georges didi-huberman,le lieu malgré tout

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Le lieu malgré tout Georges Didi-Huberman Vingtième Siècle. Revue d'histoire, No. 46, Numéro spécial: Cinéma, le temps de l'Histoire#. (Apr. - Jun., 1995), pp. 36-44. Stable URL: http://links.jstor.org/sici?sici=0294-1759%28199504%2F06%290%3A46%3C36%3ALLMT%3E2.0.CO%3B2-2 Vingtième Siècle. Revue d'histoire is currently published by Sciences Po University Press. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/about/terms.html. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at http://www.jstor.org/journals/spup.html. Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. The JSTOR Archive is a trusted digital repository providing for long-term preservation and access to leading academic journals and scholarly literature from around the world. The Archive is supported by libraries, scholarly societies, publishers, and foundations. It is an initiative of JSTOR, a not-for-profit organization with a mission to help the scholarly community take advantage of advances in technology. For more information regarding JSTOR, please contact [email protected]. http://www.jstor.org Sun Dec 23 18:19:45 2007

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Georges Didi-Huberman

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Page 1: Georges Didi-Huberman,Le Lieu Malgré Tout

Le lieu malgré tout

Georges Didi-Huberman

Vingtième Siècle. Revue d'histoire, No. 46, Numéro spécial: Cinéma, le temps de l'Histoire#.(Apr. - Jun., 1995), pp. 36-44.

Stable URL:

http://links.jstor.org/sici?sici=0294-1759%28199504%2F06%290%3A46%3C36%3ALLMT%3E2.0.CO%3B2-2

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LE LIEU MALGRÉ TOUT Georges Didi-Huberman

Avec Shoah, Lanzmann n'a pas voulu faire «un film idéaliste » où seraient posées de grandes questions, mais un film de «géographe, de topographe », en revenant à ces lieux, pour toujours, de la destruction qui, même détruits, après la guerre, n'ont «pas bougé». Pour lui, l'holocauste ne doit en aucun cas être du domaine du souvenir mais une enquête sur le présent des camps.

O LE RETOUR AU LIEU

L'histoire du cinéma est pleine de tous les lieux possibles. Des lieux inventés, réinventés, reconstruits ou transfigurés qui, à chaque film, impriment leur marque mémorable, offrent à la réminiscence comme un cadre inaltérable. Appelons cela une magie des lieux. Songeons aux immenses murs babyloniens d'Intolé-rance, aux toits obliques de Calzgari, aux souterrains de Métropolis, aux gratte-ciels de King Kong, au labyrinthe de glaces de L a dame de Shanghai; au palais oppres- sant d'Ivan le Terrible, ou encore au monolithe noir de 2001... Même les a dé-cors naturels )*,comme on dit - les statues géantes de North by Northwest ou la Rome arpentée de Fellini Roma -, prennent dans les grands films cette fascinante qua- lité de lieux transposés, rendus magiques, ouverts à toute l'étendue d'un possible,

je veux dire ouverts à la puissance appa- remment sans bornes, chatoyante, exubé- rante, de ce qu'on dit être l'imaginaire. Le cinéma, en ce sens, nous offrirait quel- que chose comme une perpétuelle fête, un perpétuel festin d'espaces possibles.

Mais je ne puis, s'agissant du lieu, et d'autres choses encore, qu'en revenir à un autre genre d'inoubliable, plus lourd à porter. C'est celui qui aura contraint un homme, il y a une vingtaine d'années de cela, à commencer un film sur la base du refus, ou d'une vitale impossibilité, devant toute cette chatoyante règle du jeu scéni- que et cinématographique. 11 refusait le décor^^ et sa magie - disons, pour faire bref, le lieu œuvré par la fable - non exactement par choix esthétique, comme Straub avait pu le faire, mais plutôt selon une contrainte éthique interne à son pro- pos ',interne à la vérité qu'il se devait de prendre en charge. En tout bon sens, comme on dit en toute logique, il aurait sans doute pu faire bien d'autres choses qu'un film, pour cette vérité qu'il se devait de prendre en charge. Il ne faisait d'ail- leurs pas exactement profession de cinéaste. Mais le cinéma lui fut un recours

1. Mais on comprendra vite que toute contrainte juste est un chout, et que tout choix esthétique juste releve d'une règle éthique (je ne dis pas d'une morale).

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LE LIEU MALGRÉTOUT

indispensable, un peu comme à Robert Antelme, qui n'avait jamais fait profession d'écrivain, l'écriture fut un jour l'indispen-sable recours1. Le cinéma fut donc à cet homme un recours en même temps qu'une obligation - et non pas un festin -, l'indispensable voie pour prendre acte visuellement de lieux réels impossibles, humainement impossibles, éthiquement impossibles, à traiter ou à transfigurer en décors.

Ces lieux, ce sont les camps, les camps de la mort. Mais de quelie façon - ex-trême façon - les camps nous sont-ils des lieux*? À quelle pensée et à quelle visua-

lité du lieu les camps nous obligent-ils? C'est à une telle question, parmi bien d'autres, que Claude Lanzmann devait proposer, dans toute la longueur de son film Shoah, une réponse, une réponse fil-mique qui demeure admirable et, dans son genre, absolument indépassable. Que faire, donc, avec ces lieux - ces lieux de destruction, eux-mêmes généralement détruits depuis la fin de la guerre -, qu'en faire cinématographiquement ? Pendant les onze années que dura le travail sur ce film apatride, la question fut bien sou-vent celle-là: à quoi bon retourner sur ks lieux? Paula Biren, survivante d'Aus-chwitz, que Lanzmann est allé interroger jusqu'à Cincinnati, lui dit: #Mais,qu'est-ce que je verrais? Comment affrontercela? ... Comment puis-je retourner à ça, visi-ter? 2.

Et cette femme dit aussi que le cimetière de Lodz, où ses grands-parents furent enterrés, est lui-même en passe d'être détruit, rasé, et donc que là où ses morts d'avant guerre seraient encore *localisa-blesn, ils ne le seront bientôt plus. Filmant cette parole, Lanzmann la rapproche, par montage, de l'abyssale et brutale consta-tation d'une Madame Pietyra, citoyenne

1. R. Antelme. L'espèce humaine, Paris, GaUimard, 1957. Cf. le dossier consacré à ce livre essentiel dans la revue Lignes.-21, 1994, p. 87-202.

2. C. Lanmann, Shoah, Paris, Fayard. 1985, p. 27.

d'Auschwitz, qui explique pourquoi le cimetière juif de son village est fermé : *Onn'enterre plus, là-bas*3. Alors, pour-quoi retourner sur les lieux? Que pourraient nous adire- de tels lieux dans un film, s'il n'y a plus rien à y voir? Lanzmann, qui fit le pas - le voyage - en 1978, avait d'abord ressenti la Pologne, et toute la géographie des camps, comme le lieu de l'imaginaire par excelience 1) 4.

Sa quête ressemblait un peu à celle de ces enfants qui reviennent sur les lieux, parce qu'ils veulent absolument voir là où ils sont nés, même si ce là n'existe plus, a été défiguré, est devenu, que sais-je,une autoroute ou un supermarché. Mais la quête du cinéaste était d'une autre sorte, bien sûr: Lanzmann revenait sur les lieux parce qu'il voulait absolument voir, et faire regarder, là où des millions de ses semblables avaient été détruits par d'autres de leurs semblables.

Or, ce retour malgré tout, malgré le fait qu'il n'y ait plus rien, plus rien à voir, ce retour ou recours filmé, filmant,nous aura donné accès à la violence de quelque chose que je nommerai le lieu malgré tout, même si, à un moment, Lanzmann, lui, n'a trouvé que l'expression de .non-lieu # pour nommer tout cela5. Pourquoi ces lieux de la destruction sont-ils le lieu malgré tout, le lieu par excellence, le lieu absolument? Parce que Lanzmann, en les filmant - selon des règles intransigeantes qu'il faudrait analyser en détail - leur découvre une terrible consistance, qui va bien au-delà de cet %imaginairepar excel-lence~auquel il avait pensé d'abord. C'est la consistance de ce qui, détruit ou défi-guré, néanmoins n'a pas bougé: *Lechoc n'est pas seulement de pouvoir assigner une réalité géographique et même topo-graphique précises à des noms devenus légendaires - Belzec, Sobibor, Chelmno,

3. Ibid., p. 29. 4. .J'ai enquêté en Pologne. (19781, Au sujet de Shoah, le

filmde Claude bnzmann, Paris. Belin, 1990. p. 212. 5. .Les non-lieux de la mémoire. (1986), ibid.,p. 280-292.

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GEORGES DIDI-HUBERMAN

Treblinka, etc -, il est aussi et surtout de percevoir que rien n'a bougé n l .

L'essentiel gît dans le fait que Lanzmann n'a pas craint de filmer cela exactement: que rien n'ait bougé. L'essentiel gît dans le fait que Lanzmann a trouvé la forme juste pour donner à voir cette consistance, ce paradoxe, et pour que ce paradoxe, en retour, immédiatement, durablement, nous regarde: les lieux détruits ont main- tenu dans son film, malgré tout, malgré eux, l'indestructible mémoire de leur office de destruction, cette destruction dont ils furent, par l'histoire, et dont ils demeurent, par ce film, le lieu pour tou- jours. Comme la voie du chemin de fer, la pancarte indiquant au voyageur qu'il arrive à Treblinka est toujours là. Tre-blinka est toujours là. Et cela signifie que la destruction est toujours là, ou plutôt, telle est l'œuvre du film, qu'elle est ici pour toujours, proche à nous toucher, à nous regarder au plus profond, bien que le lieu ne se présente apparemment que comme une chose toute llextérieurell.

Voilà pourquoi l'ascèse que le film de Lanzmann impose au lieu n'a rien d'ima- ginaire, de métaphorique ou d'idéaliste2. Ce n'est pas l'essence d'un lieu qui est recherchée, comme autrefois Platon le tenta dans son Timée - et l'on se souvient comment le philosophe en venait à faire du lieu (lépuré b3 quelque chose comme une apparition onirique : *Lui-même (le lieu) n'est perceptible que grâce à une sorte de raisonnement hybride que n'accompagne point la sensation; à peine peut-on y croire. C'est lui, certes, que nous apercevons comme en un rêve))3 ... Or, c'est bien exactement le contraire qui se cherche ici: le lieu n'a pas à être *épuré., tout simplement parce que l'histoire s'est

1. -J'ai enquêté en Pologne., ibid., p. 213. : Cf. également .Le lieu et la parole (19851, ibid, p. 299.

2. .Les non-lieux de la mémoire ., ibid., p. 287 : .Ce n'est pas un film idéaliste que j'ai fait. Pas de grandes questions, ni de réponses idéologiques ou métaphysiques. C'est un film de géographe, de topographe..

3. Platon. Timée, 52b.

déjà chargée de le défigurer ou de le .ra- sera ; il ne se donne pas dans un <c raison-nement hybride*, mais dans une sorte d'évidence abrupte qui, loin d'exclure la sensation, l'impose justement comme sen- sation de distance et de proximité tout à la fois, sensation mêlée de l'étrange et, plus insupportable encore, du familier; enfin, ce lieu-là n'a plus rien d'aimagi- naire)) ni d'onirique, parce qu'il s'impose comme le document, toujours singulier (jamais généralisable) et toujours incarné (jamais apaisable), de la collision entre un passé de la destruction et un présent où cette destruction même, bien que défigu- rée, *n'a pas bougé*. Plus personne n'est là ou presque, plus rien n'est là ou pres- que, se dit-on, et pourtant le film nous montre dans de discrets vestiges combien tout, ici, demeure, devant nous. L'œuvre de Lanzmann est d'avoir pu construire, irréfutablement, visuellement, rythmique- ment, ce devant-là.

O LE SILENCE DU LIEU

~J 'a i filmé les pierres comme un fou>?, dit Lanzmann quelque part4. Comment cette phrase ne résonnerait-elle pas étran- gement pour le spectateur de son film, qui s'extrait de la projection, bouleversé par tant de paroles, tant de récits, tant de visages? Cette phrase, il nous la faut peut- être comprendre au regard de la difficulté première où Shoah s'est, d'emblée, affronté. Il s'agissait de produire en ce film une réminiscence qui fût radicale, qui fût donc le contraire, pour chacun, d'évoquer des souvenirs déjà prêts. 11 s'agissait, avant même que de les faire entendre, de faire parler les survivants de cette destruction, victimes survivantes, bourreaux encore là, à un degré de précision telle que faire venir une parole sous l'œil de la caméra s'apparentait presque à la gageure - la violence insensée, mais nécessaire : une

4. C. Lanzmann, .Le lieu et la parole., Au sujet de Shoah, op. cit., p. 299.

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violence par considération - de faire parler des pierres. Chacun, dans ce film, se voit contraint, par l'impératif catégori- que du film lui-même, de délivrer une parole dont la profération, à chaque fois, tient de la brisure - miracle, symptôme, lapsus, écroulement, forclusion - parce que chacun, dans ce film, s'est, en tant que survivant et pour des raisons à cha-que fois singulières, éprouvé comme un fou, ou comme une pierre'. Fou de dou- leur, ou refermé à sa propre histoire comme une pierre le serait à sa propre rivière.

Lanzmann a donc tenté d'ouvrir des pierres, et le cinéma était là pour cela. Mais, pour cela même, il fallait en revenir au lie;, au silence du lieu, et construire cinématographiquement la visualité de ce silence, pour que le lieu délivrât de la parole vraie. Ainsi en fut-il, par exemple, de Simon Srebnik, l'un des deux rescapés de Chelmno, et avec qui nous entrons dans le film. Lanzmann a clairement exposé le problème: ce que Srebnik pouvait dire n'était d'abord rien, ce n'était que confu- sion, folie, incapacité à dire, silence de pierre.

.Il y avait d'abord la difficulté de les faire parler. Non qu'ils refusent de parler. Quel- ques-uns sont fous et incapables de rien trans- mettre. Mais ils avaient vécu des expériences tellement limites qu'ils ne pouvaient pas les communiquer. La première fois que j'ai vu Srebnik, le survivant de Chelrnno (qui avait 13 ans à l'époque, c'étaient des gens très jeu- nes), il m'a fait un récit d'une confusion extraordinaire, auquel je n'ai rien compris. Il avait tellement vécu dans l'horreur qu'il était écrasé. J'ai donc procédé par tâtonnements. Je me suis rendu sur les lieux, seul, et je me suis aperçu qu'il fallait combiner les choses. Il faut savoir et voir, et il faut voir et savoir. Indissolublement ... C'est pourquoi le pro-blème des lieux est capital. 2 .

1. Tel est, par exemple, ce qu'on pourrait nommer le. sourire pierre. de Mordechaï Podchlebnik, au début du film: le

bouleversant sourire du survivant (.Tout est mort, mais on n'est qu'un homme ....).Franz Suchomel, le SS Untmcba@bmde Treblinka, est une pierre d'un autre genre, qui voit tomber les gens .comme des pommes de terre..

2. C. Lanzmann, .Le lieu et la parole., Au sujet de Shoah, op. ce.,p. 294.

Le cinéaste avait compris que, devant l'incapacité à recueillir un récit normale- ment articulé, la question du lieu, le lieu compris à la fois comme site interrogatif de la parole, condition de son énoncia- tion, et comme question à toujours repo- ser, toujours plus précisément, dans les dialogues filmés, c'est-à-dire comme élé- ment central de tous les énoncés - cette question était celle que le film devait d'abord prendre en charge, construire et développer jusqu'à l'impossible. Il suffit de se remémorer les quelques minutes du début de Shoah pour commencer de comprendre l'exigence, la logique et l'esthétique de toute cette immense cons- truction filmique.

Il y a d'abord, souvenons-nous, un nom tracé: c'est le titre du film, ce nom de Shoah, ce mot étranger, non traduit, et dont l'exergue, dans le même plan, ne dit qu'une chose, qu'il est un impérissable nom, parce qu'impérissable est en nous la destruction des hommes 3. Silencieux le nom tracé, silencieux le générique, silen- cieux aussi le texte qui suit immédiate- ment: c'est un récit déroulé, c'est le récit sans affect d'un lieu nommé Chelmno, qui #fut en Pologne le site de la première extermination des Juifs par le gaz.. *Sur les quatre cent mille hommes, femmes et enfants qui parvinrent en ce lieuN, dit encore le texte silencieux, .on compte deux rescapés.. Le premier est Simon Srebnik, dont l'histoire nous est briève- ment présentée, son père abattu sous ses yeux au ghetto de Lodz, sa mère asphyxiée dans les camions de Chelmno, et lui, enfant de 13 ans, enrôlé dans la #maintenance))du camp, et pas moins pro- mis à la mort que les autres. Mais le récit nous apprend l'étrange destin qui le fit *être épargné plus longtemps que les autres'grâce à sa ~ 0 %sa mélodieuse voix

3. .Et je leur donnerai un nom impérissable. (Isaïe, LW. 5). Sur l'impérissable et la destruction, cf. M. Blanchot, .L'indes-tructible., dans L'entretien infini. Pans, Gallimard, 1969,p. 180-200.

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GEORGES DIDI-HUBERMAN

d'innocent. *Plusieurs fois par semaine, quand il fallait nourrir les lapins de la basse-cour SS, Simon Srebnik, surveillé par un garde, remontait la Ner sur une embarcation à fond plat, jusqu'aux confins du village, vers les prairies de luzerne. Il chantait des airs du folklore polonais et le garde en retour l'instruisait de rengaines militaires prussiennes. Tous à Chelrnno le connaissaient. Juste avant l'arrivée des troupes soviétiques, en jan- vier 1945, Simon Srebnik fut, comme les autres <<juifsdu travail>), exécuté d'une balle dans la nuque. Mais .la balle ne tou- cha pas les centres vit aux)^, et il survécut1.

C'est dans le silence, donc, que ce terri- ble fragment d'histoire, à la fin touché par l'étrangeté d'un miracle de conte oriental, nous aura été donné. Lanzmann n'a pas requis Srebnik de raconter cette histoire (comme n'importe quel auteur de docu- mentaires l'eût fait). Cette histoire nous est offerte, bien sûr, mais elle restera en Srebnik, à Srebnik, comme sa pierre intou- chable d'enfance et de silence. Lanzmann n'a voulu qu'une chose, mais radicale: que Srebnik, non pas raconte, mais revienne. Qu'il revienne avec lui sur les lieux, et d'abord sur cette rivière où il chantait, où désormais il remémore et transmet pour toujours, pour un film de la mémoire, ce chant de Shéhérazade qui est aussi un fragment de l'histoire des hommes. La première image du film sera donc, entre allégorie et vérité, entre passé et présent, celle d'un homme qui chante doucement (et d'abord imperceptible-ment) sur une embarcation à fond plat glissant sur la rivière. La première image du film est celle d'un chant éloigné, un chant éloigné dans le temps comme dans l'espace, qui s'éloigne de la caméra mais se rapproche de nous en glissant sur l'eau, tandis qu'une voix polonaise, un paysan de Chelmno, dit se souvenir.

1. C. Lanmann, Shoah, op cit., p. 15-17.

Et puis, nous voici à même la lisière du lieu : c'est d'abord un visage clos, celui de Simon Srebnik, timide, trop neutre, toussottant un peu, ne sachant où regar- der dans ce site détruit de sa propre des- truction, marchant en lisière de la forêt. Il s'arrête et regarde encore, puis, en alle- mand - le plus dur choix pour partager ces mots -, il prononce les premières phrases de ce qui va devenir, dans tout le film, une sorte d'entretien infini avec le réel de la destruction : ( 8 Difficile à recon-naître, mais c'était ici. Ici, on brûlait les gens, Beaucoup de gens ont été brûlés ici. Oui, c'est le lieu (la, d m ist das Plu tz) 2.

Quel lieu? C'est un espace ouvert, abso- lument vide, marqué d'une ligne de fon- dation déjà mangée par l'herbe, et que la caméra embrasse d'un lent panoramique. Sur cette vision du lieu, la voix de Srebnik continue, bien que chaque phrase sonne désormais comme l'impossibilité d'en dire plus : *Personne n'en repartait vivant 1> 3.

Tel est donc le lieu de Shoah, le lieu, pour nous, aujourd'hui, de la Shoah: l'exploration nécessaire de ce (<vide dansD

ses inamovibles vestiges ;l'exploration néces- saire de ce +<personne. dans ses innom- brables destins ; l'exploration nécessaire de ce *jamais. dans sa leçon pour tou- jours. Lanzmann pour cette exploration dut .revenir sur les lieux, seul>$, comme il le dit lui-même. Puis il dut revenir sur les lieux en exigeant des survivants, qu'il avait recherchés partout, la seule épreuve que leur épreuve exigeait, celle d'être transmise, fût-ce en nommant un lieu : *Ja, das ist d m Platzn. Lanzmann accompagne donc Simon dans le champ ouvert, qui n'a jamais bougé. de ce camp qui a dis- paru après avoir tant fait disparaître. Puis il laisse Simon dans le lieu, éloigne la caméra et laisse à la voix, triste et étonnée, toute proche et presque intérieure, le soin

2. Ibid., p. 18 3 Ibid.

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d'énoncer ceci : le silence d'aujourd'hui (le ucalme~ de la campagne visible) est à l'aune du silence d'hier (le ~ca l rne~ ini-maginable des morts). Je ne crois pas que je suis ici. Non, cela, je ne peux pas le croire. C'était toujours aussi tranquille, ici. Toujours. Quand on brûlait chaque jour 2000 personnes, des Juifs, c'était égale- ment tranquille. Personne ne criait. Cha- cun faisait son travail. C'était silencieux. Paisible. Comme maintenant. l n

Tel est le lieu de Shoah: son silence, qui renonce à rendre visible un événe-ment sans témoin, qui n'engage le dialo- gue qu'avec des témoins porteurs de silence 2, ce silence montri5, et monté tout aussi bien, c'est-à-dire mis en forme, cons- truit, donne précisément au lieu le pou- voir de nous regarder, et en quelque sorte de nous .dire# l'essentiel. Voilà pourquoi un tel silence est si lourd à porter pour chacun dans ce film (ceux qui sont devant la caméra comme ceux qui sont derrière, ceux qui sont à l'écran comme ceux qui sont dans la salle devant leurs semblables projetés): c'est que ce silence est lourd d'inimaginable. Pour lui, le film a cons- truit, obstinément, littéralement, visuelle- ment, cette terrible pesanteur que les paroles ne cessent d'évoquer : corps détruits, s'effritant, *du dessous #, broyés, -partant avec le flot w , #empilés*, sur la rampe, *tombésB comme des choses, agglomérés de cristaux violets, défigurés, mis en cendres ou pris en bloc comme des falaises de basalte, etc. 3. Dans Shoah, dirait-on, le silence filmé des visages et des lieux contient la destruction des corps, la transmet et la protège tout en même temps. Il la reclôt donc, mais aussi - parce que Shoah est un film de savoir et non de curiosité journalistique, encore moins un film de dramatisation consen-

1. Ibid. 2. Cf. S. Felman, .À l'âge du témoignage: Shoab de

Claude ianzmann. (19&?-1989), Au sujet de Shoah, W . cit., p. 55-145.

3. C. ianmiann, Shah,op. ce., p. 24-27, 6669,71-72, 139-140, etc.

LE LIEU MALGRÉ TOUT

suelle - il l'explique, la déplie, l'offre ouverte dans sa forme si singulièrement minutieuse autant que bouleversante. Sa forme, je veux dire sa nature cinémato- graphique particulière. Sa qualité filmique comme recours à l'impossibilité de racon- ter unorrnalementn une histoire, sa qualité filmique comme recours visuel et rythmi- que au paradoxe des lieux de la mort réelle: tout a été détruit, rien n'a bougé.

Tel est le lieu de Shoah, son jeu infini de renvois (car chaque lieu singulier, si clos soit-il, appelle la mémoire de tous les autres), son paradoxe infini, sa cruauté infinie, partout mis à jour dans les ques- tions, dans les récits et dans les images que le film inlassablement déroule. Il y a par exemple #le charmen de cette forêt de Sobibor où, dit un Polonais, <1 on chasse toujours~*.Il y a la bordure entre le camp, où des hommes par milliers agonisent, et le champ où d'autres hommes continuent de cultiver la terre, parce qu'il faut bien le faire, et aussi parce qu'à tout mon s'habi- tue.5. Il y a les opiniâtres, les insuppor- tables et nécessaires auestions de Lanzmann sur les dimensions et les limites des camps, la taille des camions et des chambres à gaz, l'exiguïté des vestiaires, la superficie exacte nécessitée par une destruction elle-même chiffrée au plus près, la topographie et le genre de sable de la *place de tri. à Treblinka, de la *rampe* d'Auschwitz ou du uboyau)) camouflé qui menait à la mort, la gestion du trafic ferroviaire ou de la collaboration industrielle - Krupp, Siemens - aux usi- nes de la mort6.

Il y a encore ces cruautés du lieu plus ou moins spontanément lâchées par les témoins ou les fonctionnaires de la des-

4. Ibid.,p. 21. Et il continue: .II y a beaucoup d'animaux de toutes sones ... I a , à l'époque, on ne faisait que la chasse à I'homme-.

5. Ibid.,p. 3637. 6. Ibid.,p. 43, 49-51, 53-62. 76, 92, 124, 126-127, 137, 147-

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GEORGES DIDI-HUBERMAN

truction: tel, le geste, doigt sur la gorge, induit chez un Polonais par la situation où le replaçait Lanzmann. Telles, ces expressions également induites par une mémoire des lieux plus aisément suscitée, énonçable, que la mémoire même de ce pour quoi ces lieux étaient faits: .Nous avons compris que ce que les Allemands étaient en train de construire ne servirait pas les hommes*. Ou, dans la bouche de Franz Suchomel: -Ça puait à des kilomè- tres ... Partout. C'était selon le vent p . Ou encore, dans celle de Franz Grassler, qui fut l'adjoint au commissaire nazi du ghetto de Varsovie : ([Je me souviens mieux de mes excursions en montagne l .

Ces cruautés, elles non plus, n'ont pas bougé. Comme le lieu vide de Chelmno, elles subsistent toutes, elles affleurent, tel- les des lignes de fondations, dans ces paroles pourtant censurées ou claquemu- rées sur leur volonté d'oubli. Mais les inoubliables noms de lieux suffisent, dans les réponses données aux questions de Lanzmann, à produire quelque chose comme la figure impensée de toute cette destruction, de tout cet innommé. On sait en effet l'innommable de la mort dans l'administration des camps eux-mêmes, où il était interdit de prononcer ce que l'on y faisait, et où l'on usait précisément d'une figure locale, le u transfert n, pour le dire quand même. On sait que le périmè- tre de la zone d'extermination, dans le camp de Maïdanek, fut baptisé par les Allemands Rosengarten ou Rosenfeld (le [(jardin de roses1,, le (<champ de roses.), bien qu'aucune fleur, évidemment, n'y poussât; mais les hommes qui y mou-raient s'appelaient quelquefois Rosen2. Le film de Lanzmann, quant à lui, explore toutes ces circulations paradoxales et tou- tes ces cruautés du lieu. Nous apprenons ainsi que les cinémas étaient ouverts à

1. Ibid., p. 68, 80. 196 2. R. Hilberg, L a destruction des juifs d'Eu*, 1985, md.

M.-P . Paloméra et A. Charpentier, Paris, Fayard, 1988, nouvelle éd., 1991 (Folieiiistoire), p. 762-763.

Varsovie pendant que le ghetto brûlait3. Et Madame Pietyra, la citoyenne d'Aus- chwitz, explique à sa façon le paradoxe du transfert :

e- Qu'est-ce qui est arrivé aux juifs d'Aus- chwitz? - Ils ont été expulsés et réinstallés, mais je

ne sais pas où. - En quelle année? - Ça a commencé en 1940, parce que je

me suis installée en 1940 ici, et cet apparte- ment appartenait aussi à des juifs . - Mais d'après les informations dont nous

disposons, les Juifs d'Auschwitz ont été "réins- tallés", puisque c'est le mot, pas loin d'ici, à Benzin et à Sosnowiecze, en Haute Silésie. - Oui, parce que c'étaient aussi des villes

juives, Sosnowiecze et Benzin. - Et, est-ce que Madame sait ce qui est

arrivé plus tard aux Juifs d'Auschwitz? - Je pense qu'ensuite ils ont fini au camp,

tous. - C'est-à-dire qu'ils sont revenus à Aus-

chwitz? - Oui. Ici, il y avait toutes sortes de gens,

de tous les côtés du monde, qui sont venus ici, qui ont été dirigés ici. Tous les Juifs sont venus ici. Pour mourir.4.

Nous comprenons alors en quoi ce film de géographe, de topographe *, comme dit Lanzmann lui-même, aura pu faire du lieu tout à la fois la figure, l'objet et la *chose)> de son propos. Figure parce qu'il forme souvent le détour par lequel une vérité, incapable de s'énoncer par signes, vient au jour symptomalement, ne serait-ce que dans un panoramique sur la clairière vide d'une forêt; et ce que Srebnik ne peut dire adéquatement - raconter comment brûlaient les siens -, il le désigne abrup- tement, localement (l'on comprend aussi que son détour n'en est pas un) en recon- naissant, dubitatif, que u c'était ici .. Objet, parce que le lieu devient l'une des ques- tions et l'un des actes essentiels de ce film, ce que le film interroge sans cesse en contrepoint des visages rescapés. Mais c'est aussi la chose de ce film, parce que

3. C. lanzmann, Shoah, op. cit., p. 218 4. Ibid., p. 31-32.

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LE LIEU MALGRÉ TOUT

le champ visuel qu'il ouvre simplement, toujours dans ces panoramiques désespé-rément vides, ou dans ces travellings trop lents pour s'apparenter à quelque mani-pulation que ce soit, genre Spielberg ou travelling de Kapo1#, ce champ visuel

ouvert ne fait lui-même que tracer une bordure présente autour de cette chose inimaginable (et surtout pas à areconsti-tuer*) que furent les camps. Le acharnpn filmique de Lanzmann est donc bien le contraire du champ polonais de Tre-blinka: sa bordure, pourtant construite dans une distance de quarante ans, n'est pas celle du renoncement à témoigner, mais celle par quoi un lieu présentement interrogé, filmé, parvient à nous mettre face au pire, proches des visages survi-vants, face à ce qui a eu lieu. L'attention au lieu, le travail du lieu dans Shoah n'étaient sans doute aux yeux de Lanzmann que le seul moyen possible, la seule forme possible pour #diriger sur l'horreur un regard frontal 2.

S'il n'y a pas d'images d'archives dans ce documentaire* sur la Shoah,c'est aussi que les lieux de la destruction furent cons-tamment pensés par Lanzmann dans une tension dialectique que j'ai déjà évoquée: N tout est détruitw (comment alors pourrions-nous approcher de ces images passées?), mais #rien n'a bougé- (n'est-ce pas l'essentiel que de voir et de comprendre où ces lieux nous sont si proches?). Voilà pourquoi Shoah répond exactement, me semble-t-il, à l'exigence critique que for-mulait Walter Benjamin vis-à-vis de l'œuvre d'art en général: qu'elle se constitue elle-même en image dialectique, c'est-à-dire qu'elle produise une collision du Mainte-nant et de l'Autrefois, sans mythifier l'Autrefois ni se rassurer du Maintenant:

.Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une

1. Cf. S. Daney, Le travelling de Kapo., dans Penaiérance, Pans, POL, 1994, p. 13-39.

2. C. Lanzmann, .Hier ist kein Wamm. (1988), Au sujet de Shoah, op. cit., p. 279.

image, au contraire, est ce en quoi l'Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d'autres termes : l'image est la dialectique à l'arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est pure-ment temporelle, la relation de l'Autrefois avec le Maintenant est dialectique: elle n'est pas de nature temporelle, mais de nature figurative (bildlich). Seules les images dialectiques sont des images authentiquement historiques, c'est-à-dire non archaïques. L'image qui est lue - je veux dire l'image dans le Maintenant de la connaissabilité - porte au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture.3.

Voilà donc un film, de nature évidem-ment Jgurative, qui aura tenu le pari dia-lectique d'être un .film de présent pur # 4,

mais aux seules fins de développer ce #momentcritique et périlleux*qui fait de lui un ensemble d'#images authentique-ment historiques.,c'est-à-dire une œuvre de a connaissabilité Il est significatif que, dans cette .fiction de réel .5, Pierre Vidal-Naquet ait pu reconnaître une .mise en mouvement de la mémoire*qui procéde-rait, sur la connaissance historique elle-même, à une décision équivalente de celle que Marcel Proust prit avec la forme romanesque 6. Or cette décision prous-tienne tient tout entière dans le déploie-ment d'une vérité que permet le temps du retour au lieu: elle tient tout entière dans la posture de Srebnik,lorsqu'il dit : -C'était ici 1 8 . Le u c'était n nous interdit d'oublier l'Autrefois terrible des camps, il nous interdit de croire que le présent n'a de

3. W. Benjamin, Paris, capitale du 19 siècle. Le Livre des @sages, ed. R. Tiedemann, trad. J. Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 479-480.

4. C. Lanzmam, .Le lieu et la parole., Au sujet de Shoah, q.cn., p. 297.

5 . Ibid., p. 301. 6. P. Vidal-Naquet, .L'épreuve de l'historien: réflexions d'un

généraliste. (19881, Au sujet de Shoah, op. nt., p. 208: .Entre le temps perdu et le passé retrouvé il y a l'œuvre d'art, et l'épreuve à laquelle Shoab soumet l'historien, c'est ceae obli-gation où il se trouve d'être à la fois un savant et un artiste, sans quoi il perd, irrémédiablement,une fraction de cette vérité après laquelle il court. ; cf .également, Lesjuifs, la mémoire et &ptz%ent,Pans, La Découverte, 1991,p. 221 : .II s'agit de mettre en mouvement la mémoire, faire m somme pour l'histoire ce que Proust avait fait pour le roman. C'est diff~cile.mais Shoab a montré que ce n'était pas impossible.

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GEORGES DIDI-HUBERMAN

comptes à rendre qu'au futur. Le nici* nous interdit de mythifier ou de sacraliser cet Autrefois des camps, ce qui reviendrait à l'éloigner et, d'une certaine façon, à s'en débarrasser. Telle est l'image dialectique de Shoah, son exigence de Maintenant:

"Le pire crime: en même temps moral et artistique, qui puisse être commis lorsqu'il s'agit de réaliser une œuvre consacrée à l'Holocauste est de considérer celui-ci comme passé. L'Holocauste est soit légende, soit pré- sent, il n'est en aucun cas de l'ordre du sou- venir. Un film consacré à l'Holocauste ne peut être qu'un contre-mythe, c'est-à-dire une enquête sur le présent de l'Holocauste, ou à tout le moins sur un passé dont les cicatrices sont encore si fraîchement et si vivement ins- crites dans les lieux et dans les consciences qu'il se donne à voir dans une hallucinante intemporalité l .

1. C. Lammann, -De l'Holocauste à Holocauste, ou comment s'en débarrasser. (19791, Au sujet de Shoah, op. cit , p. 316.

Sans doute le contre-mythe de Shoah se désintéressa-t-il d'abord de l'histoire du cinéma, en ce qu'il avait à affronter une Histoire autrement plus redoutable que celle de nos habituels festins d'images. Mais la forme de cet affrontement, dans les neuf heures d'images et de paroles, ne pouvait que modifier le cours même du cinéma dans sa conscience, c'est-à-dire dans son histoire.

O

Maâtre de conférencesà I'École des hautes études en sciences sociaies, Georges Didi-Huberman est phi- losopheet historien de Part. Son demierouurages'in- tituleia ressemblance informe, ou le gaisavoirvisuel selon Georges Bataille, Pa&, Macula, 1995,