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SMSR 76(2/2010) 351-371 ELODIE DUPEY GARCIA Les métamorphoses chromatiques des dieux mé- soaméricains: un nouvel éclairage par l’analyse de leur identité et de leurs fonctions “Si tomamos en cuenta que la complejidad de los dioses no es una mera redundancia retórica ni un mero recargo iconográfico, comprenderemos que apunta a muy notables características de dinamismo de los dioses mesoamericanos; a una proyección de la rueda de la vida y de la muerte en toda la esfera del cosmos; a presencias y ausencias cíclicas de las fuerzas” 1 . Dans un article de 1983 traitant des processus de fusion et de fission des dieux, López Austin a montré qu’en plus de reposer sur une cohorte de divinités individualisées le panthéon des anciens Mexicains se carac- térisait aussi par son dynamisme, dans la mesure où ses membres avaient la capacité de se fondre les uns dans les autres ou de se fragmen- ter en divers avatars 2 . En dépit du caractère particulièrement suggestif de cette démonstration, cette spécificité du polythéisme mésoaméricain, et notamment la propension des êtres surnaturels à se scinder en formes identiques exception faite de leur couleur, a rarement suscité l’intérêt des spécialistes 3 . Dans les études mésoaméricanistes, en effet, la fragmentation des dieux en avatars de quatre ou cinq couleurs a toujours été envisagée à __________ 1 A. López Austin, Nota sobre la fusión y la fisión de los dioses en el panteón mexica, in «Anales de Antropología» 20(1983), p. 76. 2 Ibi, pp. 75-87. 3 La scission chromatique des divinités a fréquemment été mentionnée au sein d’études consacrées à la pensée religieuse ou cosmologique des Aztèques et des Mayas, mais elle n’a jamais fait l’objet de recherches approfondies. Un des seuls travaux à traiter partiellement cette problématique est l’essai de Thompson consacré aux porteurs du ciel (J.E.S. Thompson, Sky Bearers, Colors and Directions in Maya and Mexican Religion, Carnegie Institution of Washington, Washington D.C. 1934).

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SMSR 76(2/2010) 351-371

ELODIE DUPEY GARCIA

Les métamorphoses chromatiques des dieux mé-soaméricains: un nouvel éclairage par l’analyse de leur identité et de leurs fonctions

“Si tomamos en cuenta que la complejidad de los dioses no es una mera redundancia retórica ni un mero recargo iconográfico, comprenderemos que apunta a muy notables características de dinamismo de los dioses mesoamericanos; a una proyección de la rueda de la vida y de la muerte en toda la esfera del cosmos; a presencias y ausencias cíclicas de las fuerzas”1.

Dans un article de 1983 traitant des processus de fusion et de fission des dieux, López Austin a montré qu’en plus de reposer sur une cohorte de divinités individualisées le panthéon des anciens Mexicains se carac-térisait aussi par son dynamisme, dans la mesure où ses membres avaient la capacité de se fondre les uns dans les autres ou de se fragmen-ter en divers avatars2. En dépit du caractère particulièrement suggestif de cette démonstration, cette spécificité du polythéisme mésoaméricain, et notamment la propension des êtres surnaturels à se scinder en formes identiques exception faite de leur couleur, a rarement suscité l’intérêt des spécialistes3.

Dans les études mésoaméricanistes, en effet, la fragmentation des dieux en avatars de quatre ou cinq couleurs a toujours été envisagée à __________

1 A. López Austin, Nota sobre la fusión y la fisión de los dioses en el panteón mexica, in «Anales de Antropología» 20(1983), p. 76.

2 Ibi, pp. 75-87. 3 La scission chromatique des divinités a fréquemment été mentionnée au sein d’études

consacrées à la pensée religieuse ou cosmologique des Aztèques et des Mayas, mais elle n’a jamais fait l’objet de recherches approfondies. Un des seuls travaux à traiter partiellement cette problématique est l’essai de Thompson consacré aux porteurs du ciel (J.E.S. Thompson, Sky Bearers, Colors and Directions in Maya and Mexican Religion, Carnegie Institution of Washington, Washington D.C. 1934).

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l’aune des théories sur l’organisation du monde à partir de quatre voire cinq directions et l’analyse de ce phénomène a souvent été réduite à un aspect des discussions sur les couleurs de ces directions4. L’emploi du système des orients à des fins taxinomiques étant généralement admis par les spécialistes du Mexique ancien5, il n’est pas rare de lire que les per-sonnages se présentant sous plusieurs aspects colorés dans la mythologie et les rites mésoaméricains sont liés aux points cardinaux et que cette mise en couleurs permet de visualiser leur rattachement à un secteur du plan terrestre6. Cette manière d’appréhender la scission chromatique a parfois été poussée à l’extrême, comme en témoignent certains travaux scientifiques où les données des sources historiques sont déformées et ré-arrangées de façon à servir la démonstration. Est surtout célèbre et répan-due l’interprétation peu rigoureuse de l’Historia de los mexicanos por sus pinturas par Caso – déjà réfutée par Olivier – qui apparente les Tezcatli-poca Noir et Rouge, ainsi que les dieux Huitzilopochtli et Quetzalcoatl cités au début de ce document à des avatars multicolores du Seigneur au Miroir Fumant postés aux quatre coins du monde7.

Sans remettre systématiquement en cause l’existence de liens entre les divinités et les directions, ni le bien fondé de la distribution de cer-taines instances dans les orients sur la base de leur couleur, il me semble que cette façon d’aborder le problème de la scission chromatique des

__________ 4 À l’époque précolombienne, les Mésoaméricains se représentaient la terre comme un

espace segmenté en quatre ou cinq secteurs, correspondant au centre et aux espaces définis par les points solsticiaux. Chacun de ces secteurs possédait un ensemble de traits distinctifs, parmi lesquels des couleurs dont la distribution précise dans chaque orient demeure floue.

5 Caso et Soustelle sont les auteurs qui ont le plus contribué à développer l’idée selon la-quelle les anciens Mexicains rattachaient toutes sortes d’éléments aux quatre ou cinq secteurs du monde car, d’après ces chercheurs, il existait en Mésoamérique une prédominance du sys-tème des directions sur l’ensemble des croyances cosmologiques et religieuses (A. Caso, La

religión de los Aztecas, Imprenta Mundial, Mexico 1936, pp. 9-10; J. Soustelle, L’Univers des Aztèques, Hermann, Paris 1979, pp. 96, 135-136, 147, 158 ff.).

6 Notamment A. Caso, El pueblo del Sol, Fondo de Cultura Económica, Mexico 1973, p. 111; Y. González Torres, El culto a los astros entre los mexicas, SEP, Mexico 1975, pp. 148-151; F.J. Rodríguez Ramírez, Los colores, la ordenación del mundo y la enfermedad, in Actes

du XLIIe Congrès Internacional des Américanistes, Congrès du Centenaire, Paris, 2-9

septembre 1976, Société des Américanistes, Paris 1979, vol. 4, p. 284; J.E.S. Thompson, The

Rise and Fall of Maya Civilization, University of Oklahoma Press, Norman 1966, p. 260. 7 A. Caso, La religión de los Aztecas, cit., pp. 9-10. Le manque de sérieux de cette pro-

position a été souligné par Olivier qui rappelle que le texte original ne fait mention ni d’un dieu blanc ni d’un dieu bleu, et qui repousse de manière convaincante les tentatives d’assimiler Huitzilopochtli et Quetzalcoatl à des Tezcatlipoca colorés (G. Olivier, Mockeries

and Metamorphoses of an Aztec God: Tezcatlipoca, “Lord of the Smoking Mirror”, Universi-ty Press of Colorado, Boulder 2008, pp. 270-271).

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divinités est loin d’épuiser le pouvoir de suggestion du phénomène. En s’intéressant exclusivement au positionnement dans l’espace des avatars colorés d’un dieu, on écarte en effet des débats la question fondamentale des contextes dans lesquels surviennent ces métamorphoses et l’on ignore leur dimension dynamique. Or force est de constater que, dans l’état actuel des connaissances, la fragmentation chromatique ne concerne pas tous les protagonistes des mythes mésoaméricains, pas plus qu’elle ne se produit dans toutes les aventures mythiques. À partir de ce constat, il m’apparaît opportun de rouvrir le dossier des entités surnaturelles qui se scindent en avatars multicolores dans les traditions nahua et maya au Postclassique en réfléchissant aux motifs qui induisaient ces peuples à re-courir, dans certaines circonstances, à quatre ou cinq couleurs pour pein-dre ou dépeindre les membres de leur panthéon respectif8.

Les porteurs du ciel ou de la terre

La lecture des récits cosmogoniques mayas permet d’identifier un premier type de divinités se scindant en avatars colorés: les porteurs du ciel. Les mythes contenus dans les Livres de Chilam Balam et les croyances religieuses qui nous sont parvenues grâce aux ouvrages de Landa et de López de Cogolludo révèlent en effet que la mise en place de la voûte céleste après le déluge s’accompagna, selon les Mayas du Yucatan, du positionnement aux angles du plan terrestre d’arbres et de dieux appelés Bacab, Pauahtun ou Xib Chaac dont la tâche était de sou-tenir le ciel9. D’après ce panel de sources, chacune des entités divines et végétales placée à un point cardinal était d’une couleur différente et Landa précise que pour distinguer les membres de la fratrie des Bacab on faisait précéder leur patronyme des épithètes kan, «jaune», chac,

__________

8 Je choisis de privilégier les données nahuas et mayas car, quand bien même le phéno-mène de fragmentation chromatique est également attesté chez les Tarasques du Michoacan et chez les Mixtèques de l’Oaxaca, ce sont les sources en provenance du Mexique central et de l’aire culturelle maya qui comportent les informations les plus nombreuses et les plus riches pour aborder cette thématique.

9 E.R. Craine-R.C. Reindorp (eds.), The Codex Pérez and the Book of Chilam Balam of Maní, University of Oklahoma Press, Norman 1979, p. 119; M.S. Edmonson (ed.), The An-

cient Future of the Itza. The Book of Chilam Balam of Tizimin, University of Texas Press, Austin 1982, pp. 47-49; D. Landa, Relación de las cosas de Yucatán, CONACULTA, Mexico 1994, pp. 139-140; D. López de Cogolludo, Historia de Yucatán, Editorial Academia Lite-raria, Mexico 1957, vol. 1, p. 197; R.L. Roys (ed.), The Book of Chilam Balam of Chumayel, Carnegie Institution of Washington, Washington D.C. 1933, pp. 99-100.

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«rouge», zac, «blanc» et ek, «noir»10. Par le Chilam Balam de Chu-mayel, on apprend en outre que ces dieux furent ceux qui placèrent ou plantèrent les arbres aux quatre coins du monde11, ce qui les désigne comme responsables du processus de consolidation du firmament. En somme, il apparaît que si les Bacab colorés sont, par leur présence dans les orients, des marqueurs de l’agencement quadripartite de l’espace ter-restre qui advient lorsque la terre est recréée, ils sont également des symboles de l’installation et du maintien de la voûte céleste.

Pour la culture nahua précolombienne, aucun récit ne mentionne ex-plicitement l’existence de piliers du ciel multicolores12. Néanmoins, la définition chromatique du plan horizontal qui survient quand sont sépa-rés le ciel et la terre est aussi attestée au Mexique central puisque sont figurés, sur la première planche du Codex Féjérváry Mayer, les arbres directionnels placés dans des trapèzes colorés qui évoquent les orients13. Par ailleurs, un sortilège dévoile que les dieux Tlaloque étaient postés aux quatre points cardinaux d’où ils supportaient le poids de la voûte cé-leste14, tandis qu’une source iconographique montre ces instances scin-dées en avatars diversement colorés lorsqu’elles soutiennent la terre. Ainsi, l’intérieur du couvercle du petit tepetlacalli de Tizapan – une boîte en pierre enduite et décorée provenant des alentours de Mexico Tenochtitlan – met en scène les Tlaloque multicolores, avec les bras le-vés et les jambes pliées, autour d’un cercle d’où émergent des plantes (fig. 1). Cette forme circulaire représente sans l’ombre d’un doute la

__________ 10 D. Landa, op. cit., pp. 139-140; aussi E.R. Craine-R.C. Reindorp (eds.), op. cit., p.

119; D. López de Cogolludo, op. cit., vol. 1, p. 197; R.L. Roys (ed.), The Book of Chilam Balam, cit., p. 110; Id. (ed.), Ritual of the Bacabs, University of Oklahoma Press, Norman

1965, pp. 48, 61-62. 11 R.L. Roys (ed.), The Book of Chilam Balam, cit., pp. 99-100. 12 Même s’il n’est pas question de porteurs du ciel colorés dans les mythes qui ont été

mis par écrit dans le centre du Mexique, la croyance en des dieux, des arbres – voire des dieux qui se transforment en arbres – maintenant le ciel à distance de la terre y est toutefois avérée (J. García Icazbalceta [ed.], Historia de los mexicanos por sus pinturas, in Nueva co-

lección de documentos para la historia de México: Pomar, Zurita, relaciones antiguas, Sal-vador Chávez Hayhoe, Mexico 1941, p. 214; A. Thévet, Histoyre du Méchique. Manuscrit

français inédit du XVIe siècle, in «Journal de la Société des Américanistes» 2[1905], p. 25).

13 F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García (eds.), Códice Fejérváry Mayer, Akademische Druck-Und Verlagsanstalt, Fondo de Cultura Económica, Graz-Mexico 1994, p. 1.

14 H. Ruiz de Alarcón, Treatrise on the Heathen Superstitions that Today Live among the

Indians Native to this New Spain, 1629, University of Oklahoma Press, Norman 1984, pp. 99-100. D’autres documents confirment leur positionnement dans les orients sans évoquer leur rôle de porteur du ciel (J. García Icazbalceta [ed.], op. cit., p. 211; B. Sahagún, Florentine

Codex. General History of the Things of New Spain, School of American Research, Univer-sity of Utah, Santa Fe 1953-1982, vol. 6, p. 40).

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surface terrestre et sa végétation, tandis que les divinités sont peintes dans une posture qui insinue qu’elles soulèvent la terre15.

La coloration des porteurs du ciel ou de la terre dans ces contextes constitue un moyen efficace de souligner la tâche qui leur incombe dans l’organisation du cosmos, dans la mesure où la couleur est un vecteur idéal pour suggérer la différenciation qui s’opère au moment de la dissi-pation des ténèbres, ainsi que la complexité du monde nouvellement créé16. Pour autant, il n’est pas dit que la fragmentation chromatique que connaissent ces dieux soit univoque, ni qu’elle ait le même sens quelles que soient les circonstances. En effet, loin de se cantonner aux narra-tions relatant l’ordonnancement de l’univers, des allusions aux Bacab et aux Tlaloque colorés sont également présentes dans le mythe de la dé-couverte du maïs17 et dans des documents ayant trait à la configuration climatique des cycles annuels. Dans l’œuvre de Landa, en particulier, c’est en tant que régents de la fortune de chaque année que les quatre Bacab font leur apparition18, tandis que, dans le Codex Borgia, les Tla-loque multicolores versent la pluie depuis des jarres afin d’évoquer le temps qu’il est censé faire pendant les années «roseau», «silex», «mai-son» et «lapin» (fig. 2)19. La confrontation de ces sources nous éclaire sur une autre dimension de la mission des Atlas mésoaméricains qui étaient imaginés comme les maîtres du climat et les pourvoyeurs d’aliments.

Ainsi, dans la tradition nahua préhispanique, Tlaloc et ses assistants, les Tlaloque, endossaient la responsabilité de la répartition des précipita-tions, mais aussi de l’obtention du maïs et de son exploitation agricole20. __________

15 Cette composition fait écho à la croyance totonaque selon laquelle les dieux Tonnerres portent chacun une couleur différente et soutiennent le monde (A. Ichon, La religion des To-

tonaques de la Sierra, Éditions du CNRS, Paris 1969, p. 120). 16 E. Dupey Garcia, Les couleurs dans les pratiques et les répresentations des Nahuas du

Mexique central (XIVe-XVI

e siècles), Thèse de doctorat en Histoire des religions et anthropolo-

gie religieuse, EPHE Ve section, Paris 2010. 17 J. Bierhorst (ed.), Codex Chimalpopoca. The Text in Nahuatl with a Glossary and

Grammatical Notes, University of Arizona Press, Tucson 1992, pp. 77 r°, 89-90; Id. (ed.), History and Mythology of the Aztecs. The Codex Chimalpopoca, University of Arizona Press, Tucson 1992, pp. 146-147.

18 D. Landa, op. cit., pp. 139-140. 19 F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García (eds.), Códice Borgia, Akademische Druck-Und

Verlagsanstalt, Sociedad Estatal Quinto Centenario, Fondo de Cultura Económica, Graz, Madrid, México 1993, p. 27.

20 J. Bierhorst, History and Mythology, cit., pp. 146-147; A. López Austin-L. López Luján, El Templo Mayor de Tenochtitlan, el Tonacatépetl y el mito del robo del maíz, in Acercarse y mirar. Homenaje a Beatriz de la Fuente, Universidad Nacional Autónoma de México, Instituto de Investigaciones Estéticas, Mexico 2004, pp. 422-429.

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Chez les Mayas Yucatèques, les Bacab-Pauahtun prodiguaient les pluies puisqu’ils étaient les dieux du vent et que leur nom peut être traduit par «verseur»21. Ils entretenaient de surcroît des liens avec la croissance des plantes, comme en témoignent les sculptures de porteurs du ciel ornées de motifs végétaux découvertes à Chichen Itza22. Comme souvent dans les religions précolombiennes, l’action de ces dieux n’était cependant pas exempte d’ambivalence et, outre les pluies bénéfiques pour les ré-coltes, la sécheresse, la grêle et les orages destructeurs étaient aussi im-putables aux Bacab, à Tlaloc et aux Tlaloque23. Eu égard au contrôle que ces divinités exerçaient sur la nature des précipitations et sur l’alternance des saisons – fondamentale pour l’agriculture mésoaméri-caine –, leurs agissements avaient donc une incidence majeure sur l’existence du monde qui, certes, dépendait de la stabilité de la voûte cé-leste, mais impliquait également l’arrivée des pluies en quantité adé-quate et à une période ad hoc.

À la lumière de ces premières observations, la définition des Bacab et des Tlaloque comme de simples porteurs du ciel ou de la terre garan-tissant la stabilité du cosmos apparaît réductrice et il semble opportun de les appréhender, plutôt, comme des entités engagées à plusieurs niveaux dans le maintien de l’ordre universel. Parallèlement, la fragmentation chromatique affectant ces dieux non seulement lorsqu’ils sont les piliers de l’univers, mais aussi lorsqu’ils orchestrent le climat, il est permis de penser que – au-delà du rattachement aux points cardinaux – ce phéno-mène a pu être un moyen de signaler la part prise par certains agents di-vins dans le bon fonctionnement de la mécanique cosmique. Afin de ré-unir des éléments susceptibles de confirmer ou d’infirmer cette hypo-thèse, je me propose d’entraîner le lecteur dans une exploration des ré-

__________ 21 D. López de Cogolludo, op. cit., p. 197; J. Martínez Hernández (ed.), Diccionario de

Motul maya español atribuido a Fray Antonio de Ciudad Real y arte de lengua maya por Fray Juan Coronel, Talleres de la Compañía Tipográfica Yucateca, Mérida 1929, p. 126; R.L. Roys (ed.), The Book of Chilam Balam, cit., p. 110; J.E.S. Thompson, Sky Bearers, cit., pp. 216, 238. Dans le Yucatan du début du XX

e siècle, les Bacab étaient pensés comme de grands fumeurs dont les cigares produisent des étincelles qui sont les éclairs (R.C.E. Long, The Burner Period of the Mayas, in «Man» 23[1923], p. 174). Le patronyme de «Xib Chaac», qui leur était également attribué, était en outre employé pour désigner des dieux multicolores dits «arroseurs» parce qu’ils portent des calebasses dont ils font jaillir des torrents d’eau (R. Redfield-A. Villa Rojas, Chan Kom, a Maya Village, Carnegie Institution of Washington, Washington D.C. 1934, p. 115).

22 J.E.S. Thompson, Sky Bearers, cit., p. 234. 23 A. Barrera Vázquez-S. Rendón, El libro de los libros de Chilam Balam, Fondo de

Cultura Económica, Mexico 1948, p. 115; J. García Icazbalceta (ed.), op. cit., p. 211; B. Sahagún, Florentine Codex, cit., vol. 6, pp. 35 ff.

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cits mythologiques et des planches de codex qui fournissent d’autres exemples de la scission des dieux nahuas en formes identiques, excep-tion faite de leur couleur.

Les protagonistes de la cosmogonie et les agents de l’alternance

Outre les Tlaloque, des divinités appartenant au panthéon des an-ciens Mexicains – ou leurs ixiptla – sont susceptibles de se scinder en avatars de quatre ou cinq couleurs. Ainsi, dans le cycle mythique de mi-gration conservé dans la Leyenda de los Soles, il est question de la mé-tamorphose de la déesse Itzpapalotl en silex multicolores24, tandis que les informateurs de Sahagún décrivent le sacrifice, durant la fête d’Izcalli, de quatre représentants de Xiuhtecuhtli diversement colorés25. Les documents figurés ne sont pas en reste, puisque le même Xiuh-tecuhtli, ainsi que Quetzalcoatl, Tezcatlipoca, Tlahuizcalpantecuhtli, Yoaltecuhtli et une entité armée d’un foudre connaissent une fragmenta-tion chromatique dans la section centrale du Codex Borgia où se déploie, selon Boone et Taube26, une cosmogonie mise en images27. D’autres par-ties de ce manuscrit et certaines planches du Codex Vaticanus B, enfin, représentent les déesses Cihuateteo et les dieux dits Macuiltonaleque dé-composés en quatre ou cinq formes portant des couleurs distinctes28.

Ce rapide recensement des divinités se scindant en avatars multico-lores conduit à un double constat: il confirme, d’une part, que la frag-__________

24 J. Bierhorst (ed.), History and Mythology, cit., p. 152. 25 B. Sahagún, Florentine Codex, cit., vol. 6, pp. 190-191. 26 E.H. Boone, Cycles of Time and Meaning in the Mexican Books of Fate, University of

Texas Press, Austin 2007, pp. 171 ff.; K. Taube, The Teotihuacan Cave of Origin. The Ico-

nography and Architecture of Emergence Mythology in Mesoamerica and the American Southwest, in «Res: Anthropology and Aesthetics» 12(1986), pp. 62 ff., 69 ff.; Id., Breath of

Life. The Symbolism of Wind in Mesoamerica and the American Southwest, in The Road to Aztlan: Art from a Mythic Homeland, Los Angeles County Museum of Art, Los Angeles 2001, pp. 102-123.

27 F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García (eds.), Códice Borgia, cit., pp. 29-46. Sur d’autres planches de cette section du Borgia, quelques instances supplémentaires se scindent en avatars multicolores, mais elles posent de réels problèmes d’identification de sorte que j’ai jugé prudent de les laisser à l’écart de cette démonstration. Il s’agit des guerriers portant un heaume d’aigle ou de couteau de silex à la planche 32, ainsi que des personnages qui émer-gent d’un cercle noir à la planche 33 et que Boone interprète comme des «essences du caout-chouc» (E.H. Boone, Cycles of Time, cit., p. 186).

28 F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García (eds.), Códice Borgia, cit., pp. 33, 34, 39, 41, 42, 47-52; Id. (eds.), Códice Vaticano B 3773, Akademische Druck-Und Verlagsanstalt, Sociedad Estatal Quinto Centenario, Fondo de Cultura Económica, Graz, Madrid, México 1993, pp. 77-79.

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mentation chromatique n’est pas exclusivement réservée aux porteurs du ciel ou de la terre et il illustre, d’autre part, que ce phénomène intéresse, somme toute, un nombre restreint d’instances et de contextes, ce qui in-cite à se pencher sur leurs points communs. Dans ce dessein, il est ins-tructeur de partir de la section centrale du Codex Borgia, car l’identité et la mise en scène des dieux qui y adoptent quatre ou cinq aspects diver-sement colorés, ainsi que les épisodes au cours desquels se produisent ces transformations hautes en couleurs sont riches d’enseignement. Cette section du manuscrit donne en effet à voir la naissance, puis les actions des comités divins qui, selon la mythologie nahua, créent toutes les composantes du cosmos et la scission chromatique y affecte les au-teurs principaux de la genèse, en même temps qu’elle évoque le résultat de leurs actions fondatrices.

Ainsi, à la planche 29, où l’œuvre divine débute avec l’apparition de l’énergie créatrice suggérée par une explosion de figures serpentiformes dont l’iconographie renvoie au vent et à la nuit29, émergent cinq repré-sentations de Quetzalcoatl se distinguant par leurs couleurs (fig. 3). El-les illustrent que la naissance du dieu à l’origine du processus cosmogo-nique était pensée par les Nahuas comme l’émergence d’êtres de cou-leurs différentes. Cette interprétation est renforcée par la composition de la planche 32, où c’est au tour de Tezcatlipoca d’apparaître décomposé en formes multicolores, les unes jaillissant d’un couteau de silex anthro-pomorphe, les autres brandissant des têtes décharnées de victimes déca-pitées (fig. 4). Boone rapproche cette scène du mythe qui conte com-ment les premiers dieux naquirent d’un couteau de silex, lui-même en-gendré par la déesse primordiale30, de sorte que les Tezcatlipoca colorés incarnent ici la progéniture du couple divin primitif et les futurs démiur-ges qui vont prendre en charge la création du monde.

D’autres avatars bigarrés des dieux surgissent aux planches 37 et 46 du Borgia. Sur la première, sont figurés quatre personnages proches iconographiquement de Tlaloc dont la coloration a sensiblement la même signification que dans les exemples précédents. Cette image rap-pelle, en effet, les narrations où Tlaloc et les Tlaloque sont les protago-__________

29 E.H. Boone, Cycles of Time, cit., p. 179. Les concepts de nuit et de vent formaient, dans la tradition nahua, l’expression métaphorique yohualli ehecatl employée pour désigner les initiateurs et les auteurs principaux de la genèse, c’est-à-dire Quetzalcoatl, Tezcatlipoca et le couple primordial (G. Olivier, Moqueries et métamorphoses d’un dieu aztèque. Tezcatlipo-

ca, le «Seigneur au Miroir Fumant», Institut d’Ethnologie, Paris 1997, pp. 35-39). 30 E.H. Boone, Cycles of Time, cit., p. 185; G. Mendieta, Historia eclesiástica indiana,

Porrúa, Mexico 1993, p. 77; J. Torquemada, Monarquía indiana, Universidad Nacional Autónoma de México, Instituto de Investigaciones Históricas, Mexico 1975-83, vol. 3, p. 68.

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nistes de la création et de la répartition des pluies31, si bien que les enti-tés de quatre couleurs de la planche 37 peuvent être interprétées comme des esprits de l’éclair apportant leur contribution à la naissance de la pluie, puis à sa distribution sur terre32. Sur la seconde, Quetzalcoatl al-lume un feu d’où émergent quatre Xiuhtecuhtli portant des couleurs dif-férentes (fig. 5)33. Dans la représentation de cet acte hautement symbo-lique qui clôt l’histoire de la genèse dans ce manuscrit – au même titre que la première aurore dans d’autres versions mythiques –, ce n’est plus l’agent qui est mis en couleurs, mais son œuvre qui est évoquée par un surgissement polychrome. J’en déduis que, dans le Borgia, les êtres qui subissent une fragmentation chromatique sont tantôt des acteurs de l’aventure cosmogonique, tantôt des symboles de leurs actions créatrices et cette déduction est relayée par le Ritual de los Bacabes où Itzam Na, le démiurge maya34, est décrit comme une instance susceptible de se scinder en avatars de quatre couleurs35.

Dans la continuité de cette remarque, il importe d’ajouter quelques mots au sujet des Bacab-Pauahtun qui ont retenu notre attention au dé-but de cette démonstration. En effet, si les membres multicolores de cette fratrie étaient nés des puissances supérieures, comme Tezcatlipoca et Quetzalcoatl36, un faisceau d’indices porte à croire qu’ils étaient ima-ginés, aussi, comme les instigateurs de la cosmogonie. Ainsi, dans le Chilam Balam de Chumayel et le Ritual de los Bacabes, des personna-ges portant parfois le nom de Pauahtun, parfois celui de Bacab sont cités dans des incantations ou des récits aux accents de mythe cosmogonique où ils peuvent apparaître comme ceux qui commandent la création37. Par ailleurs, nombreux sont les témoignages qui dévoilent que les Bacab

__________ 31 J. García Icazbalceta (ed.), op. cit., pp. 211, 235; A. Thévet, op. cit., p. 25. 32 E.H. Boone, Cycles of Time, cit., p. 192. Cette interprétation repose aussi sur d’autres

parties de la planche où des individus dont la morphologie rappelle Tlaloc réalisent une série d’actions liées à l’eau et à la pluie (ibi, pp. 192-195).

33 Une composition similaire apparaît à la planche 33 du même codex, où le feu nouveau est allumé sur le corps d’un personnage sacrifié.

34 B. Las Casas, Apologética historia sumaria, Universidad Nacional Autónoma de México, Mexico 1967, vol. 1, p. 648; J.E.S. Thompson, Historia y religión de los mayas, Siglo Veintiuno, Mexico 1997, pp. 255-256.

35 R.L. Roys (ed.), Ritual of the Bacabs, cit., pp. 23-29, 64-65. 36 J. García Icazbalceta (ed.), op. cit., p. 209; D. Landa, op. cit., p. 139; B. Las Casas, op.

cit., vol. 1, p. 648; E. Quiñones Keber (ed.), Codex Telleriano Remensis. Ritual, Divination and History in a Pictorial Aztec Manuscript, University of Texas Press, Austin 1995, p. 265.

37 R.L. Roys (ed.), Ritual of the Bacabs, cit., pp. 9, 25; Id. (ed.), The Book of Chilam Balam…, cit., p. 110.

ELODIE DUPEY GARCIA 360

étaient conçus comme des divinités abeilles38, c'est-à-dire comme des dieux qui à l’instar de ces hyménoptères étaient constamment au travail et se distinguaient par l’intensité de leur activité. Au-delà du parallèle qu’il semble permis d’établir entre la vitalité symbolisée par cet insecte et l’énergie déployée par les démiurges sur les planches du Codex Bor-gia, on sait qu’au Mexique central les abeilles prennent part aux activi-tés créatrices dans la mesure où elles sont les auxiliaires de Quetzalcoatl lors de sa quête des os dans l’inframonde dont le but est de recréer l’humanité39.

Au terme de cette première partie de l’analyse, on est donc en me-sure de conclure que si les entités chargées de l’agencement cosmique étaient revêtues de couleurs différentes, le phénomène de fragmentation chromatique affectait plus généralement les êtres surnaturels impliqués dans la genèse40. De surcroît, les images d’avatars divins et colorés ren-voyaient au passage de l’immobilité au dynamisme caractéristique du processus cosmogonique. Ces formes multicolores apparaissent souvent, en effet, dans des scènes de surgissement (fig. 3-5), ce qui s’avère un moyen efficace d’insinuer la mise en mouvement qui survient au début de l’histoire du monde. Et ce rapprochement entre la scission des dieux et la dynamique de l’univers esquissé par l’iconographie s’accentue quand on rappelle que les divinités qui se fragmentaient chromatique-ment étaient certes les acteurs de la mise en marche de la machine mon-diale, mais aussi les agents de l’alternance régissant l’existence du cos-mos mésoaméricain: en plus de donner vie à l’univers et de garantir sa stabilité en soutenant le ciel ou la terre et en contrôlant le climat, elles étaient ainsi tenues pour responsables des cataclysmes qui, périodique-ment, aboutissaient à la destruction du monde et des créatures.

Les Bacab, par exemple, jouaient un rôle significatif dans les apoca-__________

38 Ibi, pp. 64, 171; M. Montolíu Villar, Los dioses de los cuatro sectores cósmicos y su vínculo con la salud y la enfermedad, in «Anales de Antropología» 17/2(1980), p. 49; J.E.S. Thompson, Sky Bearers, cit., p. 234; Id., The Bacabs: their Portraits and their Glyphs, in

Monographs and Papers in Maya Archaeology, Peabody Museum, Harvard University, Cambridge 1970, pp. 471-475.

39 J. Bierhorst (ed.), History and Mythology, cit., pp. 145-146. 40 Il convient de préciser que les fonctions de porteur du ciel et de démiurge tendent à se

superposer dans les systèmes de représentations mésoaméricains car si les Bacab semblent devoir être rattachés au groupe des divinités créatrices, certains des créateurs nahuas endos-sent pour leur part le rôle d’Atlas. Selon plusieurs sources, en effet, Tezcatlipoca, Quezalcoatl et Tlaloc participèrent à l’opération de soulèvement de la voûte céleste et restèrent ensuite en place pour la soutenir (F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García [eds.], Códice Borgia, cit., pp. 49-52, 72; Id. [eds.], Códice Vaticano B, cit., pp. 19-22; J. García Icazbalceta [ed.], op. cit., p. 214; A. Thévet, op. cit., p. 25).

LES MÉTAMORPHOSES CHROMATIQUES DES DIEUX MÉSOAMÉRICAINS

361

lypses mayas. S’ils n’en étaient que les annonciateurs lorsqu’ils se-couaient leurs grelots41, les Livres de Chilam Balam de Chumayel, de Maní et de Tizimín indiquent qu’ils déclenchèrent le déluge qui ravagea le monde42. Quant à Quetzalcoatl et Tezcatlipoca, les dieux auxquels était fréquemment attribuée la genèse dans la mythologie nahua, on les accu-sait également d’avoir causé l’anéantissement de l’univers en provoquant des catastrophes naturelles, voire surnaturelles43. Ils pouvaient être sup-pléés dans cette tâche par Xiuhtecuhtli ou par les Tlaloque44, qui partici-pèrent aussi, comme on l’a vu, à l’aventure cosmogonique. Cette ambiva-lence qui s’affirme comme un trait caractéristique de la personnalité et des actions des démiurges précolombiens s’était cristallisée, chez les Nahuas du Postclassique, en un concept, celui de tzitzimitl. Étaient en effet dési-gnés par ce nom les enfants du couple primordial qui permettaient au monde d’exister en tant que porteurs du ciel45, mais qui le menaient à sa perte, à intervalles réguliers, en tombant du ciel sous des formes mons-trueuses pour dévaster la terre et exterminer ses créatures46.

Pour revenir à nos préoccupations chromatiques, ce rôle ambigu des Tzitzimime invite à traiter de la fascinante métamorphose en avatars multicolores de la déesse Itzpapalotl, dont le patronyme signifie «Papil-lon d’Obsidienne». Cette dernière était, en effet, l’une des divinités du panthéon nahua qui représentait le plus exactement le concept de tzitzi-

__________ 41 A. Barrera Vázquez-S. Rendón, op. cit., p. 114. 42 E.R. Craine-R.C. Reindorp (eds.), op. cit., p. 118; M.S. Edmonson (ed.), op. cit., pp.

47-49; R.L. Roys (ed.), The Book of Chilam Balam, cit., pp. 99-100. 43 J. García Icazbalceta (ed.), op. cit., p. 213. 44 Xiuhtecuhtli est présenté comme le destructeur de la troisième ère dans le Codex Vati-

canus A, tandis que les Tlaloque sont à l’origine de la terrible gelée et de la sécheresse qui ruinèrent Tollan et sonnèrent le glas du Soleil des Toltèques (F. Anders-M. Jansen, Códice Vaticano A 3738, Akademische Druck-Und Verlagsanstalt, Fondo de Cultura Económica, Graz-Mexico 1996, pp. 6 r°, 64-65; J. Bierhorst [ed.], History and Mythology, cit., pp. 156 ff.; M. Graulich, Mythes et rituels du Mexique ancien préhispanique, Académie Royale de Belgi-que, Classe des Lettres, Bruxelles 1987, pp. 166-205).

45 H. Alvarado Tezozómoc, Crónica Mexicana, Editorial Leyenda, Mexico 1944, p. 158; M. Graulich, Mythes et rituels, cit., p. 258; E. Quiñones Keber (ed.), op. cit., pp. 4 v°, 18 v°, 255, 265; E. Seler, Códice Borgia, Fondo de Cultura Económica, Mexico 1963, vol. 2, p. 105.

46 F. Anders-M. Jansen (eds.), op. cit., pp. 49 r°, 231; J.J. Batalla Rosado (ed.), Códice

Tudela, Colección Thesaurus Americas, Madrid 2002, pp. 21 r°, 414; J. García Icazbalceta (ed.), op. cit., p. 234; D. Muñoz Camargo, Descripción de la ciudad y provincia de Tlaxcala,

de la Nueva España e Indias del Mar Océano para el buen gobierno y ennoblecimiento

dellas, mandada hacer por la S.C.R.M. del Rey Don Felipe, Nuestro Señor, in Relaciones geográficas del siglo XVI: Tlaxcala, Universidad Nacional Autónoma de México, Instituto de Investigaciones Antropológicas, Mexico 1984-85, vol. 1, p. 202; E. Quiñones Keber (ed.), op. cit., pp. 4 v°, 255; B. Sahagún, Florentine Codex, cit., vol. 6, p. 37; A. Thévet, op. cit., p. 28.

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mitl, puisqu’il s’agissait d’une descendante du couple divin primitif prompte à changer de nature au rythme des cycles mythiques47. En at-teste un récit appartenant à la geste de Mixcoatl, où Itzpapalotl apparaît d’abord sous la forme d’un être nocturne, froid et originaire de l’inframonde, comme l’obsidienne qui lui donne son nom48, dont le des-sein est de détruire les hommes et d’interrompre leur avancée vers la terre où se lèvera le soleil49. Après avoir perpétré plusieurs meurtres as-sortis de cannibalisme, Itzpapalotl est finalement défaite par un groupe de guerriers qui la jettent dans un bûcher50. C’est là que se produit sa mutation en cinq silex multicolores et cette fragmentation chromatique est lourde de sens puisqu’elle traduit l’évolution radicale de l’attitude de la déesse: de dévastatrice, Itzpapalotl devient alors protectrice du groupe de migrants dirigé par Mixcoatl qui fait du silex blanc un paquet sacré, c'est-à-dire le réceptacle abritant les restes de son dieu patron51.

Au-delà de la simultanéité du changement de nature et de couleurs de Papillon d’Obsidienne, il est remarquable que, dans ce mythe comme dans le Codex Borgia, la scission de l’instance en avatars colorés sur-vienne dans des circonstances qui s’apparentent aux premiers épisodes de la cosmogonie. Graulich a ainsi montré que l’éclatement d’Itzpa-palotl faisait écho à la mise en pièces de la déesse monstrueuse et chao-tique Tlalteotl qui donne naissance au monde organisé52. Encore plus flagrante est la proximité entre la crémation de la Tzitzimitl et le récit

__________

47 E. Quiñones Keber (ed.), op. cit., pp. 18 v°, 265. Elle était aussi impliquée dans l’alternance entre les ères puisqu’elle est citée parmi les dieux qui se rendirent coupables de transgressions à Tamoanchan, ce qui conduisit à l’expulsion des divinités de ce paradis origi-nel et au début de la vie sur la terre (ibidem; F. Anders-M. Jansen [eds.], op. cit., pp. 27 v°, 168-171).

48 Pour une analyse du caractère nocturne d’Itzpapalotl et du symbolisme de l’obsidienne, je renvoie à Olivier et à Graulich (M. Graulich, Myths of Paradise Lost in Pre-

Hispanic Central Mexico, in «Current Anthropology» 24,5[1983], p. 581; Id., Quetzalcóatl y el espejismo de Tollan, Instituut Voor Amerikanistiek, Anvers 1988, pp. 102-103; G. Olivier, Moqueries et métamorphoses, cit., pp. 132-133; Id., Las alas de la tierra: reflexiones sobre

algunas representaciones de Itzpapálotl, “Mariposa de Obsidiana”, diosa del México anti-guo, in Le Mexique préhispanique et colonial. Hommage à Jacqueline de Durand-Forest, L’Harmattan, Paris 2004, pp. 95-126).

49 Dans ce contexte, Itzpapalotl incarne, selon Graulich, une des formes que prennent les Tzitzimime féminines qui cherchent à ce que les hommes s’établissent dans un endroit qui n’est pas leur terre promise, afin que l’époque des ténèbres chaotiques et primordiales se per-pétue à jamais (M. Graulich, Quetzalcoatl y el espejismo, cit., pp. 98 ff.).

50 J. Bierhorst (ed.), History and Mythology, cit., pp. 23, 151-152. 51 Ibi, pp. 23, 106, 152. 52 M. Graulich, Myths of Paradise, cit., p. 576; Id., Ritos aztecas. Las fiestas de las vein-

tenas, Instituto Nacional Indigenista, Mexico 1999, pp. 124-125.

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363

qui narre comment, au début de la genèse, Tezcatlipoca alluma des feux et, ce faisant, créa les étoiles pour bloquer la voûte céleste et empêcher un nouveau déluge53. Ces brasiers, à l’instar de celui où se consume Itzpapalotl, génèrent des entités multicolores et des silex, puisque les anciens Mexicains assimilaient les étoiles à ces roches et pensaient que les corps célestes nocturnes conféraient leur couleur aux cinq étages du ciel qui présentaient la particularité d’être colorés54. Enfin, la destruction d’Itzpapalotl et son immédiate résurrection sous forme de silex doivent également être rapprochées du mythe relatant la naissance des enfants de la déesse primordiale à partir d’un silex expulsé du ciel sur la terre55, car ces deux récits voient l’apparition de l’étroite relation qui unissait les hommes à leurs dieux patrons. En effet, de même qu’un aspect d’Itzpapalotl est choisi par Mixcoatl pour préserver sa tribu, les divinités nées du silex sont celles qui veilleront sur les différentes parties de l’humanité qu’elles créent immédiatement après leur venue sur terre56.

Avec la métamorphose de Papillon d’Obsidienne, on obtient ainsi une preuve supplémentaire du fait que la mise en couleurs permet de souligner la complexité et le dynamisme caractéristiques des dieux Tzi-tzimime. S’ils sont parfois des dévastateurs qui mettent fin à la vie sur terre, ces instances sont, à d’autres moments du cycle mythique, des agents de la formation du cosmos, des garants de la stabilité de ses com-posantes ou encore des protecteurs des groupes humains et, comme tels, elles tendent à se scinder en avatars colorés. La fragmentation chromati-que s’affirme donc – après l’analyse de ces exemples – comme une marque de l’implication de certains êtres divins dans les procès de créa-tion et de sauvegarde de l’univers ou de ses créatures, ce qu’un troi-sième volet de mon enquête va venir confirmer en révélant que d’autres entités revêtues de quatre ou cinq couleurs jouaient également un rôle majeur dans le maintien de la mécanique cosmique. __________

53 J. García Icazbalceta (ed.), op. cit., pp. 144-145; M. Graulich, Mythes et rituels, cit., p. 102; G. Olivier, Moqueries et métamorphoses, cit., pp. 133-134.

54 Les étoiles peuvent être figurées comme des silex dans les codex précolombiens du Mexique central (notamment F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García [eds.], Códice Borgia, cit., pp. 5-6, 27, 33-34, 49-52; F. Anders-M. Jansen-P. Van Der Loo [eds.], Códice Cospi, Akademische Druck-Und Verlagsanstalt, Fondo de Cultura Económica, Graz-Mexico 1994, p. 6). D’après le Codex Vaticanus A, cinq des étages célestes portaient des noms de couleurs qu’ils devaient aux comètes qui s’y trouvaient (F. Anders-M. Jansen [eds.], op. cit., pp. 1 v°, 44-45). J’inclus les comètes dans la catégorie des astres nocturnes car les anciens Nahuas les considéraient comme des étoiles qui fument (citlalin popoca) (B. Sahagún, Florentine Codex, cit., vol. 7, p. 13).

55 G. Mendieta, op. cit., p. 77; J. Torquemada, op. cit., vol. 3, p. 68. 56 G. Mendieta, op. cit., p. 79.

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Des défunts divinisés aux musiciens du soleil

Si la contribution des Bacab, des Tlaloque et, de manière plus géné-rale, des Tzitzimime au bon fonctionnement de la mécanique universelle peut leur valoir de connaître une fragmentation chromatique occasion-nelle, ce signalement par la couleur concerne aussi d’autres personnages qui étaient également engagés dans la bonne marche de l’ordre du monde car ils avaient pour mission de garantir la succession régulière du jour et de la nuit.

Les narrations mythiques qui nous sont parvenues relatent ainsi comment furent engendrés des êtres multicolores destinés à faire don de leur vie pour que les courses journalières du soleil ne s’interrompent pas. L’Historia de los mexicanos por sus pinturas, par exemple, raconte qu’après avoir peiné à établir le principe de l’alternance entre les corps célestes nocturnes et diurnes, les démiurges décidèrent de provoquer la première guerre afin d’offrir à l’astre so-laire ce qu’il avait exigé lors de son apparition au firmament, c’est-à-dire des cœurs et du sang. Tezcatlipoca façonna alors quatre cents hommes de cinq couleurs différentes, dont les affrontements sanglants permettraient de nourrir le soleil57. Dans la Leyenda de los Soles, ces individus reçoivent l’appellation de 400 Mimixcoa et Soleil leur oc-troie des flèches ornées de plumes vertes, blanches, jaunes, rouges et bleues pour qu’ils capturent des victimes et l’alimentent58. Ainsi ar-més, ils se déclinent en variantes de cinq couleurs et la suite de l’histoire les apparente aussi aux hommes créés par Tezcatlipoca car les Mimixcoa furent défaits par d’autres guerriers mythiques et devin-rent les offrandes nourricières destinées à l’astre.

Au-delà des mythes, la croyance en la nécessité de sustenter le soleil pour assurer la succession des jours et des nuits était à l’origine de guer-res bien réelles en Mésoamérique et les soldats qui laissaient leur vie sur le champ de bataille ou qui étaient faits prisonniers et postérieurement immolés sur la pierre de sacrifice reproduisaient l’œuvre des 400 Mi-mixcoa ou des hommes engendrés par Tezcatlipoca en donnant à man-ger et à boire à l’astre diurne59. Cette croyance en leur rôle éminent dans l’effort de maintien de la mécanique cosmique affleurait d’ailleurs à tra-__________

57 J. García Icazbalceta (ed.), op. cit., pp. 215, 234. 58 J. Bierhorst, History and Mythology, cit., p. 150. Il s’agit de plumes de quetzal (quet-

zalli), d’aigrette (aztatl), d’oriole (zacuan), de spatule rosée (tlauhquechol) et de cotinga cé-leste (xiuhtototl).

59 B. Sahagún, Florentine Codex, cit., vol. 6, p. 72.

LES MÉTAMORPHOSES CHROMATIQUES DES DIEUX MÉSOAMÉRICAINS

365

vers le destin post-mortem exceptionnel qu’on croyait réservé aux mili-taires tombés au combat: ils rejoignaient l’au-delà connu sous le nom de «La Maison du Soleil dans le Ciel (Ichan Tonatiuh Ilhuicac)», où leur tâche consistait à célébrer l’aurore en poussant des cris de guerre et en frappant leur bouclier, puis à encourager l’astre durant son ascension jusqu’au firmament60. Arrivée au zénith, cette escorte cédait la place aux femmes mortes en couches qui prenaient la relève pour guider le soleil durant son trajet dans la partie occidentale du ciel et jusqu’au ponant61. La société nahua, en effet, témoignait la même reconnaissance à ces dé-funtes qu’aux combattants tués à la guerre.

Ces individus – qu’ils soient de sexe féminin ou masculin – impli-qués dans le fonctionnement de la machine mondiale étaient déifiés par les anciens Mexicains, qui les imaginaient de surcroît comme des êtres bigarrés ou se distinguant par leur couleur. Ainsi, les femmes qui suc-combaient en tentant de mettre un enfant au monde acquéraient le statut de Cihuateteo. Il semble qu’elles aient porté aussi le nom de divinités Tonaleque, car ces dernières occupaient, d’après l’Histoyre du Méchi-que, le cinquième étage céleste a priori assimilé au ciel de l’après-midi62. Si cette identification est fondée, il en résulte que les défuntes divinisées après leur mort en couches se fragmentaient en avatars multi-colores, puisque ce même document indique qu’ «au cinquiesme [ciel, se trouvaient] cinc dieux chascung de diverse coleur, à cause de cela dits Tonaleq»63. Quant aux hommes tombés sur le champ de bataille ou im-molés lors des rituels, eux aussi étaient diversement colorés comme en attestent une prière qui les décrit comme peints et rayés de plusieurs couleurs64, ainsi que les costumes revêtus par les combattants pour se rendre à la guerre. Certaines tenues militaires aztèques se déclinaient, en

__________ 60 Ibi, vol. 6, pp. 38, 162-163; B. Sahagún, Historia general de las cosas de Nueva España,

CONACULTA, Mexico 2000, vol. 2, p. 705; J. Torquemada, op. cit., vol. 4, pp. 310-311. 61 B. Sahagún, Florentine Codex, cit., vol. 6, pp. 161-164; B. Sahagún, Historia general,

cit., vol. 2, p. 706. 62 A. Thévet, op. cit., pp. 22-23. Deux étages célestes successifs – tantôt le troisième et le

quatrième, tantôt le quatrième et le cinquième – semblent, d’après leur nom et leurs oc-cupants, correspondre, d’une part, à l’espace où s’effectue le trajet matinal de l’astre escorté par les guerriers défunts et, d’autre part, à la zone qu’il parcourt l’après-midi en compagnie des femmes (Soustelle, op. cit., p. 110; N. Ragot, Les au-delàs aztèques, BAR International Series, Oxford 2000, p. 172).

63 A. Thévet, op. cit., pp. 22-23. 64 D. Durán, Historia de las Indias de Nueva España e Islas de la Tierra Firme,

CONACULTA, Mexico 1995, vol. 1, p. 206.

ELODIE DUPEY GARCIA 366

effet, en quatre ou cinq variantes chromatiques65, si bien que lorsqu’ils s’avançaient en ordre de bataille les guerriers aux uniformes multicolo-res ressemblaient déjà aux personnages escortant le soleil dont il leur serait peut-être donné de rejoindre les rangs.

Ces premières informations sont relayées par l’iconographie des Codex Borgia et Vaticanus B, où les déesses Cihuateteo apparaissent ef-fectivement scindées en quatre ou cinq avatars colorés66, lesquels ac-compagnent, à une occasion, l’astre solaire lors de sa descente du fir-mament vers la terre67. Sur certaines planches, elles côtoient des indivi-dus se différenciant également par leur couleur qu’il semble raisonnable d’interpréter comme des soldats morts à la guerre ou sur la pierre des sacrifices, car ils arborent un équipement militaire et des atours ou des instruments soulignant leur état de captif (fig. 6)68. Parallèlement, sur la planche 42 du Borgia, est représentée la métamorphose chromatique de Nanahuatl, le premier dieu à avoir donné sa vie pour pourvoir aux be-soins cosmiques et dont le destin était le modèle qu’aspiraient à repro-duire les guerriers69. Cette image s’intègre à une composition complexe qui évoque l’introduction des combats sur terre, l’accomplissement du premier sacrifice humain, puis la résurrection de la victime de

__________ 65 C’est le cas notamment des uniformes dits coyotl, ocelotl et tzitzimitl (F.F. Berdan-J.

Durand-Forest [eds.], Matrícula de Tributos. Códice de Moctezuma, Akademische Druck-Und Verlagsanstalt, Graz 1980, pp. 3 r°-5 v°, 6 r°, 7 r°, 9 r°, 10 r°, 15 r°, 16 v°; F.F. Berdan-P. Rieff Anawalt [eds.], The Codex Mendoza, University of California Press, Los Angeles 1991, pp. 20 r°, 20 v°, 21 v°, 22 r°, 23 r°, 23 v°, 24 v°, 25 r°, 26 r°, 27 r°, 28 r°, 29 r°, 30 r°, 31 r°, 33 r°, 36 r°, 37 r°, 39 r°, 41 r°, 50 r°, 51 r°, 54 r°; B. Sahagún, Primeros Memoriales by

Fray Bernardino de Sahagún, University of Oklahoma Press, Norman 1993, pp. 73 r°, 74 v°-75 r°, 79 r°-79 v°).

66 F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García (eds.), Códice Borgia, cit., pp. 41, 47-52; Id. (eds.), Códice Vaticano B, cit., pp. 77-79.

67 F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García (eds.), Códice Borgia, cit., p. 39. 68 Ibi, pp. 47-52; F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García (eds.), Códice Vaticano B, cit.,

pp. 77-79. Ils s’appelaient «5 Fleur», «5 Lapin», «5 Lézard», «5 Vautour» et «5 Herbe Tor-due», de sorte que les spécialistes ont pris l’habitude de les désigner sous le nom de Macuil-tonaleque, c’est-à-dire «Ceux Des Jours Cinq».

69 Id. (eds.), Códice Borgia, cit., p. 42. Ragot a montré que la geste, mais aussi les orne-ments de Nanahuatl présentaient des similitudes frappantes avec le destin et les atours des guerriers et des sacrifiés. Ainsi, le gypse, les ornements de papier et les boules de duvet dont fut orné le dieu juste avant sa mort sont les matériaux avec lesquels on parait les captifs desti-nés au sacrifice. Par ailleurs, si le dieu s’immola en se jetant dans un brasier, les combattants trouvaient la mort dans «la fournaise», surnom que les Nahuas donnaient au champ de ba-taille, et leur dépouille était brûlée sur un bûcher funéraire. Enfin, après avoir offert sa vie, Nanahuatl s’éleva dans les nues jusqu’au firmament, une ascension qui attendait aussi les guerriers défunts qui quotidiennement accompagnaient l’astre jusqu’au zénith (N. Ragot, op. cit., p. 173).

LES MÉTAMORPHOSES CHROMATIQUES DES DIEUX MÉSOAMÉRICAINS

367

l’holocauste sous la forme d’êtres de cinq couleurs dont la physionomie et les atours rappellent ceux de Nanahuatl (fig. 7)70. Il semble approprié d’y reconnaître une mise en scène de la déification des guerriers morts sur le champ de bataille ou des captifs sacrifiés71. Quant à l’emploi de la fragmentation chromatique dans ces circonstances, il achève de démon-trer que ce phénomène est un signe distinctif des personnages investis dans le maintien de la machine mondiale.

Arrivé au terme de ce parcours consacré à la scission chromatique des individus destinés à sustenter l’astre diurne, ainsi que des défunts qui l’escortaient lors de son voyage céleste quotidien, il est intéressant d’analyser, pour finir, un mythe qui constitue une variante de la mise en place de la guerre consécutive à la première aurore. Si elles passent sous silence l’organisation des combats par Tezcatlipoca, les sources issues de l’œuvre d’Olmos racontent, en contrepartie, qu’après le sacrifice des divinités qui eut pour objet de mettre le soleil en mouvement, ce dé-miurge chargea le dieu du vent d’aller quérir, à la Maison du Soleil, «les musiciens avec leurs instruments pour […] [lui] faire honeur» et pour lui offrir une fête72. L’Histoyre du Méchique précise en outre que:

«Ces dits musiciens estoynt vestus de quatre coleurs: blanc, rouge, geaune et verd. Adonc estant arrivé, le dieu de l’air les appela en chantant; au quel res-pondit incontinent l’ung deux, et s’en alla avec luy et porta la musique qui est celle quils usent à présent en ses dances en honeur de ses dieux, comme nous faisons avec les orgues»73.

La version recueillie par Mendieta omet de mentionner les couleurs des vêtements des musiciens, mais elle signale, en revanche, que plu-sieurs d’entre eux répondirent au chant melliflu de l’envoyé de Tezcatli-poca et le suivirent sur terre en emportant leurs tambours. À la suite de cet épisode, le franciscain explique que les Indiens commencèrent à cé-lébrer des fêtes et à exécuter des danses pour leurs dieux74. La confron-tation des deux variantes de l’histoire montre donc que ce sont des per-sonnages solaires dont les costumes étaient de quatre couleurs différen-tes qui enseignèrent la musique aux hommes et qui introduisirent les danses et les chants au sein des rituels en l’honneur des divinités.

__________ 70 E.H. Boone, Cycles of Time, cit., pp. 200 ff.; E. Seler, op. cit., vol. 2, pp. 45, 47. 71 A. Nowotny, Codex Borgia. Introduction et commentaires, Club du livre, Philippe Le-

baud, Paris 1977, p. 30. 72 G. Mendieta, op. cit., p. 80; A. Thévet, op. cit., pp. 32-33. 73 Ibidem. 74 G. Mendieta, op. cit., p. 80.

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S’il a de quoi dérouter, de prime abord, le recours au phénomène de fragmentation chromatique dans ce contexte s’éclaire lorsqu’on se penche sur l’idée que les anciens Mexicains se faisaient des chants et, plus géné-ralement, de la parole. Dans les mythes, cette dernière est en effet dotée d’une forte potentialité créatrice, pour reprendre la formule de Olivier75, tandis que, dans les rites, la musique et les prières ont pour finalité de maintenir l’ordre cosmique en assurant l’alimentation des divinités, au même titre que le sang versé lors des affrontements armés et des sacrifi-ces. Ainsi, des témoignages préhispaniques et coloniaux en provenance de plusieurs régions de Mésoamérique révèlent que la création du monde dé-buta lorsque les dieux se mirent à parler76, tandis que, chez les Hopis, la musique de la flûte accompagne le processus d’émergence77. Dans les narrations mexicaines modernes, ce n’est plus tant la naissance de l’univers, mais son dynamisme – symbolisé par la mise en mouvement de l’astre solaire – qui résulte de la récitation de prières ou de l’exécution de danses par les hommes, ou encore du chant des oiseaux au lever du jour78.

Une fois l’œuvre cosmogonique achevée, les démiurges se retirèrent dans leur demeure respective en exigeant de leurs créatures qu’elles leur témoignent de la gratitude, mais aussi qu’elles les nourrissent en leur of-frant des vies humaines et en procédant à des rituels complexes qui com-portaient notamment des chants et des danses79. Cette croyance transparaît dans l’histoire des musiciens du soleil qui retient présentement mon atten-tion, puisque Mendieta rapporte que «les chants qu’ils chantaient durant

__________ 75 G. Olivier, Moqueries et métamorphoses, cit., p. 25. 76 F. Anders-M. Jansen-G.A. Pérez Jiménez (eds.), Códice Vindobonensis Mexicanus I,

Akademische Druck-Und Verlagsanstalt, Sociedad Estatal Quinto Centenario, Fondo de Cultura Económica, Graz, Madrid, Mexico 1992, p. 52; G. García, Origen de los Indios del

Nuevo Mundo e Indias Occidentales, Fondo de Cultura Económica, Mexico 1981, p. 327; A. Recinos (ed.), Popol Vuh, Fondo de Cultura Económica, Mexico 1960, pp. 23 ff.

77 K. Taube, Breath of Life, cit., pp. 119-120. 78 A. Ichon, op. cit., p. 61; M. Graulich-G. Olivier, ¿Deidades insaciables? La comida de

los dioses en el México antiguo, in «Estudios de Cultura Náhuatl» 35(2004), p. 139; G. Stres-ser Péan, La légende aztèque de la naissance du soleil et de la lune, in «Annuaire de l’EPHE (1961-1962)» (1962), p. 22; R. Williams García, Mitos tepehuas, SEP, Mexico 1972, p. 93; R.M. Zingg, Los huicholes. Una tribu de artistas, Instituto Nacional Indigenista, Mexico 1982, vol. 2, pp. 183, 188, 195.

79 Il faut rappeler, en effet, que les divinités mésoaméricaines ne se nourrissent pas uni-quement de sang, mais aussi de choses immatérielles, telles les fragrances et les paroles. Les Huichols pensent ainsi que les dieux boivent leurs oraisons dans des écuelles (escudillas) et, pour cette raison, ils considèrent ces objets comme les voies les plus sûres pour que leurs suppliques atteignent leur destination divine (C. Lumholtz, El México Desconocido. Cinco

años de exploración entre las tribus de la Sierra Madre Occidental; en la tierra caliente de Tepic y Jalisco, y entre los tarascos de Michoacán, Herrerías, Mexico 1945, vol. 2, p. 77).

LES MÉTAMORPHOSES CHROMATIQUES DES DIEUX MÉSOAMÉRICAINS

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ces danses étaient considérés comme des prières»80. Elle est également patente dans le Popol Vuh, où se manifeste, à plusieurs reprises, l’impatience des dieux qui souhaitent ardemment que les êtres qu’ils ont formés les sustentent en invoquant leur mémoire81. Dans ce récit de la ge-nèse maya quiché, ainsi que dans un mythe nahua conservé dans la Leyenda de los Soles, l’incapacité des animaux et des hommes primitifs à prononcer les noms de leurs créateurs et à chanter leurs louanges conduit les divinités à les châtier impitoyablement en mettant un terme à leur exis-tence, voire à l’ère cosmique qui avait vu leur apparition82.

Ces données invitent à conclure qu’en plus du sacrifice sanglant, la parole et la musique sont des offrandes qui plaisent aux dieux et qui participent non seulement du processus de création, mais aussi de la dynamique cosmique83. De ce fait, les quatre couleurs des entités qui introduisent, sur terre, la dimension musicale du culte doivent être in-terprétées, à mon sens, comme un moyen de signaler leur participation à l’entreprise visant à maintenir les astres en mouvement et à satisfaire les instances divines84. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que ces musi-ciens polychromes aient vécu dans un espace, la Maison du Soleil85, dont le nom fait écho à celui de l’au-delà où se rendaient les combat-tants tombés sur le champ de bataille86. Il est également révélateur que musiciens et guerriers morts aient joui d’une fonction semblable, puis-

__________ 80 G. Mendieta, op. cit., p. 80; Sahagún, Florentine Codex, cit., vol. 6, p. 74. 81 A. Recinos (ed.), op. cit., p. 28; A. Thévet, op. cit., p. 27. 82 J. Bierhorst (ed.), History and Mythology, cit., p. 150; M. Graulich-G. Olivier, op. cit.,

p. 140; A. Recinos (ed.), op. cit., pp. 25-32, 103-107. 83 M. Graulich-G. Olivier, op. cit., p. 140; G. Olivier, Moqueries et métamorphoses, cit.,

pp. 26-27, 35-36. 84 Ma conclusion coïncide avec la lecture de ce mythe proposée par López Austin, pour

qui l’aventure poursuit l’objectif de favoriser l’alternance des contraires cosmiques: la lu-mière et l’obscurité (A. López Austin, El conejo en la cara de la luna. Ensayos sobre mitología de la tradición mesoamericana, Instituto Nacional Indigenista, CONACULTA, Mexico 1994, pp. 140-143). Elle se voit aussi confirmée par la représentation des volutes de la parole ou du chant dans le Codex Vindobonensis (F. Anders-M. Jansen-G.A. Pérez Jiménez [eds.], op. cit., pp. 48, 52). Ces symboles des premiers mots que prononcèrent les dieux afin de créer le monde y sont en effet peints de quatre couleurs différentes, de même que les chants qui sortent du cœur du démiurge de la tradition culturelle mixtèque: le Seigneur 9 Vent (M. Jansen, Huisi Tacu. Estudio interpretativo de un libro mixteco antiguo: Codex Vindobo-nensis Mexicanus I, CEDLA, Incidentele Publicaties 24, Amsterdam 1982, vol. 1, pp. 126, 145; E.H. Boone, Stories in Red and Black. Pictorial Histories of the Aztecs and Mixtecs, Univer-sity of Texas Press, Austin 2000, pp. 90-92).

85 G. Mendieta, op. cit., p. 80; A. Thévet, op. cit., pp. 32-33. 86 Comme je l’ai indiqué précédemment, le lieu que rejoignaient les hommes morts au

combat se nommait Ichan Tonatiuh Ilhuicac, «La Maison du Soleil dans le Ciel».

ELODIE DUPEY GARCIA 370

que leurs tâches consistaient à chanter et à pousser des cris pour servir l’astre diurne et l’égayer87.

Synthèse des résultats

L’examen des métamorphoses des dieux nahuas et mayas entrepris dans cet essai a révélé qu’en plus de suggérer l’ordonnancement du plan terrestre en quatre ou cinq secteurs, la fragmentation chromatique était un phénomène doté d’un fort pouvoir d’évocation dans les systèmes de re-présentations préhispaniques. Loin d’être réservée aux seuls Atlas mé-soaméricains, la scission en avatars multicolores concernait en effet des êtres surnaturels qui partageaient des missions similaires puisqu’ils étaient les responsables du fonctionnement harmonieux de la mécanique cosmi-que. On a ainsi pu observer que les démiurges et les porteurs du ciel qui s’étaient attelés à la création du monde, puis avaient pris en charge la suc-cession des ères et des saisons nécessaire à la bonne marche de l’univers étaient peints ou dépeints comme des entités existant sous plusieurs for-mes diversement colorées dans les codex dits du «groupe Borgia» et dans les narrations mythiques mises par écrit. Dans ces mêmes sources, les es-cortes de défunts qui veillaient à ce que les voyages solaires se déroulent sans encombre, ainsi que les protagonistes des premières guerres et les musiciens du Soleil qui avaient initié les hommes aux offrandes sanglan-tes et musicales recevaient également ce signalement chromatique car ils garantissaient, eux aussi, la dynamique cosmique en répondant de la satis-faction – voire de la satiété – des divinités.

En plus d’ouvrir de nouvelles pistes pour aborder un aspect peu ex-ploré du polythéisme mésoaméricain, cette réflexion sur la scission chromatique a par ailleurs contribué à faire la lumière sur le sens de cer-tains des jeux de couleurs qui affleurent dans les mythes des anciens Mexicains. À cet égard, la métamorphose de Papillon d’Obsidienne qui a retenu notre attention au cours de ce travail est particulièrement signi-ficative, puisqu’elle couple avec brio l’évolution de la nature et du com-portement d’une divinité à une mutation chromatique radicale: de déesse

__________

87 A. Thévet, op. cit., pp. 32-33. Dans plusieurs extraits du Codex de Florence, on peut lire qu’au lever du jour les guerriers morts poussaient des cris pour accueillir le soleil et dans le but de le réjouir (B. Sahagún, Florentine Codex, cit., vol. 3, p. 49, vol. 6, pp. 162-163). Il est probable que cette cacophonie encourageait l’astre à entreprendre son cheminement dans le ciel, car on sait que le bruit et les cris aidaient au retour de la lumière après les éclipses et au moment de l’allumage d’un nouveau feu (ibi, vol. 6, pp. 143-144, vol. 7, p. 2; N. Ragot, op. cit., p. 173).

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noire comme l’obsidienne incarnant le versant destructeur et chaotique de la personnalité ambiguë des Tzitzimime, Itzpapalotl se transforme en silex multicolores et se convertit en être bienveillant dans un contexte qui rappelle les débuts de la genèse. À la faveur de cet exemple, il sem-ble prudent de garder à l’esprit, lors de futures analyses consacrées à la polychromie des dieux, qu’en plus de constituer un éventuel moyen de classement des instances suivant le système des orients, la couleur est un marqueur efficace pour souligner la complexité et le dynamisme des di-vinités mésoaméricaines, dont l’identité et les fonctions peuvent évoluer au rythme des cycles mythiques et temporels.

ABSTRACT

Cet article se propose de rouvrir le dossier des êtres surnaturels qui se scindent en avatars multicolores dans les traditions nahua et maya au Postclassique en proposant de nouvelles pistes pour aborder cet as-pect peu exploré du polythéisme mésoaméricain. En s’appuyant sur une étude approfondie des sources écrites et iconographiques, il montre qu’en plus de suggérer l’ordonnancement du plan terrestre en quatre ou cinq secteurs, la fragmentation chromatique était un moyen de marquer la cohorte d’entités responsables du fonctionnement harmonieux de la mécanique cosmique. L’enquête contribue en outre à révéler que la cou-leur était un des outils qu’avaient retenue les anciens Mexicains pour souligner la complexité et le dynamisme des dieux de leur panthéon, dont l’identité et les fonctions évoluaient au rythme des cycles mythi-ques et temporels.

This article serves the purpose to investigate the problem of super-natural beings that fragment into multicoloured avatars in Postclassic Nahua and Maya traditions, following new ways in order to clearly un-derstand this aspect of Mesoamerican polytheism. The article is sup-ported by a deep research on both written and iconographic sources and shows that, besides suggesting a terrestrial organization founded on four or five sections, the chromatic fragmentation is a way to remark the cohort of entities that are responsible for a harmonious working of cos-mic mechanism. The dissertation also contributes to reveal that colour is one of the instruments used by ancient Mexicans to point out both complexity and dynamism of the different gods whose identity and func-tions evolve following the rhythm of mythical and temporal cycles.

Figure 1: Restitution de l’iconographie de l’intérieur du couvercle du petit tepetlacalli de Tizapan. Dessin de Fernando Carrizosa, in A. López Austin-L. López Luján, El Templo Mayor

de Tenochtitlan, el Tonacatépetl y el mito del robo del maíz, in Acercarse y mirar. Homenaje a Beatriz de la Fuente, UNAM, IIE, Mexico 2004, p. 425, fig. 6 a.

Figure 2: Les Tlaloque régnant sur le climat des années «roseau», «silex», «maison» et «lapin». F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García (eds.), Códice

Borgia, Akademische Druck-Und Verlagsanstalt, Sociedad Estatal Quinto Centenario, FCE, Graz, Madrid, Mexico 1993, p. 27.

Figure 3: L’émergence des avatars multicolores de Quetzalcoatl au début de la genèse. F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García (eds.), Códice

Borgia, Akademische Druck-Und Verlagsanstalt, Sociedad Estatal Quinto Centenario, FCE, Graz, Madrid, Mexico 1993, p. 29.

Figure 4: Les avatars multicolores de Tezcatlipoca surgissant d’un couteau de silex anthropomorphe. F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García (eds.), Códice Borgia, Akademische Druck-Und Verlagsanstalt, Sociedad Estatal Quinto Centenario, FCE, Graz, Madrid, Mexico 1993, p. 32, détail.

Figure 5: L’émergence de Xiuhtecuhtli multicolores au moment de l’allumage du feu nouveau. F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García (eds.), Códice Borgia, Akademische Druck-Und Verlagsanstalt, Sociedad Estatal Quinto Centenario, FCE, Graz, Madrid, Mexico 1993, p. 46, détail.

Figure 6: La mise en couleurs des Cihuateteo et des guerriers morts divinisés. F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García (eds.), Códice Borgia, Akademische Druck-Und Verlagsanstalt, Sociedad Estatal Quinto Centenario, FCE, Graz, Madrid, Mexico 1993, p. 47-48, détail.

Figure 7: La scission en avatars multicolores de Nanahuatl à partir du corps d’un captif sacrifié. F. Anders-M. Jansen-L. Reyes García (eds.), Códice Borgia, Akademische Druck-Und Verlagsanstalt, Sociedad Estatal Quinto Centenario, FCE, Graz, Madrid, Mexico 1993, p. 42, détail.