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FIGURE DU DIEU GREC CHEZ HEGEL ET WALTER F. OTTO François Touchard Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques » 2016/1 N° 161 | pages 57 à 72 ISSN 0014-2166 ISBN 9782130733966 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2016-1-page-57.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- François Touchard, « Figure du dieu grec chez Hegel et Walter F. Otto », Les Études philosophiques 2016/1 (N° 161), p. 57-72. DOI 10.3917/leph.161.0057 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of British Columbia - - 142.103.160.110 - 01/09/2017 16h56. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of British Columbia - - 142.103.160.110 - 01/09/2017 16h56. © Presses Universitaires de France

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FIGURE DU DIEU GREC CHEZ HEGEL ET WALTER F. OTTOFrançois Touchard

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2016/1 N° 161 | pages 57 à 72 ISSN 0014-2166ISBN 9782130733966

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2016-1-page-57.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------François Touchard, « Figure du dieu grec chez Hegel et Walter F. Otto », LesÉtudes philosophiques 2016/1 (N° 161), p. 57-72.DOI 10.3917/leph.161.0057--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Les Études philosophiques, n° 1/2016, pp. 57-71

Que la philologie allemande des xixe et xxe siècles, en particulier la phi-lologie grecque, ait entretenu une relation privilégiée avec la philosophie, c’est ce dont le nom de Walter Otto témoigne d’une manière tout à fait exemplaire. L’auteur des Dieux de la Grèce – l’une de ses œuvres majeures parue en 1929 – s’inscrit à ce titre dans une tradition qui comprend aussi bien Wilamowitz-Moellendorff et erwin Rohde – ceux-là mêmes qui ont débattu avec le nietzsche de la Naissance de la tragédie – que Karl Reinhardt, le disciple d’Otto, plusieurs fois mentionné par Heidegger. La dimension proprement philosophique de l’œuvre d’Otto – dimension philosophique dont la source réside aussi bien dans l’idéalisme allemand que dans la phéno-ménologie – est sans aucun doute l’une des causes de sa faible influence sur les études grecques en France, lesquelles, sous la figure de l’anthropologie historique apparue dans les années 1960, auront préféré le modèle structu-raliste. Toutefois, la méconnaissance voire l’ignorance française de l’œuvre d’Otto, ne fut pas contrebalancée par une place centrale dans les études uni-versitaires en Allemagne : si elle fut reconnue, elle n’en fut pas moins celle d’un solitaire pour reprendre les termes de Karl Reinhardt dans l’hommage rendu par ce dernier à son maître : « La place reconnue à Walter F. Otto dans la science est proportionnelle à ce que chacun peut bien picorer, selon ses besoins, dans la totalité de son œuvre. Pour le reste, le silence est de règle. Il est une solitude dont jouit toute œuvre d’un certain niveau. Mais la solitude qui entoure l’œuvre de Walter. F. Otto est inscrite au cœur de la connaissance à laquelle il nous initie1. » sans prétendre atteindre le cœur de cette « connaissance à laquelle [Otto] nous initie », nous avons voulu nous intéresser à un aspect de sa pensée, aspect précis où il rencontre la philo-sophie hégélienne. si, en effet, Otto est davantage influencé par schelling ou, surtout, par Hölderlin, c’est à Hegel qu’il emprunte les concepts qui lui permettent de saisir l’essence du divin grec : la notion de figure (Gestalt) et

1. K. Reinhardt, « Walter F. Otto », trad. P. david, Poésie, 1981, n° 18, pp. 112-114.

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celle de manifestation (Offenbarung). C’est en concevant le dieu grec comme figure se manifestant, comme phénomène sensible, fini et limité, qu’Otto témoigne de l’influence hégélienne sur sa pensée.

Toutefois, notre volonté n’est pas ici de proposer une étude d’histoire de la pensée qui étudierait la parenté de Hegel et Otto et montrerait précisé-ment ce en quoi l’un et l’autre se rencontrent et se distinguent. Plus modes-tement et plus précisément, il s’agira ici de nous intéresser essentiellement à l’usage que fait Otto de la notion de Gestalt en son sens hégélien pour tâcher de rendre compte, en retour, de la signification de cette notion chez Hegel. et de fait, en portant attention à la notion de Gestalt, c’est le sens même du phénoménologique chez Hegel que nous aurons en vue puisque c’est bien dans le contexte phénoménologique de la Phénoménologie de l’esprit que la notion de Gestalt intervient de manière récurrente et significative, à savoir comme moment déterminé du processus phénoménologique – terme que les traducteurs rendent la plupart du temps par « figure ». Mais quelle est la raison qui impose d’en passer avec Otto par la compréhension grecque du divin pour éclairer une notion qui, chez Hegel, a manifestement un sens plus général ? dit autrement, faut-il, pour comprendre la notion même de phé-nomène en sa dimension hégélienne en passer par la compréhension de ce qui est proprement grec, geste qu’accomplit précisément Otto en cherchant à retrouver, contre la détermination chrétienne de la religion (notamment en récusant d’emblée la notion de foi, ce qui n’a pas de sens si le divin est ce qui apparaît, ce qui est), ce qui constitue authentiquement le sens grec du divin ? en réalité, si le dieu grec est la figure (Gestalt) par excellence (« la figure de toutes les figures2 » comme le dit Otto), s’il ne peut être compris que comme apparaître (φαίνεσθαι), si c’est là son concept propre, alors toute pensée du phénomène et de la figure devra trouver dans la méditation du sens grec du divin quelque chose d’essentiel. et, en retour, si c’est d’abord comme phénomène que le divin se donne à la conscience grecque, alors une telle attention à celle-ci devra nous faire considérer ce qu’il y a de grec dans l’ensemble du projet phénoménologique de Hegel, tel qu’il se réalise dans l’œuvre de 1807, par-delà même toutes les figures qui se rapportent d’une manière ou d’une autre au moment grec de l’esprit (que ce soit la figure de la vie éthique ou, plus loin dans l’œuvre, celle de la religion esthé-tique). Il s’agira ainsi de montrer ce qui demeure grec tout au long du pro-cès phénoménologique, et qui demeure en dépit de son dépassement dans l’épreuve consciente d’elle-même – qui n’est donc plus grecque – du négatif. Car si la notion de figure, de Gestalt, prendra tout son sens à partir d’une attention portée à la conscience spécifiquement grecque, elle n’en est pas moins présente tout au long du parcours phénoménologique dans son sens général et récurrent d’une configuration toujours singulière et en même temps précaire ou provisoire, en laquelle l’esprit, partant de soi, se finitise,

2. L’Esprit de la religion grecque ancienne. Theophania, trad. J. Lauxerois et C. Roëls, cité dans l’édition de poche Pocket, 2006, p. 100 (noté dorénavant Theophania).

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pour finalement revenir à soi en niant la figure dans laquelle il s’était ainsi posé. dès lors, interroger le phénomène (Erscheinung) en son sens grec, c’est tout simplement en revenir à l’essence même du phénomène. et interroger le phénomène en son sens grec, c’est toujours devoir en repasser par la notion même du divin, c’est examiner la compréhension grecque du divin, en tant que le divin est le phénomène lui-même, ce qui apparaît. et c’est justement Otto, en une fidélité totale à l’égard de Hegel, qui insistera sur cette identité entre le divin et le phénomène pour la conscience grecque et qui nous per-met, comme en un miroir où se réfléchirait quelque chose de la pensée de Hegel, d’éclairer ce que ce dernier peut entendre par « Gestalt ».

Mais avant de nous engager plus avant dans la question de la figure du dieu grec proprement dite, nous sommes en droit de nous poser la question de savoir ce qu’a en propre de grec la notion de phénomène chez Hegel. À y regarder de plus près, on peut en effet se rendre compte que le phénomène n’est pas de prime abord le propre de la pensée grecque. Quand Hegel se confronte à cette question, que ce soit dans la Phénoménologie de l’esprit ou dans la Science de la Logique, ce n’est pas tant le « φαίνεσθαι » grec qui se trouve visé mais c’est bien davantage à Kant qu’il pense. C’est ce qu’indique Hegel au § 415 de l’encyclopédie : « La philosophie kantienne peut être considérée de la façon la plus déterminée comme la philosophie qui a appré-hendé l’esprit en tant que conscience, et qui ne contient absolument que des déterminations de la phénoménologie, non de la philosophie, de l’esprit3. » et le fait que Hegel en revienne de manière privilégiée à Kant plutôt qu’aux grecs ne doit pas nous étonner : là où la pensée grecque relève encore d’une logique de l’immédiateté, d’une logique de la sensation, la philosophie kan-tienne, est au contraire, par excellence, une pensée qui relève de la média-tion, une pensée de la réflexion, une pensée de l’entendement dont le propre est de séparer. si la pensée kantienne est une pensée de la conscience, c’est qu’elle est pleinement, pour elle-même, une pensée de la séparation entre le sujet et l’objet, entre la forme et la matière : la conscience est bien, en effet, ce qui se tient d’emblée dans l’élément du Rapport, et donc de la médiation, comme l’écrit Hegel en résumant ainsi la pensée kantienne : « elle [la pensée kantienne] considère le Moi comme relation à une réalité située au-delà, qui s’appelle, dans sa détermination abstraite, la chose-en-soi, et elle ne sai-sit que selon cette finité aussi bien l’intelligence que la volonté4. » Le prin-cipe du phénomène, de l’apparaître, ne réside en rien dans une logique de la sensation qui est encore une logique de l’être mais bien, déjà, dans une logique de l’essence, comme l’indique la situation même du phénomène au sein de la Science de la logique. et si l’on trouve bien une esthétique trans-cendantale chez Kant, celle-ci n’est pas commandée par une nécessité de

3. Encyclopédie (notée dorénavant Enc.), § 415, trad. Bourgeois, vrin. sur tout ce développement concernant la situation du phénomène dans la pensée hégélienne, nous suivons les remarques et adoptons les conclusions formulées par e. Cattin dans le chapitre « Apparition » de Vers la simplicité. Phénoménologie hégélienne, vrin, 2010, pp. 39-58.

4. Ibidem.

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faire droit à un apparaître immédiat, nécessité qui proviendrait pour ainsi dire de l’expérience immédiate, mais bien plutôt à une nécessité logique de concevoir comme séparés l’essence et l’être-là qui manifeste celle-ci, de main-tenir une différence entre un phénomène et une chose en soi. C’est pourquoi le phénomène comme figure elle-même phénoménologique, le phénomène comme moment de l’apparaître de l’esprit (encore conscience) à lui-même se distingue du moment de la certitude sensible, laquelle répond à l’exigence de l’expérience immédiate de faire droit au spectacle qui s’offre d’abord à la conscience. C’est bien plutôt au moment où la conscience ayant dépassé la contradiction inhérente à la chose qui est l’objet de la perception, appa-raîtra comme entendement, au troisième chapitre de la Phénoménologie de l’esprit, « Force et entendement – Phénomène et monde suprasensible », que le phénomène apparaîtra comme tel, pour lui-même. et c’est dans ce même chapitre que la distinction kantienne entre chose en soi et phénomène sera dépassée, dans la mesure où derrière le voile du phénomène, il n’y a rien sinon la conscience de soi qui prendra conscience de sa propre activité : « Il se révèle que, derrière le prétendu rideau censé recouvrir l’intérieur, il n’y a rien à voir si nous, nous n’allons pas nous-mêmes nous mettre par-derrière, tout autant pour que l’on voie que pour que, derrière, il y ait quelque chose qui puisse être vu5. »

Mais si le phénomène est pensé à partir de Kant, qu’en est-il du phé-nomène dans son sens grec ? On a pu voir que le phénomène est en son concept au-delà de l’être, de l’immédiat. Or, pour la conscience grecque, le φαίνεσθαι est bien premier mais il ne se distingue pas de l’être : l’être est immédiatement apparaître et il n’est qu’apparaître, comme le remarque gérard Lebrun dans la Patience du concept : « sur un point, au moins, l’inter-prétation hégélienne de la pensée grecque rencontre celle de Heidegger : la coupure traditionnelle entre einai et phaneisthai n’est pas révélatrice de l’essence de la pensée grecque6. » dit autrement, l’être est d’abord sensible. Le phénomène n’est pas encore compris en son concept qui est de résulter de la scission entre le sujet et l’objet. Là où la conscience grecque reçoit l’apparaître en son immédiateté, le phénomène n’étant qu’en soi, c’est la philosophie kantienne qui pensera le phénomène pour soi et c’est pourquoi Hegel reviendra toujours à Kant quand il s’agira précisément de penser le phénomène pour lui-même. Toutefois, si la sensation (αἴσθησις) relève du domaine de l’être et non de l’essence comme le phénomène, il n’empêche que dans la sensation, nous sommes déjà dans le règne du phénomène, de la même manière que celui-ci s’étend au-delà du moment où, dans l’œuvre de 1807, il est pensé pour lui-même, à savoir dans le troisième chapitre de la section « Conscience ». nous y sommes seulement en tant que le phé-nomène n’est pas pour soi mais seulement en soi. Qu’est-ce à dire ? nous

5. Phénoménologie de l’Esprit (notée dorénavant PhE), trad. Bourgeois, vrin, p. 190.6. g. Lebrun, La Patience du concept. Essai sur le discours hégélien, gallimard, 1972,

p. 45.

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voulons dire par là que la figure encore sensible, dans laquelle se donne sin-gulièrement le dieu grec, ou plutôt les dieux grecs, est déjà, comme nous aurons à le voir, soumise au jeu du phénomène, à son ambiguïté principielle qui résulte de l’opposition entre le sujet et l’objet. C’est à ce titre seulement, c’est-à-dire dans l’explicitation de cette situation singulière de la conscience grecque, prise en un sens entre le règne de l’être et celui de l’essence, que l’on peut parler avec dominique Janicaud d’une « phénoménologie de la cons-cience grecque », qui est aussi bien ce qu’il nomme une « phénoménologie de l’être-en-présence » distincte d’une « phénoménologie de la subjectivité absolue », entendons, la phénoménologie à laquelle sera parvenu l’esprit par « le mouvement d’intériorisation qui anime la philosophie moderne »7. Ce que nous aimerions ainsi montrer, c’est que la figure (Gestalt) du dieu grec, si elle reste sensible, ne dépend plus pour autant de l’immédiateté naturelle, ce qui témoigne de la médiation de la conscience, médiation qui reste tou-tefois masquée à la conscience elle-même, du moins un certain temps ; bien plus, dans la mesure où, comme nous le verrons, la figure du dieu grec se comprend comme manifestation d’une puissance, elle fait déjà signe vers son propre dépassement. C’est donc dans cette tension entre l’immédiateté et la simplicité du sensible (αἴσθησις) et la loi duale de l’apparaître, du phéno-mène, tension qui caractérise en propre la conscience grecque, que peuvent être compris à la fois le sens grec du divin et, partant, la notion même de Gestalt dans l’usage qui est en fait dans l’œuvre de 1807.

Revenons au dieu grec. nous avons pu dire que celui-ci était déterminé aussi bien par Hegel que par Otto comme figure, figure qui se manifestait. Partons précisément de ce qu’en dit Otto qui, comme nous l’avons déjà mentionné, tient ensemble les concepts de manifestation (Offenbarung) et de figure (Gestalt), comme c’est le cas dans son ouvrage Das Wort der Antike : « Les dieux sont, et sont manifestes. Les figures manifestent la profondeur divine8. » Mais qu’entend Otto précisément par cette notion de figure ? Il faut préciser d’emblée qu’Otto propose une lecture « épochale » du divin grec9 : les dieux de la grèce, les Olympiens sont des figures qui succèdent aux dieux encore attachés aux éléments, aux dieux chtoniens. Cette différence générationnelle entre les pré-olympiens (que ce soient les dieux primordiaux ou les Titans) et les olympiens est en vérité, pour Otto, la différence entre un esprit ancien et un nouvel esprit, autrement dit constitue une conversion majeure dans le regard que les grecs ont porté sur leurs dieux. On peut ainsi lire dans les Dieux de la Grèce que « le nouvel esprit porte un autre regard sur l’existence. Pour lui, le plus important, ce n’est pas l’advenir et le pouvoir, c’est l’être. Les divinités deviennent les figures de la réalité. L’être multiple de

7. Cf. d. Janicaud, « essai d’une phénoménologie de la conscience grecque », in Hegel et la pensée grecque, J. d’Hondt (dir.), Puf, 1974. voir note 1 p. 135.

8. Das Wort der Antike, ernst Klett verlag, 1962, p. 60.9. nous reprenons cette expression à Jean Lauxerois dans le texte qu’il a consacré

à Walter Otto : « Le sens grec du divin. Éloge de Walter F. Otto » in La Beauté des mortels, desclée de Brouwer, 2011, p. 26.

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la nature y trouve une expression achevée et permanente. L’ancien mythe est aboli, la magie surmontée. Les dieux se sont définitivement séparés de l’élé-mentaire10 ». Ce que manifestent donc les dieux grecs, ce dont elles sont la figure, c’est l’être lui-même dans sa multiplicité : Otto dira ainsi que « sans le divin, il n’y a pas pour elle [la vision homérique du monde] d’image achevée du vivant11 ». Ou pour reprendre l’expression d’Otto citée par Karl Reinhardt dans son hommage : « Autant de régions de l’être, autant d’apparitions du divin. en chaque figure particulière transparaît toujours du même coup le monde en sa totalité12. » Mais si la figure est la manifestation d’une région de l’être, si elle est donc caractérisée par la finitude et la limite, elle n’en exprime pas moins la totalité de l’être dont elle est en quelque sorte un point de vue, telle la monade leibnizienne. C’est ce qu’explique Otto dans Die Gestalt und das Sein. On peut y lire en effet que « la figure est délimitée par son contour et cette limite paraît exclure l’autre comme ce qu’elle n’est pas. Mais la délimitation a ici cette merveilleuse propriété : tout ce qu’elle paraît exclure, elle l’inclut en soi du même coup. elle est un tout, et du même coup précisément le tout. et c’est pourquoi chaque véritable figure est disposée à manifester l’être à partir de sa profondeur toujours plus profonde et de son lointain toujours plus lointain. Cela ne tient qu’au spectateur et à la grâce de l’instant. Au degré le plus haut, il advient qu’elle donne à voir tout ce qui est dans tout, dans son indescriptible splendeur. Il devient là manifeste que l’être qui veut s’ouvrir en prenant figure est le divin13 ». un tel passage nous indique que par-delà les figures multiples, le divin constitue un principe qui se manifeste dans la pluralité. si Otto nomme le divin « la figure de toutes les figures14 », c’est qu’il y a un principe de la manifestation qui ne se mani-feste pas lui-même ; seulement la conscience grecque s’attache d’abord à la pluralité des manifestations sans pour autant nier l’unité d’un tel principe. C’est ce que sous-entend Otto lorsqu’il écrit : « La pluralité des dieux dans la religion grecque […] n’est point le contraire du monothéisme, mais peut-être bien sa forme la plus riche en esprit. […] Cependant les grecs n’auraient pas été le peuple de l’esprit le plus vivant, si la merveilleuse pluralité de l’être ne leur avait pas parlé d’une pluralité des différentes figures du divin, qui sont toutes éternelles et infinies, mais ne constituent tout le divin que ras-semblées. et ils tenaient pour plus pieux […] de vénérer le divin dans toute sa splendeur là où et dans la manière dont il se manifestait, que tout miser sur un être unique auquel ramener ces multiples manifestations15. » et nous pouvons d’ailleurs rajouter qu’une telle unité est perceptible dans l’expres-sion homérique « c’est un dieu (θεός) » : pour ulysse, revoir Télémaque,

10. Les Dieux de la Grèce, trad. C.-n. grimbert et A. Morgant, 1984, Payot, p. 58.11. Ibidem, p. 35. 12. K. Reinhardt, op. cit.13. Die Gestalt und das Sein, Wissenschaftlich Buchgesellschaft, 1975, p. 82. Traduction

proposée par J. Lauxerois et C. Roëls dans l’introduction à Theophania, pp. 11-12.14. Theophania, p. 100.15. Ibidem, pp. 129-130.

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63 Figure du dieu grec chez Hegel et Walter F. Otto

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c’est un dieu, c’est divin16. si le divin peut se manifester aussi diversement, c’est qu’il est en même temps un principe unique que l’indifférenciation d’une telle expression manifeste.

s’il est un dieu qui représente par excellence la conception grecque du divin comme figure, c’est Apollon. d’abord dieu du soleil, il devient pro-gressivement le dieu du regard, de la distance, de la limite. Il est la figure de la figure. Or, en tant qu’il manifeste une telle dimension et n’est donc plus attaché à une entité naturelle, il représente à sa façon un monde, comme l’écrit Otto : « Apollon lui aussi est tout un monde. dans toutes les sphères et à tous les degrés de l’étant se manifeste son esprit, depuis le règne végé-tal – dans lequel le laurier avec sa flamme qui brûle jusqu’au ciel, est son témoin le plus fréquent –, jusqu’au règne animal – où le loup, l’animal le plus vigilant du monde sauvage, l’animal qui lui est consacré, est sa forme d’apparition –, et jusqu’à l’homme enfin, qui doit être son image17. » Ainsi nous avons pu dégager d’emblée quelques traits de la figure des dieux grecs : clôture sur soi-même et en même temps ouverture sur l’ensemble de l’être, détachement à l’égard de l’élément naturel immédiat, étant davantage la manifestation de puissances.

si à partir de là, on en revient à Hegel, on s’apercevra à la lecture des Leçons sur la philosophie de la religion, en leur deuxième partie consacrée à la « religion déterminée » et, à l’intérieur de cette seconde partie, au cha-pitre qui concerne la religion grecque que Hegel nomme la « religion de la beauté », que le dieu grec est identiquement déterminé comme « figure », en des termes que ceux d’Otto rappelleront. On peut lire ainsi dans les Leçons de 1827 qu’un aspect du contenu de la religion des grecs est « l’appa-rition [phénoménale], la figure. Or, à ce degré c’est le beau qui domine. Le dieu apparaît. Ces puissances, ces déterminations absolues, éthiques et spirituelles sont objet de savoir, elles existent pour la conscience de soi empirique18 ». Associée à la notion de figure, se trouve donc la notion de beauté qui, comme on l’a vu, détermine en propre la religion grecque. Ainsi, la figure se donne d’emblée, pour Hegel, dans une dimension esthé-tique, c’est-à-dire dans le domaine de la sensation. C’est d’ailleurs ce que confirme la présence dans ces textes de la notion de plasticité, que cette plasticité soit celle de la statue, du corps de l’athlète ou même de la figure du dieu qui a son être-là dans le texte poétique. Le divin apparaît comme figure en tant qu’il est l’œuvre des hommes : « Les dieux grecs sont faits d’imaginaire humain. Ce sont des divinités plastiques, formées de mains d’hommes. Ils naissent ainsi de manière finie et sont produits par le poète ou la muse19. » C’est d’ailleurs dans la Phénoménologie de l’Esprit, dans le chapitre consacré à la religion esthétique, que le divin grec y est précisément

16. Cf. M. detienne, Préface aux Dieux de la Grèce, op. cit., p. 11.17. Theophania, p. 169.18. Leçons sur la philosophie de la religion, « La religion déterminée », t. II, trad.

g. Marmasse, vrin, p. 392.19. Ibidem, p. 393.

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déterminé comme ce qui apparaît comme œuvre, œuvre d’ailleurs de plus en plus langagière, de plus en plus spirituelle et de moins en moins liée à la nature – nous y reviendrons. Cette dimension naturelle demeure néan-moins, selon Hegel, l’un des aspects de la figure du dieu grec. en tant que le dieu est une figure sensible, elle reste attachée à la nature, à l’immédiateté du spectacle naturel : « Cet aspect entièrement extérieur est le bruissement des arbres à dodone, la tranquillité du bois de Pan, les pierres qui chutent, le tonnerre et l’éclair – bref les phénomènes extérieurs de la nature, qui sont pris pour quelque chose de supérieur20. » Mais il ne s’agit là précisément que d’un aspect. si le divin grec ne se déterminait que par son extériorité, si la nature était elle-même divine, alors rien ne la différencierait de ce que Hegel nomme dans la Phénoménologie de l’Esprit la religion naturelle, pour laquelle les éléments naturels sont immédiatement divins, que ce soit la lumière, le soleil, les figures végétales ou animales. À la différence d’une telle religion naturelle, la nature n’est pas divine en elle-même, elle a été pour ainsi dire mise à distance. Ce qui est divin, c’est bien plutôt la puissance qui se manifeste dans les étants naturels, l’être naturel en tant qu’il se mani-feste. et la « figure », étant par principe limitée, présentant des contours, résulte nécessairement d’une telle mise à distance. elle ne saurait être le pur spectacle naturel, adoré en tant que tel. C’est pourquoi la sensation n’est en réalité plus qu’un aspect du rapport de la conscience grecque au divin. L’autre aspect, c’est précisément ce que Hegel appelle dans les Leçons de 1927, le « principe initialement abstrait » qui sera mis en forme, sensi-blement par la conscience de soi, c’est-à-dire une conscience déjà opérante (et non pas soumise au spectacle de l’immédiat). La conscience produit la représentation du divin : « [L’imaginaire] forge ce [principe] initialement abstrait, cet étant intérieur ou extérieur, et en fait ce qui, alors seulement passe pour un dieu. L’explication consiste ici à en faire une représentation, à rendre la conscience capable de se représenter quelque chose de divin. […] L’imaginaire confère une figure à ce qui est intérieurement abstrait, ou bien à l’extérieur qui est tout d’abord immédiat, par exemple au tonnerre [ou] au bruissement de la mer. Il configure et pose ainsi comme concrets l’un et l’autre aspect, l’un étant spirituel et l’autre naturel21. »

On peut remarquer ainsi que l’immédiateté sensible est précisément ce qui est dépassé dans la figure du dieu grec même si le sensible reste une dimension irréductible d’une telle figure. Il nous semble que ceci peut être éclairé à partir de la figure phénoménologique qui signifie précisément un tel dépassement de l’immédiateté sensible, à savoir la figure de la certitude sensible. en effet, ce que la dialectique initiale de l’œuvre de 1807 expose, c’est précisément l’apprentissage par la conscience que l’immédiateté du ceci, de l’ici et du maintenant résulte d’une médiation qui ne lui était pas d’emblée manifeste, à savoir celle d’une conscience qui opère par synthèse

20. Ibidem, p. 392.21. Ibidem, pp. 392-393.

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65 Figure du dieu grec chez Hegel et Walter F. Otto

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(la synthèse qui fait de l’« ici » ou du « maintenant » le composé d’une mul-tiplicité d’« ici » ou de « maintenant »). Ce qui n’apparaissait pas d’emblée à la conscience, tant elle était absorbée par le spectacle de la sensation qu’elle tenait pour la seule vérité, c’est tout simplement sa propre opération d’in-formation du sensible. La vérité issue de la dialectique de la certitude sen-sible est dès lors la nomination qui fait passer l’objet qui s’était initialement présenté comme spectacle immédiat en chose, résultat d’une médiation. Ainsi, de la même manière que le dieu grec peut apparaître comme ce qui résulte d’une mise à distance du sensible, dans son immédiateté première, et, par suite, comme le résultat d’une opération de la conscience de soi, d’où provient précisément sa plasticité, la nomination est identiquement une telle configuration, une telle in-formation du sensible. de sorte que la dia-lectique de la certitude sensible permet de rendre compte de ce que signifie précisément une telle figure. d’ailleurs le langage est ce qui précisément, tout en informant le sensible, le spiritualise et se faisant, met à distance la nature.

À ce titre, rajoutons ceci : il nous semble que la question des mystères, en particulier des mystères d’Éleusis, peut être interprétée à partir de la notion de figure telle que nous sommes en train de la déterminer. en effet, les mystères apparaissent, nous semble-t-il, comme ce qui relève encore de la pure sensation, de la pure immédiateté sensible, du naturel non encore spirituel, et en ce sens est un stade antérieur à la religion grecque qui se pré-sente dans les figures des dieux. C’est ce qu’écrit précisément Hegel dans les Leçons de 1827 : « Les mystères se rapportent à la religion révélée des grecs comme les éléments naturels se rapportent à leur teneur spirituelle. Il s’agit du culte le plus ancien, un culte naturel et fruste. Comme les anciens dieux ne sont avant tout que des éléments naturels, le contenu des mystères est grossier et n’a pas encore été pénétré par l’esprit22. » On pourrait pourtant s’étonner d’une telle affirmation. Hegel n’écrit-il pas dans le chapitre sur la certitude sensible, au début de la Phénoménologie de l’Esprit, qu’il faut renvoyer ceux « qui affirment la vérité et certitude […] de la réalité des objets sensibles, […] à l’école la plus élémentaire de la sagesse, à savoir aux anciens mystères, célébrés à Éleusis, de Cérès et de Bacchus, et qu’ils ont, pour commencer, à apprendre le secret de l’acte de manger le pain et boire le vin ; car celui qui a été initié à de tels secrets n’est pas seulement amené à douter de l’être des choses sensibles, mais à désespérer de cet être, et, pour une part, il fait s’actualiser le néant qui est le leur, pour une autre part il les voit faire s’actualiser en un tel néant23 » ? Comment une telle sagesse pourrait-elle apparaître dans un culte qui sera qualifié dans les Leçons de 1827 de non spirituel ? en réalité, Hegel s’adresse à ceux qui veulent main-tenir le sensible dans son état de pur spectacle immédiat (les sceptiques de l’école de schulze), et qui tentent notamment de le maintenir dans le

22. Ibidem, p. 391.23. PhE, p. 141.

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discours de la description dont Hegel montrera la vanité. C’est eux qu’il s’agit de remettre à l’école des Mystères pour qu’ils fassent l’expérience du néant qu’est l’immédiat sensible, c’est-à-dire le sensible considéré comme subsis-tant par lui-même, comme susceptible d’aucune transformation (le langage montrera précisément à la conscience plongée dans une telle croyance qu’il n’en est rien, et que le ceci peut successivement être un arbre puis une mai-son). Mais y a-t-il pour autant une sagesse propre aux Mystères ? si c’est le cas, il faudrait également l’attribuer aux animaux, comme Hegel l’écrit dans ce même passage, puisque les animaux aussi consomment purement et sim-plement le sensible plutôt que de le maintenir et de le conserver comme tel. Mais il nous semble que la sagesse que Hegel attribue aux Mystères comme aux animaux est ironique : l’attitude purement consommatrice ne laisse pour ainsi dire rien subsister du sensible, si ce n’est la seule conscience de soi (mais cette figure n’est bien sûr pas encore pour elle-même, elle est juste, ici, en soi). nous sommes donc à l’opposé de toute attitude qui consiste à informer la matière, le sensible ; nous sommes dans l’absence même de figure. La nomination qui sera la vérité de la certitude sensible se tiendra en réalité à égale distance de ces deux écueils : celui de la conservation du sen-sible dans le langage de la description et celui de sa consommation pure et simple, dans une expérience ineffable (donc non spirituelle). On peut même aller plus loin en affirmant que Hegel rejette ces deux attitudes comme les faces d’une même pièce : à savoir comme deux attitudes apparemment opposées qui se rejoignent dans la même conception du sensible. en effet, l’attitude qui consiste à vouloir sauvegarder dans son auto-subsistance le sensible, dans la figure de la description, obtiendra le résultat inverse, à savoir la dissolution de son objet, de l’immédiat sensible (Hegel dit qu’« au beau milieu de la tentative effective de dire [ce morceau de papier-ci] il se désintégrerait24 » : ce papier singulier disparaîtrait en tant que singulier dans l’acte qui tâcherait de le dire). Mais à l’inverse, la consommation du sensible, l’expérience de sa non-vérité absolue, est tout aussi bien le plus bel hommage qu’on puisse rendre à son auto-subsistance, puisqu’à l’instar de la figure du maître dans la section « conscience de soi », une telle cons-cience de soi consommatrice trouve toujours le sensible comme un donné, indépendant de soi, dont elle a besoin pour précisément en accomplir son opération de néantisation ; une telle vérité apparaît de manière éclatante dans le cas de l’animal puisque sa subsistance ne peut être garantie que par une consommation du sensible toujours renouvelée : elle ne s’achève jamais. Ainsi, la prétendue sagesse des Mystères ou des animaux n’est en réalité pas bien éloignée de l’écueil de la conservation du sensible. C’est donc bien la nomination qui en organisant le sensible, en l’informant, à la fois le mettra à distance (et le concevra comme fluide, comme matière de l’opération de la conscience) et en même temps, d’une certaine manière, le préservera. Il nous semble que c’est précisément le sens que donne Hegel à la figure du

24. Ibidem, p. 142.

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dieu grec, qui se situe ainsi au-delà de la fausse sagesse des Mystères qui en restent à une dimension purement naturelle. Le dieu grec n’est déjà plus le sensible comme tel, il n’existe pas dans la seule sensation, il existe dans la figure qui n’est rien d’autre qu’une figuration, c’est-à-dire une production par la conscience de soi.

Cette situation de la figure du dieu grec est précisément celle que nous désignions plus haut : à la fois comprise à partir de la sensation, ce que manifeste bien l’expression « religion esthétique » qui désigne la religion grecque dans la Phénoménologie de l’Esprit, et en même temps, déjà, pris dans la loi du phénomène, de l’apparaître, qui implique la scission entre le sujet et l’objet. C’est ainsi qu’il faut entendre la notion de manifestation : c’est pour une conscience que le dieu apparaît et c’est dans le jeu entre une telle conscience et ce qui lui apparaît que la notion de figure prend tout son sens. Ce sont les Leçons sur la philosophie de la religion de 1824, plus encore que celles de 1827, qui insistent sur cette dimension en indiquant l’appartenance de la figure du dieu grec, et par là même, de la notion de figure en général, à la loi du phénomène : « Le dieu apparaît donc, c’est-à- dire qu’il a une figure, et il faut maintenant déterminer la manière d’être de cette figure. Or, cet apparaître, c’est-à-dire l’acte de donner figure, a deux aspects. Le dieu apparaît, il est pour un autre, il entre dans l’extériorité. un partage se fait par là, une distinction qui se détermine de telle sorte qu’il y a deux façons d’apparaître. La première façon est celle qui revient au dieu comme tel. La seconde est celle qui revient à l’esprit fini qui lui fait face, à la conscience. […] Il y a là deux moments. L’un des moments est ce qui est représenté, à savoir que le dieu agit lui-même, l’autre est ce que fait la conscience pour laquelle le dieu existe25. » Fidèlement au principe même du phénomène, l’apparaître du dieu est donc pris entre deux aspects : l’aspect objectif, qui est la puissance du dieu lui-même en tant qu’il se manifeste, et l’aspect subjectif, qui est l’opération de la conscience de soi qui fait adve-nir comme œuvre la figure du dieu, la fait venir à la présence. examinons chacun des deux aspects : le premier aspect est donc celui du dieu agissant comme tel, du dieu comme puissance, puissance qui rend compte de sa manifestation : « Le premier côté de l’apparaître, qui est représenté comme ce qui revient au dieu en soi, est son acte de se révéler, de se montrer, l’acte d’apparaître attribué au dieu comme tel. selon cet aspect, la conscience de soi en reste à la sensation, à l’accueil passif de ce qui se montre à elle et lui est donné. Cette manière de montrer se réalise surtout dans la pensée. Ce qui est éternellement en soi et pour soi se montre, est enseigné, est reçu, apparaît comme quelque chose de seulement donné. Ainsi il y a, ici aussi, un côté de l’apparition phénoménale du dieu26. » Ce premier moment est donc celui du phénomène dans son aspect sensible, par lequel c’est d’abord la dimension objective qui domine. Les dieux se manifestent et ils sont

25. Leçons…, op. cit., p. 287.26. Ibidem.

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pour ainsi dire partout dans la nature. C’est la parole de Thalès, plusieurs fois citées par Otto : « Tout est plein de dieux » (Πάντα πλήρη θεῶν). Toutefois, là encore, il ne s’agit plus de la religion naturelle qui voit le divin dans les éléments naturels eux-mêmes. Le grec, au contraire, considère le dieu dans la puissance qui se manifeste, certes, mais qui en même temps se cache derrière sa manifestation. Il suffit d’ailleurs de mentionner les méta-morphoses des dieux pour s’en convaincre : le dieu ne se manifeste jamais en son principe, en tout cas aux yeux des mortels. et s’il le fait, le mortel ne saurait y survivre : c’est précisément ce que signifie le mythe de sémélé, mortelle aimée de Zeus et mère de dionysos, qui demande au dieu, confor-mément à ce qu’Héra, jalouse, lui avait suggéré, d’apparaître dans toute sa gloire, dans l’éclat de sa puissance. Ce qu’il fera, ayant juré de lui accorder les faveurs qu’elle lui demanderait, et ce qui la tuera. La puissance des dieux est donc à la fois ce qui rend compte de la manifestation des dieux et ce qui se cache derrière cette manifestation. et d’ailleurs, comme chez Otto, cette puissance tendra vers l’unité, derrière la pluralité des manifestations, en par-ticulier sous l’aspect de la nécessité, qu’on la nomme ἀνάγκη ou μοῖρα, puissance abstraite qui commande aux dieux eux-mêmes. Ainsi que l’écrit Hegel : « […] au-dessus de ce cercle des dieux demeure l’un, qui flotte au-dessus de leur particularisation. L’un est ce qui fait d’eux des êtres bornés. Cet un flotte au-dessus d’eux, la nécessité simple, le fatum, c’est la nécessité sans détermination et par conséquent sans concept, la nécessité qu’on ne peut éviter et dont on ne peut s’approcher27. » C’est par l’idée d’une telle puissance, présente derrière la figure des dieux et qui rend compte de cette figure que l’on peut dire que la figure du dieu fait signe vers son propre dépassement dans l’au-delà du sensible (de la même manière que l’objet se présentera sous l’aspect de la loi de l’entendement dans la Phénoménologie de l’Esprit).

Toujours est-il qu’il ne s’agit là que du premier aspect du phéno-mène, la dimension objective de celui-ci. Mais Hegel signale l’existence d’un second aspect qui coexiste avec le premier dans la notion de figure : « L’autre aspect, tout autant essentiel que le premier, est que l’apparaître est un produit de la conscience de soi à laquelle le dieu apparaît. L’apparition [phénoménale] est la limite des deux [conscience de soi et divinité], qu’elle sépare et relie28. » Le phénomène, la figure sont donc précisément la ren-contre entre l’objet dont la conscience considère la puissance (la divinité objective) et le sujet en tant qu’il produit la figure. Les deux aspects existent dans la scission, mais cette scission n’est qu’en soi, elle n’est pas consciente d’elle-même. C’est précisément ce qui a lieu dans la dialectique de la certi-tude sensible : la conscience a beau savoir qu’elle opère une synthèse du sensible, elle ne se sait pas encore comme l’identité de l’objet et du sujet. Les deux aspects restent donc ici indépendants tout en coexistant : sinon

27. Ibidem, p. 278.28. Ibidem, p. 287.

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69 Figure du dieu grec chez Hegel et Walter F. Otto

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l’homme se connaîtrait comme le divin lui-même (ce qui sera effectif dans le christianisme). L’homme grec ne se sait d’abord que comme celui qui fait advenir la figure du dieu. Mais, si on lit le chapitre consacré à la religion esthétique dans la Phénoménologie de l’Esprit, on se rend compte que la conscience grecque, ou plutôt l’esprit en son moment grec, va désespérer de la dimension objective du dieu (le premier aspect de la figure du dieu) et prendre conscience que ce qui a produit le dieu, la conscience de soi, est le seul aspect qui subsiste. Ainsi, partant de l’œuvre d’art abstraite qui présente le dieu dans sa plasticité la plus extérieure (la sculpture) ou plus langagière (l’hymne), œuvre langagière qui demeure un être-là extérieur, sensible, du dieu, la religion grecque va progressivement s’intérioriser en passant par l’œuvre d’art vivante où le soi humain devient œuvre d’art et donc présence du dieu (notamment la belle corporéité de l’athlète qui correspond au moment où l’homme lui-même devient en quelque sorte le dieu) puis l’œuvre d’art spirituelle : l’épopée, la tragédie où le soi se mani-feste comme actif, et enfin la comédie où le soi se sait comme le principe de toute chose (y compris de la puissance du destin qui se manifestait encore dans la tragédie). Pour que le soi intérieur et le soi extérieur, les deux aspects de la figure du dieu se réconcilient, il a fallu donc en passer par l’apprentis-sage que ces deux aspects ne sauraient coexister de manière indépendante. Il en est de ce moment comme de la fin de la section « conscience » où pré-cisément la conscience se découvrait derrière le phénomène comme seule agissante et pouvait donc devenir pour elle-même conscience de soi. et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les œuvres de la religion esthétique sont de plus en plus langagières puisqu’il appartient précisément au langage de réconcilier le soi universel et les soi singuliers, comme l’indique Hegel à plusieurs reprises dans la Phénoménologie de l’Esprit. Mais un tel devenir langagier des œuvres ne veut pas dire l’abolition du sensible comme tel, pas plus d’ailleurs que du divin. Le langage dans lequel se dit la disparition du soi universel du dieu, de sa puissance autonome, est encore une forme de présentification du divin sous la forme du soi qui dit. C’est précisément ce qui permettra de passer, de là, à la religion manifeste, c’est-à-dire au christianisme. Pour être réconciliés, les deux moments du phénomène qui caractérisaient la figure du dieu grec n’en ont pas moins disparu même s’ils se savent dorénavant identiques l’un à l’autre.

Concluons en reprenant notre question initiale : qu’en est-il dès lors de la notion de figure, puisque c’est elle que nous visions à travers le dieu grec ? Rappelons que cette notion a un sens général dans la Phénoménologie de l’Esprit : elle désigne le procès total en l’une de ses déterminations sin-gulières. On trouve la formulation de la signification phénoménologique de la figure au début de la section « Religion » : « […] l’esprit descend de son universalité, en passant par la détermination, jusqu’à la singularité. La détermination ou moyen-terme est la conscience, la conscience de soi, etc. Mais la singularité est constituée par les figures de ces moments. C’est pourquoi celles-ci présentent l’esprit dans sa singularité ou effectivité, et

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70 François Touchard

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elles se différencient dans le temps, de telle sorte, toutefois, que la figure qui suit garde en elle les figures qui précèdent29. » À l’instar du dieu grec, dont la figure est à la fois close, finie car singulière et en même temps réflexion de l’unité du tout, la figure phénoménologique en son sens général est singulière mais d’une singularité universelle. elle est le tout du procès en l’un de ses moments, sous l’un de ses points de vue. Toutefois, il serait erroné de faire de la figure du dieu grec seulement une métaphore de toute figure en général. elle est par excellence la figure (la figure de toutes les figures). La conscience grecque du divin est la conscience phénoméno-logique par excellence, prise certes dans l’ambiguïté du phénomène. Mais en tant que phénoménologie, elle est le regard qui demeure, qui fixe, qui organise et en même temps sauve le sensible. Ce qui n’est pas grec, c’est assurément le mouvement de la personnalité pure, le soi qui se sait comme négation et relève, ce qui sera pleinement chrétien et accueilli philosophi-quement par la modernité. Il faudrait toutefois nuancer notre propos : car c’est en utilisant, dans la préface de la Phénoménologie de l’Esprit la figure d’un dieu grec, mais la figure de la non-figure, que Hegel décrit le procès philosophique qui brise dans son flux toute fixité : « Le phénomène est le naître et disparaître qui, lui-même, ne naît ni ne disparaît, mais est en soi et constitue l’effectivité et le mouvement de la vie de la vérité. Le vrai est ainsi le délire bachique dans lequel il n’y a aucun membre qui ne soit ivre, et, puisque chaque membre, en tant qu’il se sépare, se dissout aussi bien immédiatement, ce délire est aussi bien le repos transparent et simple30. » est-ce à dire que l’esprit dionysiaque, la fin de toute figure, est ici ce qui a vaincu définitivement de l’esprit apollinien, de la figure par excellence ? ne reste-t-il rien d’apollinien dans le procès phénoménologique ? en réalité, si le procès n’avait sa fixité que du point de vue de l’ensemble du mouvement, s’il ne pouvait prendre figure, alors il ne pourrait tout simplement pas se dire, il serait un mouvement de pure consumation : c’est là la leçon que l’on peut tirer d’une lecture de la figure de la certitude sensible. L’esprit doit nécessairement se finitiser, et, partant, se faire sensible, fût-ce comme langage (dont on a vu qu’il était encore l’être-là d’une figure, et donc le lieu d’une in-formation). Il est en un sens nécessaire que la conscience pour ainsi dire s’attarde et résiste au mouvement de la dissolution de la négati-vité, à l’ivresse du délire bachique. L’existence de figures tout au long du procès phénoménologique, de figures nécessairement sensibles, est ce qui demeure de la conscience grecque. Ainsi, dès lors que l’esprit prend figure, à condition bien sûr que l’on ne perde pas de vue qu’il ne s’agit que d’un moment du procès, alors c’est le regard apollinien qui résiste à la frénésie dionysiaque. Comme l’écrit Otto : « La nature dionysienne veut l’ivresse, donc la proximité ; l’apollinien veut la clarté et la figure, donc la distance, c’est-à-dire l’attitude de celui qui connaît. L’œil soleillant d’Apollon refuse

29. PhE, p. 565.30. Ibidem, p. 90.

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71 Figure du dieu grec chez Hegel et Walter F. Otto

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le trop proche, l’empêtrement dans les choses, et tout autant l’ivresse mys-tique et son rêve extatique. Il ne veut pas ce que, sentimentalement, nous nommons l’âme, mais il veut l’esprit. Cela signifie liberté, élégance de l’écart, largeur du regard31. »

François Touchard

31. Theophania, p. 167.

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