espoirs déchus roman noufel bouzeboudja
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Roman de Noufel BouzeboudjaTRANSCRIPT
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Espoirs Déchus
Roman
Noufel bouzeboudja
Edition Yehwa-yi
2008
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Première Partie
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‘Toi, tournée vers l’avenir, tu marches à reculons. La
hardiesse ne te manque pas. Ton cœur en est rempli. Mais tu
es prisonnière. Ta prison n’est pas faite de murs, ni de
barreaux. Ta prison s’appelle: Passé. Le passé te tourmente. Il
condamne ton présent, ton futur. Tu le vois ton futur ? Il est là!
Là! Il arrive à grande enjambées. Tu ne peux pas le voir ? Car
le passé domine encore tes esprits. Et pourtant, ‘demain est un
nouveau jour’, m’avais-tu dit?’ Certes. Mais es-tu prête pour
ce nouveau jour ? Es-tu prête pour ce ‘demain’ ?’
Des années passèrent, mais elle ne pouvait s’empêcher
de penser à lui. Lui, l’être doux, délicat. Elle se rappelait de sa
poitrine chaleureuse, accueillante. A elle, il réserva un amour
sans conditions. Elle se souvenait des jeux qu’elle jouait avec
lui. Elle se souvenait de ses yeux verts. Vert, la couleur de ses
rêves.
Tilelli avait toujours refusé la mort de son père.
-Dieu l’a rappelé auprès de lui, lui disait Nanna Aysha.
Mais cette excuse, incomprise en somme, lui était
inconcevable.
‘Comment est-ce que Dieu l’aurait rappelé auprès de lui?
Ressassait-elle dans sa tête de petite fille à la recherche de son
père, de vérité, de réconfort. ‘Que ferait un Dieu d’un être
humain auprès de lui? Et pourquoi ? Pourquoi l’avait-on
enveloppé dans ce tissu blanc ? Pourquoi l’avait-on mis sous
la terre?’
Dans ses rêves innocents, patiemment, elle attendait le retour
de son père. La nuit, naïvement, elle s’adressait à Dieu et le
priait de faire vite revenir son père.
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Il était son unique appui. Son exemple de vie. Il l’emmenait
partout avec lui. Il lui apportait du chocolat, des friandises, des
jouets.
Contrairement aux autres filles de Taddart, quand le moment
de sa naissance survint, une fois qu’il sut que c’était une fille,
son père obligea les femmes, présentes lors de
l’accouchement, à faire entendre leurs youyous à tout le
village.
-Fille ou garçon, c’est le bon Dieu qui choisit! Disait-il. Et s’il
n’y avait pas de femmes ? Dites-moi, hein ? S’écriait l’homme
à chaque commentaire ou médisance. Au temps des vrais
amazighs, les vrais amazighs! Les femmes gouvernaient et
avaient un pouvoir sur les hommes. Dihya, Lalla Khedija,
Fatma n Sumer…
-Cette créature est ma fille, exposait-il. Elle est venue de mon
sang, je dois la chérir, l’aimer, l’éduquer, et je serai fier d’elle.
Tilelli trouvait en son père la joie. Et lui, il voyait en elle
l’avenir. Son avenir à lui. Son avenir à elle.
-Pourquoi s’était-il tué ? Pourquoi ? Demandait la Tilelli à sa
mère.
Hjila, sa mère, désarçonnée, ne faisait qu’observer les larmes
de sa fille. Elle en versait aussi. Elle pleurait des larmes de
regret. Elle pleurait l’épouvantable perte de celui qui était son
mari. Elle pleurait une erreur qui l’avait suivie durant toute sa
vie. Elle pleurait ce que Taddart ne lui avait jamais pardonné.
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ⵣ
Ce fut un jour de grande chaleur. Le soleil était au
zénith, quand Mezyan rentrait chez lui. Contrairement à ses
habitudes, ce jour-là, il rentra plutôt que prévu. Etant un
employé en ville, il partait très tôt le matin et ne rentrait
qu’une fois le soleil se préparait à aller illuminer d’autres
parties de la planète laissant Taddart dans le noir.
Ce jour-là était une journée de grève. Une grève à laquelle le
syndicat avait fait appel le jour même.
‘Ne pouvait-il pas prévenir à l’avance ?’ S’indigna Mezyan
devant le portail de l’usine. ‘Se réveiller à l’aube, marcher
plus de cinq kilomètres pour me dire grève ?’
Il préféra alors retourner à Taddart, auprès de sa famille.
Taddart, comme de coutume, était d’un accueil chaleureux.
Des bonjours et des sourires fusaient de partout pour alléger
les esprits en peine. Pour Mezyan, vivre dans une ville était
impensable. Il aimait la terre, la verdure. Il aimait ses oliviers,
ses figuiers, l’air frais et les balades dans la nature. A Taddart,
un lien viscéral l’unissait. C’était sa vie, la vie de ses ancêtres.
Il pouvait voir leurs silhouettes rôder sur les montagnes et les
plaines. Il pouvait entendre le chuchotement de leurs sagesses.
Il pouvait sentir leur présence. Et la terre ne se quitte pas d’un
coup de tête. A ces terres, l’honneur des hommes est collé.
Dans ces terres, l’honneur des hommes est planté à coup de
sueur, de sang et de pleurs. Et cet honneur devrait être
préservé à coups de sueur et de sang, s’il le faut.
Quitter la terre de ses ancêtres était conçu comme une trahison
suprême.
Tilelli n’avait que cinq petites années. Elle avait, comme
toujours, les cheveux bien coiffés et la robe pleine de couleurs.
Elle était gracieuse. Belle et sage. On l’enviait. On enviait à sa
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mère avoir enfanté une telle créature. De peur du mauvais œil,
sa mère, Hjila, l'emmenait souvent au derviche de Taddart,
Bokhous, qui lui formulait des talismans et des amulettes
qu’elle mettait autour de son cou.
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ⵣ
A même le sol, elle avait construit tout un domaine à sa
petite poupée. Des cailloux, des bouts de tissu, une table
minuscule et beaucoup de fleurs qu’elle lui avait cueilli des
champs voisins. Toute gaie, elle jouait et se faisait sa petite
joie. Elle mettait sa poupée dans des mises en scène, rêvait,
parlait à ses joujoux, les embrassait quelques fois et les battait
d'autres. Dans son petit domaine, il y avait une petite famille:
un père, une mère et une fille. Tout comme la sienne, en fait.
Chaque membre avait un rôle à jouer, tout comme dans la vie,
en fait.
Subitement, Tilelli se retourna et vit une silhouette
s’approcher. C’était Mezyan qui montait le sentier menant
chez lui, chez eux. Elle se leva et, en sourire, courut à tire-
d’aile à sa rencontre. Elle bondit entre ses bras. Mezyan la
souleva et l’embrassa, puis la remit sur pieds.
-Regarde ce que je t’ai ramené, lui dit-il en lui tendant un
paquet de chocolat.
Aussitôt, Mezyan, prenant la main de sa fille, continua son
chemin. Tilelli ne marcha que quelques à ses côtés puisqu’elle
décida de retourner à ses jouets.
-Où est ta mère? Demanda Mezyan en se retournant.
-Elle est à la maison avec oncle Omar, répondit-elle. Elle m'a
renvoyée. Elle m’a dit d’aller jouer dehors.
‘Omar? S’étonna Mezyan. Qu'est-ce qu'il fait chez moi à cette
heure-ci ? Se demanda l’homme intrigué.
Le doute et le souci s'entremêlèrent. La confusion gagna
l’esprit de Mezyan. Qu'est-ce que son frère faisait chez-lui à
cette heure-là ? Vint-il seul ou avec sa femme ?
‘Non...Non...ce n'est pas vrai ! Mais pourquoi Tilelli joue-t-
elle dehors ?’
Des soupçons et de mauvaises pensées s’érigèrent dans l’esprit
de l’homme qui essuya son front. Il essaya de les chasser.
Elles surgirent de nouveau.
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A pas lents et fragiles, il enjamba les quelques mètres qui le
séparaient de la porte principale. Discrètement, à pas de
voleur, il glissa dans la cour de sa propre maison.
‘Tilelli a l’habitude de jouer ici,’ pensa-t-il.
Il entendit des voix. Il avança encore, tendant l’oreille et suivit
la direction d’où ces voix-là venaient. Des gémissements ! Il
était sûr que c’était des gémissements.
‘Hjila est tombée malade ?’ Pensa-t-il.
‘Arrête de faire l’idiot, se dit-il à lui-même. Rends-toi à
l’évidence.’
Les gémissements ne cessaient pas. Ils étaient ceux du plaisir.
Ceux de la jouissance, pas ceux de la douleur et de la peine.
Ces gémissements-là n'étaient autres que ceux d'un homme et
d'une femme en plein ébats. Hjila et Omar haletaient et
ahanaient de désir.
‘Pourquoi pendant nos coucheries elle ne gémissait pas
ainsi ?’ Se tortura Mezyan qui trouva réponse à toutes les
questions qu’il se posait. La réponse, précise et unique, n’était
autre que : Adultère. Sa femme le trompait avec un homme. Sa
femme le trompait avec son propre frère. Inceste !
‘Elle ose me faire ça ? Se dit-il. Ils osent me faire ça à moi ?
Omar… Hjila…’
Mezyan avait grande confiance en Omar. Il croyait que
pendant son absence, il serait l'homme de la maison car ils
étaient frères et voisins aussi. Il pensait que c'était lui qui
éloignerait le danger qui aurait menacé leurs demeures. Que
c'était lui qui préserverait l'honneur de la famille. Mais, ce
jour-là, l’innommable eut lieu. Et Mezyan l’avait constaté.
Omar avait souillé l’honneur de la famille, sa propre famille.
La gorge serrée, il les avait entendus. N'était-ce pas là
une preuve de déshonneur ? Avait-il besoin de d'autres
preuves ? Pourquoi faire ? Avait-il besoin de les regarder avec
ses propres yeux ? Il les imaginait déjà, l’un sur l'autre à
prendre plaisir. Il les imaginait allongés sur le lit, le sien...leur
lit conjugal. Le lit sur lequel il partageait ses nuits avec la
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même femme qui le partageait, à cet instant-là, avec un autre
homme, son propre frère!
‘Omar!’ Mijota Mezyan avec amertume.
Il les entendait encore.
‘Comment a-t-il osé…? Se demanda l'homme. Et sa femme à
lui? Il la trompe aussi ! Et ses enfants ? Il les trompe aussi.
Tous. Comment ose-t-il le faire? Et où ? Chez-moi !’ Ressassa
Mezyan furibond et rouge de colère et de chaleur. ‘Chez son
frère. Avec ma femme,’ se dit-il serrant les poings.
Les yeux de Mezyan se remplirent de larmes. Mais pas une
larme, aucune, ne leur échappa. Il essaya de chasser la
confusion de son cerveau usé par tant de chambardement. Sa
tête s’alourdit et subitement, tout devint noir. Il ne voyait plus
rien.
‘Que cette terre s’ouvre et m’engloutisse!’ Se répéta-t-il.
‘Qui est coupable ? Omar ? Hjila ? Omar ! Non. C'est elle !’
C'est Hjila! Elle est coupable. Elle m'a déshonoré. C'est elle
qui devait conserver l'honneur de la maison pendant mon
absence. Elle a voulu ce qu'elle fait, sinon, elle aurait su
comment se débarrasser de ce salaud de...s’il l'avait
provoquée, ou avait essayé de l'agresser. Elle aurait su.
Elle...aurait crié...et les voisins se seraient accourus à son
secours. Elle se serait débrouillée n'importe comment pour
préserver mon honneur. Notre honneur.’
Accablé de tant de douleur, il fit quelques pas. Il allait sortir
mais ces jambes le trahirent de nouveau. Il se sentait faible.
Brisé.
‘Que faire maintenant ?’ S’interrogea l'homme. Il regarda ses
mains. Incapacité. Il les porta à son visage, essuya la sueur qui
perlait sur son front. Il se couvrit les yeux avec les mains.
‘Le fusil!’ Pensa-t-il. ‘Mais… Tilelli…’
Il sortit de la cour et derrière lui les gémissements se perdirent
petit à petit. Il voulut les voir. Voir sa femme entre les bras
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d'un autre homme ou sous le corps d’un autre homme. Voir
son frère jouir de sa femme.
Une fois dehors, il se dirigea vers la fenêtre de sa chambre.
Tilelli ne le vit pas sortir. Il arriva enfin. Il s’approcha des
bordures de la fenêtre barreaudée. Il essaya de voir à travers
les ouvertures des persiennes. Il vit leurs silhouettes. Il
s’approcha encore. Oui, il les voyait. Hjila était nue.
Totalement nue. Il voyait ce corps mouvoir sans gêne, sans
arrêt. Ils étaient collés l’un à l’autre. Omar la labourait et elle,
les yeux fermés, elle prenait plaisir.
‘N’est-ce pas de ce même sein que Tilelli, notre
fille’...Mezyan hésita un instant...‘Nôtre’ dis-je ?’
Un doute troublant saisît son esprit. ‘Tilelli!’ Se répéta-t-il.
‘Est-ce possible ? Non, elle est bel et bien ma fille!’ Se dit-il.
‘C'est ma fille ! C’est ma fille ! Non...noo...’
Mezyan s’agita davantage. Incontinent, il s'effondra tel un
vieil arbre sous le poids de son doute. Il se laissa crouler,
appuyant son dos contre le mur. Sur le sol, il se recroquevilla
tenant sa tête dans ses mains.
‘Pourquoi moi ? Pourquoi ma femme ? Pourquoi, mon Dieu ?’
Il chercha d’autres réponses à ses questions.
Envers sa femme, il était toujours juste. Il n’avait jamais
manqué à son devoir d'homme. Il faisait tout pour la satisfaire.
A la maison rien ne manquait. Au lit, elle était heureuse. Mais
jamais ne l’avait-elle entendu gémir et prendre plaisir comme
elle le faisait à cet instant-là avec Omar. Simulait-elle ?
La mémoire de Mezyan s’ébranla. Lounja. Il la revit. Ses yeux
noirs, son front large, ses cheveux noirs qui couvraient son dos
jusqu’aux hanches, ses lèvres pulpeuses. Lounja était son
premier amour. Elle fut mariée, de force, à Majid. Madjid était
le cousin de Mezyan.
‘Est-ce possible que dieu voudrait me faire payer ça?’ Pensa-t-
il.
Lounja aimait Mezyan. Mais les choses ne tournèrent pas
comme ils voulurent. Le père de celle-ci, par avidité, l'obligea
à épouser Majid.
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Nonobstant, l’amour que Lounja et Mezyan se vouaient ne
cessa pas. Ils l’entretinrent en secret pendant un certain temps.
Ce jour-là, Majid était absent. Mezyan et Lounja
convinrent de se voir. Lounja ouvrit la fenêtre, Mezyan entra.
Une fois leurs désirs assouvis, Mezyan sortit. Ils avaient fait
ça encore quelques fois, avant que Mezyan, tourmenté par les
remords, coupât tout contact avec Lounja. Majid n'avait rien
su et Hjila, sa femme, non plus.
Ces souvenirs étaient suffisants pour que Mezyan collectât
quelques forces pour se lever. Il se leva. Blessé, il s’achemina
vers la petite écurie derrière la maison. Il farfouilla dans un
carton. Facilement, il retrouva ce qu'il cherchait. Il le prit.
‘Ce n'est pas eux. C’est moi, se persuada-t-il soudain. C’est
moi le responsable de mon propre déshonneur.’
Un torrent d'images et de pensées traversa l'esprit de l'homme.
Une guerre s'est déclarée en lui. Elle semblait sans fin. Il
tressaillait. Il sentît un frisson froid monter le long de son
échine.
Il prit la corde et la dissimula sous son manteau, puis, il
emprunta nulle part pour destination. Il voulait marcher,
s’éloigner de cette maison qui était devenue tombeau de ses
joies, tombeau de son bonheur. Un bonheur qui devint
brusquement faux.
Il marchait. Tilelli, occupée, ne remarqua pas son père.
‘Plutôt la mort que la souillure,’ se rappela Mezyan des mots
de Shikh Amellal.
Il décida cependant de rendre visite au Shikh.
Shikh Amellal était le doyen de Taddart. La dureté de la vie
lui fut inspiratrice d’une sagesse écoutée et respectée par ses
pairs. On l’appelait Shikh Amellal car il avait la barbe, les
cheveux et le burnous blancs. Blanc comme la neige du
Djurdjura qu’il contemplait chaque jour de sous les branches
de son caroubier plusieurs fois centenaire. Shikh Amellal
vivait avec son fils. Sa femme lui avait donné deux fils. L’ainé
fut mort pour ce qu’on appelait la cause nationale. Ce fut son
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père qui lui lut la fatiha et lui ferma les yeux. La mort de sa
femme n’affecta pas Shikh comme l’avait affecté celle de son
fils.
Le vieil homme passait tout son temps sous ce caroubier-
là. Sous son caroubier, Shikh vivait, plus qu’autre chose, son
passé. Toutefois, il n’était pas toujours seul. Quelques autres
vieux venaient s’asseoir à ses côtés. Et quand un villageois
voulait un conseil, il ou elle savait où le trouver. On le
consultait en cas de conflits entre familles, entre frères, entre
voisins.
Mezyan était en route vers Takharruvt. Le ciel était clair. Au
loin, on entendait une chouette hululer.
Tôt le matin, en se rendant au travail, Mezyan trouvait Shikh,
enveloppé de son burnous, sous le grand arbre. Shikh, dès que
sa prière de l’aube accomplie, se rendit à son caroubier à
quelques pas de la petite mosquée qui abritait les quelques
vieux du village. Il était rare de voir les jeunes prier.
-Que dieu te maudisse, oiseau de malheur, dit Shikh Amellal à
la chouette qui hululait encore.
Contrairement à Amar U Khuni, l’ancien muezzin, remplacé
par Shikh d’ailleurs, Shikh était un homme aux bons présages.
Sa bouche était douceâtre et, surtout, pleine de proverbes et de
poèmes.
-Bonjour, Shikh ! Fit Mezyan une fois arrivé devant le
caroubier.
-La maison est amère? Rétorqua le vieux s’étonnant du retour
précipité de l’homme.
Mezyan lâcha un soupir et dit, ‘Si seulement tu savais ?’
Shikh ne regardait pas Mezyan. So regard fixait les cimes des
montagnes encore couverte de neige.
-Viens t’asseoir un peu, l’invita le vieil homme. Tu me
sembles préoccupé, mon fils.
Mezyan s’assit. Shikh pensa, ‘la rumeur a probablement
caressé son oreille. Les a-t-il surpris ?’
-Shikh! Lui dit Mezyan enfin. Je voudrais te poser une
question.
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Mezyan savait déjà ce que la bouche de Shikh Amellal allait
prononcer.
-Sème, le brusqua le vieil homme.
Mezyan, à la vue de deux hommes qui passaient par là,
marqua une pause. Ils saluèrent Shikh mais ne daignèrent
même pas regarde son compagnon. Depuis quelques jours,
Mezyan avait remarqué que l’attitude des gens avait changé
envers lui. Mais il ne savait pas pourquoi. Son travail le tenait
éloigné des événements qui avaient lieu à Taddart. Les
fréquentations devinrent rares. Désormais, ayant constaté son
déshonneur de ses propres yeux, il comprit mieux pourquoi les
deux hommes ne l’eurent pas salué. Il comprit mieux pourquoi
ses cousins ne le visitaient point depuis quelques semaines.
Même pas leurs femmes. Il comprit pourquoi à Tajmaat, après
ses arrivées, souvent lors des fins de la semaine, la majorité
des gens décampait. Et ceux qui restaient lui adressaient la
parole bizarrement, à la limite du mépris. Il comprit le regard
des gens hypocritement indifférents. La rumeur avait parcouru
tout le village. Les bouches se la racontèrent sans satiété. Les
oreilles, avec avidité, l’entendirent et les cœurs, rancuniers, la
gardèrent. Quelqu’un avait découvert l’horreur, sauf que
l’amant était méconnu. On disait qu’il se voilait, qu’il passait
par la fenêtre, et…et…
Sans s’en apercevoir, Omar et Hjila poursuivaient leur
aventure. Jusque-là, Omar était à l’abri et Mezyan absent.
-Shikh, dit l’homme, quand un homme perd sa dignité…
Mezyan ne pouvait prononcer aucun mot de plus.
Shikh, couperet attendu, prononça son verdict :
-Plutôt la mort, dit-il entre ses dents, que la souillure.
‘La mort !’ Se répéta Mezyan.
De quelle mort s’agissait-il ? Pourquoi est-ce que l’honneur
est aussi important qu’une vie humaine? Qui devrait mourir ?
Comment se fait-il que l’honneur d’un homme soit dans le
corps d’une femme ? Pourquoi est-ce que le corps d’une
femme soit l’honneur de toute la famille, de toute la tribu ?
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Pourquoi, depuis on ne sait quand, la honte se conjugue-t-elle
à la femme ? Pourquoi limite-t-on la femme à son corps ?
N’est-elle pas, à Taddart comme dans tous les autres villages
et villes, le pilier principal d’une maison, comme le proverbe
le dit ? Ne travaille-t-elle pas dehors comme à la maison ?
Mezyan se leva, resta immobile durant un bon moment. Il
regarda au loin. Que regardait-il ? Que voyait-il ? Soudain, il
se mit à marcher. Shikh le suivit des yeux. Il le regarda
s’éloigner, sans lui laisser un au-revoir derrière, sans lui
adresser un regard. Mezyan était ailleurs. Loin.
‘Mais où va-t-il comme ça ?’ Se demanda Shikh qui pensait
que Mezyan allait ou devrait retourner chez lui.
Shikh, lorsque Mezyan l’eut interrogé, croyait que ce dernier
ferait le nécessaire pour laver son honneur. Il se contenta alors
d’une phrase. Sans plus. Avait Mezyan besoin d’une
explication ? Il avait tout vu. Mais, lourd était ce que Mezyan
trainait. Tout d’un coup, il ne savait plus si sa fille était
vraiment sa fille. Et ce remord qui surgit, il le submergeait de
peine. Shikh, suivant Mezyan des yeux, fut secoué. Sa
placidité et son assurance avaient subitement lâché.
Mezyan était absorbé par tant de pensées, de souvenirs,
d’images.
-Prends soin de tes frères et de tes sœurs, lui avait son père dit
sur son ultime couche. Prends soin de la maison et des terres.
Les mots de son père résonnaient dans son cerveau à cet
instant-là comme une litanie tonitruante. Préserver…hériter…
honneur… la famille… la terre… les oliveraies…
L’amertume l’avait déjà saisi. L’amertume ébranle la
mémoire, accable le cœur.
Mezyan marchait le long du sentier en toute sérénité, cette
fois. Il avait fait son examen de conscience et dans son for
intérieur, une décision était prise.
Au loin, il vit quelqu’un s’approcher. Un âne. Sur l’âne, il
vit son cousin Moqran. Celui-ci maugréait quelque chose.
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-Bonjour Moqran! Hasarda Mezyan, comme pour trouver une
consolation ou un soutien quiconque qui pouvait l’arracher au
cauchemar qu’il vivait.
Moqran ne proféra aucune parole. Il ne le regarda même pas.
Son visage affichait une rage absurde et un dégoût inégal.
‘Errr ! Errr !’ Il pressa sa monture. Il voulut s’éloigner de ce
fils de malheur.
Furieux, Mezyan cria quelque chose et courut devant l’âne
qu’il saisit par la lanière. La bête, effrayée, agita la tête et le
cou de bas en haut, puis s’arrêta net en soufflant. Mezyan
regarda son cousin qui, avec acharnement et haine, lui cracha
au visage. Il fixa les yeux de son cousin avec morgue. Mezyan
ne s’attendait pas à tant de haine. Il voulait juste un regard
bienveillant, il voulait juste trouver un soutien, une parole
consolatrice. Machinalement, il lâcha la lanière.
-Tu n’es pas un homme ! Lui cracha de nouveau Moqran. Va
te raser la moustache! Vous avez souillé l’honneur de toute la
famille ta femme et toi!
Mezyan, immobile, dévisageait les lèvres en mouvement de
son cousin. Il n’entendait que l’écho vague de cette voix qui
l’admonestait. Il avait tout compris.
-Errrr ! Errr ! Ordonna Moqran sa bête.
Mezyan s’écarta. Il essuya finalement les crachats sur son
visage.
Tawrirt n Shwaten, ‘La Colline des Diables’ n’était pas loin de
Taddart. C’était là où se trouvaient les oliveraies de la famille.
Mais qu’allait Mezyan faire là-bas ? Cet endroit était son
préféré quand il était gamin. Lui, son frère Omar et quelques
cousins s’y rendaient là-bas chaque jour pour jouer. Tajmaat,
l’assemblée ou la cour principale du village, leur était parfois
interdite. Ils étaient souvent chassés par les adultes. Pourquoi ?
De peur que ces derniers reproduiraient, indiscrètement ou
malencontreusement, leurs discussions à la maison. Surtout
quand ces discussions tournaient autour des filles et des atouts
charnels dont la nature les avait dotées.
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Mezyan et Omar aimaient aller à cette colline-là. Ils aimaient
tellement grimper sur ‘Tazemmurt-nnegh’, ‘Notre Olivier’, le
surnommèrent-ils. Ils prenaient place, chacun sur son tronc. Ils
chantaient, parlaient, et de temps à autre, sautaient d’un tronc
à un autre, tels deux petits singes exultés. Quand le printemps
arrivait, ils cherchaient des nids d’oiseaux.
Personne n’était autorisé à grimper sur leur olivier. Les deux
frères faisaient une bonne, solide et, surtout, redoutable
équipe. Une fois grandis, l’arbre ne leur servait que pour la
cueillette des olives.
Mezyan s’arrêta, regarda l’arbre.
-Es-tu prêt à me consoler pour une dernière fois ? Lui dit
Mezyan en retenant ses larmes.
Il posa son burnous au pied de l’arbre. Des images
l’envahirent. Omar, ses cousins, les enfants de Taddart. Son
père sur l’arbre secouant les branches pour que les grains
tombent et soient cueillis par sa mère qu’ils, Omar et lui,
accompagnait souvent. Il huma le café que buvait son père
sous l’arbre. Il entendit des voix de l’enfance joyeuse. Des
cris, des rires, des appels. Mais à cet instant-là, la peine rendait
les mémoires amères, douloureuses.
Mezyan prit la corde qu’il avait mise sous son manteau.
Machinalement, il prit un bout de la corde et fit un nœud. Il
attacha l’autre bout à l’olivier. Il l’attacha juste au tronc sur
lequel Omar prenait place autrefois. Il chercha une pierre. Il ne
trouva pas. A quelques mètres, il vit un petit bout de tronc
d’arbre abandonné. Il le prit et le calla juste au-dessous du
nœud. Il n’attendit pas. Attendre quoi en fait? Il mit le nœud
autour de son cou. Une vague de froid, suivie de sueur,
l’envahit lorsque la corde eut touché sa chair. Mezyan monta
sur le tronc.
-Mon Dieu, pardonne-moi! Prononça-t-il.
‘Non. Je ne renoncerai pas,’ pensa-t-il frémissant.
‘Non…non…’
A l’aide de ses pieds, il poussa le tronc qui roula quelques
mètres au loin. Instantanément, son corps chuta et se suspendit
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à la corde, les pieds flottant dans le vide. Son visage
rougissait. Mezyan voulut crier. Il ne pouvait plus respirer. La
corde le serrait. Violemment. Il étouffait. Frénétique, ses pieds
s’agitaient, dans le vide.
‘Tilelli…ma fille…’ pensa-t-il.
Tilelli lui apparut. Elle courait, joyeuse, autour de l’arbre.
‘Oui, ma fille. Souris-moi.’
Et soudain, il se libéra. La prit entre ses bras, la souleva, la
déposa et lui donna enfin un paquet de chocolat.
La corde l’étouffait de plus belle. Les veines de son cou, sa
nuque, son visage, s’enflaient et du sang affluait vers ses yeux.
Tilelli disparut. Il ne voyait plus rien. Noir. Un sentiment de
remords s’installa en lui. Le remords l’accabla d’un coup.
‘Tilelli…Til…’ insista-t-il, ‘pardonne-moi! Par…moi…ma…’
La mort le secoua une dernière fois. Grands, elle lui ouvrit les
yeux. La mort s’empara de sa chair. Son âme vola haut et
rejoignit les cieux.
L’honneur était plus fort que la vie et la mort plus forte que la
vie.
Et cet oiseau de malheur ! Venait-il rire du sort des hommes?
Quel chant odieux chantait-il ! Les corbeaux n’allaient pas
tarder à lui emboiter le pas. Et derrière les arbres, apparut, à
pas traitres, un loup, puis un autre, puis d’autres. L’odeur de la
mort attire les charognards. Un hurlement strident s’éleva au
loin. Les loups engagèrent leur course vers le cadavre.
Le soleil ne tardait pas pour aller éclairer l’ailleurs et la nuit
allait léguer son obscurité à la Colline des Diables. Les
corbeaux hésitaient. Et soudain, ils battirent des ailes.
Quelqu’un s’approchait. Il était sur un mulet, le fusil à
l’épaule. Le Garde-champêtre. Il retournait chez lui comme à
son accoutumée. Son mulet dandinait et berçait l’homme qui
fredonnait quelque chant. Il vit…un homme pendu.
‘Par sept foudres! Se terrifia-t-il quand il vit un homme pendu
à un arbre. ‘Mais…Mezyan!’ Le reconnut-il.
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Derrière les arbres, les loups guettaient les mouvements du
garde. Il les aperçut. Sans retenue, il prit son fusil, tira deux
coups dans l’air. Pris de panique, les loups disparurent
aussitôt. Les corbeaux s’éloignèrent un instant mais revinrent.
Le garde, paniqué et horrifié, ordonna à sa bête d’avancer. Il
fallait annoncer la nouvelle à toute Taddart. Taddart avait
entendu ses coups de feu. Ce n’était pas encore la saison pour
chasser. Et puis, les coups étaient très proches.
-Du côté de la Colline des Diables ! S’exclamèrent certains.
Sans attendre, une délégation se forma pour aller inspecter les
lieux. Sur le chemin, ils croisèrent le Garde-Champêtre sur son
mulet en pleine course.
-Mes frères ! Mes frères ! Rugit-il. Mezyan est mort.
Les hommes de la délégation se regardèrent les uns les autres.
‘Le Garde-Champêtre l’a-t-il tué ? Mais…’
-C’est toi qui l’as tué! L’intenta quelqu’un le regardant sur son
mulet le fusil accroché à l’épaule.
-Comment est-ce que c’est moi ? Se défendit-il.
Les hommes le fixèrent d’un œil accusateur.
-Je l’ai trouvé pendu à un arbre, continua-t-il en leur racontant
ce qu’il avait vu. A la fin, il les convia à le suivre et constater
par eux-mêmes.
-Les coups de feu étaient pour éloigner les loups, expliqua-t-il
en conséquence.
Tous se dirigèrent vers l’endroit où Mezyan, -ou bien le corps
de Mezyan- était pendu. Ils le virent. Certains se s’étaient
arrêtés médusés.
Les loups et les corbeaux engagèrent l’hymne de la mort en
chœur.
-Mon Dieu !
-Il n’y a de Dieu qu’Allah! Nous sommes à Lui et à Lui nous
retournerons! Furent certains en recueillement.
Quelqu’un s’éloigna en course pour déverser son estomac
derrière un arbre. Un filet de sang jaillissait de la bouche de
Mezyan. Son visage virait vers le bleu. Les gorges serrées, les
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cœurs battants, les hommes avançaient quand même. Pas un
mot. On n’entendait que les bruits désarçonnés qui parvenaient
des naseaux du mulet qui quelques instants après porta le
cadavre vers le village.
La nouvelle de la mort de Mezyan arriva à Taddart bien avant
son corps inerte. Et les hérauts la crièrent à tous les toits. La
rumeur fit bon train. Et l’imagination fertile des oisifs du
village trottaient de bouches à oreilles. La foire aux
médisances stériles fut ouverte.
On savait, tous, désormais que Hjila trompait son mari. On
savait désormais que si Mezyan s’était donné la mort c’était
bien à cause d’elle.
‘Elle a tué son mari. Point final.’
Taddart fut attristée, désolée. Les suicides étaient rares. Dans
ces montagnes où la vie était dure, on tenait à la vie avec
ténacité et chaque instant de bonheur était doublé de joie.
Sur les langues, injurieuses, venimeuses; aux oreilles,
attentives, malsaines, Mezyan, sa femme et sa fille étaient,
pour longtemps, un sujet d’actualité.
23
ⵣ
‘Tournée vers l’avenir, tu marches à reculons. Le
printemps, de sa brise douce, séchera tes larmes.’
Tilelli n’accepta pas la mort de son père. Elle entendait encore
la voix de Shikh Amellal qui annonçait la mort de son père du
haut de la colline qui dominait le village. Elle n’avait pas bien
compris. Elle était toutefois surprise d’avoir entendu le nom
de son père, celui de son grand-père aussi. Elle voyait encore
sa mère, foudroyée par la nouvelle, pleurer sans consolation.
Elle ne savait pas quoi faire. Elle pleura cependant imitant sa
mère. Elle avait peur. Peur sans motif, sans raison. Elles
pleurèrent l’une entre les bras de l’autre.
Hjila, dès qu’elle sut, fut accablée par un profond sentiment de
culpabilité.
On n’emmena pas le mort chez lui. Chez elle. Moqran l’avait
emmené dans sa propre maison pour les funérailles. Moqran
pleura son cousin et regretta ce qu’il lui avait fait et dit quand
ils s’étaient croisés.
‘Mais pas question que le corps de Mezyan soit pris chez cette
pute!’
Moqran reçut Taddart, femmes et hommes. Des gens vinrent
même des villages voisins. Beaucoup de curieux surtout.
Moqran ne s’arrêta pas là. Le lendemain même, avant même
que Mezyan fusse enterré, il rendit visite à Hjila et lui arracha
sa fille de force.
-Elle ne mérite pas de vivre avec une saleté, lui avait-il dit en
la repoussant quand elle voulut se débattre.
Tilelli ne comprenait pas grand-chose à ce qui se passait.
Apeurée et voyant sa mère hurler, elle sanglotait. A ce
moment-là, elle ne souhaitait qu’une chose : que son père
réapparût et que les choses redevinssent comme elles étaient.
24
-Vava ! Je veux Vava, criait-elle impuissante et incapable
d’arracher sa main de l’emprise de Moqran.
Sur le chemin vers sa maison, Moqran tenta de la rassurer, de
la calmer.
-Ne pleure pas, ma fille. On va aller chez moi. Tu vas jouer
avec tes cousines.
-Vava ! Je veux Vava, insistait-elle.
-Vava va venir…Arrête de pleurer.
Elle vécut longtemps dans l’espoir de voir son père, une boite
de chocolat à la main, venir la chercher. La prendre chez eux
et retrouver ses joujoux et sa mère.
Dadda Moqran lui faisait peur. Elle n’aimait pas sa moustache
qui lui couvrait presque toute la bouche. Et quand il voulait
l’embrasser, elle fuyait. Ça lui piquait la joue, elle n’aimait pas
ça.
Moqran et les autres cousins ne voulurent pas en rester là. Ils
voulurent venger l’honneur de Mezyan. Ils voulurent la tête
d’Omar. Ils voulurent faire ce qu’ils voulurent que Mezyan
aurait dû faire. En finir avec Omar. Mais Mezyan, lâche ou
brave, commit l’insensé. Mais Omar ne donna plus signe de
vie depuis la mort de Mezyan. On le chercha partout, sans
réussite. Sa femme, trois enfants aux semelles, retourna chez
ses parents. Le scandale éclata au grand jour. Ce qui était un
soupçon, une rumeur secrète, fut confirmé.
Déprimée, Hjila s’isola. Elle se laissa enfoncer dans un
fossé plein de remords et de lamentations. Elle ne sortait plus
de chez elle. Elle ne mangeait plus. Ne dormait que rarement.
Elle ne se lavait plus. Elle pleurait sans cesse. Au bout de
quelque temps, elle devint malpropre, lugubre, faible et
sombre.
‘Il aurait dû me tuer moi! N’arrêtait-elle pas de se lamenter. Il
aurait dû me tuer! Je suis une sale putain…sale…’
Le coquin exceptionnel, à genoux, s’était présenté à elle.
Grisée, elle en profita à satiété. Les étreintes de Mezyan
n’étaient pas suffisantes. N’étaient pas assez douces, assez
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délicates, assez lentes, assez durables. Omar savait partager du
plaisir. Il donnait tout autant qu’il prenait. Mezyan ne faisait
que prendre. Mezyan avait beaucoup de respect pour Hjila.
Certes, il ne parlait pas beaucoup. Mais il l’aimait, mais jamais
n’avait-il osé le lui dire. On ne saura jamais pourquoi ‘Je
t’aime’, adressé à sa femme ou à son enfant, soit, faussement,
entaché de sentiment de faiblesse. Qu’en est-il de
communiquer et d’avouer sa souffrance ? Pourquoi Hjila
n’avoua pas son manque et sa volonté au lit ? Peur ?
Appréhension ? Elle ne voulait pas ébranler l’autorité de
Mezyan ? Pourtant, ne le faisait-elle pas en le trompant ?
N’eût-il pas été plus sensé de le lui avoir avoué son manque,
ses besoins ? Seulement, on ne parlait pas de ces choses-là. On
ne parlait pas d’amour. On ne verbalisait pas nos amours, nos
volontés amoureuses, charnelles. On les taisait. On bâtissait
autour d’eux des murailles impénétrables. Des murailles faites
de honte et de conventions absurdes.
Hjila constata sa propre déchéance.
‘Je suis indigne !’ Se dit-elle en se tripotant la face, les seins,
le ventre, le bas-ventre. Elle était dégoûtée d’elle-même. Elle
se haïssait.
‘Qu’ai-je fait ? J’ai privé ma fille de son père. J’ai tué mon
mari. J’ai tué un homme.’
Elle pensa à la mort. Elle pensa à se donner la mort. Elle pensa
au courage qu’eut Mezyan de se donner la mort.
A pas faibles et lents, elle se rendit à la Colline des Diables.
Elle emprunta un long chemin pour éviter les regards
indiscrets. Elle connaissait l’olivier que Mezyan chérissait
quand il était gamin. L’olivier qui expédia l’âme de Mezyan
ailleurs. Elle voulait le toucher, le voir, le sentir, le caresser, le
frapper. Une fois à Tawrirt n Shwaten, elle s’affala sous
l’arbre. De ses doigts frénétiques, elle bêcha le sol, frappa
l’arbre, puis, se frappa le visage, la poitrine et s’arracha les
cheveux. Elle ne pouvait pas crier. Elle n’arrivait plus à crier
26
ni à pleurer. Au bout d’un moment, à bout de forces, elle
tomba presqu’inconsciente. Elle résista.
‘Je ne dois pas mourir,’ se dit-elle quand elle revint vers elle.
‘Tilelli…Elle a besoin de moi. Je ne dois pas mourir,’ délira-t-
elle comme elle le faisait dans ses hystéries acrimonieuses. Et
subitement, des ombres lui apparurent et se mirent à tournoyer
au-dessus d’elle. Un fantôme s’approcha d’elle. Mezyan !
Silencieux. Son regard, hagard. Il ne l’accusait pas. Il la fixait
des yeux.
-Mezyan, prononça-t-elle sans recevoir de réponse. Elle se
leva, se mit à genoux. Elle implora son pardon. Elle sanglota,
sans larmes.
Elle resta là un bon bout de temps. Quand le soleil se coucha
et les loups commencèrent à hurler, elle rentra chez elle.
-Je dois vivre pour ma fille…Je dois…s’était-elle juré après
s’être lavée et après avoir accompli une prière.
La prière devint son refuge. Un refuge apaisant. Une source de
consolation. Un aliment pour regagner un peu de substance.
Elle implorait pardon et paix à l’âme de son mari. Hjila, après
de dévots examens de conscience, retrouva un peu de sérénité.
Elle nageait désormais dans un repentir sincère et amenant.
En se réveillant le lendemain matin, Hjila décida d’aller à
Tala pour ramener de l’eau. Elle redoutait néanmoins le regard
et la réaction des gens de Taddart. Elle nettoya le patio et
s’assit. Le soleil, timidement, se levait derrière les montagnes.
Hjila sirota la dernière gorgée de son café et se leva. Elle prit
sa cruche et se dirigea vers la fontaine publique.
La sortie de Hjila produisit de la stupéfaction. Son absence
avait créé une curiosité et des rumeurs folles. Les voisins
l’épiaient mais personne ne daigna lui rendre visite. Visiter
une souillure ? S’approcher de cette maison aurait été se
couvrir de honte et de suspicion.
Hjila descendit vers Tala d’une allure empreinte de fierté et de
défi. Son visage se revêtit de fermeté et d’audace. Son regard
27
devint rigide. Elle savait quel degré pouvait la cruauté des
gens atteindre.
Elle s’était pardonné à elle-même ses actes, ‘ses péchés’. Elle
n’avait pas besoin du pardon des autres. Sauf, Tilelli. Sa fille.
Mais elle était encore petite. Elle n’avait pas l’âge de
comprendre sa mère et ce qui s’était passé. Ainsi, le mal était
fait, le verdict exprimé, sans assise, sans juge ni défense.
‘Mais dieu accepte le repentir.’ N’est-ce pas ce que les textes
disent ? N’est-ce pas lui le seul juge de ses hommes? Le seul
qui condamne?’ Le mal était fait mais elle devait affronter ses
conséquences.
Elle savait, Hjila, que les gens la regardaient avec une haine
morbide. Elle savait qu’ils aimaient voir les autres souffrir. Et
à sa souffrance ils ajoutaient, avec un amour fébrile de
l’humiliation, des insultes et des remontrances.
Il fallait lutter cependant. Lutter contre la souffrance, contre le
remords, contre les gens. Il ne fallait surtout pas se montrer
faible. Quémander leur pitié aurait été une sottise irréparable.
Vouloir leur pitié aurait relevé de la faiblesse. La faiblesse
aurait attiré, non leur compréhension et clémence, mais leur
mépris. Hjila ne voulait ni erreur ni illusion. Elle puisa dès lors
de la force de sa propre estime.
‘Shikh serait là-bas,’ pensa Hjila quand elle vit Takharruvt
érigé contre les troubles des temps.
Sa pensée fut accompagnée de l’image du Shikh. Une
angoisse inexpliquée s’ensuivit. Soudain, Hjila sentit de
l’hésitation dans son esprit et même dans ses pas. Elle se
contint. Elle voulut revenir sur ses pas. Mais ses pas la
trahirent. Sa tête fut envahie par des ‘si’.
‘Devrais-je le saluer?’ Se dit-elle hésitante, après avoir marché
quelques mètres. ‘Et si…et si…et si…Comment une femme
ignoble, pécheresse, pourrait-elle saluer ce vieil homme qui
n’a connu que chasteté et respect?’
Hjila ajusta sa cruche qui risquait de tomber à tout moment.
-Que la bonté te soit adressée, Shikh, le salua-t-elle
dissimulant son malaise.
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D’un ton sec, sans la regarder, Shikh lui souhaita le salut.
Hjila se libéra de ses appréhensions. Elle savait, avec
beaucoup de doute, qu’il n’y avait que Shikh qui pouvait faire
montre d’indulgence.
Elle s’arrêta à la hauteur du vieil homme. Elle était, à cet
instant-là, placide. Confiante, elle se sentait capable de faire
valoir ses arguments devant ce sage consulté et vénéré par les
villageois. Shikh s’étonna du comportement de Hjila. Il la
regarda un instant, puis détourna les yeux vers les montagnes
enneigées du Djurdjura. Hjila, d’une voix sûre, les yeux par
terre, osa :
-Dieu, accepte-t-il le repentir, Shikh?
Sa question, au raisonnement d’une constatation, riva le clou
de Shikh Amellal pour un moment. D’un regard pensif, il
considéra son interlocutrice. Une gêne s’empara d’elle. Elle
attendait sa délivrance. Le verdict du Shikh. Shikh Amellal qui
ne s’attendait guère à tant de confiance et de franchise.
Il revit Mezyan. N’était-il pas venu le voir ? Il s’était mis, là, à
côté de lui, avant d’aller commettre l’irréparable. Il revit
Mezyan mort. C’était lui, de ses propres mains, qui lava son
corps pour une dernière fois. C’était lui qui prononça: ‘Plutôt
la mort que la souillure’, à un Mezyan désespéré.
Un pincement de cœur eut raison du vieux sage. Hjila parlait
de rédemption, de repentir, de vie. Qu’eût-il dû lui rétorquer?
D’une voix qui ne semblait pas sortir de sa bouche, mais des
tréfonds de sa sagesse, Shikh, d’une voix claire et sereine, dit:
-La clémence de Dieu est incommensurable.
Elle le regarda d’un regard incertain.
-Pourrait sa clémence me toucher, moi ? Conclut-elle.
-Si ton repentir est sincère, oui. Le remords est le début du
repentir, ma fille.
Elle n’avait pas voulu verser de larmes. Ils coulèrent tout de
même.
-Va, ma fille, dit Shikh avec bienveillance, Dieu sera avec toi.
Fais lui confiance.
29
Hjila le remercia, lui souhaita une bonne journée et s’apprêtait
à aller accomplir sa besogne.
-Si besoin t’advenait, prononça Shikh, viens chez-moi.
Hjila se retourna et le remercia encore une fois. Elle ne
s’attendait pas à tant de bonté. Elle se sentit plus sereine et
revigorée.
‘C’est un signe, pensa-t-elle. Un signe de la volonté divine de
me reconduire vers le bon chemin.’
Son cœur s’était ouvert à la grande estime du vieux qui lui
avait tendu une main. Une main forte. Il lui avait ouvert la
porte de la vie. La porte qu’il avait malencontreusement
fermée à la face de Mezyan.
La mort de Mezyan pesait lourd sur l’esprit de Shikh Amellal.
Il s’était senti coupable car il n’avait pas anticipé l’acte de
Mezyan. Il aurait moins regretté la mort d’Omar ou celle de
Hjila même. N’étaient-ils pas responsables de la destruction de
deux foyers ? Les deux étaient responsables d’un adultère.
Responsables d’une mort. Responsables du chamboulement
qui eut lieu à Taddart.
Hjila arriva à Tala le pas sûr et la poitrine bombée. Son arrivée
créa surprise et confusion.
-Regardez qui vient! Fit une femme à ses voisines qui, sur le
champ, se retournèrent pour découvrir que c’était Hjila.
-C’est vraiment elle ! S’exclama une autre.
-Par Dieu, c’est elle !
-Elle est rachitique, commenta une troisième.
-Moi, j’ai cru qu’on allait la retrouver sans vie chez elle.
Une fois près d’elles, Hjila les regarda. Elle décela, sans
surprise, de l’animosité dans leurs yeux. Elle s’y attendait.
Hjila devint l’ennemie de Taddart. Elle n’était plus ‘HJILA’
qui auparavant se faisait recevoir avec mille bonjours et mille
bisous. Finies les nombreuses accolades, les rigolades
partagées, les discussions passionnées, les confidences les plus
intimes et les charmantes taquineries.
Elle lâcha un bonjour quand même. La surprise de ses
congénères précéda leur indifférence.
30
-Fourre-le là où je pense, grommela quelqu’une en secret.
Hjila n’entendit pas. Les femmes s’écartèrent, la laissèrent
passer. Discrètement, elle esquissa un léger sourire moqueur.
Elle posa sa cruche par terre, prit le seau, jeta la petite corde,
puisa, but, et s’essuya la bouche.
‘Poison! Pensèrent quelques-unes.
Hjila remplit sa cruche, se redressa et les regarda. Elles ne
détournèrent pas les yeux.
-Evidemment, personne ne va m’aider ! Affirma-t-elle sachant
que la réponse, si elle n’était pas négative, aurait été une
injure. Sitôt, les femmes s’entraidèrent. Les unes mirent leurs
cruches sur les têtes, les autres les bidons sur les dos de leurs
ânes. Séance tenante, elles prirent le chemin du retour sans
regret.
-Alors Djamila ! Lança Hjila à l’une d’elle. Hier seulement, tu
devançais tout le monde pour venir m’aider. Je vois bien que
les temps ont changé !
-Les gens ont changé ! Fit Djamila avec dédain et sans se
retourner.
-Bien dit ! Approuvèrent les autres femmes la réponse de
Djamila en la félicitant.
-On ne va pas la laisser nous intimider, quand même, dit une
autre sur le chemin du retour.
‘Les gens ont changé!’ Ressassa Hjila en essayant de soulever
sa cruche. Lourde! Elle ne pouvait pas la mettre sur la tête.
Elle la posa de nouveau par terre. Elle essaya une nouvelle
fois. La cruche était mouillée. Soudain, l’anse glissa, elle
essaya de le saisir…mais c’était trop tard. La cruche partit en
mille morceaux. Hjila, dès lors, s’emporta contre tout le
monde et personne. Nonobstant, elle prit le sceau de Tala, le
remplit d’eau et rentra chez elle. Elle le rendit le lendemain
matin à la première heure. Elle trouva toutefois les premières
femmes en pleine cellule de crise. Quand elles virent le sceau
dans sa main, elles réagirent avec rancune et déconcertement.
Des cris s’élevèrent, des insultes suivirent. L’unique femme
qui n’eut rien dit fut Sekkura, la belle-fille de Shikh Amellal.
31
Elle essaya même de calmer les plus excitées des querelleuses.
Et quand les femmes retournèrent chez elles, elle aida Hjila à
mettre sa cruche sur la tête.
Taddart sut au détail près et avec friande imagination, ce
que s’était passé à Tala. Shikh s’y attendait. Il eut vent des
faits. Les hommes vinrent le consulter. Il essaya, comme il
pouvait, de calmer les ardeurs.
-Aide la, ma fille, et essaie de calmer les autres femmes,
demanda Shikh à sa belle-fille après lui avoir expliqué la
volonté de Hjila de se repentir. Sekkura eut obéi, non sans
avouer à son beau-père sa gêne. Elle avait peur de la réaction
des femmes et surtout de celle de ses amies. Finalement,
Sekkura devint l’amie de Hjila. L’unique. Convaincue de la
bonté des desseins de Shikh, elle n’accorda pas grande
attention aux remarques et mépris que lui réservaient ses
copines. Depuis qu’elles virent le comportement de Sekkura
envers Hjila, elles ne lui parlaient que peu. Certaines
l’évitaient même. D’autres, ne l’invitaient chez elles que par
curiosité et malsaine volonté de décri.
Sekkura tenta de raisonner ses amies les plus proches. Elle
leur expliqua les regrets de Hjila.
-Shikh lui a accordé sa bénédiction, leur disait-elle.
32
ⵣ
Prise de panique, Tilelli se réveilla en sueur. Elle hurlait.
Elle appelait sa maman. Puis, son père.
Aysha, la femme de Moqran, dès qu’elle l’eut entendue
s’accourut vers elle et la serra fort entre ses bras.
-Je suis là, ma fille, n’arrêtait de répéter en la berçant Aysha.
Tilelli était inconsolable. Elle réclamait ses parents. Elle
n’arrêtait pas de sanglotait. Au début, elle ne pensait pas
souvent à eux. Elle était occupée à jouer avec ses cousins et
cousines. Elle était en train de découvrir un nouveau monde,
une nouvelle compagnie. Quand sa curiosité fut assouvie, elle
réclama sa mère et son père.
Enfiévrée, Tilelli, resta quelques jours au lit. Bienveillante,
Ahysha prit soin d’elle et veilla jusqu’à ce qu’elle fut rétablie.
33
ⵣ
Hjila devançait ses quatre bêtes. Elle avait une chèvre et
une brebis, qui, à sa bonne fortune, lui donna deux aimables
agneaux. Lentement, Hjila les guidait à un pré qui surplombait
Taddart, pas loin de la forêt. Hjila avait repris sa vie en main.
Son unique douleur émanait de l’absence de sa fille.
Assise sur un roc, pensive, Hjila contemplait ces villages
perchés sur ces collines-là. Ses pensées ne furent interrompues
que lorsque les deux agneaux eurent galopé vers leur mère et
eurent tendu leurs bouches pour la tétée.
‘Ma fille,’ soupira-t-elle en larmes.
Une fois de retour chez elle, elle décida de se rendre à Tala.
Elle prit la cruche par son anse, ferma la porte et descendit.
Mais, cette fois-là, à partir de la cour centrale de Taddart où
les enfants avaient l’habitude de jouer.
‘Et si Tilelli était là ?’ Souhaitait-elle.
Arrivée à ladite cour, elle scruta les enfants un par un. Dès
qu’ils virent Hjila, les enfants arrêtèrent leurs jeux. Certains
s’adossèrent au mur, d’autres s’immobilisèrent sur place. Tous
les regards se braquèrent vers elle.
-C'est elle, murmura un petit môme à son voisin.
-Pourquoi vous me regarder comme ça ? demanda Hjila. Je ne
suis pas Teryel! Je ne vais pas vous manger.
Personne n'osa lui répondre. En vérité, Hjila connaissait bien
la raison de leur attitude.
-Aller! Continuez à jouer ! S'écria-t-elle en s'éloignant.
-Din yemma-m! Vint une insulte heurter l’oreille de la femme.
Elle se retourna et surprit le môme qui l'eut insultée.
-Viens ici ! Le menaça-t-elle en courant derrière lui.
Preste, le petit s’enfuit à toute allure.
-Mal élevé, va ! Lui jeta Hjila en arrêtant sa course et, ajustant
sa fouta, elle reprit son chemin.
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Elle ne crut pas ses yeux quand, brutalement, une volée de
pierres s’abattit sur elle. Illico, les petits diables se
dispersèrent et s'enfuirent à travers les maisons, criant et
hurlant d’une joie absurde.
Hjila ne se laissa pas faire. Elle courut derrière eux et, terré au
seuil d’une porte, elle retrouva le môme qui l’avait insulté.
-Viens ici, lui dit-elle en lui pinçant l'oreille. Que reproches-tu
à la religion de ma mère, petit morveux ?
Le gamin se débattit et, vite fait, réussit à s'enfuir de nouveau.
Hjila continua son chemin vers la fontaine publique. Elle était
loin de se douter des conséquences de ce qui s’était passé à la
cour.
Quelques temps plus tard, une immense clameur s’éleva dans
cette même cour. Une foule agitée suivait un homme fou
furieux qui se dirigeait par-là. Il tenait une hache à la main et
n’arrêtait pas d’hurler des injures.
-Elle ose toucher à mon fils ! Cria-t-il. Je vais lui apprendre les
bonnes manières, moi !
Taddart était en alerte. L’homme était enragé. La présence de
la foule accroissait son excitation.
-Où est-elle ? Criait-il à la face de son fils accroché aux rubans
de sa mère avant de lancer aux gens, friands de spectacles:
-C’est une impure ! Elle a tué son mari. Et là, elle s'en prend à
nos enfants ? Ceci est inacceptable.
-Il faut la dénoncer à Tajmaat, cria quelqu'un.
-Il faut qu'elle quitte Taddart, fit un autre. Déjà qu’elle n’est
pas des nôtres.
L'homme ne répondit pas. Il pressa cependant le pas vers la
demeure de Hjila.
Dda Qasi, le chef de Tajmaat, vit ce qui se passait mais il se
tenait à l'écart. Moqran eut vent du spectacle mais il demeura
chez lui. Assis sur une peau de mouton, suçotant ses
moustaches, il regarda autour de lui, puis ferma les yeux. Puis,
il les rouvrit. Ses sourcils s’arquèrent. Il mugit quelques mots
entre les dents et soudain un sourire malin se traça sur son
visage.
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Shikh s'était déjà lancé à la poursuite de l’enragé qui voulait
retrouver Hjila. Le vieil homme courait presque. Il précéda la
cohue des curieux suivie par Sliman, son fils, et à contrecœur,
Dda Qasi, le chef de Tajmaat.
Au détour d’un sentier, ce dernier trompa l’attention des
présents et rentra chez lui.
‘Au diable! Pensa-t-il secouant sa canne.
-Ton jour est arrivé ! Cria l'homme devant la maison de Hjila
tentant de fracasser la porte. Ouvre cette porte ! Rugit-il en
frappant avec sa hache.
Hjila eut peur. Elle ne répondit pas. N’ouvrit pas. Elle
implorait l’aide de Dieu.
-C'est cette hache qui mordra ta chair! Rugit-il.
-Qu'à dieu ne plaise! Cria Shikh en posant sa main sur l'épaule
de l’homme.
Sans se retourner, l’homme répondit:
-Laisse-moi, Shikh! Par Dieu, laisse-moi!
-Maudis Satan ! Reprit le vieil homme. Ce n'est pas comme ça
qu'on règle les choses.
-Elle a frappé mon fils! Dit-il, le ton changé cette fois.
-Non, elle n'a pas touché à ton fils! Osa Shikh qui tentait
encore de le calmer.
La voix de Shikh soulagea, un tant soit peu, celle qui geignait
derrière sa porte.
-Auparavant, lorsque tu étais dans la tourmente, tu venais me
voir, dit Shikh enlevant la hache à l’homme, la tendant à
Sliman, son fils.
-Calme-toi, mon fils. Fais honneur à cette barbe et rentre avec
moi. Fais-moi confiance. Je vais régler cette affaire.
Quelque peu calmé, l’homme, ravalant son orgueil et d’un pas
précipité, rentra chez lui.
Le soir même, Shikh appela à une assemblée pour le
lendemain matin.
Dda Qasi présida, sans cœur, cette assemblée-là. Il donna la
parole à ceux qui voulaient la prendre. L’unique qui la prit fut
le père du gamin à qui Hjila avait pincé l’oreille. Il tenait la
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main à son fils effrayé. Néanmoins, il ne tarda pas. Dda Qasi,
dès lors, appela Shikh Amellal.
Shikh parla du repentir de Hjila. Et il se porta garant de veiller
à ce qu’elle soit revenu au droit chemin.
Un tumulte strident s’éleva. Chacun parlait à son proche.
-Pourquoi fait-il tout ça pour une traînée ? Proféra quelqu'un.
-Shikh Amellal délire.
-Nos traditions condamnent ce que cette trainée a fait.
-Comment peut-on laver un tel péché ?
-Laissez-nous écouter, cria Dda Qasi. Un peu de respect quand
même!
Quand le calme revint, Shikh discourut encore et encore. Il
avait l’art de la parole. De la dissuasion. Il se référa à la parole
des anciens. Il se référa à la parole de dieu aussi.
-L'adultère est un acte impardonnable! S’anima Dda Qasi
excitant dans son élan toute l’assemblée.
-Elle doit être bannie de Taddart, clamèrent certaines voix.
-Elle n’a pas seulement commis l’adultère. A cause d’elle, son
mari s’est donné la mort, continua Dda Qasi avec une rage
incompréhensible.
Shikh s’était compliqué les choses. Il était l’avocat d'un accusé
absent. Hjila ne fut pas conviée à l’assemblée. Rares sont les
occasions où on voyait une femme assister à l’assemblée du
village. A part Nanna Hlima, ou ‘un homme et demi’ comme
les gens aimait joyeusement la taquiner, aucune femme.
-Bonne gens! Reprit Shikh d'un ton calme. Priez et saluez le
prophète!
On pria et salua le prophète.
-Priez et saluez le prophète, redemanda-t-il.
On pria et salua le prophète une deuxième fois espérant qu’il
ne le demanderait pas une troisième fois.
-La miséricorde de dieu est incommensurable. Elle s'étend les
cieux et l'univers, enchaîna l'orateur en toute confiance. Dieu
pardonne tout. TOUT, appuya-t-il. Il suffit de se repentir, de
revenir à lui, d'implorer son pardon. Nos ancêtres donnaient
protection et refuge aux nécessiteux, aux exilés, aux passants.
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Cette femme m’a demandé laanaya. Il est de mon devoir de la
protéger comme le veut la tradition. Il est de noblesse chez
nous de pardonner et d’aider les égarés à revenir sur le bon
chemin. Ne sommes-nous pas assez nobles pour pardonner à
une femme, oui, une femme, son péché? Deux foyers sont
brisés, un homme est mort, un autre disparu. Je ne dis pas
qu’elle n’est pas responsable. Elle l’est. Et elle vivra le
remords toute sa vie. Mais la bannir serait : priver une fille de
sa mère. Cette fille a déjà perdu son père. Pensez, bonne gens,
à sa fille.
L’orgueil des hommes présents à l’assemblée fut titillé par
le discours de Shikh. Leur moustache était le chemin qui
menait vers leur cœur. Dites-leur qu’ils sont maitres de la
noblesse et du courage, vous les aurez aux pieds. Mais fais
toujours gaffe, car les situations tournent et les moustaches
peuvent se montrer très récalcitrantes devant les discours les
plus flatteurs.
Dda Qasi clôtura la réunion et, aussitôt, les têtes baissées et
les mines rabougries, on se dispersa à travers les sentiers de
Taddart.
Shikh chercha Dda Qasi mais ne le trouva pas. Il était déjà
parti. D’un pas agile, il emprunta le chemin vers la sortie de
Taddart. Arrivé là-bas, il regarda à gauche, à droite. Personne.
Il emprunta, à pas dégourdis, le sentier menant vers le lieu de
son rendez-vous. Dda Qasi aux yeux de Taddart était un
homme d’autorité, un homme craint. On ne l’aimait pas. On le
craignait. Son image, il la soignait à coups de manipulations
diverses. Il avait beau s’acharner sur Hjila à l’assemblée mais
le vice qu’il avait n’était pas moins mauvais. Le voici entré
dans une grange. Il la trouva, là. La mine farouche et hagarde.
Dda Qasi esquissa un sourire fripon. Il accota sa canne au mur
en chaume et s’avança vers le pilier principal où était adossée
son objet de plaisir. Son objet de plaisir n’était qu’une veuve
qui lui soutirait quelques dinars pour subvenir aux besoins de
ses deux enfants. Elle ne voulait pas évidemment dépendre de
l’aide presque quotidienne de ses voisins. Dda Qasi enleva sa
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chéchia, suçota sa moustache et s’acharna sur cette créature
demie consentante. Dda Qasi ne trouvait plus satisfaction chez
sa femme. Il s’était alors mis à la chercher ailleurs, quitte à se
verser dans le chantage et l’abus.
‘Dieu me pardonnera,’ s’esclaffa intérieurement Dda Qasi
étouffant un brin de culpabilité en pensant à Hjila et à tout ce
que Taddart vivait ces jours-là.
‘Que dieu te réserve le paradis, frère Mezyan, pensa-t-il
encore cynique.
Et puis, tant qu’on ne le découvrit pas, son honneur était
sauf ! N’est-ce pas ?
39
ⵣ
D’une main fragile et chancelante, Hjila saisit le
heurtoir de la porte en bois et claqua deux fois.
-J’arrive! J’arrive ! S'écria la voix d’Aysha derrière la porte.
-Qui est là? Demanda Aysha.
-C'est moi…Hjila, souffla-t-elle.
‘Hjila ?’ Fit Aysha l’esprit soudain saisit par une immense
confusion.
Hjila à leur porte était la dernière chose à laquelle elle aurait
pensé. Elle savait bien de quoi son mari était capable. Ne lui
avait-il pas arraché sa fille de sa poitrine ?
Indécise, elle ne savait plus quoi dire.
-Aysha, ma sœur, insista Hjila. Je voudrais juste voir ma fille.
Ouvre-moi, s'il te plait!
-Qui est-ce, femme? Demanda Moqran ajustant ses habits, prêt
à sortir.
Aysha, prestement, ouvrit et supplia son interlocutrice de s'en
aller.
-S'il te plait ! Je voudrais juste la voir un moment, déclara
Hjila au bord des larmes. Voir juste son visage...mon cœur
brûle, Aysha, ma sœur !
-Mais...ne finit Aysha de dire quand elle vit Moqran derrière
elle.
-Regardez-donc qui est là ! Sois la bienvenue chez nous! Fit
Moqran avec moquerie.
-Elle veut voir sa...répondit anxieusement Aysha en s'écartant
de son passage.
-Elle veut voir sa fille alors? La considéra-t-il avec dédain.
Hjila le saisit du bras.
-Rends-moi ma fille, je t’en prie. Je n’ai qu'elle.
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Moqran lâcha un rire moqueur et méprisant. Avec férocité, il
se libéra le bras de la prise de Hjila et lui brailla à la face en
lui indiquant le chemin :
-Retourne d’où tu viens ! Tu entends ? Tu reviens ici, je te
coupe les pieds.
Hjila saisit sa main cette fois et le supplia.
-Que dieu te garde à tes enfants. Laisse-moi la voir.
Les enfants dormaient encore. La clameur qui accroissait
dehors les avaient arrachés au sommeil. Ils s’étaient levés et
s'acheminèrent vers le patio. Apeurés, ils assistèrent au
spectacle.
-Dégage ! Cria Moqran avec rage.
Tilelli, reconnaissant la voix de sa mère, se détacha et courut
appelant sa mère. Accrochés à la fouta de leur mère, les
enfants de Moqran pleuraient.
-Maman! Maman! Appelait Tilelli en frappant la jambe de
Moqran.
Celui-ci se retourna, l’incita à rentrer mais celle-ci résista.
Aussitôt, il la souleva d’une main et la mit entre les bras
d’Aysha.
Hjila, appelant sa fille, se fraya un chemin pour entrer. Mais,
tel un forcené, Moqran la repoussa. Et, violemment, il ferma la
porte devant la détresse de Hjila qui s’affaissa par terre hurlant
et maudissant Moqran qui la privait de sa fille qui l’appelait
encore. Hjila vagissait telle une bête à qui on venait d’enlever
le petit.
C’était au moment de se lever qu’elle remarqua la présence
des dizaines de spectateurs à quelques mètres de là. Un tel
spectacle ne pouvait en aucun cas être raté, quitte à
abandonner ses tâches.
Ils avaient de la haine. Dans les cœurs. Sur les visages. La
haine, un exercice quotidien auquel on s’adonnait sans
conscience, sans retenue. Mais cette haine des autres émanait-
elle de la haine de soi ? Avait-on tant peur d’aimer et de
l’afficher ? Pourquoi aimer était tabou et la haine une montre
de puissance.
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-Je te hais! Cria Tilelli devant Moqran. Aussitôt, Aysha vint la
prendre.
-Tu me remercieras un jour, prononça l’homme avec grande
conviction.
42
ⵣ
La ruelle se vida sous peu. Hjila, lançant une dernière
et inutile malédiction à Moqran, s’élança vers Sidi Hiyyun.
Sidi Hiyyun n'était autre qu'une personne morte. Un saint,
mis dans un autel sur une colline qui dominait le hameau des
Imzalen. On s’y rendait pour prier, pour célébrer des fêtes
païennes, religieuses et un mélange des deux aussi qui
n’empêchait pas la terre de tourner ni les brebis de paitre.
Imzalen n’étaient pas encore exposés aux vagues des barbes
hirsutes qui prétendent détenir la vérité absolue. Imzalen avait
la religion adaptée aux traditions millénaires pleines de
sagesse mais aussi pleines d’aberrations. Imzalen croyaient à
leurs saints, à leur tête Sidi Hiyyun. ‘Il intercèdera auprès de
dieu en notre faveur,’ croyait-on pour un brin de consolation.
La sainteté et la puissance de Sidi Hiyyun, disait-on, il les
devait à ce miracle que les générations s’étaient transmis de
bouche à oreille. La légende disait qu’avec sa baraka il
ressuscita l'âme d'un enfant mort. Désespérée et en pleurs, sa
mère l’avait déposé au pied du tombeau et s’était mise à prier.
L’enfant se réveilla quelque temps plus tard. Et c’était pour
cela évidemment qu’on le surnomma Hiyyun, le résurrecteur.
Et depuis, Sidi Hiyyun occupa une place importante dans la
vie des Imzalen. Autant on jurait par dieu et son prophète,
autant jurait-on par Sidi Hiyyun. D’aucuns diraient :
‘ignorance’, ‘idolâtrie’ ! Tant que ça ‘rassurait’ et tant que ça
ne faisait de mal à personne, pourquoi pas ? Sidi Hiyyun
rassemblait les villageois pendant les grandes fêtes. Petits et
grands venaient manger, danser aux battements du bendir et
de la ghita, se recueillir aux chants soufis des psalmodieurs, et
assister aux spectacles des derviches. On y organisait des
tiwizis pour bénir la cueillette des olives et partager la viande
d’un mouton, d’une chèvre ou d’un bœuf. On célébrait une
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naissance, une circoncision. On y organisait aussi des transes
pendant lesquels on exorcisait, à coups de pieds dans la
poussière, cheveux virevoltants, les démons qui hantaient
certains hommes et femmes que même les psychologues les
plus compétents n’eussent su déloger. Mais Sidi Hiyyun était
aussi un lieu où les amours naissaient, où les unions se
tissaient. C’était bien là-bas que Mezyan eut repéré Hjila. Les
femmes étaient en train de danser quand ses yeux tombèrent
sur cette femme-là aux hanches gracieuses et à la chevelure
soyeuse. Quand Hjila le remarqua, elle s’enticha. Ses yeux
verts lui tournaient la tête et excitaient ses déhanchements
dans la piste de danse. Elle ne dansait plus. Elle flottait.
Hjila, ce jour-là, n’avait pas le temps et le cœur pour se
remémorer de ses premiers émois. Elle venait prier pour que
sa fille lui fût rendue. Elle alluma quelques bougies et céda,
immédiatement, aux implorations en embrassant le tissu en
soie dont le tombeau de Sidi Hiyyun fut couvert.
Quelque temps après, elle entendit des voix arriver mais elle
ne leur prêta pas grande attention.
-Debout, femme! L’interpella Si Ali, le veilleur des lieux. Il y
a d’autres gens qui attendent leur tour.
Hjila ne le regarda pas. Elle ne l’embrassa pas sur la tête
comme de coutume, mais lâcha aux visiteurs un ‘Que dieu
accepte votre visite’, puis, elle sortit.
-La prochaine fois, ne viens pas les mains vides, dit Si Ali.
Hjila ne se retourna pas non plus. Le pas pressé, elle rentra
chez elle.
Ne fut Hjila pas surprise quand elle vit Shikh Amellal assis
devant la porte de sa maison.
-Te voilà enfin! Dit-il en la saluant.
Hjila lui embrassa le front en lui souhaitant la bienvenue.
-Apparemment, le froid n’a pas raison de tes os, plaisanta
Shikh tout souriant. Et soudain, il mit une main dans l’énorme
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cache-tête de son burnous pour sortir une galette qu’il lui
offrit.
-Voici ce que Sekkura t’a envoyé.
Elle le remercia à plusieurs reprises en embrassant de nouveau
son front.
-Ce n’est rien, ma fille, dit Shikh quelque peu gêné.
Une fois à l’intérieur, Hjila demanda des nouvelles de la
famille, de Sekkura. Shikh répondit que tout allait bien avant
de lui avouer le motif de sa visite.
-Que s'est-il passé hier chez Moqran? Demanda le vieil
homme.
-Je voudrais récupérer ma fille, Shikh, avoua-t-elle après lui
avoir raconté sa mésaventure.
-Je vais voir ce que je pourrai faire avec Moqran, promit Shikh
assis sur un tabouret que son hôte lui avait offert.
Shikh se leva et s’achemina vers la sortie, suivi par Hjila qui le
remercia encore et encore.
Puis, doucement, le pas posé, Shikh avançait vers la sortie de
Taddart. Il allait inspecter le gourbi qu’il avait hérité et qui
l’avait vu naitre.
La cour principale du gourbi donnait sur Taddart. Là, il s’assit
sur une pierre et contempla pendant un long moment les
villages d’Imzalen juchés sur les collines. Les habitations
étaient aléatoirement alignées dans un ordre merveilleux. Les
murs blancs et les toitures en tuiles rouges, ne dénaturaient
guère le paysage. Comment Taddart, tout comme ces autres
milliers de villages, ait pu être construite sans machines, sans
transport, sans route, sans électricité ? Grâce devrait être
rendue aux ânes. Ce transporteur parfait avait enduré
d’immenses fardeaux. Et aussi des coups de bâton pleins
d’ingratitude. Têtus, les hommes devraient arrêter d’utiliser
‘âne’ comme insulte. A l’âne, des autels devraient être bâtis.
N’est-ce pas l’âne qui acheminait l’eau de Tala, le bois de la
forêt, la marchandise de la ville et vers celle-ci? Et il le fait
encore aujourd’hui. Et les gamins apprenaient à galoper sur
son dos. Ils organisaient des courses mais aussi des combats
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lors desquels ils incitaient ces créatures à s’érafler. La
monotonie et l’absurde les poussaient parfois vers l’ignominie.
Shikh errait d’une pensée à une autre. A Taddart, il voulait
que les choses changeassent. Que les gens prennent leur sort
en main. Il savait Dda Qasi corrompu et vicieux. Il connaissait
assez bien ses coups bas, ses machinations. Il abusait de son
autorité dès que l’occasion se présentait. N’avait-il pas
désapproprié Si Rabah d’une partie de ses terres ? Il foula par
terre les lois de Taddart, héritées depuis toujours, en se
rendant à la justice. Taddart réglait ses différends, ses
problèmes, ses querelles au sein de Tajmaat. Jamais l’histoire
de Taddart, ni l’autorité de Tajmaat, fut témoin d’une telle
incartade. Il falsifia des papiers, corrompit les gendarmes et
acheta des témoignages. Toute Taddart savait que ces terres-là
appartenaient à Si Rabah. Un legs de plusieurs générations.
Tajmaat perdait de sa prépondérance. La ‘dignité’ et la
‘parole’ l’avaient désertée. Ce n’était plus les gens qui
décidaient. C’était l’argent et l’influence de Dda Qasi et sa
petite ligue.
Une vague de froid, soufflée par ces montagnes toutes
blanches, vint caresser la colline où Taddart était implantée.
Shikh s’enveloppa dans son burnous.
‘Il neigera bientôt,’ pensa-t-il. Et à l’aide de sa canne, se mit
debout et prit le chemin de retour.
Dans les sentiers de Taddart, personne ne traînait. Ça caillait.
Shikh saisit le heurtoir et appela par deux reprises.
-Moqran !
Celui-ci reconnut illico la voix du vieil homme qui causa sa
surprise.
Il ouvrit. ‘Que le bien te soit adressé’. ‘Bonjour’.
-Je voudrais te parler de quelque chose.
‘Hjila’, devina l’homme qui convia son invité à entrer. Mais
celui-ci déclina son invitation.
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-Ce n’est pas la peine. Je ne vais pas tarder. Je suppose que tu
sais de quoi je voudrais te parler? Se lança Shikh Amellal avec
diplomatie.
-Non…Je ne sais pas, feignit Moqran.
-N’est-ce pas qu’il est temps que la femme de ton cousin
puisse reprendre sa fille ? Finit-il par dire.
Cheikh le regardait dans les yeux. Moqran évita son regard.
-C’est elle qui vous a envoyé, Shikh? Dit Moqran un peu
agité.
-Calme-toi, mon fils. Calme-toi ! On est en train de discuter
entre hommes. Et moi, je ne voudrais que le bien de tout le
monde.
Moqran se calma un peu et garda silence.
-Ce n’est pas elle qui m’envoie, reprit Shikh d’un ton sage et
pondéré. Mais pourquoi priver la petite fille de la chaleur de sa
mère ?
-Vous savez très bien pourquoi, Dit Moqran mal à l’aise
devant l’allure de Shikh.
-Tu étais présent à l’assemblée, non ? Demanda Shikh
cherchant dans sa mémoire le visage de son interlocuteur
parmi l’assistance lors de l’assemblée.
‘Ses histoires de repentir,’ cogita Moqran.
-Je n’étais pas là, non.
-Ah !
-Je crois que vous vous mêlez trop dans cette histoire, Shikh.
Moqran frôla l’insolence.
-C’est comme ça que tu me réponds, mon fils?
Shikh sentit de la déception.
-Si je me mêle, j’entends faire entendre raison. Hjila s’est
repentie. Fais-le pour la fille, pas pour la mère, conclut le vieil
homme.
-Tant que je suis vivant, elle ne l’aura jamais.
-Maudis Satan, Moqran, conseilla Shikh.
-Satan a tué mon cousin. Satan n’aura jamais la fille de mon
cousin.
47
Moqran ferma la porte. Dépité, le vieil homme ne s’attendait
pas à tant d’impertinence. Malgré cela, il ne désespéra pas. Il
s’était promis de l’interpeller une autre fois. Pensif, Shikh
n’avait qu’une seule envie. S’asseoir auprès du kanoun
(brasero) et donner libre cours à ses mémoires et pensées. Il
faisait trop froid pour aller à Takharruvt.
48
ⵣ
Les montagnes et les plaines se vêtirent d’un
burnous blanc donnant un charme inouï à Taddart et à tout
Imzalen.
Les hommes s’affairaient à dégager la neige accumulée
devant leurs portes. Tajmaat appela à un volontariat pour
dégager les sentiers de Taddart. Organisés en groupes, les
enfants se jetaient des boules en rigolant et courant partout.
Dans la cour de Tajmaat, le reste d’un bonhomme de neige fut
façonné par Mourad, Dahman, Aziz et leur bande. Ils avaient
passé toute la matinée à le sculpter. Mais la bêtise humaine,
personnifiée en Dda Qasi, vint le détruire en quelques
secondes. A l’aide de sa canne, il abattit le plaisir innocent
d’une dizaine d’enfants.
-Rentrez chez vous, bande de morveux… bons à rien! Leur
avait-il dit en agitant sa canne.
Mais c’était sans compter sur la vengeance secrète des
gamins qui, le soir arrivé, érigèrent un autre devant la porte du
chef. Au visage, ils lui mirent de la paille en guise de
moustache et entre les jambes un long bout de bois en guise de
sexe. Quand Dda Qasi ouvrit sa porte le jour suivant, il fut
choqué. Et avec colère, il le détruisit aussi.
Comme chaque hiver, les premières neiges étaient
fascinantes. Moqran, comme plusieurs pères de famille, prit
ses enfants dehors pour jouer avec la neige. Tilelli allait les
rejoindre. Elle traina le pas. Elle était curieuse et attirée par
cette blancheur-là, mais ne voulait pas jouer, surtout pas
puisque Moqran était là. Elle le fuyait. Elle l’évitait. Depuis
que Moqran avait chassé sa mère, elle n'arrêtait pas de penser
à elle. Elle voulait la voir. La retrouver. Une fois les premiers
élans de curiosité, suscitée par sa nouvelle vie chez Moqran,
49
s’étaient atténués, elle sentit le manque terrible que lui causait
l’absence de sa mère.
Et depuis quelques jours, quelque chose mijotait dans la
tête de Tilelli. Elle n’attendait qu’un moment de distraction
pour passer à l’action. Tandis que Moqran jouait avec ses
enfants,-chose tellement rare,- Tilelli sortit la tête à travers la
porte principale, les regarda, puis glissa discrètement dehors.
Elle lézarda le mur qui déboucha vers une allée qu’elle
emprunta immédiatement. Elle regarda derrière elle. Personne.
Rassurée, elle courut à toute allure. Elle tenta de retrouver
Tajmaat. Et comme tous les chemins menaient à celle-ci, elle
s’y rendit sans grande difficulté. A partir de Tajmaat, elle
connaissait le chemin vers sa destination. Son père, lors de
leurs balades, avait l’habitude de la ramener à Tajmaat.
Hjila était en train de dégager la neige devant sa porte
quand elle entendit une voix l’appeler.
-A yemma ! A yemma!
Quand elle se retourna, elle vit Tilelli courir vers elle. Dare-
dare, elle laissa tomber la pelle et courut à sa rencontre, les
larmes aux yeux, le sourire aux lèvres.
-Tilelli ! S’écria-t-elle en la serrant contre sa poitrine. Elle
l'embrassa frénétiquement.
-J’ai froid...froid...dit la petite fille grelottante.
-Viens, on va rentrer, la rassura sa maman en lui caressant le
dos et les épaules. Puis, elle la souleva et elles rentrèrent à la
maison aussitôt.
Hjila la posa sur une peau de mouton auprès du kanoun et la
couvrit d’un fichu. A genoux, elle se mit à lui masser les
pieds.
-Je vais te ramener une chorba pour te réchauffer, dit la
maman après quelque temps. J’arrive !
Hjila ne tarda pas et revint avec un bol en terre cuite de
chorba.
-Ce n’est pas très chaud, ma chérie. Tiens !
Elle approcha une première cuillerée des lèvres encore
tremblant de la petite.
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Quand elle eut terminé, elle s’assit auprès d’elle la serrant
entre ses bras, lui chantonnant d’une voix douce et apaisante.
Lourdes, les paupières de Tilelli se fermèrent.
Et comme le malheur arrive vite, Hjila entendit un bruit
assourdissant venant de l’entrée. Quelqu'un s'était introduit en
fracassant la porte. Mezyan, bête féroce, bondit, agrippa
Tilelli. La fille et la maman furent effrayées. Hjila sursauta
comme une proie à la vue de son assaillant. Hjila protégea sa
fille, se débattit un instant mais s’était vue aussitôt repoussée à
quelques mètres derrière. Tilelli, serrée entre les bras robustes
de son ravisseur, sanglotait.
-Lâche-là! Lâche-là, sauvage! Rugissait Hjila lancée à sa
poursuite.
-A yemma! A yemma! Criait la petite en giflant furieusement
Moqran qui la maitrisa rapidement.
-Rends-moi ma fille...
-Tu es indigne d’elle. Tu es sale!
Hjila le rattrapa, s’accrocha à sa fille mais elle fut repoussée
encore une autre fois. Moqran se retourna vers elle.
-J'ai parlé avec Dda Qasi et l’Amin. Une fois la neige fondue,
oust ! Tu décampes de cette maison. Tu m’entends ? Ce n’est
plus ta maison.
-Que dieu te prenne au dépourvu, Moqran ! Je n'irai nulle part.
Ici, c’est ma maison, hurla-t-elle.
-C'est ta maison, dis-tu? Le propriétaire tu l'as tué. Tu es une
chienne et les chiens n’ont pas de maisons.
-Tu n’es qu’un salaud! Diable!
-Tu verras de quoi Moqran est capable. Tu finiras mendiante
d'un village à un autre. Regarde-toi donc, même ton père et tes
frères t'ont réfutée. Où iras-tu? Tu erreras d'un village à un
autre pour un bout de galette. Tu verras !
-Tu es un bâtard ! Voilà ce que tu es. Un bâtard qui agresse
une femme et ravit sa fille. D’homme tu n’as que la moustache
et le pantalon.
-Tu vas me payer tout ça, conclut-il en s’éloignant.
Abandonnée à son sort, Hjila céda aux pleurs.
51
‘Et il veut me chasser de chez moi ?’ Se dit-elle hystérique.
‘Dieu ! Est-ce toi qui as voulu ça ? Que je vive jusqu'à ce que
je perde tout ? A cause de quoi? À cause de ça ! fit-elle en
malaxant ses seins et son ventre avec rage, haine et dégoût. Je
suis sale! Je suis une chienne!’
Hjila prit une écharpe et sortit avec précipitation.
Sans hésitation aucune, elle frappa à cette porte qui s’ouvrit
quelque temps après.
-Je voudrais voir ton mari, demanda-t-elle à la femme qui vint
ouvrir. Les rides souriantes de cette dernière, virèrent au
mépris quand elle vit que c’était Hjila. Sans répondre, la
femme ferma la porte et rentra.
Quelque secondes après, elle lui lança derrière la porte :
-Il n’est pas à la maison.
Les deux femmes ne se connaissaient pas. Elles n’étaient
pas voisines. L’autre ne se rendait pas à Tala. Tala le seul
endroit où les femmes se rencontraient. Toutefois, certains
villageois avaient des puits et ne manquaient guère d'eau.
-Il ne veut pas me voir, c'est ça ? S’emporta Hjila.
-Je t'ai dit qu'il n'est pas ici, s'énerva l'autre.
-Dda Qasi ! Appela Hjila, à plusieurs reprises, dans sa
détresse.
Remuant les braises rouges de son kanoun, Dda Qasi resta
indifférent aux appels de la femme. Quand son épouse vint
l’informer que c’était Hjila, il lui avait suffi de remuer la tête
pour que celle-ci ait compris ce qu’elle devait dire.
-Dieu aura raison de vous tous, vint à l’ouïe de Dda Qasi qui,
la main dans la poche et une grimace au visage, caressa les
billets que Moqran lui avait offert la veille.
Hjila prit le sentier vers Shikh. Sliman, le fils de ce dernier,
lui ouvrit avec un sourire hésitant.
-Shikh est sûrement auprès du kanoun, supposa-t-elle.
-Tu as très bien deviné.
Il l’invita à entrer.
-Qui est-ce ? Demanda le vieil homme assis dans la chambre
commune.
52
-C’est Hjila ! Répondit Sekkura après avoir embrassé leur
visiteuse.
‘Que vais-je lui dire?’ Examina Shikh avec un peu
d’amertume. Quand Hjila entra, il l’invita à s’asseoir. Chose
qu’elle fit. Sliman et sa femme prirent place entourant le
kanoun à la recherche d’un peu de chaleur. La peine de Hjila
émergea quand Shikh lui raconta ce qui c’était passé avec
Moqran. Accablée, Hjila les informa de ce qui s’était passé
avec elle quelques moments auparavant.
-Que comptes-tu faire maintenant? Demanda Sliman.
-Je ne sais pas, frère Sliman. Mais, une chose est sûre, je ne
vais jamais laisser tomber ma maison.
-Qu'en dis-tu, père? Demanda Sliman.
Shikh soupira.
-Ce sont des serpents prêts à lancer leur venin à celui qui
entrave leur cupidité.
-Vous avez su ce que Dda Qasi et ses camarades ont fait à Si
Rabah, fit Sliman. Ce Moqran a témoigné en sa faveur.
-Même le témoignage de ton père n’a pas été pris au sérieux,
ajouta Sekkura. Je ne sais pas pourquoi Taddart a peur d’eux.
-Ils détiennent Tajmaat, la caisse des collectes, des terres, des
troupeaux et l’argent pour acheter les gens, dit Sliman.
-Les gens ont peur, dit Shikh. Et, prenant la main de Hjila :
-Tu peux rester chez-nous quelque temps, ma fille. Après on
verra.
Hjila remercia tout le monde.
-Si ce n’était pas votre soutien et compréhension, je serais
morte ou j’aurais perdu la tête. Mais, je ne vais en aucun cas
laisser ma maison.
Un silence tendu remplit leur présence.
-Père ! Dit Sliman.
Tout le monde le regarda. Il suspendit sa pensée pendant un
moment de doute mais continua :
-Notre maisonnette à la sortie du village.
-Tu veux dire…
-On doit anticiper la bêtise de ces gens-là, ajouta Sliman.
53
-Tu sais où est la maisonnette ? Demanda Sekkura.
-Oui, à la sortie du village, du côté de la forêt, répondit-elle.
Shikh va souvent la visiter.
L’idée de Sliman avait séduit Hjila. Elle ne voulait pas
d’ennuis. Elle ne voulait pas s’affronter une autre fois à
Moqran. Ainsi, le lendemain, elle fut chez Shikh et accepta
leur aide. Sliman et Sekkura, suivis par Shikh, se rendirent
chez Hjila et l’aidèrent à s’installer dans sa nouvelle demeure.
La nouvelle du déménagement de Hjila, fut propagée comme
de la poudre. Moqran se précipita pour mettre une nouvelle
serrure à la maison que Hjila avait abandonnée. Sans grand
effort, il eut une deuxième maison et ça ne lui avait coûté que
quelques billets pour acheter le silence de Dda Qasi.
Les premières nuits de Hjila dans cette maisonnette-là, furent
pénibles. Les bêtes n'arrêtaient pas de bêler, les loups d'hurler,
le hibou de boubouler et Hjila de pleurer. Elle pleura sa vie,
elle pleura sa fille. Elle pleura sa faiblesse. Surtout celle d’être
femme.
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Deuxième Partie
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ⵣ
‘Regarde-toi. Comme tu as grandi. Tu es devenue une
femme. Tu te rends compte ? Une femme. Dans peu de temps,
mille prétendants se présenteront à toi, à genoux.’
Tilelli avait grandi. Elle était le ‘printemps de Taddart’ comme
la surnommaient ses pairs. Moqran n’avait plus d’emprise sur
elle. Il ne pouvait plus lui interdire de rendre visite à sa mère.
‘L’affaire Hjila’ n’était pas oubliée. Elle était juste située au
passé. Un passé qui la marqua de quelques rides, de beaucoup
de fiel. Mais elle survécut. Et puis, Taddart vécut d’autres
choses, d’autres drames, d’autres joies. A Tilelli on avait
occulté le suicide de son père. La raison de sa mort était
encore taboue.
Tilelli avait l’âge des questions. L’âge des quêtes. L’âge des
curiosités adultes. Elle ne comprenait pas jusque-là la raison
pour laquelle son père s’était tué. Hjila n’osait pas la lui
avouer. Elle ne s’attendait pas que Tilelli insistât autant.
-Tu vas encore me dire mektoub ? Demanda la jeune fille.
-Ecoute, ma fille, lui dit-elle en s'approchant d'elle et caressant
ses cheveux. Ne sois pas la prisonnière du passé. Le passé ne
se rattrape pas.
Tilelli la regardait les larmes aux yeux. Hjila avait le cœur
fendu. La mémoire de Mezyan et surtout son erreur, la
suivaient encore.
-Oh, fini les pleurs maintenant ! Regarde-toi ! Que dieu te
garde, tu es devenue plus grande que moi.
Tilelli avait un visage ensoleillé. Et quand elle souriait, elle
charmait. Ses grands yeux plongeaient les jeunes garçons de
Taddart dans des songes sublimes. Les cils, enduits de khôl,
emprisonnaient, à chaque battement, des milliers de cœurs.
Que dire de cette langue et de ces lèvres subtilement colorées
avec du brou de noix ? Un délice aux yeux. Une beauté
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conjuguée au naturel. Jetez donc tous ces produits de beauté
que l'on apporte de la ville et des pays lointains.
-Je dois rentrer, déclara Tilelli. Nanna Aysha doit être en train
de m’attendre.
-Moqran ne vous inquiète plus? S’enquit Hjila.
-Depuis son mariage, il ne vient que deux fois par semaine.
Hjila fronça les sourcils.
Et Tilelli, mimant la démarche de Moqran fit :
-Voici vos deux coffins ! Si vous m’énervez, vous n’aurez
plus rien à manger.
Les deux femmes éclatèrent de rire.
-En fait, Nanna Sekkura te salue et te prie de passer demain
chez-elle.
-Où l'as-tu rencontrée ?
-A Tala.
-Elle doit être contente de son petit bébé.
-Et comment! Elle est radieuse.
-Elle mérite tout le bien du monde. Et puis, elle et Sliman ont
longtemps attendu.
-Il faut voir la joie de son mari et le bonheur de Shikh, conclut
la jeune fille. En fait, Sekkura est une grande amie à toi ?
-Sekkura est plus qu’une amie, ma fille. Elle est la sœur que je
n’ai jamais eue. Elle, Shikh, Sliman sont ma famille.
-Je ne comprends pas pourquoi vous vous êtes fâché toi et
Moqran.
-Je t’avais déjà dit qu’il m’a chassé de chez moi après la mort
de ton père.
-J’y vais. Je reviens demain, dit Tilelli.
-Passe le bonjour à Aysha, cria Hjila à sa fille qui rentra en
courant.
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ⵣ
Les mains jointes derrière le dos, Khalti Hlima
précédait Tilelli et sa cousine. Elles étaient en route vers Asif,
la rivière, pour cueillir quelques herbes médicinales que la
vieille utilisait souvent. De ses cueillettes, elle offrait à qui en
avait besoin. Khalti Hlima voulait initier les deux jeunes filles
à la connaissance des herbes.
-Les temps ont changé, fit la vieille. La rivière est presque
sèche. Antan, on ne pouvait même pas la traverser. Il y a sept
hivers de ça, elle a emporté le fils de Muh Zkara. Pauvre
enfant ! Il allait à l’école en ville.
-Nous, les stupides, dit la cousine, nous aurions dû aller à
l’école comme l’ont fait les garçons.
-C’est la grosse bêtise que nos parents aient commise, ajouta
Tilelli. Les quelques garçons qui se sont sacrifiés sont à
l’université aujourd’hui.
-Aucune fille ! Dit la cousine.
-Moi, je vous parle de la rivière et vous...dit Khalti Hlima. Vos
fachas ne sont pas faites pour luvirsiti, comme l’appelait-elle.
Khalti Hlima était la célébrité de Taddart. Elle était connue
pour son humour. Un humour innocent. Toutes ses discussions
étaient agrémentées par des blagues ou des anecdotes qu’elle
avait elle-même vécues ou dont elle entendit parler. Il faut
avouer aussi qu’elle avait un style unique pour raconter et
narrer. Un style fait de fascinantes descriptions. Son
imagination était fertile mais elle n’échappait pas à quelques
ajouts et bluffs improvisés. Une pincée d’épices à son humour.
Sa langue, suave et conciliante, était la clé qui lui ouvrait les
portes et les cœurs de Taddart entière.
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-Tiens ! Je vais vous raconter quelque chose, dit Khalti Hlima
en s’arrêtant.
Les deux jeunes filles échangèrent des clins d'yeux complices.
Elles n’attendaient que ça pour se divertir.
-Aaah ! S’exclamèrent-elles de joie.
Khalti Hlima leur sourit.
-Vous n’attendez que ça, hein ? Vilaines!
Et elle raconta :
-Cela s’était passé le jour même de mon mariage. A l'époque,
j'étais jeune et belle.
-Allah! Allah ! Firent les jeunes filles.
-Vous ne me croyez pas ?
-Si ! Si !
-Détrompez-vous ! Ce visage, plein de rides aujourd’hui, était
une lumière, se vanta Hlima.
-Nous te croyons, Khalti Hlima, fit la cousine.
-Chacun vivra son temps, dit-elle. Vous serez vieilles aussi,
petites morveuses, les taquina-t-elle.
-Continue, s'il te plait, Khalti Hlima, conjura Tilelli. C'est la
première fois que tu nous racontes quelque chose sur toi.
-Mais ça reste entre nous.
-Oui, oui, oui…dirent les filles à l’unisson.
-Ce jour-là, j'étais bien garnie. Une robe pleine de couleurs,
les plus beaux bijoux de toute la région. Et évidemment on
m’avait mis un mendil pour me cacher le visage. Je ne voyais
presque rien et je ne pouvais presque pas respirer. On dit que
c’est pour éviter le mauvais œil. Peut-être que c’est vrai. Mais
c’est pour aussi cacher la beauté de la mariée et la faire désirer
davantage.
-Ou bien pour cacher sa laideur, plaisanta Tilelli en sourire.
-Tais-toi ! La sermonna Khalti Hlima.
-Tout le village de mon futur mari avait débarqué. Toute
Taddart. Ils voulaient tous participer dans la procession et à
l’heure de manger, ils dévorèrent tout, tout. On dirait qu'ils
étaient sortis de prison.
Les filles n’arrêtaient pas de rigoler.
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-Ils m’ont fait sortir de la chambre commune. Les youyous, le
baroud, les bendirs...Tout. Alors-là, il fallait me mettre sur le
cheval. Oui ! Pas un mulet ou un âne. J’ai du mérite, non ? Un
cheval ! Tout d’un coup, j’ai senti des mains me soulever et
me mettre sur la sellette. Je ne m’attendais pas à ça. Des
hommes m’avaient soulevée…j’avais honte. Ce cheval-là, je
ne le sentais pas tranquille. Dès que mon derrière fut sur son
dos, il s’agita mais se calma un peu plus tard. On dirait que
c’était la première fois qu’un derrière de femme vint s’installer
sur son dos. Le coquin ! Aussitôt, le cheval prit chemin vers
ma nouvelle demeure. Et au beau milieu du chemin, il fallait
traverser Asif. Sur mon cheval, j’étais à la tête du cortège. Et
comme un mauvais sort m’était réservé, un âne qui nous vit
venir, voulant probablement nous rejoindre, commença à
brailler. Le cheval s’effaroucha, les hommes ne purent le
calmer, se cabra très haut me balançant dans l'eau de la rivière.
J’étais effrayée, mouillée et éhontée.
Tilelli et sa cousine n’arrêtaient pas de rire tout au long du
récit de Khalti Hlima.
-Vous rigolez, hein! Leur souffla-t-elle.
Puis, d’un ton sec et amusé, elle ordonna à Tilelli de chercher
les plantes en amont de la rivière.
-Moi, j’irai en aval.
-Et moi ? S’enquit l'autre fille.
-Toi, tu poses ton derrière ici et tu gardes nos affaires.
-Seule ? Mais, j'ai...
-Tu as peur? Peur de quoi ? Si un loup ou un chien s’approche,
à toi la hache.
-Elle a surtout peur des sangliers, la taquina Tilelli.
-Je n'ai pas peur du sanglier, ni de rien, répliqua sa cousine
avec bravade.
Khalti Hlima partit en chantonnant un ashewwiq des plus
doux. Tilelli serra sa fouta et ajusta son mendil et disparut.
Arrivée derrière une masse de roseaux, à quelques centaines
de mètres, elle entendit des petits clapotements d’eau.
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‘Ça doit être un oiseau,’ pensa-t-elle avec un brin de peur. Elle
voulut écarter l’idée que ce fut un sanglier. Le sanglier qu’elle
ne vit que deux ou trois fois. Moqran adorait la chasse et il y
eut des occasions où il revenait avec un sanglier à l’épaule
qu’il partageait avec sa bande, ceci s’ils n’organisaient pas un
piquenique à la sortie du village.
Suivant sa curiosité, Tilelli écarta la masse des réseaux, et
se fraya un chemin. Elle s’accroupit et tenta de voir qu’était-
ce. Elle regarda et vit quelqu’un se baigner dans une retenue
d’eau. Sa tête flottait au-dessus de la surface. Au bout de
quelques secondes, il remonta tout doucement.
-A yemma ! S’écria-t-elle en se frappant la poitrine.
Elle vit sortir ses épaules, sa poitrine, son...ventre…
Tilelli sentit une onde de chaleur l’envahir. Elle avait honte.
Elle mordilla sa lèvre.
‘Ouf, il n'est pas nu!’ Se dit-elle soulagée.
En s’asseyant pour s’assécher, Mourad ne s’était pas rendu
compte qu’il était épié.
‘Je ne dois pas rester ici,’ pensa la jeune fille serrant dans sa
main les quelques herbes qu’elle put récolter.
Elle fit un pas en arrière. Soudain, un bruissement fut
entendu. Mourad l’avait entendu. Tilelli se figea. Elle ferma
les yeux.
‘Dieu fasse qu’il n’ait pas entendu !’
Il se leva et considéra le lieu d’où le bruissement émana.
-Qui est là ? Appela-t-il en voyant la silhouette d’une femme
en robe blanche derrière les réseaux.
Terrifiée, Tilelli, en essayant de fuir, glissa et tomba. Elle se
releva rapidement et courut laissant derrière elle sa fouta.
-Hééééé ! Attends…Fit Mourad en s’habillant avec
précipitation.
Arrivé à la masse des roseaux, il retrouva la fouta de la femme
qui était là. Ça lui arracha un sourire. Prenant la fouta avec lui,
il rejoignit ses affaires qu’il amassa dans un petit sac et se
lança à la recherche de la fugitive.
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-Qu'est-ce qui t’arrive ? Demanda Khalti Hlima à Tilelli qui
arriva essoufflée.
-C'est un sanglier! Ironisa la cousine.
-Qu’est-ce qui se passe ? Redemanda Khalti Hlima.
-J'ai vu...quelqu'un...se baigner...fit-elle toujours haletant et se
massant les genoux.
-Quelqu’un?
-Je ne le connais pas.
-Il t'a rien fait? Interrogea Khalti Hlima intriguée.
-Non…je l'ai vu de loin.
Khalti Hlima prit les quelques herbes de la main de Tilelli et
lui dit :
-C'est tout ! Ah, les jeunes d’aujourd’hui ! Vous êtes jeunes,
belles, mais pour travailler...Bon, continua-t-elle, viens avec
moi, on va aller voir qui est cet homme qui t’a fait peur.
-Mais, où est ta fouta ? Fit remarquer la cousine.
-Ah ! Ma fouta ! S’aperçut Tilelli.
-Aller, on va la chercher…dit Khalti Hlima qui fut interrompu
par la voix de Mourad qui la saluait de loin.
-C’est lui ! C’est lui ! Fit remarquer Tilelli en reculant d’un
pas.
-Tu ne m’as pas reconnu, Khalti Hlima ?
Mourad s'approcha d’elle et l’embrassa au front.
Tilelli fut troublée. Voilà qu’elle le voyait devant elle. Un
effluve de chaleur l’envahit. Elle regarda furtivement ses
yeux. Verts. Verts et souriants.
‘Vava’, se dit Tilelli pensant à son père. Elle ne pouvait
oublier le vert de ses yeux.
-Je ne t’ai pas reconnu, mon fils. Ma mémoire me fait défaut.
Mais, attends ! S’exalta-t-elle. Laisse-moi deviner. Ton visage
ressemble…Ah ! Si Rabah. Toi, tu es le fils de Si Rabah.
Comment tu t’appelles déjà ?
-Mourad, déclara le jeune homme.
Le rouge ne quitta pas les joues de Tilelli durant toute cette
conversation-là.
-T'as oublié ça, dit Mourad à Tilelli en lui tendant sa fouta.
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-Merci, se contenta-t-elle de dire d’une voix frêle, sans oser le
regarder dans les yeux.
Khalti Hlima insista pour qu’il mange un morceau avec elles.
Elle prit sa main et l’obligea à s’asseoir à même le sol.
-Combien te reste-t-il pour finir tes études, mon fils ? Reprit-
elle.
-Une année.
-Je te sais intelligent et brave. Que dieu te garde à ta mère.
-Merci, Khalti Hlima.
-Je suis ta tante. Tu dois écouter ta tante, continua-t-elle. Tu
dois penser dès maintenant à fonder un foyer. Sinon, je serai
déçue et fâchée.
Amusé et un peu intimidé, Mourad ne faisait que sourire.
-C’est ce que ma mère me dit chaque soir, répondit-il.
-Elle a raison. Regardes toutes ces beautés, l'interpella-t-elle
en regardant ses voisines. Toutes prêtes à prendre époux.
Tilelli et sa cousine souriaient avec embarras. Mais elles ne
manquaient aucune occasion pour lancer des œillades à ce
jeune homme qui avait l’air posé et intelligent. L’aisance avec
laquelle il parlait avec Khalti Hlima les avait surpris.
-Vous ne le reconnaissez pas, les filles? Dit Khalti Hlima.
Mourad répondait à leur timidité par des sourires. D’une
petite voix, elles dirent non. Enfant, la cours dans laquelle
Mourad jouait se trouvait à l’autre versant de Taddart. En
raison d’une rivalité absurde, les gamins de chaque versant
s’étaient accaparé son territoire et empêchaient, à coup de
pierres, les autres de s’approcher.
-Honte à vous ! Les provoqua la vieille femme. Vous ne
passez votre temps qu’à parler des ploucs de Taddart. C’est
normal que vous ne connaissiez pas ce garçon.
Tout le monde rigola. Les deux cousines entendirent parler de
lui. Elles savaient qu’il était parmi les quatre garçons qui
réussirent leurs études et furent à l’université.
Mourad avait la chance d’avoir une tante en ville. Sa mère
l'envoya chez elle et ce fut ainsi qu’il put éviter les pénibles
dix ou onze kilomètres de Taddart vers le lycée, du lycée vers
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Taddart, vu qu’il n’y avait pas d’internat. La majorité de ses
pairs devinrent bergers, fermiers, laboureurs. Être étudiant lui
assurait du respect et beaucoup de considération. Manier un
stylo était un prestige dans une société qui ne savait même pas
écrire sa propre langue -menacée de surcroit-, une société où
le savoir se transmettait à travers la pratique et l’expérience
quotidienne, une société où le savoir se transmettait oralement
à travers des contes, des charades, des proverbes, des poésies.
Mais il est juste de dire que Mourad était adroit et transmettait
confiance et lucidité. Il était encore jeune. Jeune et naïf mais
d’un esprit critique et progressiste.
-Et les plantes médicinales, tu t’y connais, mon fils ?
Questionna Khalti Hlima.
Embarrassé, Mourad répondit par la négative. Les deux
cousines se regardèrent et sourirent avec contentement.
-Il faut connaitre tout, mon garçon, ajouta la vieille femme au
bonheur des deux filles. Il ne faut pas seulement savoir utiliser
un stylo.
-Oui, dit Mourad. La prochaine fois, tu m’apprendras. Tu seras
mon enseignante, dit-il avec amusement.
Le mot ‘enseignante’ titilla l’oreille et l’orgueil de Khalti
Hlima qui, instantanément et avec un sourire aux yeux, l’invita
à les rejoindre pour leur prochaine sortie. L’idée lui avait plu.
Mais pas autant qu’aux filles. Elles se voyaient déjà parées et
bien préparées.
Quand les femmes décidèrent de retourner à Taddart, le
jeune homme proposa de les accompagner.
-Je vais rendre visite à Shikh Amellal, dit-il.
-Que va un jeune homme comme toi faire avec ce vieillard ?
Rigola Khalti Hlima.
-J’aime l’écouter parler, répondit Mourad. Ses contes, ses
poèmes, sa sagesse, me fascinent.
-Ah, s’étonna la vieille femme. Les jeunes d’aujourd’hui
n’écoutent plus ça. Ils n’écoutent plus rien.
-On a tort, Khalti Hlima, dit Mourad avec application. Le
savoir ce n’est pas seulement celui qu’on trouve à l’école. Le
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savoir existe aussi chez nos anciens, nos anciennes, dans notre
vie à Taddart.
-Tu veux dire que Sikh Amellal pourrait devenir un
enseignant ?
-Shikh Amellal, toi, Akli Qara, Muh Uhemmu. On apprend la
vie même de Waghzen l’ogre, Teryel l’ogresse, Mqidesh,
Yelli-s uheddad, la vache des orphelins…
-Ce sont tous des enseignants ? Demanda Khalti Hlima avec
naïveté.
-Pourquoi alors on nous les conte ?
-Par Sidi Hiyyun, tu as raison, mon fils. Que dieu t’éclaire !
C’est pour apprendre la vie. Moi, je ne voyais pas les choses
comme ça. Nous, tous ces contes, on les raconte comme ça, et
nos parents nous les racontaient aussi sans poser trop de
questions.
-Le problème est que nous, nous posons trop de questions ou
bien nous ne posons pas les bonnes questions.
-Ce que tu dis là, mon fils, je ne le comprends pas. Mais je
vais te dire une chose. Vis ta vie et ne pose pas trop de
questions. La vie m’a appris à moi qu’il y a beaucoup de
questions auxquelles il n’y a pas de réponses. Il est alors
inutile de s’attarder à leur chercher des réponses. Sinon, tu
perds ta vie, et pour rien.
-Voilà une réponse qui ferait rougir un philosophe aguerri,
prononça Mourad émerveillé.
-Que dis-tu, mon fils ?
-Rien…Rien.
De passage à Tala, ils burent. Les filles servirent Khalti Hlima
et s’apprêtaient à servir Mourad. Mais celui-ci, les précéda et
tendit le sceau à la cousine puis à Tilelli.
-Bien fait, mon fils, encouragea Khalti Hlima en rigolant.
Elle était peu -ou mieux dit- jamais habituée, à voir un
homme servir une femme. Surtout pas de la nourriture ou de
l’eau.
-Ça nous change un peu, ajouta-t-elle encore amusée, tandis
que les deux cousines étaient toutes maladroites. Déjà que la
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seule présence de ce jeune étudiant les intimidait, alors là qu’il
les servît !
Mourad savait que les filles de Taddart étaient timides et
n’avaient pas le contact facile avec un inconnu. Surtout un
garçon. Mais que Khalti Hlima fusse amusée qu’il ait servi les
filles, l’eut agréablement surpris. A la maison, chez lui, sa
mère ne le laissait jamais entrer dans la cuisine, ni même pour
faire la vaisselle.
-C’est aux femmes de faire ça, lui disait-elle à chaque fois
qu’il essayait de l’aider.
Arrivées à Takharruvt, ils saluèrent Shikh un par un.
-Wa Hli, tu risques de les tuer de rire, dit Shikh Amellal
enveloppé dans son burnous, adossé aux racines de l’arbre.
-J'aime rire et faire rire, répliqua-t-elle en bombant le torse, les
poings sur les hanches. Je préfère que les gens meurent de rire
que de chagrin. Tu dois être jaloux car, regarde bien ! Je suis
bien entouré, non?
-Tu as raison, n’arrêtait pas Shikh de dire souriant.
-Mais, bon, je te laisse ce jeune garçon. Il est venu te rendre
visite.
-Sois le bienvenu, mon fils, dit Shikh à Mourad qui venait de
l’embrasser au front.
Les trois femmes saluèrent les deux hommes et continuèrent
leur chemin. Tilelli regarda Mourad une dernière fois pour
bien tatouer le vert de ses yeux dans sa mémoire.
-Honte à vous! Blâma la vieille femme, plus loin, ses
compagnes. Un beau garçon comme lui et vous êtes là comme
deux idiotes, sans dire un mot, ni une phrase. Bougez vos
derrières et rentrez chez vous.
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ⵣ
-C'est Dda Qasi qui est contre, annonça Mourad à Shikh
Amellal qui peignait sa barbe avec des gestes lents et
réguliers.
-Je sais, admit Shikh. Qui à part lui pour être contre la
construction d’une route sur ses terres ? Il y a dix ans de ça,
les autorités avaient déjà envoyé un bulldozer pour tracer la
route, mais Qasi avait manipulé les gens. Ils chassèrent le
bulldozer à coup de pierres.
-Mais qu'est-ce qu'il a dans la tête ? Il est tordu à ce point ?
Jusqu'à quand resterons-nous isolés comme ça, sans
électricité, sans lumière, sans eau, sans école?
Il y eut un moment de silence. De réflexion.
-Ce que je n’ai pas compris est que les autorités l’aient laissé
faire ? Aucune enquête ?
-Qasi a des connaissances à la commune, révéla Shikh. Ce
sont eux qui le placèrent à la tête de Tajmaat. Le
fonctionnement de Tajmaat a été perverti. Ils m’ont écarté de
toute responsabilité parce que, disent-ils, je suis devenu
délirant et sénile. Tu crois que c'est le papier que brade Qasi
qui justifie sa légitimité? Je mets ma main au feu, que c'est un
papier falsifié. Antan, le chef était désigné pour sa sagesse et
son expérience par le consentement de toute Taddart. Sans
papier, ni talisman. Et puis, le chef ne faisait que respecter les
décisions prises en commun lors des assemblées. Il ne fait pas
le vent et la tempête. Mais, le problème ce n’est pas vraiment
Qasi ni son Amin et ses acolytes. Le problème est les gens.
Chacun pour lui-même. Et ils ont la peur aux entrailles. Peur
d’être dépossédés du peu qu’ils ont.
-Je crois qu’il faut leur parler, Shikh. Essayer de les éveiller,
proposer des solutions. J’essaie, moi de mon côté de parler
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aux gens. Ils manquent du courage. Et puis ils semblent
ignorants. Ils ignorent leurs droits. Leur ignorance a engendré
la peur.
Mourad ne voulait pas être populiste. Il voulait juste, en
bonne conscience et union, améliorer la vie à Taddart. Les
gens étaient conscients de leur situation, mais il y avait un
manque de réaction, d'action. L'action faisait peur à Mourad.
‘L'action doit être précédée par une longue réflexion’, pensait-
il. La réflexion, il l'avait retrouvée chez Shikh. A chacune de
leurs rencontres, le jeune homme apprenait une nouvelle
leçon. Mourad écoutait ces leçons avec toute la bonne foi de
son âge et de son caractère.
Assimiler l'action à l'efficacité était le credo de Mourad. La
conscience des villageois pouvait être un lot favorable pour
leur union et pour leur futur changement. Il fallait juste savoir
la secouer et la mettre en exercice. Une route, de l’électricité,
une école, des mots non étrangers à eux. Mais des choses
méconnus en réalité. Les hommes qui se rendaient en ville,
travailleurs, marchands ou simples visiteurs, savaient bien ce
qu’étaient ces mots, ce qu’étaient ces choses-là. Ils marchaient
sur la route, les routes, voyaient les voitures, les lampes, les
postes radios, plein de machines électriques... ‘Trisiti’, comme
l’appelait Rezqi Tasa, cette énergie magique qui fait
fonctionner tous ces engins et toutes ces machines qui donnent
une bonne et belle allure à la vie quotidienne. Ceux qui se
rendaient en ville voyaient des mômes aller à l'école, beaux
bambins avec leurs sacs sur le dos. Ceux qui se rendaient en
ville, ils aimaient tant contempler ces engins que l’on conduit
et qui s’appellent automobiles. Ils trouvaient tout ça
merveilleux. Et ils rêvaient. Et dans le rêve ils s’incluaient.
Les uns conduisant des voitures, d'autres ayant un poste radio,
d'autres buvant de l'eau fraîche provenant de cette machine qui
rendait l'eau fraiche au temps des grandes chaleurs. L’eau
fraiche et suave des cruches n’était pas suffisante.
Ils rêvaient d'avoir toute ces inventions à Taddart. Ils
rêvaient de voir leurs enfants aller à l’école, que les rues
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fussent éclairées, que la route passât par Taddart vers la ville
et les autres villages, que des bus ou des fourgons les
transportassent dans le confort et la rapidité, qu’ils ouvrissent
la porte de ce placard blanc pour boire ou garder des
aliments…Ils rêvaient de tout ça. Mais leur rêve était scellé
dans le cœur et la pensée. Ils osaient à peine le sortir de leurs
bouches. Ils osaient à peine le communiquer à leurs femmes et
leurs enfants, à leurs amis et leurs voisins.
-Il ne faut pas baisser les bras, conclut Mourad.
Shikh aimait cet esprit de révolte chez Mourad. Il lui
témoignait beaucoup de respect. Un respect qui venait de son
implication dans la vie de Taddart. Mourad n’était pas de ceux
qui, une fois ailleurs, ils oubliaient d’où ils venaient. Shikh vit
en lui l'espoir du changement. Le changement même que lui
n'avait pas pu instaurer. Il vit en lui la détermination d'un
homme à l’affut de la vie, à l’affut de quelque chose de positif.
Il avait foi en lui. Mais il avait aussi peur pour lui.
-De l'ignorance émanent peur et soumission, soupira Shikh.
-Mais la misère ne pousse-t-elle pas à la révolte, Shikh ?
-Peut-être qu’on n’est pas encore assez misérables. Tu as, mon
fils, la chance d’être éduqué et conscient, mais les autres ne le
sont pas.
-Je ne sais pas trop, dit le jeune homme. Si on ne réagit pas on
restera sous la connerie de ces gens-là.
Un silence soudain vint caresser les âmes des deux
hommes. Ils contemplaient Djerdjer. Mourad était résolu à
continuer sa mission. Parler aux gens, leur dire ce qu’il
pensait, commenter ce qui se passait, stimuler leur amour-
propre pour réagir.
Son flux de pensées fut soudain interrompu par la voix suave
et chantante de Shikh Amellal qui commença à entonner,
comme du fin fond de l’âme, un chant.
Quel baume pour quelle plaie
Nous sommes une énigme insoluble
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Notre douleur n'est ni pleurs, ni sanglots
Plainte muette
Ce qui me peine ce n'est pas vous
Mais c'est la terre qui nous vit naître, vous et moi
La guerre enfante-t-elle toujours la paix
Les succès déshonorants
Sont-ils préférables aux défaites orgueilleuses
Quel baume pour quelle plaie
Nous sommes une énigme insoluble
Shikh eut un pincement au cœur. Le souvenir de son fils vint
l’interrompre.
-Ait Menguellet dit aussi, fit Mourad :
Sur le croissant nous t’avons étendu
Dans une étoile, enterré
A ta mort, nous avons jubilé
Et si tu pouvais voir pourquoi tu es mort
Et pourquoi tu avais tué
Tu aurais préféré la mort
Après un autre moment de silence, Mourad s’excusa et allait
partir.
-Que dieu soit avec toi, mon garçon. Tu as choisi un chemin
difficile. Je ne te cache pas ma peur.
-Arrivera ce qui arrivera, Shikh, répondit Mourad. Moi, je n’ai
pas peur des autres. J’ai peur de moi.
-C'est nos limites qui nous font peur, mon fils. Et c'est pour
ces mêmes limites que nous devons se soumettre à celui qui
nous les a attribuées.
Mourad se leva.
-Je ne sais pas trop si on doit à chaque fois attendre celui qui
nous attribua des limites, Shikh. Il nous attribua aussi une
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cervelle. Et cette cervelle doit travailler si on veut changer les
choses.
-Les choses se changeront quand nous changerons, dit le vieil
homme.
-Il est grand temps alors !
-Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu sais où me trouver,
proposa Shikh.
Mourad le remercia. Shikh se leva.
-Il est temps que j’appelle à la prière, dit-il. Et toi, interpella-t-
il Mourad, tu ne fais pas la prière?
-Non. Je ne crois pas que c’est pour moi ces choses-là.
-Ne me dis pas que tu es jeune et...
-Non, non ! Ce n'est pas du tout ça. Je ne pense pas avoir
besoin de rituels pour aimer dieu. Il se suffit à lui-même pour
vouloir une prière d’un être faible comme moi.
-Mais…Ne t’égare pas, mon garçon. Les voies du diable sont
multiples. Il ne faut pas que la philosophie te pollue la tête.
Mais bon, c’est toi qui sais et tu es libre. Chacun rencontrera
dieu seul.
Mourad rigola.
-Mais, tu n’es pas intéressé par les soixante-dix houris du
paradis, toi ? Taquina Shikh.
-Ah Shikh, ne me dis pas que tu crois en tout ça ?
-A vrai dire, il y a des choses que je ne comprends pas.
Plusieurs versets par exemple. Mais la prière m’apaise et je ne
cherche pas trop à comprendre.
-Et tu as l’espoir d’avoir des houris après la mort ! Plaisanta
Mourad.
-Non, mon fils. Moi, si je retrouve ma femme et mon fils, ça
me suffit. C’est toi que ça doit intéresser.
-Non, non ! Laisse-moi déjà en trouver une fille ici. Après, on
verra.
-Crois-tu au paradis?
-Quand je vois les vicissitudes de ce monde ici-bas, comme
disent les religieux, je crois, plus que n'importe qui, au
paradis. Je pense que notre monde est une image de ce paradis
71
même mais il est imparfait. Alors une fois morts, on
retrouvera cette perfection là-bas. Je pense…
-Tu sais tout ça…Bon, laisse-moi aller faire l’appel à la prière.
Que la paix t’accompagne, mon garçon.
-Que dieu accepte tes prières, Shikh, dit Mourad en partance
chez lui.
Le burnous sur son épaule droite, précédé par sa canne,
Shikh Amellal s'éloigna. Quelques secondes après, s’appuyant
sur sa canne, il s’arrêta, se retourna et regarda Mourad monter.
Il l’admirait. Il l’aimait. Shikh poussa profond soupir et
continua son chemin. Un sourire illuminait ses traits.
72
ⵣ
‘Je t'ai fumigé de sept portes
Accorde-moi les bienfaits de partout
Je t'ai rempli de sept sources
Découvre mon destin là où il se trouve’
Et à cette voix douce, féminine, se mêla une fumée qui,
parvenant du kanoun et embaumant les lieux. Le kanoun
servait à la fumigation d'herbes aromatiques et de feuilles
odoriférantes de toutes sortes. Benjoin, henné, laurier-rose...
‘Ramenez l’eau ! Eau provenant de sept sources. Ramenez les
petits morceaux de bois ! Morceaux de sept portes.’ ‘Allez, les
filles ! Vos bagues, vos broches, épingles, chaines, chacune
choisit ce qu’elle veut. Remplissez la jarre. Prenez tashashit
(chéchia) ! N’oubliez pas l’essentiel ! ‘A qui est cette belle
tashashit ?’ ‘Qui est donc l’élu ?’ Ton fils, Nanna Houriya ?
Beau gosse ! Brave garçon, fils de son père, fils de sa mère !
Couvrez la jarre de sa tashashit.’
‘Et que tavuqalt (jarre) tourne ! Qu’elle tourne pour un bon
présage. Qu’elle tourne au bonheur de l’heureuse élue.’
Nanna Houriya avait osé ramener tashashit de Mourad à
son insu. Elle redoutait sa réaction.
‘Le pari est bon, dites-donc !’
Les jeunes filles se précipitèrent et mirent leurs bijoux dans
tavuqalt. Tilelli hésita un instant. Puis, doucement, elle
plongea sa broche. Elle ne comprit pas son hésitation. C'était
la première fois qu'elle jouât.
Avec incantations et louanges, à dieu, son prophète et aux
saints, on plaça tavuqalt dehors.
‘Sous la lumière des étoiles pendant toute la nuit.’
73
Et tavuqalt tourna...et la magie prit.
‘J'ai poussé la porte du jardin
Les lilas ont soupiré
Les fleurs d'orangers m'ont accueillie
Les roses m'ont entourée
Et le jasmin m'a retenue’
‘Lilas, fleurs d’orangers, roses…Nombreux prétendants sont
en vue !’ ‘A toi, Nanna Houriya. Plonge ta main et retire-nous
un bijou.’
Toute souriante, Nanna Houriya suivit les instructions,
introduit la main dans l’ustensile. Les jeunes filles
s’excitèrent, se mordirent les doigts et les lèvres. Nanna
Houriya, pour plus de suspens, prit le bijou et le cacha derrière
son dos.
‘Surtout pas de youyous avant de voir le bijou ! Soyez prêtes
les filles.’
Des voix s’élevèrent.
‘Allons ! Allons ! Du calme !’
-C’est une broche ! Dirent les présentes à l’unisson quand
elles virent la main de Nanna Houriya se déployer à la lumière
des bougies qui illuminaient la cour.
-Tilelli ! Tilelli ! Crièrent quelques jeunes filles qui
reconnurent la broche de celle-ci.
Troublée, Tilelli sourit. Elle ne savait pas quoi penser.
Elle était absente. Plongée dans sa rêverie. La jeune fille était
la seule conseillère de ses humeurs, l'unique confidente d'elle-
même. Aimait-elle le vert de ces yeux? Les yeux de Mourad la
troublèrent, la troublaient. Pouvait-elle implanter ses rêves
dans ces yeux-là?
‘Je ne suis pas de son niveau,’ se disait-elle. ‘Il doit connaitre
une centaine de filles.’
Une peur. Une peur hanta Tilelli. Dans les yeux de Mourad,
elle voyait ceux de son père.
74
Les youyous vinrent l’arracher à ses pensées. Ces élans de joie
la stimulèrent. Elle sentit un frisson parcourir son dos.
-Tu as vu, fit une jalouse à sa voisine, c'est la première fois
qu'elle joue et d'un coup elle gagne. Et qui !
-Nous qui jouons depuis que nous étions petites, rien ! Pas de
chance, répondit l'autre.
-Et toi, qu'était ton présage ? Le gros Rachid !
Beaucoup des pairs de Tilelli étaient jalouses de sa beauté.
Jalouses aussi de sa courtoisie naturelle. Hjila était fière d’elle
et n’arrêtait pas de remercier Aysha pour l’éducation qu’elle
lui prodigua.
-Elle est aussi ma fille, disait Aysha avec affabilité.
‘Médisez, médisez!
Vos médisances me parviendront toujours
Pour ma joie de vivre, mes amis m'ont haie
A ma bonne foi, je n'ai jamais failli
Aujourd'hui, le destin m'a souri
Et l'âme-sœur m'a accueilli
Bienheureux seront mes vrais amis’
‘Et que tavuqalt tourne, tourne, tourne...Et chacune, au fond
de la jarre, aura sa part du rêve.’
Une autre tashashit fut mise en jeu. Ainsi, s'enchaînèrent
d'autres poèmes, d’autres incantations, d’autres chants,
d’autres rires.
Et on pressa les femmes de monter sur la terrasse. Elles
jetèrent, à tour de rôle, un peu d'eau de tavuqalt en formulant
un vœu.
‘Ô beau présage ! Fais-moi découvrir mon destin, mon bien-
aimé. De l'est où de l'ouest, qu’il vienne me retrouver.’
Aysha et Tilelli se levèrent, embrassèrent les autres femmes et
partirent.
-Ne devrait-elle pas être fiancée au fils de Dda Qasi? Fit une
vieille femme à sa voisine.
-Tu n’es pas au courant apparemment! Répondit l’autre.
75
-Au courant de quoi? S’empressa l'autre surprise.
-Elle a refusé. Dda Qasi lui-même s’était rendu chez Moqran
pour demander sa main. Mais, parait-il, elle a refusé.
-Qu’est-ce qu’elle veut de plus? Le fils de Dda Qasi est un bon
pari.
-Il parait que c’est sa mère…Hjila, qui refuse qu’elle se marie
avec lui, dit une troisième.
-Tout ça c’est Moqran qui est en train de le tisser, dit une
quatrième.
-Hjila s’en est prise à Moqran, affirma une énième.
-Une femme comme elle de quoi aura-t-elle peur ?
On exigea du silence. Et on fit tourner tavuqalt une
dernière fois.
Nanna Houriya fut contente du présage. Tilelli était la
parfaite belle-fille. Elle s’était alors mise à penser à la place de
son fils. A lui vouloir une fiancée sans son avis, sans qu’il se
rendît compte. Mourad s’était tracé des objectifs. Le mariage
n’y figurait pas. Il s'amusait, néanmoins, à entendre sa mère
l'inciter à prendre une fiancée. Mais pour Mourad l’amour
signifiait autre chose qu’une union arrangée.
Pour lui, ‘quand l’amour arrive, il arrive, fruit d'un hasard,
d’une alchimie, d’une chimie.’
Tilelli, quant à elle, ne pensait en aucun cas se lancer dans
une relation. Elle ne voulait pas, elle non plus, un mariage
arrangé. Elle refusa la demande de Belaid, le fils de Dda Qasi.
Ce n’était pas parce que sa mère le refusait aussi, mais parce
qu’elle n’aimait pas ce garçon-là. Elle le trouvait brutal et
hautain. Et à Moqran, travaillé par Dda Qasi, elle sortit les
cornes et le remit à sa place.
-Je ne veux pas de lui, lui jeta-t-elle au visage.
Voyant qu’il n’avait aucun intérêt dans tout cela et la
vieillesse et maladie aidant, il n’insista pas.
76
ⵣ
Assise sur la tombe de son père, Tilelli pleurait à
chaudes larmes. La brise matinale caressait son visage attristé.
-Père, je sais tout maintenant, dit-elle. Nanna Sekkura m'a tout
dit. Tout le monde m'a caché la vérité. Même ma mère. Je
comprends mieux pourquoi dès que je commence une
discussion sur toi, ma mère ou Nanna Aysha ressentaient une
gêne. Tu as préféré la mort ! Et moi alors ? Pourquoi tu m'as
laissée? Ma mère dit le mektoub et toi ? Tu ne vas me dire
mektoub, honneur ou je ne sais quoi?
Tilelli avait l’habitude de visiter la tombe de son père,
Mezyan. Elle aimait venir lui parler, lui raconter ce qui se
passait à Taddart.
-Comment aurait-elle pu faire ça? S’acharna Tilelli contre sa
mère. J’ai honte. J’ai honte d’elle.
Tilelli détesta sa mère pendant quelques semaines. Difficile lui
était de croire aux excuses ingénieusement formulées de
Sekkura qui parlaient de repentir.
-Nanna Sekkura dit qu'elle s'était repentie et que Shikh
Amellal l'avait soutenu contre les gens de Taddart. Je ne
comprends pas. Après tout ce qu’elle a fait ? Elle m'a aussi
raconté que ma mère a beaucoup souffert et voulut me
reprendre mais Moqran n'avait pas cédé. Je ne sais plus quoi
penser maintenant. Je la déteste. Je la déteste.
Tilelli refusait d’aller voir sa mère. Hjila s’inquiéta. Elle
demanda après elle, mais à chacune de ses visites, ‘elle n’est
pas à la maison’, ‘elle est partie visiter telle voisine’, lui
répondait Aysha. Hjila avait des doutes. Hjila savait que la
vérité finissait toujours par se savoir.
-Je suis assez grande maintenant, dit Tilelli à son père vers qui
elle revint, quelques semaines après, avec plus de calme. Elle
aurait dû me l’avouer. J’aurais compris.
77
Elle resta songeuse et absorbée pendant quelque temps.
Elle ferma les yeux. Au loin, elle entendait l'écho exaltant
d'une flûte diffusant une mélodie triste. La mélodie ravit sa
solitude. ‘Un berger solitaire’, pensa-t-elle. Instantanément,
elle commença à entonner quelques bribes d'une chanson.
‘J'entends ton amour chuchoter
A mon âme...
Mmm...
Ne reste que le cœur, étouffé
Pour parler de ton absence
Le silence fossoyeur
Ne révèle jamais mon secret
Mais le cœur et ses peines
Révèlent ma tragédie...
Mmmm…’
Tout à coup, elle entendit des bruissements de pas sur l’herbe
desséchée. Elle eut peur.
-Qui est là ? Sursauta-t-elle. En se retournant, elle vit un
homme s’approcher. Sortant de nulle part, l’homme avait une
barbe longue, grise et ses habits étaient crasseux et déchirés.
‘Un fou ? Un mendiant ?’ Pensa-t-elle.
-Que cherches-tu ? S’écria-t-elle d’un ton sec et ferme pour
l’impressionner. Sa voix la trahit.
-Je veux juste te parler, dit l’homme d’une voix frêle et
caverneuse.
Il n'avait pas l'air dangereux. Sur ses yeux la tristesse semblait
habiter depuis longtemps. Il avait l’air éreinté. Tilelli resta aux
aguets.
-N'aie pas peur, Tilelli ma fille! Tenta-t-il de la rassurer.
-Comment connais-tu mon...s’ébahit-elle.
-Oui, je te connais. Mais, toi, tu ne me reconnais pas.
Elle tenta de fouiller dans ses souvenirs.
-Tu es à présent une femme.
-Qui es-tu? Osa-t-elle.
78
-Je suis ton oncle.
-Mon oncle! Fit Tilelli stupéfaite.
-Ton oncle Omar, finit-il par dire.
‘C’est lui ! Omar !’ Se dit-elle. ‘Nanna Sekkura…’
Figée, elle ne savait plus quoi faire ni quoi dire.
Sans s’y attendre, Omar s’agenouilla à la hauteur de sa
jambe et prit sa main. Tilelli se sentit frêle. Incapable de
réagir. Le trouble de la circonstance l’avait paralysée.
Omar, son oncle, le frère de son père, celui qui avait couché
avec sa mère, celui qui était disparu depuis des années, celui
qui avait trompé son frère, sa famille, ses proches…
-Pardonne-moi, ma fille! Pardonne-moi! Implorait Omar en
sanglotant. Je...vous ai fait du mal. Tout est de ma faute.
Des larmes ruisselèrent sur sa barbe. C'était la première
fois que Tilelli vit un homme pleurer. Ses yeux la trahirent.
Elle chercha un motif pour s’emporter contre lui, elle en
trouva des dizaines mais, la peine qu’elle sentit en son for
intérieur et la compassion eurent raison d’elle. Elle devina sa
peine et crut au regret qu’il exprimait, par ses mots, son
attitude, son regard, ses habits. Lui entier.
Tilelli l’incita à se relever. Omar ne la regardais plus dans les
yeux.
-Je te pardonne, dit-elle d’une voix sûre et calme.
Omar dès lors leva les yeux et la regarda longuement. Il
s’avança, tandis que Tilelli recula d’un pas, et, d'un geste
délicat, posa un baiser sur son front. Les yeux hagard, il
marcha vers la tombe de Mezyan, se prosterna et l’embrassa.
Sans ajouter un mot et sans attendre, il s’éloigna. Tilelli le
regardait. Elle ne pouvait pas verbaliser ce qu’elle voyait. Elle
ne pouvait pas mettre de mots à ce qui s’était passé. Omar
disparut dans le bois. Tilelli s’effondra sur la tombe de son
père et versa quelques larmes là où Omar avait posé ses lèvres.
Elle était dans un tourbillon d’émotions et n’avait que ses
yeux pour exprimer compassion, regret, amour, mélancolie,
solitude, absence et enfin paix.
79
Elle se sentit enfin apaisée. Elle sécha ses larmes et resta là
à contempler les collines des Imzalen. Elle pensa à son père, à
sa mère, à Omar, à Moqran, à Aysha, à elle-même, à Mourad,
à ses yeux verts.
Quelques moments plus tard, la flûte à la main, Mourad
apparut. Dès qu'elle l'aperçut, Tilelli fut délicieusement
troublée.
‘Dieu fasse qu'il ne vienne pas par-là,’ se dit-elle.
Mourad s'approcha, lui souhaita le bonjour.
-Azul, le salua-t-elle timide.
-Tu as raison de pleurer, dit Mourad. Tes larmes t'épargneront
le chagrin.
Ses mots résonnèrent avec émerveillement dans l’esprit de
la jeune fille. Elle revit sans le regarder ses yeux verts. Elle se
tenait debout à quelques mètres de lui. Elle ne le regardait pas.
Elle n’osait pas le regarder. Pas à cause des normes établies.
Oui, on ne se regardait pas dans les yeux. Entre amis, entres
mari et femme, entre frères et sœurs, entre père et enfants.
Tilelli ne regardait pas Mourad dans les yeux car elle était
timide. Mais beaucoup moins timide que quand ils se virent la
première fois.
‘C'est vrai, pensa-t-elle. ‘Lorsqu'on pleure on se soulage. Il
aurait pu me dire qu'il ne faut pas pleurer, que les pleurs ne
peuvent pas rendre mon père à la vie...’
Mourad, encore une fois, eut bonne impression auprès
d’elle. Il savait choisir ses mots. Il aimait la parole. N’est-ce
pas qu’il tenait ses influences de ses propres ancêtres Apulée,
Juba le deuxième, Saint Augustin, Ibn Khaldoun, Mammeri?
-Mais il faut être forte, continua-t-il. Il ne faut pas passer toute
sa vie à pleurer. Il faut vivre.
Il se tut un instant.
-N'est-ce pas? Demanda-t-il.
Il voulut lui soutirer quelques mots. Il savait que ses airs
d’étudiant pouvaient être un désavantage. Il ne voulait pas être
classé, casé. Il voulait converser, dialoguer. Donner et
recevoir. Partager.
80
-Oui, tu as raison, se contenta Tilelli de dire.
-C’est ton père, c’est ça?
-Oui, confirma-t-elle.
-Bon…
Mourad hésitait. Il ne voulait pas perturber sa tranquillité.
-J’ai laissé les brebis à mon petit frère. Je dois y retourner. J’ai
entendu une voix crier et je me suis accouru.
-Tout va bien, dit Tilelli. J’ai juste chassé un chien qui passait
par-là.
-Ah, d’accord!
Il avait envie de lui parler de sa tashashit. Il l’examina. Elle le
regarda un instant.
-Ma mère m’a parlé du présage, déclara Mourad.
Un sourire vint couvrir le visage de Tilelli ajoutant de la
beauté au rose de ses joues.
-Le présage! Dit-elle en le regardant pendant quelques
secondes. Ces quelques secondes suffirent à Mourad de lire, à
travers ses yeux, la douceur et la bonté de son âme.
‘C’est elle!’ Se dit-il enjôlé. Le temps s’arrêta. Les yeux noirs
de Tilelli lui parlaient, lui cajolait l’âme. Il vit alors ses lèvres,
presque tremblotants, qui hésitaient entre le silence et la
parole, entre le silence et le sourire. Une énergie mystérieuse
surgit lorsque leurs regards se croisèrent. Plus rien ne
comptait. Ni le passé ni le futur. Seul existait la merveilleuse
certitude de l’amour soudain. De l’amour qui naissait à cet
instant-là.
‘Ne l’ai-je pas déjà vue?’ Se demanda Mourad. ‘Ai-je déjà vu
avant elle ?’
Mourad se saisit après un long moment de silence qui laissa
Tilelli penaude.
-Elle m’a volé ma chéchia, expliqua-t-il.
Tilelli sourit en conséquence.
-Tu crois aux présages, toi? Demanda-t-il.
-Ce n’était qu’un simple jeu, feignant minimiser sa joie.
-Mais ils disent que ça peut se réaliser.
-Je ne crois pas.
81
-Pourquoi ?
-Je ne sais pas…comme ça…
-Voudras-tu qu’il se réalise? Entreprit-il.
-Moi?
‘Il est trop direct,’ pensa-t-elle perplexe.
-Jamais ! Répondit-elle s’apprêtant à partir.
Elle fit un, deux pas quand, soudain, tendrement, une main
vint saisir la sienne. Elle s’arrêta. Doucement, elle retira sa
main.
-Pourquoi tu as mis ta broche alors?
Tilelli fit un pas et se retourna:
-Tu joues bien à la flûte, prononça-t-elle d’une voix douce. Et
immédiatement, elle pressa le pas et s’éloigna.
Mourad regarda la flûte dans sa main, puis, il s’assit sur la
tombe de Mezyan en regardant Tilelli descendre vers Taddart.
‘Qu’est-ce qui m’a pris?’ Se raisonna Mourad. ‘Elle est
gracieuse mais têtue.’
Tilelli n’avait pas besoin d’emprunter un masque pour se faire
désirer. Elle n’avait pas besoin de se livrer à des fanfaronnades
pleines d’orgueil et de vanité pour plaire. Elle n’avait pas
besoin de se parer pour être belle. Tilelli n’était pas une
promesse fondée sur de fausses apparences. Nombre de gens
ne sont que caricatures laides de d’autres personnes.
Mourad fut attiré par la résistance et ténacité de Tilelli.
-Ta fille a du caractère, Dda Mezyan, s’adressa-t-il à la tombe.
Aussitôt, il partit rejoindre son frère un peu plus haut.
Il le trouva, les yeux rêveurs, allongé sur l’herbe sèche.
Mourad s’assit à côté de lui, prit sa flûte et commença à jouer.
‘Tilelli, Liberté, Houriya, Freedom,’ se dandinait-il l’esprit. Il
ressentait une allégresse s’introduire en lui. Il revit ses yeux,
ses lèvres, ses cheveux, son cou, ses formes. Quelle puissance
celle de regarder et de voir ! Mourad la récréait. Il récréa ses
gestes, ses paroles, sa voix, ses sourires. Il se berça de sa
présence toute la journée durant. Elle l’habitait. Elle le hantait.
82
ⵣ
Dahman, tantôt avec douceur, tantôt avec acharnement
grattait les cordes de son mandole devant une assistance
euphorique –une dizaine de jeunes hommes- qui, chaque soir,
se réunissait à Tajmaat. Rezqi, maestro de la derbouka, faisait
des merveilles avec ses doigts.
Mourad aimait les rejoindre pour discuter et écouter un peu de
musique. Surtout quand il s’agissait de chansons comiques que
Qamamush et Mouh Amjah savaient très bien interpréter.
-Bonsoir, dit Mourad en levant la main, ne voulant pas
interrompre la chanson. Les uns répondirent, d’autres
hochèrent la tête.
Une fois la chanson finie, Rezqi se leva, sautilla vers Mourad
et l’embrassa quatre bises. Tout le monde rigola. On
connaissait Rezqi pour être amusant. Il était un peu toc toc,
mais savait bien où retrouver ses intérêts. Petit de taille,
moustache mal rasé, même sa démarche faisait rire. Rezqi était
aimé par toute Taddart. On le maria à deux reprises mais ne
put avoir d’enfants. Sa majeure prétention était la
connaissance des techniques de l’amour. Et Aziz n’attendait
pas que l’occasion lui échappe :
-Alors khali Rezqi, l’appela-t-il, c’est toi qui apprendras à
Mourad comment il doit faire la nuit de ses noces ?
-Qui alors ? Répondit-il. Toi ? Ça t’a pris des heures. On t’a
attendu jusqu’à l’aube ?
Comme l’acte de défloration était un évènement majeur, les
amis et les familles des noceurs attendaient que le mari fût
sorti pour le célébrer à coups de fusils, de youyous, et en
distribuant des gâteaux. Gare à l’épouse qui eut perdu sa
virginité quand viendraient la mère et les tantes de l’époux à la
recherche de sang ! L’absence de ces quelques gouttelettes
83
rouges pourrait lui couter son mariage et la couvrir, elle et
toute sa famille et tribu, de honte éternelle. L’amour ?
L’amour ne pouvait rien devant quelques traditions des plus
absurdes.
Mourad s’assit. Une bouteille de vin lui fut tendue.
-Je passe, dit-il.
La bouteille de vin fut suivie par une cigarette farcie
d’opium. Mourad prit une bouchée. La fumée lui obstrua la
gorge et il se mit à toussoter si fort. Ses amis rigolèrent à
gorge déployées. C’était la première fois qu’il essayât. Il
n’aimait pas le vin, la cigarette, le shit. Ce n’était pas par
manque de virilité comme pensaient les gens. Ce n’était pas
parce que c’était péché ou autre mais juste par goût. Il buvait
rarement du café. Sauf celui préparé par Nanna Houriya, sa
mère. Il aimait la regarder en train de broyer les grains dans
cette machine-là qu’il lui avait offerte après avoir reçu sa
première bourse.
Une autre chanson enchaîna. C’était Muh Amjah qui
gazouillait une chanson comique de son répertoire.
Mourad contemplait l’énergie gâchée des jeunes de
Taddart. Il y avait du rire ce soir-là. Il y avait de l’amusement.
Mais vite, comme une malédiction, la haine, injustifiée,
revenait. Etait-ce la haine de soi ? D’où venait-elle cette
haine ? Des conditions que les gens vivaient ?
‘Je suis, pensa-t-il, un descendant d’une race qui a un
tempérament facile à être excité. Pendant mon enfance, j’ai
fait évidence d’avoir hérité mon caractère familial. Comme
j’avance en âge, ça devient plus apparent. Mais, conscient, je
ne me laisse pas emporter. Je me maitrise. Je ne me laisse pas
dominer par ce sadisme atavique qui risque de nous
exterminer.’
Mourad sentit sa tête comme gonflée. ‘Je crois que je suis
dans les vapes,’ se dit-il les gestes imprécis et les visages des
artistes doublés.
-Chante-nous une, demanda Dahman à Mourad.
84
-Je ne sais pas jouer, fit Mourad. Toi, tu joues mieux que
Cherif Hamani.
-Comment ça tu ne sais pas jouer ? Dit quelqu’un. Nous avons
tous appris à jouer avec une bouteille d’huile à voiture et un
morceau de bois.
-Chaque main manie son instrument, répondit quelqu’un. Un
mandole, la pioche…Mourad, Zellal, Hend, le stylo.
-Tu les rencontres souvent à l’université ? Demanda Aziz. A
Taddart, ils ne viennent que rarement.
-Ça fait longtemps que je ne les ai pas vus, répondit Mourad
prenant sa flûte pour accompagner Dahman.
-Une chanson d’amour joyeuse, s’il vous plait! Dit Rezqi. On
en a marre des chansons chagrines.
Note après note, les cordes vibrèrent au toucher des doigts
de Dahman ; la flûte répondit aux lèvres de Mourad, et la
derbouka, faisant vibrer les cœurs, joignit les autres
instruments pour une nouvelle chanson.
85
ⵣ
-Belaid! Belaid! Héla Dda Qasi son fils.
Apeuré, ce dernier, vint le retrouver dans la chambre
commune.
-Quoi ? Dit-il.
-A quoi joue le fils de Si Rabah? Je lui ai dit qu’une route sur
mes terres, pas question !
-Il parait qu’il est en train de mobiliser les gens. Il ne parle que
d’école et de route. Il se la joue plus intelligent que tout le
monde.
-Il joue le malin, dit le vieux Qasi entrefermant un œil.
-En tous cas, les gens se mettent facilement d’accord avec lui.
-Les gens…Hahaha ! Rigola-t-il en regardant dehors la
lumière de la pleine lune.
-Il risque gros ce gamin, formula-t-il. Il ne sait pas à qui il a
affaire.
Dda Qasi ordonna à son fils de retrouver le jeune étudiant et
de l’inviter chez eux.
-Mais…
Belaid essaya de comprendre.
-Il n’y a pas de mais, l’assomma le père. Si je te dis quelque
chose, fais la sans discuter. Va le retrouver, maintenant, dit-il.
‘S’il n’était pas mon père, je l’aurais… ’ S’emporta Belaid en
sortant de chez-lui.
La majorité des pères à Taddart, comme tout Imzalen, ne
faisaient qu’ordonner, prohiber, blâmer et parfois punir.
Jamais une parole d’amour sortit de la bouche d’un père
envers ses enfants ou sa femme, ni des enfants envers leurs
parents. Cette incapacité d’expression d’amour plongeait les
êtres dans de la violence et le mal-être.
86
Belaid se dirigea vers Tajmaat. Il n’avait pas l’habitude de
rôder de ce côté-là. Les jeunes qui étaient là s’étonnèrent de le
voir s’approcher.
-Regardez ! Fit remarquer quelqu’un. C’est Belaid.
Celui-ci les salua de loin et appela Mourad immédiatement.
Mourad se leva et échangea avec lui une poignée de mains.
Belaid évita le regard de Mourad.
-D’accord. Je viendrai demain matin, répondit Mourad à la
demande de Dda Qasi.
Belaid se retira aussitôt.
-N’y va pas, le conseillèrent certains amis quand ils surent de
quoi il s’agissait. Ils sont dangereux ces gens-là, dirent-ils.
-Je lui changerai d’avis, fit Mourad confiant. Il va
probablement accepter de prendre les terres que je lui propose
et il laissera que la route passe sur les siennes.
-Ce gars-là n’invite pas juste comme ça, dit Aziz.
-Il va te créer des problèmes, dit Dahman.
-Nous sommes déjà dans les problèmes, dit quelqu’un. Au
moins, lui, il essaie de faire quelque chose à Taddart.
-Vous vous rendez compte ? Dit Aziz. Ça vous plait de vivre
ainsi ? Nous sommes les derniers des villages. Pas de lumière,
pas de route, pas d'école.
-On sait tout ça, dit quelqu’un d’autre. On n’arrête pas de nous
le répéter.
-Dans ce cas-là, on vient avec toi ! S’écria Qamamush.
-Non, répondit Mourad. J’aurai besoin de vous après
l’assemblée comme on s’est entendus.
-Après l’assemblée ? Dit Dahman qui ignorait qu’ils s’étaient
entendus de tenir une assemblée pour discuter la proposition
de Mourad.
-On va rassembler tout le monde pour donner une crédibilité à
la délégation qui ira demander un bulldozer pour ouvrir la
route de nouveau, dit Aziz.
-Et…tisiti, tisiti…Dit Rezki sans pouvoir prononcer le terme.
Rezqi détendit l’atmosphère. Et on reprit place. Animée, la
discussion continua jusqu’à une heure tardive.
87
Le lendemain matin, Mourad était allé retrouver Shikh.
-Il m’a invité chez lui, expliqua Mourad à Shikh.
-Que veut-il?
-Je ne sais pas. Je pense qu’il va essayer de me convaincre
d’abdiquer, avança Mourad. Mais je vais essayer de le
convaincre.
-Ah donc, tu vas y aller?
Les paroles de Shikh furent interrompues par des frappes à la
porte. Il appela alors Sekkura qui alla ouvrir.
-Tilelli ! S’écria Sekkura. Bienvenue !
Quand Mourad entendit la voix de Tilelli, il faillit sursauter
de son tabouret. Tilelli tenait sa colombe entre les mains.
Soudain, sortirent les enfants de Sekkura et entourèrent la
jeune fille.
-Fais-la voler ! Fais-la voler ! Crièrent-ils.
Tilelli lâcha sa colombe qui, à coup d’ailes, vola très haut,
disparut un instant et revint atterrir entre ses mains. Les
enfants l’acclamaient tout en sautillant.
Shikh, remarquant l’émoi de Mourad, le brusqua :
-Jolie colombe, ha ?
-Quoi ? Ah…oui…elle est toute…bl…anche, hasarda le jeune
homme, envouté.
-Pas la colombe, le dévoila Shikh en souriant.
-Quoi alors ? Dit Mourad.
-La colombe, c’est ça ! Fit Shikh une autre fois avec un clin
d’œil cette fois.
Mourad lui sourit.
-Tu crois que je suis dupe, petit renard ?
-Pourquoi…je…
-Non, tu as seulement avalé ta langue. C’est tout.
-Rien ne vous échappe vous les vieux, le taquina le jeune
homme.
-Vas parler à ta mère, proposa Shikh. Sinon, la colombe
s’envolera.
-Il n’est pas encore temps, dit-il avec confiance cette fois-ci.
Aujourd’hui, c’est moi qui te dirai ‘doucement’.
88
Shikh rigola à gorge déployée.
-Ces choses-ci sont pour nous les jeunes, poursuivit Mourad.
-Tu me provoques, vilain !
Shikh brandit sa canne à l’adresse de Mourad qui fuit son
tabouret en riant. Les deux femmes et les enfants ne
manquèrent pas la scène. Ils rigolèrent aussi.
-Frappe-le, jeddi ! Frappe-le ! S’excitèrent les enfants.
-Non, leur dit-il. Il ne faut pas dire ça. Sinon, Shikh va vous
pincer les oreilles.
-Aller les enfants, les chassa Sekkura. Allez-y jouer dehors.
Votre grand-père est Mourad ont des choses importantes à se
dire.
C’était à ce moment-là que Tilelli vint saluer Shikh. Elle
l’embrassa sur la tête.
-Comment va ta mère, ma fille ? Lui demanda-t-il.
-Elle va bien, répondit-elle.
Les deux femmes revinrent aussitôt à leur bavardage. Et les
deux hommes aussi.
-Alors, entama Shikh, comment fais-tu avec les gens ?
-On essaie de mobiliser le maximum. Azizi est à fond avec
moi. La plupart est pour la cause. La première manche du
travail est faite, reste la deuxième, exposa Mourad.
-Tu ne crois pas qu’ils pourront t’abandonner à n’importe quel
obstacle ?
-Cette peur se dissipera lors de l’assemblée.
-Quelle assemblée ?
-Lorsque je te le demanderai, tu feras appel à une assemblée.
-Et pourquoi une assemblée ?
-Parce que lors de l’assemblée tout le monde sera là-bas.
Alors, dans un consensus, nous dégageront une commission
qui ira demander qu’un bulldozer vienne ouvrir la route. On
fera un coup d’état à Dda Qasi.
-Mais Qasi ne te laissera pas faire.
-Je sais. Il faut que j’y aille d’ailleurs.
-Ah !
89
-Je vais encore lui proposer l’échange de nos terres. S’il refuse
encore, on le mettra devant ses responsabilités à l’assemblée
justement.
-Tu as tout bien pensé à ce que je vois. Mais, fais attention à
toi.
-Il n’y a pas de quoi s’alarmer. Sois sûr.
Mourad consulta sa montre.
-Bon, je dois y aller, dit-il avec la promesse de revenir le voir
très bientôt.
Le jeune homme, plein d’entrain, salua les deux femmes et
sortit.
-Ah, soupira Shikh profondément, avoir un fils comme ce
garçon est une bénédiction !
-C’est un garçon bien élevé, instruit, et très courtois, fit
Sekkura en regardant Tilelli qui se laissa bercer par ces
paroles. Elle cajolait sa colombe tandis que celle-ci répondit
en bouboulant.
Tilelli pensait à Mourad. Elle admirait ce qu’il faisait, ses
convictions, ses rêves. Ses rêves étaient aussi les leurs, ceux
des hommes, et des femmes de Taddart. Il était jeune mais
impliqué, actif, combatif et Taddart avait tant besoin
d’hommes comme lui. Elle aimait l’entendre parler, elle aimait
entendre sa voix, le sentir près.
-Tu es revenu ? Dit Nanna Houriya à son fils qui rentra pour
prendre son burnous.
-J’ai oublié mon burnous.
-Je…
Nanna Houriya voulait lui dire quelque chose mais elle hésita
-Tu…? Fit Mourad. Qu’est-ce qu’il y a ?
-Je suis allée voir Hjila.
-Hjila?
-Hjila, Hjila, reprit la mère.
-La mère de…Tu es partie jusque là-bas ?
-Ton frère m’a accompagné.
-Il est où en fait ?
-Il doit être à Tajmaat.
90
-Tajmaat est pleine de kif et d’alcool. Il ne doit pas trop rôder
de ce côté-là.
-Non, Sofian ne touche pas à ces trucs-là.
-Personne n’est à l’abri, a Yyi!
Un silence s’installa. Nanna Houriya ne voulait pas brusquer
son fils.
-Elle va bien ? Refit-il.
-Qui ça ? Ah, oui. Elle te salue, se ressaisit-elle et soulagé
qu’il ait relancé le sujet.
-A Yemma, a Yemma ! Quand tu veux quelque chose, tu sais
comment l’avoir, dit-il en lui souriant. Il s’approcha d’elle,
posa ses mains sur ses joues et lui embrassa le front.
Nanna Houriya fut heureuse. Le ton presque consentant de son
fils l’enthousiasma.
-Elle sera très contente que la main de sa fille te soit accordée.
-Elle a accepté ? S’étonna Mourad. Comme ça. Sans me
connaitre ?
-Toutes les femmes du village te veulent pour leurs filles. Ta
réputation te précède.
Mourad resta stupéfait pour un moment puis dit :
-Ma réputation ? Oh ! Et Tilelli, qu’en pense-t-elle ?
-Tilelli…Elle ne trouvera pas mieux que toi.
-Ça, c’est toi qui le dis, a Yyi. Il faut lui demander son avis. Je
ne veux pas d’une union arrangée, expliqua-t-il.
-Tu sais, mon garçon, moi, je n’ai vu ton père, paix à son âme,
pour la première fois que le jour de notre mariage.
-Et depuis, tu t’es mise à le subir en souffrant jusqu’à sa mort.
-C’est le mektoub. On ne peut rien changer.
-Si les grandes nations s’en remettaient chaque fois au
mektoub, elles seraient comme nous aujourd’hui, fit Mourad
qui, d’un geste brusque, étendit haut son burnous et, avec
agilité, le ramena sur ses épaules et s’enveloppa dedans.
-Où vas-tu encore? Demanda Nanna Houriya. Tu continues
avec ces histoires-là d’école et de route ?
-Mère, tu sais bien que je ne pourrai pas laisser tomber ça. On
a déjà parlé de ça. En plus c’est toi qui me donnas l’idée
91
d’échanger nos terres auprès de la rivière avec celles de Dda
Qasi.
Depuis sa visite à Bokhous, le derviche de Taddart,
l’angoisse ne quittait plus Nanna Houriya. Elle ne voulait pas
que son fils fût en danger. Et avec qui il était tombé? Dda
Qasi. Le vieux renard qui leur avait déjà subtilisé des terres.
Mais cette fois-là, c’était pour la bonne cause. Mais pour Dda
Qasi une bonne cause qui ne lui était pas profitable n’était que
de refus.
-Je vois un oiseau mourir et un garçon entouré de loups, lui
parla le derviche du fin fond du monde.
Il était assis derrière son kanoun allumé hivers comme été.
Bokhous ne voulait plus rien lui dire. Il la regarda droit dans
les yeux un instant avant de fermer les yeux. Il avait même
refusé d’être payé.
Bokhous était le maitre des faucilles et de la danse sur les
braises. Chaque fois que l’occasion, à Sidi Hiyyun, lui était
accordée, il en faisait profiter toute Taddart. Il invitait les
derviches des villages limitrophes et organisait des spectacles
extraordinaires.
Nanna Houriya était allée le voir pour qu’il lui expliquât le
présage de tavuqalt. Mais Bokhous, n’évoqua rien de cela. A
part ‘Je vois un oiseau mourir et un garçon entouré de loups’,
il ne prononça aucune autre parole. Savait-il ce qui allait se
passer ? Que signifiait l’oiseau ? Et le garçon entouré de
loups ?
En route vers la maison de Dda Qasi, Mourad voyait déjà
la route et l’école dont il rêvait se dessiner devant lui. Il voyait
ces petits mômes portant leurs cartables, qui à la main qui au
dos, à la recherche d’un avenir meilleur, un avenir de savoir,
de progrès. Pas un avenir au milieu de la forêt ou errant d’une
cours, oisifs et ennuyés, drogués et soulards. Il voyait sa mère
ouvrir la porte d’un réfrigérateur, le sourire aux lèvres, comme
dans la publicité. Il voyait les ruelles de Taddart éclairées. Il
voyait des voitures arriver à Taddart. Quel changement ça
aurait été!
92
L’énergie qui animait Mourad lui donnait une grande
assurance et une allégresse incommensurable. Il se sentait
vivant, homme, capable de grands projets. Il se sentait guidé
par une force étrange mais bienfaisante. Il ne voulait pas
chercher à l’expliquait. Il ne pouvait pas non plus l’expliquer.
Il la vivait et ça lui était suffisant.
Il marchait tranquillement quand, au loin il vit une silhouette
s’approcher.
‘C’est elle,’ se dit-il en voyant Tilelli revenir de chez Shikh.
-Tu es de retour ? Fit Mourad après lui avoir souhaité le
bonjour.
-Oui. Je vais aller voir ma mère, répondit-elle moins timide
cette fois.
Mourad la regardait. Il ne l’écoutait plus. Leurs yeux se
croisèrent. Tilelli, de ses yeux noirs, osa le regarder à quelques
reprises dans ses yeux verts. L’amour. Amour sollicitation.
Amour exhortation secrète. Amour maladroit. Amour tout
court. L’amour à Taddart naissait au détour d’un sentier, à
l’ombre d’un olivier, au retour de Tala, derrière la maison
d’un voisin, à Sidi Hiyyun, lors d’une fête, aux champs…A
Taddart, l’amour naissait d’un regard furtif lors duquel on
captait l’émotion pour la revivre après, loin du bien-aimé. A
Taddart, l’amour se chantait avec des larmes chaudes et
secrètes. L’amour se chantait avec des mots-fleurs. A Taddart,
les amants s’étreignaient dans des rêves aux différentes
couleurs. Les amants s’égaraient entre le désarroi et la
tribulation, entre l’exaltation et le supplice.
-Tu sais que mère a parlé à ta mère ? Entreprit Mourad.
-De quoi ? Se borna Tilelli, lui donnant de dos.
-De…moi, fit-il avec contingence. De moi et…Il balança
encore : Et…de…toi…
-Comment ça…toi…et moi ?
-Oui, moi et…toi…enfin, toi et…moi, dit-il.
‘Il n’est pas bête,’ pensa-t-elle.
‘Elle n’est pas bête,’ pensa-t-il.
93
Mourad s’approcha d’elle. Elle était heureuse, follement
heureuse. Elle débordait de plaisir, de désir, de chaleur, de vie.
Elle sentit le souffle chaud de Mourad dans le creux de son
oreille. Elle frémit. Resta immobile. Tilelli sentit que le
rythme de sa respiration s’arrimait au sien.
-Oui, nous, lui murmura-t-il.
Quelques instants après, elle fit un pas puis s’arrêta.
-Il ne reste que ton accord, lui dit-il intrépide.
Elle se retourna le regarda un instant.
-Je ne sais pas…rétorqua-t-elle d’une voix enrouée de désir et
d’hésitation. Je vais le penser, ajouta-t-elle.
Comme réveillé d’un rêve, Mourad se souvint de son
rendez-vous avec Dda Qasi. Le regard songeur, il lui souhaita
une bonne journée et s’apprêta à continuer son chemin.
-Mourad !
Avait-il entendu de sa vie? Elle venait de l’appeler. Son
prénom prit une sonorité différente. Une sonorité de douceur,
de bonheur.
-Fais attention à toi, finit-elle par dire.
Il eut envie de la serrer, de la sentir, de l’embrasser.
Étourdi, il ne contrôlait guère ses émois débordants. Il
s’avança vers elle et doucement, légèrement, il pressa le bout
ses lèvres contre sa joue. Tilelli sentit encore son souffle. Elle
ferma les yeux un instant et, avant même de laisser le frisson
de son bisou l’inonder, elle se précipita, les cheveux flottants,
derrière les maisons. C’était trop beau, trop brusque, trop
troublant pour elle. Mourad but sa salive avec désir et, se
grattant les cheveux, il sourit à la scène qu’il vécut et au rouge
des joues de celle qui l’eut laissé sur sa soif.
Amoureuse, grisée, Tilelli arrêta sa cavale un peu plus loin.
Elle s’adossa au mur d’une maison. Elle se caressa la joue sur
laquelle Mourad avait posé le bout de ses lèvres. Sa respiration
se mêla à l’écho de sa voix qui fredonnait encore dans son
oreille ‘Nous’. Elle ferma ses yeux et porta sa main à son
oreille. Un frisson, frais et doux, l’envahit. Elle but cet étrange
frisson qui la pénétrait. Les yeux encore fermés, elle se caressa
94
le ventre. Il n’en demeurait qu’un silence. Un silence qui se
figea dans le souvenir des sourires volés, des regards timides,
et d’un bisou et une caresse inachevés.
Les ardeurs quelque peu calmées, Mourad continua son
chemin en chantonnant. Il était captif d’un amour de vivre,
d’accomplir. Il avait toujours aimé l’aventure, l’émotion,
l’action.
‘Surtout, surtout ne pas souffrir en pensée, ne pas ressasser
trop ses idées. Aller de l’avant vers la réalisation. L’angoisse
et la peur de mourir nous préviennent de vivre. La vie est
pleine de bruits, de musiques, de chuchotements, de
mouvements qui permettent l’épanouissement.’
La vie n’est pas un conte et Mourad le savait. Que dirait-il
d’un château en Espagne ou d’un domaine plein de richesses ?
Il dédaignait tout cela. Il aimait la simplicité. Les joies de la
vie quotidienne lui suffisaient. Un bonjour, une conversation
anodine avec un voisin, une visite chez Shikh, souffler dans sa
flûte, écouter sa mère lui raconter des contes, entendre les
anecdotes de Nanna Hlima, cultiver un jardin, s’asseoir à
l’ombre d’un olivier et lire un livre, gribouiller un poème en
kabyle, partager la compagnie de ses pairs à Tajmaat, leur
parler, les sensibiliser, les voir réagir. Voilà ce qu’était le
bonheur pour Mourad.
‘Et si nous décidions de vivre. Vivre cette grande aventure
qu’est la vie. Et si nous choisissions de participer,
joyeusement, à la vie,’ pensa-t-il positif.
-Assieds-toi, demanda Dda Qasi au jeune homme qui fut
introduit par Belaid.
-Laisse-nous seuls, ordonna le vieil homme à son fils qui,
contrarié et humilié, s’exécuta.
Mourad s’assit derrière une table basse. Qasi ne regardait pas
Mourad. Mourad ne voulut pas prendre la parole. Il voulait
entendre ce que Qasi allait lui dire ou proposer. Ce dernier
n’ouvrit pas la bouche. Mourad hésita, voulut demander
pourquoi il fut invité. Qasi voulait marquer son autorité par
95
son silence, en semant le doute dans l’esprit de Mourad. La
guerre des nerfs battait son plein. Qasi dont les mains étaient
plongées dans les échancrures de son manteau, les sortit. Et
sur la table, d’un œil hautain, il jeta une liesse d’argent.
Mourad avait tout compris à cet instant-là. Il s’irrita rien que
pour le geste. Il était sur le point de se lever et disparaitre.
Mais il décida de se calmer et d’aller jusqu’au bout. Il esquissa
alors un sourire dédaigneux à l’indifférence inhumaine d’un
homme en place qui contribuait à la stagnation de Taddart.
Dda Qasi puait le malaise malgré sa froideur et son calme
extérieur.
-Tu sais, jeune homme, dit-il enfin en peignant sa moustache,
tu prends cet argent et tu arrêtes avec tes histoires de route,
d’école et tout ça !
Dda Qasi intrépide dans l’action, gai dans la débauche et
surtout plein de malice, n’avait pas de temps à perdre.
-Vous voulez m’achetez ? Dit Mourad sans attendre une
réponse à l’évidence dans laquelle le vieux le mettait.
-Tu as la tête dure, dit le chef avec insolence.
Soudain, vint la voix de l’Oukil de Tajmaat :
-Je te rajouterai deux autres liesses !
-Tais-toi ! L’avisa Dda Qasi.
-Tu vas le regretter, petit, dit-il s’adressant à Mourad qui se
leva.
-Un vrai homme ne regrette pas ses principes, répondit le
jeune homme avec défiance. Il les assume.
-Je te rajouterai deux liesses, proposa encore Dda Qasi.
-Les trésors des pharaons ne pourront me déshonorer. Vous
n’êtes que des traitres. Traitres aux qanouns anciens, traitres
de Taddart, traitres de Tajmaat, traitres tout court. Ainsi, vous
me corrompez et quand Shikh appelle à la prière, vous êtes les
premiers à vous accourir !
-Tu dépasses tes limites, fils de Si Rabah! Dit l’Oukil.
-Vous l’avez voulu ! Une route Dda Qasi, tenta Mourad de les
raisonner, une route pour Taddart. Une route pour les
marchandises, pour le transport ! Elle ne traversera que
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quelques mètres de tes terres. Et ces quelques mètres, je suis
prêt à les compenser avec un lopin près de la rivière.
-Jamais sur mes terres, grommela Qasi entre ses dents.
Sans attendre, Mourad, furieux, sortit sans prêter attention
aux appels de l’Oukil.
-Ta mère te pleurera bientôt, petit morveux ! Se dit Dda Qasi
en reprenant la liesse sur la table.
En vérité, Dda Qasi avait peur. Il avait peur de Mourad. Il
avait peur car il gagna la confiance des villageois assez vite. Il
avait peur car il savait que ce que Mourad voulait à Taddart
n’était que ce dont les gens rêvaient en silence. Ce qui
dérangeait Dda Qasi et sa bande était l’outrecuidance de ce
garçon de les défier. Sinon, l’idée d’une route vers la ville les
séduisait, les intéressait. Mais que ce ‘petit’ défiât leur autorité
et osât penser par lui-même et osât mobiliser les gens, leur
était insupportable.
En sortant de chez Qasi, Mourad fut grandement surpris de
trouver une dizaine de jeunes devant le portail. Parmi eux, il
n’y avait personne qu’il connaissait assez bien. La majorité
était des jeunes des villages voisins à Taddart qui travaillaient
chez Dda Qasi, ou, mieux dit, que Dda Qasi exploitait. Les uns
labouraient ses terres, les autres cheminaient les récoltes au
marché de Tizi Ghenif. Ils étaient venus prendre leur salaire
qu’ils lui réclamaient depuis les dernières récoltes. Pas loin,
une foule de curieux, de Taddart, était là.
Mourad les salua et continua son chemin. C’était la
première fois qu’il voyait des ouvriers protester contre Dda
Qasi.
‘Les choses changent. On n’est pas loin,’ se dit Mourad. Il
savait que les gens de Taddart allaient étendre la nouvelle dans
tout Imzalen. Mourad espérait une motivation des plus fortes
de la part de ses compagnons. Il espérait que ceux qui
doutaient en allaient être dissuadés et allaient rejoindre son
projet.
-Que s’est-il passé ? Surgit Aziz avec surprise.
-Il a voulu m’acheter.
97
Sur le chemin du retour, Mourad raconta à Aziz ce qui s’était
passé.
-En fait, qu’en est-il du ramassage de la poubelle dont on a
parlé à Tajmaat? Demanda Aziz.
-Ah, oui ! C’est pour cet après-midi, c’est ça ?
-Oui.
-Tu as eu une très bonne idée, Aziz, le complimenta Mourad.
Les déchets s’accumulent, on arrive plus à respirer ni à dormir
avec les moustiques et tout.
-Oui, la Colline des Diables est l’endroit idéal. Là-bas on peut
s’en débarrasser, les brûler...Personne ne sera gênée en tout
cas.
Ils s’entendirent de se revoir à Tajmaat cet après-midi
même. Mourad voulut se retrouver seul. Il voulait sasser ce
qu’il venait de vivre et se remettre les épaules sur la tête. Les
choses allaient à une vitesse vertigineuse. Il était encore jeune.
Jeune mais habité par une fièvre d’accomplir, par une
ambition démesurée. Il était confus. Ses pensées
s’entremêlaient. Dda Qasi, son projet, Tilelli, ses yeux noirs,
ses cheveux noirs, le bulldozer, l’assemblée, Shikh Amellal,
Aziz…
Mourad ne comprenait pas l’attitude de Dda Qasi. Un
entêtement. Une bêtise ajoutée à l’entêtement. Il n’aimait pas
surtout le fait qu’il le rabaissait, dénigrait. Ses jnouns
bouillonnaient au mot ‘petit’ qu’utilisait Qasi. Comme si la
jeunesse, dans ces contrées, était une tare, pas une richesse.
On a peur des jeunes car, pour leur plupart, ils étaient le
symbole du changement de l’ordre établi, du progrès, du
renouveau. On les boudait, on les dénigrait alors qu’il fallait
les encourager, les écouter, leur apprendre à aimer, les aimer,
les apprécier et surtout le leur EXPRIMER.
Mourad, en vérité, ne détestait pas Dda Qasi. Il avait voulu
créer un dialogue auquel le vieux chef n’était pas ouvert,
auquel le vieux chef n’avait pas habitude, ni la volonté. Non, il
ne le détestait pas. Il ne comprenait pas comment pouvait-il
être tant aveuglé, tant opiniâtre. Mourad était trop innocent
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pour détester et assez intelligent pour qu’une haine vînt
perturber son sommeil et son appétit.
Il n’avait pas peur non plus. Il savait que la cause de Taddart
était juste. Il voulait composer avec le chef et ses acolytes. Il
voulait les inciter à changer, à évoluer. Mais ce fut peine
perdue. Les gens l’écoutaient. Ils l’écoutaient car ils rêvaient,
ils aspiraient à un lendemain meilleur. Ils l’écoutaient car il
savait formuler leurs rêves, car il osait les exprimer haut et
fort. Ils l’écoutaient et lui, de ce fait, il avait une longueur
d’avance sur Dda Qasi.
Le jeune homme, trainant ses pensées ou trainé par ses
pensées, se retrouva dans la cours principale de Taddart où des
enfants jouaient avec un ballon en caoutchouc dégonflé.
Quand le petit-fils de Shikh vit Mourad, il le héla et lui passa
le ballon. Mourad dribla un gamin qui voulut le lui reprendre
et le renvoya au petit môme. Il joua un moment avec eux en
inhalant la poussière de la cours. Ça lui fit du bien. Pas la
poussière, évidemment, mais le fait de se dégourdir un peu les
jambes et se distraire des pensées pesantes qui l’assaillaient.
Aussitôt, sorti d’un nuage de poussière, il continua son
chemin. Il sourit déjà à la scène que sa mère allait lui monter
en voyant son pantalon sali.
‘Que c’est bien d’être un enfant ! Pensa-t-il. On ne pense à
rien. On ne se soucie de rien. On est contents sans raison. On
s’occupe toujours à faire quelque chose. On exige de toutes
nos forces ce que nous désirons.’
Mourad n’avait pas éprouvé combien il était dangereux
d’être, quelques fois, inconscient de ce qui se passait autour de
nous.
Derrière son dos, cavalait, à toute allure, Lhusin sur son mulet,
Mercedes de son nom.
-Bonjour l’étudiant ! Cria-t-il joyeusement à l’attention de
Mourad qui se tenait là, figé, effrayé.
Se ressaisissant, il soupira.
-Je vois que Mercedes se porte bien !
99
-Tojor, tojor, répondit Lhusin en s’éloignant et sommant son
mulet de galoper:
-Arrr ! Arrr aaaaaaaah !
Si Lhusin, un habitué de la ville, eusse nommé son mulet
Mercedes, c’était parce qu’il aimait tant ces jolies voitures
qu’il contemplait en ville. Tant de fois, on retrouvait une
dizaine de gens entourer un poste radio, écoutant des
programmes qu’ils ne comprenaient même pas. Ils écoutaient
surtout des chansons étranges, en d’autres langues, qui les
amusaient et les faisaient rire.
100
ⵣ
Tandis que les jeunes de Taddart nettoyaient leur
village, des youyous vinrent les surprendre.
-Khalti Hlima nous nous a pas informé, plaisanta Qamamush
essayant de voir d’où les youyous provenaient.
-Très tôt, on finira par savoir en l’honneur de qui furent-ils.
Mourad fut piqué par un brin de doute.
Son union avec Tilelli fut officiellement scellée par les
youyous de sa mère et ceux de Hjila. Nanna Houriya était chez
Hjila. Tilelli qui était là, accepta que sa main fusse accordée à
celui à qui elle pensait nuit et jour. Ce n’était que le soir tombé
qu’il sut que Tilelli devint sa fiancée. Et pour informer
Taddart, il était inutile de le demander au Meddah, Khalti
Hlima avait déjà pris un café chez Nanna Houriya et revint, un
sentier la donnant à un autre, informer Taddart.
101
ⵣ
Mais comme, parfois, le bonheur des uns fait le
malheur des autres, Belaid n’était pas en mesure de laisser, ce
qu’il considérait comme affront, sans riposte.
-Je vais la tuer ! Elle me refuse moi et accepte ce bâtard !
S’emporta Belaid devant son père qui n’était pas moins
furieux d’ailleurs. Où est le fusil ?
-Arrête tes stupidités, le tint Dda Qasi du bras.
-Mais…
-Choisis mieux ta cible, mon fils, dit-il avec calme et
prévenance qui étonnèrent Belaid et Dda Qasi lui-même.
Belaid le dévisagea un instant. Les yeux de son père
confirmèrent sa pensée.
-Oui, acquiesça le diable. Son moment viendra. Bientôt.
Patiente encore.
Les entrailles de Belaid brûlaient de jalousie. Il voulut à
l’instant éliminer de la surface de la terre celle qu’il révérait,
celle qui le méprisait, celle qui le refusait. Mais l’idée de son
père l’avait inspiré. Belaid, encore dans ses états, sortit. Il alla
retrouver sa meute d’amis dans un gourbi des leurs,
abandonné près de Taddart. Ils se rencontraient là-bas pour se
griser et fumer des joints.
102
ⵣ
Toute souriante et belle, Nanna Houriya s’était préparée
pour lwaada qu’on organisait à Sidi Hiyyun.
-Ne mangez pas trop, fit-elle à ses fils. Vous n’aurez plus de
place pour le couscous de Saadia.
-Lequel de ses fils est circoncis, en fait ? Demana Sofian.
-Mouhoush.
-Peut-être qu’il se calmera après ça. Il n’arrête pas de voler
dans le domaine d’Ashour N Hmed.
-Ce n’est qu’un jeu de gamins, mon fils.
-On a tous volé Ashour N Hmed, dit Mourad. Toi aussi, dit-il
à son frère.
-Oui. Je m’en souviens très bien. Mais on le faisait par plaisir.
Ça nous faisait plaisir de l’emmerder car il se la jouait
intraitable. Pêches, poires, pommes, raisins…tout y passait.
-Le pauvre ne pouvait pas s’en passer de la sieste. Et nous à ce
moment-là qu’on passait à l’action.
-C’était quand même dangereux, dit la maman. Il avait
toujours sa carabine à l’épaule.
-Il n’a jamais osé tirer.
-Un jour, si. Il a failli tuer Kamal n Ali Muh.
-Aller, on y va, les garçons !
-On te trouvera peut-être une fiancée, frérot, le taquina
Mourad. Sidi Hiyyun est l’endroit parfait.
-Je suis encore jeune.
-Et moi alors ? J’ai vieilli ?
Ils sortirent et montèrent vers l’autel de Sidi Hiyyun. Nanna
Houriya était fier de ses fils. Fier surtout du nouveau burnous
qu’elle avait tissé à Mourad qui le portait avec classe et
charme.
103
-Tu verras comment belle sera ta fiancée, s’adressa-t-elle à
Mourad après un bout de chemin.
Il connaissait sa mère. Il savait qu’elle avait activé quelques
machinations pour qu’il se retrouvât avec Tilelli.
-Ta mère est pire que la CIA, rigola Sofian.
A Sidi Hiyyun, on avait déjà commencé à manger. La lune,
pleine, et la centaine de bougies et lampes à l’huile disposées
çà et là, illuminaient la colline où était implanté le sanctuaire.
On pouvait de Taddart même, avec si peu d’effort, entendre la
rumeur de fête. Les femmes recevaient l’arrivée des familles
avec de longues salves de youyous. Ainsi fut-il quand la
famille de Si Rabah arriva. Nanna Houriya se détacha de ses
fils et alla rejoindre le rang des femmes qu’elle salua. Elle finit
auprès de Aysha, sa fille, et Tilelli. Ses deux fils rejoignirent
le rang des hommes. Mourad reçut dès lors des félicitations
pour son burnous et ses fiançailles.
-On dirait que c’est ta fête ! Dahman lui tapa l’épaule.
-Il est beau, hein? Chef-d’œuvre de Nanna Houriya, dit-il.
Khali Rezqi, qui était en train de manger avec un groupe,
donna repos à sa cuiller, courut vers Mourad pour l’embrasser,
maladroitement, quatre fois. L’assistance, ne perdant pas cette
scène, rit avec joie.
Ainsi filles et garçons s’épiaient, se lançaient des regards,
des sourires, se faisaient des gestes.
-Alors, dit Rezqi, c’est pour l’été prochain?
-Je ne sais pas encore, Khali Rezqi ! Lui répondit Mourad.
Après l’aïd on organise lwaada.
-En tous cas, ne m’oublie pas. Et, en clignant de l’œil :
-Je t’apprendrai comment faire, ne t’inquiète pas.
-Ne t’en fais pas ! Le rassura Mourad. Dis-moi maintenant, tu
vas danser ce soir, oui ou non ?
-On va danser ensemble ? Lui suggéra-t-il.
Mais Rezqi n’attendait pas de réponse. Le groupe, avec qui il
mangeait, l’appela pour reprendre sa cuiller. Il les rejoignit
aussi vite.
104
On plaisantait, on racontait des blagues, on se taquinait ;
tandis que les bendirs se faisaient échauffer en préparation à
une soirée de félicité.
Mourad et Tilelli s’échangeaient, à plusieurs reprises, des
regards discrets et doux.
-Le voilà qui arrive, chuchota Aziz à ses amis quand il vit Dda
Qasi sur son cheval. Dda Qasi était accompagné par Belaid et
ses deux hommes de confiance, l’Amin et l’Oukil, sur leurs
mulets. Moqran suivait derrière sur son âne.
Le brouhaha diminua dès que Dda Qasi descendit de sa
monture. Belaid lui tendit son fusil et, joint par quelques
hommes, au ciel, ils tirèrent quelques cartouches à l’honneur
du circoncis.
‘Boom ! Boom !’ Et aux femmes de répondre par des youyous
qui furent aussitôt joints par le son des bendirs qui mirent le
feu aux corps qui, sans attendre, rejoignirent la piste de danse.
‘Et que Sidi Hiyyun se réveille !’
Les jeunes, filles et garçons, dansaient en groupes. Quand une
chanson s’achevait, un autre groupe prenait d’assaut la piste.
Enfin, sauf Rezqi qui n’arrêtait pas de danser. Et voici Belaid
qui cheminait vers la piste.
-Il est ivre, dit Dahman. Regardez-le comment il dandine !
Les bendirs reprirent leur allant. Belaid commença à
s’agiter, gauche, droite, droite, gauche. Les jeunes qui
voulaient danser s’en dissuadèrent. Ils se retirèrent. On se mit
à observer Belaid. Les bendirs redoublèrent de vitesse. Belaid
tanguait. Il faillit tomber à plusieurs fois. Gêné, Dda Qasi
voulait arrêter cette honte à laquelle son fils s’était adonné,
mais il ne pouvait rien. Il ne voulait pas s’offrir en spectacle.
‘Ne dévoiles pas tes imprudences, sinon ton autorité sera
ébranlée’ était la devise du vieux diable. Ce soir-là, Belaid
était une imprudence qu’il fallait contenir, compte tenu du
malaise qu’il jetait sur la fête.
105
Le son des bendirs semblait endiabler Belaid qui, dans un
élan mal équilibré, s’approcha des rangs des femmes et,
gauchement, avec violence, il saisit la main de Tilelli. Alerte,
celle-ci le repoussa furieusement. Les cris des femmes se
mêlèrent aux vibrations des bendirs. Prompt, Mourad bondit
sur Belaid et l’assomma d’un coup de poing. L’assistance se
mêla et les séparèrent. Belaid, n’arrêtait pas de vilipender celui
qui lui rendit sa monnaie. Dda Qasi fut vers son fils,
l’engueula et le renvoya à la maison.
Quelques moments après, félicitant le père du circoncis et
glissant un billet dans tashashit de celui-ci, il quitta les lieux,
accompagné, comme toujours, par ses chiens de garde. Ils
partirent avant la cérémonie du henné.
Quelques voix louèrent la réaction de Mourad.
‘Bonne correction !’. ‘Il mérite !’
Tilelli n’arrêtait pas de sourire à son fiancé. Et lui, il était au
ciel. Mais il ne se laissa pas impressionner par ce moment de
‘faux héroïsme’. Mourad savait que la vie n’était pas un conte
et lui n’était ni Mqidesh ni Voulaajoud. Il savait aussi que
Belaid, touché dans son orgueil, n’allait pas se tenir au
carreau. Surtout pas après cette humiliation publique.
On ne tarda pas à annoncer la cérémonie du henné. Le
petit enfant, assis au centre de la cours était le centre
d’attention. Ammi Sliman s’approcha de lui en lui souriant et
disant qu’il était brave et un argaz, un vrai homme, maintenant
qu’il eut la zizitte coupée. Ali Vuni, Rabah Mezyan, Bakli,
Dahman, s’installèrent près de Ammi Sliman. Aussitôt, la
maman de l’enfant ramena tavaqit (plat en poterie) dans lequel
se trouvaient une poignée de henné et une jarre d’eau. Le tout
couvert d’un foulard flambant neuf. Elle déposa tavaqit devant
son fils, habillé d’un burnous et la tête coiffée d’une chéchia.
Ammi Sliman, après avoir découvert tavaqit, d’une voix
rauque et porteuse, entonna :
106
Henné !
Que le marchand a ramené
Le mettra notre fils
Aujourd’hui, il est fêté
Ô femmes, youyoutez !
Et des salves de youyous remplirent l’espace. Ali Vuni et
ses compagnons répétèrent ces deux couplets et les femmes
poussèrent des youyous, comme à chaque fois que les
interprètes le leur demandaient. Ammi Sliman prit la jarre
d’eau, en versa un jet, mélangea le henné, en prit une pincée
entre ses doigts et l’appliqua sur la main de l’enfant.
Et les derniers youyous annoncèrent la fin de la cérémonie et
le début des offrandes. Ammi Sliman, en premier, prit un billet
de sa poche et le déposa dans tashahsit de l’enfant célébré.
Suivirent dès lors les représentants de chaque famille. Ammi
Sliman et Ali Vuni incitèrent les hommes, avec leurs billets, à
honorer la famille qui organisa la fête et à honorer aussi leur
fils qui lorgnait avec enthousiasme sa tashashit pleine
d’argent. Les récalcitrants et sournois, accusés du regard,
vinrent offrir ce qu’ils pouvaient. Et ce fut à ce moment enfin
qu’Ammi Sliman annonça Dahman et ses compagnons pour
une soirée de musique, non sans avoir joué lui-même quelques
chansons de son propre répertoire.
Hjila, qui était près de sa fille, incita celle-ci à rejoindre la
piste de danse.
-Va la rejoindre, dit Nanna Houriya à Mourad.
-Laisse-moi faire, Nanna Houriya, dit Khali Rezqi en tirant
Mourad par le bras l’incitant à aller rejoindre Tilelli qui
dansait déjà avec ses copines.
Les jeunes fiancés se rapprochèrent, se regardèrent et
dansèrent aux clappements et youyous des gens qui les
entouraient les laissant flotter seuls dans la joie.
107
ⵣ
Une immense foule s’était formée à la cours centrale
où les enfants avaient l’habitude de jouer.
-Il l’a mordu !
-Qui ?
-Le fils d’Akli.
-C’est le chien de Dda Qasi !
-Le môme jouait avec les autres quand le berger de Dda Qasi
passait par-là. Le chien qui emboîtait le pas au berger, le prit
par surprise…
-Il est où le môme ?
-Chez lui.
-Il faut l’emmener en ville.
-Mais comment ?
-Ils n’ont pas de médicaments ?
-C’est un chien enragé comme son…
Sur le dos de Mercedes, on dépêcha le petit en ville. Il fut
accompagné par son père et son frère. Sa mère n’arrêtait pas,
du haut de sa rage, de maudire saints et chiens.
Quand son berger l’informa de l’incident, Dda Qasi ne
s’était même pas donné la peine d’aller constater ce qui s’était
passé. Ce n’était qu’après que Belaid l’eût informé que le
gamin était pris en ville, qu’il se rendit chez la mère du gamin.
Pas pour la consoler et alléger sa peine, mais plutôt pour la
responsabiliser et elle et son mari qui, comme lui avait-il dit, à
défaut d’éduquer leur enfant, ils l’envoient jouer dans la cours.
Ce n’était que soleil couchant que l’enfant rentra chez-lui.
Il était sain et sauf. Ce soir-là, le père de l’enfant, Akli, et ses
frères et cousins se rendirent chez Dda Qasi. Ce dernier,
précédé par Belaid, sortit sans se faire prier. Le nombre des
personnes qui s’étaient parquées devant chez lui le fit reculer
d’un pas. Il eut peur. Sa canne trembla et sa moustache se
108
courba. Il commença alors à crier, à gesticuler et à renvoyer
les gens qui étaient là.
-Mais mon fils…tenta Akli.
-Je m’en fous de ton fils ! Qu’il meure s’il veut mourir. Ce
n’est pas moi qui ai dit à ce chien de le mordre !
Il n’y avait aucune possibilité de dialogue et de
conversation avec ce vieux singe. Akli n’avait pas l’argent des
soins. Il l’avait emprunté. Akli et les autres rentrèrent chez eux
la rage au cœur. Dda Qasi était entêté, bête humaine qui
commandait des hommes qui, par concours de circonstances,
avaient la peur comme maladie, et ‘Dieu merci’ pour fausse
consolation.
Au milieu de la nuit, le fils d’Akli, celui même qui fut
mordu, et quelques-uns de ses amis, rendirent visite à la
demeure de Dda Qasi qui, effrayé et en sueur, fut réveillé par
la pluie de pierre qui venait de se battre sur son toit. Les
mômes fuirent et personne ne sut que c’était eux.
Le lendemain, il convoqua une assemblée et menaça de
dénoncer les auteurs aux autorités. Il soupçonnait Akli d’être
derrière l’incident de la veille mais il ne le mentionna pas.
Dda Qasi était prêt à casser l’autorité qu’il présidait et dont
les codes remontaient loin dans le temps, pour un petit
problème sans grande importance. Mais, à un corrompu
corruptible, il faut toujours une tutelle plus forte et plus
corrompue pour le maintenir. Dda Qasi sentait la fin de son
pouvoir s’approcher.
Mourad, parmi l’audience de ce soir-là, l’avait compris. Il
savait et espérait que le soulèvement contre le chef allait
pousser les gens à croire en leur capacité d’arrêter ses
injustices et de le défier dans ses entreprises malsaines. Mais
pouvaient les gens de Taddart briser leur peur ? La peur, cette
injure du temps aux hommes, cette injure des hommes à la vie.
109
ⵣ
Tandis que Mourad, à côté de Sofian, soufflait dans sa
flûte, les deux moutons s’invitèrent à un duel. Mourad arrêta
de jouer et alla les séparer sous l’œil de son frère qui riait et
l’encourageait à les laisser continuer leur combat.
-On a besoin de tranquillité, dit Mourad en se rasseyant.
-La tranquillité, pas pour le moment, fit Sofian quand il vit
quelqu’un s’approcher sur son cheval au galop.
-C’est qui ? Demanda Mourad.
-Ton ami Belaid.
-Ne lui parle pas, proposa Mourad. On l’ignore.
Effarouchés, les brebis et les moutons esquivèrent son chemin.
Belaid stoppa sa monture à la hauteur des deux frères. Il prit
son fusil accroché et descendit. Mourad, feignant ne pas lui
prêter attention, souffla encore dans sa flûte. Belaid s’acharna.
Il avançait vers lui.
-Je m’en fous de ta route…Il avala sa salive. Je m’en fous de
ton école…Je m’en fous de toi…Mais la fille, tu ne l’auras
jamais…
Mourad l’ignorait toujours. Néanmoins, en son for intérieur, il
se marrait de l’attitude de celui qui était venu le chicaner.
-Tu m’entends ? Reprit Belaid. Tu ne l’auras jamais !
Belaid contenait mal sa rage. Il remonta sur son cheval et
disparut.
-Un père aveuglé par la possession et l’autorité. Un fils
aveuglé par une femme qui le refuse, laissa échapper Sofian
ironiquement.
-A ceux qui nous frappent, bon est le bâton que nous leur
avons donné ! Dit Mourad.
‘L’être humain est un agent social et moral capable de choix
réels, pensa-t-il. Dois-je voir le monde comme je souhaiterais
110
que les choses se produisent ou comme elles sont? Pourquoi
m’interdirais-je le rêve ? Pourquoi nous nous interdisons le
rêve ? Des rêves pourtant faciles, sommaires.’
Mourad avait peur de la désillusion. Son cœur lui parlait des
gens dont il avait lui-même peur. Est-ce la crainte de souffrir ?
La crainte de souffrir est pire que la souffrance elle-même, dit-
on. Mais il fallait vivre. Vivre quoi ? Sa destinée. ‘Mais quelle
destinée?’ Pensa Mourad ? ‘Vivre dans un village où
l’oppression engendre médiocrité et désolation. Et ma volonté
alors de changer les choses? N’est-ce pas dieu lui-même qui
parle de lutter contre l’injustice ? Mais a-t-on besoin que dieu
nous le dise pour qu’on sente et lutte contre une injustice ? La
nature et la vie nous ont assez appris. Mais qu’a-t-on fait de ce
savoir ? Machiavel a parlé du désir humain pour la gloire.
Hobbes a parlé de l’orgueil. Rousseau dit : amour-propre.
Hamilton dit : amour de la célébrité. Hegel pense à la
reconnaissance. Madison : l’ambition. Où devrais-je me situer
moi qui sens comme une impulsion irrépressible en moi, un
pouvoir inconnu qui me pousse à faire ce que je suis en train
de faire ? Choisir ? Choisissons-nous entre le courage et la
peur ?’
Mourad fut absorbé par ses pensées incertaines et
contradictoires. La haine commune ne semblait pas déclencher
une union chez les gens.
Sofian se leva subitement.
-Tu as entendu ? Réveilla-t-il Mourad de sa rêverie.
-Non ! Quoi ?
-Un coup de feu, dit Sofian.
Ils se regardèrent. ‘Belaid’, pensèrent-ils au même temps.
-Je vais aller voir, dit Mourad. Il se remémora les menaces de
Belaid. ‘Tu ne l’auras jamais,’ lui avait-il dit. Mourad pensa
au pire.
‘Non, il n’osera pas faire ça !’ Se dit le jeune homme en
courant vers Taddart. ‘Le coup de feu ! Et s’il l’a…tuée ?
Non…Non…’
111
-Elle est morte ! Elle est morte ! Disaient la foule devant la
porte de Moqran quand Mourad arriva. Il fut bouleversé.
-Elle ne lui a rien fait, dit une voix.
-Tilelli, prononça Mourad.
-Elle est là, mon fils, fit Aysha qui écarta les curieux venus en
masse.
Il la vit. Il s’immobilisa un instant et regarda Tilelli, sur ses
pieds, saine et sauve, en train de pleurer sa colombe. Belaid
l’avait tuée.
Mourad tenta de consoler sa fiancée. Il ne se laissa pas
intimider. Il était assez lucide pour ne pas dévier de ses plans
pour Taddart. Il savait que Belaid le provoquait. Le suivre
dans son délire l’aurait affaibli et aurait mené son énergie vers
une vengeance inutile.
Contrairement à ce que les gens attendaient, Mourad ne prit
pas le pari de la revanche. Il s’était, le jour même, rendu chez
Shikh Amellal et lui demanda de faire appel à une assemblée.
-Dans deux jours ce serait l’Aïd, convint le vieux.
-Je sais, dit Mourad. Les gens ont peur. Il faut agir vite.
-Tu n’as pas peur pour toi ?
-Tu crois qu’ils me tueront ?
-C’est…Ils sont dangereux, mon fils.
-J’ai certes peur…mais…la peur fait partie de la vie. Et puis, il
faut faire quelque chose pour ce village, non ? Mais je ne
comprends pas que les gens soient aussi désunis.
-Les hommes ne sont pas faciles à comprendre, mon fils.
-J’ai peur de ces mêmes hommes, Shikh, pas de Dda Qasi et
de ses chiens.
-Ne sois pas le bélier du sacrifice, le conseilla le vieil homme.
Shikh appela à une assemblée pour le lendemain matin. Les
gens étaient confus. Dda Qasi son Oukil et son Amin vinrent
demander des explications. Shikh, par précaution, ne donna
aucune précision.
-Discuter les affaires du village, répondit-il aux curieux.
Dda Qasi ne s’était pas contenté de la réponse de Shikh. Il
s’était alors rendu chez lui.
112
-Dis-lui d’arrêter ses balivernes, demanda-t-il faisant allusion
à Mourad.
Shikh eut beau lui expliquer que ce que proposaient Mourad et
ses amis étaient bénéfiques pour toute Thaddart. Mais
l’entêtement du vieil homme dépassait l’entendement.
113
ⵣ
-Mes frères! S’écria Mourad devant la grande foule dans la
cour de Tajmaat. Nous sommes encore dans l’âge de pierre.
Isolés de toute vie. Nous savons tous pourquoi ! Poursuivit-il
avec un peu de panique. En une époque pareille, nous n’avons
ni école, ni route, ni électricité ! Ça fait honte ! Nous
acheminons encore nos marchandises sur des mulets ? Nous
n’apercevons la lumière qu’au loin autour de notre village.
Une route facilitera le transport de nos marchandises, mes
frères, et surtout assurera le branchement de l’électricité.
Mourad, habitué à parler aux audiences d’étudiants lors des
assemblées tenues par le comité autonome, expérimentait à
cette heure-là une nouvelle situation, un nouveau public. Il
fallait utiliser un langage simple et adéquat. Il fallait toucher le
fond des choses, sans détour. Les gens, une lumière nouvelle
aux yeux, l’écoutaient avec application. Mourad parlait de la
longueur de leurs infortunes, de l’avenir de leurs enfants, de la
belle vie, de lumière. N’était-ce pas intéressant ?
Mais quelque chose les retenait d’exalter l’avenir. On se
regardait mais s’empêchait de se voir. La peur ! La peur rôdait
parmi la foule et la cernait. On voyait les hommes se retourner
de temps en temps cherchant quelque chose, quelqu’un.
Quoi ? Qui ?
-Dda Qasi n’est pas encore-là ! Se chuchotait-on tout bas,
épiant le détour qui menait vers la cours de Tajmaat.
Shikh, après avoir introduit Mourad, s’était excusé et
rentra chez lui. Il avait mal. Un mal qu’il ne pouvait
déterminer, qu’il ne pouvait expliquer. Il avait mal à l’âme et
ne voulait qu’une seule chose : s’allonger.
-Mes frères ! Continua Mourad. Regardez nos enfants ! Vont-
ils mourir sans éducation, sans instruction ? Nous sommes
tous conscients que nos enfants, les enfants de notre village,
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ne doivent pas rester ignorants et illettrés. Un jour, ils nous
demanderont compte. Vous vous êtes rendus en ville. Avez-
vous vu leurs enfants ? Les cartables à la main ou sur le dos
allant à l’école pour quérir savoir et éducation. Ce dont ont
besoin nos enfants, c’est une école ! Oui, une école, au lieu de
traîner dans les cours et les forêts.
Cette foule-là, même si elle générait un brouhaha, très vite
fatiguant, ne semblait pas dans une excitation particulière. Elle
était là, calme. Non, pas comme une masse soudée avant la
révolte, mais plutôt comme des voyageurs en caravane
attendant l’aube pour continuer leur chemin long et épuisant.
On s’attendait à subir l’épuisement plus que la joie de
l’arrivée. L’intérêt était voué à la curiosité plus qu’à la
résolution.
On regardait cet étudiant parler de belles choses : une
route, une école, de la lumière.
‘Quand va-t-il enfin se taire ? Quand va-t-il reconnaitre que la
peur était une malédiction éternelle ? L’espoir ; on espère, tout
bas. On tait nos espoirs. Il fallait les taire. Sinon, les rires des
nigauds les rendraient ridicules. Les nigauds rient de nos
espoirs. Ils rient même de notre capacité d’espérer. Au final,
ils riront de nous, tout court.’
Mourad parlait de gens debout, des anciens qui marquèrent
l’Histoire. Il parlait de ce que des siècles et des millions
appelaient impossible: l’union.
‘Il a trop de cœur ce jeune homme. Il voit le soleil se lever. Il
est naïf. Il raconte ses rêves partout à qui veut et refuse de
l’entendre. Un jour, il se reprochera le rêve. Ce jour-là,
l’ambition le manquera et l’habitude de l’incapacité le tuera et
l’usurpera, comme nous.’
-Une route…Continuait Mourad au milieu du brouhaha qui
s’éleva dès l’apparition de Dda Qasi, qui était escorté par son
fils.
Dda Qasi regardait l’orateur avec une animosité inouïe. Belaid
n’osait pas regarder les gens.
115
Mourad, à tue-tête, tentait de calmer l’assemblée. La clameur
que produisait la foule ne s’arrêta que quelques minutes après.
Tout se jouait à ce moment-là.
Etrange sentiment de conscience de soi. Mourad se sentit
revigoré. Il n’avait plus peur, de rien, de personne.
-Une route et une école, reprit-il avec confiance. C’est ce qui
nous manque. Sachez que je suis prêt à faire un échange
contre les champs sur lesquels passera la route. Et l’école sera
construite sur un terrain que Shikh va offrir.
La foule s’émut. Ces nouvelles leur soutirèrent une nouvelle
rumeur.
Soudain, Dda Qasi, qui était assis, se leva. D’un regard
assassin, il parcourut la foule.
-Et si d’un instant à un autre les gendarmes faisaient irruption,
dit quelqu’un à son voisin.
-Dda Qasi est capable de tout, lui rétorqua-t-il.
C’était à ce moment-là qu’Aziz prit la parole et anima les gens
à adhérer aux idées de Mourad, ‘Qui ne sont que les nôtres’,
disait-il.
Dda Qasi se tourna vers Belaid et au creux de l’oreille lui
souffla :
-Va préparer le fusil. Il est temps qu’on finisse avec tout ça.
Le malheur se dessina sur le visage de Belaid. Il avait tant
attendu ce moment-là. On s’étonna qu’il quittât l’assemblée
avant sa fin. Dda Qasi marmonna quelques mots à l’oreille de
l’Amin avant de disparaitre aussi.
La raison fit rentrer les hommes en eux-mêmes pour quelques
instants. Il se fut alors un silence religieux. Mourad se calma
et se rassura.
-Une délégation ira après l’aïd demander le Bulldozer et
aussitôt les travaux commenceront, dit Dahman. Dans d’autres
villages, les propriétaires ont été dédommagés par l’état.
Tandis que Mourad et ses amis tentèrent le tout pour le
tout, Nanna Houriya ressentait un pincement au cœur. Une
angoisse inexplicable la hantait depuis la nuit dernière. Les
mots de Bokhous se prirent la forme d’un cauchemar qui
116
l’avait réveillée très tôt ce matin-là. Elle n’arrêta pas, dès que
Mourad s’était levé, de lui demander de faire attention.
Dès que Mourad et Sofian sortirent, elle demanda à l’enfant du
voisin d’aller demander à Tilelli de venir lui tenir compagnie.
Quand Tilelli arriva, Nanna Houriya se calma un peu. Elle lui
conta alors tant de souvenirs sur l’enfance de son fiancé.
A Tajmaat, la foule se dispersa. Une délégation fut
désignée. Dda Qasi fut ainsi mis devant ses responsabilités. Il
était déchu et son autorité déconfite. Taddart arriva enfin à
décider. A décider sans lui.
-On se voit demain alors, convinrent Aziz, Mourad et Dahman
et les autres membres de la délégation avant de se séparer.
-A demain !
‘La maison de Shikh n’est pas loin d’ici, se dit Mourad en
route pour visiter le vieil homme souffrant. Il savait qu’il était
fier de lui. Il aurait tant aimé qu’il fût à Tajmaat pour voir
l’enthousiasme que lui et ses amis avaient suscité. Ils avaient
réussi.
Tilelli fouillant dans les livres de Mourad, revit ses yeux
verts. Elle avait demandé à Nanna Houriya de visiter la
chambre de son fiancée. Toute contente, cette dernière agréa.
Elle s’allongea sur son lit. Tendrement, elle caressa les draps.
Elle prit son oreiller, sentit son parfum et ferma les yeux.
Instantanément, quelque chose résonna au loin. Quelque
chose qui arracha Tilelli de sa rêverie. Quelque chose qui
arracha un cri à Nanna Houriya.
-Mouraaaaaaad, cria-t-elle.
Les deux femmes se précipitèrent dehors. Elles couraient
vers la direction d’où le coup de feu vint. Leurs cris
résonnaient plus fort que le coup de feu.
Mourad reconnut la voix de sa mère. Il ne sentait ni
souffrance, ni douleur, ni déception. Son regard vide, lointain
traversait l’horizon. Mourad vit les enfants du village, qui
cartables au dos, qui aux mains, s’acheminer vers la petite
117
école de Taddart. Il vit la route goudronnée allant vers la ville,
vers la vie. Il vit Taddart illuminée.
Il avala avec difficulté sa salive. Son corps se refroidit. Des
sueurs perlèrent sur son front. La balle que Belaid lui avait
lâchement implantée au dos eut raison de lui. Il s’effondra par
terre.
Toute Taddart courait dans tous les sens. La foule qui
entourait le corps de Mourad, céda le chemin à sa mère et à sa
fiancée.
-Monstres ! Cria Nanna Houriya. Ils ont tué mon fils! Lacha-t-
elle en jérémiades tandis que Tilelli, en sanglots, cajolait les
cheveux de son fiancé dont les yeux, verts, étaient encore
ouverts. Sofian pleurait entre les bras d’Aziz. Le cœur de
Taddart saignait. La désolation avait une odeur âcre et
suffocante. Taddart voyait, là, par terre, son espoir assassiné.
L’espoir de Taddart fut englouti dans l’obscurité et l’absurde
des hommes. Tilelli voyait ses rêves, là, par terre, assassinés.
Des rêves verts, verts comme les yeux de Mourad, comme les
yeux de son père.
118
ⵣ
Taddart pleura Mourad pendant des jours et des nuits.
Elle pleura cet espoir avorté, cette ambition inachevée.
‘La guerre enfante-t-elle toujours la paix ?
Les succès déshonorants
Sont-ils préférables aux défaites orgueilleuses ?
Ce qui me peine, ce n'est pas vous
Mais c'est la terre qui nous vit naître, vous et moi
Quel baume pour quelle plaie ?
Nous sommes une énigme insoluble…’ fredonnait Shikh sous
Takharruvt en regardant ces montagnes orgueilleuses témoins
de tant de joies, tant de peines et d’espoirs déchus.
Fin