fabbri, paolo (2015) - sémiotique, stratégies, camouflage

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Actes Sémiotiques n°118 | 2015 1 Sémiotique, stratégies, camouflage Paolo Fabbri Numéro 118 | 2015 1. Suivre, comme guide Comment parler du rapport entre la sémiotique greimassienne et la personnalité de Greimas 1 ? Je répondrai à la manière d’un auteur cher à Roland Barthes, Michelet, qui disait : « On m’accuse d’avoir mis beaucoup de ma psychologie dans mon histoire, mais en réalité, en travaillant sur l’histoire, c’est l’histoire qui a fait ma psychologie ». La psychologie de Greimas est un effet de son travail théorique. C’est vrai qu’il y a maintenant quinze ans que Greimas nous a quittés. Mais on peut avoir deux attitudes philosophiques à l’égard de la mort. La première est existentialiste : ma mort étant une fin, l’essence de mon travail se comprendra par présupposition à partir de cette fin. Et il y a une autre perspective possible : la mort est l’interruption d’un projet que d’autres peuvent poursuivre. La première acception correspond à Heidegger, la seconde à Marc Bloch. Pour faire une phénoménologie de Greimas et de son travail, il faudrait, je crois, ne pas oublier qu’une « phénoménologie » est toujours une phénoménologie des apparences – phainomena – et que phainomena a la même racine que « phantasmes », « fantômes ». La phénoménologie de l’esprit est aussi une phénoménologie des esprits. Les esprits, les fantômes, viennent, les uns du passé, les autres du futur. Pour sortir de la mythologie du présent vécu, phénoménologique, il faut voir le présent comme étant toujours habité par les fantômes du passé, et ceux du futur. On commence par le futur: on a un projet, on est habité par les fantômes du futur. Et on revient vers le passé : on fait son choix parmi les fantômes du passé. Après quoi, on retourne au présent. Quel est donc le projet qui nous permet de choisir parmi les fantômes du passé ce qui vaut pour le présent? A cet égard, on peut reprendre le mot de Walter Benjamin : Greimas « nous suit, comme guide ». Quel était son projet ? Et quels sont pour nous, dans ce passé, les concepts pertinents pour aujourd’hui ? Ce n’est pas, par exemple, la connotation. On peut en revanche reprendre, du projet passé de Greimas, cette thèse : il faut mettre le sens phénoménologique « en condition de signifier », sémiotiquement. Pour cela, nous ne devons pas définir des concepts mais les interdéfinir. L’interdéfinition est créatrice, et non pas tautologique. Il en est ainsi, par exemple, de la théorie des modalités existentielles. On connaissait la virtualisation, l’actualisation, la réalisation. Mais que serait le contraire de la réalisation, présupposé par la virtualisation et opposé à l’actualisation ? La « potentialisation ». Le carré sémiotique peut fonctionner comme un instrument heuristique. On a une 1 Cf. Paolo Fabbri, « Simulacres en sémiotique : programmes, tactiques, stratégies », Nouveaux Actes Sémiotiques, 112, 2009.

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Fabbri, Paolo (2015) - Sémiotique, Stratégies, Camouflage

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  • Actes Smiotiques n118 | 2015 1

    Smiotique, stratgies, camouflage

    Paolo Fabbri

    Numro 118 | 2015

    1. Suivre, comme guide

    Comment parler du rapport entre la smiotique greimassienne et la personnalit de Greimas1 ?

    Je rpondrai la manire dun auteur cher Roland Barthes, Michelet, qui disait : On maccuse

    davoir mis beaucoup de ma psychologie dans mon histoire, mais en ralit, en travaillant sur

    lhistoire, cest lhistoire qui a fait ma psychologie . La psychologie de Greimas est un effet de son

    travail thorique. Cest vrai quil y a maintenant quinze ans que Greimas nous a quitts. Mais on peut

    avoir deux attitudes philosophiques lgard de la mort. La premire est existentialiste : ma mort tant

    une fin, lessence de mon travail se comprendra par prsupposition partir de cette fin. Et il y a une

    autre perspective possible : la mort est linterruption dun projet que dautres peuvent poursuivre. La

    premire acception correspond Heidegger, la seconde Marc Bloch.

    Pour faire une phnomnologie de Greimas et de son travail, il faudrait, je crois, ne pas oublier

    quune phnomnologie est toujours une phnomnologie des apparences phainomena et que

    phainomena a la mme racine que phantasmes , fantmes . La phnomnologie de lesprit est

    aussi une phnomnologie des esprits. Les esprits, les fantmes, viennent, les uns du pass, les autres

    du futur. Pour sortir de la mythologie du prsent vcu, phnomnologique, il faut voir le prsent

    comme tant toujours habit par les fantmes du pass, et ceux du futur. On commence par le futur:

    on a un projet, on est habit par les fantmes du futur. Et on revient vers le pass : on fait son choix

    parmi les fantmes du pass. Aprs quoi, on retourne au prsent. Quel est donc le projet qui nous

    permet de choisir parmi les fantmes du pass ce qui vaut pour le prsent? A cet gard, on peut

    reprendre le mot de Walter Benjamin : Greimas nous suit, comme guide . Quel tait son projet ? Et

    quels sont pour nous, dans ce pass, les concepts pertinents pour aujourdhui ?

    Ce nest pas, par exemple, la connotation. On peut en revanche reprendre, du projet pass de

    Greimas, cette thse : il faut mettre le sens phnomnologique en condition de signifier ,

    smiotiquement. Pour cela, nous ne devons pas dfinir des concepts mais les interdfinir.

    Linterdfinition est cratrice, et non pas tautologique. Il en est ainsi, par exemple, de la thorie des

    modalits existentielles. On connaissait la virtualisation, lactualisation, la ralisation. Mais que serait

    le contraire de la ralisation, prsuppos par la virtualisation et oppos lactualisation ? La

    potentialisation . Le carr smiotique peut fonctionner comme un instrument heuristique. On a une

    1 Cf. Paolo Fabbri, Simulacres en smiotique : programmes, tactiques, stratgies , Nouveaux Actes Smiotiques, 112, 2009.

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    place vide, on lappelle potentialisation , et on se pose ainsi la question : quel est le sens de ce

    terme, quelle valeur explicative peut-il offrir ?

    Par consquent, le fonctionnement des modles permet la dcouverte et assure lefficacit des

    concepts. Il en va ainsi de toutes les disciplines vocation scientifique. Elles se crent des exigences

    internes. Et on doit les valuer partir de la productivit de ces exigences. On en trouve un exemple

    clbre dans la physique contemporaine : Prigogine a reu le prix Nobel pour avoir rintroduit en

    physique le concept dune temporalit irrversible. De l cette question banale : tout le monde ne

    savait-il donc pas que la temporalit est irrversible ? Le problme est de savoir comment on peut

    rendre cette banalit pertinente lintrieur dune thorie physique qui produise des effets de sens

    heuristiques. Jusqu Prigogine, la thorie de Hamilton affirmant que le temps est rversible

    continuait de fonctionner. Il faut donc valuer les disciplines vocation scientifique par les types de

    calculs quelles peuvent produire. Tout comme lanthropologie, la sociologie ou la psychologie, la

    smiotique traite des phnomnes de signification. Mais elle le fait avec ses propres stratgies, ses

    propres calculs, ses propres modles, ses propres simulacres.

    2. Smiotique et simulacres

    Jaimerais dire quelques mots du concept de simulacre. Et je voudrais en parler en adoptant le

    point de vue interne du discours smiotique. La sociologie (je pense Baudrillard) parle beaucoup de

    simulacres ; la smiotique aussi. Mais celle-ci peut-elle interdfinir ce concept partir de ses propres

    instruments ? Si on veut une indication de dpart, on la trouvera dans le deuxime volume du

    dictionnaire de Greimas, lentre Simulacre crite par Landowski. Lide que cet auteur propose,

    et quon retrouve dans le livre de Greimas et Fontanille sur la smiotique des passions, o ce concept

    est trs prsent, est de linterdfinir dans un cadre intersubjectif interactantiel pour tre plus prcis.

    Cest dautant plus important quaujourdhui les paradigmes thoriques les plus rpandus en sciences

    humaines mettent plutt en vidence les subjectivismes et les naturalismes. La dfinition smiotique

    du simulacre vise au contraire les faits de communication intersubjective.

    Mais en amont de cette dfinition intersubjective, il faut en avancer une autre qui fasse le lien

    entre simulacre et passion, ou plus prcisment entre simulacre existentiel et dimension pathmique.

    Et cela va me permettre dexpliquer ici lobstination lithuanienne. Lobstination, passion lithuanienne,

    selon Greimas ou bien passion de Greimas lui seul ? , nest pas une proprit subjective mais

    intersubjective et interactionnelle. La passion dite obstination contient en elle-mme une structure

    interactionnelle, et elle entre dans un discours interactionnel. Cette ide de Greimas, je voudrais

    lillustrer partir dun trait de stratgie, le clbre De la guerre de Clausewitz. La stratgie, cest la

    science (ou la discipline) de lintersubjectivit. Que dit prcisment Clausewitz ? Il affirme, par

    exemple, que lorsquun gnral reoit beaucoup dinformations contradictoires et doute de laction

    entreprendre, il ny a pour lui quune seule solution : lobstination choix qui consiste appliquer ce

    que Greimas appelle le paradoxe modal . Lobstin est en effet celui qui continue de faire ce quil

    fait quand tout dmontre quon ne peut pas le faire. Le point essentiel, cest qu lintrieur du

    simulacre existentiel, on trouve alors deux instances. La premire dit, sur le plan cognitif : On ne

    peut plus faire x . Donc, je vais le faire ! En franais, on prcise de faon lgante : contre vents et

    mares . Ce qui, en termes de modalits (puisquelles habitent les passions) revient dire: je ne peux

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    pas, donc je veux ! Dans lorganisation modale, la modalit ici dominante est lvidence celle du

    vouloir. Sur le plan cognitif, lobstin sait que cest impossible, au niveau du dsir, il veut limpossible.

    Voil le dfi quil porte et qui le mnera la victoire, ou au dsastre.

    Sobstiner faire de la smiotique, cest aussi un dfi ! On a beaucoup parl ce propos de

    dsastres mais je prfre adopter la technique de Clausewitz. Quil y ait de bonnes ou de mauvaises

    nouvelles, il faut continuer. Cela sappelle un style smiotique . Un style smiotique, cest une

    organisation de simulacres existentiels modalise par la potentialisation. Greimas dit de la

    potentialisation quelle est un trou noir et un lieu de cration du possible. Cest donc l quon

    rencontre, avec Landowski, les accidents. Et dans la dfinition du style de vie, le rle du simulacre,

    cest en somme de dfinir une trajectoire existentielle oriente, tout en tant simule. Si on parle de

    simulacre , cest bien parce quil sagit de la simulation dune trajectoire existentielle oriente,

    domine par une modalit fondamentale, le vouloir de lobstin, et par un jeu interne de

    modalisations. Je veux, je ne peux pas ; jessaie une chose, jessaie son contraire. Et au niveau

    aspectuel, je continue de faire ce que jai voulu faire. Du point de vue modal, lobstination est durative

    et itrative. On peut tre obstin aussi dans la curiosit (par exemple smiotique) parce que la curiosit

    est durative et itrative (un peu syncope). Tout simulacre est un parcours, et comme les parcours sont

    aspectualiss et temporaliss, un simulacre a son rythme. Il y a le rythme de limpulsivit et le rythme

    de lobstination au piano, le basso ostinato.

    Voil donc la premire opration du simulacre : lautodfinition du sujet. Cette autodfinition

    est constitutive, performative, elle opre une transformation imaginaire du sujet (collectif ou

    individuel). Les Lithuaniens sont obstins, les Italiens impulsifs. Mais gare au Sicilien ! Chez

    lui, limpulsion de la vengeance peut durer vingt ans... Greimas aurait rpondu la question du

    simulacre collectif des Lithuaniens la manire de Lotman : Tout organisme doit tre dfini

    prliminairement par une autodfinition . Lautodfinition du simulacre donne un habitus (pour

    parler comme les sociologues) ou un hexis (pour parler comme certains sociosmioticiens), cest--dire

    un style smiotique, une manire de se (com)-porter, disposition la fois physique, passionnelle et

    cognitive. Je donnerai deux exemples de simulacres nationaux en lien avec le physique, la gestuelle, le

    corporel : les Italiens ont la tte chaude mais le cur froid, les Amricains ont les bras toujours ouverts

    mais, attention, ils ne les serrent jamais...

    3 Interactif et interpathique

    Toute communication est communication entre simulacres, et interfrence dans lattribution

    rciproque des simulacres. Soit lavarice : apparemment, cest une conjonction prive entre sujet et

    objets. Mais ce nest pas si simple. Lavare soustrait aux autres des objets. Du point de vue personnel,

    cela passe pour un vice ; du point de vue public, pour une vertu. Les vices privs deviennent ainsi des

    vertus publiques, les avares sont insupportables leur famille, mais les banques les aiment beaucoup.

    Il y a donc une structure intersubjective du simulacre : le simulacre nous dfinit (ou nous nous

    dfinissons par le simulacre), bien quen mme temps il nous vienne des autres, et gnralement,

    comme le dit Lacan, dans la forme inverse . Cest lutilit des autres, et galement, selon la formule

    bien connue, lenfer des autres.

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    Il faut par consquent donner du simulacre une double dfinition : dune part comme action et

    passion, dautre part comme interaction donc interaction et interpassion. Interpassionnel ,

    interpathique , voil un bon concept. Le simulacre est ainsi interactif et interpathique. A lintrieur

    dun sujet (individuel ou collectif) apparemment homogne, nous avons des conflits de simulacres, des

    transformations imaginaires et par l des transformations dtats dme. Parmi les composantes du

    simulacre, il y a projection imaginaire du sensible. Je suis chaud, froid, amer, doux, mou, dur . Il

    sagit de transformations dtats sensibles, de mtamorphoses qui sont la fois des transformations de

    formes et des transsubstantiations (terme de thologie reprendre en smiotique).

    Et Greimas ? Il faut relire le dernier chapitre de son Maupassant. La scne finale des Deux

    amis se passe sur un plan purement stratgique. Cest la guerre entre Prussiens et Franais. Paris est

    encercl. Or la guerre aussi est une forme de vie . Mais les deux Parisiens ne veulent pas de cette

    forme de vie. Ils sortent de Paris, vont pcher au bord de la Seine et sont pris par les Prussiens. Le chef

    prussien sait trs bien que ce sont des pcheurs et que par l mme, ils mnent une activit pacifique.

    Mais il dcide de projeter sur eux le simulacre de la guerre. Vous ntes pas des pcheurs pacifiques,

    vous tes des espions . Cela bouleverse la communication, qui devient ce que Greimas appelle une

    communication injonctive : une communication qui transforme le possible en dilemme, du type La

    bourse ou la vie ! Dans tous les cas, on ne peut que perdre. Vous tes sortis par les avant-postes,

    vous avez assurment un mot dordre pour rentrer. Donnez-moi ce mot dordre (...) . Ce qui est

    intressant, cest que cest seulement en apparence que ce mot dordre constitue lobjet. Comme si

    pouvoir donner un mot dordre entrait dans le simulacre de pcheurs pacifiques ! Dans le simulacre de

    la guerre, dans la communication injonctive de la guerre, si on donne le mot dordre, on devient un

    tratre. Greimas donne alors une trs belle analyse du silence comme acte. Le silence nest pas un non-

    faire, cest un faire qui passe par un non-faire. Tout comme ce conseil que Greimas donnait aux

    Lithuaniens : la rsistance. La rsistance non pas comme faire, car il y a des silences qui sont aussi une

    rsistance, qui sont des actions et des dfis. Alors, chose intressante de nouveau, les deux

    personnages ont trs peur. Ils tremblent. Mais ils se taisent. Analyse, si jose dire, somatique et non

    pas smantique. En loccurrence, entre sma et soma , cest le soma qui importe. Quand on

    tremble, il est plus facile de rsister en silence que dagir. Et cest ainsi quils meurent. Si le Prussien

    nest pas trs proccup de ne pas avoir obtenu lobjet de valeur, cest que son but fondamental ntait

    pas l ce quil visait, ctait bien la projection de la guerre comme style de vie dont on ne peut pas

    sortir. Et il a gagn. Il a gagn la guerre. Il na pas obtenu lobjet de valeur, le mot de passe, mais il a

    impos le simulacre de la guerre, le style de vie de la guerre.

    Nous avons, Landowski et moi, il y a plusieurs annes, travaill sur les stratgies des

    simulacres2. En particulier propos de la force du dsespoir. Dans une situation dsespre, en

    position dinfriorit, on se met le dos au mur de faon ne pas pouvoir reculer. On brle ses vaisseaux

    derrire soi. On place un ravin derrire soi. Dune manire ou dune autre, on se rend plus faible pour

    se rendre plus fort. Dans la culture classique, les villageois grecs, quand ils taient attaqus par des

    forces suprieures, installaient derrire eux des bchers o ils rassemblaient les femmes et les enfants.

    Si les hommes cdaient, tout le monde brlait. On soblige ainsi soi-mme tre obstin. Lennemi,

    2 Cf. Paolo Fabbri et Eric Landowski, Explorations stratgiques , Actes Smiotiques, 25, VI 1983.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 5

    sachant alors quil devra payer trs cher, avance dans des conditions motionnelles diffrentes. Les

    gens qui esprent sont faibles, les dsesprs sont forts.

    Je rappelle cet ancien travail parce qu lpoque nous navions gure travaill le concept de

    simulacre, concept, je crois, trs efficace et aujourdhui bien articul. Avec ceux de figurativit, de

    sensibilisation, daspectualisation, nous avons des instruments trs utiles pour avancer dans la

    rflexion sur la stratgie. Et une poque marque par le retour de la guerre, la smiotique doit

    rflchir lintelligibilit de la guerre3. La guerre nest pas la folie. Elle est extraordinairement

    intelligente. Elle nest quun moment dans la paix. Et vice versa. Il faut penser et lunion et le conflit. Il

    faut une smiologistique qui essaie de comprendre les interactions en situation de conflit et qui tienne

    compte non pas seulement du calcul logique mais aussi des dispositions, de la sensibilisation, de la

    moralisation, de toutes les composantes pathmiques. Cest fondamental au niveau physique et

    motionnel, au niveau de lhexis. Et il y a aussi, surtout aujourdhui, un style smiotique militaire qui

    ne tient pas seulement au sujet mais qui dpend de lactant collectif que constitue lhomme en liaison

    avec la machine. Dun avion, un homme peut lancer des bombes en pressant un bouton. Lutter au

    couteau est tout diffrent sur le plan somatique ! Le style smiotique dun soldat portant une pe nest

    videmment pas celui de lhomme arm dun fusil. Et dans tous les cas, les trajectoires virtuelles

    apprises lexercice changent compltement dans la ralit factuelle de la bataille.

    Il se peut que Greimas ait projet dans son travail la dimension conflictuelle de la vie

    quotidienne et culturelle, dimension quon retrouve aux niveaux smantique, narratif, rhtorique,

    discursif de sa pense fonde en termes de diffrences et doppositions. Cest l une faon de procder

    par laquelle la smiotique peut apporter beaucoup dintelligibilit lpoque contemporaine4. Les

    fantmes du futur et les fantmes du pass nous aident penser le prsent.

    4. Un cas de stratgie: le camouflage

    Le camouflage est un thme crucial pour la smiotique, au niveau des systmes de

    reprsentation mais aussi au niveau de la distorsion de la reprsentation. Ds son Trait de

    Smiotique, Umberto Eco soutient que le signe est fait pour mentir5. Mais le camouflage oblige

    repenser lide mme de signe. Elle ne se rduit pas une problmatique rfrentielle (quelque chose

    la place dune autre) ou interfrentielle ( sialors ), et surtout ouvre le regard sur le concept de

    production des signes. Le camouflage apparat comme un systme complexe de stratgies de

    prsentation (de moi, de lautre) et de reprsentation (de soi, des autres) qui se meuvent selon les

    forces en jeu. Ces forces redfinissent en les rorganisant et en les redployant les formes du

    monde vivant, les animaux et les hommes. La thse de Ren Thom, selon laquelle toute morphologie

    est le rsultat dattractions de conflits et/ou ayant un contrat, est utilise ici comme fond pour une

    rflexion sur la zoosmiotique et la smiotique de la culture. Au sialors sajoute un si... mais.

    3 Cf. Paolo Fabbri, Segni e Rumori di guerra , Sfera, 28,1992 ; id. et Federico Montanari, Per una semiotica della comunicazione strategica , E/C. Rivista dellAssociazione Italiana di Studi Semiotici, 2004.

    4 Cf. Paolo Fabbri, La comunicazione arrischiata. Per una semiotica dellemergenza , in L. dAlessandro, Il gioco dellintelligenza collettiva, Milan, Guerin, 2007.

    5 Cf. Umberto Eco, Trattato di semiotica gnrale, Milan, Bompiani, 1975.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 6

    4.1. tymologie du terme et prospective pour lanalyse

    Ltymologie est une figure rhtorique par laquelle nous essaierons dinscrire, dans le discours

    de la parole, le sens circulant dans les ensembles discursifs. Pour certains, le terme camouflage drive

    de cafouma, vocable wallon du seizime/dix-septime sicle, qui signifierait souffler de la fume sur

    le visage de quelquun, pour le dsorienter, laveugler . Daprs dautres sources, lorigine serait

    vnitienne, de camuffare, tromper , cacher . Au quinzime sicle, les camuffi du Rialto taient

    les voleurs de Venise : malins, russ, mauvais garons . Parmi les diverses possibilits

    tymologiques, je prfre, potiquement, la racine plus efficace de carmen, do vient charme (le

    suffixe -uffo serait donc une simple modification de patois 6) : le camouflage serait donc un

    enchantement jet sur les choses, afin quelles prennent un sens diffrent du sens habituel. Cest

    lquivalent anglais de to get a spell, lancer un charme . Je trouve vocateur que le camouflage ait la

    mme racine que carmen, posie.

    4.2. De la science lart

    Mais entrons dans le vif du sujet. Le camouflage intresse les premiers hommes de science et

    notamment partir de la seconde moiti du dix-neuvime sicle, avec le dveloppement des tudes sur

    le comportement animal et en particulier avec la branche aposmatique de lentomologie. Des

    recherches sur le sens de la communication animale drive laffirmation conteste que les abeilles, par

    exemple, sont des insectes sociaux dots de langage. Il sagissait alors de comprendre la faon dont les

    insectes lanaient leurs prdateurs des signaux rpulsifs. Le terme aposmatique, en 1890, possde

    une rsonance smantique. Il dsigne lensemble des expdients utiliss par les mammifres, et

    surtout par les insectes, comme tactique de dfense ou comme stratgie dattaque. Le concept de arms

    races peut tre valid non seulement en relation avec la course aux armements propres aux

    circonstances de guerre, mais il exprime sa pertinence galement si lon fait rfrence au

    comportement conflictuel du monde animal7. Le rapport conflictuel entre le prdateur et sa proie

    demande une connaissance rciproque ncessaire et une certaine dose de complicit . Puisquil faut

    sentendre pour se battre et puisque les signes sont manipulables, la possibilit dune inversion des

    rles existe. Le prdateur, pour ainsi dire, prend les allures de sa proie et la proie peut se camoufler en

    prdateur. De ce point de vue, il est pertinent que les signes ne soient pas vrais ou faux, mais efficaces.

    Ce qui compte est la crdibilit du simulacre offert lautre, les mouvements interactifs et les rgimes

    de confiance et de doute qui se mettent en route. Il sagit de questions lordre du jour pour toute

    situation de dcision interdpendante, comme dans les traits de guerre ou de thorie des jeux.

    Omniprsents mais mal dfinis, comme dans les mondes artistiques de la peinture, de larchitecture,

    du design et de la mode.

    Dans le monde animal, les expdients utiliss exploitent des qualits particulires. En premier

    lieu, on trouve la conformation du corps pour rendre ad hoc les apparences. Certains animaux, comme

    le zbre, le tigre, le boa peuvent utiliser une rupture de la forme, des patterns qui compriment ou

    dilatent les volumes en modifiant le contour du corps parla rptition de taches ou de bandes

    6 Cf. Manlio Cortellazzo et Paolo Zolfi, Dizionario Etimologico della lingua italiana, Bologne, Zanichelli, 2004.

    7 Cf. Richard Dawkins et John R. Krebs, Arms races between and within species, Proceedings of the Royal society of London, 205 (1161), 1979, pp. 489-511.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 7

    alternativement claires et fonces. Les plus clbres chercheurs sur cette question du mimtisme dans

    le monde animal, Henry Walter Bates et Fritz Mller, ont de surcrot soulign la valeurs des diffrentes

    valeurs chromatiques, jusqu parfois mme avancer des thories sur la smiotique de la dimension

    chromatique, en localisant, chez les papillons, des couleurs cryptes, capables de cacher, et des

    couleurs smantiques ou phanriques, avertissant le prdateur en lattirant ou en le repoussant. Ce

    travail a exerc une influence essentielle, notamment le travail de Bates, sur les hypothses de Alfred

    Russell Wallace, coauteur avec Darwin, de lhypothse volutionniste des espces. De nombreuses

    tudes ont mis en vidence la dimension visuelle, mais il existe galement des tactiques de camouflage

    exploitant dautres canaux sensoriels comme lodeur, loue et le tact. La recherche en rvle dautres

    toujours plus surprenants, comme les ultrasons des papillons de nuit pour intercepter et dvier les

    chauves-souris.

    Les stratgies de camouflage, dcrites avec prcision au cours dtudes sur le mimtisme animal,

    nous intriguent pour deux raisons : dabord parce que des artistes, ds le dbut, on t interpells par

    ces recherches. Abbott Thayer, le premier sintresser au sujet, est avant tout un grand peintre, avant

    dtre un zoologue formulant les lois du mimtisme. Il explique par exemple que les mammifres sont

    plus obscurs sur le dos que sur le ventre, pour permettre un dpistage plus facile par rapport au

    terrain. Dautre part, la recherche scientifique est implique dans les stratgies de guerre. Depuis

    Thayer, il existe une premire indication pour calculer les mouvements stratgiques en examinant la

    couleur du rgne animal. Thodore Roosevelt, grand chasseur, sopposa vivement ces thories. Il

    avait ses ides ce propos, et doutait que lart puisse favoriser lobservation directe.

    Au cours de la premire guerre mondiale, comme on sait, les cubistes Andr Mare, Ren

    Pinard, Raymond Duchamp-Villon, frre an de Marcel Duchamp ont t engags pour la

    transformation des scnarios de guerre. Au cours de la seconde guerre mondiale, tous les belligrants

    ont utilis des spcialistes du camouflage animal pour la dcoration des uniformes et des armes sur les

    champs de bataille (en Afrique du Nord, les Anglais utilisrent galement les magiciens). Cest la

    preuve que le signe camoufl , pour citer Ren Thom, est un arrt sur image du processus

    stratgique8. Jobserve, pour vrifier en tant quagoniste, mais lantagoniste, qui se sait observ,

    accomplit une opration de camouflage. Lagoniste tente alors une opration de dmasquage,

    laquelle peuvent se succder des oprations de contre-dmasquage. La rencontre/lutte de la prdation,

    comme le jeu de la sduction, est fonde sur des stratgies rciproques de rpulsion ou dattraction qui

    se meuvent suivant une escalade, un tourbillon de rversibilit. Il existe une observation singulire de

    Thom sur ces procs zoosmiotiques. Lanimal en chasse se meut comme la proie, comme hallucin

    par son image si recherche. La proie, alors, peut se camoufler en prdateur : le papillon par exemple

    dploie devant loiseau des ocelles simulant des yeux, devant lesquels le prdateur senfuit en tant

    que proie. Ceci souligne la complexe rversibilit symbolique cache dans les interactions les plus

    lmentaires : celles de la prdation ou de la guerre, de la sexualit ou de la sduction.

    Au disrupting, qui est un bon exemple de cette interdiscipline smiotique, jajoute maintenant le

    dazzle painting, cest--dire la faon spectaculaire de dessiner les navires, avec des pleins et des vides

    en alternant lumire et ombre, pour rendre ces objectifs en mouvement difficiles couler. Le

    8 Cf. Ren Thom, Stabilit strutturale e morfogenesi, Turin, Einaudi, 1980.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 8

    camouflage, qui augmente leur visibilit, rend impossible la connaissance de la route. Parmi les

    artifices de ces meilleurs dalzze pattern, crs au cours de la premire guerre mondiale, il faut

    rappeler le travail du gnral Norman Wilkinson, passionn de peinture. Le gnie du dazzling, cest

    quil enlve lvidence rfrentielle sa valeur intrinsque et montre que la perception, la

    reconnaissance et linterprtation sont des procs signiques relever lintrieur de stratgies. Pour

    Ren Thom, la forme de la proie est dfinie par linstrument, le bec du prdateur ; la proie, partir du

    moment o elle se sauve, persiste dans son tre, cest--dire dans sa forme. Si cette forme devait

    changer, par exemple pour crotre en dimension, elle finirait par tre corrige par la dent ou la griffe.

    4.3. Invisibilit, camouflage et intimidation

    Une des stratgies fondamentales du camouflage est la disparition : devenir transparent ou

    imperceptible, comme la transparence dun poisson au fond de leau. Une tactique laquelle peut

    correspondre une contre-tactique : certaines seiches gantes sont capables de crer des diffractions

    visuelles pour bien mettre en vidence leurs formes aux autres poissons en restituant leur vrai volume.

    Dans le mme genre, on peut classer lart de se cacher, cest--dire de se couvrir en bricolant sur le

    fond des objets. Cest le cas des crabes accumulant des coquillages sur leur dos. La seconde stratgie

    consiste en revanche devenir autre chose, autre que soi, souvent avec un effort dexhibition visible :

    par exemple le criquet qui devient feuille, en changeant de rgne naturel, de lanimal au vgtal. Dans

    cette typologie du camouflage se situe lart dploy par les prdateurs pour se cacher : il y des cas

    curieux de bancs de poissons composs moiti despces prdatrices et a moiti de proies camoufles

    en prdateurs. Par rapport ces formes de manifestation invisibilit ou dguisement Roger

    Caillois a accompli un travail exceptionnel, repris dailleurs par G. Deleuze et F. Guattari dans Mille

    plateaux9. Ce sont les bauches dune vritable rhtorique de la communication animale, avec ses

    tropes qui sont des figures de dplacement : mtaphores et mtonymie, mais galement pr-itrations,

    antiphrases, antanaclases, etc. Ce qui concide avec lide que toute rhtorique, y compris dans le

    champ thologique, est une tactique des apparences qui opre en situation de conflit et sur des

    catgories opposes : organique et inorganique, vif et mort, visible et invisible, droit et envers,

    menaant et inoffensif, et ainsi de suite. Le concept dintimidation, en revanche, ne me semble par une

    catgorie smantique situe sur le mme plan : elle ne concerne pas un faire tre (ou ne pas tre). La

    paralysie, leffet Mduse, la Fulgora Laternaria, soigneusement dcrite par Caillois, qui offre une

    protubrance vide, semblable un masque, concerne un faire faire. Lintimidation, force qui agit sur

    dautres forces, et dont Barthes voulait crire la linguistique, est seulement un des modes de la

    manipulation, avec, par exemple, la provocation. Aussi bien linvisibilit que le dguisement peuvent y

    recourir. Ainsi, alors que pendant les conflits mondiaux, laronautique militaire adoptait des

    techniques de dguisement, elle lui prfre aujourdhui linvisibilit. Invisibles, les avions Stealth

    chappent non seulement aux regards mais aussi aux radars et autres relevs lectroniques. Les

    recherches sur linvisible ou le dguisement ont rendu indispensable lintroduction dune thorie de

    limage. En effet, les stratgies de camouflage sont connues depuis fort longtemps, mais ne sont pas

    tudies avec soin. Dans la culture grecque classique, par exemple, on distinguait deux types

    9 Cf. Roger Caillois, Locchio di Medusa. Luomo, lanimale, la maschera, Milan, Cortina, 1998.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 9

    dintelligence : celle de la logique philosophique du logos et celle de la rhtorique et sophistique de la

    mtis. Les Grecs sparaient bien la stratgie du poulpe, mollusque oblique, expert en camouflage, qui

    voit sans tre vu, agile et imprvisible, trouvant des sorties mme dans linextricable, de celle du gnie

    du renard, animal rus, spcialis dans la technique de linversion, dans lart du renversement des

    vnements. Le poulpe et le renard, affirment Detinne et Vernant, sont des animaux sophistes ,

    deux prototypes dans les stratgies de camouflage10. Ils ont en commun le thme de lier et de

    paralyser.

    La question des quilibres et des urgences locales aide approfondir la thmatique.

    Lintelligence ruse du camoufleur ne consiste pas en lutilisation dune tromperie dfinitive,

    interdisant linitiative. Il lui suffit damener lantagoniste lindcision. Le lpidoptre russissant se

    crer des yeux sur la partie postrieure de son corps sait et espre que le prdateur sattend le voir

    fuir dans la direction oppose, et sera tromp le temps quil faut pour se cacher. La rapidit de la

    dcision, du temps perdu ncessaire afin de fuir et de celle des sens embrouills, des signes

    ambivalents sont-ce des yeux ? Non, ce ne le sont pas ? Cest un animal, une feuille ? sont alors

    essentiels. Cest la tactique du revers. videmment, ces stratgies changent en fonction du type de

    regard. Dans le monde militaire, le camouflage sest impos pour des raisons mdio logiques ,

    dirions-nous aujourdhui, cest--dire par ladoption de nouvelles technologies de la vision. Lorsque

    lavion saffirme dans le ciel de la premire guerre mondiale, lorsque lappareil photographique

    commence relever den haut les dispositifs tactiques, en sondant leur profondeur, il est alors

    ncessaire de camoufler lensemble du territoire et non plus seulement les hommes, les armes et les

    dpts. Des appareils toujours plus sophistiqus ont cr des trucs et des secrets toujours plus

    ingnieux, et leur rponse. Il ne faut pas oublier que le camouflage nest pas seulement un phnomne

    visible et donc, quil concerne tous les sens. Pour loue, il peut exister des formes de bruit qui

    drangent et cachent le message transmis : ainsi, pendant la guerre, les hommes chargs de

    linterception et du dcodage des messages radios, qui, pour des raisons videntes, taient transmis de

    faon camoufle. Voil pourquoi Dali soutenait que, si au cours de la premire guerre mondiale, les

    dguiseurs taient des cubistes, au cours de la seconde guerre mondiale les grands camoufleurs

    auraient t les surralistes.

    4.4. Le camouflage dans lart contemporain

    Les artistes contemporains, thiquement et esthtiquement plus raffins, dfinissent mieux le

    camouflage. Ils en utilisent les qualits heuristiques la rhtorique du conflit pour souligner

    ironiquement une caractristique des socits actuelles, qui ne sont plus socits de la rpression, mais

    du contrle, de linterception communicative. Des personnages comme Dsire Palmen ironisent,

    grce au camouflage, sur laugmentation vertigineuse du contrle, favoris par les dispositifs

    lectroniques. Apparemment pacifies, les formes de vie quotidienne possdent dsormais des

    caractres dcrits par Orwell dans1984. Il ne sagit plus de Big Brother , mais de la mutation des

    frres, un ensemble diffus de petits contrleurs qui exercent une surveillance en rseau des villes et des

    territoires.

    10 Cf. Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de lintelligence. La mtis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.

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    Les artistes rpondent ironiquement lart lui-mme et son ftichisme. Harvey Opgenhorth,

    aplatissant les volumes de son corps pour raliser une correspondance de contours et de couleur avec

    les tableaux, fait une excellente dmonstration de laversion pour lutilisation rituelle de lart dans la

    religion des muses. Il nest pas seul. Les Avant-gardes, en outre, vivent une prdilection pour le

    camouflage. Gertrude Stein raconte que Picasso, en voyant dfiler Paris les canons de la premire

    guerre mondiale, camoufls en ateliers par les artistes cubistes, affirma : Cest nous qui lavons

    fait ! . Les Avant-gardes, dsormais historiques , sappuient sur une terminologie belliqueuse :

    Avant-garde , nest autre quune mtaphore de la topologie militaire indiquant une position en

    premire ligne pour la transformation des arts et de la socit. Il serait intressant de reconnatre,

    ct des ralisations cubistes et des anticipations surralistes, le rle des futuristes italiens, comme

    Azari, le pilote qui a crit, avec Marinetti, le Primo dizionario aereo italiano, et relat leur exprience

    de la guerre arienne mis en thorie par le gnral Duhet et les nouvelles techniques pour observer

    les camps ennemis, ou Tato, cosignataire avec Marinetti du Manifesto della fotografia

    futurista (1930), qui a invent et construit divers objets-camouflages. De mme en 1919 parat le

    Manifesto futurista dellAeropittura, auquel a particip le mme Tato. Ds cette date, les futuristes

    avancent leurs conclusions pour une esthtique de laropeinture, et avec la photographie, sur le thme

    du camouflage. A la manire de Picasso devant les canons camouflage de la premire guerre mondiale,

    Marinetti affirme que les trains de Lnine furent peints avec des formes dynamiques, colores,

    semblables celle de Boccioni, De Balla et de Russolo. Tout ceci fait honneur Lnine et nous rend

    joyeux pour la victoire 11. Ce texte, entre autres, dmontre combien le camouflage dpend des

    nouvelles technologies dobservation et de relev. Du point de vue mdiologique, il faut remarquer que

    les instruments de prise de vue, les appareils photopraphiques et cinmatographiques sont construits

    et lexicaliss, comme observe Paul Virilio, sur le modle des armes feu12.

    Marinetti dclarait, dans son Manifesto tecnico della Letteratura futurista (1912), que lide

    dune imagination sans fil lui sauta aux yeux en survolant Milan. Le moteur rvle au futuriste un

    nouveau type et un nouveau sens de limage. A ce regard, fixant un littoral vertical du ciel, on rplique

    en redessinant le panorama urbain et rural en son entier. Il se passe aujourdhui la mme chose, une

    poque cologiquement correcte. A cause de lexposition aux nouvelles technologies de contrle,

    larchitecture camoufle de vert ses difices industriels ou dhabitation, selon une valeur esthtique

    limite. Le camouflage peut provoquer, lorsquil opte pour le masque, des expressions tragiques ou

    satiriques. Dans les fictions littraires, il suffit de penser Nabokov dans Lolita (1955), exprimant sa

    passion pour les papillons et les stratgies animales que lattitude des personnages voque. En effet, la

    maison de Lolita est situe Thayer street Thayer, justement, le spcialiste du camouflage. Nabokov

    possdait certainement un bagage de notions scientifiques sur le sujet mais cest dans la prcision de

    son criture quil a nourri ces mmes intrts. Pour revenir des exemples guerriers, il suffit de penser

    aux tireurs dlite de la premire guerre mondiale dguiss en arbre, ou encore lpisode (peut-tre

    11 Filippo Tommaso Marinetti, Al di l del Comunismo, Milan, La Testa di Ferro, 1920.

    12 Cf. Paul Virilio, Stratgie de la dception, Paris, Galile, 1999. Voir aussi le fusil chromatofotographique de Marey (1882).

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 11

    invent, mais quimporte) du faux aroport anglais avec ses avions en bois, bombard par de fausses

    bombes allemandes

    Une des rgles fondamentales pour ltude du camouflage animal concerne depuis toujours

    lapplication des ombres, internes ou portes, celles que la peinture italienne classique appelait les

    sbattimenti . Abbott Thayer, peintre et zoologiste, a mis en lumire des preuves encore

    surprenantes aujourdhui. Il est possible, en effet, deffacer les ombres en suivant des stratgies

    particulires, quon appelle mires , ou de produire de nouvelles ombres, fausses. On peut donc

    changer les ombres et ainsi modifier lorigine de la lumire, ce qui transforme entirement la

    perception dun objet ou dun animal. La premire prcaution par rapport une cible possible est de

    sappuyer un obstacle expos la lumire. Lavnement de la photographie a permis de repenser la

    notion aristotlicienne de diaphane. La photographie permet la superposition dimages avec des effets

    de transparence rciproque. Il sagit dexpriences nes de rflexions sur les mouvances du contrle au

    combat. Mais cot de ce quAzari et Marinetti dfinissent comme des superpositions transparentes

    ou semi-transparentes de personnes et dobjets concrets et de leurs fantmes semi-abstraits avec la

    simultanit du souvenir du rve , il ne faut pas oublier le tribut qui est d aux variations de tonalit.

    Les navires de la premire guerre taient peints de faon spectaculaire, pour confondre lennemi et

    lempcher de saisir sa direction.

    Je crois que toute la pense sur la photographie a t domine cette poque par une obsession

    non mimtique, mais par des stratgies de mimtisme. La photographie passe dune idologie de la

    reprsentation la photographie comme empreinte lumineuse sur une surface photosensible une

    thorie de la construction des formes complexes et des partenaires de la visibilit. Cest ce qui permet

    aujourdhui de construire les technologies digitales. Limage camoufle nest jamais statique ; elle

    semble se constituer dans les instants de tension. La compntration entre les espaces et les corps,

    joue sur des rythmes discontinus, vise cet effet. Au-del de Balla, de Russolo et de Severini, outre le

    Futurisme sinspirant de la chronophotographie dAnton Giulio Bragaglia, il existe un autre Futurisme,

    le futurisme plastique de Boccioni, o la figure traverse son contexte en mme temps que le

    contexte la traverse. On veut rejoindre le mme objectif avec les stratgies du camouflage de guerre.

    Ces dcompositions et ces recombinaisons du rapport figure/fond dialoguent avec les lois de la

    psychologie de la perception ; ce sont, de fait, des lois labores justement grce au relev stratgique,

    avec ses problmes dexgse de lecture et dinterprtation. Il nest pas indiffrent que les fondateurs

    de la Gestalt Koffka, Khler, Wertheimer aient t officiers au cours de la premire guerre

    mondiale. Les rflexions sur la psychologie de la forme, galement dans lautonomie de la production

    scientifique, ont connu une avance radicale du fait de la dramatique exprience de conflit mondial.

    Toute la science ne se meut pas de cette faon (quon pense la gntique), mais il nen est pas moins

    vrai que les ncessits guerrires ont modifi les systmes de reprsentation graphique et de

    prsentation artistique. Un thoricien de la psychologie comme Gibson a travaill sur la perception des

    pilotes de guerre au combat et Gombrich, au cours de la seconde guerre mondiale, travaillait dans les

    services anglais dinterception des radios allemandes.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 12

    4.5. Le camouflage dans la littrature rcente

    Au cours des dernires annes, de nombreuses expositions ont eu lieu, et des encyclopdies du

    camouflage ont mme t publies. Je pense Camouflage di Tim Newark (2007). Je pourrais

    mentionner, outre le trs classique Roger Caillois, les nombreux travaux de Roy Behrens et lessai de

    Jean-Franois Bouvet, La stratgie du camlon (2001), un texte de sociobiologie. Plus rcemment, en

    2007, Maite Mndez Baiges a publi en Espagne un petit volume sur les arts et le camouflage.

    Personnellement, en tant que smioticien moccupant des phnomnes de construction, de

    transmission et dinterprtation du sens, le concept de camouflage mapparat comme un terme

    connotatif contenant des composantes interdfinir. Par exemple, les approximations sur les

    caractres phanrique ou aposmantique devraient tre dcrits en utilisant des instruments

    dnonciation et de deixis du regard, en les insrant dans un cadre thorique plus complexe. Une

    gnralisation des dfinitions permettrait dtendre la confrontation dautres champs relatifs au

    camouflage. Actuellement, on sait quil existe un remarquable engouement suscit par les

    transformations des uniformes militaires. Chose amusante, avec des artistes comme Andy Warhol et

    Alighiero Boetti (Mimetico, 1966) sest diffuse partir des annes soixante une mode vestimentaire

    de camouflage, qui perdure tenacement aujourdhui. Au cours de la guerre du Vietnam, o les

    uniformes couleur kaki de linfanterie coloniale avaient t abandonns au profit dun camouflage

    multicolore, les langages de la contestation politique utilisaient les mmes uniformes que ceux du

    conflit. Les enfants des fleurs , dserteurs potentiels encore aujourdhui endossent dans la vie

    civile la tenue mimtique quils refusent de porter en guerre : affirmation antiphrastique et ironique,

    comme si les jeunes Amricains et Europens dalors dclaraient nous sommes tous en guerre, nous

    sommes tous des soldats qui refusent de ltre . A cause dun phnomne typique de mode, ce choix

    sest rpandu et a perdu son origine provocatrice. Il commence tre vu comme un style de vie

    camoufl , la lettre.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 13

    4.6. Pour conclure

    Dans les pratiques de camouflage, il y a des aspects qui dpassent la simple possibilit de se

    cacher ; on y trouve les signes de passions difficiles camoufler. Je pense un pome de Vittorio

    Sereni, Fragments dune dfaite (Journal dAlgrie, 1947), qui tmoigne dune exprience vcue

    la premire personne du pluriel avec des Italiens dans un camp de prisonniers alli :

    Istruzione e allarme

    Dicevano i generali:

    mimetizzarsi sparire

    confondersi amalgamarsi al suolo,

    farsi una vita di fronda

    e mai ingiallire.

    Ma l'anima di quali foglie

    si vestir per sfuggire

    alla muta non vista osservazione

    dell'occhio che scopre in ognuno

    baleni di rimorso e nostalgia?

    Se passa la rombante distruzione

    siamo appiattiti corpi,

    volti protesi all'alto senza onore.

    Instructions et alarme

    Les gnraux disaient:

    se mimtiser, disparatre

    Se confondre avec le sol,

    Faire une vie cache

    Et jamais nen plir.

    Mais lme de quelles feuilles

    Se vtira pour fuir

    A lobservation cache, silencieuse

    De lil dcouvrant en chacun

    Des clairs de remords et de nostalgie ?

    Si la destruction planante passe,

    Nous sommes des corps aplatis

    Le visage tendu vers le ciel, sans honneur.

    Se cacher toujours, faire une vie cache / et jamais nen plir , en suivant en aveugle les

    ordres suprieurs. Ce nest srement pas une preuve de courage. Avec ces trois phrases distribues sur

    13 vers, le soldat, proie mimtise, possde une paire dyeux : les yeux regardant vers le haut, en

    direction du prdateur dun prdateur quon peut tromper, mais en perdant lhonneur. Et lil

    invisible, le sien, un il de prdateur tourn vers lui-mme, qui dcouvre dedans soi la proie des

    clairs de passion : la nostalgie et le remord, qui ne peuvent se mimtiser. L, le camouflage devient un

    lieu de division entre les modes du pouvoir et du devoir. Mais le signe est destin rester secret : le

    visage ouvert est lui-mme un masque.

    Rfrences bibliographiques

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    Pour citer cet article : Paolo Fabbri. Smiotique, stratgies, camouflage, Actes Smiotiques [En

    ligne]. 2015, n 118. Disponible sur : Document

    cr le 29/01/2015

    ISSN : 2270-4957

    1. Suivre, comme guide2. Smiotique et simulacres3 Interactif et interpathique4. Un cas de stratgie: le camouflage4.1. tymologie du terme et prospective pour lanalyse4.2. De la science lart4.3. Invisibilit, camouflage et intimidation4.4. Le camouflage dans lart contemporain4.5. Le camouflage dans la littrature rcente4.6. Pour conclure

    Rfrences bibliographiques