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FAUT-IL REDÉCOUVRIR LES NATIONS ? Claudio Cesa P.U.F. | Revue de métaphysique et de morale 2014/1 - N° 81 pages 27 à 38 ISSN 0035-1571 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2014-1-page-27.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Cesa Claudio, « Faut-il redécouvrir les nations ? », Revue de métaphysique et de morale, 2014/1 N° 81, p. 27-38. DOI : 10.3917/rmm.141.0027 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 27/03/2014 01h16. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 27/03/2014 01h16. © P.U.F.

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FAUT-IL REDÉCOUVRIR LES NATIONS ? Claudio Cesa P.U.F. | Revue de métaphysique et de morale 2014/1 - N° 81pages 27 à 38

ISSN 0035-1571

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2014-1-page-27.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Cesa Claudio, « Faut-il redécouvrir les nations ? »,

Revue de métaphysique et de morale, 2014/1 N° 81, p. 27-38. DOI : 10.3917/rmm.141.0027

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RÉSUMÉ. — Dans les États européens, on a vu s'affaiblir le sentiment de l'apparte-nance nationale ; cette transformation a été généralement jugée avec sympathie, car ellesemblait signifier que, chez les nouvelles générations, la mentalité qu'on appelait natio-naliste et qui avait accompagné les hécatombes de la première moitié du XXe siècle avaitdisparu. Nous sommes pourtant obligés de reconnaître aujourd'hui que l'effacement dumythe de la nation a creusé un abîme dans lequel se sont également effondrées desappartenances qui avaient autrefois rivalisé avec la nation (les églises, les partis).Résultat : un déracinement qui a aussi des motivations économiques, mais qui ne pour-rait être corrigé avec une simple relance de la production. Nous avons oublié que lanation n'était pas seulement une dimension politique ; elle était avant tout un tissuculturel dont la langue, à partir de l'alphabétisation générale, a été le ciment principal.Ne serait-il pas nécessaire de reconsidérer la politique de l'éducation ?

ABSTRACT. — In European countries, we have seen a weakening of the sense ofnational belonging ; this transformation was generally regarded with sympathy, becauseit seemed to imply that, among the new generations, the mentality that was callednationalist and that had accompanied the carnage of the first half of the 20th centuryhad disappeared. Yet we are obliged to recognize today that the obliteration of the mythof the nation left an abyss which also swallowed affiliations that once competed with thenation (churches, parties). The result is : an uprooting which also has economic implica-tions, but which could not be corrected with a simple increase in production. We haveforgotten that the nation did not only have a political dimension ; it was above all acultural tissue whose language, beginning with a general literacy, was the main cement.Would it not be necessary to reconsider the policy of education ?

Tout récemment, je suis tombé sur la toute première ligne d'un article desAnnales historiques de la Révolution française : « Pas d'ennemi, pas denation1 » ; peu après, en feuilletant un numéro de Manière de voir, j'ai lu, dansl'éditorial, le constat suivant : « il n'y a plus d'ennemi aux frontières2 ». Encoredurant la première moitié du XXe siècle, la conscience collective des nationsétait hantée par l'image de l'ennemi héréditaire, et il faut reconnaître que la

1. Alexandre TCHOUDINOV, « Pourquoi l'ennemi ? », Annales historiques de la Révolution fran-çaise, n° 369, 2012, p. 3.

2. Philippe LEYMARIE, « Par procuration », Manière de voir, n° 126 (2012-2013), p. 4.

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disparition de ce cauchemar a été une véritable libération ; pour les peuples dela vieille Europe l'unique bénéfice, peut-être, des catastrophes de la « guerrecivile européenne ». Mais ce bénéfice n'a-t-il pas comporté, à son tour, l'affai-blissement toujours plus rapide du sentiment de l'appartenance nationale ? Lanation ne serait-elle pas quelque chose de périmé ? Cela est déclaré nettement àla fin de l'article «Nation » d'un lexique politique italien très répandu :

la nation représente en synthèse l'idéologie de l'État bureaucratique centralisé. Avecla fin de ce dernier, par effet de la globalisation de l'économie […] le concept denation se fait périmé ; son héritage, ce sont des phénomènes d'identification néo-régionalistes qui, bien qu'en employant le lexique de la nation, refusent l'idée mêmed'une citoyenneté nationale3.

On pourrait rétorquer que les politologues sont souvent trop figés sur le tempsprésent, et qu'ils négligent parfois les performances secrètes ; mais il faut bienreconnaître qu'au cours des soixante dernières années, le mot « nation » a beau-coup perdu de son attrait. Il y a vingt ans de cela, un livre d'Alain Minc, LaVengeance des nations4, prétendait relever un changement de direction ; peuaprès, les guerres balkaniques semblaient lui donner raison ; mais s'agissait-ilde mouvements nationaux, ou bien de subversions ethniques qui ont porté à lanaissance de petites unités territoriales évoquant, plutôt que l'essor de nouvellesnations ou de nouveaux États, l'émiettement de l'Allemagne, et de l'Italie, auMoyen Âge ? L'énergie inflexible des minorités actives qui avaient bâti lesÉtats nationaux au cours du XIXe siècle était aussi nourrie par le souvenir, etl'image, de la misère des petits États, la Kleinstaaterei pour reprendre le termeallemand, lourd de mépris. Il est superflu d'apporter ici des témoignages descontemporains.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la proposition d'une division défi-nitive de l'Allemagne avait été discutée parmi les puissances proches de lavictoire ; la guerre froide fit rapidement oublier cette hypothèse et les blocsadverses se prodiguèrent en solennelles professions de foi de ne jamaisreconnaître comme permanente l'existence, factuelle, des deux États, la Répu-blique fédérale et la République démocratique ; en 1990, l'Allemagne fut une.Mais peu après, quelque chose de bien différent, voire d'opposé, allait se pas-ser : l'éclatement de la Yougoslavie et la scission en deux de la Tchécoslova-quie ; ces événements qui, avant 1939, auraient provoqué une guerre générale,

3. R. ESPOSITO et C. GALLI (dir.), Enciclopedia del pensiero politico, Rome-Bari, 2005, p. 576.L'auteur de l'article, F. Tuccari, a argumenté son diagnostic dans le volume La Nazione, Rome-Bari,2000.

4. Alain MINC, La Vengeance des nations, Paris, Grasset, 1990.

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ne suscitèrent en Europe presque aucune émotion ; l'intervention militairedans l'aire balkanique fut décidée pour limiter l'affrontement toujours plusviolent des groupes ethniques, et pour stopper un conflit qui menaçait d'êtreincontrôlable.

Les deux États qui se dissolvaient ainsi avaient pris naissance à la fin de laPremière Guerre mondiale ; mais ils étaient l'aboutissement d'un processusqui avait commencé au début du XIXe siècle ; l'amalgame de petits peuplesdifférents, depuis longtemps soumis à une domination étrangère, avait pour butde leur donner une dimension politique respectable, et une conscience collec-tive. Cette aspiration s'est soldée par un échec ; mais, quoi qu'il en soit, forceest de reconnaître que ces dissolutions attestent le renversement d'une évolutionqui, en Europe, avait été normale. On peut soutenir que, dans le cadre del'Europe d'aujourd'hui, les « petits » peuples n'ont plus besoin de se protégerpar eux-mêmes contre une pression extérieure ; mais peut-être la questionpourrait-elle également être posée de manière différente : ne serait-il pas pos-sible que l'unité européenne comporte la crise des États qui se voulaient natio-naux avec, comme résultat final, non l'Europe des nations mais plutôt l'Europedes régions ?

Nombreux sont ceux qui se réjouiraient de cette perspective : la fin desidentités nationales ne serait-elle pas la bonne voie vers la citoyenneté euro-péenne ? Je crains qu'ils n'oublient que le lien national n'est pas seulement uncontexte de droits et de devoirs, mais quelque chose qui a son assise dans unelangue, dans une culture que la langue a exprimée, dans les liens instinctifs desolidarité qui se nourrissent de souvenirs communs ; tout cela a été mis enquestion, et de façon aiguë, au cours du demi-siècle passé ; le malaise écono-mique et l'incapacité d'y apporter des remèdes ont fait le reste. Mais ce seraitune illusion bien dangereuse que de croire que d'une pluralité d'hommes déçus,tous épris de leurs droits, puisse naître une communauté de citoyens. Avançonsl'hypothèse que, dans les deux prochaines décennies, l'Italie, l'Espagne et laBelgique s'abandonnent au même sort que l'ancienne Tchécoslovaquie ; et queles fonctionnaires des multiples autorités européennes soient même plus éclairésque les Turgot et les Tanucci, la situation qui en dériverait serait à peu prèscoloniale, avec les classes politiques tout absorbées par les problèmes locaux :des maires, non des hommes d'État.

Il n'est pas question d'un retour au passé, à l'Europe de l'entre-deux-guerres ; cela serait tout simplement impossible. Il s'agit plutôt de profiter de lacrise actuelle des nations pour se demander sérieusement si le déclin des nationsdoit être accepté comme une fatalité, ou bien s'il y a encore une possibilité deles faire subsister, avec leurs individualités, dans le cadre d'une union euro-

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péenne. Laissons de côté les tensions économiques, qui représentent seulementun aspect du rapport dialectique entre les États et les institutions communau-taires, et considérons plutôt la mentalité collective, ou la « culture », entremêléede l'image que les citoyens de chaque nation se font de leur propre patrie. C'estcette image qui détermine leur position envers l'Europe ; si elle est négative, lesdélibérations des autorités européennes sont perçues comme arbitraires et auto-ritaires, et il sera contesté au gouvernement national de s'y être plié. Un senti-ment d'impuissance surgit alors, creusant davantage le fossé entre l'opinionpublique (qui n'est pas nécessairement aveugle) et les pouvoirs. Prenons garded'ébranler en même temps et les nations et l'Europe.

Le rapport que j'ai dit dialectique entre Europe et nation avait été remarquépar deux grands historiens qui, au cours des mêmes années (1943-1946), aprèsle tournant de la Seconde Guerre mondiale, avaient donné des cours sur l'idéede nation et sur l'idée d'Europe ; Lucien Febvre au Collège de France et Fede-rico Chabod à la Faculté des lettres de Milan5. Febvre parlait de la « fatalité »de la nation ; nation, « parole révolutionnaire », car parole « politique », quiréveille chez l'homme la conscience d'appartenir à une communauté originelle,ayant son langage et son histoire, et qui lui impose des devoirs ; Chabod disaitla même chose : c'est la Révolution française qui a créé les nations modernes,lorsque la politique se fit passion collective, « religion » ; et il citait l'avant-dernière strophe de La Marseillaise, « Amour sacré de la Patrie », ce qui sousl'occupation allemande était aussi un message. Pour les deux, l'avènement desÉtats nationaux signalait « la crise de la conscience européenne » (Chabod utili-sait là le titre du célèbre volume de Paul Hazard) ; Febvre était plus drastique :les États nationaux tuent l'Europe, et pourtant la composent. Les deux s'accor-daient enfin pour constater que la civilisation qui, jusqu'au XVIIIe siècle, étaitpar définition européenne, était désormais partagée avec l'Amérique du Nord,et était en train de gagner la planète ; européen et civilisé avaient cessé d'êtresynonymes.

Depuis lors, soixante-dix ans se sont écoulés ; en dépit des admonestations deFebvre, une union européenne fermée à la Russie et à l'Orient a été constituée ;après l'écroulement de l'URSS, elle s'est étendue jusqu'aux États balkaniqueset à la zone danubienne ; cette union est étroitement liée aux États-Unis, voiresoumise à leur hégémonie. Courbés par les défaites, les pays du Vieux Conti-nent ont cessé de se considérer comme des puissances ; la France seule s'estbattue, pendant un quart de siècle, pour conserver son rôle de nation impériale.Aux yeux de la grande majorité des Européens, ce qui avait été perdu sur le

5. F. CHABOD, L'idea di nazione, Bari, 1961, et Storia dell'idea di Europa, Bari, 1961 ; L. FEBVRE,Honneur et Patrie, Paris, Perrin, 1997, et L'Europe. Génèse d'une civilisation, Paris, Perrin, 1999.

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terrain politique semblait avoir été racheté par la croissance économique ; maisl'avantage que l'on considérait acquis a été progressivement rongé par le déve-loppement des pays asiatiques, tandis que la perte de prestige et d'attrait dela culture soulève des difficultés imprévues à l'assimilation de millionsd'immigrés. La décadence6, ce vieux cauchemar souvent récurrent, est-ellecette fois-ci une réalité ?

Fermer les yeux devant le danger n'est pas le moyen d'y échapper. Leshommes sont faits par l'histoire, mais il est tout aussi vrai que ce sont leshommes qui ont à faire l'histoire. La « décadence » est dans les choses – « lemonde est le monde », disait Lucien Febvre – mais elle est aussi entrée dans lesconsciences ; l'une de ses manifestations est la crise de la nation. Il est impos-sible de pronostiquer si cette crise sera résorbée, mais on peut rechercher lesétapes par lesquelles elle a conquis les esprits. Parler de l'Europe en généralserait au-delà de mes capacités ; je me limiterai donc à aborder le problème enévoquant brièvement le débat qui a eu lieu en Italie et dont les conclusions sontloin d'être rassurantes.

Malgré la défaite militaire, l'unité nationale italienne n'avait pas été remiseen question, le danger d'un séparatisme sicilien avait été bien vite surmonté.Seize ans après la fin du conflit, le centenaire de l'unité (1961) fut célébré dansun pays qui se réjouissait pour son «miracle économique » et qui pouvait aussise complaire de la dominance, sur la totalité de son territoire, de la langueitalienne ; la radiodiffusion et la télévision avaient réussi là où l'organisationscolaire n'avait pas atteint son but. Du côté de la haute culture, les chosesallaient bien ; les grandes maisons d'édition traduisaient le meilleur de la pro-duction internationale et ouvraient leurs collections non seulement aux maîtresreconnus, mais aussi aux clercs de la nouvelle génération. Les points de souf-france restaient cependant nombreux. Avant tout, la question du Midi ; ensuitel'inégalité du développement, dans l'industrie et dans l'agriculture ; la lourdeurde l'administration, etc. ; l'équilibre social restait précaire. Ce qui passaitinaperçu était le décalage toujours croissant entre les milieux intellectuels,parmi lesquels la jeunesse étudiante, et la classe politique. Les nouvelles desmanifestations américaines contre la guerre du Vietnam, et surtout de celles deMai 68 en France, eurent l'effet d'une étincelle dans une poudrière. Presquetous les pays européens connurent des phénomènes semblables ; mais, en Italie,à la protestation étudiante s'ajoutèrent les agitations ouvrières que les syndicatsne réussissaient pas à diriger ; les troubles traînèrent pendant plus de dix ans ;

6. Jean-Yves FRÉTIGNÉ et François JANKOWIAK (dir.), La Décadence dans la culture et la penséepolitique, Rome, École française de Rome, 2008.

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des cellules clandestines se formèrent, à gauche comme à droite ; ce fut lasaison du terrorisme (1969-1978) qui fit des centaines de victimes. On a puaffirmer qu'au cours de l'année 1968 avait commencé la « dénationalisation desmasses7 » ; la formule est heureuse car la « culture » de cette gauche se détachaitradicalement de la version italienne du communisme (la « voie nationale vers lesocialisme »). Cette dernière avait exercé une critique très sévère de la façon parlaquelle s'était réalisée l'unité nationale, et avait revendiqué pour sa traditionson opposition aux entreprises coloniales et à la guerre de 1915-1918, mais elles'était toujours rattachée aux épisodes de l'histoire italienne où le « peuple »avait été le protagoniste de la lutte pour l'unité nationale ; avoir appelé laRésistance le « secondo Risorgimento » – la formule devint canonique – signa-lait bien le propos d'affirmer une continuité historique. Tout cela fut balayé : lemythe de Che Guevara, l'engouement pour la Révolution culturelle chinoise,etc., étaient le signe que l'on s'engageait pour l'humanité sans l'intermédiairedes nations ; le signe également que l'on refusait toute structure hiérarchique ;la « lutte contre l'État » était ouvertement proclamée, tout comme la lutte contreles partis de gauche qui, même dans l'opposition, avaient été les suppôts del'État parlementaire8.

Les gouvernements, très faibles, tâchaient seulement de contenir l'anarchiesociale ; la crise pétrolière de 1973, avec ses répercussions sur l'économie,empêcha toute stabilisation ; les grèves eurent une amplitude sans comparaisonavec les autres pays européens, et furent accompagnées par la fuite de capitauxà l'étranger. Le «miracle économique » était oublié, la rupture avec le passéétait consommée. À l'occasion d'un congrès (1978), un historien illustre,R. Romeo, constatait :

Tandis que les historiens regardent l'histoire de l'Italie comme l'un des nombreuxitinéraires qui ont concouru à la formation de l'Europe moderne, les Italiens qui nesont pas du métier semblent bien convaincus que leur pays est une méprise totale.Cette image, alourdie de défiance à l'égard de leur propre passé de nation, c'est-à-direde leur existence même en tant qu'entité politique, se manifeste d'un côté par lasubsistance d'un esprit de mutinerie anarchisante chez les milieux populaires, et del'autre côté, surtout au sein de la classe moyenne, par un européanisme qui est surtoutla recherche d'un succédané de ce que l'État national n'a pas su être, et n'a pas été9.

7. Marco REVELLI, in Storia dell'Italia repubblicana, vol. II, t. 2, Turin, 1995, pp. 392-399.8. Il ne s'agissait pas d'une spécificité italienne, mais d'un phénomène ancien et bien connu ; voir

par exemple A. PIZZORNO, « Istituzioni rappresentative e partiti politici », in Storia d'Europa Einaudi,vol. V, Turin, 1996, pp. 1017-1028.

9. R. RAINERO (éd.), L'Italia unita, problemi e interpretazioni storiografiche, Milan, 1981,p. 161 ; à la même constatation arrivait un autre historien, Francesco GALASSO : « on entrevoit, enversl'histoire de l'Italie unie, une méfiance, un air rébarbatif, un manque (impalpable et indéfinissable,

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Romeo semblait pourtant convaincu que le malaise était susceptible d'être mai-trisé, car il s'agissait de sentiments troubles, indéterminés. Dans les annéessuivantes, il s'exprime de façon bien plus préoccupée, sans s'apercevoir, mesemble-t-il, qu'il ne s'agissait plus de la traditionnelle grogne des Italiens àl'égard de leurs gouvernants. La même année, des études rédigées par dessociologues qui s'occupaient de la Konfliktforschung soutenaient que la « per-formance » du système politique italien était désormais en décroissance avec,comme conséquence, une perte progressive de légitimité10. Tout cela n'étaitque trop vrai.

Le manque de légitimité du système politique entraînait avec lui les institu-tions savantes et l'Université ; l'attention pour les tendances de la rechercheinternationale restait très vive, mais elle se doublait d'une sorte de déracinementà l'égard de la culture nationale. En dressant le bilan d'un congrès philoso-phique (1981), N. Bobbio constatait que les philosophes italiens ne considé-raient apparemment plus digne de leur sollicitude le problème de l'éducationnationale ; et il ajoutait, avec amertume, que cela dérivait du fait que, pour lanouvelle génération, « l'Italie n'était plus une nation » ; cette génération n'étaitplus soutenue par le sentiment « qui, autrefois, était appelé amour de la patrie » ;il s'interrogeait : « Pourquoi ? me suis-je souvent demandé ; et je n'ai jamaistrouvé de réponse satisfaisante11. »

Il n'y a pas lieu ici de faire la chronique des convulsions qui menèrent àl'effondrement des partis qui dirigèrent le pays depuis 1945, ni de ce qui sepassa ensuite. Je me rattacherai plutôt au « Pourquoi ? » de Bobbio, car il n'étaitpas le seul à poser la question, et plusieurs osèrent même lui donner uneréponse. Les limites de mon exposé imposent de laisser de côté les réflexionsmétapolitiques, ainsi que les analyses historiques recherchant dans l'Italieentière après son unification les motivations du désarroi actuel12. Je me borneraidonc à évoquer quelques épisodes de l'examen de conscience nationale qui,peut-être en désespoir de cause, fut pratiqué au cours des vingt dernières années.

En 1994, Sergio Romano, un ancien ambassadeur qui est aussi l'un desthéoriciens des opinions les plus respectés, donna une conférence dont le thème

mais bien réel) de pietà historique ; un manque, aussi, de consonance civique, c'est-à-dire dusentiment d'un passé qui est notre passé, et qui devrait nous unir par des liens intimes » (ibid.,pp. 133-134).

10. M. J. LICHBACH, «Die strukturelle Umwandlung von politischen Systemen », in PolitischeVierteljahresschrift, XIX, 1978, cahier 4, pp. 479-496.

11. La cultura filosofica italiana dal 1945 al 1980, Naples, 1982, pp. 309-310.12. Parmi les très nombreux historiens qui ont traité le thème, je nommerai ici Roberto Vivarelli,

en renvoyant à Il fallimento del liberalismo, Bologne, 1981, et à l'épilogue du grand ouvrage Storiadelle origini del fascismo, vol. III, Bologne, 2012, pp. 488-516.

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était : « Pourquoi les Italiens se méprisent-ils ? », et dont le texte fut aussitôtpublié dans une plaquette intitulée Finis Italiae. Romano déclarait que le senti-ment qu'il décrivait n'était pas une forme nouvelle de la constante habitudeitalienne de dénigrer ses propres concitoyens – avec, bien entendu, l'arrière-pensée d'échapper à la règle ; il s'agissait plutôt de la prise de conscience quel'État républicain avait été bâti en 1946 sur un mensonge – c'est-à-dire que lesItaliens auraient été victimes du fascisme, qu'ils n'avaient jamais agréé la dicta-ture et que, finalement, le peuple italien n'avait pas « perdu » la guerre, maisqu'il avait été « libéré » ; l'auteur ne contestait pas la présence d'une minoritéd'opposants pendant le «Ventennio », ni le rôle de la Résistance – mais toutcela ne pouvait pas faire oublier que la majorité des Italiens avait accepté lapolitique de Mussolini. Condamner sans réserve cette dernière impliquait parexemple de condamner aussi la participation de l'Italie à la guerre de 1914-1918, qui avait complété l'unification nationale ; cela impliquait de déplorerles tentatives de faire de l'Italie une puissance européenne, ce qui était le butdu Risorgimento ; et cela signifiait repousser une bonne partie de l'histoire del'Italie unie.

Tout orgueil national se fit illégitime. Il se vérifia un vide de conscience historique[…] qui obligea à écrire l'histoire nationale de façon totalement différente. La nou-velle séquence chronologique étalait seulement défaites, révoltes, mouvements popu-laires, répressions militaires et policières.

Or, cette triste image fut acceptée presque sans opposition car elle dérivaitnécessairement du mensonge originel. La conclusion :

obligés d'oublier ou bien de se souvenir seulement d'événements bien sélectionnés,les Italiens sont arrivés à se mépriser, à renverser sur l'Italien collectif l'embarras et lemalaise que chacun ressent en soi-même […]. L'orgueil que chaque homme éprouveen s'identifiant avec sa patrie s'est renversé en son contraire 13.

Certains allaient plus loin, et affirmaient rondement la «mort de la patrie14 »,en lui assignant comme date l'année 1943, lorsque s'écroulèrent ensembleÉtat monarchique et régime fasciste, et que « l'Italie fut coupée en deux » etcommença la « guerre civile ». Depuis cette date, l'Italie n'aurait plus joui d'uneindépendance réelle ; les Italiens s'étaient, à partir de cette époque, partagés

13. S. ROMANO, Finis Italiae, Milan, 1994, pp. 58-59. Pour définir le sentiment plus courammentétalé dans les cérémonies publiques, R. Bodei a forgé, avec beaucoup d'esprit, l'expression« patriotisme expiatoire » (Storia dell'Italia Repubblicana, vol. III, t. 2, Turin, 1997, p. 699).

14. Ernesto GALLI DELLA LOGGIA, « La morte della patria », in Nazione e nazionalità in Italia,Rome-Bari, 1994, pp. 125-161.

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entre l'acceptation de l'hégémonie américaine et l'attente du communisme,quitte à chercher refuge, après l'effondrement du système soviétique, dans uneuropéisme tantôt affiché tantôt houleux.

Constater la mort de la patrie concomitante de la « guerre civile » pouvaitimpliquer le constat de l'illégitimité nationale du régime démocratique quis'était établi après la guerre, ce qui ne pouvait passer sans répliques ni rectifica-tions. À l'occasion du débat, certains s'immergèrent dans le passé, en soutenantque pour comprendre la crise actuelle, il fallait se souvenir de « l'anomalie »italienne, d'un peuple qui ne s'était jamais entièrement reconnu ni dans l'Étatmonarchique, ni dans le régime fasciste, ni dans la République des partis ;l'unique comparaison possible en Europe serait avec la Russie qui n'avait, elleaussi, jamais connu de succession pacifique des élites gouvernantes15. D'autres,qui ne voulaient pas renier le rôle fondateur de la Résistance, ne la nommaientplus « guerre du peuple » ; elle avait été une « guerre par libre choix », menéepar une minorité d'individus qui avaient décidé de s'engager, et dont les idéauxavaient inspiré et soutenu, malgré une majorité indifférente et modérée, l'essordes premières décennies de la République ; de cette impulsion était redevable le« pic identitaire très élevé » dont la nation avait bénéficié à peu près jusqu'aucommencement des années 1970 ; ensuite, l'impulsion s'était progressivementépuisée, en quittant un nation « en paix », ou, oserai-je interpréter, une nationaplatie16.

Je m'abstiens de discuter ces diagnostics ; leur radicalité est sans douteinfluencée par l'indignation suscitée par un état de choses où l'immobilismes'ajoute au désordre et où le déclin semble ne pas s'arrêter. La recherche descauses, proches ou éloignées, de la crise actuelle, mérite d'être saluée, pourvuqu'elle ne conduise pas à une sorte de pessimisme radical, à la paradoxaleconclusion que l'Italie, par son histoire, n'est pas susceptible d'être assimiléeaux autres nations européennes. Tous les pays du Vieux Continent ont connudes anomalies – les Allemands disent : « Sonderweg ».

Cela dit, je n'ai pas de difficulté à reconnaître que l'état de l'esprit public est,en Italie, pire qu'en Allemagne ou en France ; il s'agit, me semble-t-il, de laforme italienne de la désorientation et de l'angoisse qui hantent l'Europe depuislongtemps ; comme je l'ai suggéré au début de mon exposé, les frustrationsavaient été assouvies, après 1945, par l'éclatante réussite de la reconstruction,la diffusion du bien-être, la confiance dans le fait que les conflits sanglants

15. Massimo Luigi SALVADORI, L'Italia e i suoi tre stati. Il cammino di una nazione, Rome-Bari,2011.

16. Alberto ASOR-ROSA, « L'epopea tragica di un popolo non guerriero », in Storia d'ItaliaEinaudi, Annali 18, Turin, 2002, pp. 841-918.

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étaient dorénavant relégués au-dehors ; lorsque l'euphorie cessa, on s'aperçutque l'équilibre qui avait apparemment redonné solidité aux nations était bienplus social que politique. Toujours moins encadrés par de grandes communau-tés politiques – tels étaient aussi les partis politiques –, les citoyens se décou-vrirent individus, simples particuliers, sans pourtant renoncer à se considérertitulaires de droits ; tout besoin fut nommé droit, finalement droit humain, sus-ceptible de dilatations illimitées. L'État, de son côté, se fit sans difficulté Étatde la société civile, avec la faiblesse foncière que Hegel avait dénoncée il y adeux siècles17. Avec le repli de l'État, la conscience souvent irréfléchie, maisbien enracinée, que seule la nation avait le droit d'exprimer une volonté géné-rale s'étouffa jusqu'à se dissoudre.

À côté de la dérive individualiste, et puisant en elle l'inspiration, de nou-velles communautés, voire nations, sont proclamées ; là où se trouvent desgroupes linguistiques minoritaires, ceux-ci revendiquent leur bon droit às'assembler ; la tendance au fractionnement peut être renforcée par la différencede revenus. En Italie, par exemple, la propagande de la Ligue du Nord faitappel au refus d'accepter qu'une partie du revenu national soit assignée auxrégions du Sud, moins développées. Au-delà des exagérations, ce qui dans cetteattitude est inquiétant, c'est qu'elle décèle une tendance au morcellement pro-gressif : un groupement de petites municipalités alpines a enfin trouvé sesracines dans des peintures rupestres de l'âge préhistorique ; dans plusieurslieux, on exige un recrutement local des instituteurs avec la motivation qu'ilfaut garantir la survie du dialecte ; et on remarque que le dialecte est parfoisemployé même dans les bureaux publics et dans les maisons de santé – poursouligner que seuls les natifs en sont des usagers de plein droit : comme on levoit, l'émiettement est accompagné par une volonté d'exclusion, le contraired'une manière de penser « nationale ».

À la fin du XIXe siècle, on avait parfois déploré en Italie et ailleurs que l'Étatnational eût étouffé les cultures régionales ; beaucoup plus nombreux étaientceux qui considéraient qu'il s'agissait plutôt d'une heureuse intégration decelles-ci dans la culture nationale ; des exemples innombrables pourraient êtreévoqués ; et l'essor littéraire et scientifique de l'Italie, au cours du premier sièclede son unité, en est une preuve éclatante.

En économie, on recherche les dimensions optimales ; mais il y a aussi unedimension optimale de la culture, et elle avait été gagnée grâce à un travailcollectif qui a requis des siècles dans les nations historiques de l'Europe. Àprésent, ce résultat est en danger, exposé comme il est à de multiples pressionsdissolvantes, intérieures et extérieures. Les nations que l'on peut dire histo-

17. G. W. F. HEGEL, Grundlinien der Philosophie des Rechts, § 182.

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riques sont les grandes communautés qui se sont constituées et consolidées àtravers un processus très long, au cours duquel des « puissances » – j'emprunteici le mot de J. Burckhardt – telle langue, telle religion, économie, milicefusionnèrent et se firent nation. Tous les théoriciens à partir de Machiavel ontété unanimes sur ce point. L'État, à leurs yeux, était la force qui accompagnait,sollicitait la fusion, et en garantissait la durée ; c'étaient aux puissances, dontil réglait l'équilibre, à lui donner sa vigueur, à le servir mais aussi, presque enalternance, à le diriger. On peut opposer que, en utilisant le terme « historique »,j'ai moi-même prononcé une sentence : l'histoire est le témoignage de la nais-sance et de la mort des États et des nations ; l'objection est pertinente : je noteraiseulement que les anciennes nations de l'Europe ne sont pas encore mortes. Ilest vrai que les puissances qui les animaient se sont altérées, certaines se sontaffaiblies, d'autres se sont faites exorbitantes, et que l'État ne réussit plus à leséquilibrer : mais avant de déclarer que leur cycle est terminé, il faut se deman-der si quelque chose subsiste pouvant arrêter le déclin. Je crois que la culture,et la langue qui en est la source et l'outil, sont encore des remparts, peut-êtreles seuls qui soient restés.

Les éducateurs du XIXe siècle, qui donnaient une si haute importance à labonne connaissance de la langue et de la littérature, savaient bien ce qu'ilsvoulaient ; ils savaient qu'une bonne éducation nationale est la condition pours'approcher des autres cultures nationales, les pénétrer, les aimer, se les appro-prier. Les « prophètes » des nations étaient, tous, de véritables européens ; JulesMichelet et Edgard Quinet en sont des exemplaires frappants ; Giuseppe Maz-zini, « l'apôtre » de l'unité nationale, avait composé au début de son activitéd'écrivain un essai sur la littérature européenne : il – ce sont ses propresmots – aimait la patrie car il aimait les patries. On pourrait sans difficultérécolter des centaines de passages qui disent, au fond, la même chose.

Tous avaient conscience de ce que les peuples d'Europe se seraient tôt outard fédérés. Mais ils auraient protesté contre une Europe où les langues desnations du continent auraient perdu leur titre au profit d'une langue qui estcertes «mondiale » mais qui doit sa primauté non à la grande tradition culturelleanglaise, mais à la puissance militaire américaine. Les Romains avaient conquisla Grèce ; et pourtant les magistrats envoyés par Rome pour administrer unerégion qui avait été le berceau de la culture ancienne s'abstenaient d'imposer lelatin ; au contraire, ils se plaisaient à montrer qu'ils avaient bien appris le grec.Qui a quelques notions à propos des institutions communautaires sait que lefrançais a été pendant un quart de siècle la langue de travail ; par la suite, il aété remplacé, presque partout, par l'anglais. Mais ne nous limitons pas auxeurocrates ! Même dans la communication scientifique, l'anglais a refoulé les

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langues continentales ; une ancienne et illustre revue allemande, l'Archiv fürGeschichte der Philosophie, publie des cahiers qui sont presque exclusivementrédigés en anglais ; bien pire, le recteur d'une université italienne a tout récem-ment imposé aux professeurs de donner leurs cours en anglais, et seule l'inter-vention d'un tribunal a permis de le stopper. « Ruere in servitium », disaitTacite.

L'époque n'est pas si lointaine où chaque Européen cultivé se faisait undevoir d'apprendre le français, et cela même après qu'une légitime réactionnationale en Allemagne, en Espagne et même en Italie s'était levée contre ledanger d'une domination exclusive. Peut-être faut-il recommencer le XIXe siècle ;la sauvegarde des nations est un but qui peut être atteint en redécouvrant leurculture et leur langue.

Claudio CESA

Professeur émérite,École normale supérieure de Pise

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