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FleuRus q u i c h a n t e n t

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Fl

eu

Ru

s

qui chantent

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Illustration de couverture : © Shutterstock

Direction : Guillaume Arnaud, Guillaume PôDirection éditoriale : Sarah MalherbeÉdition : Claire Renaud, assistée de Lina ChabrolDirection artistique : Élisabeth HebertFabrication : Audrey Bord

© Fleurus, Paris, 2017Site : www.fleuruseditions.comISBN : 978-2-2151-3458-9Code MDS : 652722

Tous droits réservés pour tous pays.« Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »

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Avis au lecteur

Dora, Jean, Dimitri et les personnages de ce roman sont des êtres de fiction.

Néanmoins, ils évoluent dans un cadre historique réel au milieu d’hommes politiques et d’artistes qui ont vraiment existé. Les extraits de journaux sont d’époque, tout comme les chansons.

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À mon compagnon, pour tous nos jours de fête.

À mes parents, qui m’ont transmis leur amour de Paris,

leur intérêt pour la politique, leur goût des autres.

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Nous avons l’ivresse,

L’amour, la jeunesse

L’éclair dans les yeux

Des poings effroyables ;

Nous sommes des diables,

Nous sommes des dieux !

Victor Hugo

« Les Tuileries »

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Nous sommes la jeunesse ardente

Paris, septembre 1933.

– Allons mademoiselle, ne faites pas cette tête d’enterre-

ment ! Vous serez tout aussi belle avec les cheveux courts, je

vous assure. Le carré cranté fait fureur cette année. Vous n’avez

pas lu Le Petit Écho de la mode de la semaine dernière ? Toutes

les femmes veulent ressembler à la grande Mistinguett.

Dora haussa les épaules. Ressembler à Mistinguett ! Cette

chanteuse populaire de quarante ans passés… Et puis quoi

encore ? Ce coiffeur de la rue Saint-Honoré avait de drôles

d’idées tout de même ! Enfin… Il lui avait promis cinquante

francs en échange de sa belle chevelure noire et c’était tout ce

qui comptait. Avec cette somme, elle pourrait s’acheter l’appa-

reil photo dont elle rêvait depuis des mois, un Voltex 6x9, et

mode ou pas mode, elle était prête à tous les sacrifices pour

s’offrir ce bijou.

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Des lendemains qui chantent

Le coiffeur s’apprêtait à tailler dans sa belle masse de cheveux

quand un jeune énergumène franchit le pas de la porte en

criant :

– Je ne laisserai pas un tel crime se produire ! C’est un scan-

dale, une tragédie ! Le monde entier s’oppose à cet outrage !

Dites donc, vous n’avez pas honte de faire un tel métier ?

Le coiffeur le regarda d’un air ahuri :

– Mais qu’est-ce qui vous prend ? Je ne vous permets pas !

Et puis de quoi parlez-vous, au juste ?

– De l’acte ignoble que vous alliez commettre, pardi !

Couper les cheveux de cette ravissante demoiselle. Lui voler

rien de moins que sa beauté. Truand !

– Truand ? Ah mais c’est trop fort ! s’étrangla le coiffeur.

Jamais personne ne m’a insulté de la sorte ! On ne vous a pas

permis d’entrer à ce que je sache, hein ? Alors du vent ! Du

balai !

– Pas sans mademoiselle, rétorqua le jeune homme. Je suis

son obligé. Il est évident que cette jeune fille a été abusée par

votre discours maléfique sur la mode, et il est de mon devoir

de la sauver de vos griffes acérées.

– Mais, enfin, pas du tout ! s’exclama Dora qui était restée

sans voix jusque-là. Je sais ce que je fais et c’est moi qui ai

demandé à monsieur de me couper les cheveux. Pas pour la

mode ! Pour de l’argent.

– Pour de l’argent ? Combien vous a-t-il promis ?

– Cela ne vous regarde pas !

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Nous sommes la jeunesse ardente

– Je vous en offre le double pour les garder !

– On ne m’achète pas, monsieur. Et vous devenez très incon-

venant !

– C’est ça ! Très inconvenant ! renchérit le coiffeur. Et

d’ailleurs cette affaire a assez duré. Fichez-moi le camp et que

je ne vous revoie plus ici ! Vous avez entendu ? Fichez-moi le

camp !

– Je ne demande que cela, objecta le jeune homme. Mais je

ne sortirai pas sans mademoiselle. J’y mets un point d’honneur !

– Mais c’est un comble ! Puisque je vous dis que c’est moi

qui veux faire couper mes cheveux, s’énerva Dora, ulcérée.

Allez-vous me laisser tranquille, pour finir ?

– Jamais ! Nos chemins se sont croisés et je n’aurai de cesse

de vous défendre de cet escroc ! Moi vivant, cet homme ne

vous touchera pas !

– Mais qui êtes-vous pour me parler comme ça ?

– Jean Doucet. Pour vous servir.

– Je ne vous demandais pas votre nom, figurez-vous…

Je m’en fiche éperdument ! Laissez-moi me faire couper les

cheveux et sortez !

– Je vous l’ai déjà dit, mademoiselle. J’y consens mais pas

sans vous… C’est à prendre ou à laisser !

– Enfin, tout cela est ridicule ! J’ai dix-huit ans, je suis libre

et je fais ce qui me plaît. Vous n’avez pas le droit de m’empê-

cher de porter les cheveux courts !

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Des lendemains qui chantent

– Bien sûr que non, mais j’ai vu votre regard dans la vitrine…

Vous n’allez pas me faire croire que vous étiez ravie de voir ce

commis toucher à votre chevelure !

– Commis ! Je suis premier coiffeur, figurez-vous !

– Commis, coiffeur… quelle importance ? le coupa Dora.

Mais vous, monsieur, que savez-vous de ce que je ressens ?

– Tout. Je sais tout !

– Voyez-vous cela ! Vous n’êtes qu’un vaniteux.

– Non mademoiselle. Mais je comprends bien un regard…

– Bon, eh bien puisque vous vous entendez si bien, s’inter-

posa le coiffeur, vous irez continuer cette petite discussion

dehors ! Je viens de perdre une demi-heure avec vous, made-

moiselle, et comme notre affaire ne se fera pas, grâce à votre

chevalier servant, mieux vaut en finir au plus vite !

– Quoi ? Vous osez me mettre à la porte ? s’étrangla Dora.

– Puisqu’il le faut, oui ! Et ne devenez pas agressive avec

moi ! Car c’est monsieur qui est la cause de tout ce raffut !

C’est à lui qu’il faut s’en prendre ! Ah oui, je me serais bien

passé de toute cette histoire ! Trente minutes de gâchées et un

esclandre dans ma boutique alors que j’ai du travail par-dessus

la tête !

Sans plus se soucier des convenances, le coiffeur claqua la

porte vitrée sur Dora et son sauveur, et les deux jeunes gens se

retrouvèrent face à face sur le bord du trottoir.

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Nous sommes la jeunesse ardente

– Vous vous rendez compte que je viens de perdre cinquante

francs par votre faute ? siffla Dora d’une voix revêche. Vous

n’êtes qu’un mauvais garçon !

– Oui, ma mère me le dit souvent, sourit le jeune homme

d’un air crâne. Mais le reste du temps, on m’appelle Jean…

– Je sais ! Vous m’avez déjà dit votre nom, mais je me moque

bien de vous, de votre mère et de toute votre famille. J’exige

des excuses immédiates !

– Seulement si vous me dites pourquoi vous teniez tant à

gagner cet argent…

– Sûrement pas ! Vous n’avez rien à me demander, et c’est à

vous de présenter vos excuses. Vous me devez bien ça après

toute cette histoire !

– Certes ! Mais je m’interroge… Pourquoi une distinguée

demoiselle comme vous cherche-t-elle à gagner de l’argent ?

Vous avez une dette peut-être… Êtes-vous dans le besoin ?

– C’est un secret, rougit Dora, décontenancée. Et cela ne

regarde que moi. Maintenant, adieu ! Cette conversation a

assez duré, et puisqu’il est évident que vous ne me présenterez

pas vos excuses, séparons-nous là !

– Allons, ne faites pas cette tête ! Je ne voulais pas vous

offenser mademoiselle, dit Jean, un peu contrit, en triturant sa

casquette. Si je suis allé un peu trop loin, eh bien, je m’ex-

cuse… Là ! Vous entendez ? Je m’excuse. Mais mon offre tient

toujours… Je vous propose cent francs pour vous dédommager.

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Des lendemains qui chantent

Et pour cela, je ne vous demande même pas votre prénom,

vous voyez…

– Je ne peux pas accepter cette somme d’un étranger,

murmura Dora, gênée. Cela ne se fait pas !

– Vous alliez bien accepter l’argent de ce coiffeur qui n’est

rien pour vous ! Voyez comme il nous a mis à la porte ! Et avec

le temps que nous venons de passer ensemble, nous ne sommes

plus tout à fait des étrangers l’un pour l’autre. Et puis, tiens, si

cela vous convient mieux, je peux aussi vous prêter l’argent !

Vous me le rendrez quand vous voudrez. Un prêt, cela n’en-

gage à rien !

– Si ! À vous rembourser ! répliqua Dora, amusée par la

contradiction du garçon. On dit d’ailleurs « prêter sur gage ».

Mais pourquoi tenez-vous tant à me venir en aide ? Je ne vous

connais pas, je ne suis rien pour vous…

– Seul l’avenir le dira… sourit Jean d’un petit air entendu.

Dora rougit aussitôt, troublée, les mains crispées sur sa jupe.

Cette conversation prenait un tour imprévu et la situation lui

échappait tout à coup. On ne parle pas à un inconnu, lui

aurait dit sa mère. Avec cette casquette et ce costume sans

façon, ce garçon est à coup sûr un ouvrier !

Oui, mais il n’avait pas l’air méchant, pensa Dora, et il lui

semblait maintenant tout aussi gênant de parler à ce garçon

que de refuser catégoriquement son aide. Dans quelle situa-

tion s’était-elle encore risquée… Le regard du jeune homme,

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Nous sommes la jeunesse ardente

doux et rieur, désarmait sa défense et Dora s’entendit céder,

un peu désarçonnée :

– Eh bien si cela vous fait plaisir, j’accepte que vous me

prêtiez cinquante francs, là ! Je vous les rendrai dès que possible

et nous serons quittes de toute cette histoire. J’ai trop besoin

de cet argent pour faire la fine bouche, et après tout, c’est vous

qui m’avez empêchée de le gagner honnêtement aujourd’hui.

D’ailleurs j’ai peur de ne pas trouver un autre coiffeur à Paris

qui veuille acheter des cheveux naturels… En général, ils se

fournissent en province, et c’est une chance qu’il ait accepté.

Dora parlait soudain beaucoup pour masquer la gêne qui la

gagnait. Elle discutait sans façon depuis dix minutes, en

marchant, avec un jeune homme qu’elle ne connaissait pas, et

sa mère aurait totalement réprouvé cette attitude.

– Alors, c’est entendu, s’écria joyeusement Jean après avoir

contemplé la belle jeune fille perdue dans ses pensées. Voici

cinq billets de dix francs. Faites-en l’usage que vous voulez et

rendez-les-moi quand il vous plaira.

Dora allait empocher l’argent dans son sac quand son regard

se figea. De grands gaillards surgis de la rue de Rivoli étaient

en train de se masser devant la place de la Comédie-Française

et, quand ils se furent rangés quasi militairement devant le

théâtre, ils hurlèrent, le regard droit et la canne levée :

– Le Théâtre-Français aux Français ! À bas les métèques !

À bas les spectacles juifs à la Comédie-Française !

– Qui sont ces hommes ? murmura Dora, glacée.

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Des lendemains qui chantent

– Les Camelots du roi, dirait-on, lui répondit Jean statufié.

Peut-être les pires parmi toutes les ligues d’extrême droite en

ce moment. Royalistes, antirépublicains, antisémites… Une

belle trilogie, quoi !

– Et que dénoncent-ils ?

– Sans doute la mise en scène d’une pièce de théâtre « juive »

à la Comédie-Française. Ils avaient déjà fait le coup en 1911,

je crois, avec une pièce d’Henri Bernstein. Mon père m’a

raconté qu’ils avaient interrompu les représentations, sifflé et

hurlé dans la salle : « À bas les Juifs ! »

– Mais c’est horrible ! Et personne ne dit rien contre eux ?

– Si, les anarchistes, les communistes ou des gens comme

vous et moi. Mais ils sont forts vous savez, et l’Action française

est derrière eux. Que voulez-vous que je fasse pour l’heure ? Si

je crie « À bas l’extrême droite ! » ils me piétineront comme

un chien. Et puis, beaucoup de personnes pensent tout bas,

depuis l’affaire Dreyfus, que les Juifs ont pris trop de pouvoir

en France. Et ça, c’est le plus difficile à combattre…

– Et vous, que pensez-vous ?

– Moi ? Que la France est à tout le monde ! Je déteste l’idée

de nation, de frontières.

– C’est original, pour l’époque… Vous êtes un libre penseur,

en somme.

– Peut-être. Les idées des Lumières ont commencé ici, vous

savez. Dans ces cafés du Palais-Royal. Là même où ces

Camelots hurlent leur haine de l’étranger. Mais je ne sais pas

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Nous sommes la jeunesse ardente

comment m’opposer à cette violence. Et vous, qu’en pensez-

vous ?

– Moi ? Je suis une étrangère, vous savez. Alors mon avis…

– Justement ! Donnez-le moi !

– Eh bien, aujourd’hui, je ne me sens de nulle part. Ni russe,

ni totalement française. Mes parents ont fui la révolution

d’Octobre en 1917 et je suis arrivée en France à deux ans.

Quand j’étais petite, je ne ressentais aucune gêne, mais tout a

changé ici depuis deux ans et je ne sais plus très bien où j’en

suis. D’où je suis. Mais pour ces Camelots je ne suis sans doute

qu’une étrangère. Peut-être est-ce pour cela que je veux

voyager.

– Oui… les étrangers sont les boucs émissaires de toute cette

crise, soupira Jean. Comme s’ils volaient le travail des Fran-

çais… Allons, voyez, la police arrive, les Camelots refluent.

Ils ont fait leur petit effet et maintenant ils s’en vont saluer la

statue de Jeanne d’Arc. Vous ne craignez plus rien.

– Merci encore, souffla Dora en repensant à l’argent qu’il lui

avait donné. Où pourrai-je vous trouver pour vous rembourser

le prêt ?

– Au 17 de la rue aux Ours, dans le quartier des Halles.

Sonnez et demandez Jean à La Maison des soies. Ma mère

tient cette atelier de fils depuis des années. Jean Doucet, c’est

facile à retenir, non ?

– Oui, sourit Dora malgré elle. Jean Doucet, c’est facile.

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– Et puis-je savoir, maintenant, à qui j’ai l’honneur de prêter

cinquante francs ?

– Dora Alekseïevna Vassilieva. Mais ne retenez que Dora

Vassilieva, c’est plus court.

– Oui mais c’est moins joli ! Alors au revoir mademoiselle

Dora Alekseïevna Vassilieva, sourit Jean en faisant une petite

révérence.

Et Dora rougit à nouveau, furieuse de ne rien trouver à

répondre à ce garçon qui venait de l’empêcher de faire couper

ses longs cheveux de jais.

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Qui vient escalader le ciel

Le lendemain matin, Dora se réveilla d’humeur légère en

fredonnant Ça fait peur aux oiseaux, l’air de rien. Cette chanson

interprétée par Marie Dubas avait eu son petit succès, quelques

années auparavant, mais Dora ne pensait pas en avoir si bien

retenu les paroles.

Ne parlez pas tant Lysandre

Quand nous tendons nos filets,

Les oiseaux vont nous entendre

Et s’enfuiront des bosquets.

Aimez-moi sans me le dire,

Aimez-moi sans me le dire.

À quoi bon tous ces grands mots ?

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Des lendemains qui chantent

Qu’est-ce qui me prend de chanter cet air-là ? se demanda

Dora, étonnée. Elle n’avait pas pour habitude de chanter les

chansons d’opérette ou celles qui passaient à la TSF. Trop

populaire ! aurait dit sa mère. Le visage de Jean s’imposa

soudain devant ses yeux et elle rougit en repensant à leur

rencontre.

Jean Doucet, joli nom pour un garçon… Typiquement fran-

çais, aurait dit papa… Et pas noble pour deux sous ! ajouterait

maman si elle savait. Oui mais elle n’en saura rien !

Les yeux bleu franc du jeune homme lui revenaient ainsi que

son sourire enjôleur. Grand, châtain, bien fait de sa personne.

Le type même du garçon qui devait faire fondre le cœur des

filles au bal, le samedi soir. Il doit sûrement bien danser, pensa

Dora, rêveuse. Un mélange de douceur et de belle assurance.

Où pouvait-il habiter ? Il ne lui avait pas dit. Sans doute dans

l’un des quartiers populaires de Paris. Peut-être près des Halles

où travaillait sa mère. Il avait la gouaille des garçons parisiens

et portait la casquette comme les ouvriers, mais un je-ne-sais-

quoi de recherché dans sa manière de parler brouillait un peu

les cartes.

Il parle trop bien pour un garçon des rues ! conclut soudain

Dora. Peut-être fait-il du théâtre ? Il avait l’air de fréquenter la

Comédie-Française. Et sa manière d’apostropher le coiffeur et

de ne pas lui laisser une seconde la parole… Comme il avait

été drôle et impertinent ! On aurait dit du Molière !

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Qui vient escalader le ciel

Sans qu’elle s’en rendît compte, Dora pensait à Jean depuis

la veille au soir, et elle soupira mi-ravie, mi-contrariée, avant

de sauter de son lit pour rejoindre sa mère dans la salle à

manger.

– Ah Dodik, ma chérie ! l’accueillit sa mère, qui prenait

toujours des airs de diva le matin, drapée dans son peignoir de

soie. Tu ne peux pas savoir comme j’ai mal dormi cette nuit !

Des heures à me tourner dans tous les sens et à réfléchir à ce

qu’aurait fait ton père dans notre situation. Il nous a tout de

même laissés dans de beaux draps ! Oh, ne me regarde pas

avec cet air choqué ! Tu sais bien que je l’adorais mais en

mourant, il ne nous a vraiment pas rendu service, tu en

conviendras… Nobles et totalement ruinés. Voilà ce que nous

sommes. Et ici à Paris, autant dire que nous ne sommes rien !

Des immigrés, rien de plus. Comme tous ces mendiants aux

portes de Paris. Tu peux hausser les yeux au ciel mais tu sais

très bien que je dis la vérité. Je vais sans doute pouvoir vendre

la petite chambre de bonne que nous louons à Lili, mais après,

je ne sais pas comment nous ferons… Si seulement tu accep-

tais de rencontrer ton lointain cousin Dimitri… Il est très

bien de sa personne, tu sais. Et il garde un merveilleux souvenir

de toi !

– Oui et il est très riche, ce qui ne gâte rien…

– Et pourquoi cela gâterait-il quelque chose ? Il n’y a pas de

honte à être riche et nous le serions encore si ces bolcheviks de

malheur ne nous avaient pas tout volé ! Nous avons fui notre

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Des lendemains qui chantent

Russie et traversé le Caucase comme des mendiants. Des

moujiks !

– Maman, tu ne vas pas encore me resservir le même

couplet… Cela fait dix-huit ans que je t’entends maudire ces

communistes sur tous les tons, mais à quoi cela sert-il ?

– À me soulager ma petite fille ! À me soulager. Ils sont

responsables de ma déconfiture, et je les maudirai jusqu’à mon

dernier souffle, tu entends ? Jusqu’à mon dernier souffle !

Nous vivions si heureux à Petrograd… Et, après octobre 1917

et leur maudite révolution, nous avons dû fuir comme des

chiens et tout abandonner. N’oublie jamais qu’ils ont séquestré

ton père dans son bureau !

– Je le sais ! Et que son usine de papier a été réquisitionnée

aussi.

– Oui Dora ! Ils nous ont tout pris ! Rappelle-toi toujours

cela ! Nous sommes partis de Russie avec toi qui avais à peine

deux ans et nous vivons ici depuis seize ans, comme des exilés.

Jamais je ne m’y habituerai !

– Mais je me sens française, moi maman ! J’ai toujours vécu

ici et je ne garde aucun souvenir de la Russie. Tu ne peux pas

me demander de vivre comme toi et de ne fréquenter que des

exilés russes. J’ai mes amis du lycée. Je n’ai de russe que le

nom…

– Si ton père t’entendait, il se retournerait dans sa tombe !

Et que feras-tu quand nous n’aurons plus un centime, hein ?

Crois-tu que ce sont tes amis français qui t’accueilleront ?

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Qui vient escalader le ciel

Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes, Dora, et ton

cousin Dimitri est notre planche de salut.

– Je ne vais tout de même pas l’épouser pour son argent !

On se marie par amour !

– Mais tu verras, il se pourrait bien qu’il te plaise… Il est

beau garçon et il n’a que quatre ans de plus que toi. C’est un

merveilleux parti !

– Et moi dans tout ça ?

– Quoi, toi ?

– Ma liberté, mes rêves. Si je te dis que je n’ai aucune envie

de me marier et de mener une vie de femme au foyer…

– Mais qu’est-ce que tu crois ma petite fille ? Qu’on décide

de sa vie quand on est une femme ? Je n’avais pas décidé

d’épouser ton père et je ne m’en suis pas plus mal portée.

Écoute Dodik, je ne te demande pas de dire oui ou non

aujourd’hui mais réfléchis ma chérie… c’est un Russe comme

nous et ce mariage arrangerait tellement nos affaires…

Dora claqua la porte et courut se réfugier dans sa chambre

pour échapper aux discours de sa mère, mais aussi aux gammes

que son frère égrenait inlassablement au piano depuis le matin.

Je vais devenir folle dans cet appartement, pensa-t-elle

excédée.

– Sacha ! Arrête cinq minutes de jouer sur ce piano de

malheur, je n’en peux plus ! hurla-t-elle à travers la cloison.

Mais comme son frère ne prêtait aucune attention à ses

cris, elle quitta l’appartement du deuxième étage pour aller

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Des lendemains qui chantent

retrouver son amie Lili qui habitait dans une chambre de

bonne, au septième.

Je déteste cette vie de Russe exilée, coincée entre le conserva-

toire Rachmaninov et la cathédrale Nevski. J’étouffe ici ! se

répétait Dora, en gravissant lestement les étages. Elle arriva

essoufflée et rageuse devant la porte de son amie.

– Bonjour Dora, sourit Lili en lui ouvrant la porte. Je te

trouve bien matinale aujourd’hui ! Tu as prévu quelque chose

pour ce samedi ?

– Non ! Rien du tout, soupira Dora en entrant d’un air

maussade dans la chambre de douze mètres carrés.

Elle alla s’affaler sur le lit en envoyant promener ses chaus-

sures à travers la pièce.

– J’hésite entre me pendre ou devenir bonne sœur, mais je

n’arrive pas à choisir une bonne fois pour toutes… Tu m’aides ?

– Allons Dora, qu’est-ce qui ne va pas ? dit Lili qui était

habituée au tempérament excessif de son amie.

– Nous sommes au bord de la faillite, Lili, et la seule issue

qu’a trouvée ma mère pour nous sauver est de me faire épouser

mon lointain cousin russe Dimitri.

– Dimitri Vodianov ?

– Celui-là même ! Je ne l’ai pas revu depuis l’enterrement de

papa, mais maman soutient que c’est un beau parti et qu’il

n’est pas vilain, en plus.

– C’est le moins qu’on puisse dire ! Dimitri est le Russe

blanc de Paris que toutes les filles rêvent d’épouser !

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Qui vient escalader le ciel

– Et pourquoi ne le font-elles pas ?

– Parce qu’il n’est presque jamais à Paris ! Dimitri est tuber-

culeux et passe les trois quarts de son temps dans des sanato-

riums pour tenter de soigner son mal.

– Dimitri est malade ?

– Depuis plusieurs années, oui. Tu ne le savais pas ?

– Non ! Maman le sait-elle ?

– Je ne vois pas comment elle pourrait l’ignorer.

– Et elle veut que je l’épouse ? Mais c’est absolument

sordide ! J’aurais honte d’épouser un homme que je sais

malade, avec l’idée d’hériter de lui ensuite.

– Oui, mais en attendant, il est beau et toutes les filles russes

de notre âge se pâmeraient pour avoir un rendez-vous avec

lui !

– Je ne garde pas le souvenir d’un garçon aussi charmant que

tu le dis… À l’enterrement de papa, il y a cinq ans, il était

même assez quelconque, renfrogné, avec des boutons…

– Dora, tu exagères toujours ! Il était rouge de chagrin mais

il n’avait pas de boutons ! Je peux te l’assurer !

– Et comment le sais-tu ?

– Je ne regardais que lui !

– Oh ! Lili ! Tu étais amoureuse ?

– Un peu, oui.

– Et tu l’es toujours ?

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Des lendemains qui chantent

– Disons que je ne l’ai pas vu depuis longtemps mais je n’ai

jamais oublié son regard. Il est très noble, très intelligent. Il te

plairait sans aucun doute.

– Eh bien, j’ai d’autres projets pour ma vie ! Je vais aller de

ce pas chez Photo-Plait, rue La Fayette, m’acheter un appareil

photo, et quand j’aurai vendu mes premières photographies à

la presse, je me ferai connaître et le Tout-Paris découvrira mon

talent de photo-reporter ! Je parcourrai le monde, libre et sans

attache, et personne ne me demandera ce qu’il y a à manger

pour le dîner !

– Tu as réussi à réunir l’argent ? Je croyais que tu devais te

faire couper les cheveux pour récolter les cinquante francs qui

te manquaient.

– Oui mais les choses ne se sont pas tout à fait passées

comme prévu… Disons qu’on m’a prêté l’argent. Je devrai le

rembourser un de ces jours, quand je pourrai.

– Et qui t’a prêté ainsi de l’argent ? Le coiffeur ?

– Ah non ! Ce coiffeur était un véritable rustre ! Pour faire

court, j’ai rencontré un bienfaiteur…

– Un bienfaiteur ? Tu as accepté de l’argent de la part d’un

inconnu ?

– Une aide temporaire, dirons-nous. Mais j’y ai été forcée, si

tu veux savoir ! J’avais réussi à négocier avec ce coiffeur de la

rue Saint-Honoré mes cheveux contre une bonne somme

d’argent, quand un hurluberlu est entré dans la boutique en

traitant le coiffeur de voleur et de scélérat. J’étais si abasourdie

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Qui vient escalader le ciel

que je n’ai rien trouvé à dire, et le jeune homme s’opposait

farouchement à ce qu’on me coupât les cheveux… Son numéro

a bien duré cinq minutes, et comme ni le coiffeur ni moi n’ar-

rivions à le faire sortir, nous avons tous les deux été mis à la

porte. Une histoire ridicule ! J’étais hors de moi, tu imagines,

mais ce garçon m’a proposé de l’argent pour me dédommager.

Au début j’ai refusé mais il insistait tant que j’ai accepté un

prêt… Je n’allais pas encore attendre et chercher un coiffeur

susceptible de m’acheter mes cheveux !

– Tu as donc accepté l’argent de cet inconnu…

– Tu ne trouves pas cela très moral, c’est ça ? Mais après tout,

c’est lui qui s’est mêlé de ce qui ne le regardait pas ! Et puis je

n’ai accepté que la moitié de la somme en lui promettant de

lui rendre l’argent un de ces jours.

– Je n’en reviens pas que tu aies fait confiance à un inconnu !

Comment a-t-il pu te convaincre, toi qui es si méfiante

d’habitude ?

– Il a beaucoup insisté, tu sais, et comme il avait l’air bon, je

n’ai pas osé dire non…

– L’air bon ? Il t’a plu, Dodik ! Voilà l’explication ! Il t’a plu !

Comment s’appelle-t-il ?

– Ce que tu peux être énervante Lili ! s’exclama Dora, prise

en flagrant délit de romance.

Et elle claqua la porte, furieuse de ne pouvoir être tranquille

nulle part.

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FleuRus

a PaRaITRE EN OCTOBRE 2018

Un

REFRaInQUI ME POURSUIT

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N° d’édition : J17205Achevé d’imprimer en septembre 2017 par Lego en Italie

Dépôt légal : octobre 2017

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RETROUVEZ TOUTE L’ACTUALITÉ DES ROMANS FLEURUS

Paris, 1933.

Fougueuse et passionnée, Dora Alekseïevna Vassilieva

compte bien s’acheter un appareil photo pour concrétiser son rêve :

devenir photographe-reporter et parcourir le monde. Mais comment s’affranchir de sa

famille à seulement 18 ans ? Contrainte par sa mère de se marier à un lointain cousin fortuné et tuberculeux,

Dimitri Vodianov, Dora croit voir sa vie lui échapper. Il lui faut surtout oublier Jean Doucet, ce jeune homme drôle

et hâbleur rencontré quelque temps auparavant… Peu après le mariage, Dimitri quitte Paris pour un sanatorium en Suisse, ayant

promis à Dora qu’il ne lui imposerait rien. Durant la manifestation du 6 février 1934, Dora revoit Jean. Ils parlent politique, photographie et se séduisent

infiniment. Dora a le cœur déchiré entre Dimitri et Jean.

Qui choisir dans cette tourmente, quand les ligues d’extrême-droite sèment la terreur, quand l’Europe sombre dans la haine et que

le Front populaire promet des lendemains qui chantent ?

Anne Lanoë

a écrit de nombreux livres pour la jeunesse.

Son premier roman, Le Ciel est la limite,

paru en 2016 chez Fleurus, a obtenu le

prestigieux prix NRP de Littérature

jeunesse. Anne Lanoë fait

également partie du

groupe de rock

Lili Brik.

15,90 e France TTCwww.fleuruseditions.com