle renversa la bote et vit une feille de papier plie, fixe au scotch sur le fond de la caissette. Elle lut ceci: Mr. Steward se prsentera chez vous ce soir vingt heures.Voici maintenant lattaque de LAppel de Ctulhu, le premier des grands textes lovecraftiens:A mon sens, la plus grande faveur que le ciel nous ait accorde, cest lincapacit de lesprit humain mettre en corrlation tout ce quil renferme. Nous vivons sur un lot de placide ignorance au sein des noirs ocans de linfini, et nous navons pas t destins de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulire, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu prsent; mais un jour viendra o la synthse de ces connaissances dissocies nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la ralit et sur la place effroyable que nous y occupons: cette rvlation nous rendra fous, moins que nous ne fuyions cette clart funeste pour nous rfugier dans paix dun nouvel ge de tnbres.

Le moins quon puisse dire, cest que Lovecraft annonce la couleur. A premire vue, cest plutt un inconvnient. Et en effet on constate que peu de gens, amateurs de fantastique ou non, russissent reposer la nouvelle de Matheson sans savoir ce qu'il en est de ce maudit bouton. HPL, lui, aurait plutt tendance slectionner ses lecteurs ds le dpart. Il crit pour un public de fanatiques; public quil finira par trouver, quelques annes aprs sa mort.Dune manire plus profonde et cache, il y a cependant un dfaut dans la mthode du rcit fantastique progression lente. Il ne se rvle gnralement quaprs lecture de plusieurs ouvrages crits dans la mme veine. En multipliant les incidents plus ambigus que terrifants, on titille limagination du lecteur sans vraiment la satisfaire; on lincite se mettre en route. Et il est toujours dangereux de laisser limagination du lecteur en libert. Car elle peut fort bien en arriver delle-mme des conclusions atroce; vraiment atroces. Et au moment o lauteur, aprs cinquante pages de prparation, nous livre le secret de son horreur finale, il arrive que nous soyons un peu dus. Nous attendions mieux.Dans ses meilleures russites, Matlieson parvient carter le danger en introduisant dans les dernires pages une dimension philosophique ou morale tellement vidente, tellement poignante et pertinente que lensemble de la nouvelle se trouve aussitt baign dans un clairage diffrent, dune tristesse mortelle. Il nempche que ses plus beaux textes restent des textes assez brefs.Lovecraft, lui, se meut aisment dans des nouvelles de cinquante ou soixante pages, voire plus. Au sommet de ses moyens artistiques, il a besoin despace suffisamment vaste pour y loger tous les lments de sa grandiose machinerie. Ltagement de paroxysmes qui constitue larchitecture des grands textes ne saurait se satisfaire dune dizaine de pages. Et L'Affaire Charles Dexter Ward atteint les dimensions dun bref roman.Quant la chute, si chre aux Amricains, elle ne lintresse en gnral que fort peu. Aucune nouvelle de Lovecraft nest close sur elle-mme. Chacune dentre elles est un morceau de peur ouvert, et qui hurle. La nouvelle suivante reprendra la peur du lecteur exactement au mme point, pour lui donner de nouveaux aliments. Le grand Ctulhu est indestructible, mme si le pril peut tre temporairement cart. Dans sa demeure de R'lyeh sous les mers, il recommencera atrendre, dormir en rvant:Nest par mort pour toujours qui dort dans lEternel,Et d'tranges ons rendent la mort mortelle.

Logique avec lui-mme, HPL pratique avec une nergie dconcertante ce quon pourrait appeler lattaque en force. Et il prouve une prdilection pour cette variante quest lattaque thorique. Nous avons cit celles dArthur Jermyn (p. 16) et de L'Appel de Ctulhu (p. 40). Autant de radieuses variatrions sur le thme: Vous qui entrez, laissez ici toute esprance. Rappelons encore celle, justement clbre, qui ouvre Par-del le mur du sommeil:Je me suis souvent demand si 1a majeure partie des hommes prend jamais le temps de rflchir la signification formidable de rves, et du monde obscur auquel ils appartiennent. Sans doute nos visions nocturnes ne sont-elles, pour la plupart, quun faible et imaginaire reflet de ce qui est ltat de veille (nen dplaise Freud, avec son symbolisme puril); nanmoins, il en est dautres dont le caractre irrel ne permet aucune interprtation banale, dont leffet impressionnant et un peu inquitant suggre la possibilit de brefs aperus dune sphre dexistence mentale tout aussi importante que la vie physique, et pourtant spare delle par une barrire presque infranchissable.Parfois, au balancement harmonieux des phrases, il prfrera une certaine brutalit, comme pour Le Monstre sur le seuil, dont44 voici la premire phrase: Il est vrai que jai log six balles dans la tte de mon meilleur ami, et pourtant jespre prouver par le prsent rcit que je ne suis pas son meurtrier. Mais toujours il choisit le style contre la banalit. Et lampleur de ses moyens ne cessera de saccrotre. La transition de Juan Romero, nouvelle de 1919, dbute ainsi: Sur les vnements qui se droulrent les 18 et 19 octobre 1894 la mine de Norton, je prfrerais garder le silence. Encore bien terne et prosaque, cette attaque a cependant le mrite dannoncer la splendide fulguration qui ouvre Dans labme du temps, le dernier des grands textes, crit en 1934:Aprs vingt deux ans de cauchemar et deffort, soutenu par la seule conviction que certaines de mes impressions furent purement imaginaires, je me refus garantir la vracit de ce que je crois avoir dcouvert en Australie occidentale dans la nuit du 17 au 18 juillet 1935. Jai de fortes rairons desprer que mon aventure appartient au domaine de lhallucination; nanmoins, elle fut empreinte dun ralisme si hideux que, parfois, tout espoir me parat impossible.Ce qui est tonnant, cest qu'aprs un pareil dbut il russisse maintenir le rcit sur un plan dexaltation croissante. Mais il avait, ses pires dtracteurs saccordent le reconnatre, une imagination assez extraordinaire.Par contre, ses personnages ne tiennent pas le choc. Et cest l le vritable dfaut de sa mthode dattaque brutale. On se demande souvent, la lecture de ses nouvelles, pourquoi les protagonistes mettent tantde temps comprendre la nature de lhorreur qui les menace. Ils nous paraissenr franchement obtus. Et il y a l un vrai problme. Car, dun autre ct, sils comprenaient ce qui est en train de se passer, rien ne pourrait les empcher de senfuir, en proie une terreur abjecte. Ce qui ne doit se produire qu' la fin du rcit.Avait-il une solution? Peut-tre. On peut imaginer que ses personnages, tout en tant pleinement conscients de la hideuse ralit quils ont affronter, dcident cependant de le faire. Un tel courage viril tait sans doute trop peu dans le temprament de Lovecraft pour quil envisage de le dcrire. Graham Masterton et Lin Carter ont fait des tentatives dans ce sens, assez peu convaincantes il est vrai. Mais la chose semble, cependant, envisageable. On peur rver dun roman daventures mystrieuses o des hros ayant la solidit et la tnacit des personnages de John Buchan seraient confronts lunivers pouvantable et merveilleux dHoward Phillips Lovecraft.

Prononcez sans faiblir le grand Non la vie

Une haine absolue du monde en gnral, aggrave dun dgor particulier pour le monde moderne, voil qui resume bien lattitude de Lovecraft.Nombre dcrivains ont consacr leur oeuvre prciser les motifs de ce lgitime dgot. Pas Lovecraft. Chez lui, la haine de la vie prexiste roure littrature. Il ny reviendra pas. Le rejet de toute forme de ralisme constitue une condition pralable lentre dans son univers.Si lon dfinit un crivain, non par rapport aux thmes quil aborde, mais par rapport eux quil laisse de ct, alors on conviendra que Lovecraft occupe une place tout fait part. En effet, on ne trouve pas dans toute son uvre la moindre allusion deux ralits dont on saccorde gnralement reconnatre limpotrance: le sexe et largent. Vraiment pas la moindre. Il crit exactement comme si ces choses nexisraient pas. Et ceci un tel point que lorsquun personnage fminin inrervient dans un rcit (ce qui se produit en tout et pour tout deux fois), on prouve une trange sensation de bizarrerie, comme sil stait subitremenr mis en tte de dcrire un Japonais.Face une exclusion aussi radicale, certains critiques ont bien videmment conclu que toute son uvre tait en ralit truffe de symboles sexuels particulirement brlants. Dautres individus de mme calibre intellectuel ont formul le diagnostic dhomosexualit latente. Ce que rien nindique, ni dans sa correspondance, ni dans sa vie. Autre hypothse sans intrt.Dans une lettre au jeune Belknap Long, Lovecraft sexprime avec le plus grande nettet sur ces questions, propos du Tom Jones de Fielding, quil considre (hlas juste titre) comme un sommet de ralisme, cest--dire de la mdiocrit:En un mot, mon enfant, je considre ce genre dcrits cornme une recherche indiscrte de ce quil y a de plus bas dans la vie et comme la transcription servile dvnements vulgaires avec les sentiments grossiers dun concierge ou dun marinier. Dieu sait, nous pouvons voir assez de btes dans nimporte quelle basse-cour et observer tous les mystres du sexe dans laccouplement des vaches et des pouliches. Quand je regarde lhomme, je dsire regarder les caractristiques qui llvent ltat dtre humain, et les ornements qui donnent ses actions la symtrie et la beaut cratrice. Ce nest pas que je dsire lui voir prter, la manire victorienne, des penses et des mobiles faux et pompeux, mais je dsire voir son comportement apprci avec justesse, en mettant laccent sur les qualits qui lui sont propres, et sans que soient stupidement mises en vidence ces particularits bestiales quil a en commun avec le premier verrat ou bouc venu.A la fin de cette longue diatribe, il conclut par une formulesans appel: Je ne crois pas que le ralisme soit jamais beau. Nous avons videmment affaire, non pas une auto-censure provoque par dobscurs motifs psychologiques, mais une conception esthtique nettement affirme. C'est l un point quil importait dtablir. Cest fait.

Si Lovecraft revient si souvent sur son hostilit toute forme drotisme dans les arts, cest parce que ses correspondants (en gnral des jeunes gens, souvent mme des adolescents) lui reposent rgulirement la question. Est-il vraiment sr que les descriptions rotiques ou pornographiques ne puissent avoir aucun intrt littraire? A chaque fois, il rexamine le problme avec beaucoup de bonne volont, mais sa rponse ne varie pas : non, absolument aucun. En ce qui le concerne, il a acquis une connaissance complte du sujet avant datteindre lge de huit ans grce la lecture des ouvrages mdicaux de son oncle. Aprs quoi, prcise-t-il, toute curiosit devenait naturellement impossible. Le sujet dans son ensemble avait pris le caractre de dtails ennuyeux de la biologie animale, sans intrt pour quelquun queses gots orientent plutt vers les jardins de ferie et les cits dor dans la gloire des couchers de soleil exotiques.

On sera tent de ne pas prendre cette dclaration au srieux, voire de subodorer sous lattitude de Lovecraft dobscures rticences morales. On se trompera. Lovecraft sait parfaitement ce que sont les inhibitions puritaines, il les partage et les glorifie l'occasion. Mais ceci se situe sur un autre plan, quil distingue toujours de celui de la pure cration artistique. Sa pense sur ce sujet est complexe et prcise. Et sil refuse dans son oeuvre la moindre allusion de nature sexuelle, cest avant tout parce quil sent que de telles allusions ne peuvent avoir aucune place dans son univers esthtique.Sur ce point en tout cas, la suite des vnemenrs lui a donn amplement raison. Certains ont essay en effet dintroduire des lments rotiques dans la trame dune hisroire dominante lovecraftienne. Ce fur un chec absolu. Les tentatives de Colin Wilson, en particulier, tournent visiblement la catastrophe; on a sans cesse limpression dlments moustillants surajouts pour grappiller quelques lecteurs supplmentaires. Et il ne pouvait, en ralit, en tre autrement. Le mlange est intrinsquement impossible.Les crits de HPL visent un seul but: amener le lecteur un tat de fascination. Les seuls sentiments humains dont il veut entendre parler sont lmerveillement et la peur. Il btira son oeuvre sur eux, et exclusivement sur eux. Cest videmment une limitation, mais une limitation consciente et dlibre. Et il n'existe pas de cration authentique sans un certain aveuglement volontaire.

Pour bien comprendre lorigine de lanti-rotisme de Lovecraft, il est peut-tre opportun de rappeler que son poque est caractrise par une volont de se librer des pruderies victoriennes; cest dans les annes 1920-1930 que le fait daligner des obscnits devient la marque dune authentique imagination cratrice. Les jeunes correspondants de Lovecraft en sont ncessairemenr marqus, voil pourquoi ils le questionnent avec insistance sur le sujet. Et lui, il leur rpond. Avec sincrit.A lpoque o crivait Lovecraft, on commenait donc trouver intressant d'taler des tmoignages sur diffrentes expriences sexuelles; en dautres termes, daborder le sujet ouvertement et en toute franchise. Cette attitude franche et dgage ne prvalait pas encore pour les questions dargent, les transactions boursires, la gestion du patrimoine immobilier, etc. La vritable libration cet gard sest prduite dans les annes 60. Cest sans doute pour cela quaucun de ses correspondants na jug bon dinterroger Lovecraft sur le point suivant: pas plus que le sexe, largent ne joue le moindre rle dans ses histoires. On ny trouve pas la moindre allusion la situation financire des personnages. L non plus, a ne lintresse absolument pas.Dans ces conditions, on ne stonnera pas que Lovecraft nait gure prouv de sympathie pour Freud, le grand psychologue de lre capitaliste. Cet univers de transactions et de transferts, qui vous donne limpression dtre tomb par erreur dans un conseil dadministration, navait rien qui puisse le sduire.Mais en dehors de cette aversion pour la psychanalyse, finalement commune beaucoup dartistes, Lovecraft avait quelques petites raisons supplmentaires de sen prendre au charlatan viennois. Il se trouve en effet que Freud se permet de parler du rve, et mme plusieurs reprises. Or, le rve, Lovecraft connat bien; cest un peu son territoire rserv. En fait, peu dcrivains ont utilis leurs rves de manire aussi systmatique que lui; il classe le marriau fourni, il le traite; parfois il est enthousiasm et crit lhistoire dans la foule, sans mme tre totalement rveill (cest le cas pour Nyarlathothep); parfois il rerient uniquement certains lments, pour les insrer dans une nouvelle; mais quoi quil en soit il prend le rve trs au srieux.On peut donc considrer que Lovecraft s'est montr relativement modr avec Freud, ne linsultant que deux ou trois fois dans se correspondance; mais il estimait quil y avait peu dire, et que le phnomne psychanalytique s'effondrerait de lui-mme. Il a quand mme trouv le temps de noter lessentiel en rsumant la thorie freudienne par ces deux mots: symbolisme puril. On pourrait lire des centaines de pages sur le sujet sans trouver de formule sensiblement suprieure.

Lovecraft, en fait, na pas une attitude de romancier. A peu prs nimporte quel romancier simagine quil est de son devoir de donner une image exhaustive de la vie. Sa mission est dapporter un nouvel clairage;mais sur les faits eux-mmes il na absolument pas le choix. Sexe, argent, religion, technologie, idologie, rpartition des richesses... un bon romancier ne doit rien ignorer. Et tout cela doit prendre place dans une vision grosso modo cohrente du monde. La tche, videmmenr, est humainement presque impossible, et le rsultat presque toujours dcevant. Un sale mtier.De manire plus obscure et plus dplaisante, un romancier, traitant de la vie en gnral, se retrouve plus ou moins compromis avec elle. Lovecraft, lui, na pas ce problme. On peut parfaitement lui objecter que ces drails de biologie animale qui lennuient jouent un rle important dans lexistence, que ce sont mme eux qui permettent la survie de lespce. Mais la survie de lespce, il nen a rien faire. Pourquoi tellement vous proccuper de lavenir dun monde condamn?, comme le rpondait Oppenheimer, le pre de la bombe atomique, un journaliste qui linterrogeait sur les consquences long terme du progrs technologique. Peu soucieux de restituer une image cohrente ou acceptable du monde, Lovecraft n'a aucune raison de faire de concessions la vie; ni aux fantmes, ni aux arrire-mondes. Ni quoi que ce soit. Tout ce qui lui parat inintressant, ou de qualir artistique infrieure, il choisira dlibrment de lignorer. Et cette limitation lui donne de la force, et de laltitude.Ce parti pris de limitation cratrice na rien voir, rptons-le, avec un quelconque naufrage idologique. Quand Lovecraft exprime son mpris des fictions victoriennes, des romans difiants qui attribuent des mobiles faux et pompeux aux actions humaines, il est parfaitement sincre. Et Sade naurait pasdavantage trouv grce ses yeux. Trafiquage idologique, une fois de plus. Tentative de faire rentrer la ralit dans un schma prtabli. Pacotille. Lovecraft, lui, nessaie pas de repeindre dans un couleur diffrente les lments de ralit qui lui dplaisent; avec dtermination, il les ignore.Il se justifiera rapidement dans une lettre: En art, il ne sert rien de tenir compte du chaos de lunivers, car ce chaos est si total quaucun texte crit ne peut en donner mme un aperu. Je ne peux concevoir aucune image vraie de la structure de la vie et de la force cosmique autrement que comme entremlement de simples points disposs suivant des spirales sans direction prcise.Mais on ne comprend pas complrement le point de vue de Lovecraft si on considre cette limitation volontaire uniquement comme un parti pris philosophique, sans voir quil sagit en mme temps dun impratif technique. Certains mobiles humains nont, effectivement, aucune place dans son uvre; en architecture, un des premiers choix faire est celui des matriaux employs.

Alors, vous verrez une puissante cathdrale

On peut opportunment comparer un roman traditionnel une vieille chambre air place dans leau, et qui se dgonfle. On assisre un coulement gnralis et assez faible, comme une espce de suppuration d'humeurs, qui naboutit finalement qu un confus er arbitraire nant.Lovecraft, lui, place nergiquement la main sur certains points de la chambre air (le sexe, largent...) dont il souhaite ne rien voir affleurer. Cest la technique de la constriction. Le rsulrar tant, aux endroits choisis par lui, un jet puissant, une extraordinaire efflorescence dimages.

Ce qui produit peut-tre limpression la plus profonde la premire lecture des nouvelles de Lovecraft, ce sont les descriptions architecturales de Dans labme du temps et des Montagnes hallucines. Ici plus quailleurs, nous sommes en prsence dun nouveau monde. Le peur elle-mme disperat. Tout sentiment humain disparat, hormis la fascination, pour la premire fois isole avec une telle puret.Pourtanr, dans les fondements des gigantesques citadelles imagines par HPL se dissimulent des cratures de cauchemar. Nous le savons, mais nous avons tendance loublier, l'exemple de ses hros, qui marchent comme dans un rve vers un destin catasrrophique, entrans par la pure exaltation esthtique. La lecture de ces descriptions stimule dans un premier temps, dcourage ensuite toute tentative dadaptation visuelle (picturale ou cinmatographique). Des images affleurent la conscience; mais aucune ne parat assez sublime, assez dmesure; aucunene parvient la hauteur du rve. Quant aux adaptarions architecturales proprement parler, rien jusqu prsent na t tent.Il n'est pas tmraire de supposer que tel ou tel jeune homme, sortant enthousiasm de la lecture des nouvelles de Lovecrafr, en vienne entreprendre des tudes darchitecture. Il connatra probablement la dception et lchec. Linsipide et terne fonctionnalir de larchitecture moderne, son acharnement dployer des formes simples et pauvres, utiliser des marriaux froids et quelconques, trop nets pour tre leffet du hasard. Et personne, au moins avant quelques gnrations, ne rebrira les feriques dentelles du palais dIrem.

On dcouvre une architecture progressivementet sous diffrents angles, on se dplace lintrieur; cest l un lment qui ne pourra jamais tre restitu par une peinture, ni mme par un film; et cesr un lment que, de manire assez stupfiante, Howard Phillips Lovecraft a russi recrer dans ses nouvelles.Architecte-n, Lovecraft estassez peu peintre; ses couleurs ne sont pas couleurs ne sont pas vraiment des couleurs; ce sont plutt des ambiances, ou, exactement, des clairages, qui nont dautre fonction que de mettre en valeur les architectures par lui dcrites. Il a une particulire prdilection pour les lueurs blafardes dune lune gibbeuse et dcroissante; mais il ne ddaigne pas lexplosion sanglante et cramoisie dun coucher de soleil romantique, ni la limpidit cristalline dun azur inaccessible.Les structures cyclopennes et dmentielles imagines par HPL produisent sur lesprit un branlement violent et dfinitif, plus violent mme (et cest un paradoxe) que les magnifiques dessins darchitecture de Piranse ou Monsu Desiderio. Nous gardons limpression davoir dj visit, en rve, ces gigantesques cits. En ralit, Lovecraft ne fait que transcrire, du mieux quil peut, ses propres rves. Plus rard, devant une architecture particulirement grandiose, nous nous surprendrons penser: cela est assez lovecraftien.La premire raison de le russite de lcrivain apparat immdiatement lorsquon parcourt sa correspondance. Howard Phillips Lovecraft faisait partie de ces hommes, pas nombreux, qui prouvent une transe esthtique violente en prsence dune belle architecture. Dans ses descriptions dun lever de soleil sur le panorama de clochers de Providence, ou du labyrinthe en escalier des ruelles de Marblehead, il perd tout sens de la mesure. Les adjectifs et les points dexclamation se multiplient, des fragments dincantation lui reviennent en mmoire, sa poitrine se soulve denthousiasme, les images se succdent dans son esprit; il plonge dans un vritable dlire extatique.Voici, autre exemple, comment il dcrit sa tante ses premires impressions de New York:Jai failli mvanouir dexaltation esthtique en admirant ce point de vue ce dcor vespral avec les innombrables lumires des gratte-ciel, les reflets miroitants et les feux des bateaux bondissant sur leau, lextrmit gauche ltincelante statue de la Libert, et droite larche scintillante, du pont de Brooklyn. Ctait quelque chose de plus puissant que les rves de la lgende de l'Ancien Monde une constellation dune majest infernale un pome dans le feu de Babylone! (...)Tout cela sajoutant aux lumires tranges du port, o le trafic du monde entier atteintson apoge. Trompes de brume, cloches devaisseaux, au loin le grincement des treuils... visions des rivages lointains de lInde, o des oiseaux au plumage tincelant sont incits chanter par lencens dtranges pagodes entoures de jardins, o des chameliers aux robes criardes pratiquent le troc devant des tavernes en bois de santal avec des matelots la voix grave dont les yeux refltent tout le mystre de la mer. Soieries et pices, ornements curieusement cisels en or du Bengale, dieux et lphants trangement taills de jade et de cornaline. Ah, mon Dieu! Quil fasse que je puisse exprimer la magie de la scne!Pareillement, devant les toits en croupe de Salem, il verra surgir des processions de puritains aux robes noires,au teint svre, aux tranges chapeaux coniques, tranant vers son bcher une vieille femme hurlante.

Toute sa vie, Lovecraft rva dun voyage en Europe, quil naura jamais les moyens de soffrir. Pourtant, si un homme en Amrique tait n pour apprcier les trsors architecturaux de lAncien Monde, ctait bien lui. Quand il parle de svanouir dexaltation esthtique, il nexagre pas. Et cest trs srieusement quil affirmera Kleiner que lhomme est semblable au polype du corail que sa seule destine est de construire de vastes difices, magnifiques, minraux, pour que la lune puisse les clairer aprs sa mort. Faute dargent, Lovecraft ne quittera pas l'Amrique peine la Nouvelle-Angleterre. Mais, compte tenu de la violence de ses ractions devant Kingsport ou Marblehead, on peut se demander ce quil aurait ressenti sil stait trouv transport Salamanque ou Notre-Dame de Chartres.Car larchitecture de rve quil nous dcrit est, comme celle des grandes cathdrales gothiques ou baroques, une architecrure totale. Lharmonie hroque des plans et des volumes sy fait ressentir avec violence; mais, aussi, les clochetons, les minarets, les ponts surplombant des abmes sont surchargs dune ornementation exubrante, avec de gigantesques surfaces de pierre lisse et nue. Bas-reliefs, hauts-reliefs et fresques viennent orner les votes titanesques conduisant dun plan inclin vers un nouveau plan inclin, sous les entrailles de la terre. Beaucoup retracent la grandeur et la dcadence dune race; dautres, plus simples et plus gomtriques, semblent suggrer dinquitants aperus mystiques.

Comme celle des grandes cathdrales, comme celle des temples hindous, larchitecture de H.P. Lovecraft est beaucoup plus quun jeu mathmatique de volumes. Elle est entirement imprgne par lide dune dramaturgie essentielle, dune dramaturgie mythique qui donne son sens ldifice. Qui thtralise le moindre de ses espaces, utilise les ressources conjointes des diffrents arts plastiques, annexe son profit la magie des jeux de lumire. Cestune architecture vivante, car elle repose sur une conception vivante et motionnelle du monde. En dautres termes, cest une architecture sacre.

Et vos sens, vecteurs dindicibles drglements

Latmosphre dabandon et de mort tait extrmement oppressante, et lodeur de poisson presque intolrable.

Le monde pue. Odeur de cadavres et de poissons mls. Sensation dchec, hideuse dgnrescence. Le monde pue. Il ny a pas de fantmes sous la lune tumescente; il ny a que des cadavres gonfls, ballonns et noirs, sur le point dclater dans un vomissement pestilentiel.Ne parlons pas du toucher. Toucher les tres, les entits vivantes, est une exprience impie et rpugnante. Leur peau boursoufle de hideux bourgeonnements suppure des humeurs putrfies. Leurs tentacules suceurs, leurs organes de prhension et de mastication constituent une menace constante. Les tres, et leur hideuse vigueur corporelle. Un bouillonnement amorphe et nausabond, une puante Nmsis de chimres demi-avortes; un blasphme.La vision nous apporte parfois la terreur, parfois aussi de merveilleuses chappes sur unearchitrecture de ferie. Mais, hlas, nous avons cinq sens. Et les autres sens convergent pour confirmer que lunivers est une chose franchement dgotante.

On a souvent remarqu que les personnages de Lovecraft, assez difficiles distinguer les uns des autres, en particulier dans les grands textes, constituent autant de projections de Lovecraft lui-mme. Certes. A condition de garder au mot de projecrion son sens de simplification. Ce sont des projections de la vritable personnalit de Lovecraft peu prs comme une surface plane peut tre la projection orthogonale dun volume. On reconnat, effectivement, la forme gnrale. tudiants ou professeurs dans une universit de la Nouvelle-Angleterre (de prfrence la Miskatonic University) ; spcialiss en anthropologie ou en folklore, parfois en conomie politique ou en gomtrie non euclidienne; de temprament discret et rserv, le visage long et maci; ont t amens, par profession et par temprament, sorienter plutt vers les satisfactions de lesprit. Cest une sorte de schma, de portrait-robot ; et nous nen saurons en gnral pas plus.Lovecraft na pas immdiatement choisi de mettre en scne des personnages interchangeables et plats. Dans ses nouvelles de jeunesse, il se donne la peine de dpeindre chaque fois un narrateur diffrent, avec un milieu social, une histoire personnelle, voire une psychologie... Parfois, ce narrateur sera un pote, ou un homme anim de sentiments potiques; cette veine donnera dailleurs lieu aux ratages les plus indiscutables de HPL.Ce nest que progressivement quil en vient reconnatre linutilit de toute psychologie diffrencie. Ses personnages nen ont gure besoin; un quipement sensoriel en bon tat de marche peut leur suffire. Leur seule fonction relle, en effet, est de percevoir.On peut mme dire que la platitude voulue des personnages de Lovecraft contribue renforcer le pouvoir de conviction de son univers. Tout trait psychologique trop accus contribuerait gauchir leur tmoignage, lui ter un peu de sa transparence; nous sortirions du domaine de lpouvante matrielle pour entrer dans celui de lpovante psychique. Et Lovecraft ne souhaite pas nous dcrire des psychoses, mais de rpugnantes ralits.Pourtant, ses hros sacrifient cette clause de style chre aux crivains fantastiques, consistant affirmer nest peut-tre quun simple mple cauchemar, fruit dune imagination enfivre par la lecture de livres impies. Ce nest pas trop grave, nous ny croyons pas une seule seconde.

Assaillis par des perceptions abominables, les personnages de Lovecraft se comportent en observateurs muets, immobiles, totalement impuissants, paralyss. Ils aimeraient senfuir, sombrer dans la torpeur dun vanouissement misricordieux. Rien faire. Ils resteront clous sur place, cependant quautour deux le cauchemar sorganise. Que les perceptions visuelles, auditives, olfactives, tactiles se multiplienr et se dploient en un crescendo hideux.La littrature de Lovecraft donne un sens prcis er alarmant au clbre mot dordre de drglement de tous les sens. Peu de gens, par exemple, trouveront infecte et repoussante lodeur iode du varech; sauf, sans doute, les lecteurs du Cauchemar dInnsmouth. De mme, il est difficile, aprs avoir lu HPL, denvisager calmement un batracien. Tour cela fait de la lecture intensive de ses nouvelles une exprience assez prouvante.

Transformer les perceptions ordinaires de la vie en une source illimite de cauchemars, voil laudacieux pari de tout crivain fantastrique. Lovecraft y russit magnifiquement, en apportant ses descriptions une couche de dgnrescence baveuse qui nappartient qu lui. Nous pouvons quitter en abandonnant ses nouvelles ces crtins multres er semi-amorphes qui les peuplenr, ces humanoides la dmarche flasque et tranante, la peau cailleuse er rche, aux narines plates et dilates, la respiration chuintanre; ils reviendront tt ou tard dans nos vies.

Dans l'univers lovecraftien, il faut rserver une place spciale aux perceptions auditives; HPL napprciait gure la musique, et ses prfrences en la matire allaient aux oprettes de Gilbert et Sullivan. Mais il manifeste, dans lcriture de ses contes, une oue dangereusemenr fine; quand un personnage, en posant les mains sue la table devant vous, met un faible bruit de succion, vous savez que vous tes dans une nouvelle de Lovecraft; de mme quand vous discernez dans son rire une nuance de caqutement, ou une bizarre stridulation dinsecte. La prcision maniaque avec laquelle HPL organise la bande-son de ses nouvelles est certainemenr pour beaucoup dans la russite des plus pouvanrables dentre elles. Je ne veux pas uniquement parler de La Musique dErich Zann, o, exceptionnellement, la musique provoque elle seule lpouvante cosmique; mais de toutes les autres, o, alternant subtilement les perceptions visuelles et auditives, les faisant parfois se rejoindre et, bizarrement, diverger dun seul coup, il nous amne trs srement un tat de nerfs pathtique.

Voici, par exemple, une description extraite de Prisonnier des pharaons, nouvelle mineure crite sur la commande du prestidigitateur Harry Houdini, qui contient cependant certains des plus beaux drglements verbaux dHoward Phillips Lovecraft:Soudainement, mon attention fut attire par quelque chose qui avait frapp mon oue avant que jeusse repris vraiment conscience: dun lieu situ encore plus bas, dans les entrailles de la terre, provenaient certains sons cadencs et prcis qui ne ressemblaient rien de ce que javais entendu jusque l. Je sentis intuitivement quils taient trs anciens. Ils taient produits par un groupe dinstruments que mes connaissances de lgyptologie me permirent didentifier: flte, sambouque, sistre et tympan. Le rythme de cette musique me communiqua un sentiment dpouvante bien plus puissant que toutes les terreurs du monde, une pouvante bizarrement dtache de ma personne et ressemblant une espce de piti pour notre plante qui renferme dans ses profondeurs tant dhorreurs.Les sons augmentrent de volume et je les sentis sapprocher. Que tous les dieux de lUnivers sunissent pour mviter davoir entendre quelque chose de semblable nouveau! Je commenai percevoir le pitinement morbide et multipli de cratures en mouvement. Ce qui tait horrible ctait que des dmarches aussi dissemblables puissent avancer avec un ensemble aussi parfait. Les monstruosits venues du plus profond de la terre devaient stre entraines pendant des milliers dannespour dfiler de cette manire. Marchant, botant, cliquetant, rampant, sautillant, tout se faisait au son horriblement discordant de ces instruments infernaux. Cest alors que je me mis trembler...

Ce passage nest pas un paroxysme. A ce stade de la nouvelle, il ne sest, proprement parler, rien pass. Elles vont encore sapprocher, ces choses qui cliqutent, rampent et sautillent. Vous allez finalement les voir.Plus tard, certainssoirs, lheure o tout sendort, vous aurez tendance percevoir le pitinemenr morbide et mulripli de cratures en mouvement. Ne vous tonnez pas. L tait le but.

Traceront le schma dun dlire intgral

Des angles intrieurs de la tte partent cinq tubes rougetres, termins par des renflements de mme couleur; ceux-ci, lorsquon appuie dessus, souvrent sur des orifices en forme de cloche, munis de saillies blanches semblables des dents pointues, qui doivent reprsenter der bouches. Tous ces tubes, cils et pointes de la tte se trouvainet replis lorsque nous avons dcouvert les spcimens. Surprenante flexibilit malgr nature trs coriace du tissu.Au bas du torse, contrepartie grossire de la tte et de ses appendices: pseudo-cou bulbeux dpourvu doues, mais avec dispositif verdtre cinq pointes.Bras muscls et durs, longs de quatre pieds : sept pouces de diamtre la base, deux pouces lxtrmit. A chaque extrmit est attache une membrane angulaire de huit pouces de long et six pieds de large. Cest cette espce de nageoire qui a laiss des empreintes dans une roche vieille de prs de mille millions dannes.71Des angles intrieurs du dispositif verdtre cinq pointes mergent des tubes rougetres longs de deux pieds, mesurant trois pouces de diamtre la base et un pouce de diamtre lextrmit, termins par un petit orifice. Toutes ces parties dures comme du cuir mais trs flexibles. Les bras munis de nageoires utilis sans doute pour dplacement sur terre ou dans leau. Diffrents appendices du bas du torse replis exactement comme ceux de ta tte.

La description des Grands Anciens dans Les Montagnes hallucines, dont ce passage est extrait, est reste classique. Sil y a un ton quon ne sattendait pas trouver dans le rcit fantastique, cest bien celui du compte rendu de dissection. A part Lautramont recopiant des pages dune encyclopdie du comportement animal, on voit mal quel prdcesseur on pourra on pourrait trouver Lovecraft. Et celui-ci navait certainement jamais entendu parler des Chants de Maldoror. Il semble bien en tre arriv de lui-mme cette dcouverte: lutilisation du vocabulaire scientifique peut constituer un extraordinaire stimulant pour limagination potique. Le contenu la fois prcis, fouill dans les dtails et riche en arrire-plans thoriques qui est celui des encyclopdies peut produire un effet dlirant et extatique.Les Montngnes hallucines constitue un des plus beaux exemples de cetre prcision onirique. Tous les noms de lieux sont cits, les indications topographiques se multiplient; chaque dcor du drame est prcisment situ par sa latitude et sa longitude. On pourrait parfaitement suivre les prgrinations des personnages sur une carte grande chelle de l'Antarctique.Les hros de cette longue nouvelle sont une quipe de scientifiques, ce qui permet une intressante variation des angles: les descriptions de Lake auront trait la physiologie animale, celles de Peabody la gologie... HPL se paie mme le luxe dintgrer son quipe un tudiant fru de littrarure fantasrique, qui cite rgulirement des passages dArthur Gordon Pym. Il ne craint plus de se mesurer Poe. En 1923, il qualifiait encore ses productions dhorreurs gothiques et se dclarait fidle au style des vieux matres, spcialement Edgar Poe. Mais il nen est plus l. En introduisant de force dans le rcit fantastique le vocabulaire et les concepts des secteurs de la connaissance humaine qui lui apparaissaient [note perso: problme de concordance des temps...) les plus trangers, il vient de faire clater son cadre. Et ses premires publications en France se feront, tout hasard, dans une collection de science-fiction. Manire de le dclarer inclassable.Le vocabulaire clinique de la physiologie animale et celui, plus mystrieux, de la palontologie (les strates pseudoarchennes du Comanchien suprieur...) ne sont pas les seuls que Lovecraft annexera son univers. Il prendra vite conscience de lintrt de la terminologie linguistique. Lindividu, au facis basan, aux traits vaguement reptiliens, sexprimait par de chuintantes lisions et de rapides sons de consonnes rappelant obscurment certains dialectes proto-akkadiens. Larchologie et le folklore font galement, et ds le dpart, partie du projet. Il faut rviser toutes nos connaissances, Wilmarth! Ces fresques sont antrieures de sept mille ans aux plus anciennes ncropoles sumriennes! Et HPL ne rate jamais son effet lorsquil glisse dans le rcit une allusioncertaines coutumes rituelles particulirement rpugnanes des indignes de la Caroline du Nord. Mais, ce qui est plus tonnant, il ne se contentera pas des sciences humaines; il sattaquera galement aux sciences dures; les plus thoriques, les plus loignes a priori de lunivers littraire.Le Cauchemar dInnsmouth, probablement la nouvelle la plus effrayante de Lovecraft, repose entirement sur lide dune dgnrscence gntique hideuse et presque innommable. Affectant dabord la texture de la peau et le mode de prononciation des voyelles, elle se fait ensuite sentir sur la forme gnrale du corps, lanatomie des systmes respiratoire et circularoire... Le gor du dtail et le sens de la progression dramatique rendent la lecture rellement prouvante. On notera que la gntique est ici utilise non seulement pour le pouvoir vocateur de ses termes, mais aussi comme armature thorique du rcit.Au stade suivant, HPL plongera sans hsiter dans les ressources alors inexploites des mathmatiques et des sciences physiques. Il est le premier avoir pressenti le pouvoir potique de la topologie; avoir frmi aux travaux de Gdel sur la non-compltude des systmes logiques formels. Dtranges constructions axiomatiques, aux implications vaguement repoussantes, taient sans doute ncessaires pour permettre le surgissement des tnbreuses entits autour desquelles sarticule le cycle de Ctulhu.Un homme aux yeux dOriental a dclar que le temps et lespace taient relatifs. Cette bizarre synthse des travaux dEinstein, extraite dHypnos (1922), nest qu'un timide prambule au dchanement thorique et concepruel qui trouvera son apoge dix ans plus tard dans La Maison de la sorcire, o lon essaiera dexpliquer les circonstances abjectes ayant permis une vieille femme du XVIIe sicle dacqurir des connaissances mathmatiques transcendant les travaux de Planck, Heisenberg, Einstein et de Sitter. Les angles de sa demeure, o habite le malheureux Walter Gilman, manifestenr des particularits droutantes qui ne peuvent sexpliquer que dans le cadre dune gomtrie non euclidienne. Possd par la fivre de la connaissance, Gilman ngligera toutes les matires qui lui sont enseignes luniversit, hormis les mathmatiques, o il en viendra manifester un gnie pour rsoudre les quations riemanniennes qui stupfiera le professeurUpham. Celui-ci apprcie surtout sa dmonstration des rapports troits entre les mathmatiques transcendantales et certaines sciences magiques dune antiquit peine concevable tmoignant dune connaissance du cosmos bien suprieure la ntre. Lovecraft annexe au passage les quations de la mcanique quantique ( peine dcouverte au moment o il crit), quil qualifie aussirt dimpies et paradoxales, et Walter Gilman mourra le coeur dvor par un rat, dont il est nettement suggr quil provient de rgions du cosmos entirement trangres notre continuum espace-temps.Dans ses dernires nouvelles, Lovecraft utilise ainsi les moyens multiformes de la description dun savoir total. Un mmoire obscur sur certains rites de la fcondation chez une tribu tibraine dgnre, les particularits algbriques droutantes des espaces prhilbertiens, lanalyse de la drive gntique dans une population de lzards semi-amorphes du Chili, les incantations obscnes dun ouvrage de dmonologie compil par un moine franciscain demi-fou, le comportement imprvisible dune population de neutrinos soumis un champ magntique dinrensit croissante, les sculptures hideuses et jamais exposes en public dun dcadent anglais... tout peut servir son vocation dun univers multidimensionnel o les domaines les plus hrrognes du savoir convergent et sentrecroisent pour crer cet tat de transe potique qui accompagne la rvlation des vrits interdites.Les sciences, dans leur effort gigantesque de description objective du rel, lui fourniront cet outil de dmultiplication visionnaire dont il a besoin. HPL, en effet, vise une pouvante objective. Une pouvante dlie de toute connotation psychologique ou humaine. Il veut, comme il le dit lui-mme, crer une mythologie qui aurait encore un sens pour les intelligences composes de gaz des nbuleuses spirales.De mme que Kant veut poser les fondements dune morale valable non seulement pour lhomme, mais pour toute crature raisonnable en gnral, Lovecraft veut crer un fantastique capable de terrifier toute crature doue de raison. Les deux hommes ont dailleurs dautres points en commun; outreleur maigreur et le got des sucreries, on peut signaler ce soupon qui a t formul leur gard de ntre pas totalement humains. Quoi quil en soit, le solitaire de Knigsberg et le reclus de Providence se rejoignent dans leur volont hroque et paradoxale de passer par-dessus l'humanit.

Qui se perdra dans linnommable architecture des temps

Le style de compte rendu dobservations scientifiques utilis par HPL dans ses dernires nouuvelles rpond au principe suivant: plus les vnements et les entits dcrites seront monstrueuses et inconcevables, plus la description sera prcise et clinique. Il faut un scalpe] pour dcortiquer linnommable. Tout impressionnisme est donc bannir. Il sagit de construire une littrature vertigineuse; et il ny a pas de vertige sans une certaine disproportion dchelle, sans une certaine juxtaposition du minutieux et de lillimit, du ponctuel et de linfini.Voil pourquoi, dans Les Montagnes hallucines, Lovecraft tient absolument nous communiquer la latitude et la longitude de chaque point du drame. Alors que dans le mme temps il met en scne des entits bien au-del de notre galaxie, parfois mme au-del de notre continuum espace-temps. Il veut ainsicrer une sensation de balancement; les personnages se dplacenr en des points prcis, mais ils oscillent au bord dun gouffre.

Ceci a son exacte contrepartie dans le domaine temporel. Si des entits distantes de plusieurs centaines de millions dannes viennent se manifester dans notre histoire humaine, il importe de dater prcisment les moments de cette manifestation. Ce sont autant de points de rupture. Pour permettre liruption de lindicible.

Le narrateur de Dans labme du temps est un professeur dconomie politique descendant de vieilles familles extrmement saines du Massachussets. Pondr, quilibr, rien ne le prdispose cette transformarion qui sabat sur lui le jeudi 14 mai 1908. Au lever, il est victime de migraines, mais, cependant, se rend normalement ses cours. Puis survient lvnement.Vers 10 h 20 du matin, alors que je faisais des tudiants de premire anne un cours sur les diffrentes tendances passes et prsentes de lconomie politique, je vis des formes tranges danser devant mes yeux et je crus me trouver dans une salle bizarrement dcore.Mes paroles et mes penses scartrent du sujet trait, et les tudiants comprirent quil se passait une chose grave. Puis je perdis connaissance et maffaissai sur mon fauteuil, plong dans une torpeur dont personne ne put me tirer. Il scoula cinq ans, quatre mois et treize jours avant que je retrouve lusage normal de mes facults et une vision juste du monde.Aprs un vanouissement de seize heures er demie, le professeur reprend en effet connaissance; mais une subtile modification semble stre introduite dans sa personnalit. Il manifeste une tonnante ignorance vis--vis des ralits les plus lmentaires de la vie quotidienne, jointe une connaissance surnaturelle de faits appartenant au pass le plus lointain; et il lui arrive de parler de lavenir en des termes qui suscitent la frayeur. Sa conversation laisse parfois percer une ironie trange, comme si les dessous du jeu lui taient parfaitement connus, et depuis fort longtemps. Le jeu de ses muscles faciaux lui-mme a compltement chang. Sa famille et ses amis lui manifestent une rpugnance instinctive, et sa femme finira par demander le divorce, allguant que cest un tranger qui usurpe le corps de son mari.Effecrivement, le corps du professeur Peaslee a t colonis par lesprit dun membre de la GrandRace, sortes de cnes rugueux qui rgnaient sur Terre bien avant lapparition de lhomme, et avaient acquis la capacir de projeter leur esprit dans le futur.

La rintgration de lesprit de Nathanial Wingate Peaslee dans son enveloppe corporelle se fera le 27 septembre 1913; la transmutation commencera onze heures un quart et sera acheve un peu aprs midi.Les premiers mots du professeur, aprs cinq ans dabsence, seront exactement la suite du cours dconomie politique quil donnait ses tudiants au dbut de la nouvelle... Bel effet de symtrie, construction du rcit parfaite.La juxtaposition d il y a trois cent millions d'annes et de onze heures un quart est galement typique. Effet dchelle, effet de vertige. Procd emprunt larchitecture, une fois de plus.

Toute nouvelle fanrastique se prsente comme lintersection dentits monstrueuses, situes dans des sphres inimaginables et interdites, avec le plan de notre existence ordinaire. Chez Lovecraft, le trac de lintersection est prcis et ferme; il se densifie et se complique mesure que progresse le rcit; et cest cette prcision narrative qui emporte notre adhsion linconcevable.Parfois, HPL utilisera plusieurs tracs convergents, comme dans L'Appel de Ctulhu, qui surprend et impressionne par la richesse de sa structure. A la suite dune nuit de cauchemar, un artiste dcadent modle une statuette particulirement hideuse. Dans cette oeuvre, le professeur Angell reconnat un nouvel exemplaire de cette monstruosit mi-pieuvre mi-humaine qui avait si dsagrablement impressionn les participants au congrs darchologie de Saint-Louis, dix-sept ans plus tt. Le spcimen leur avait t apport par un inspecteur de police, qui lavait dcouvert la suite dune enqute sur la persistance de certains rites vaudous impliquant des sacrifices humains et des mutilations. Un autre participant au congrs avait fait allusion lidole marine adore par des tribus Eskimo dgnres.A la suite du dcs accidentel du professeur Angell, bouscul par un matelot ngre dans le port de Providence, son neveu reprend le fil de lenqute. Il collectionne les coupures de presse, et finit par tomber sur un article du Sydney Bulletin relatant le naufrage dun yacht no-zlandais et la mort inexplicable des membres de son quipage. Le seul survivant, le capitaine Johansen, est devenu fou. Le neveu du professeur Angell se rend en Norvge pour limmroger; Johansen vient de mourir sans avoir retrouv la raison, et sa veuve lui remet un manuscrit dans lequel il relate leur rencontre en pleine mer avec une entit abjecte et gigantesque reproduisant exactement les contours de la statuette.Dans cette nouvelle, dont laction se droule sur trois continents, HPL multiplie les procds de narration visant donner limpression de lobjectivit: articles de journaux, rapports de police, comptes rendus de travaux de socits scientifiques... tout converge jusquau paroxysme final : la rencontre des malheureux compagnons du capitaine norvgien avec le grand Ctulhu lui-mme: Jophansen estime que deux des six hommes qui ne regagnrent pas le bateau moururent de peur cet instant maudit. Nul ne saurait dcrire le monstre; aucun langage ne saurait peindre cette vision de folie, ce chaos de cris inarticuls, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matire et de lordre cosmique.Entre 16 heures et 16 h 15, une brche sest ouverte dans larchirecture des temps. Et, par la bance ainsi cre, une effroyable entit sest manifeste sur notre terre. Phnglui mglwnafh Ctulhu Rlyeh wgahnagl fhtagn!

Le grand Ctulhu, matre des profondeurs intrieures. Hastur leDestructeur, celui qui marchie sur le vent, et quon ne doit pas nommer. Nyarlathothep, le chaos rampant. Lamorphe et stupide Azathoth, qui bavote et bouillonne au centre de toute infinitude. Yog-Sothoth, corgent dAzathoth, Tout en Un et Un en Tout. Tels sont les principaux lments de cette mythologie lovecraftienne qui impressionnera si fort ses successeurs, et qui continue de fasciner aujourdhui. Les repres de linnommable.Il ne sagit pas dune mythologie cohrente, aux contours prcis, contrairement la mythologie grco-romaine ou tel ou tel panthcn magique, presque rassurants dans leur clart et dans leur fini.Les entits que Lovecraft met en place restent tnbreuses. Il vite de prciser la rpartition de leurs puissances et de leurs pouvoirs. En fait, leur nature exacte chappe tout concept humain. Les livres impies qui leur rendent hommage et clbrent leur culte ne le font quen termes confus er contradictoires. Ils restent, fondamentalemenr, indicibles. Nous navons que de fugitifs aperus sur leur hideuse puissance; et les humains qui cherchent en savoir plus le paient inluctablement par la dmence et par la mort.

Troisime partie

HOLOCAUSTE

Le XXe sicle restera peut-tre comme un ge dor de la littrature pique et fantastique, une fois que se seront dissipes les brumes morbides des avant-gardes molles. Il a dj permis lmergence de Howard, Lovecraft et Tolkien. Trois univers radicalement diffrents. Trois piliers dune littrature du rve, aussi mprise de la critique quelle est plbiscite par le public.Cela ne fait rien. La critique finit roujours par reconnatre ses torts; ou, plus exactement, les critiques finissent par mourir, et sont remplacs dautres. Ainsi, aprs trente annes dun silence mprisanr, les Intellectuels se sont penchs sur Lovecraft. Leur conclusion a t que lindividu avait une imagination rellement surprenante (il fallait bien, malgr tout, expliquer son succs), mais que son style tait dplorable.Ce nest pas srieux. Si le style de Lovecraft est dplorable, on peut gaiement conclure que le style na, en littrarure, pas la moindre importance; et passer autre chose.Ce point de vue stupide peut cependant se comprendre. Il faut bien dire que HPL ne participe gure de cette conception lgante, subtile, minimaliste et retenue qui rallie en gnral tous les suffrages. Voici par exemple un extrait de Prisonnier des pharaons: Je vis lhorreur de ce que lantiquit gyptienne avait de plus affreux, et je dcouvris la monstrueuse alliance quelle avait depuis toujours conclue avec les tombeaux et les temples des morts. Je vis des processions fantmes de prtre, aux ttes de taureaux, de faucons, de chats et dibis, qui dfilaient interminablement dans des labyrinthes souterrains et des propyles titanesques auprs desquels lhomme nest quun insecte, offrant des sacrifices innommables des dieux indescriptibles. Des colosses de pierre marchaient dans la nuit sans fin et conduisaient des hordes dandro-sphinx ricanants jusquaux berges de fleuves dobscurit aux eaux stagnantes. Et derrire tout cela je vis la malveillance indicible de la ncromancie primaire, noire et amorphe, qui me cherchait goulment ttons dans l'obscurit.De tels morceaux de boursouflure emphatique constituent videmment une pierre dachoppement pour tout lecteur instruit; mais il faudrait prciser que ces passages extrmistes sont sans doute ceux que prfrent les vritables amateurs. Dans ce registre, Lovecraft na jamais t gal. On a pu lui emprunter sa manire dutiliser les concepts mathmatiques, de prciser la topographie de chaque lieu du drame; on a pu reprendre sa mythologie, sa bibliothque dmoniaque imaginaire ; mais jamais on na envisag dimiter ces passages o il perd toute retenue stylistique, o adjectifs et adverbes saccumulent jusqu lexaspration, o il laisse chapper des exclamations de pur dlire du genre: Non! les hippopotames ne devraient par avoir des mains humaines ni porter des torches! Er pourtant, l est le vritable but de loeuvre. On peut mme dire que la construction, souvent subtile et labore, des textes lovecraftiens na dautre raison dtre que de prparer les passages dexplosion stylistique. Comme dans Le Cauchemar dInnsmouth, o l'on trouve la confession hallucinante de Zadok Allen, le nonagnaire alcoolique et demi-fou:Hi, hi, hi, hi! Vous commencez comprendre, hein? Ptt ben qua vous aurait plu dtre ma place cte poque, et dvoir cque jai vu en mer, en plein milieu dla nuit, depuis lbelvdre qutait en haut dla maison? Jpeux vous dire qules murs ont des oreilles, et, cquest dmoi, jperdrais rien de cquon racontait sur Obed et les ceusses quallaient au rcif! Hi, hi, hi, hi! Et cest pour a quun soir jai pris la lunette dapproche dmon pre, et jsuis mont au belvdre, et jai vu qule rcif tait tout couvert dformes grouillantes quont plong aussitt qula lune sest leve. Obed et les hommes y ztaient dans un canot, mais quand ces formes ont plong dans leau et sont pas rmontes... a vous aurait-y plu dtre un ptit mme tout seul dans un belvdre en train dregarder ces formes qutaient pas des formes humaines?... Hein?... Hi, hi, hi, hi...

Ce qui oppose Lovecraft aux reprsentants du bon got est plus quune question de dtail. HPL aurait probablement considr une nouvelle comme rate sil navait pas eu loccasion, au moins une fois dans sa rdaction, de dpasser les bornes. Cela se vrifie a contrario dans un jugement quil porte sur un confrre: Henry James est peut-tre un peu trop diffus, trop dlicat et trop habitu aux subtilits du langage pour arriver vraiment une horreur sauvage et dvastatrice.Le fait est daurant plus remarquable que Lovecraft a t toute sa vie le prototype du gentleman discret, rserv et bien duqu. Pas du tout le genre dire des horreurs, ni dlirer en public. Personne ne la jamais vu se mettre en colre ; ni pleurer, ni clater de rire. Une vie rduite au minimum, dont toutes les forces vives ont t transfres vers la littrarure et vers le rve. Une vie exemplaire.

Anti-biographie

Howard Phillips Lovecraft constitue un exemple pour tous ceux qui souhaitent apprendre rater leur vie, et, ventuellement, russir leur oeuvre. Encore que, sur ce dernier point, le rsultat ne soit pas garanti. A force de pratiquer une politique de total non-engagement vis--vis des ralits vitales, on risque de sombrer dans une apathie complte, et de ne mme plus rien crire ; et cest bien ce qui a manqu de lui arriver, plusieurs reprises. Un autre danger est le suicide, avec lequel il faudra apprendre ngocier; ainsi, Lovecraft a toujours gard porte de la main, pendant plusieurs annes, une petite bouteille de cyanure. Cela peut savrer extrmement utile, condition de tenir le coup. Il a tenu le coup, non sans difficults.Dabord, largent. HPL offre cet gard le cas dconcertant de lindividu la fois pauvre et dsintress. Sans jamais sombrer dans la misre, il a t toute sa vie extrmement gn. Sa correspondance rvle pniblement quil doit faire sans cesse attention au prix des choses, y compris des articles de consommation les plus lmentaires. Il na jamais eu les moyens de se lancer dans une dpense importante, comme lachat dune voiture, ou ce voyage en Europe dont il rvait.Lessenriel de ses revenus provenait de ses travaux de rvision et de correction. Il acceptait de travailler des tarifs extrmement bas, voire gratuitement sil sagissait damis; et quand une de ses factures ne lui tait pas paye, il sabstenait en gnral de relancer le crancier; il ntait pas digne dun gentleman de se compromettre dans de sordides hisroires dargent, ni de manifester un souci trop vif pour ses propres intrts.En outre, il disposait par hritage dun petit capital, quil a grignot tout au long de sa vie, mais qui tait trop faible pour ntre autre chose quun appoint. Il est dailleurs assez poignant de constater quau moment o il meurt, son capital est presque tomb zro; comme sil avait vci exactement le nombre dannes qui lui taient imparties par sa fortune familiale (assez faible) et par sa propre capacit lconomie (assez forte).Quant ses propres uvres, elles ne lui ont pratiquement rien rapport. De toute manire, il nestimait pas convenable de faire de la littrature une profession. Comme il lcrit, un gentleman nessaie pas de se faire connatre et laisse cela aux petits