gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

21
Les antécédents scolastiques de la théorie des ensembles Author(s): J.-L. Gardies Reviewed work(s): Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 91e Année, No. 4, Philosophie des sciences (Octobre-Décembre 1986), pp. 486-505 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40902798 . Accessed: 22/02/2013 07:22 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue de Métaphysique et de Morale. http://www.jstor.org This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Upload: amartins124

Post on 29-Jan-2016

9 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

Les antécédents scolastiques de la théorie des ensemblesAuthor(s): J.-L. GardiesReviewed work(s):Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 91e Année, No. 4, Philosophie des sciences(Octobre-Décembre 1986), pp. 486-505Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40902798 .

Accessed: 22/02/2013 07:22

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revuede Métaphysique et de Morale.

http://www.jstor.org

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 2: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

Les antécédents scolastiques de la théorie des ensembles

On trouve dans la tradition scolastique, au moins depuis Duns Scot et jusqu'au XVIIe siècle, des analyses concernant 1) la définition du nombre entier, 2) celle de la continuité, 3) celle de l'infini, 4) la distinction des diffé- rents infinis, qui annoncent et ont pu, directement ou indirectement, inspirer au XIXe siècle Bolzano, Dedekind et Cantor.

One can find in the scholastic tradition, at least from Duns Scot to the XV 11th century some analyses concerning 1) the definition of the integer, 2) the definition of the continuity, 3) the definition of the Infinite, 4) the dis- tinction between different sorts of Infinite, ideas which, directly or indirectly, might in the XlXth century have inspired Bolzano, Ded&kind and Cantor.

L'élaboration des concepts fondamentaux de la théorie des ensembles prend parfois aux yeux des historiens l'allure d'un surgissement d'idées nouvelles, surgissement qu'on peut situer dans la seconde moitié du xixe siècle quand on met l'accent sur l'œuvre de Dedekind et de Cantor, et un peu plus tôt si l'on veut en faire remonter l'origine jusqu'à Bolzano. Tout se passe comme si ces auteurs avaient alors opéré une subversion radicale d'un certain nombre d'idées en cours.

Sans vouloir diminuer en quoi que ce soit le rôle de ces créateurs, on ne peut cependant en éclairer les conditions et les circonstances que si l'on tient compte de la continuité du courant scolastique, et si l'on rattache leurs réflexions aux efforts déployés au long des siècles par les commentateurs de la Physique d'Aristote.

486

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 3: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

La théorie des ensembles

Félix Klein faisait déjà remarquer x en 1926 que « si Ton dépouille les spéculations scolastiques de leur revêtement mystico-métaphysique, qui les fait apparaître au regard superficiel comme de pures subti- lités théologiques, celles-ci se révèlent fréquemment comme les points de départ les plus convenables de ce que nous désignons aujourd'hui comme théorie des ensembles ». Il est de fait que les problèmes fonda- mentaux soulevés par Aristote et les solutions proposées par cet auteur, si remarquablement accordées à la mathématique d'Eudoxe, vont faire au fil des siècles l'objet d'un réexamen constant, qu'on peut suivre depuis le xne au moins, et que l'effacement relatif de la tradition sco- lastique après la Renaissance ne va nullement interrompre. Au xvne en particulier, sous le discrédit apparent dans lequel la plonge notamment la vogue du cartésianisme, la tradition scolastique se maintient au moins par renseignement intérieur à l'église catholique. Non seulement elle se maintient, mais elle se développe ; car la scolastique tardive élabore des distinctions originales qu'on trouvait à peine ébauchées au départ.

C'est probablement à sa condition de clerc que Bolzano doit sa fidélité aux principes fondamentaux de cette problématique et, peut- être au moins pour une part, son incompréhension corrélative de la philosophie post-kantienne. Cantor a reconnu l'importance qu'avaient eue pour sa propre pensée les Paradoxien des Unendlichen. On peut estimer que, par son intermédiaire, les idées contenues dans cet ouvrage agiront à leur tour sur son correspondant Dedekind, bien que l'on sache de manière sûre 2 que celui-ci n'eut pas ce livre en mains avant 1882, c'est-à-dire à une date où il était en possession de sa définition de l'infini depuis quelque dix ans déjà.

Ainsi l'influence des spéculations scolastiques sur les promoteurs de la théorie des ensembles est-elle incontestable, bien qu'elle n'ait été qu'indirecte. Il est en effet peu vraisemblable que Cantor ait eu en dehors de Bolzano un contact avec les auteurs relevant de cette tra- dition avant 1883. Lui-même indique 3 que c'est seulement après cette date, à savoir après la publication de ses Grundlagen einer allgemeinen Mannigfaltigkeitslehre qu'il aurait « trouvé le temps de fréquenter d'un peu plus près les textes de la philosophie ancienne et scolastique ». C'est alors que les conseils de son ami C. Gutberlet, professeur de philosophie et de mathématiques au séminaire de Fulda, purent l'éclairer sur les philosophes, en particulier de la tradition ibérique, chez lesquels il

1. Cité par Adolf Fraenkel dans G. Cantor, Abhandlungen mathematischen und philosophischen Inhalts, herausgegeben von Ernst Zermelo, nebst einem Lebenslauf Cantors von Adolf FraenkeL Hildesheim, Olms, 1966, p. 478. note 1.

2. Cf. Pierre Dugac, Richard Dedekind et les fondements des mathématiques, Paris, Vrin, 1976, p. 81, 87-89 et 256.

3. Cf. Abhandlungen mathematischen und philosophischen Inhalts, p. 405, note 1.

487

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 4: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

J.-L. Gardies

allait trouver le germe des idées dont ses propres théories pouvaient apparaître comme l'aboutissement.

Cependant le souci manifesté par Cantor de se chercher après coup des devanciers ne doit pas nous faire conclure au caractère totalement artificiel et illusoire d'une telle quête. Les scolastiques dans leurs commentaires d'Aristote s'étaient heurtés à de vrais problèmes, devant lesquels Descartes et ses successeurs n'ont eu que trop tendance à fermer les yeux. Ces problèmes, déjà latents dans la mathématique grecque, mais dont les créateurs modernes du calcul intégral n'avaient pas voulu s'en- combrer, devaient inévitablement resurgir le jour où le développement interne des mathématiques ramènerait cette discipline à l'étude de ses fondements.

Pour organiser notre examen du complexe d'idées lié à la théorie des ensembles, nous ordonnerons notre développement suivant quatre thèmes successifs et considérerons ainsi chaque fois depuis leurs origines aristotéliciennes jusqu'à leur aboutissement moderne.

1) la définition du nombre entier, 2) la définition de la continuité, 3) la définition de l'infini, 4) la distinction des infinis. Nous verrons que sur chacun de ces quatre points les acquis dont

on peut créditer la tradition scolastique sont loin de témoigner d'un état d'avancement uniforme : l'apport original de cette tradition à la définition du nombre entier et à celle de la continuité reste médiocre ; nous verrons en revanche qu'il est beaucoup plus important en ce qui concerne l'infini, tant pour sa définition que pour les distinctions qu'on peut y opérer.

La définition du nombre entier

La pensée occidentale 4 a longtemps vécu sur une conception du nombre entier naturel qui semble avoir été commune à la majorité des auteurs, au moins depuis les Grecs de l'époque classique jusqu'à la fin du xrtf6 siècle. Déjà, si l'on en croit Jamblique 5, Thaïes aurait emprunté

4. L'occident semble avoir été ici en retard sur l'Inde, où la conception du nombre entier comme classe de classes s'est trouvée au moins préfigurée, en parti- culier chez Mathurãnãtha. Cf. J. M. Bochenski, Formale logik, Freiburg/München, Karl Alber, 3. Auflage, 1970, p. 20 et p. 516, qui renvoie à ce sujet aux travaux de D. H. H. Ingalls.

5. Ut. Aristones metaphysics, a revised text wttn introduction and commentary by W. D. Ross, Oxford, Clarendon press, 1975, vol. II, p. 211 et Euclide, The thirteen books of the elements, translated with introduction and commentary by sir Thomas L. Heath, New York, Dover publications, 2e éd., 1956, vol. 2, p. 280.

488

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 5: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

La théorie des ensembles

aux Egyptiens l'idée que le nombre était une collection dunités. Alistóte ne s'écartera guère de cette tradition : synthèse dunités*, multitude dunités1, plusieurs unss. La définition 2 du livre VII d'Euclide ne parle pas différemment : « est nombre la multitude composée d'unités ». Inévitablement, dans la logique d'une telle conception, « à proprement parler l'unité n'est pas nombre » 9. Même un esprit aussi original que Leibniz n'essaiera pas de fonder sa conception analytique du nombre entier sur autre chose que cette idée qu'un nombre quelconque n doit s'entendre comme simple addition de n unités.

Une telle détermination du nombre exclut essentiellement l'existence d'un nombre infini. Cette admission des nombres infinis ne deviendra possible que lorsque Cantor, en 1883, et Frege, en 1884, auront ouvert la voie à la définition, radicalement différente, du nombre cardinal comme ensemble densembles (pour l'exprimer en extension, ou, si l'on préfère le point de vue de la compréhension, comme prédicat de prédicats) dont les éléments se laissent mettre en correspondance biuni- voque. Seule la caractérisation de la cardinalité par une telle bijection permet d'appliquer cette notion à l'infini lui-même.

Or l'utilisation de la bijection pour caractériser la cardinalité d'un ensemble est loin d'être totalement absente de la tradition seolastique. Elle remonte au moins à Duns Scot, comme nous aurons l'occasion de le montrer sur les exemples que nous discuterons dans la troisième partie de notre développement, d'autant plus importants qu'ils seront repris du XIVe au xvme siècle par la quasi-unanimité des commentateurs d'Aristote.

Il arrive même qu'un auteur, à l'occasion d'une argumentation déter- minée, au demeurant plus ou moins bien venue, définisse presque expli- citement l'équinuméricité de deux ensembles par la possibilité d'une telle bijection. Ainsi le minime Emmanuel Maignan procède-t-il en 1653 dans son Cursus philosophicus 10, pour établir l'égalité des deux séries infinies d'unités constitutives de ce qu'il appelle « la série infinie des binaires ». Dans cette dernière en effet, écrit-il, « il y a nécessairement deux séries d'unités entièrement égales entre elles ; dans la mesure où une seule unité répond toujours à une seule unité ; il n'y a ainsi ni excès ni défaut de part et d'autre : mais c'est cela la notion d'égalité ». Un tel appel à la bijection permet à Maignan d'envisager la carçUnalité

6. GÚvOcTtç aováâtov, Métaphysique, 1039 a. Il est vrai qu'Aristote ne donne pas cette expression comme de lui ; il ajoute en effet : « comme disent certains » (ô<j7T£p /iystai oiro tivwv), ce qui peut être une allusion à Thaïes lui-même.

7. Tzlrfioç aováòwv, Métaphysique, 1053 a. 8. "¿va ttàsîco , Physique, 207 b. 9. sOáóv(oç oOx i'cTt to Ev àoiQaoç, Métaphysique, 1088 a. 10. Cursus philosophicus condnnatus ex notissimis cuique principiis, Tolosae,

apud Raymundum Bosc, 1653, t. III, p. 997.

489

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 6: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

J.-L. Garâtes

d'un ensemble infini, chose qui était impossible dans la tradition aristo- télicienne.

Cependant si un tel exemple, rencontré au passage, mérite d'être souligné, il serait téméraire de le surinterpréter. La pensée de Maignan reste ici dangereusement ambiguë. La bijection dont il fait état ne relie pas en effet deux séries d'éléments quelconques, mais bien deux séries d'unités ; si bien que, loin de permettre à Maignan de se libérer de la définition aristotélicienne du nombre, elle s'appuie au contraire sur elle. A cet égard il est caractéristique que le minime écrive lui-même ailleurs n en toutes lettres que le « nombre n'est rien d'autre qu'une collection nue de plusieurs unités ». La correspondance biunivoque qu'il relève ne lui sert donc nullement à constituer le nombre, fini ou infini, mais à justifier la relation d'égalité entre deux nombres déjà constitués.

Dans leur reconnaissance de l'existence du nombre infini, des auteurs comme Maignan pouvaient, en tout état de cause, s'appuyer sur l'auto- rité de St Augustin qui, au chapitre 19 du livre XII de De civitate Dei, avait écrit, au sujet des entiers naturels, que chacun est fini, mais que tous sont infinis (singuli quique finiti sunt et omnes infiniti sunt), texte qui ne passera pas inaperçu de Cantor 12. Maignan efface ce que la formule de St Augustin pouvait avoir de paradoxal, donnant à la même idée une expression des plus heureuses : « tous les nombres finis pris ensemble font une multitude infinie » 13 ; il explique que chaque nom- bre fini est comme un arbre dont la forêt (sylva numerorum) 14 est infinie. D'où pour lui une différence d'espèce (species) entre ces nombres finis et l'infinité constituée par leur ensemble ; car « la multitude infinie en considération de sa totalité, écrit-il, n'est en aucune espèce de nombre ». Au mot latin species fera plus tard écho le thème cantorien selon lequel les nombres infinis constituent, par contraste avec les nombres finis, « une espèce de nombres entièrement nouvelle » (ein ganz neues Zahlengeschlecht) 15.

•%

La définition de la continuité

Sur ce point, disons tout de suite que l'apport de la tradition scolas- tique est médiocre, le principal mérite des auteurs ayant été ici de reprendre et de commenter la définition d'Aristote au livre V de sa

11. Ibid., t. II, p. 668. 12. Cf. Abhandlungen mathematischen und philosophischen Inhalts, p. 401,

note 3. 13. Cursus philosophicus, t. Ill, p. 959. 14. Ibid., p. 956-957. 15. Abhandlungen mathematischen und philosophischen Inhalts, p. Í372.

490

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 7: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

La théorie des ensembles

Physique 16 : « Je dis qu'il y a continuité quand les extrémités par les- quelles deux choses se touchent sont une seule et même chose », sans parvenir à la dégager de l'ambiguïté dans laquelle le Stagirite s'était maintenu. Rappelons en effet que ce dernier, si remarquable que soit cette définition, n'en confond pas moins, au livre VI, la continuité avec ce que nous appelons la densité : « j'appelle continu ce qui est divisible en parties toujours divisibles » 17, confusion évidemment facilitée par l'implication aujourd'hui reconnue de la seconde propriété par la pre- mière.

La définition du livre V de la Physique mérite d'être rapprochée du principe par lequel Richard Dedekind proposera à son tour en 1872, dans Stetigkeit und irrationale Zahlen 18, de caractériser « l'essence de la continuité » (das Wesen der Stetigkeit) : « Si tous les points de la droite se décomposent en deux classes, telles que tout point de la pre- mière classe se situe à gauche de tout point de la seconde classe, alors il existe un point et un seul qui provoque cette division de tous les points en deux classes, cette coupure de la droite en deux morceaux ». La comparaison entre cette définition et celle d'Aristote permet sans doute de mesurer la minceur de la différence entre les deux ; il n'em- pêche que de l'une à l'autre le gain en netteté est suffisant pour que Dedekind puisse appuyer sur la dernière sa construction des irration- nels et plus généralement l'édification de l'ensemble des réels sur celui des rationnels.

Comment expliquer ce long piétinement de vingt-deux siècles pour franchir une distance apparemment minime comme celle qui sépare les deux définitions ? Par quoi les commentateurs, proches ou lointains, d'Aristote ont-ils pu être empêchés de dégager explicitement de la définition proposée par le Stagirite tout ce que le contemporain de l'ère post-dedekindienne croit déjà y lire ? C'est que tant Aristote que ses successeurs, jusqu'à la Renaissance au moins, en dehors des exemples empruntés à la connaissance de la nature, ne disposaient que de deux ensembles proprement mathématiques qu'ils pussent prendre en réfé- rence, et que, de ces deux ensembles, l'un n'était même pas dense, tandis que l'autre était non seulement dense, mais continu.

Le livre V d'Euclide exposait la théorie du premier de ces ensembles, celui des grandeurs, quelle que pût être la nature des différentes gran- deurs possibles, et la théorie des rapports entre ces grandeurs. Le

16. 227 a : /séytu Ô' sïvai auvsyéç, ôVxv t«ûtô yévYjTai x»l 2v xò ¿xocTépou uépaç oîç (XTTTOVTaU

17. 232 b : asvw os tjvs/s; tò òiaiosTÒv si; asi òiaiosta. 18. Braunschweig, Friedrich Vieweg und Sohn, p. 18 : « Zerfallen alle Puñete

der Geraden in zwei Classen von der Art, dass jeder Punct der ersten Classe links von jedem Puñete der zweiten Classe liegt, so existirt ein und nur ein Punct, welcher diese Eintheilung aller Puñete in zwei Classen, diese Zerschneidung der Geraden in zwei Stücke hervorbringt ».

491

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 8: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

/.-L. Gardies

livre VII exposait celle du second de ces ensembles, à savoir celui des nombres, des seuls nombres que reconnaissaient les Grecs, c'est-à-dire les entiers, et des rapports entre ces nombres. Que les deux théories, dans l'esprit de l'auteur de la somme euclidienne, fussent en droit bien distinctes était si évident que les critiques modernes se sont attachés à examiner si la nécessité conséquente d'une double démonstration de théorèmes algébriquement analogues avait bien été rigoureusement respectée 19. Entre ces deux grandes théories, l'ensemble de ce que nous désignons aujourd'hui par nombres rationnels n'avait qu'une existence subordonnée. La rationalité ou plus exactement la commensurabilité n'était pas pour les Grecs une propriété attribuable à quelque chose qu'ils pussent appeler nombre, mais au rapport de telle à telle grandeur ; et les rapports n'avaient pas à être étudiés pour eux-mêmes, mais au chapitre des grandeurs (livre V), quand il s'agissait de rapports entre grandeurs, ou à celui des nombres (livre VII), quand il s'agissait de rapports entre nombres.

Seule la considération de l'ensemble des rationnels pris en tant que tel aurait pu, et pourra enfin au xixe siècle, fournir le contre-exemple d'un ensemble déjà dense (à la différence des entiers), mais qu'on puisse diviser en deux classes sans qu'y existe le point qui provoque cette séparation (à la différence des grandeurs continues).

On s'étonnera peut-être que cette incompréhension de la spécificité de la continuité se soit maintenue encore près de trois siècles après la Renaissance, alors que la majorité des mathématiciens se montrait désormais d'accord avec Simon Stevin pour considérer comme périmée cette distinction euclidienne des livres V et VII. Ce serait pourtant oublier que le mérite, tout pratique, de Stevin fut de vouloir traiter les entiers comme un simple cas particulier des réels et d'effacer ainsi leur originalité : pour cet auteur comme pour ceux qui l'ont suivi, il n'y a même plus, comme chez les Grecs, deux ensembles mathématiques de référence, nombres et grandeurs, mais un seul, que recouvre désor- mais l'unique terme de nombre. Sans doute Stevin, ce faisant, assure-t-il l'unification de l'algèbre, mais, loin d'avancer sur la voie de la reconnais- sance des propriétés des différents ensembles numériques, sa révolution ici marque un recul.

Ainsi ne peut-on véritablement mesurer l'apport scolastique à l'éla- boration des notions mathématiques fondamentales que si paradoxale- ment l'on identifie d'abord les zones pour lesquelles cet apport fut à peu

19. Ainsi Heiberg écrit-il dans une note de ses Euclidis elementa, Teubner, 1970, vol. II, p. 126 : o cum Euclides plerasque propositiones libri s' propria demonstra- tione usus de numeri? Herum demonstraverit, in quibusdam hoc neglexit, velut... etc. » Cependant Heath, dans son Euclide, The thirteen books of the elements, New York, Dover publications, 1956, vol. 2, p. 314, conteste la réalité de ces négligences.

492

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 9: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

La théorie des ensembles

près nul, et si Ton analyse clairement les raisons structurelles de cette nullité. Encore ne s'agit-il ici que de la simple reconnaissance des pro- priétés du continu. Ne demandons pas à ces aristotéliciens d'avoir devancé Dedekind dans son édification logico-arithmétique de la conti- nuité. La construction des réels à partir des rationnels, se superposant à celle des rationnels à partir des entiers, entiers qu'on envisagera un peu plus tard de construire à leur tour sur une base logique, témoignera d'une sorte dTiyperpythagorisme, qui se situe aux antipodes du réalisme aristotélicien. Pour ce dernier la continuité ne peut être le résultat de cette création" de l'esprit qui sera constamment invoquée par Dedekind, mais bien une propriété naturelle des substances premières, telles que nous les rencontrons hors de nous dans l'expérience de chaque jour. Mais ceci est un autre problème, que nous retrouverons d'ailleurs, avec toutes ses implications, au terme de notre quatrième partie.

♦*♦

La définition de l'infini

Le point de départ est ici la négation aristotélicienne de l'infini. Le Stagirite en effet, qui a certainement médité l'œuvre mathématique de ses contemporains, celle d'Eudoxe de Cnide en particulier, en a judi- cieusement conclu que « les mathématiques n'ont pas besoin et ne font aucun usage de l'infini, mais seulement d'un accroissement aussi grand que l'on veut, au demeurant fini » 2°. Ainsi n'avons-nous que faire en acte d'un infiniment grand ; ce que nous appelons aujourdliui Yaxiome dArchimède et qu'il serait sans doute plus juste d'appeler axiome dEudoxe, selon lequel deux grandeurs homogènes, multipliées un nombre fini de fois, peuvent toujours se dépasser Tune Vautre, suffit à cet effet. De même n'avons-nous que faire en acte d'un infiniment petit ; car à cet égard nous suffit le théorème, également attribué à Eudoxe, qui deviendra la première proposition du livre X des Eléments d'Euclide :

De deux grandeurs inégales proposées, si Ton retranche de la plus grande une partie plus grande que sa moitié, du reste une partie plus grande encore que sa moitié et si Ton recommence toujours, il restera une grandeur qui sera moindre que la moindre des grandeurs proposées.

L'expérience du géomètre grec montre ainsi qu'« en ajoutant toujours au fini, je dépasserai tout fini » et qu'« en retranchant, je descendrai au-dessous de tout fini de la même manière » 21. L'infini, pour le dire en termes aristotéliciens, n'est qu'en puissance ; il est simple possibilité

20. Physique, 207 b. 21. Ibid., 266 b.

493

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 10: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

J.-L. Gardies

d'aller toujours au-delà ; il n'est pas à concevoir comme une totalité, totalité qui ne sera jamais rejointe. « L'infini se trouve être tout le contraire de ce qu'on dit : non pas ce en dehors de quoi il n'y a rien, mais ce en dehors de quoi il y a toujours quelque chose » 22.

D'une manière caractéristique, la consultation de Ylndex vocabulorum apud Archimedem occurrentium par lequel se termine l'édition Heiberg des écrits du Syracusain nous apprend que le mot infini (tetpc^) n'appa- raît que deux fois dans toute son œuvre. Ces deux occurrences se situent elles-mêmes à trois lignes d'intervalle, tout au début de Uarénaire, et ne servent qu'à rapporter la thèse, que réfutera l'ouvrage, selon laquelle le nombre des grains de sable serait infini ou, sinon infini, du moins si grand qu'on ne puisse lui faire correspondre un nombre exprimable. Ainsi Archimède ne se distingue-t-il d'Aristote sur cette question de l'infini que par le fait de substituer à la contestation philosophique de la réalité de l'infini la stricte abstention de ce mot, qu'il s'impose dans sa pratique de mathématicien.

Les commentateurs d'Aristote étaient aussi conduits à chercher à éclairer sa conception de l'infini par un contre-exemple, en se deman- dant en particulier ce qu'aurait pu être un infini qui fût effectivement totalité. Le contre-exemple qui venait alors le plus directement à l'esprit était celui de l'ensemble infini des points d'un quelconque segment de droite ; il eût suffi à réfuter la thèse aristotélicienne de l'impossibilité de concevoir l'infini comme totalité, à moins qu'on arrivât à démontrer que les points n'étaient nullement constitutifs du segment de droite, et par le fait même qu'on n'avait nullement le droit de traiter ce segment comme un ensemble de points. Car telle était bien en effet la thèse d'Aristote : loin d'être élément constitutif de la ligne, le point est simple commencement ( ào/r, ) ou extrémité ( ̂ pa; ) &y terminus a quo (àcp'oj) ou terminus ad quem (*<?'ó') ; il n'est pas lui-même ligne, mais ce à partir de quoi il y a, ou, au contraire, il n'y a plus ligne. Voilà qui s'imposait comme une évidence à des esprits qui admettaient comme une nécessité que l'élément constituant fût homogène à la totalité constituée.

Mais à cette sorte d'intuition naturelle de l'impossibilité de considérer la ligne comme un ensemble de points, les scolastiques devaient tenter, à partir de Duns Scot, d'ajouter une véritable démonstration de nature apagogique. Le Docteur subtil montrait en effet que, si l'on acceptait de traiter la ligne comme un tel ensemble de points, on était dans de nombreux cas obligé d'en conclure l'égalité de deux figures manifeste- ment inégales. Ainsi s'appuyait-il sur la possibilité de mettre en corres- pondance biunivoque l'ensemble des points constitutifs du côté d'un

22. Ibid., 207 a. 23. Ct. en particulier Métaphysique, 1022 a.

494

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 11: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

La théorie des ensembles

carré avec l'ensemble des points constitutifs de sa diagonale, A se projetant en A', B parallèlement en B', C en C', etc. ; si Ton admettait que côté et diagonale fussent constitués de points, n'était-on pas obligé d'en inférer fâcheusement qu'« il n'y aura pas plus de points dans la diagonale que dans le côté » et que « par conséquent les deux seront égaux » 24. Un deuxième exemple privilégié par Duns Scot était celui de deux circonférences concentriques dont les ensembles de points étaient cette fois mis en correspondance biunivoque par les rayons issus de leur centre commun. Ici encore n'était-on pas obligé de conclure que « les points de la circonférence du cercle plus petit sont aussi nom- breux que ceux de la circonférence du cercle plus grand, donc < que > la circonférence plus petite est égale à la plus grande, et < que > par conséquent la partie est égale au tout » 25.

A*

«KA' I / / 'C b «KA'

' I / /

ApÄ / 'C

Arrêtons-nous un instant sur cette dernière citation pour y identifier le ressort précis du raisonnement apagogique. On y voit que l'assertion considérée comme absurde à laquelle ce raisonnement parvient, c'est que la partie puisse être égale (aequalis) au tout, c'est-à-dire qu'un en-

24. « Non erunt plura puncta in diametro quarti in costa, et per consequens erunt aequales », Io. Duns Scoti, In Vili Lib. Physicorum Aristotelis quaestiones et expositio, Venetiis, MDCXVII, apud loannem Guerilium, p. 567. Cf. également Fratris Ioannis Duns Scoti In IL & IIL Lib. Sententiarum perutiles Quaestiones, Venetiis, MDXCVIII, Apud haeredes Melchioris Sessae, p. 23, où le raisonnement se retrouve sur la même figure avec la même conclusion : « non plura puncta in diametro sunt quam in costa, iaitur non est diameter major costa ».

25. « Puncta in circumferentia circuii minoris sunt tot, quot in circumferentia circuii majoris, ergo minor circumferentia est aequalis majori, é per consequens pars est aequalis toti », In IL é IIL Lib. Sententiarum perutiles quaestiones, ibid. Le raisonnement ici encore se retrouve dans In VIII Lib. Physicorum Aristotelis quaestiones et expositio, p. 567-568.

495

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 12: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

J.-L. Gardies

semble d'éléments puisse être mis en bijection avec Tune de ses parties propres. Duns Scot a touché remarquablement juste ; il ne restera plus aux auteurs de la théorie des ensembles qu'à retourner la signi- fication de cette proposition, ici tenue pour manifestement absurde, de manière à en faire la propriété caractéristique des ensembles infinis.

Toujours est-il que les deux exemples géométriques rencontrés chez Duns Scot se retrouvent au milieu du xiv® siècle chez Grégoire de Rimini 2®, qui y ajoute la possibilité de mettre en correspondance biuni- voque l'ensemble des points d'une demi-circonférence avec celui des points du diamètre sur lequel on la construit, par une projection per- pendiculaire à ce dernier. Ces exemples deviendront si classiques que Bayle, qui les mentionne encore 27, renvoie à leur sujet au « premier cours de philosophie scolastique qui vous tombera entre les mains » 28. Au milieu du xvie siècle en effet, Domingo de Soto les a repris 29, comme le firent, à partir de la seconde moitié de ce même siècle, les grands jésuites, ceux de Coïmbre d'abord30, pour commencer par les plus remarquables, mais aussi le cardinal Tolet (Francisco Toledo) 31, Rodrigo de Arriaga 32, Francisco de Oviedo 33. Parmi les auteurs encore que

26. Gregorius de Arimino in secundo sententiarum nuperime impressas, Venetiis, sumptibus heredum quondam domini Octaviani Scoti Abodoeriensis ac sociorum, 8. Octobris 1518, p. 29.

27. Bayle, Dictionnaire historique et critique, cinquième édition..., par Mr. des Maizeaux, tome quatrième, Q-Z, A Amsterdam, à Leide, à la Haye, à Utrecht, MDCCXL, article Zenon d'Elèe, note G, p. 541.

28. Ibid., p. 540. 29. Cf. Reverendi patris Dominici Soto segobiensis theologi ordinis praedicatorum,

Suver octo libros whusicorum Aristotelis quaestiones, Salmanticae, MDLV, p. 82. 30. Cf. Commentariorum Collegii Conimbricensis Societatis Jesu in octo libros

physicorum Aristotelis stagiritae, Coloniae, Sumptibus haeredum Lazari Zetzneri, Anno MDCXXV, Secunda pars, p. 222 et p. 234.

31. Cf. D. Francisci Toleti Societatis Jesu, Commentarla una cum quaestionibus in octo libros Aristotelis, De physica auscultatione, Lugduni, MDLXXXVII, p. 176- 177.

32. Of. R. P. Roderico de Arriaga Soc. Jesu, Cursus philosophicus, Antwerpiae, ex officina Plantiniana, Balthasar Moreti, 1632, p. 473-474.

33. (Jr. n. r. ^rancisci de Uviedo Madritani, aocietatis Jesu theologiae pro- fessoris, Cursus philosophicus ad unum corpus redactus, Tomus I complectens

ABC

summalas, logicam, physicam, libros de coelo et de generatione, secunda editto, Lugduni, Sumpt. Philippi Borde, Laurentii Arnaud, Claudii Rigaud, MDCLI,

496

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 13: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

La théorie des ensembles

Descartes a lus, on en trouve la trace chez Eustache de Saint Paul 34 ; au passage, Gassendi les commente 35.

Les exemples qu'introduira Bolzano au milieu du xixe siècle et qui impressionneront Cantor ne présenteront pas sur les précédents d'origi- nalité majeure. Sur ce point cet auteur s'inscrira, peut-on dire fidèlement, dans une tradition scolastique ininterrompue depuis Duns Scot. Quand il souligne 36 qu'à tout point y du segment de droite ac

| , a , | a x b y c

on peut faire correspondre de manière biunivoque un point x du segment de droite ab par la relation

ab : ac = ax : ay

le seul avantage intrinsèque de son exemple tient à ce que les deux ensembles y sont choisis en sorte que l'un soit partie propre de l'autre. Mais ce qui change surtout, de Duns Scot à Bolzano, c'est l'utilisation faite de ces exemples : car avec l'auteur des Paradoxien des Unendlichen la possibilité d'une telle bijection cesse d'apparaître comme l'indispen- sable conclusion absurde d'un raisonnement apagogique pour devenir une authentique propriété des ensembles infinis : « deux ensembles, l'un et l'autre infinis, peuvent être l'un à l'autre dans une relation telle, qu'il soit d'un côté possible d'accoupler toute chose appartenant à Tun de ces ensembles, à une chose appartenant à l'autre, avec ce résultat que dans ces deux ensembles aucune chose ne se trouvera exclue de tout accouplement et qu'aucune ne se trouvera impliquée dans plu-

p. 358-359. Cet auteur fait remarquer qu'on peut mettre en correspondance biunivo- que l'ensemble des points constitutifs de la diagonale du carré, non seulement, suivant la procédure classique depuis Dims Scot, avec l'ensemble des points constitutifs d'un de ses côtés, mais encore avec l'ensemble des points constitutifs de deux de ses côtés, selon la figure ci-contre. Ainsi, Francisco de Oviedo corse-t-il la présentation du paradoxe, en montrant « que la diagonale sera égale au côté et qu'elle sera à la fois double du même côté ».

34. Cf. Tertia pars Summae philosophicae, quae est Physica, de rebus naturalibus, in tres partes divisa, Authore Fr. Eustachio a sanato Paulo, tomus posterior, Parisiis, apud viduam Caroli Chastellain, MDCXVIII, p. 79. Sur la connaissance que pouvait avoir Descartes de cette Somme philosophique, cf. Etienne Gilson, Index scolastico-cartésien, Paris, Vrin, seconde édition, 1979, notamment d. IV-V.

35. Cf. Gassendi, Opera omnia in sex tomos divisa, tomus primus, Lugduni, Laurentii Anisson et Joan. Bapt, Devenet, MDCLVIII, p. 264. On trouve chez Gassendi au même endroit, outre les deux exemples hérités de Duns Scot, le para- doxe de la demi-circonférence égalée au diamètre, que nous avions rencontré chez Grégoire de Rimini.

36. Ct. Bernard Bolzano, Paradoxien des Unendlichen, Hamburg, Felix Meiner, 1955, p. 29-30.

497

Revue de Méta. - N° 4, 1986 22

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 14: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

/.-L. Gardies

sieurs ; et qu'il soit possible d'un autre côté que Tun de ces ensembles contienne l'autre comme simple partie » 37.

Au demeurant l'utilisation scolastique de la bijection pour démontrer que la ligne ne peut être considérée comme un ensemble de points était en elle-même fort peu efficace. Les paradoxes de l'infini en effet sont si peu liés au rapport précis entre les grandeurs continues et leurs éléments indivisibles qu'on en retrouve l'équivalent dans le simple en- semble des entiers naturels. Ceci d'ailleurs n'avait pas échappé à Duns Scot, qui, sur l'exemple des nombres pairs et des nombres impairs, soulignait la possibilité de retrancher une partie infinie d'un infini sans altérer sa nature d'infini 38. Ces paradoxes donc n'étaient pas propres, Duns Scot le voyait bien, à la nature du continu. Dans cette ligne, le prestige de Galilée contribuera plus tard à populariser le paradoxe de de la même famille qu'il expose en 1638 dans ses Discorsi e dimostrationi matematiche 39 : les entiers naturels ne sont-ils pas manifestement plus nombreux que les nombres carrés, d'autant que ces derniers se rencon- trent de plus en plus rarement, à mesure qu'on avance dans la suite des premiers ? Pourtant à tout nombre carré correspond un entier qui est sa racine, de telle manière que l'ensemble de ces racines des nombres carrés se confond avec l'ensemble des entiers lui-même.

Aussi les spéculations de Duns Scot, outre leur fonction de clore le raisonnement par l'absurde destiné à prouver qu'on ne pouvait considérer les points comme des éléments constitutifs de la ligne, abou- tissaient-elles parallèlement à cette autre conclusion, beaucoup moins fragile celle-là et pleine au contraire d'avenir, à savoir que le principe selon lequel le tout est plus grand que la partie ne vaut que pour les quantités finies. La manière même dont Duns Scot présente cette conclusion 40 :

totum é pars inveniuntur solum in quantitatibus finitis, à de talibus ponitur illud principiam : omne totum est majus sua parte

laisse place à deux interprétations, selon qu'on estime que cet auteur fait ici la simple constatation des limites de l'esprit humain et de ses concepts, ou qu'il y énonce une authentique propriété de l'infini.

La première de ces deux interprétations sera la plus courante au xvif siècle : les relations plus grand que et plus petit que n'ont pas de

37. Ibid.. d. 28. 38. In VIII Lib. Physicorum Aristotelis quaestiones et expositio, p. 324 : t dimissis

omnibus imparibus et computatis paribus solum, ut duo, quator, sex, octo, etc., résultat numerus infinitus. Item ex imparibus dimissis paribus, et sic ex uno numero infinito possunt resultare infinities, infinitae magnitudines ».

39. Cf. Gaolée, Discorsi e aimostrattom mmemancne intorno u uue nuvw scienze attenenti dia mecánica, é i movimenti locali, in Bologna, MDCLV, per gli HH. del Dozza, p, 25.

40. In Vili Lib. Physicorum Aristotelis quaestiones et exposww, p. oz*.

498

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 15: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

La théorie des ensembles

sens dans l'infini. Comme l'écrivent les jésuites de Coïmbre 41, « id... infinito peculiare est, ut in eo majus et minus non habeat locum » ; et Galilée à son tour 42 : « in ultima conclusione gli attributi di eguale, maggiore, e minore non haber luogo ne gT infiniti, ma solo nelle quanti- tata terminate ». Descartes donnera à cette réduction du caractère para- doxal de l'infini à une simple incapacité anthropologique une sorte de fondement métaphysique : « nous ne nous embarrasserons jamais dans les disputes de l'infini ; d'autant qu'il serait ridicule que nous, qui sommes finis, entreprissions d'en déterminer quelque chose, et par ce moyen le supposer fini en tâchant de le comprendre » 43. Voilà les paradoxes de l'infini habilement escamotés pour deux siècles, pendant lesquels il sera bien entendu que l'incapacité d'une raison finie à penser l'infini et l'essentielle impossibilité corrélative de définir Yinfini expli- quent tout : ne projetons pas sur un illusoire objet infini le simple effet des limites de notre esprit.

Nous avions vu que la perspective s'était retournée quand Bolzano n'avait pas hésité à ériger en propriété intrinsèque de l'infini ce que la tradition classique avait jusque-là interprété comme conclusion absurde où la finitude même de la raison la conduisait à s'égarer. Dedekind fera un pas de plus lorsqu'il s'avisera de bâtir sur cette propriété sa définition de l'infini : « Un système S est dit infini quand il est semblable {ähnlich) à une de ses parties propres ; dans le cas inverse S est dit être un système fini » 44. Désormais, non seulement on peut, contrairement à ce qu'avaient pu penser en particulier les philosophes des xviie et xvme siècles, définir Tinfini, mais, d'une manière inattendue, c'est le fini qui s'obtient par voie négative, à partir de cette définition préalable de l'infini 45. Les analyses de Duns Scot sur le texte même de la Physique d'Aristote trouvent leur épanouissement historique dans ce magistral renversement.

4L Commentariorum Collegii Conimbricensis Societatis Jesu in ocio libros physi- corum Aristotelis stagiritae. p. 228. 42. Discorsi e dimostrationi matematiche, p. 25. 43. § 26 de la Première partie des Principes de la philosovhie. 44. Was sind und was sollen die Zahlen ? Braunschweig, Friedrich Vieweg und

Sohn, 1888, p. 17. 45. Citons simplement, pour caractériser la position traditionnelle inverse, ce

passage de la préface de Buffon pour sa traduction de La méthode des fluxions et des suites infinies de Newton, Paris, Debure, MDCCXL, p. VIII : « c'est cette possibilité d'augmentation ou de diminution sans bornes en quoi consiste la véritable idée qu'on doit avoir de l'infini ; cette idée nous vient de l'idée du fini, une chose finie est une chose qui a des termes, des bornes ; une chose infinie n'est que cette même chose finie à laquelle nous ôtons ces termes & ces bornes ; ainsi l'idée de l'infini n'est qu'une idée de privation, & n'a point d'objet réel. »

499

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 16: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

J.-L. Gardies

La distinction des infinis

Une telle distinction ne peut évidemment avoir de sens que si Ton accorde une existence actuelle et non pas simplement potentielle à l'infini. Ceux mêmes qui, tout en rejetant ce que la terminologie précé- dente comporte de trop précisément aristotélicien, insistent, après Galilée et Descartes, sur la fondamentale indétermination de l'infini sont conduits à écarter ces distinctions comme entièrement gratuites.

Il faut reconnaître que les efforts scolastiques pour maintenir des distinctions entre infinis se sont montrés inégalement heureux. Commen- çons par un exemple franchement malheureux, auquel nous avons d'ailleurs été précédemment amené à faire allusion. Nous avions vu en effet que Emmanuel Maignan s'appuyait sur la possibilité de mettre en bijection les éléments de deux ensembles infinis pour établir que deux infinis pouvaient être considérés comme égaux ou inégaux, en bref que les relations plus grand que et plus petit que, n'en déplaise à Duns Scot et à Galilée, gardaient un sens dans l'infini. Le fâcheux est que cette idée séduisante, qui semble annoncer des démonstrations cantoriennes, est ici maladroitement appliquée à des infinis dont nous savons aujour- d'hui qu'ils sont tous dénombrables : Maignan, ne voyant pas la bijection possible, n'hésite pas à écrire ainsi que la multitude infinie de tous les individus humains possibles est deux fois inférieure à celle de tous leurs yeux, vingt fois inférieure à celle de tous leurs doigts et des milliers de fois inférieure à celle de leurs cheveux ** ; ainsi s'égare-t-il vers des inégalités fantaisistes sans se rapprocher le moins du monde de l'inéga- lité entre dénombrable et non dénombrable que le lecteur moderne attendrait vainement de voir se profiler au détour des pages.

Il est en revanche des distinctions beaucoup plus heureuses, en parti- culier celle entre infini caté gor ématique et infini syncatégorématique, dont l'intelligence cependant n'est guère facilitée par le fait que cette terminologie recouvre historiquement deux usages différents. Chez certains auteurs, et non des moindres, comme Maignan ou Leibniz, que Cantor suivra d'ailleurs sur ce point, l'opposition de Yinfini catégo- rématique à Yinfini syncatégorématique se confond exactement avec celle de Yinfini actuel à Yinfini potentiel*1. Chez d'autres auteurs,

46. « Multitudo illa hominum non desinit esse infinita, quamuis multitudo oculorum, qui sunt in omnibus hominibus, sit dupla illius (adeoque & major & simul infinite major, utpote duplo major infinito) é digitorum sit vintecupla, S capillorum sit amplius quam bis terque quaterque éc. millecupla. » Cursus philosophicus, t. III, p. 993. .

47. Exemple chez Leibniz, Nouveaux essais sur l entendement humain, L,ivre II, chap. XVÏI, § 1 : « A proprement parler il est vrai qu'il y a une infinité de choses, c'est-à-dire qu'il y en a toujours plus qu'on n'en peut assigner. Mais il n'y a point de nombre infini ni de ligne ou autre quantité infinie, si on les prend pour des Touts véritables, comme il est aisé de démontrer. Les écoles ont voulu ou dû dire cela en admettant un infini syncatégorématique comme elles parlent et non pas l'infini catégorématique. »

500

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 17: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

La théorie des ensembles

en revanche, la distinction entre infini catégorématique et infini synca- tégorématique se situe elle-même à l'intérieur de Yinfini actuel, et nous allons voir qu'elle est alors extrêmement proche de la distinction canto- rienne entre Yinfini dénombrable et Yinfini non dénombrable. Nous nous appuierons, pour le montrer, sur le texte, tout à fait remarquable, des jésuites de Coïmbre 48, bien que l'équivalent s'en retrouve dans de nombreux manuels de la même époque, comme la Summa philosophica d'Eustache de Saint Paul.

Ces auteurs distinguent donc, à l'intérieur de Yinfini en acte, d'abord Yinfini à proprement parler, celui qu'Aristote qualifiait d' àcpwptsuivov (limité, circonscrit, séparé) et qu'eux-mêmes qualifient de catégoréma- tique. Cet infini contient en acte une infinité de parties ayant les trois caractéristiques suivantes :

1) il faut qu'elles soient égales à Tune déterminée cF entre elles (aequa- les uni certae) ; égales, c'est-à-dire non imputées proportionnellement sur le reste par divisions successives : par exemple moitié, quart, hui- tième, etc ; à Tune déterminée d'entre elles, c'est-à-dire que, si petite soit-elle, il faut avoir fixé celle-ci à l'avance, sans se contenter de la simple possibilité de diviser indéfiniment la grandeur en parties égales ;

2) il faut qu'elles soient sans communication ou chevauchement (non communicantes) ; car enfin sur une longueur de deux palmes il n'y a qu'une manière de découper deux longueurs d'un palme qui soient sans communication, alors qu'il y a une infinité de manières, même si une seule est possible à la fois, d'y prélever une longueur d'un palme ;

3) il faut enfin qu'elles existent simultanément (simul existentes) ; car il ne s'agit pas de faire entrer dans cet infini les grandeurs qui seraient simplement constituées d'une chaîne éternelle de parties successives.

Il ne faut pas confondre cette première forme d'infini actuel avec Yinfini en acte à parler improprement, auquel certains attachent le nom $ infini syncatégorématique ; celui-ci s'oppose au précédent en ce que, s'il comporte bien une infinité de parties actuelles, une au moins des trois conditions précédentes fait défaut. Laissons de côté la dernière de ces conditions, qui n'avait manifestement d'autre but que d'écarter de Yinfini catégorématique un infini qui ne serait tel que par succession. Les deux autres conditions revenaient à en écarter les grandeurs dont les parties infinies n'étaient pas dénombrables. Ce second infini actuel en effet, nous disent les jésuites de Coïmbre 49, « contient en acte des parties

48. Commentariorum Collegii Conimbricensis Societatis Jesu in octo libros physi- corum Aristotelis staairitae, Prima pars, p. 509 et sq.

49. Ibid., p. 510 : « Infinitum actu improprie dictum est id, quod continet actu infinitas partes, quae tarnen ordinem inter se non habent ; ut primae, secundae, tertiae, é sic deinceps : atque ad constitutionem unius rei finitae pertinent; ut infinita multitudo punctorum in linea ».

501

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 18: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

jf.-L. Garâtes

infinies, qui cependant n'ont pas d'ordre entre elles, comme entre la première, la deuxième, la troisième, etc., et tendent à la constitution d'une chose finie, comme la multitude infinie des points dans une ligne. »

Ainsi cette dernière citation donne à croire que le catégorématique s'oppose au syncatégorématique comme l'ensemble des entiers s'oppose à celui des points constitutifs d'un segment. Il convient cependant d'accorder à cette interprétation du texte deux nuances importantes.

La première tient à ce que le contre-exemple auquel renvoie le texte n'est pas véritablement celui de l'ensemble des entiers, mais plus exacte- ment celui d'une grandeur, comme pourrait être une ligne bornée à l'une de ses extrémités, sur laquelle on reporterait à partir de cette extrémité une unité de mesure, mais qui serait actuellement infinie dans l'autre direction, en sorte que l'infinité des segments ainsi déterminés par l'unité de mesure serait dénombrable. Ici donc, nos jésuites ne donnent pas véritablement l'ensemble des entiers comme exemple d'infini catégorématique, et cependant l'ensemble qu'ils imaginent à cet effet correspond bien à ce que Cantor désignera par aleph. S'ils ne choisissent pas comme exemple l'ensemble des entiers, c'est tout simple- ment parce que, dans leur aristotélisme fondamental, ils ne reconnaissent l'existence qu'aux substances premières et que les nombres entiers n'étant évidemment pas de telles substances premières, leur ensemble ne constitue aucun témoignage valable de Y existence d'un tel infini. Quant à l'exemple, qu'ils suggèrent habilement, de la ligne bornée à l'une de ses extrémités qu'on prolonge en y reportant la même mesure un nombre infini de fois, ce serait effectivement un excellent exemple d'existence d'un infini dénombrable, si un tel infini n'avait en fin de compte d'existence que potentielle, ce que nos jésuites veulent précisé- ment démontrer.

La seconde nuance dont il convient d'assortir notre interprétation tient à la nécessité de ne pas nous réjouir trop vite de voir ici donnée comme un exemple d'infini non dénombrable « la multitude infinie des points dans la ligne » (et non pas « de la ligne »), avant d'avoir compris quelle est celle (au moins une) des trois conditions de Yinfini catégoré- matique à laquelle cet ensemble ne satisfait pas. Car enfin on ne peut tout de même pas attribuer à ces auteurs je ne sais quel pressentiment immédiat, intuitif, du caractère non dénombrable de l'ensemble des points d'un segment, en quelque sorte une anticipation de la preuve de Cantor par la diagonale. Ces points ont bien l'air de satisfaire à la deuxième condition caractéristique de Yinfini catégorématique : ils ne se chevauchent pas, ils semblent bien à cet égard sans communication. En outre il est hors de doute qu'ils satisfont à la troisième. La seule condition qu'ils ne respectent pas est la première, non qu'ils soient entre eux inégaux, mais parce que, dans l'esprit de nos auteurs, n'ayant pas

502

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 19: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

La théorie des ensembles

de grandeur, n'étant que de simples limites, on ne peut pas dire qu'ils soient égaux entre eux.

Un autre cas d'infini syncatégorématique est celui que nous avions rencontré dans le même texte, lorsqu'il s'agissait d'opposer à Y infini catégorématique un contre-exemple : soit un segment de droite de deux palmes de longueur, il y a une infinité de segments d'un palme qui y soient contenus ; tous ces segments satisfont aussi parfaitement à la première condition qu'à la troisième ; mais cette fois c'est la deuxième condition qu'ils ne respectent pas 50. Un tel exemple présentait pour les aristotéliciens des avantages théoriques que le précédent n'offrait pas ; il montre en particulier que la faiblesse (si l'on peut employer le mot) de cet infini, qui lui vaut d'être qualifié de simplement syncatégorématique ne tient nullement au fait que les éléments considérés y seraient essen- tiellement dépourvus de toute existence réelle (comme l'exemple des points aurait pu le laisser croire). Il établit au contraire qu'on peut trouver, existant dans la nature, des objets dont on puisse reconnaître que l'ensemble est syncatégoriquement infini.

Car enfin le problème qui intéresse les jésuites de Coïmbre, comme d'ailleurs la plupart des commentateurs scolastiques d'Aristote, est de savoir s'il faut reconnaître une possibilité coexistence naturelle (comme ils disent « viribus naturae ») à quelque forme d'infini actuel. C'est alors qu'ayant introduit leur distinction nominale entre un infini catégo- rématique, dont tous les traits évoquent le dénombrable cantonen, et un infini syncatégorématique, où l'on reconnaît la puissance du continu, ils sont conduits à conclure que des deux le second seul existe bien dans la nature. Des représentants de Yinfini catégorématique, certains, comme l'ensemble des entiers, sont manifestement dépourvus d'existence natu- relle ; les autres, comme ce segment illimité où l'on reportait indéfini- ment une mesure unitaire, n'ont d'existence que potentielle. En revanche ces représentants de Yinfini syncatégorématique que sont les grandeurs continues existent bien dans la nature ; ils sont les objets constants de notre expérience immédiate. Ainsi la voie de Taristotélisme convie à faire un pas de plus, que le Stagirite n'avait pas franchi, à savoir à reconnaître un infini actuel syncatégorématique, qu'il ne faut pas confon- dre avec le simple infini potentiel.

Certains scolastiques, lancés dans de remarquables distinctions, qu'ils inscrivaient spontanément dans un contexte aristotélicien, étaient donc

50. La possibilité de prendre comme exemple d'infini syncatégorématique un tel ensemble de segments communicants inclus dans un segment donné explique la tendance de certains auteurs, précédemment mentionnée, à confondre Yinfini syncaté- gorématique avec Yinfini potentiel, jusqu'à faire de ces deux termes de simples synonymes. C'est que l'infinité des segments communicants d'une longueur déter- minée inclus dans^ un segment donné se confond avec l'infinité des manières dont il est possible de découper un segment d'une longueur déterminée à l'intérieur d'un segment donné. D'où le glissement conceptuel, manifestement abusif.

503

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 20: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

J.-L. Gardies

conduits à faire de l'infini que nous appelons aujourd'hui dénombrable quelque chose de plus problématique que ce que nous appelons l'infini non dénombrable, dont l'existence ne soulevait guère pour eux de difficultés.

Ceci explique que Cantor, qui a eu pourtant sous les yeux le texte des jésuites de Coïmbre, puisqu'il s'y réfère à deux reprises 51, n'en ait cependant pas compris l'intime parenté avec ses propres préoccupations. Cette méconnaissance tient d'abord au fait que, comme nous avons déjà eu l'occasion de le remarquer, il était de ceux qui confondent l'oppo- sition du catégorématique au syncatégorématique avec celle de l'actuel au potentiel. Ainsi a-t-il seulement tiré de ce texte la conclusion, qui en fait ne s'y trouve pas, que ses auteurs refusaient l'existence de tout infini actuel. Une analyse attentive de semblables pages prouve au contraire que la distinction de l'infini dénombrable et de l'infini non dénombrable y est bien présente. Mais cette distinction reste au niveau de simples notions, puisqu'il ne s'agit évidemment pas, pour nos aristétoliciens, de distinguer entre plusieurs formes existantes de l'infini, mais entre, ce que pourraient être différentes formes d'infini, si elles existaient. Les distinc- tions de nos auteurs n'enveloppent aucun import existentiel. Il y a là certes une différence fondamentale avec Cantor ; mais, la cohérence qu'ils manifestent ici avec leur point de départ aristotélicien n'est évi- demment pas une raison de leur refuser le mérite, indiscutable, d'avoir aperçu la distinction.

***

Bien sûr la seconde moitié du xixe siècle retournera tout cela ; d'abord parce que Cantor, dépassant en précision la déjà remarquable analyse philosophique de nos scolastiques, démontrera mathématiquement que la puissance du continu excède celle du dénombrable, ensuite et surtout parce que la démarche constructiviste d'un Dedekind débarrassera le continu de ses attaches intuitives, pour le réédifier lui-même à partir des entiers.

Car c'est là surtout qu'est la différence entre l'aristotélisme en général et le néo-pythagorisme qui caractérise aussi bien la pensée de Dedekind que celle de Cantor. Ce que ceux-ci veulent montrer c'est qu'on peut construire le continu, construire l'ensemble des réels sur la base de l'ensemble des rationnels, comme on peut construire les rationnels sur la base des entiers. De construction en construction on peut ainsi s'élever jusqu'au continu, sans avoir besoin de faire le moindre appel à l'intuition. L'un et l'autre le montrent à la fois contre Aristote et contre Kant. Pour un aristotélicien en revanche, si thomme, que cherchait Diogene

51. Abhandlungen mathematischen und philosphischen Inhalts, note 1 de la p. 396 et note 1 de la p. 405.

504

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 21: Gardies(1986)antecedents-scolastiques-theorie-des-ensembles.pdf

La théorie des ensembles

avec sa lanterne n'était déjà plus une substance première, bien évidem- ment les nombres entiers naturels Tétaient, si Ton peut dire, encore moins ; et ce n'est certes pas, pouvons-nous ajouter, la définition canto- rienne et fregéenne de ces entiers comme ensembles d'ensembles ou prédicats de prédicats qui pourrait aujourd'hui les rapprocher de telles substances premières. En revanche la continuité est propriété quasi immédiate des grandeurs rencontrées dans la nature et c'est bien pourquoi l'infini syncatégorématique qui la caractérise soulève incom- parablement moins de difficultés que l'infinité des entiers que nul n'a jamais rencontrée. Pour les scolastiques les plus lucides, reconnaître l'existence d'un infini actuel syncatégorématique c'était s'avancer dans la voie même d'Aristote, mais plus loin qu'Aristote.

Aussi l'entreprise dedekindienne d'une édification du continu à partir des entiers reste-t-elle, pour un aristotélicien, l'image du monde à l'envers, puisqu'elle revient à construire, pour le dire en termes vulgaires, le plus concret (le continu) sur le plus abstrait (les entiers), une sorte de resurgissement du rêve fou qu'avait, dit-on, jadis caressé Pythagore. L'aristotélisme, pour être conséquent avec lui-même, doit s'en tenir à la perspective qui avait été celle d'Eudoxe : développer une mathéma- tique des grandeurs continues à côté de la mathématique des entiers. La conception de l'existence sur laquelle s'appuie l'aristotélisme étant après tout assez proche du sens commun, c'est là qu'on peut trouver l'origine du malaise que les spéculations de Dedekind ont éveillé chez ses contemporains et dont témoigne en particulier sa correspondance avec Lipschitz. Car enfin Yidéalisme de Dedekind et de Cantor ne laisse pas de soulever un problème, dont il n'est pas sûr qu'il constitue un chapitre révolu de l'epistemologie des mathématiques et dont il faut reconnaître à la scolastique tardive le mérite d'avoir abrité de lucides témoins.

J.-L. Gardies

This content downloaded on Fri, 22 Feb 2013 07:22:14 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions