gourhanprimat

Upload: stamatopoulou-eugenia

Post on 07-Apr-2018

216 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 8/6/2019 Gourhanprimat

    1/9

    A. Leroi-Gourhano u

    Ie prim at de Ia m atiereNous etions prepares a tout admettre, saufd' avoir debute par les pieds 1. Les Chinois auraient tres bien pu etre noirs,parler une langue latine, vivre dans des huttes deneige et fabriquer de la poterie peruvienne en chan-tant des airs arabes. Mais on peut se demander sicela signifie grand-chose, sinon pour essayer deconvaincre certaines societes qu'il n'y a pas debarrieres raciales, fait dont I'evidence releve de la

    seule perception de la dignite de l'homrne. Mais ilreste pourtant sur de longs siecles, dans les memeslieux, la juxtaposition de la langue chinoise, destechniques chinoises, du droit chinois et desChinois eux-msmes 2.

    L'ceuvre d' Andre Leroi-Gourhan, dont j'ai autrefois compare l'inspi-ration a celle de Buffon 3, se definirait assez bien, je crois, une anthro-pologie plurielie. Biologiste, prehistorien, ethnologue, technologue, esthe-ticien, savant toujours, moraliste parfois en meme temps qu'ecrivain (danscertaines pages de son chef-d'oeuvre, Le geste et laparole), l'auteur a tenuavec un egal bonheur, tour a tour ou simultanement, tous ces roles. Or, atravers la diversite concertante de ses modes, la pensee de Leroi-Gourhan- je ne dis pas: sa philo sophie , sachant qu'il aurait vigoureusementdenie et le mot et la chose - me parait conduire a une exaltation de lamatiere. Je prends tout de suite mes precautions, redoutant que cetteexpression n'induise le sentiment d'on ne sait quel fusionnisme du tout est dans tout : chez Leroi-Gourhan, la matiere n'est pas Ie pointde vue a priori, mais, a chaque fois et de maniere variable, cela qui vientinquieter la forme satisfaite des points de vue; c'est un sain principed'indetermination, dont la mise en oeuvre permet de retrouver la profu-sion et la compacite de l'experience. Un seul exempIe: si I'auteur recuse

    1 Andre LEROI-GoURHAN, Le geste et fa parole, t. I, T ec hn iq ue e t la ng ag e, Paris, A.Michel, 1964, p. 97.2 Andre LEROI-GoURHAN, Sur la position scientifique de l'ethnologie , Revuephilosophique, oct-dec, 1952, n? 10 a 12.3 Michel GuERIN, Andre Leroi-Gourhan, notre Buffon , R ev ue d e M e ra ph ys iq ueet d e M o ra le , n" 2, 1977.

  • 8/6/2019 Gourhanprimat

    2/9

    96 MICHEL GuERIN

    la these cerebraliste , qui attribue au developpement du cerveauhumain la capacite de determiner I'evolution, c'est moins pour opposer auspiritualisme teilhardien un materialisme fonde sur un mecanismeelabore que pour des raisons de methode: Ie privilege d'un facteurdeterminant, en effet, rend aveugle a la complexite des phenomenes entant qu' elle ne saurait resulter que d'une surdetermination reciproque defacteurs. Si 1'0n doit parler en general du materialisme de Leroi-Gourhan, on dira que c'est un parti pris, seul heuristique, de la concomi-tance et de la complexite. La matiere, a la limite, c'est Ie complexe, telqu'aucune invention ne l'epuise, qu'aucune forme ne l'enserre. C'est doneaussi le pluriel. 11se manifeste comme congruence et inter-conditionne-ment des conditions, bref comme necessite de la contingence.Par un paradoxe, d' ailleurs plus apparent que reel, la prise en comptepar l'esprit de la cause materielle , pour parler comme Aristote,s' opere a la fois comme inscription du phenomene considere dans unestructure toujours plus vieille, plus large, plus simple et comme descrip-tion indefinie de la complication interne qui lui ouvre l'avenir et, en toutcas, explique sa viabilite dans un espace donne. Bref, le fait actuel, s'ilimpose la durete de son noeud, autorise une reverie d'alterite propre afaire encore mieux ressortir la force de la contingence, ou, si l'on pre-fere, l' entetement du temps devenu espace: si nous avons tous, avant qued'etre hommes, commence par les pieds, iln'y a que les Chinois pours'appliquer si durablement a etre les Chinois. Le jeu materiel est ensembled'ouverture et de bouclage. Pour l'anthropologue, tout geste humain estindivisiblement du temps et de l'espace. Entre sa lointaine provenance etsa fin improbable (par exemple, la main), entre la posture et la rupture, Ievouloir-vivre et Ie vouloir dire, i1manifeste un sens petri de remanence etde tension, irreductible a nos representations. Or, le temps et l'espace, quidetiennent en somme a deux Ie Iourd secret de Ia matiere, determine-raient, si nous Ies pouvions saisir, son indetermination (son apeiron), necessent de passer l'un dans I'autre si bien, par exempIe, que la prehistoirede I'homme, ecrite dans le sol de la terre en fragments d'os et de pierres,apprehende l'abime du temps par Ia profondeur des couches. Or, si letemps se symbolise par l'espace, a l'inverse l'extension ne peut resulterque de la duree, A la tendance du temps de tout fondre dans la vaste sim-plicite de sa nuit, s'oppose complementairement celle de l'espace de multi-plier le partes extra partes, de faire place et lieu a des phenomenes inedits,distincts, singuliers.Aussi bien, dans les etroites limites qui me sont ici imparties, jevoudrais tenter de donner trois brefs apercus du primat de Ia matiere, a Iafois on l'a vu elementaire et nodale, chez Leroi-Gourhan: c'est d'abordle fait tout nu d'avoir debute, c'est ensuite de se renverser en maniereculturelle (en mode) a force de complication et d'intrication des facteurs ;

  • 8/6/2019 Gourhanprimat

    3/9

    A. LEROI-GOURHAN OU LE PRIM AT DE LA M ATIERE 97

    c'est enfin, dans 1'ordre techno-esthetique, le conditionnement decisif parle milieu, la subordination du tour aux entours.

    1. La Mecanique vivante 4 ~De la posture au geste, la consequence est bonne, non pas en vertud'on ne sait quel finalisme, mais du fait de la propriete concrete de la viede conjuguer le simple et le divers, I'unite fonctionnelle et la multiplicitevectorielle. En affmnant que la vie sociale demeure une optionbiologique fondamentale 5 , Leroi-Gourhan n'entend certes pas reduirele complexe au simple ni le nouveau a l'ancien, mais plutot prendre encompte, dans le relais , comme il dit, du zoologique par le sociologi-que, la superposition des plans et la surdetermination des lignes. Ce quil'Interesse au premier chef dans le continuum bio-ethnologique ainsideveloppe, c'est la transition comme telle. La ou un Claude Levi-Strausstravaille sur la discontinuite principielle ou ideale 6 entre les ordresexclusifs de la nature et de la culture, Leroi-Gourhan, a 1'inverse,multiplie les niveaux de recherche et les angles d'attaque pour tenterd' apprehender concretement les situations intermediaires. Au formalismedes etudes structurales, s'oppose le materialisme des recherches initiales ;alors que la biologie constitue la base pour Leroi-Gourhan, elle forme lesommet pour Levi-Strauss. Axiomatique, chez le premier, elle est postuleepar l'auteur de La Pensee sauvage pour expliquer ulterieurement ( < < unjour ) l'inconscient structural et ses invariants. La marque de I' anthro-

    pologie plurielle de Leroi-Gourhan est done son ancrage dans le biologi-que. C'est le determinant ultime, s'il est vrai que le passe de l'espececonditionne le futur de l'ethnie, que l'apparition d' organismes puisd'organisations, enfin d'institutions de plus en plus evoluees temoignentd'une creativite constamment reliee aux contraintes de 1'adaptation aumilieu. Tandis que le materialisme dit vulgaire s'identifie a un mecanismereductionniste, la mecanique vivante , comme son nom l'indique,refusant egalement le determinisme etroit et le finalisme, fait ressortir lebonheur des rencontres, l'astreinte des frequentations, et, au total, unbouquet de tendances a deux faces: d'un c6te, adaptation, de l'autre libe-ration. Le materialisme, dans cette acceptation, devient un commentairede la creation comme depassement (et non comme ignorance) descontraintes. Toute adaptation reussie fonctionne comme liberation, c'est-a-

    4 Titre d'un ouvrage de Leroi-Gourhan paru chez Fayard en 1983 et dont le fond estconstitue par des etudes craniometriques.5 L e g este e t L ap aro le , t. I, p . 20 6.6 Claude LEvI-STRAUSS, L es str uc tu re s illm e nta ir es d e la p are nte , Ed. Mouton, 1967,p. 9-10.

  • 8/6/2019 Gourhanprimat

    4/9

    98 MICHEL GuERIN

    dire comme ouverture vers des situations complexes et mouvantes, j' allaisdire vers une interactivite ou le diktat univoque du milieu exterieur cedela place a une communication bilaterale, de plus en plus deportee, semble-t-il, vers l'initiative d'un vivant special qui, heritier d'une techniciteanimale, elle-meme liee a 1' exploration active du milieu exterieur 7 ,a pu et su transformer sa condition en mutation. Dans le cadre fonctionneld'une des trois grandes options evolutionnaires, le theromorphisme 8, lefait humain s'est progressivement degage, en tirant parti d'une situationmecanique propice , la diminution des contraintes maxillo-dentaires enstation droite. Le cerveau, locataire de l'apres-coup, a investi la placegagnee sur les massifs osseux. C' est ce scenario que Leroi-Gourhan decritcomme une triple liberation: disponibilite du membre anterieurprehenseur pour la technicite, de la face pour la phonicite, de la tete pourl'intelligence symbolique (etay~ et constamment relancee par l'ecriture,ce geste subversif et reflexif), A partir du moment on les parametres deI'adaptation construisent, en reagissant les uns sur les autres, le portrait-robot de l'homme, le resultat statistique se commue en tendance incoer-cible; celle-ci n'est pas autre chose que la perseverance de la contingencedans un certain sens, le perfectionnement d'un dispositif condamne a laperformance par le bain perpetuel de fonctionnalite. Le conceptevolutionnaire d' option fait, a cet egard, apparaitre clairement Ie jeu d'undeterminisme mecanicien, ou plutot plasticien (Leroi-Gourhan parlevolontiers de trame architecturale ), tel qu'il se donne libre coursdans la combinaison de facteurs irreversibles et d'atouts disponibles. A .l'Interieur de l'option theromorphe, qui determine a jamais son avenir,I'espece humaine s'est singularisee en exploitant le gisement inepuisable derelations qu'elle a trouvees sous ses pieds quand elle s'est dressee : avec Iemilieu, bien sur, par les modes de locomotion et d' alimentation, avec lamatiere par la technicite manuelle, avec le groupe par la societe, avecl'humanite tout entiere enfin par la memoire et les symboles. Du memecoup, I'horizon du phenomene humain est un monde a sa semblance, etnon plus un milieu, dans la stricte acception animale du mot.2. Les gestes et les rythmes

    Sous un premier angle de vue, la matiere apparait, on l'a vu, commetravail. L'evolution, c'est la matiere vivante travaillant sur elle-meme. Le monde vivant est caracterise, ecrit Leroi-Gourhan, par l'exploitation

    7 Andre LEROI-GOURHAN, Le Fil du temps, Paris, Fayard, p. 112.8 Rappelons qu'il y a trois options Iocomotrices, avec leurs implications dansI'architecture craniodentaire: Ie sauromorphisme, I'ornithomorphisme et Ie theromor-phisme (locomotion quadrupede dressee), ce dernier conduisant a I'hornme.

  • 8/6/2019 Gourhanprimat

    5/9

    A. LEROI-GOURHAN OULE PRIMAT DE LA MATIERE 99

    physico-chimique de la matiere 9. Or, tout se passe comme si, ausimple affrontement direct de molecules, s'opposait un mode indirect,relaye, celui qui entraine depuis un bon milliard d'annees une partie desvivants dans la voie de la recherche du contact con scient 10. C'est uneautre facon de dire que la culture est une option de la nature ou quel'mstitution est une strategie concurrente de celle qu'on appelle instinct.Bref, dans un deuxieme temps, la matiere c'est la maniere : moins l'etreque le mode d'etre. Pourtant, la maniere suit la voie de la matiere, commele geste continue et raffine une posture qui peut etre transversale a denombreuses especes, comme, aussi, les techniques du corps proposentdes solutions culturelles variees pour remplir quelques fonctions simples(et indispensables) de la vie. La matiere nommait d'abord Ie fait de lacontingence; la void maintenant comme sa forme, s'il est vrai qu'il estau moins un caractere necessaire dans la contingence, soit la pluralite desformes qu'elle revet ici ou la, hier, aujourd'hui ou demain. Aussi bien, onvoit l'anthropologue occupe d'un cote a l'inventaire des ressemblances etdes differences, non seulement des hommes aux autres vivants, mais aussides societes humaines entre elles. Bien plus, en depit de certaines appa-rences ou tentations qui pourraient incliner a croire que la tendance,aujourd'hui, est a l'uniformisation des cultures sous la houlette d'unetechno-science irrepressiblement mondialiste, on est frappe de l'insistancemise par Leroi Gourhan a defendre la these contraire qui, elle, constate non pas une tendance a rejoindre un plan ideal d'uniformite technique,mais une tendance a la personnalisation ethnique sur des schemes generauxd' evolution 11 .

    Dans Ie fait, l' auteur, des son premier ouvrage, La civilisation durenne 12 fait ressortir la force des liens tisses entre l'homme et l'animalpar J'intermediaire d'un paysage, la toundra-taiga : soit le theme durenne, determine comme pivot de ce qu'on pourrait appeler lesyntagme arctique avec sa grappe d'elements contigus, il induit, dit Leroi-Gourhan un essai de coordination , l'evocation d'une materialitepartagee avec ses appendices climatiques, geographiques, botaniques,etc. 13. D'une part, l'espace arctique est qualitativement seul de songenre, en tant qu'il fait entrer le pays et les etres dans une connivenceexistentielIe, les initie a une communaute de condition; d'autre part, parIe fait de sa singularite intransposable, soit, si l'on veut, de sa durete, ilsignifie immediatement la duree de la seule culture qui ait su, de tout

    9 Le geste et la parole, t. I, p. 86.10 Ibid.IIMilieu et techniques, Paris, Albin Michel, 1945, 2"edition 1973, p. 38.12 La civilisation du renne, Paris, Gallimard, 1936.13 Ibid., p. 10.

  • 8/6/2019 Gourhanprimat

    6/9

    100 MICHEL GuERIN

    temps, satisfaire aux exigences d'une adaptation d'emblee posees en termesde survie ; aussi bien, iln'y a qu'une civilisation du renne (entendons :de la prehistoire a nos jours), imperieuse par la tyrannie que Ie milieu luifait subir 14. Le renne est seul possible, avec tous ses developpementsnaturels et culturels (il determine l'alimentation des hommes, mais aussileur vetement et leur abri, leur mode - dissemine - de groupement,leur imaginaire et leurs croyances religieuses) sur la toundra-taiga,comme Ie chameau regne sur les steppes. Ulterieurement, Leroi-Gourhan,que ses recherches auront conduit a mettre au premier plan Ie determi-nisme technologique et a identifier dans Ie milieu technique Ie noyau durdu milieu interieur, relevera, de facon assez analogue, la compatibilite (oul'incompatibilite) de tel outil ou tel principe avec un atelier general ou unepanoplie donnee : c'est ainsi que le rouet n'est pensable qu'a l'Interieur degroupes qui connaissent Ie mouvement circulaire continuoQue ce soit, done, sous la forme deployee, extensive, d'un syntagmeculturel (sorte de carte d'etat-major du milieu interieur), ou bien sousI'aspect condense d'une polytecbnique coherente, l'originalite d'uneculture, telle qu'elle s'inscrit dans Ie temJ's et dans l'espace, s'eprouve ets'atteste par des gestes et des rythmes. A la fois efficients et expressifs,utiles ou recreatifs, ils designent Ie lieu de la suture entre la nature et laculture, la matiere et les formes, I'impose et l'invente, Ie visceral et lesymbolique. Quoique Leroi-Gourhan jamais n' emploie ce terme apparem-ment incongru, ily a, j'aimerais m'y arreter un peu, comme une decencedu geste humain situe ; elle restitue justement ce qu'il y a de materiel,c'est-a-dire de reel dans Ie mode d'etre. L'aloi du geste, c'est que son aurarepercute la franche synergie d'une situation, affranchit la maniere de tout manierisme en diluant, litteralement, Ie mode (ou le code: ici, c'esttout un) dans la pate generale qui a leve, Strictement, le bon geste esthermetique : il echange les valeurs du Haut et du Bas et les brasse dans salancee ; il mele les reveries passives de la terre et les efforts humains. AI' oppose, Ie geste inconvenant, deplace, est celui qui jure avec Ie decor , dans lequel, pour ainsi parler, ne monte pas la seve des chosesambiantes.

    3. La poietique matertelleLa matiere, c'est done d'abord Ie simple; c'est ensuite le complexe ouIe compact en tant qu'il signe la singularite d'une culture; c'est enfin, etj'yarrive, la condition, dans la double entente du terme: ou commentune logique de la restriction et une physique de la rarete se subliment en

    14 La civilisation du renne, p. 27.

  • 8/6/2019 Gourhanprimat

    7/9

    A. LEROI-GOURHAN OU LE PRIM AT DE LA M ATIERE 101

    sort ou en destin, au sens metaphysique, Leroi-Gourhan, en somme,enonce la poesie de la potesis.L'axiome dont il part, le voici: C'est la matiere qui conditionnetoute technique et non pas les moyens ou les forces IS ? 11 est remar-quable que, des quatre causes identifiees par Aristote et que, peu ou prou,la tradition conservera, deux seulement soient ici evoquees, la cause mate-rielle et la cause efficiente, tandis que Leroi-Gourhan parait negliger tantla cause formelle que la cause finale. Tout se passerait done comme si, ducote de l'objet produit, la forme, c'est-a dire l'essence, disparaissait der-riere la matiere et comme si, du cote du producteur cette fois, l'intentionou la fin e ta it e clip se e par la force ... La fabrication - la poiesis - sereduirait alors au dialogue d'une matiere retive a la forme et d'unouvrier depourvu d'objectif? Que signifie done cet anti-aristotelisme deprincipe de Leroi-Gourhan? Peut-on vraiment fabriquer, achever unartefact, si on ne sait pas ce qu'on veut faire de la matiere et si on ne saitpas designer ce qu'on a produit? Ne se trouve-t-on pas alors dans la si-tuation, exactement anti-technique (en ce que la techne est sans mimesis,autrement dit sans plan ni modele prealables, semblant se contredire elle-meme), decrite comme bricolage par la celebre analyse de Levi-Strauss 16? Si le bricolage revient a faire, comme on dit, avec lesmoyens du bord , a subordonner l'objectif au groupement aleatoire desobjets trouves sur place, il consiste, dans le fait, en un dialogue de lamatiere et des moyens d'execution . N'est-ce pas, mot pour mot presque,ce qu'affirme Leroi-Gourhan de la technique et ne faut-il pas conclure dela que les deux auteurs decrivent le rneme phenomene sous deux appel-lations?11 n'en est rien cependant. D'abord parce que Levi-Strauss, entout cas, oppose consciemment technique et bricolage et s' appuie memesur la confrontation pour faire ressortir les traits distincts des deuxactivites; ensuite parce que le dialogue technique, chez Leroi-Gourhan, est nettement caracterise comme impair, inegal, puisque lamatiere prime sur les moyens et les forces. 11 ne s' agit done pas de lameme realite. La question reste entiere : comment s'expliquerl'evacuation par l'auteur de L'homme et la matiere, des dimensionsessentielle et finale qui commandent la pensee de la technique depuis lesGrecs a partir du binome techne-mimesis ?

    Amon sens, la reponse se ramene a la these franche: le noetique ou le representatif n'a pas, chez Leroi-Gourhan, de titre etiologi-que; en d'autres termes, il s'induit du moteur et du gestuel. Concrete-ment, cela signifie que les causes formelle et finale sont dependantes, bien

    IS L'homme et la matiere, Paris, Albin Michel, 1943,2 edition 1971, p. 19.16 Claude LEVI-STRAUSS, La Pensee sauvage, Paris, PIon, p. 26 et suiv. Pour etrejuste, ilfaut preciser que c'est a l'ingenieur que Levi-Strauss oppose Ie bricoleur.

  • 8/6/2019 Gourhanprimat

    8/9

    102 MICHEL GuERIN

    loin de pouvoir dieter les clauses du contrat passe entre le technicien et lemilieu. 11nous faut done examiner brievement en quoi et comment, tantd'ailleurs au niveau technique que sur Ie plan esthetique, l'intention de1' agent se decouvre sur Ie tas (ce qui, entre parentheses reduitconsiderablement la distance entre Ia technique et le bricolage, ou plutot,peut-etre, Ie collage ... ) et apparait comme Ie produit d'une negociationprealable. La verite, c'est que Ia matiere, qui s'impose d'ailleurs par samultiplicite, ne se laisse pas prendre ou attaquer n'importe com-ment. Par exemple, c'est parce que I'homme n'a pas d'autre prise sur Iebois qu' en Ie coupant sous un certain angle, sous une pression determinee,que Ies formes, Ies emmanchements des outils sont classifiables 17 , Ensomme, Ie contact premier est matiere contre matiere, geste (au sens Ieplus physique du mot) contre structure (au sens Ie plus resistant, c'est-a-dire Ie plus inerte). Et Leroi-Gourhan se plait a rappeler que la premierequestion, plus mimee bien sur que formulee, est: comment prendrecontact? , L'action sur la matiere, consideree sous ce jour, ricoche ainsibeaucoup moins sur un objectif mental soi-disant fixe, sur une decision,qu'elle ne s'assure, d'ailleurs en une sorte de work in progress, dans etpar Ia palabre gestuelle qui sait spontanement se faire I'avocat des deuxparties en presence, Ia passive et Ia conative. Le geste technique est unscheme, mi-physique mi-semiotique dans Iequelle vouloir et Ie dire (ou Iefaire) sont d'abord decouples et cherchent, justement, a se rejoindre aucoeur de Ia matiere. En ce sens, l'histoire de la technique est celle del'extenuation - ou encore de Ia devitalisation - du geste, progressive-ment abandonne, pour ne pas dire, meme ecarte, au profit de son calquesymbolique. Si Ia main, comme dit quelque part Leroi-Gourhan, tendvers Ie cerveau , c'est bien qu'au commencement Ie cerveau lui-memoest, si l'on peut risquer cette image, eminernment manuel , L'intentiontechno-esthetique n'est pas claire d'avance. Elle est au contraire grise etplombee ; la forme est pleine de matiere; ce qui revient a dire que Iaforme est et reste une certaine maniere - une certaine matiere - de Iamatiere. La forme, au sens technique comme, plus encore sans doute auplan esthetique, est Ia mise en relation de la matiere avec elle-meme. Ensomme, il y a deux grands gestes techniques: prendre et trapper (avec,pour ce demier, plus specialement anthropien , tout le rameau despercussions); ils deferent au voeu secret, poetique, de Ia matiere, d'etrealteree, multipliee, transferee, transportee - tout en restant ce qu'elleest: si foncierement passive que tous Ies efforts pour Ia transformer gar-dent, devant eux, toujours ouverte, une voie infinie.

    17 L'homme et L a matiere, p. 14.

  • 8/6/2019 Gourhanprimat

    9/9

    A. LEROI-GOURHAN OU LE PRIMAT DE LA MATIERE 103

    On n' a jamais rencontre un outil cree de toutes pieces pour un usagea trouver sur des matieres a decouvrir 18. L' artefact tient plus a laterre et aux lois de la matiere qu' a une subtile inspiration de tete. Ensomme, il n'y a pas de fabrication neutre et la plastique, loin d'etre l'artde tout faire de n'importe quoi, est plutot celui d'assouplir I'indispensable'_ rigidite premiere. Bref: it faut que ~a resiste d'abord, Ce n'est que surcette base et dans ces conditions que la forme et la fonction peuvent semarier. La se trouve aussi, pour Leroi-Gourhan, Ie lieu de I'esthetique :exactement au carrefour des deux. La qualite esthetique , ecrit-il, estliee a la rencontre de la fonction et de la forme 19. Les concepts deforme pure et/ou de fonction quelconque sont egalement absurdes. Touteforme est encore matiere; toute fonction est encore rythme. Cettevisceralite, que j'appellerais hyle-rythmique, la technique l'a pourcondition mais I'art en fait sa vocation. Et Leroi-Gourhan d'ouvrir undebat, que je ne peux ici qu'evoquer : la crise du figuralisme n'est-ellepas Ie corollaire d'une machinisation entratnant irremissiblement Iebroyage progressif de la pensee mythologique ?

    La matiere a ete, jusqu' ici, ce qui, dans Ie sens le plus fort du mot, asitue l'homme et lui a permis d'habiter Ie monde. J'ai cru, en sollicitantpeut-etre parfois la pensee d' Andre Leroi-Gourhan, pouvoir montrertrois cotes de la matiere, qui sont aussi d'ailleurs trois cotes. II me sembleque la prise en compte groupee de ces reperes silhouette un espace para-doxal, restreint-profus, contraint et libre, mythique et utopique auquel, sije ne me trompe, Ie qualificatif geopoetique ne serait pas incongnl-ment rapporte, De la mecanique vivante a la poietique techno-esthetique (meme si Leroi-Gourhan n'emploie pas ce terme) en passantpar les rythmes ethoiques grises de leur singularite, la consequence estbonne. La matiere est base, naud et environ: condition tridimensionnelledu vivant humain, p e t r i dans la nature, inscrit dans une culture, promis aun monde. L'essentiel, c'est de ne pas dechirer cet espace, mais de Ie re-modeler sans cesse pour que nos gestes mediateurs continuent de puiserleur sens et leur fonction dans les larges et vieilles options de la terreanimee,

    - Michel GUERIN

    18Milieu et techniques, p. 370.19 Le geste et la parole, t. II, La memoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965,p. 126.