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HAL Id: halshs-00668281 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00668281 Submitted on 9 Feb 2012 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entiïŹc research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinĂ©e au dĂ©pĂŽt et Ă  la diïŹ€usion de documents scientiïŹques de niveau recherche, publiĂ©s ou non, Ă©manant des Ă©tablissements d’enseignement et de recherche français ou Ă©trangers, des laboratoires publics ou privĂ©s. Faits de grammaticalisation et processus narratifs. Les verbes ’se (re)dresser’ et ’prendre’ dans l’arabe mauritanien Catherine Taine-Cheikh To cite this version: Catherine Taine-Cheikh. Faits de grammaticalisation et processus narratifs. Les verbes ’se (re)dresser’ et ’prendre’ dans l’arabe mauritanien. A. A. Avram, A. Focseneanu and G. Grigore. A Festschrift for Nadia Anghelescu, Editura Universităt ii din Bucuresti, pp.490-518, 2011. halshs-00668281

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Page 1: Faits de grammaticalisation et processus narratifs. Les

HAL Id: halshs-00668281https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00668281

Submitted on 9 Feb 2012

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinĂ©e au dĂ©pĂŽt et Ă  la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiĂ©s ou non,Ă©manant des Ă©tablissements d’enseignement et derecherche français ou Ă©trangers, des laboratoirespublics ou privĂ©s.

Faits de grammaticalisation et processus narratifs. Lesverbes ’se (re)dresser’ et ’prendre’ dans l’arabe

mauritanienCatherine Taine-Cheikh

To cite this version:Catherine Taine-Cheikh. Faits de grammaticalisation et processus narratifs. Les verbes ’se (re)dresser’et ’prendre’ dans l’arabe mauritanien. A. A. Avram, A. Focsïżœeneanu and G. Grigore. A Festschrift forNadia Anghelescu, Editura Universitătïżœii din Bucuresïżœti, pp.490-518, 2011. ïżœhalshs-00668281ïżœ

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FAITS DE GRAMMATICALISATION ET PROCESSUS NARRATIFS LES VERBES ‘SE (RE)DRESSER’ ET ‘PRENDRE’ DANS L'ARABE MAURITANIEN

CATHERINE TAINE-CHEIKH 1. Introduction L'auxiliation est un phĂ©nomĂšne d'une extrĂȘme frĂ©quence dans les langues du monde et, dans l'Ă©tude des faits de grammaticalisation, l'on retrouve souvent, pour un mĂȘme ‘grammĂšme’, des verbes de sĂ©mantisme identique ou proche, d'une langue Ă  l'autre, voire d'une famille de langues Ă  une autre. Ainsi, pour l'expression du futur en arabe et en berbĂšre, ai-je trouvĂ©, Ă  l'instar de ce qu'on avait inventoriĂ© ailleurs, des verbes de mouvement et des verbes dĂ©sidĂ©ratifs, mĂȘme si le choix du lexĂšme ‘source’ variait beaucoup dans le dĂ©tail et mĂȘme si ces deux ensembles lexicaux n'Ă©puisaient pas la totalitĂ© des possibilitĂ©s exploitĂ©es (Taine-Cheikh 2004 et 2009). La prĂ©sente Ă©tude s'inscrit dans un champ qui, pour ĂȘtre proche de la question du futur, n'en est pas moins diffĂ©rent: c'est celui de l'inchoativitĂ©, auquel Nadia Anghelescu s'est intĂ©ressĂ© Ă  plusieurs reprises (cf. Anghelescu 1991, 1999 et 2004: 413 et sq.). Ainsi qu'elle l'a soulignĂ©, plusieurs verbes servent, en arabe classique comme dans les dialectes, Ă  l'expression de l'inchoatif, surtout si l'on prend la notion d'inchoativitĂ© dans son sens le plus gĂ©nĂ©ral. Notre objectif ici est d'Ă©tudier le verbe gām qui, en áž„assāniyya, sert le plus frĂ©quemment Ă  l'encodage de cette valeur et, concurremment, de faire l'inventaire de toutes les constructions particuliĂšres dans lesquelles ce mĂȘme verbe est susceptible d'apparaĂźtre. Au terme de l'analyse exhaustive d'un certain nombre de textes narratifs, nous prĂ©ciserons Ă  quelles conditions le verbe gām (ou, plus rarement, le verbe gbaÄ‘ÌŁ) assume la fonction narrative qui a Ă©tĂ© relevĂ©e, dans d'autres dialectes, pour l'emploi auxiliant de qām/gām ou pour celui d'autres auxiliaires. 2. gĂąm comme verbe auxiliaire de l'inceptif Le verbe qāma n'est, en arabe classique ou standard, que l'un des verbes inchoatifs usitĂ©s pour indiquer le commencement d'une action (cf. Anghelescu 2004: 414) et son emploi, moins frĂ©quent que celui d'autres verbes, n'est pas toujours signalĂ© (cf. Badawi and al. 2004: 427-431, Haak 2006: 220). En revanche, et mĂȘme s'ils sont loin d'ĂȘtre gĂ©nĂ©ralisĂ©s, ses Ă©quivalents qām/gām/ˀām font partie des verbes dialectaux souvent grammaticalisĂ©s pour exprimer l'idĂ©e d'inceptif ou ingressif. Nous Ă©tudierons d'abord les emplois de ce verbe en áž„assāniyya avant d'envisager les cas plus ou moins similaires observables dans les autres dialectes arabes. 2.1. En áž„assāniyya (arabe de Mauritanie) 2.1.1. gĂąmcomme verbe plein Le verbe gĂąm a plusieurs sens, en áž„assāniyya, mais son sĂ©mantisme est tout Ă  fait comparable Ă  celui de qāma. Souvent traduit, Ă  l'instar de ugəv, par ‘se lever, se mettre debout’ (cf. le dicton en (1)), il semble cependant d'un emploi plus large. Alors que ugəv est prĂ©fĂ©rentiellement usitĂ© pour la position debout ou levĂ© des humains et des animaux — et, mĂ©taphoriquement, pour des plantes ou des objets rappelant cette position —, l'emploi de gām

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est frĂ©quent, non seulement avec des sujets animĂ©s non humains ou inanimĂ©s comme les plantes, mais aussi avec des sujets encodant des phĂ©nomĂšnes tels que le bruit ou le vent (cf. (2))1. Ceci n'est sans doute pas Ă©tranger au fait que gĂąm exprime aussi bien le mouvement de ‘se lever’ que celui de ‘s'Ă©lever’, ou encore celui de ‘se dresser, se redresser’, par exemple Ă  partir d'une position moins droite ou plus basse (ainsi en est-il par exemple de la personne allongĂ©e ou accoudĂ©e qui se redresse et passe — ou reste — en position assise). Le verbe gĂąm est toujours intransitif et il n'y a guĂšre que dans le sens (rare) de ‘s'occuper de’ que la prĂ©sence d'un complĂ©ment introduit par une prĂ©position (en l'occurrence və) est obligatoire. (1) māáčŁÄbigĂ»mˁagáž·Ă»-h ‘Il n'a pas rĂ©ussi Ă  se lever, ils l'ont attachĂ© au genou.’2 (2) ər-rĂźáž„gĂąmət ‘Le vent s'est levĂ©.’ 2.1.2. gām comme verbe auxiliaireLorsque gām est auxiliarisĂ©, il perd son sens de verbe plein: sa prĂ©sence indique seulement que l'action exprimĂ©e par le verbe (V2) qui le suit est Ă  son commencement. L'ordre entre l'auxiliant et l'auxiliĂ© est fixe et gām prĂ©cĂšde souvent immĂ©diatement V2. Dans ce cas, surtout si l'auxiliant reste Ă  une forme monosyllabique (celle de la 3e personne du masculin singulier, notamment), gām tend Ă  perdre son accent propre pour former avec V2 un seul groupe accentuel (d'oĂč la notation ā de la voyelle au lieu de Ăą)3. Puisque le procĂšs est unique, le rĂŽle de gām ne faisant que restreindre le dĂ©roulement de l'action considĂ©rĂ©e Ă  sa phase initiale, les deux verbes ont nĂ©cessairement le mĂȘme sujet. Celui-ci, s'il est exprimĂ© lexicalement, apparaĂźt trĂšs souvent entre les deux verbes (cf. (3)). C'est le seul syntagme qui sĂ©pare V1 et V2 de maniĂšre rĂ©currente, mais il arrive aussi, comme en (4), qu'un complĂ©ment circonstanciel de temps s'insĂšre en cette mĂȘme position. Comme on peut le constater aussi d'aprĂšs l'exemple (4), V1 et V2 portent tous deux les marques de genre et de nombre du sujet (ici celles du masculin pluriel: -u pour la 3e de l'accompli, -Ăźn pour le participe). En effet, en áž„assāniyya, la grammaticalisation de l'auxiliaire gām ne se traduit pas, formellement par une tendance Ă  l'invariabilitĂ© et encore moins Ă  une rĂ©duction du signifiant. (3) gāmaáž„mĂ€dyəáčŁáčŁannĂ€t ‘Ahmed a commencĂ© Ă  Ă©couter.’ (4) gĂąm-uđākəl-woqtdāvË€-Ăźn ‘À ce moment-lĂ  ils se mirent Ă  courir.’ Dans la majoritĂ© des cas, l'auxiliant aspectuel gām est Ă  l'accompli et l'auxiliĂ© V2 est, soit Ă  l'inaccompli (cf. (3)), soit au participe actif (cf. (4)). Le choix, pour V2, dĂ©pend fondamentalement de l'aspect lexical du verbe, qui n'est que partiellement prĂ©visible. Se mettent Ă  l'inaccompli des verbes comme bkĂ€ ‘pleurer’, tË€ayyaáč­ â€˜crier’, ÄĄannĂ€ ‘chanter’,

1 Avec le sens de ‘s'arrĂȘter’, cependant, ugәv peut avoir un sujet de type trĂšs variĂ© (vent et bruit compris). 2 Se dit d'une situation dĂ©jĂ  compromise que l'intervention d'un tiers ne fait qu'aggraver. 3 On pourrait parler ici de ‘composĂ© occasionnel’, comme Marcel Cohen l'a fait pour les syntagmes gĂ©nitivaux synthĂ©tiques. Une variation de la prononciation entre le verbe plein et le verbe auxiliaire — apparemment encore plus prononcĂ©e: qām vs qam — a Ă©tĂ© signalĂ©e pour l'arabe syrien (Firanescu 2003: 483, note 2).

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sĂ€wwĂ€l"questionner",ĆŸrĂ€ ‘courir’, alors que les verbes suivants apparaissent souvent (comme dvaË€ ‘courir’) ou toujours (comme gĂąs ou uË€ad ‘aller vers’, sowáž„al ‘aller vers l'ouest’, ĆŸĂ€ ‘venir’, áč›ĆŸaË€ ‘revenir’ ou mĆĄĂ€1 ‘marcher’) Ă  la forme participiale. L'emploi de gām inceptif, qui est possible aprĂšs áčŁáčŁannĂ€t â€˜Ă©couter’ et áž«aáč›áč›aáčŁâ€˜regarder’, semble exclu avec les verbes ponctuels tels que ĆĄĂąv ‘voir’ et smaË€ ‘entendre’. Il est difficilement acceptable avec des verbes comme mĆĄĂ€2 ‘partir’ et áč›kĂ€b ‘monter Ă  cheval’, sauf prĂ©sence d'une expansion qui contribue Ă  modifier l'aspect lexical du verbe (ainsi pour mĆĄĂ€2 en (5)). L'idĂ©e de commencement apportĂ©e par gām implique donc que les bornes de dĂ©but et de fin du procĂšs soient bien distinctes, mais elle n'est nullement incompatible avec la notion d'un procĂšs qui dure (d'oĂč l'emploi de participe en (4) et, parfois, la rĂ©pĂ©tition du verbe comme dans l'exemple (6) tirĂ© d'un conte (Tauzin 1993: 224). (5) gāmyəmĆĄiË€lĂ€l-lowáč›a ‘Il a commencĂ© Ă  reculer (litt. Ă  partir sur l'arriĂšre).’ (6) gĂąməs-sbaË€yÉ™ĆŸriyÉ™ĆŸriyÉ™ĆŸri ‘Le lion s'est mis Ă  courir, courir, courir.’ Si l'auxiliaire gām est Ă  l'inaccompli, cela signifie que le procĂšs commence dans le prĂ©sent ou dans un passĂ© non rĂ©volu (l'Ă©quivalent d'un imparfait qui, dans les rĂ©cits, peut ĂȘtre donnĂ© par le contexte, comme dans l'exemple (7) relevĂ© chez Heath 2003: 104). Enfin, il arrive que gāmsoit Ă  l'impĂ©ratif, ce qui implique que V2 le soit Ă©galement (cf. (8)). (7) tÉ™ĆŸritālbət-ni,ngĆ«mmāƥiË€lĂ€aáčŻáč›l-qnamhākkāhuwwā-l-i[...] ‘it was running, following me; (as) I was going after the flock’s tracks, there was [...]’ (8) gĆ«mərgəd ‘Va dormir ! dors ! endors toi ! remets-toi Ă  dormir !’ 2.1.3. Autres expressions de l'inchoativitĂ© Il existe plusieurs moyens, autres que le recours Ă  gām, de faire rĂ©fĂ©rence Ă  un commencement, mais tous ne sont pas Ă©quivalents. Comme verbe plein, tlĂ€ (classique talā ‘suivre’) n'est guĂšre employĂ© qu'avec le sens de ‘rĂ©citer, lire (le Coran surtout)’. Par contre, l'auxiliaire tlĂ€5 est frĂ©quent, surtout en association avec la particule de nĂ©gation mā: il exprime alors le cessatif (‘ne ... plus’). Lorsqu'il est Ă  la forme positive — ce qui est plus rare —, tlĂ€ prend le sens d'un inchoatif. Cependant, de mĂȘme qu'avec mātlĂ€, on se trouve au-delĂ  de la phase finale, de mĂȘme avec tlĂ€, on se trouve en deçà de la phase initiale. Il n'y a donc pas une coĂŻncidence rigoureuse entre gām et tlĂ€ mĂȘme si les deux peuvent se rendre souvent par ‘se mettre à’: tandis que le premier auxiliaire est un vĂ©ritable ingressif, le second se traduira en gĂ©nĂ©ral par ‘ĂȘtre prĂȘt Ă , entreprendre de, ĂȘtre disposĂ© à’. Comparer (9) et (10) — pour d'autres exemples de tlĂ€, voir ci-dessous (27). (9) lə-mË€allĂ€mgāmyəơtÄĄal

4 Je me permets, dans la citation d'exemples tirés de documents écrits, d'harmoniser le systÚme de transcription et, pour ce qui est de l'arabe ងassāniyya, de procéder à quelques modifications dans la transcription. 5 Assez souvent réalisé tÀ (surtout au pluriel), plus rarement thÀ, il est l'un des rares auxiliaires du ងassāniyya à subir des modifications phonétiques.

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‘L'artisan a commencĂ© Ă  travailler.’ (10) lə-mË€allĂ€mtlĂ€yəơtÄĄal ‘L'artisan a entrepris de travailler.’ Il s'agit, dans ces deux exemples, d'un travail concret. S'il s'agissait d'un travail abstrait, on emploierait une autre construction, avec le verbe sĂ€ntĂ€ ‘commencer’ (ou avec bdĂ€(ˀ), son Ă©quivalent empruntĂ© Ă  l'arabe standard6). (11) sĂ€ntÀƥaġəlt-u ‘Il a commencĂ© son travail.’ gām et tlĂ€ ont en commun d'ĂȘtre des auxiliaires de verbes processifs. Pour encoder l'entrĂ©e dans un nouvel Ă©tat, c'est en gĂ©nĂ©ral le verbe auxiliaire ˀād Ă  l'accompli qui sera usitĂ©. (12) ˀādyĂ€smaË€ ‘Il commence Ă  entendre, il devient entendant (pour quelqu'un qui Ă©tait sourd).’ Avec les adjectifs, l'emploi de ˀād correspond Ă  l'acquisition d'une nouvelle qualitĂ© et c'est donc par le recours aux verbes dĂ©rivĂ©s Ă  prĂ©fixe əst- (dits de Xe forme) qu'on peut encoder, pour un certain nombre de racines, la phase initiale d'un changement d'Ă©tat. Cf. stĂ€byađ ÌŁ ‘il a virĂ© au blanc, il a commencĂ© Ă  devenir blanc’ ou stgĂ€ll ‘il a commencĂ© Ă  devenir rare’. Ces quelques considĂ©rations, pour ĂȘtre rapides, n'en permettent pas moins de prĂ©ciser les emplois de gām. 2.2. Dans les autres dialectes arabes 2.2.1. Le verbe auxiliaire qām/gām/ˀāmÀ la diffĂ©rence de tlĂ€, dont l'usage semble peu rĂ©pandu7, les Ă©quivalents dialectaux de qāma sont assez largement attestĂ©s dans les parlers arabes, mais surtout au Moyen-Orient. Voici un rapide Ă©tat des lieux, limitĂ© ici aux constructions oĂč l'auxiliant a nettement un sens d'inchoatif (ou plus prĂ©cisĂ©ment d'ingressif) comme dans les exemples du áž„assāniyya. Au Maghreb, comme l'a soulignĂ© Grand'Henry (1977: 448), l'emploi de gām est rare et ‘ne se trouve guĂšre que dans les rĂ©gions pĂ©riphĂ©riques de l'est et du sud-maghrĂ©bin (est-algĂ©rien, Tunisie, Mauritanie)’. Ainsi, a-t-on signalĂ©, pour la Tunisie, l'emploi inchoatif de qĂąm, lorsqu'il est suivi d'un inaccompli. Cependant, pour le parler des juifs de Tunis, il est prĂ©cisĂ©:

qāmapporte souvent une nuance de soudainetĂ©, d'Ă©nergie ou d'intensitĂ© dans l'action. Ainsi c'est cet auxiliaire qu'on emploie de prĂ©fĂ©rence Ă  bdǟ avec un verbe comme áčŁiyyÀង ‘pousser des cris’ qui exprime une action intense: qām iáčŁiyyÀង ‘il se mit Ă  pousser des cris’, mĂ€ĆŸÇŸlɛÀnduiáž„É™lfÇ«áčƒáčƒuqāməttədɛilu‘il n'avait pas encore ouvert la bouche qu'elle se mit Ă  le maudire’ [...] (Cohen 1975: 138).

Il semble en ĂȘtre de mĂȘme Ă  TakroĂ»na oĂč qĂąm ne prend le sens de ‘se mettre à’ que dans le contexte d'un procĂšs rĂ©alisĂ© avec Ă©nergie et vivacitĂ© (Marçais et Guiga 1959: 3318):

6 Il arrive que bdĂ€(ˀ) soit employĂ© comme auxiliant avec un V2 Ă  l'inaccompli (cf. Sounkalo 2008: 34), mais il s'agit lĂ  d'un usage plus ‘mĂ©dian’ que typiquement dialectal. 7 Cohen (1924: 269), qui n'Ă©voque que les emplois nĂ©gatifs de tlw ‘suivre’ (§ ‘ContinuitĂ© et cessation’), en limite les occurrences aux parlers arabes du Sahara. Pour ma part, j'ai constatĂ© que Loubignac (1952: 376) signale un emploi inchoatif (non nĂ©gatif) de tlĂ€ chez les ZaĂ«r du Maroc, mais donne ‘continuer’ comme traduction.

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(13) qĂąm-isəbb-fĂźia ‘Il s'est mis Ă  m'insulter.’ À l'Est du continent africain, en revanche, l'auxiliaire semble Ă  la fois plus courant et de contexte moins restreint, que ce soit en Egypte ou dans le domaine tchado-soudanais. Voici deux exemples empruntĂ©s Ă  l'arabe d'AbbĂ©chĂ©, au Tchad, qui montrent que, dans ce parler, gām ‘se mettre à’ a pour doublet la forme gĂ©minĂ©e gamma (14) et que, si V2 est le plus souvent Ă  l'inaccompli, il peut aussi ĂȘtre Ă  l'accompli (15), pour indiquer que ‘le procĂšs global est achevé’ (Roth 1979: 57). (14) gumtnabki/gammētnabki ‘Je me suis mise Ă  pleurer.’ (15) gammētfarraĆĄhtahum ‘Je me suis mis Ă  les battre.’ Dans la PĂ©ninsule arabique, le verbe gām/qām/kām ‘se lever’ est frĂ©quemment donnĂ© comme formant un inchoatif ou un ingressif lorsqu'il est suivi d'un verbe Ă  l'inaccompli: ainsi en Arabie centrale (cf. Socin 1900-1: 239 — citĂ© par Cohen 1924: 267), au YĂ©men (Ă  Sanaa, cf. Watson 1993: 157; dans la Tihama, cf. Simeone-Senelle 1995; Ă  Zabid8) ou dans l'Arabie de l'Est, auquel l'exemple (16) est empruntĂ© (Holes 2001: 441). (16) kāmyiráč­inwiyyāh ‘He began speaking a foreign language with him.’ Le verbe qām(ou ses variantes) est attestĂ©, en dehors de la PĂ©ninsule arabique, dans beaucoup de dialectes moyen-orientaux, mais avec une syntaxe et un sĂ©mantisme qui prĂ©sentent d'importantes variations d'un parler Ă  l'autre. Ceux oĂč le verbe ‘se lever’ prĂ©sente le plus clairement un emploi d'auxiliaire de l'ingressif (avec un V2 gĂ©nĂ©ralement Ă  l'inaccompli), semblent ĂȘtre, au Proche-Orient, des parlers de bĂ©douins (ceux du nord d'IsraĂ«l, cf. Rosenhouse 1984: 121, et ceux de la Haute JĂ©zireh syrienne, cf. Bettini 2006: 43 — voir l'exemple (17)) ou certains parlers iraquiens (cf. Erwin 1963: 345 et, pour les chrĂ©tiens de Baghdad, Abu-Haidar 1991: 92-93). (17) áčŁÄryáž„ibbummiw-ummigāmatitáž„ibbu ‘il devint amoureux de ma mĂšre et ma mĂšre aussi commença Ă  l'aimer’ (p. 121, § 2)9 On le trouve encore citĂ© par bien d'autres auteurs, dans l'aire proche-orientale, mais l'emploi de l'auxiliaire y apparaĂźt souvent, ou plus limitĂ© (cf. Feghali 1928: 50, Cowell : 35410), ou plus dĂ©lexicalisĂ© (cf. Blau 1960: 127-8). Je reviendrai sur ce dernier cas en 3.2. 2.2.2. Autre verbe auxiliaire de mĂȘme sens Grand'Henry (ibid.: 446) signale l'emploi, typiquement maghrĂ©bin, de nñᾍ/nĂąÄ‘ÌŁ avec une 8 Samia NaĂŻm a fait un exposĂ© en 1997 sur l'emploi des auxiliaires dans les parlers du Moyen-Orient. Elle a bien voulu me communiquer son exemplier. 9 Cet exemple semble illustrer la diffĂ©rence entre les auxiliaires áčŁÄr et gām — une opposition apparemment comparable Ă  celle qu'on a en áž„assāniyya entre ˀād et gām —, l'un Ă©tant employĂ© avec un verbe statif (iáž„ibb) et l'autre, avec un verbe processif (itáž„ibb). 10 C'est balleĆĄ qui est donnĂ© par Feghali (ibid.: 47) comme l'auxiliaire usuel de l'inchoatif au Liban.

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valeur inchoative. Dans le parler sud-tunisien des Marazig (l'un des parlers auxquels il renvoie), le verbe nĂąÄ‘ÌŁ est effectivement, Ă  la fois un verbe plein signifiant ‘se lever’ et, lorsqu'il est suivi d'un inaccompli, un auxiliaire signifiant ‘se mettre à’ (Boris 1958: 630) 11. L'emploi inchoatif de ce verbe est attestĂ© dans d'autres parlers maghrĂ©bins — Beaussier, par exemple, le signale et en donne un exemple avec ‘crier’ (1958: 1010) —, mais il pourrait, ailleurs que chez les Marazig, avoir un emploi plus restreint. Ainsi, Ă  TakroĂ»na, nĂąÄ‘ÌŁ auxiliaire est-il glosĂ© par ‘se mettre brusquement à’ (Marçais et Guiga,op.cit.: 4093). 2.2.3. Autres cas comparables Parmi les autres verbes de mouvement auxiliarisĂ©s, je retiendrai le cas des verbes qui, comme verbes pleins, signifient ‘s'asseoir’. J'en ai recensĂ© trois. Le premier, qui forme un couple (antithĂ©tique) avec qāma mais qui se laisse classer, pour le classique, parmi les verbes de transformation et de devenir (Angelescu 2004: 412-4), est qaË€ada. De nombreux parlers l'emploient comme verbe de position et certains d'entre eux l'ont grammaticalisĂ© en en faisant un moyen d'expression de l'inchoatif (cf. Grand'Henry, ibid.: 447-8). Cependant, David Cohen considĂšre que qË€ad, chez les juifs de Tunis, a la particularitĂ© d'ĂȘtre un inchoatif ‘duratif’ (ibid.: 136), et cette caractĂ©risation pourrait s'appliquer Ă  de nombreux dialectes. Dans le parler algĂ©rien de Sidi-Bel-AbbĂšs (Madouni 1994: 133-4), gË€ad apporte gĂ©nĂ©ralement une valeur de durĂ©e et, souvent, une valeur d'inchoatif, mais il semble aussi que la seconde valeur puisse dominer, ainsi dans l'exemple (18). (18) áž„aáč­áč­o-natəmnaugɛÀdnanəstənnu ‘Ils nous ont dĂ©posĂ©es lĂ -bas et nous nous sommes mises Ă  attendre.’ La mĂȘme association semble exister dans les parlers palestiniens lorsque qaË€ad est suivi d'un verbe Ă  l'inaccompli (cf. Eksell 1995: 44). Concernant le Soudan, Reichmuth (1983: 293-4) est particuliĂšrement explicite sur la situation rencontrĂ©e dans l'arabe de la Shukriyya. gaË€ad est un auxiliaire qui indique le commencement d'une action qui dure ou se rĂ©pĂšte; il a pour exact Ă©quivalent, dans cette fonction ingressive, l'auxiliaire gannab dont le sens, comme verbe plein, est identique Ă  celui de gaË€ad12: (19) gannabaniឍងakanË€alēha ‘Sie fingen an, ĂŒber sie zu lachen.’ C'est un troisiĂšme verbe ‘s'asseoir’ que NaĂŻm a relevĂ© Ă  Sanaa. La grammaticalisation prĂ©sente une particularitĂ© formelle, celle de distinguer le vocalisme de l'auxiliaire (ĆŸilis) de celui du verbe plein (ĆŸalas). L'auteure ne signale pas, pour l'emploi auxiliarisĂ©, une valeur durative, mais oppose la valeur inchoative de ĆŸilis Ă  la valeur ingressive de gām (2009: 84-6): (20) ĆŸÉ™lsittədris ‘Elle se mit Ă  lire le Coran.’

11 wəgaf ‘se mettre debout, se tenir debout’ est attestĂ© Ă©galement, mais gām ne figure pas dans le dictionnaire de Boris. Il y a donc divergence, sur ce point, entre ce parler et le áž„assāniyya — du moins sur le choix du lexĂšme grammaticalisĂ©, le concept-source Ă©tant identique. Ce fait est intĂ©ressant dans la mesure oĂč j'ai eu l'occasion de souligner l'existence, entre eux, de nombreuses convergences (cf. Taine-Cheikh 1991). 12 Dans ce mĂȘme parler, gām est Ă©galement employĂ© comme ingressif, mais sans la valeur particuliĂšre (durative ou rĂ©pĂ©titive) de gannabet gaË€ad.

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(21) gālatĆĄa-gĆ«mˀareáž„-l-Ä« ‘Elle dit: « Je vais m'en aller ».’ On notera que la grammaticalisation des deux verbes de position, ‘s'asseoir’ et ‘se lever’, aboutit Ă  des valeurs (trĂšs) proches mais nĂ©anmoins distinctes. Il aurait sans doute Ă©tĂ© intĂ©ressant de poursuivre l'investigation avec les autres verbes de mouvement tels que rāងaet ǧāˀa — ou mĂȘme áčŁÄraetˀādaqui, Ă  l'origine, faisaient partie de cette mĂȘme catĂ©gorie de verbes (cf. Anghelescu, ibid.: 416-7) —, mais cela dĂ©passe de beaucoup le cadre de la prĂ©sente Ă©tude13. 3. Les emplois narratifs de gĂąm 3.1. En áž„assāniyya 3.1.1. La construction coordinative Dans les rĂ©cits, et particuliĂšrement dans les contes, il est trĂšs frĂ©quent qu'on trouve une suite de verbes coordonnĂ©s Ă  l'accompli. Ils partagent frĂ©quemment (22), mais pas nĂ©cessairement (23), le mĂȘme sujet (rĂ©duit ou non Ă  l'indice personnel). Les procĂšs reliĂ©s par le coordonnant wĂ€/w/u reprĂ©sentent des Ă©vĂ©nements qui se succĂšdent dans le temps (23) ou sont donnĂ©s comme successifs dans la narration (22) alors qu'ils sont susceptibles de s'ĂȘtre passĂ©s au mĂȘme moment. Voici quelques exemples tirĂ©s des contes recueillis par Tauzin (1993). (22) ĆĄĂ€dd-hĂ€w-aË€áč­Ăą-hÀƥimənəl-vaÄ‘ÌŁÄ‘ÌŁamĂą-huĆĄiyowvĂ€ ‘Il l'a Ă©pousĂ©e, et lui a donnĂ© tant d'argent que ça n'en finissait pas.’ (cf. p. 28-9) (23) mĆĄĂ€uĆŸĂąbl-huməl-mĂ€ugabÄ‘ÌŁuəl-lbĂ€nuáș“aáč›áč›gĂ»-huĆĄaáč›bətË€azbətlə-bzĂ»gĂ€[...] ‘Il est parti et leur a apportĂ© de l'eau. Ils ont pris le lait et ils ont mĂ©langĂ© le tout. La

jeune fille de Bzougue a bu (...).’ (cf. p. 138-9) Dans la traduction en français, il est frĂ©quent que le coordonnant ne soit pas rendu (comme dans l'exemple prĂ©cĂ©dent, oĂč Tauzin a choisi de mettre un point chaque fois que l'on changeait de sujet), mais l'on s'attend Ă  ce que la succession des Ă©vĂ©nements se prĂ©sente avec une certaine logique et qu'il y ait une relative cohĂ©rence discursive entre les actions. Dans certains contes, le verbe gĂąm apparaĂźt frĂ©quemment comme premier verbe d'une succession de deux (ou plus de deux) procĂšs coordonnĂ©s. L'association de ‘se lever’ avec le(s) procĂšs qui sui(ven)t paraĂźt souvent assez naturelle, notamment lorsque le second verbe exprime lui aussi un verbe de mouvement (‘venir’, ‘partir’, ‘courir’...). Elle paraĂźt plus curieuse lorsque le verbe suivant encode une action telle que ‘parler’, ‘manger’ ou ‘cracher’ (comme en (24)) — des actions qui n'impliquent nullement la station debout: (24) gĂąmwĂ€tnaáž«áž«amuĆĄĂąyəˀvĂź-hĂ€ ‘Il a crachĂ© et a envoyĂ© le crachat en l'air.’ (cf. p. 130-1) L'interprĂ©tation littĂ©rale devient difficile lorsque le verbe qui suit (ugəv) signifie lui aussi ‘se lever’ (cf. (25) relevĂ© dans Ould Mohamed Baba 1999). Enfin, elle paraĂźt complĂštement exclue dans certains cas, par exemple lorsque l'actant censĂ© se lever est dĂ©jĂ  debout, ou est et demeure en position assise. Ce dernier cas est illustrĂ© notamment par un conte oĂč une marĂątre 13 Pour avoir une idĂ©e du tableau offert dans un mĂȘme parler par la grammaticalisation de trois de ces verbes, cf. les articles sur le syrien de Firanescu (2008 et 2010).

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cherche par tous les moyens Ă  faire descendre la fillette qui partage sa monture, afin de se dĂ©barrasser d'elle (cf. (26)). (25) gāmwāងədmn-Ă€wlādĂ€biw-Ć«gəfgāl-lu[...] ‘Entonces se levantĂł uno de los hijos de Äbi y dijo (...)’ (151-2) (26) əl-vĂąydĂ€mĆĄĂ€ huwwĂ€ u áč›aáž„áž„lu hĂ»mĂ€mən đīk əd-dĂ€áč›. gĂąmət u rĂ€vdət-hĂ€mˀù-hĂ€ u

dĂąrət-hĂ€ və ĆĄĂ€gg-hĂ€. zərgətməntowzĂąr-hĂ€. gĂąlət l-hĂ€: «nĂ€ggzi əgəbÄ‘ÌŁiməntowzĂąr-ək»[...].zərgətəl-áž«aymĂ€ugĂąlət-hĂ€:«nĂ€ggziəgəbÄ‘ÌŁiáž«aymt-ək».[...].gĂąmətuzərgəttiziyyĂątən-hĂ€ugĂąlətl-hĂ€:«nĂ€ggziəgəbÄ‘ÌŁiət-tiziyyĂątən».[...]

‘Ensuite il est parti, et elles ont dĂ©placĂ© le campement. Elle l'a fait monter avec elle et l'a mise sur l'un des cĂŽtĂ©s de la monture. Elle a jetĂ© sa poupĂ©e et lui a dit: « Descends, prends ta poupĂ©e ». (...) Elle a jetĂ© la tente et elle lui a dit: « Descends, prends ta tente ». (...) Elle a jetĂ© ses grands sacs et lui a dit: « Descends, prends les sacs ». (cf. p. 116-7)

Dans les exemples (24) et (26), gām n'a pas Ă©tĂ© traduit et Tauzin n'a pas considĂ©rĂ© qu'il y avait une nuance sĂ©mantique Ă  rendre entre les deux premiers zərgət et le dernier gĂąmətuzərgət. Je pense qu'elle a effectivement eu raison de ne pas traduire gĂąm(ət)par ‘(elle) s'est levĂ©(e)’, mĂȘme si, formellement, il pourrait s'agir de ce mĂȘme verbe gĂąm. Par ailleurs, il est clair que gĂąmapparaĂźt ici dans un contexte syntaxique qui diffĂšre de celui qu'on avait prĂ©cĂ©demment lorsque gāmĂ©tait suivi d'un V2 Ă  l'inaccompli ou au participe, bien qu'on ait au moins un point commun entre les deux constructions: gām et le verbe qui suit ont le mĂȘme sujet et prĂ©sentent le mĂȘme accord en genre et en nombre, ici comme dans tous les exemples rencontrĂ©s dans mes dĂ©pouillements. ConsidĂ©rons maintenant l'ensemble de phrases qui, dans le livre, compose les deux premiers paragraphes d'un conte intitulĂ© ‘Le diable et la culture’. LĂ  encore, les diffĂ©rents gām (6 en tout, soulignĂ©s par mes soins) ne sont pas traduits mais, pour essayer de cerner leur contexte d'apparition, j'ai fait figurer un X entre crochets dans la traduction de Tauzin lĂ  oĂč ils pourraient figurer sous une forme ou une autre: (27) áž«ĂąlgĂ€blĂ€ydĂ€ tĂ€nhrĂ€áčŻwĂ€llā tĆŸĂź-hĂ€ ən-nĂ€su tÀងrĂ€áčŻ-hĂ€kĂ»nblĂ€ydĂ€mən-hĂ€waáž„dĂ€mā

igəddáž„addyÀងrĂ€áčŻ-hĂ€,ឫāyvĂźnmən-hĂ€vĂź-hÀÀhllə-áž«lĂ€.gĂ€máč›Ă€ĆŸÉ™lugĂąlĂ€nn-uvaáč›Ä‘ÌŁĂ€nn-uyÀងrĂ€áčŻ-hĂ€,Ă€nn-uđük lə-blĂ€ydĂ€ iĆŸĂź-hĂ€uyÀងrĂ€áčŻ-hĂ€.gālĂ» l-uwaáž„dĂ€yn«ilĂ€yn tĆŸĂź-hĂ€ lĂąhitÀងrĂ€áčŻ-hĂ€ tdĂŽr ttĂ€mm Ă€llāmnĂ€yn tlĂ€ tĆŸĂź-hĂ€, lĂ€hi tË€addĂ€l vĂź-hĂ€ ĆĄi, idĂŽáč› iĆŸi və zərrĂ€kwĂąáž„É™dmənĂ€hllə-áž«lĂ€iË€addĂ€lmˀù-kĆĄi».ugĂąll-humĂ€nn-uyaË€ml-u,Ă€nn-uidĂŽryəmĆĄihuwwĂ€wigĂźs-hĂ€.

gĂąmwĂ€mĆĄĂ€ugĂąs-hĂ€.mnĂ€yntlĂ€yaáž„rĂ€áčŻ-hĂ€,hiyyĂ€aáč›ážkbĂźrĂ€,mnĂ€yntlĂ€yaáž„rĂ€áčŻ-hĂ€,ĆŸĂą-hđākmnĂądəm,gĂąll-u«ÀntÀəƥtË€addĂ€l?».gĂąll-u«ùnĂ€naáž„rĂ€áčŻÂ».gĂąmwĂ€ĆŸbĂ€mˀù-hwĂ€tlĂ€yaáž„rĂ€áčŻmˀù-hət-táč›Ăąb.gĂąmwĂ€mĆĄĂ€uĆŸĂ€ləl-áž„wùƥiwĂ€tlĂ€ikaáčŁáčŁarmən-hÀƥimənəs-áčŁdaáč›lĂąhiizĂ€rrĂ€bbĂź-həz-záč›ab.gĂąll-u«ÀntÀəƥtË€addĂ€l?».gĂąll-u«ùnĂ€lĂąhinzĂ€rrĂ€bË€lÀងÀrĂźáčŻt-i».gĂąmuĆŸĂą-h đñkwĂ€ tlĂ€ ikaáčŁáčŁáč›-umˀù-h. tlĂ€ izĂ€rrĂ€b Ë€lĂź-hĂ€bĂź-h, izĂ€rrb-ubĂź-h.gĂąmwĂ€mĆĄĂ€uáž«allĂą-hileyntlĂ€iĆŸĂź-hĂ€lĂąhiyĂ€gĆŸĂź-hĂ€.

‘Il Ă©tait une fois un endroit qu'on cultivait. Les gens y allaient et le cultivaient, sauf un coin que personne ne pouvait cultiver. Ils avaient peur des diables qu'il y avait lĂ . [X] Un homme a dit qu'il lui fallait le cultiver, que ce coin-lĂ , il allait y aller et le cultiver. Quelques-uns lui ont dit: « Si tu le cultives, chaque fois que tu iras pour y faire quelque chose, un de ces diables viendra Ă  ton cĂŽtĂ© pour travailler avec toi ». Il leur a dit que ça lui Ă©tait Ă©gal et qu'il voulait y aller.

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[X] Il y est allĂ©. Quand il a commencĂ© Ă  cultiver, c'Ă©tait une vaste terre, quand il a commencĂ© Ă  cultiver, cet individu-lĂ  est venu Ă  lui. Il lui a dit: « Qu'est-ce que tu fais ? » L'homme lui a dit: « Je laboure ». [X] Il s'est penchĂ© avec lui et s'est mis Ă  labourer la terre avec lui. [X] L'homme s'est dirigĂ© vers la limite du champ et s'est mis Ă  couper des branches d'arbres pour en faire une clĂŽture. Le diable lui a dit: « Qu'est-ce que tu fais ? » L'homme lui a dit: « Je vais clĂŽturer mon champ ». [X] L'autre est venu et s'est mis Ă  les couper avec lui. Ensuite il s'est mis Ă  en faire une clĂŽture, ils ont clĂŽturĂ© avec ça. [X] L'homme est parti, il n'est retournĂ© Ă  son champ qu'au moment de sarcler.’ (cf. p. 50-51)

Il n'est pas rare, dans les contes, que l'emploi de gāl ‘dire’ soit trĂšs frĂ©quent, mais sa prĂ©sence est motivĂ©e par sa fonction d'introducteur de paroles. Dans le conte dont sont extraits les deux paragraphes prĂ©cĂ©dents, gĂąm est presque aussi frĂ©quent que gĂąl (avec lequel il paraĂźt d'ailleurs alterner — du moins dans le 2e §), comme si son rĂŽle Ă©tait d'introduire un Ă©vĂ©nement important et/ou de souligner les procĂšs qui faisaient progresser la narration. Pour indiquer le dĂ©but d'une action, le conteur semble d'ailleurs avoir recours assez systĂ©matiquement Ă  tlĂ€: pas moins de 6 occurrences (que j'ai choisi Ă©galement de souligner). On pourra remarquer que les gām et les tlĂ€, outre le fait qu'ils apparaissent dans des constructions diffĂ©rentes (de coordination pour les premiers, d'auxiliation pour les seconds), occupent en gĂ©nĂ©ral des positions divergentes dans la proposition: alors que les 6 gĂąm viennent en tĂȘte de proposition (et mĂȘme d'Ă©noncĂ©, car ils suivent rĂ©guliĂšrement une ponctuation forte), 3 tlĂ€ apparaissent dans des subordonnĂ©es temporelles, un seul des 3 autres occupant la premiĂšre place dans un Ă©noncĂ©. Cette diffĂ©rence de position est surtout pertinente dans la mesure oĂč elle conforte l'opposition entre l'emploi intrapropositionnel Ă  valeur proprement aspectuelle et l'emploi interpropositionnel comme marqueur discursif. Les auteurs consultĂ©s prĂ©fĂšrent, souvent, ne pas traduire la tournure gĂąmwĂ€ suivi d'un verbe Ă  l'accompli, mais c'est loin d'ĂȘtre une rĂšgle absolue. Il arrive Ă  Ould Mohamed Baba de le rendre par l'adverbe entonces ‘puis, alors’ (cf. (25)). Par ailleurs, dans trois des exemples relevĂ©s dans les textes Ă©ditĂ©s par Cohen (1963), l'adverbe ‘alors’ apparaĂźt: (28) gĂąml-wĂąlədwə-ÄĄmaÄ‘ÌŁvĂź-h[...] ‘Le pĂšre alors lui fit un clin d'Ɠil (...).’ (cf. p. 246) MĂȘme si ‘alors’ est rare, son ajout dans les traductions ne soulĂšverait en gĂ©nĂ©ral guĂšre de problĂšme: il n'y aurait pas de contre-sens, tout juste un alourdissement inutile du style lorsque la tournure est omniprĂ©sente, comme dans l'exemple (27). Avant de revenir sur les questions de frĂ©quence relative de la tournure, je souhaite examiner de prĂšs les Ă©noncĂ©s oĂč l'emploi de gĂąm fait exception aux rĂšgles habituelles d'usage. 3.1.2. Les emplois non canoniques Au cours de mes dĂ©pouillements, j'ai relevĂ© 11 exemples oĂč gĂąm Ă©tait susceptible d'ĂȘtre un marqueur discursif bien qu'il n'y ait pas de coordonnant. L'absence de w(Ă€)dans ces Ă©noncĂ©s pose cependant un problĂšme Ă  mon informateur et selon lui, pour les rendre corrects syntaxiquement, il faudrait, Ă  dĂ©faut, pouvoir restituer une ponctuation particuliĂšre (avec des points de suspension) ou imaginer une reprise appositive. Chez Tauzin, quelques rares exemples sont de ce type. J'en ai comptĂ© cinq (p. 40, 76, 100, 106 et 126). Je propose entre crochets, pour l'un d'eux, ce qui pourrait rendre l'Ă©noncĂ© grammatical, si l'on dĂ©cide de maintenir V2 Ă  l'accompli:

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(29) gĂąməl-qowl[u/.../,]brəkvəl-lowáž„ ‘Le goul est allĂ© s'accroupir’ (cf. p. 126) Chez Ould Mohamed Baba, dans trois exemples, gĂąm paraĂźt ĂȘtre un marqueur discursif sans wĂ€ — Ă  moins qu'il s'agisse d'appositions oĂč gĂąm, verbe de mouvement, ne serait pas traduit. Voici l'un des exemples: (30) mnĂ€ynláž„agət-tiĆŸÄlgāmuən-nās[u]ĆŸÄw-hylĂ€wwdul-ən-nāgĂ€hāđi ‘Cuando venciĂł el plazo, los estudiantes le pidieron la camella’ (cf. 1999: 150) Enfin, dans les textes Ă©ditĂ©s par Cohen, il y a, chez le mĂȘme locuteur, plusieurs tournures gāmu conformes Ă  la rĂšgle, mais aussi trois occurrences de gām sans coordonnant. Dans l'exemple suivant, on trouve l'un et l'autre cas dans la mĂȘme phrase, mais il faut restituer plusieurs hĂ©sitations et interruptions (que tente de reprĂ©senter ici la ponctuation ajoutĂ©e entre crochets), pour saisir la structure de l'Ă©noncĂ©, au-delĂ  des vicissitudes de l'oral spontanĂ©. (31) gām[...]wəktənənnhāáč›ĆŸaáč›amaឍān,áčŁÄmu[Ă€]hlu[,]gabÄ‘ÌŁu[...,]gāmhĆ«waugāswālətt-i ‘Un soir, Ramadhan Ă©tant arrivĂ©, ses parents avaient entrepris le jeĂ»ne. Il s'en alla vers

ma mĂšre’ (cf. 1963: 246-7) Il en est de mĂȘme dans les deux autres exemples, et notamment dans l'exemple donnĂ© en (32) oĂč l'on doit supposer une interruption suivie d'une apposition car, avec le prĂ©dicat adjectival, on s'attendrait normalement Ă  avoir le coordonnant suivi du modal ˀād: (32) gāmətwāləttu[.../uˀādət]zādáž„nÄ«na,taË€áč›afl-wāldayn[...] ‘Sa mĂšre, alors, pleine de tendresse... tu sais, les parents (...)’ Ces considĂ©rations sur les Ă©noncĂ©s non canoniques visent Ă  rĂ©cuser la thĂšse selon laquelle on pourrrait avoir aprĂšs gĂąm(directement, sans coordonnant) un verbe Ă  l'accompli. Ce point est important Ă  prĂ©ciser car la situation semble assez diffĂ©rente dans les autres dialectes, en particulier ceux du Moyen-Orient auxquels Grand'Henry (op.citĂ©) a comparĂ© le áž„assāniyya. 3.1.3. DiscursivitĂ© et stylistique Dans ce mĂȘme article, Grand'Henry prĂ©cisait:

de tous les parlers maghrĂ©bins connus, semble-t-il, c'est le mauritanien qui fait le plus large usage de gĂąm (= qĂąm): la valeur de cet auxiliaire semble y ĂȘtre tellement usĂ©e que le sens inchoatif est presque oblitĂ©rĂ© et qu'il y a le plus souvent simple translation en adverbe ou mĂȘme en conjonction de coordination « et alors, et ». (ibid.: 448)

Outre le fait que cette affirmation, pour ĂȘtre juste, n'en est pas moins rĂ©servĂ©e Ă  la seule construction de gĂąmu + V2 Ă  l'accompli, je voudrais ajouter que la frĂ©quence d'usage de cette construction semble varier beaucoup d'un locuteur Ă  l'autre, mĂȘme si l'on ne prend en compte que les rĂ©cits et, en premier lieu, les contes. Dans ceux recueillis par Tauzin, l'emploi de gĂąm comme marqueur discursif est loin d'ĂȘtre toujours aussi important que dans le conte ‘Le diable et la culture’ citĂ© prĂ©cĂ©demment. Il est frĂ©quent qu'il y en ait un, voire deux par paragraphe, mais il peut y en avoir beaucoup moins. Ainsi, dans le conte ‘Le petit animal sauvage’ (p. 98-101), cette construction n'apparaĂźt-elle que dans le dernier paragraphe, alors que les huit prĂ©cĂ©dents en sont dĂ©pourvus. Quant au conte ‘Le serment de Vneyde’, il est sans doute plus court (six paragraphes), mais il ne

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prĂ©sente aucune occurrence de ce type. Dans les textes rĂ©unis par Cohen, l'emploi de gĂąm comme marqueur discursif paraĂźt plus frĂ©quent que celui de gĂąm comme auxiliaire de l'ingressif mais, en dehors d'une occurrence relevĂ©e dans la 4e histoire (p. 270), tous les gĂąm discursifs apparaissent dans la seconde (p. 246, 248 et 250). Ould Mohamed Baba a publiĂ© quatre articles sur des historiettes et des contes (assez brefs) recueillis dans la rĂ©gion du Sud-Ouest de la Mauritanie (comme David Cohen) et, pour l'essentiel, aux alentours de MĂ©derdra. Les gĂąm sont trĂšs rares dans le plus ancien (1998) consacrĂ©s Ă  des faits historiques (sauf erreur, je n'ai trouvĂ© qu'un seul gĂąm p. 172 — probablement discursif bien que non suivi d'un coordonnant). Dans l'article de 1999, les gĂąm discursifs sont assez bien rĂ©partis dans les trois histoires recueillies auprĂšs du mĂȘme informateur (oĂč 8 gĂ€m sur 10 sont des marqueurs discursifs — 7 sur 8 avec wĂ€). Dans l'article de 2001, ils sont proportionnellement moins nombreux et parfois concurrencĂ©s par un autre marqueur (voir en 4.1.2.). Enfin, dans l'article de 2002, tout gĂąm est absent de 9 textes sur 22 et, sur les 22 occurrences de gĂąm, 16 sont des gĂąmdiscursifs (les 5e, 6e, 8e, 12e, 18e, 19e et 22e textes en comptent 1; les 1e, 4e et 11e textes en comptent 2; le 15e en compte 3). Quant au recueil de textes recueillis par Heath (op.citĂ©) chez les hassanophones du Mali, les occurrences de gĂąm y sont assez rares. On trouve un certain nombre de gĂąm employĂ©s comme auxiliaires de l'inchoatif, mais trĂšs peu de gĂąm susceptibles d'ĂȘtre des marqueurs discursifs, hormis trois cas (p. 106) oĂč gĂąm est suivi d'un verbe Ă  l'accompli prĂ©cĂ©dĂ© du coordonnant. La plupart des informateurs de Tauzin Ă©tant originaires de l'Est ou de l'extrĂȘme Est de la Mauritanie, je ne suis pas sĂ»re que l'on puisse en conclure que l'absence (ou la raretĂ©) de cette construction au Mali soit une spĂ©cificitĂ© rĂ©gionale. Par contre, je pense que l'ensemble des faits montre que, si la tournure est susceptible de remplir un rĂŽle non nĂ©gligeable dans la narration et si elle constitue une forme de grammaticalisation comprise (probablement) par tous, elle n'appartient pas nĂ©cessairement au registre stylistique de tous les locuteurs du áž„assāniyya. La diffĂ©rence de performance entre les hassanophones est encore plus nette pour gbađ,ÌŁ comme on le verra en 4.1., mais on peut aussi se demander si les exemples classĂ©s ici comme ‘non canoniques’ ne sont pas Ă  considĂ©rer comme le signe annonciateur d'une Ă©volution en cours, comparable Ă  celle qui s'est passĂ©e dans la plupart des dialectes arabes. 3.2. Dans les autres dialectes arabes 3.2.1. La construction syndĂ©tique Une construction avec coordonnant, formellement identique Ă  celle observĂ©e en áž„assāniyya, a Ă©tĂ© relevĂ©e dans quelques dialectes mais, mĂȘme dans ceux-lĂ , elle apparaĂźt comme une variante de la construction sans conjonction de coordination. Dans l'Arabie de l'Est, gām/kām ‘indicates a new development or sudden turn of events’ lorsqu'il est suivi d'un accompli (avec ou sans u). On notera cependant que, d'aprĂšs la traduction proposĂ©e par Holes (op. cit.: 442), la dĂ©sĂ©mantisation de gām semble moins prononcĂ©e dans les exemples avec u ((33) et (34)) que dans l'exemple sans u (35): (33) il-arឍkāmubāˀ-ha ‘He upped and sold the land.’ (34) gāmulawwaáčŁminniuminni

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‘He went off and scrounged here and here.’ (35) gāmfazzyiáč­ÄliË€il-maងងār ‘He suddenly leapt up to inspect the pearl-clams.’ Dans les ‘Contes fĂ©minins de la Haute JĂ©zireh syrienne’, l'emploi discursif de gām est extrĂȘmement frĂ©quent et, comme le fait remarquer Bettini (op. cit.: 43), « gām aussi bien que d'autres verbes de mouvement peuvent ĂȘtre employĂ©s coordonnĂ©s, avec ou sans conjonction, Ă  un autre verbe en lui confĂ©rant la nuance, plus ou moins Ă©vidente, d'une dĂ©cision soudaine d'accomplir l'action ». Outre la connotation de soudainetĂ© (parfois) apportĂ©e par gām et l'emploi facultatif de la conjonction (deux traits qui rapprochent plus ce parler de nomades syriens de ceux Ă©tudiĂ©s par Holes que du áž„assāniyya), la langue de ces contes a la particularitĂ© d'offrir des exemples oĂč les deux verbes mis sur le mĂȘme plan (‘coordonnĂ©s, avec ou sans conjonction’) peuvent ĂȘtre, non seulement Ă  l'accompli, mais encore Ă  l'inaccompli, Ă  l'impĂ©ratif ou au participe. Cependant, les seuls exemples donnĂ©s p. 43-4, pour gāmw- (j'examinerai en 4.2.1. ce qu'il en est pour giÄ‘ÌŁabw-) sont des exemples avec l'impĂ©ratif ‘narratif’ (36) ou avec čān suivi de l'inaccompli (37) et, de fait, la construction qui est de loin la plus frĂ©quente dans les contes est celle sans coordonnant (surtout avec des accomplis — cas par ailleurs dominant14). (36) gĆ«mal-waladw-dÄ«rad-dinyaw-ĆĄtarbÄ«tu[...] ‘Le garçon, il fit tourner (la roue) de la fortune, il acheta sa tente (...).’ (p. 94, § 30) (37) hađākal-yƍmmābÄ«sayyarātčānngĆ«mw-niráž„alË€aǧ-ǧbala ‘(...) Ă  cette Ă©poque-lĂ  il n'y avait pas de voitures, nous nous mĂźmes en route vers la

montagne.’ (p. 273, § 1) 3.2.2. La construction asyndĂ©tique Lorsque Marcel Cohen souligne, dans son Ă©tude sur l'expression du temps, le fait qu'en arabe moderne, l'usage des inchoatifs est trĂšs dĂ©veloppĂ© ‘surtout dans les contes, oĂč ils jouent le rĂŽle du français « et alors »’ (1924: 267), il donne des exemples avec les deux constructions (avec et sans coordonnant). Cependant la proportion des uns et des autres est trĂšs inĂ©gale, les emplois sans w(a) Ă©tant beaucoup plus nombreux que ceux avec w(a) — et cela depuis longtemps sans doute, si l'on en croit l'attestation du moyen-arabe15. Beaucoup d'auteurs font allusion Ă  cet emploi particulier Ă  propos du verbe ‘se dresser, se lever’. Les faits se ressemblent d'un parler Ă  l'autre, mais quelques diffĂ©rences se dĂ©gagent. i) En l'absence de coordonnant, la relation entre V1 et V2 pose un problĂšme d'analyse. Pour Fischer (2002), il s'agit d'une ‘nebenordnende Komposition’ qui s'oppose Ă  la ‘unterordnende Komposition’ attestĂ©e dans la construction Ă  auxiliaire oĂč gĂąm est suivi d'un V2 Ă  l'inaccompli ou au participe. Formellement, il n'y a effectivement ni subordination ni hypotaxe: la forme aspecto-temporelle des deux verbes qui se suivent est identique et la tournure peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme appositive. On notera cependant que Reichmuth est le seul Ă  donner un indice en ce sens, car il sĂ©pare les deux verbes, dans ses exemples, par un trait oblique — tout en optant clairement pour une interprĂ©tation Ă©nonciative de gāman (traduit par da ‘alors’) dans le dialecte de l'Ouest soudanais qu'il Ă©tudie: 14 À noter que, Ă  la p. 87 (§ 6), le gāmw- suivi d'un V2 Ă  l'accompli a le sĂ©mantisme d'une verbe plein. 15 Dans le moyen-arabe du Proche-Orient, Lentin (1997: 644) n'a relevĂ© qu'un seul exemple avecwa de qām(a) discursif.

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(38) gāman/rawwaáž„ankullahin ‘Da gingen sie alle fort.’ (1983: 295) ii) Dans certains parlers, gām/qām/ˀām a un emploi d'inchoatif et un emploi discursif. C'est le cas de la Haute JĂ©zireh syrienne et de l'Est de l'Arabie (oĂč w- est facultatif), mais c'est aussi le cas, au Maghreb, Ă  TakroĂ»na (Marçais et Guiga, op. cit.: 3318), dans la Shukriyya (Reichmuth, op. cit.) et Ă  AbbĂ©chĂ© (Roth, op. cit.: 44) et, au Moyen-Orient, chez les bĂ©douins du Nord d'IsraĂ«l (Rosenhouse, op. cit.: 327) et au YĂ©men16. D'autres parlers ne connaissent pratiquement que l'emploi discursif. C'est le cas le plus frĂ©quent au Proche-Orient, aussi bien en Egypte (cf. Woidich 1995 et 2002) et dans le Sud de la Turquie (ProchĂĄzka 2002: 155) que dans les parlers de sĂ©dentaires palestiniens, libanais et syriens, voire mĂ©sopotamiens (cf. Blau 1960: 123-9, 152-3 et, pour une vision d'ensemble plus rĂ©cente, Fischer, op. citĂ©: 153-6). iii) Dans certains parlers, l'emploi discursif n'est signalĂ© que pour une succession d'accomplis (ainsi Ă  TakroĂ»na ou AbbĂ©chĂ©). Dans d'autres, il est relevĂ© aussi pour une suite d'inaccomplis, soit ‘nus’ (dans la Shukriyya, avec une valeur de prĂ©sent historique), soit prĂ©cĂ©dĂ©s d'une particule (b- Ă  Çukurova, dans le Sud de la Turquie). Enfin, comme on l'a Ă©voquĂ© prĂ©cĂ©demment, un parler comme celui de la Haute JĂ©zireh syrienne prĂ©sente des emplois discursifs avec gĂąm extrĂȘmement variĂ©s, que w- soit prĂ©sent ou non, les deux verbes pouvant ĂȘtre Ă  l'accompli, Ă  l'inaccompli (avec čān), Ă  l'impĂ©ratif narratif ou au participe (cf. (40)) : (40) gāymÄ«ngāylindarrbu[...] ‘Alors ils dirent: allez chercher (...)’ (Bettini, op. cit.: 271, § 7) iv) Parfois, il n'y a plus d'accord en genre et en nombre entre gām/qām/ˀām et V2, le processus de grammaticalisation du verbe de mouvement se manifestant formellement par une tendance Ă  l'invariabilitĂ©. Ce phĂ©nomĂšne, rare, a Ă©tĂ© signalĂ© pour l'aire syro-libanaise (Versteegh 1984: 102, cf. (41); Talay 2003: 374; Bettini, ibid.: 4417). Au Caire, cette tendance caractĂ©riserait le ‘substandard of lower classes’ (Woidich 1995: 265). (41) ˀāmË€É™ĆŸÉ™tnasayyāra ‘da kam ein Auto zu uns’ (Grotzfeld 1965: 89)18 v) Enfin, il est frĂ©quent que l'emploi discursif de gām/qām/ˀām ne se limite pas Ă  introduire un nouvel Ă©noncĂ©, voire une nouvelle sĂ©quence comme en (40). La possibilitĂ© de trouver cet emploi en tĂȘte de la proposition principale aprĂšs une subordonnĂ©e temporelle (comme dans (30) en áž„assāniyya) ou dans l'apodose d'une conditionnelle, a Ă©tĂ© signalĂ©e dans de nombreux dialectes, mais elle n'est pas nĂ©cessairement attestĂ©e partout. 3.2.3. Les valeurs discursives de gām/qām/ˀām(avec ou sans w-)Il est frĂ©quent, dans les dialectes, que l'emploi discursif de gām/qām/ˀāmgarde quelque chose

16 Il semblerait toutefois que les deux emplois de gām ne soient pas toujours bien distinguĂ©s formellement, en particulier au YĂ©men (voir, pour Sanaa, NaĂŻm 2009: 86). Cf. l'Ă©noncĂ© suivant recueilli dans la Tihama oĂč gām suivi d'un V2 Ă  l'inaccompli est rendu, tantĂŽt par ‘se mettre à’, tantĂŽt par ‘alors’: (39) qāmiĥānni,aftagadar-rafÄ«q,qāmiĥānniË€aleyh ‘Il se mit Ă  chanter, il essayait de retrouver son ami perdu (en mer), alors il composa une chanson sur

lui.’ (Simeone-Senelle, op. cit.: 232) 17 Elle prĂ©cise toutefois que cette invariabilitĂ© fait alors de gĂąmune quasi ‘formule de transition’. 18 On pourra remarquer la place qu'occupe, dans cet exemple, le sujet lexical: aprĂšs V2. Une telle position n'est pas frĂ©quente et pourrait ĂȘtre corrĂ©lĂ©e Ă  l'invariabilitĂ© de V1.

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du sĂ©mantisme du verbe ‘se dresser, se lever’. Il s'agit, le plus souvent, d'une connotation de soudainetĂ©. À TakroĂ»na, elle est dĂ©finie comme ‘une nuance d'Ă©nergie et de vivacité’ (cf. (42)) et il est intĂ©ressant de noter par comparaison la nuance de sens qu'apporte dans le mĂȘme parler le verbe auxiliaire bqĂȘ: ‘en fin de compte’, ‘et alors’ — pour marquer qu'un Ă©noncĂ© qui suit se fonde sur la constatation d'un Ă©tat antĂ©rieur (cf. Marçais et Guiga, op. cit.: 361)19. (42) qĂąmsƓbbni ‘tout Ă  coup le voilĂ  qui se mit Ă  m'insulter’ (p. 3318) À TakroĂ»na, la nuance apportĂ©e par qĂąm est donc sensiblement la mĂȘme, qu'il soit inchoatif (cf. 2.2.1.) ou discursif. Une nuance identique ou proche a Ă©tĂ© signalĂ©e dans bien d'autres dialectes, que gām/qām/ˀām y ait ou non des emplois d'auxiliaire de l'inchoatif (voir notamment ProchĂĄzka 2002: 155; Reichmuth 1983: 295; NaĂŻm, op. cit.: 86)20. Cependant, cette nuance peut ĂȘtre absente car rĂ©servĂ©e Ă  l'emploi inchoatif, ainsi Ă  Tunis juif oĂč la valeur discursive de qām se rapproche de celle, plus neutre, de ĆŸÇŸ (Cohen 1975: 136). Elle peut aussi ĂȘtre l'objet d'un dĂ©bat21 ou ne reprĂ©senter qu'une des valeurs possibles (cf. Firanescu 2003). Lorsque disparaĂźt la nuance de soudainetĂ© (nuance qui tend Ă  modifier la vision de l'Ă©vĂ©nement proprement dit), la valeur apportĂ©e par gām/qām/ˀām devient plus discursive : elle concerne la relation de consĂ©cutivitĂ© entre l'Ă©vĂ©nement considĂ©rĂ© et celui qui prĂ©cĂšde ou (cf. Woidich 1995: 265) l'importance que le locuteur attribue Ă  un Ă©vĂ©nement particulier. Il arrive cependant que toutes ces valeurs s'affaiblissent et que gām/qām/ˀām ait des emplois trĂšs frĂ©quents mais dĂ©sĂ©mantisĂ©s. La tendance a Ă©tĂ© soulignĂ©e depuis longtemps pour le parler palestinien de BÄ«rZēt (cf. Blau, op.cit.), mais les travaux de Henkin ont donnĂ© Ă  l'Ă©tude de Blau un prolongement particuliĂšrement significatif. En analysant les styles narratifs des bĂ©douins du NĂ©gev et des sĂ©dentaires palestiniens, elle a montrĂ© l'importance que pouvait jouer l'emploi de qām pour caractĂ©riser la langue littĂ©raire des uns et des autres, et pour diffĂ©rencier, non seulement le style narratif des bĂ©douins de celui des sĂ©dentaires palestiniens, mais encore celui des bĂ©douins du NĂ©gev de celui des bĂ©douins du Nord d'IsraĂ«l (cf. notamment 1996 et 2010: 152 et sq.). À propos du parler des sĂ©dentaires palestiniens de BÄ«rZēt (reprĂ©sentĂ© ici par SK pour Schmidt-Kahle 1918), elle Ă©crit: By virtue of its lexical content, the verb qām may originally have been very effective

in narrating extra active, sudden events. Now, however, qām is completely delexicalized in cases like qāmĆ« qaË€adĆ« (SK36–9) “They sat down,” or qāmat ináž„araqat (SK41–14) “she burned,” or qāmat wiqË€it il-fĆ«áč­a (SK51–12) “the towel dropped.” Because of its frequency, especially but not only in dramatic sections, the qām complex is no longer marked as sudden and dramatic. However, doubling verbality and “pastness,” makes the complex particularly effective for narrating sequenced actions in a distanced manner. (1996: 175)

19 Sur la notion de continuitĂ© qui est Ă  l'Ɠuvre dans le baˀa libanais (auxiliaire et marqueur discursif), voir Ă©galement Germanos (2008). 20 À Damas (JĂ©rĂŽme Lentin, communication personnelle), qām, suivi d'un autre accompli, est trĂšs frĂ©quent pour prĂ©senter avec vivacitĂ© l'enchaĂźnement entre deux procĂšs. Equivalent de ‘alors...’, ‘et hop...’, il est souvent employĂ© avec ˀal pour rapporter un dialogue. 21 Ainsi en est-il de l'arabe iraquien pour lequel les informations semblent contradictoires (cf. Versteegh, op. cit.: 110, note 43).

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4. La grammaticalisation de verbes signifiant ‘prendre, saisir’ 4.1. En áž„assāniyya : gbaÄ‘ÌŁ 4.1.1. Les exemples relevĂ©s chez Tauzin Les Contes arabes deMauritanie comportent vingt-huit textes, parfois trĂšs courts, le plus souvent assez longs. L'un d'entre eux, celui qui a pour titre ‘Le chacal et la lapine’, prĂ©sente une particularitĂ© linguistique: le conteur (ou plutĂŽt la conteuse) y emploie aussi bien gĂąm que gbaÄ‘ÌŁ comme marqueur discursif. Ce conte comprend 6 paragraphes (p. 20-23 du livre). Il narre l'histoire d'un chacal qui vient d'Ă©pouser une lapine et qui souhaite montrer Ă  sa compagne que, contrairement Ă  ce qu'elle pense, il n'a pas peur du lion. Il promet que, malgrĂ© sa faiblesse et sa petitesse, il pourra tuer tous les animaux et que, en guise de preuve, il prendra leurs cƓurs et les lui rapportera dans une malle. C'est ce qu'il rĂ©alisera, par le mensonge et la ruse. D'abord il fait tuer tous les animaux par le lion — en s'arrangeant pour que l'un aprĂšs l'autre chacun d'eux apparaisse comme Ă©tant celui qui s'est permis de boire le lait du roi des animaux. Ensuite, sous prĂ©texte d'aller tous deux faire un feu en forĂȘt, il attache un gros fagot de bois sur le dos du lion, y met le feu et fait brĂ»ler le fauve avec toute la forĂȘt. Le premier gbađ ÌŁ du texte apparaĂźt dans le paragraphe introductif, Ă  l'inaccompli. Suivi d'un complĂ©ment d'objet (áčŁandĂ»g ‘cantine’), il fonctionne alors comme un verbe plein, avec son sens habituel de ‘prendre’. Le second, qui apparaĂźt Ă  l'accompli, en tĂȘte du paragraphe, prĂ©cĂšde un autre accompli coordonnĂ© par wĂ€: (43) gbaÄ‘ÌŁwĂ€mĆĄĂ€,uĆŸĂ€mənឍammləs-sbaË€ugĂ€rvĂąv[...]wĂ€l-áž„ayawānĂątkĂąmlĂ€. ‘Il s'en est allĂ©, il est parti rejoindre le lion, la hyĂšne (...) et tous les animaux’ (cf. 20-1) On remarquera que ce gbađ ÌŁ n'a pas Ă©tĂ© traduit (comme le gĂąm discursif), Ă  la diffĂ©rence du second gbađ ÌŁdu paragraphe qui, lui, est Ă  l'inaccompli et est suivi d'un complĂ©ment d'objet. Le 3e § ne comprend qu'un seul gbađ,ÌŁ mais il s'agit cette fois encore d'un gbađ ÌŁĂ  l'accompli, employĂ© intransitivement en tĂȘte du paragraphe et non traduit. Ces caractĂ©ristiques, associĂ©es au fait que le prĂ©dicat complexe ˀùd(...) iĆŸiprĂ©cĂ©dĂ© de wÀéquivaut Ă  wĂ€ + V2 Ă  l'accompli, font qu'on peut, lĂ  encore, considĂ©rer qu'il s'agit d'un gbađ ÌŁ discursif. La tournure est plus difficile Ă  identifier Ă  cause de la double prĂ©sence du sujet lexical (əđ-đüb) et d'une subordonnĂ©e temporelle (mnĂ€yn...), mais l'un et l'autre se rencontrent aussi avec gĂąm22. (44) gbaÄ‘ÌŁÉ™Ä‘-đübuˀùdĂ€llāmnĂ€yniˀûdË€gĂąbəl-lĂ€yl,iĆŸilə-lbĂ€nəs-sbaË€wiáž„Ă»zË€lĂź-h[...] ‘Le chacal, tard dans la nuit, va vers le lait du lion, il s'en approche (...)’ (cf. p. 20-1) Dans le paragraphe suivant, il y a six gbađ ÌŁĂ  l'inaccompli et un Ă  l'impĂ©ratif (je les souligne). (45) ilĂ€yn yĂ€wË€a əs-sbaË€, igĂ»l:«ùnĂ€ lĂ€bn-imən ĆĄaáč›b-u? lĂ€bn-imən ĆĄaáč›b-u?». igĆ«lĂ» l-u:

«mānaË€áč›av,Ă€llāឫaáč›áč›aáčŁmənĆĄaáč›b-u».yĂ€gbaÄ‘ÌŁÉ™s-sbaË€w ikĂ€wrĂ€rbĂź-humkāmlĂźn ilĂ€ynyĂ€ĆŸbaáč›Ä‘Ă€lliĆĄaáč›b-u,iáž„Ă»zË€lĂź-huyəkətl-uwigĂ»lləđ-đüb:«gbaÄ‘ÌŁÉ™ĆĄwĂź-hli».yĂ€gbaÄ‘ÌŁÉ™Ä‘-đübuyəơwĂź-hĆĄizĂ€ynwiơəgg-u,uyĂ€gbaÄ‘ÌŁgaáž·b-uwidĂźr-uvəáčŁ-áčŁandĂ»g,əlliĆŸĂąyəbmənĆĄĂŽáč›É™n-nĂȘrĂ€b, w idÄ«rĂ»-h vĂź-h. ilĂ€yn iĆŸÄ«bĂ»-h, yĂ€gbaÄ‘ÌŁ əs-sbaË€ wĂ€ tlĂ€ yĂ€wkl-u w igĂ»l l-u:

22 Pour le sujet, cf. notamment (25) et (28). On notera cependant que de telles insertions jouent peut-ĂȘtre un rĂŽle dans la genĂšse des emplois non canoniques (voir les exemples donnĂ©s en 3.1.2.).

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«huwwĂ€gaáž·b-umnĂ€yn?».igĂ»ll-u:huwwĂ€yĂ€lukĂąnəbgaáž·b-umāyəơáč›É™blĂ€bn-akĂ€ntĂ€.igĂ»l l-u:«đùk əlligəlt áž„agg».u yĂ€gbaÄ‘ÌŁu yĂ€wkl-u, ilĂ€ynbĂ€dd Ë€lĂź-humkāmlĂźn, ilĂ€ynktəl-humkāmlĂźn, đīk É™ĆŸ-ĆŸmùˀa əllimˀù-h.uhuwwÀÀllā iáž„Ă»z Ë€lĂź-humuyəơwĂź-humuyĂ€gbaÄ‘ÌŁgaáž·b-humuidĂźr-uvəáčŁ-áčŁandĂ»g,utĂ€wv.

‘Quand le lion se rĂ©veille, il dit: « Qui c'est qui a bu mon lait ? Mon lait, qui l'a bu ? ». Ils lui disent: « Je ne sais pas, tu n'as qu'Ă  regarder qui l'a bu ». [X] Le lion tourne autour d'eux jusqu'Ă  ce qu'il ait trouvĂ© celui qui l'a bu, il s'approche de lui et le tue. Et il dit au chacal: « [X] Fais-le griller pour moi ». [X] Le chacal en fait une belle grillade, le dĂ©chiquĂšte, prend le cƓur, et le met dans la malle, celle qu'il avait apportĂ©e de chez la lapine, il le met dedans. Quand il le lui apporte, le lion le prend, il se met Ă  le manger et lui dit: « OĂč est son cƓur ? ». Il lui dit: « S'il avait Ă©tĂ© intelligent, il n'aurait pas bu ton lait ». Il lui dit: « Ce que tu dis est vrai ». Et [X] il mange jusqu'Ă  ce qu'il vienne Ă  bout de tous, jusqu'Ă  ce qu'il ait tuĂ© tout le groupe qui Ă©tait avec lui. Et lui, il s'approche d'eux, il les fait rĂŽtir, il prend leur cƓur et le met dans la malle.’ (cf. p. 20-1)

Les occurrences de gbađ ÌŁsont ici trĂšs nombreuses. Dans deux cas (4e et 7e), la prĂ©sence d'un complĂ©ment d'objet (gaáž·b ‘cƓur’) prouve clairement qu'il s'agit du verbe plein (et il est traduit comme tel — cf. le soulignement dans la traduction). Dans quatre cas (2e, 3e, 5e et 6e), le verbe n'a pas de complĂ©ment d'objet mais, comme il prĂ©cĂšde un verbe (‘griller’ ou ‘manger’) qui, lui, en a un (un pronom reprĂ©sentant gaáž·b ‘cƓur’), on peut supposer que les deux verbes — inaccomplis coordonnĂ©s ou impĂ©ratifs juxtaposĂ©s — partagent le mĂȘme complĂ©ment. C'est d'ailleurs ainsi que Tauzin, au moins dans un cas, l'a compris puisqu'elle a traduit yĂ€gbaÄ‘ÌŁÉ™s-sbaË€wĂ€tlĂ€yĂ€wkl-u par ‘le lion le prend, il se met Ă  le manger’. Reste cependant au moins une occurrence (la 1e), oĂč l'on ne voit pas quel complĂ©ment d'objet pourrait ĂȘtre sous-entendu, le verbe coordonnĂ© qui suit se construisant intransitivement avec bĂź-hum: on aurait donc au moins un exemple oĂč, pour gbađ,ÌŁ l'inaccompli aurait le mĂȘme rĂŽle discursif que l'accompli. Enfin, dans le dernier paragraphe, on trouve deux occurrences, cette fois non ambiguĂ«s: un cas de marqueur discursif (gbaÄ‘ÌŁwĂ€dáž«É™l) et un cas de verbe plein (gbaÄ‘ÌŁgaáž·b-u). On trouve des emplois discursifs de gbađ ÌŁ dans d'autres contes, mais de maniĂšre plus sporadique. Il y a, par exemple, dans le conte suivant (‘Le jeune homme et sa cousine’), un emploi de gbaÄ‘ÌŁ u qui ne peut ĂȘtre que discursif car gabÄ‘ÌŁÉ™t ne peut guĂšre avoir le mĂȘme complĂ©ment d'objet que ĆŸĂ€mˀət. (46) gĂąl l uáčƒáčƒ-u Ă€nn-u lĂąhi yәtË€aáč›áč›aáčŁ. gabÄ‘ÌŁÓ™t uáčƒáčƒ-u u ĆŸĂ€mË€Ó™t yĂąsәr mәn әáč­-áč­ÄvilĂąt ‘Il a dit Ă  sa mĂšre qu'il allait se marier. [X] Sa mĂšre a rassemblĂ© beaucoup de jeunes

filles’ (cf. p. 24-5) Ce dernier exemple, comme le suivant (relevĂ© dans le conte ‘Les garçons et les gouls’), montre qu'il y a bien accord en genre et en nombre avec le sujet. À noter que, le coordonnant Ă©tant absent, il s'agit lĂ  d'un emploi non canonique23. (47) tĂ€mmuvĂ€mmmˀù-hum[...]ilĂ€ynnáč­Ăąáž„Ë€lĂź-hum.gabÄ‘ÌŁuhĂ»mĂ€gaË€dulhĂȘhhĂ»mÀəáčŻ-áčŻlĂąáčŻĂ€ ‘Ils sont restĂ©s lĂ  avec eux (...) jusqu'Ă  ce qu'on leur tombe dessus. [X] Ils se sont mis Ă 

l'Ă©cart, eux les trois frĂšres’ (cf. p. 110-1)

23 Il existe aussi un emploi non canonique de gĂąm dans le mĂȘme conte. Ce pourrait ĂȘtre le signe d'une Ă©volution caractĂ©ristique de l'idiolecte du conteur.

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Enfin, on trouve au moins un autre gbađ ÌŁdiscursif Ă  l'inaccompli dans le conte ‘L'oiseau vert’ — qui compte par ailleurs un assez grand nombre de gĂąm discursifs. (48) itĂ€mmgùˀədË€andən-nĂąáč›ilĂ€yntrĂ€ggĂ€dən-nĂąsyĂ€gbaÄ‘ÌŁwigĂźslə-qnĂ€m ‘Il restait assis prĂšs du feu jusqu'Ă  ce que les gens dorment profondĂ©ment, puis il allait

vers le troupeau’ (cf. p. 138-9) 4.1.2. Les exemples relevĂ©s chez Ould Mohamed Baba L'emploi de gbađ ÌŁcomme marqueur discursif est extrĂȘmement rare. NĂ©anmoins j'en ai trouvĂ© des attestations dans l'un des articles de Ould Mohamed Baba — dans deux histoires sur sept mais, comme il n'y a pas de prĂ©cisions sur les informateurs, on ne peut savoir si cela concerne plus d'un locuteur. Dans la 4e histoire, gĂąm est employĂ© une fois comme marqueur discursif et gbađ,ÌŁ trois fois (dont deux dans les phrases suivantes): (49) gĂąmuw-Ë€ayyáč­ul-áž„aáč›áč­ĂąnigālĂ»-l-u:«dvaË€ĆĄĆáč›Ä‘ƍkmnĂądəmlliĆŸĂ€áč›ĂąkəbəáčŻ-áčŻĂŽáč›w-náčżuáž«bĂź-

k əáčŻ-áčŻĆáč›Â». gbaÄ‘ÌŁ əl-áž„aáč›áč­Ăąniw-áž«allĂ€mnĂądəm ilĂ€yn dáž«al ˀùd v-əáč­-áč­amáș“a v-blĂ€d đīk əl-bĂ€lĂ€lĂ€gbaÄ‘ÌŁunvaáž«bĂź-həáčŻ-áčŻĂŽáč›

‘[X] Los hombres llamaron a un áž„aáč›áč­Ăąni (antiguo esclavo liberto) y le dijeron: « Ve a aver a aquel hombre que viene montado en un toto y sopla en el trasero de su toro.

CogiĂł el áž„aáč›áč­Ăąni, dejĂł que el toro se metiera en medio del cieno; entonces soplĂł en el trasero del toro.’ (cf. p. 256-7)

Ould Mohamed Baba n'a pas cherchĂ© Ă  rendre le gĂąm discursif. En revanche, il a traduit, curieusement, le premier gbađ ÌŁ par le verbe plein (cogiĂł) et le second, par le mĂȘme adverbe (entonces) qu'il avait dĂ©jĂ  utilisĂ© pour le gĂąm discursif. Dans la 5e histoire, gĂąm est employĂ© plusieurs fois comme marqueur discursif, mais l'occurrence ambiguĂ« de gbađ ÌŁ (dans gbaÄ‘ÌŁ w-Ë€áč­Ăą-h ugiyyĂ€ ‘cogiĂł y le dio una ugiyyÀ’) est probablement Ă  interprĂ©ter, vu la traduction et le contexte, comme un verbe plein dont le complĂ©ment (ugiyyĂ€ ‘piĂšce de monnaie’ de l'ancien temps) serait sous-entendu. Dans la 6e histoire, seul gbađ ÌŁest employĂ© comme marqueur discursif. (50) gĂąl-l-u:«ងaggyÀឫû-yÀ».gabÄ‘ÌŁuw-Ë€ayyáč­Ă»-l-hummn-bˀßdgālĂ»-l-hum ‘El otro contestĂł: « Tienes razĂłn hermano ». Fueron, llamaron a los W.D. y les dijeron

des lejos’ (cf. 258-9) 4.1.3. ParticularitĂ©s de la construction avec gbaÄ‘ÌŁLes emplois de gbaÄ‘ÌŁcomme marqueur discursif sont trĂšs comparables Ă  ceux de gĂąm, hormis le fait qu'ils sont beaucoup plus rares. Les diffĂ©rences, syntaxiques et sĂ©mantiques, entre les deux verbes pleins ne semblent pas avoir d'influence sur le sens et l'emploi des formes grammaticalisĂ©es. D'une part, la dĂ©sĂ©mantisation est trĂšs forte dans les deux cas, d'autre part, la construction est la mĂȘme, que le verbe source soit transitif ou intransitif. Le verbe gbađ ÌŁn'ayant pas de complĂ©ment d'objet dans sa fonction narrative, on aurait pu s'attendre Ă  ce que cela facilite l'identification du rĂŽle discursif. Les exemples ont montrĂ© les limites de ce critĂšre, dans la mesure oĂč, avec des verbes coordonnĂ©s, on pouvait avoir une sorte de mise en commun du complĂ©ment, celui-ci n'Ă©tant exprimĂ© qu'aprĂšs le second verbe — mĂȘme si l'on s'attend, en principe, Ă  ce qu'il y ait une reprise du complĂ©ment. Cf. gabđ-ÌŁuet dĂ€r-udans (51):

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(51) gabÄ‘ÌŁÉ™tl-ukáč›ĂąË€ĆŸdĂ€yy[...]ugĂąlətl-u«ងùk»uáž„ĂązË€lĂź-hĂ€ugabđ-ÌŁuudĂ€r-uvə-məឫəlt-u ‘Elle a pris un pied de petit cabri (...) et elle lui a dit: « Tiens ». Il s'est approchĂ© d'elle,

l'a pris et l'a mis dans son sac.’ (cf. p. 24-5) Le fait qu'il y a au moins deux exemples oĂč l'inaccompli de gbađ ÌŁ paraĂźt remplir la fonction discursive rĂ©servĂ©e normalement Ă  l'accompli, constitue cependant une particularitĂ©. Le non emploi de gbađ ÌŁ comme auxiliaire de l'inchoatif a pu jouer un rĂŽle (en imposant moins de contrainte dans l'extension du rĂŽle discursif). En tout cas, la fonction aspectuelle de gbađ ÌŁn'existant pas en áž„assāniyya, on peut supposer que sa fonction dans la narration trouve son origine directement dans une construction coordonnante. L'un des maillons dans l'Ă©volution pourrait ĂȘtre un Ă©noncĂ© comme (52) oĂč l'on perçoit une tendance Ă  la dĂ©sĂ©mantisation de gbaÄ‘ÌŁ(comment ‘prendre la plaie’ ? — ce qui est pourtant le sens littĂ©ral de gbaÄ‘ÌŁ É™ĆŸ-ĆŸÉ™áč›áž„). Il suffirait de dĂ©placer É™ĆŸ-ĆŸÉ™áč›áž„ et d'en faire le complĂ©ment de V2 pour que gbađ ÌŁ devienne formellement un marqueur discursif: (52) gbaÄ‘ÌŁÉ™ĆŸ-ĆŸÉ™áč›áž„wĂ€tlĂ€yəáčŁÉ™gl-u ‘Puis il a commencĂ© Ă  laver la plaie’ (cf. p. 138-9)24 4.2. Dans les autres dialectes arabes 4.2.1. Les emplois narratifs Le seul parler, Ă  ma connaissance, oĂč l'on trouve un emploi discursif de ‘prendre’ comme en áž„assāniyya, est (Ă  nouveau) celui des BĂ©douins de Syrie (voir Bettini, op. cit.: 43-4). Dans la Haute JĂ©zireh, ‘prendre, saisir’ se dit giÄ‘ÌŁab (avec une mĂ©tathĂšse25). C'est un verbe qui se construit normalement avec un complĂ©ment d'objet direct (voir p. 64, § 16; p. 80, § 3) mais qui, dans les contes fĂ©minins, peut ĂȘtre employĂ© intransitivement avec la mĂȘme valeur discursive que gĂąm. Cependant, les occurrences tendent Ă  n'apparaĂźtre que chez certaines conteuses, notamment chez Fáč­ĂȘm (contes II Ă  VIII) et áčŹarfa (contes XXV et XXVI). Un trait caractĂ©rise par ailleurs les emplois intransitifs de giÄ‘ÌŁab par rapport Ă  ceux de gĂąm: l'usage du coordonnant w- y est beaucoup plus frĂ©quent aprĂšs giÄ‘ÌŁab qu'aprĂšs gĂąm. Il se trouve aussi bien entre des accomplis (cf. (53) — contrairement Ă  ce qu'on avait avec gĂąm) qu'entre des inaccomplis, des participes ou des impĂ©ratifs narratifs (cf. (54)). L'absence de w-, bien qu'assez rare, est Ă©galement attestĂ©e (cf. (55) — voir aussi Bettini, op. cit.: 43-4)26. (53) gÄ‘ÌŁubanw-nzalanË€lē ‘Elles alors descendirent pour le rencontrer.’ (p. 115, § 12) (54) ugÄ‘ÌŁubyād-dÄ«kw-ĆĄfĆ«áč­-ilhinal-may ‘Le coq alors leur vida l'eau’ (p. 82, § 11) (55) gÄ‘ÌŁubangālan ‘Alors elles dirent’ (p. 117, § 21)

24 Il y a d'ailleurs un exemple de gbaÄ‘ÌŁ discursif dans le paragraphe prĂ©cĂ©dent (cf. (48)). 25 La mĂ©tathĂšse entre les 2e et 3e consonnes radicales (cf. arabe classique qabaឍa) semble assez frĂ©quente dans les parlers de bĂ©douins du Moyen-Orient (voir Rosenhouse, op. cit.: 323). 26 À noter un cas intermĂ©diaire, sans w- (p. 267, § 14), comparable Ă  celui observĂ© en áž„assāniyya (exemple (52)) oĂč le nominal complĂ©ment d'objet de V1 est repris par le pronom affixe complĂ©ment d'objet de V2.

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4.2.2. Les emplois comme auxiliaires de l'inchoatif Comme le prĂ©cise Bettini (ibid.: 43, note 41), le verbe giÄ‘ÌŁab ‘n'est utilisĂ© comme vĂ©ritable auxiliaire que trĂšs rarement’. Bien que l'exemple donnĂ© ait Ă©tĂ© relevĂ© chez la conteuse Fáč­ĂȘm (p. 100, § 18), il est trop isolĂ© pour qu'on puisse faire dĂ©river l'emploi discursif du verbe de son Ă©ventuel emploi comme inchoatif. Chez les bĂ©douins de Syrie, comme chez ceux de Mauritanie, l'emploi grammaticalisĂ© de ‘prendre’ est plus limitĂ© que celui de ‘se dresser’. Il est Ă  noter qu'un quasi synonyme est connu, en arabe, pour ses emplois d'auxiliaire. ˀaáž«ađa ‘prendre’ est en effet un inchoatif en arabe classique (Anghelescu 2004: 417-8) et en arabe moderne (Badawi and al., op. cit.: 427-8)27. Il en est de mĂȘme, parfois, de ses Ă©quivalents dialectaux tels le áž«Ä‘a tunisien (Cohen 1924: 268, d'aprĂšs William Marçais) ou le ˀéឫed libanais — ce dernier s'emploie comme l'auxiliaire bĂĄlleĆĄ,mais apporte en plus ‘une nuance d'effort, de tentative pour rĂ©aliser un fait’ (Feghali, op. cit.: 49). Par contre, Ă  Malte oĂč l'auxiliaire de l'inchoatif le plus frĂ©quent est bɛ́da, ce n'est pas l'Ă©quivalent dialectal de ˀaáž«ađa qui a Ă©tĂ© grammaticalisĂ©28, mais bien celui de qabaឍa: ˀábad. L'emploi de ce verbe comme auxiliaire conserve souvent une nuance de soudainetĂ© ou d'intensitĂ©, et n'est rĂ©pandu que dans la population villageoise (Vanhove 1993: 248-51). Alors que ˀaáž«ađa et ses Ă©quivalents dialectaux ne semblent pas avoir d'emploi Ă©nonciatif, Vanhove (op.cit.: 248) cite en maltais un exemple oĂč ˀábad est coordonnĂ© Ă  un secondaccomplietn'apporte,sĂ©mantiquement,qu'uneindicationdesoudainetĂ©. 5. Conclusion La notion d'inchoativitĂ© est rendue de multiples façons dans les langues du monde mais, en arabe, l'une des plus frĂ©quentes est le recours Ă  une pĂ©riphrase d'auxiliation. Dans la structure asyndĂ©tique composĂ©e de deux verbes qui (sauf stade de grammaticalisation particuliĂšrement avancĂ©) partagent le mĂȘme sujet, l'auxiliant a pour origine un verbe relevant prĂ©fĂ©rentiellement de quelques champs sĂ©mantiques privilĂ©giĂ©s. J'en ai explorĂ© deux dans la prĂ©sente Ă©tude, d'une part les lexĂšmes exprimant un mouvement/position du corps (soit ‘se lever, se (re)dresser’, soit ‘s'asseoir’), d'autre part les lexĂšmes signifiant ‘prendre’. Bien que le second axe soit assez bien reprĂ©sentĂ© en arabe littĂ©raire et, en gĂ©nĂ©ral, dans les langues du monde (cf. Anghelescu 2004: 418), le premier semble plus courant dans les dialectes arabes. AprĂšs avoir Ă©tudiĂ© le fonctionnement des auxiliaires de l'inchoatif, et notamment de gĂąm ‘se lever’ en áž„assāniyya, je me suis intĂ©ressĂ©e aux emplois discursifs de ce mĂȘme verbe. J'ai montrĂ© que, dans les textes narratifs, gĂąm apparaissait souvent comme premier Ă©lĂ©ment d'une suite de verbes coordonnĂ©s partageant le mĂȘme sujet et le mĂȘme aspect et qu'il pouvait alors perdre son sens propre pour ne garder qu'une valeur discursive d'enchaĂźnement (avec une nuance Ă©ventuelle de soudainetĂ© du procĂšs ou d'insistance de l'Ă©nonciateur). L'analyse d'un certain nombre de contes a rĂ©vĂ©lĂ© que, chez certains locuteurs mauritaniens, gbaÄ‘ÌŁ ‘prendre’ assumait les mĂȘmes emplois discursifs que gĂąm alors qu'il n'avait jamais ceux d'auxiliaire de l'inchoatif. À la lueur de ces faits, je suis tentĂ©e de penser que les deux types d'emploi (inchoatif vs discursif) correspondent Ă  des grammaticalisations indĂ©pendantes: l'une, qui conduit Ă  une auxiliation, l'autre, qui se situe sur la voie de la transcatĂ©gorisation (en adverbe de phrase). Formellement, il n'y a souvent aucune marque visible de grammaticalisation (Ă  l'exception

27 Cohen signale que le verbe ˀaáž«aza, qu'en guĂšze, a pris Ă©galement le sens de ‘se mettre à’. 28 Du moins pas dans cet emploi-lĂ , car il est peut-ĂȘtre Ă  l'origine de la particule maltaise áž„a.

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toutefois de l'emploi intransitif de gbađ)ÌŁ car l'une et l'autre structures dans lesquelles ces verbes apparaissent ne sont nullement spĂ©cifiques. Si la grammaticalisation aboutit, dans les deux cas, Ă  une certaine dĂ©pendance de gĂąm et gbađ ÌŁpar rapport Ă  V2, c'est dĂ» uniquement Ă  l'Ă©volution sĂ©mantique car, en perdant leur sens propre, les verbes grammaticalisĂ©s deviennent, soit des auxiliaires aspectuels, soit l'Ă©quivalent de particules discursives. Dans un parler comme le áž„assāniyya, la distinction entre les deux types d'emploi est bien tranchĂ©e car elle repose (sauf exceptions) Ă  la fois sur la prĂ©sence ou non du coordonnant w(Ă€)et sur les modalitĂ©s temps-aspect-mode (TAM) des deux verbes (le choix, fort restreint, Ă©tant d'ailleurs limitĂ© pour l'essentiel Ă  l'aspect de V2, car V1 est quasiment toujours Ă  l'accompli). On retrouve l'un et/ou l'autre emplois dans beaucoup de parlers arabes, parfois pour le mĂȘme verbe, parfois pour un synonyme ou un antonyme (comme ‘s'asseoir’/‘se lever’), mais la distinction entre les deux types d'emploi y est gĂ©nĂ©ralement moins nette, d'une part Ă  cause d'une plus grande variĂ©tĂ© dans les modalitĂ©s TAM des deux verbes (mĂȘme si la diffĂ©rence la plus frĂ©quente reste portĂ©e par l'aspect de V2: inaccompli/participe vs accompli), d'autre part Ă  cause de l'absence presque gĂ©nĂ©ralisĂ© du coordonnant. Le fait qu'on ait alors, dans ces dialectes, des sĂ©quences composĂ©es de deux accomplis ou de deux inaccomplis (mis formellement sur le mĂȘme plan mais non coordonnĂ©s) constitue une certaine Ă©volution par rapport aux structures de l'arabe ancien (cf. Fischer, op.cit.: 153). Woidich (2002: 131) s'est interrogĂ© sur l'histoire de ces constructions: sont-elles apparues par contamination avec la tournure auxiliant + auxiliĂ© ou du fait de la disparition seconde du coordonnant ? Ce qui paraĂźt clair pour le áž„assāniyya n'est pas nĂ©cessairement gĂ©nĂ©ralisable, mais on retiendra qu'il existe d'autres parlers oĂč la construction avec coordonnant est relativement bien attestĂ©e: ainsi le parler syrien de la Haute JĂ©zireh Ă©tudiĂ© par Bettini — un dialecte qui prĂ©sente d'ailleurs, dans le choix des lexĂšmes ‘sources’, de remarquables ressemblances avec l'arabe de Mauritanie. RĂ©fĂ©rences bibliographiques Abu-Haidar, F. 1991. Christian Arabic of Baghdad. Wiesbaden: Harrassowitz. Anghelescu, N. 1991. L'expression de l'inchoativitĂ© en arabe. The Arabist 3-4: 29-35. Anghelescu, N. 1999. Modalities and grammaticalization in Arabic. In Y. Suleiman (ed.), Arabic Grammar and Linguistics, 130-142. Richmond: Curzon Press. Anghelescu, N. 2004. La langue arabe dans une perspective typologique. BucureƟti: Editura Universităƣii din BucureƟti. Badawi, E., M. G. Carter and A. Gully. 2004. Modern Written Arabic. A Comprehensive Grammar. London/New York: Routledge Bettini, L. 2006. Contes fĂ©minins de la Haute JĂ©zireh syrienne. MatĂ©riaux ethno-linguistiques d'un parler nomade oriental. Firenze: UniversitĂ  di Firenze. Blau, J. 1960. Syntax des palĂ€stinenischen Bauerndialekts von Bir Zet. Aufgrund der « VolkserzĂ€hlungen aus PalĂ€stina » von Hans Schmidt und Paul Kahle. Walldorf-Hessen: Verlag fĂŒr Orientkunde Dr. H. Vordran. Boris, G. 1958. Lexique du parler arabe des Marazig. Paris: Klincksieck. Cohen, D. 1963. Le dialecte arabe áž„assānÄ«ya de Mauritanie. Paris: Klincksieck. Cohen, D. 1975. Le parler arabe des Juifs de Tunis. Tome II : Etude linguistique. The Hague-Paris: Mouton. Cohen, M. 1924. Le systĂšme verbal sĂ©mitique et l'expression du temps. Paris: Ernest Leroux. Cowell, M. W. 1964 [rĂ©Ă©d. 2005]. A Reference Grammar of Syrian Arabic. Washington D. C.: Georgetown University Press. Eksell, K. 1995. Some Punctual and durative Auxiliaries in Syro-Palestinian Dialects. In J. Cremona, C. Holes and G. Khan (eds.), Proceedings of the 2nd International Conference of l'AIDA (10-14 sept. 1995), 41-49. Trinity Hall (University of Cambridge). Erwin, W. M. 1963. A Short Reference Grammar of Iraqi Arabic. Washington, D. C.: Georgetown University Press. Feghali, Mgr M. 1928. Syntaxe des parlers arabes actuels du Liban. Paris: Geuthner. Firanescu, D. 2003. Le modalisateur aspectuel-temporel qām dans le parler syrien. In I. Ferrando and J.J. Sanchez Sandoval (eds), AIDA 5th Conference Proceedings, CĂĄdiz september 2002, 481-92. CĂĄdiz: Publicationes de la Universidad de CĂĄdiz. Firanescu, D. 2008. The Moving Sands of the Modals raaH and ija in Syrian Arabic. In S. ProchĂĄzka and V. Ritt-Benmimoun (eds), Between the Atlantic and Indian Oceans: Studies on Contemporary Arabic Dialects. Proceedings of the 7th AIDA Conference, 185-94. MĂŒnster-Wien: LIT-Verlag.

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