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Dynamiques de l'institutionnalisation sociale et cognitive des sciences de l'information en France Rosalba PALERMITI et Yolla POLITY Université Pierre Mendès France IUT2 de Grenoble Equipe RI3 [email protected] [email protected] INTRODUCTION Ignorer l'histoire revient à se condamner à la répétition. Parvenir à se penser “dans le temps” assure la cohésion d'une communauté scientifique. L’histoire et la philosophie des sciences ainsi que les études épistémologiques se sont jusque là préoccupées des sciences mûres déjà fortement institutionnalisées (Thomas Kuhn, Karl Popper, …). Or les sciences de l'information et de la communication (SIC) sont en France de création récente. Vouloir écrire leur histoire institutionnelle signifie-t-il alors que l'on considère qu'elles ont atteint leur maturité ? A notre avis, la question de l'institutionnalisation d'une discipline se pose plutôt en terme de processus et s'inscrit dans la durée. Des critères permettent d'en mesurer l’évolution : citons en vrac les formations universitaires, les équipes de recherche, les publications, les thèses, les revues, les lieux de rencontre tels que colloques, séminaires ou congrès, l'existence de manuels qui contribuent à la transmission des concepts, de la terminologie de base et des acquis fondamentaux. Quand on s'intéresse aux structures scientifiques émergentes, il semble que deux dimensions de l’institutionnalisation puissent être distinguées (Whitley, 1974) : l’institutionnalisation cognitive et l’institutionnalisation sociale. L'institutionnalisation cognitive concerne le degré de consensus et de clarté des concepts, la pertinence des problèmes posés, les formulations utilisées, l’acceptabilité des solutions, des méthodes, des techniques ou des instrumentations appropriées, la capacité commune de distinguer le domaine parmi d'autres et de déterminer si un problème en relève. Quant à l'institutionnalisation sociale, elle se réfère à la création et au maintien des structures formelles qui démarquent les membres de la communauté et leur donnent les bases d’une identité sociale. Elle concerne tant le degré d'organisation interne et de définition des fondements, que le degré d'intégration dans les structure sociales de légitimation et d'allocation de ressources (universités, grands organismes et programmes de recherche). Dans les domaines à forte institutionnalisation sociale, le corpus de revues à dépouiller est bien délimité, les participations aux congrès bien définies, - 1- 23/03/0616:03

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Dynamiques de l'institutionnalisation sociale et cognitive des sciences de l'information en France

Rosalba PALERMITI et Yolla POLITY

Université Pierre Mendès France IUT2 de Grenoble

Equipe RI3 [email protected]

[email protected]

INTRODUCTION

Ignorer l'histoire revient à se condamner à la répétition. Parvenir à se penser “dans le temps” assure la cohésion d'une communauté scientifique. L’histoire et la philosophie des sciences ainsi que les études épistémologiques se sont jusque là préoccupées des sciences mûres déjà fortement institutionnalisées (Thomas Kuhn, Karl Popper, …). Or les sciences de l'information et de la communication (SIC) sont en France de création récente. Vouloir écrire leur histoire institutionnelle signifie-t-il alors que l'on considère qu'elles ont atteint leur maturité ? A notre avis, la question de l'institutionnalisation d'une discipline se pose plutôt en terme de processus et s'inscrit dans la durée. Des critères permettent d'en mesurer l’évolution : citons en vrac les formations universitaires, les équipes de recherche, les publications, les thèses, les revues, les lieux de rencontre tels que colloques, séminaires ou congrès, l'existence de manuels qui contribuent à la transmission des concepts, de la terminologie de base et des acquis fondamentaux.

Quand on s'intéresse aux structures scientifiques émergentes, il semble que deux dimensions de l’institutionnalisation puissent être distinguées (Whitley, 1974) : l’institutionnalisation cognitive et l’institutionnalisation sociale. L'institutionnalisation cognitive concerne le degré de consensus et de clarté des concepts, la pertinence des problèmes posés, les formulations utilisées, l’acceptabilité des solutions, des méthodes, des techniques ou des instrumentations appropriées, la capacité commune de distinguer le domaine parmi d'autres et de déterminer si un problème en relève. Quant à l'institutionnalisation sociale, elle se réfère à la création et au maintien des structures formelles qui démarquent les membres de la communauté et leur donnent les bases d’une identité sociale. Elle concerne tant le degré d'organisation interne et de définition des fondements, que le degré d'intégration dans les structure sociales de légitimation et d'allocation de ressources (universités, grands organismes et programmes de recherche). Dans les domaines à forte institutionnalisation sociale, le corpus de revues à dépouiller est bien délimité, les participations aux congrès bien définies,

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l'adhésion à une association donnée est évidente, les échanges avec tel ou tel organisme bien déterminés. Le cercle scientifique est donc bien dessiné. Au contraire, dans les domaines où l'institutionnalisation sociale est faible, il n’y a ni structuration claire des revues et des congrès, ni démarcations qui soient la base d'une identité sociale. Ce sont alors les contacts personnels qui pallient l'absence d'une structure externe, qui offrent un moyen d'obtenir information et légitimation et qui aident à construire une bonne cohésion.

Il est certain qu’une «histoire globale de la discipline qui tienne compte de l'ensemble des processus d'institutionnalisation avec le souci de les contextualiser ” serait nécessaire (cf. supra, contribution de Robert Boure). Mais les approches et les postures envisageables pour écrire l'histoire de l'institutionnalisation d'une discipline, en l'occurrence les SIC, sont multiples. C'est un vaste chantier, car cette histoire fait intervenir des phénomènes complexes qui interagissent entre eux. Il serait vain de prétendre prendre en compte l'ensemble des facteurs qui contribuent à l'institutionnalisation des SIC, alors même que l’histoire de chacun d'entre eux reste à écrire. En outre, l'étude de chaque critère requiert des approches spécifiques : on ne fait pas l'histoire des idées et de l'évolution des paradigmes avec les mêmes outils méthodologiques que celle de l'histoire des revues ou de la production des thèses. C'est pourquoi la tâche ne peut être que collective, notre ambition ici est d’y participer et bien que l'union de l’information et de la communication soit une particularité française nous nous limiterons volontairement aux sciences de l'information (SI), laissant à d'autres auteurs de ce volume le soin d’examiner les sciences de la communication.

La première partie de ce chapitre se présente comme une contribution aux monographies nécessaires à l’écriture d’une histoire plus globale. Il s'agit d'un compte-rendu d'une étude menée sur un facteur spécifique de l’institutionnalisation, la production des thèses en SI en France sur 20 ans, de 1974 (date de la reconnaissance universitaire de la discipline) à 1994. L'analyse de la cartographie thématique de la discipline, telle qu'elle se dessine au travers des thèses, nous donne à voir des sciences de l'information réduites en France à la portion congrue.

La deuxième partie s’attachera à analyser les raisons historiques de ce constat. En nous appuyant sur la distinction opérée par Richard Whitley, nous pensons qu'il n'y a pas eu pour les SI de corrélation entre une certaine institutionnalisation cognitive amorcée dès le début de ce siècle, et leur reconnaissance universitaire qui est un des facteurs académiques déterminant de l'institutionnalisation sociale. Cette dernière s'est faite en l'absence d'une fraction importante du monde de l'information, celle du secteur des bibliothèques et des archives, que les Sciences de l'information n'ont pas su ou pas pu intégrer.

En conclusion, nous relèverons les facteurs sociaux et institutionnels qui laissent aujourd'hui augurer d'une capitalisation des acquis et d'une meilleure institutionnalisation cognitive.

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REGARD SUR UN FACTEUR DE L’INSTITIONNALISATION : LES THÈSES EN SCIENCES DE L'INFORMATION

Nous interrogeant sur le degré d’institutionnalisation des Sciences de l’information, nous avons mené en 1995 une enquête par entretiens auprès des enseignants-chercheurs qui en relèvent. Les résultats de cette enquête montrent une faible institutionnalisation tant cognitive que sociale. En effet, nous avons constaté chez les personnes interrogées, une absence de consensus autour des sous-domaines qui composent les SI, une mauvaise identification des équipes de recherche qui y travaillent, un faible sentiment de cohésion et corrélativement un certain sentiment d’isolement accompagné d'une vision étroite de la discipline souvent limitée à une spécialité, celle de la personne interrogée.

Au delà des conclusions de cette enquête (Polity, 2000) qui révèle la représentation que les acteurs ont des SI, nous avons voulu cerner les contours de celle-ci à partir d'une étude empirique sur les thèses produites en France pendant 20 ans. Les raisons d'un tel choix s'expliquent par le fait que les thèses de doctorat soutenues dans une discipline sont un des reflets importants de son activité de recherche institutionnelle. De toutes les autres activités, publication dans des revues, organisation de colloques, contrats de recherche, etc., c'est celle qui est la plus organisée et la plus contrôlée par les institutions universitaires ; c'est celle aussi qui participe étroitement à la reproduction du corps des enseignants-chercheurs de la discipline car sans exclure la possibilité de recruter sur des emplois de la section des candidats ayant soutenu leur thèse ailleurs, la formation des doctorants a bien pour but de renouveler le corps des enseignants-chercheurs de la discipline, le travail de thèse se faisant sous le contrôle d'un directeur de recherche qui y est habilité. Analyser les thèses permet donc d'avoir un regard, partiel peut-être mais privilégié, sur la production des savoirs dans une discipline donnée.

L'analyse de cette production de recherche, qui a pris en compte autant les thèses en sciences de l'information que celles en sciences de la communication, a donné lieu à une étude statistique sur la répartition par université de soutenance, directeur de thèse, date de soutenance ainsi qu'à une catégorisation permettant de dégager une cartographie thématique (Polity et Rostaing, 1997). Une période de 20 ans nous a paru suffisante pour étudier l'évolution des pôles de production, les principaux acteurs qui y ont contribué, ainsi que les thématiques abordées dans les thèses. Nous présenterons ici les seuls éléments qui nous paraissent significatifs pour l'appréhension du degré d'institutionnalisation sociale et cognitive des SI en France. Ainsi les problèmes rencontrés lors de la constitution du corpus indiquent une mauvaise identification de l'intitulé de la discipline de la part des instances universitaires. La répartition des thèses par université de soutenance révèle la présence de lieux de production bien identifiés mais

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aussi une multitude de travaux individuels, effectués en dehors de toute structure, travaux disjoints n'ayant pas donné lieu à une capitalisation des savoirs. Enfin, la répartition thématique des thèses montre quelques axes cohérents mais avec des lacunes importantes qui indiquent que l’institutionnalisation cognitive reste largement à construire.

La constitution du corpus : des problèmes révélateurs

Un des objectifs de cette étude sur la production des thèses en SI était de cerner les contours de ce champ disciplinaire, non pas à partir de définitions a priori qui ne rencontrent pas encore un consensus au sein même de la communauté des enseignants-chercheurs de la discipline, mais plutôt d'une manière empirique, par une étude quantitative et thématique de ce qui a été produit durant vingt ans.

À priori, on aurait pu penser que la constitution du corpus ne présenterait pas de difficulté majeure puisqu’il existe un catalogue national des thèses soutenues en France (Téléthèses, devenu TheseNet) duquel on peut extraire les thèses soutenues dans chaque discipline. Or, en procédant ainsi pour les sciences de l'information et de la communication, on constate très vite des "anomalies ” : il apparaît des thèses soutenues en SIC en 1972 et 1973, alors que rappelons-le, la reconnaissance officielle date de 1974 ; certains intitulés de disciplines et de spécialités ne correspondent à aucune nomenclature officielle ; mais il y a plus grave, des lacunes importantes concernent les sciences de l’information dont les thèses sont rarement catégorisées en "Sciences de l’information et de la communication ” et plutôt en "Sciences et techniques, mathématiques appliquées ” ou encore en "Information-documentation ”. Au problème de la fiabilité de la catégorisation en disciplines effectuée par les gestionnaires du catalogue, s’ajoute une question plus fondamentale : qu'est-ce qu'une thèse dans une discipline donnée ? Est-ce une thèse catégorisée ainsi dans le catalogue national ? Est-ce une thèse traitant d'une problématique relevant d'un champ disciplinaire donné ? Est-ce une thèse dirigée par un directeur appartenant officiellement à la section du CNU concernée ? Est-ce une thèse préparée dans le cadre d'une école doctorale ou d'une équipe de recherche de la discipline ?

Sans préjuger des réponses à ces questions, nous avons décidé de constituer un corpus au départ le plus large possible, quitte à le restreindre après un examen attentif des thèses qui le composent. Nous l’avons complété après une confrontation avec le corpus constitué par Jean-François Tétu pour la DRED (qui, lui, couvre la période 1982-1991) et nous avons abouti à 1018 thèses que nous avons indexées et catégorisées. Nous avons éliminé 167 thèses considérées comme étant en marge1 et étudié d'une manière plus

1 Ont été classées en marge les thèses qui - ont été dirigées par des directeurs de thèses appartenant clairement à d'autres disciplines et ne se réclamant d'aucun lien épistémologique ou institutionnel avec les SIC,

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précise les 303 thèses en Sciences de l'information qui représentent environ un tiers des thèses de la discipline.

Les principaux lieux de production de thèses

La répartition des thèses par université de soutenance a fait apparaître pour la période concernée (1974-1994) quatre pôles principaux de production en Sciences de l'information. Il s'agit de l'EHESS (École des hautes études en sciences sociales de Paris), Grenoble, Bordeaux et Lyon.

Répartition des thèses par universités

Aix Marseille 3 5% Toulouse

6%PARIS 7

7%

LYON 7%

BORDEAUX 3 11%

GRENOBLE 13%

PARIS/EHESS 14%

Autres Universités37%

Graphique 1

L'EHESS (École des hautes études en sciences sociales) avec une quarantaine de thèses a eu une importance indéniable dans la construction de la discipline. Trois personnes ont joué un rôle déterminant : Jean Meyriat, Madeleine Wolff-Terroine et, dans une moindre mesure, Jean-Paul Trystram. Quelques thèses portant sur des thématiques clairement identifiées “sciences de l'information” ont été produites dans le cadre d'autres séminaires de l'École2 .

- ont un objet d'étude qui ne fait pas partie des objets d'étude reconnus du champ et/ou ne se présentent pas comme voulant résoudre un problème qui relève du champ. Car un champ ne se définit pas par des sujets et des thèmes mais par les problèmes qui l'interpellent et les méthodes qu'il a choisies pour résoudre ces problèmes. 2 Ces thèses ont été dirigées par Marc Barbut, Claude Brémond, Jacques Bertin, Marc Ferro, Pierre Marthelot, Jean-Claude Passeron et Jacques Perriault.

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Près de la moitié des thèses soutenues dans le cadre du séminaire de Jean Meyriat sont le fait d'étudiants étrangers qui, pour la plupart, ont traité de sujets en rapport avec leur pays d'origine. On trouve ainsi des titres comme “L'information médicale en Algérie ”, “Le tiers monde à l'heure des réseaux, cas du Maroc ” ou encore “Le rôle de l'État dans la mise en place d'une politique nationale d'information scientifique et technique ”, sujet décliné suivant plusieurs pays, tous en voie de développement. On retrouvera ce phénomène de thèses soutenues par des étudiants étrangers sur des problématiques liées à leur pays dans d'autres formations. Mais il semble qu'il ait pris à Paris des proportions particulières à cause de l'imbrication, pendant de nombreuses années, du séminaire de l'EHESS et du Cours post-universitaire de formation à l'information scientifique et technique3.

Les caractéristiques de ce séminaire doivent être soulignées car elles ont influé sur le développement de la discipline. Bien que situé dans une institution à forte dominante sciences sociales, l'importance était donnée aux aspects techniques et professionnels au détriment de la réflexion théorique et critique. Les raisons de cette dérive peuvent être attribuées au recrutement de doctorants essentiellement professionnels dans le secteur de l'information (en provenance de l'INTD, du diplôme de Sciences-Po et du Cours Unesco) et aux fonctions des trois directeurs de recherche, professionnels de l'information dans de grandes institutions. Toutefois, on ne peut négliger l'apport de ce séminaire de l'EHESS aux Sciences de l'information en France. Il a été un des premiers et des rares lieux à assurer une formation doctorale dans ce champ disciplinaire et on trouve aujourd'hui sept enseignants-chercheurs relevant de la 71e section qui ont effectué leur thèse dans ce cadre.

Les universités grenobloises occupent la deuxième place avec 37 thèses produites en sciences de l'information, dont la moitié effectuées à Grenoble 2 sous la direction de Jacques Rouault4.

Cet ensemble de thèses se caractérise par une certaine cohérence autour de thématiques qui étaient celles des directeurs de recherche, y compris pour les étudiants étrangers qui s’y soumettaient. La majeure partie des thèses concerne le traitement automatique des langues appliqué aux problèmes de l'indexation automatique et aux systèmes d'information. Deux autres thématiques méritent d'être notées parce qu'elles sont classiques en sciences de l'information et qu'elle sont peu présentes dans l'ensemble du corpus des thèses : il s'agit de la communication scientifique d'une part et de la communication entre scientifiques d'autre part. Parmi les auteurs de ces thèses grenobloises on trouve aujourd'hui 10 enseignants-chercheurs appartenant à la 71e section. 3 Cette formation de 3° cycle, organisée par la Commission française pour l'Unesco, a drainé vers ce séminaire de très nombreux professionnels de l'information des pays en voie de développement. 4 Les autres ont été faites sous la direction de Yves Chiaramella, Jean Sgard, Bernard Miège et de Jean-François Tétu.

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L'université de Bordeaux 3, avec 32 thèses, occupe la troisième place dans la production. Les principaux directeurs de recherche en ce qui concerne les Sciences de l’information sont Robert Estivals, Robert Escarpit et André Tudesq5.

Près de la moitié des thèses ont été encadrées par Robert Estivals autour du thème de la bibliologie. On peut difficilement trouver une cohérence pour l'ensemble des autres thèses. Il semble que Bordeaux 3 ait connu le même problème que l'EHESS avec ses étudiants étrangers car les deux-tiers des thèses (21 exactement) concernent l'Afrique et les pays arabes avec des sujets comme ”L'information agricole au Togo ” ou ”Le livre en Algérie ”. On ne doit pas sous-estimer la mission de formation des cadres des pays de la francophonie, mais force est de constater que l'apport de ces thèses au développement de la discipline en France est faible. Cependant, le pôle bordelais a formé 7 enseignants-chercheurs qui sont des acteurs dynamiques des SI en France.

Les universités lyonnaises avec 24 thèses occupent la quatrième position. La moitié des thèses ont été effectuées sous la direction de Richard Bouché autour des systèmes d'information et du traitement automatique des langues appliqué à l'indexation automatique. Les autres thèses6 ont été produites majoritairement en linguistique. Il faut souligner que la proximité géographique de Lyon et Grenoble a permis des synergies et des collaborations fructueuses. Durant la période concernée, Lyon a contribué au développement des SI en France avec 9 enseignants-chercheurs actuellement en exercice au sein de la 71e section.

L'apparition dans les statistiques de Paris 7 avec 20 thèses et de Toulouse avec 18 thèses surprend et correspond à deux phénomènes différents. En effet, l'examen des thèses produites à Paris 7 n'indique pas a priori une présence forte des SIC, puisque seulement deux thèses ont eu un directeur appartenant à la section7. Mais il semble qu'il y ait eu fertilisation avec le concours de trois disciplines8 qui ont produit des enseignants-chercheurs en SI. Ainsi donc, parmi les auteurs de ces 20 thèses, 7 sont devenus enseignants-chercheurs de la 71e section.

Quant à Toulouse avec 18 thèses, il semble qu'à l’exception d'un travail9 sur la communication scientifique à Toulouse 2, il s’agisse essentiellement de thèses en informatique documentaire dirigées pour la plupart par Claude Chrisment et Gilles Zurfluh. Ces directeurs de recherche ainsi que les thésards qu'ils ont formés n'ont pas de rapports avec la 71e section.

5 D'autres thèses ont été dirigées par Anne-Marie Laulan, Hugues Hotier et Philippe Rouyer. 6 Avec comme directeurs Michel Le Guern, Roland Antonioli et Maurice Mouillaud. 7 Yves Le Coadic et Marie-Claude Vettraino-Soulard 8 Il s'agit de la Sociologie avec Jean Duvignaud, de l'Histoire avec Michelle Perrot et Henri-Jean Martin et enfin de l'Informatique avec Hélène Bestougeff et surtout Daniel Laurent. 9 Dirigé par Robert Boure

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Enfin, il faut noter l'existence de deux universités qui ont commencé a produire des thèses plus tardivement : Aix-Marseille et Paris 8. À partir de 1985, Aix-Marseille avec 15 thèses et comme directeurs de recherche Henri Dou et Parina Hassanaly, traite des thèmes de la bibliométrie et de ses applications à la veille technologique. À partir de 1982, Paris 8 avec 12 thèses et comme directeurs Roger Laufer, Jean-Pierre Balpe, Claude Baltz et Jean Guenot développe des travaux autour de l'écriture et de l'édition et plus récemment autour des hypertextes.

Évolution des pôles et conditions de production des thèses

L'analyse de la production de thèses en SI sur 20 ans a permis d'identifier les principales universités qui y ont contribué. Il est aussi intéressant d'en observer l'évolution dans le temps. Afin d'obtenir une représentation graphique significative des tendances, les données brutes ont été lissées avec la méthode des moyennes mobiles sur 5 ans. En effet, l'événement ”soutenance de thèse ” étant l'aboutissement de plusieurs années de travail, il nous a paru utile de gommer les pics conjoncturels.

Cette vue diachronique montre qu'hormis l'EHESS dans les années 80, il s'est produit généralement deux thèses par an, exceptionnellement trois. On peut s'interroger sur les raisons de cette faible production. Il nous semble que les facteurs essentiels résident dans le petit nombre de professeurs et dans l'absence de volonté des universités à encourager le développement de ce champ disciplinaire. Le poids des SIC et donc leur influence au niveau de l'obtention de postes a toujours été très faible comparativement à celui d'autres disciplines ; a fortiori celui des SI qui, rappelons le, représentent moins du tiers des enseignants-chercheurs en SIC. L'interprétation de la naissance, du développement ou du déclin de pôles de production de thèses relève plus de la stratégie des acteurs individuels que d'une politique universitaire ou ministérielle. C'est sur une dizaine de personnes qu'a reposé pendant 20 ans l'essentiel de l'encadrement de la recherche en SI. En effet, les statistiques révèlent que neuf professeurs10 ont dirigé 40 % des thèses (106), alors que les autres thèses (158) ont été effectuées sous la direction de 108 professeurs, 70% d'entre eux n'ayant dirigé qu'une seule thèse dans ce domaine et les autres moins de 5.

10 Si l'on considère les directeurs de recherche qui ont encadré plus de 5 thèses durant ces 20 années, on trouvera, par ordre décroissant du nombre de thèses : Jean Meyriat, Jacques Rouault, Robert Estivals, Richard Bouché, Madeleine Wolf Terroine, Henri Dou, Robert Escarpit, André Tudesq et Francis Balle.

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Évolution de la production de thèses par universités

0

1

2

3

4

5

Nomb

re de

thès

es

Paris/EHESS Grenoble Bordeaux 3

Ly on Paris 7 Toulouse

Aix Marseille

graphique 2

Cette situation explique l'éparpillement des axes de recherche et les difficultés que nous avons rencontrées dans l'esquisse des contours thématiques du champ disciplinaire des SI.

Les contours thématiques du champ des SI au travers des thèses.

L'utilisation des méthodes scientométriques pour analyser les notices bibliographiques du corpus des thèses en SI paraissait bien adaptée pour dégager une cartographie du champ de recherche. Déjà, ces méthodes avaient été mises en œuvre par Yves Le Coadic sur les articles de la base Pascal de l'INIST et lui avaient permis d'obtenir “la carte de la science de l'information”, sorte de marguerite avec des thèmes centraux et des thèmes périphériques, donnant une Iimage de la structure interdisciplinaire de la science de l'information ” (Le Coadic, 1994, p.28). Elles avaient aussi été utilisées par Jean-Pierre Courtial et Pascale Weiler (Courtial et Weiler, 1990) pour évaluer les résultats scientifiques, en terme de publications, des équipes

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participant au programme PARUSI, programme lancé en 1984 par la DBMIST pour stimuler dans les établissements universitaires le développement de la recherche en sciences de l'information.

Pour le corpus des thèses en SI, l'utilisation de ces méthodes purement automatiques s'est vite révélée insatisfaisante à cause de l'absence d'homogénéité des notices. En effet, nous avons constaté un fort taux d'absence de mots-clés pour les notices des thèses soutenues avant 1986 ce qui nous aurait obligé à restreindre le corpus aux thèses soutenues entre 1986 et 1994. De plus, la qualité de l'indexation des thèses faite par les auteurs eux-mêmes et non par des documentalistes, laissait fortement à désirer.

Nous avons donc ré-indexé toutes les thèses en Sciences de l'information en tenant compte des titres, des mots-clés, des résumés quand ils étaient disponibles, et aussi de notre connaissance de ces travaux. Nous avons utilisé une indexation à facettes visant à faire ressortir le thème, l'objet d'étude, les méthodes utilisées ainsi que le pays et le secteur concerné. Comme toute indexation, elle peut être contestable ; elle a cependant le mérite d'être restée au plus près du corpus et de son vocabulaire.

0 20 40 60 80 100 120 140

Nombre de thèses

Informatique documentaire

Activ ités documentaires

Bibliologie et différents médias

Politique de l'IST

Communication scientifique

Sociologie de la lecture

Veille technologique

Divers

Répartition thématique des thèses en Sciences de l'information

graphique 3

Les résultats, pris sur 20 ans, montrent une nette prédominance du thème “informatique documentaire ”, qui représente à lui tout seul 45 % (135 thèses) de ce type de production scientifique. Les travaux les plus importants dans cette catégorie concernent l'indexation automatique, la recherche d'information et les interfaces d'accès à l'information. L'approche constructiviste domine (développement ou optimisation de systèmes d'information) bien que de nombreuses thèses concernent l'adaptation de

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systèmes existants au traitement de l'information dans un secteur particulier. Les méthodes mises en œuvre sont des méthodes classiquement utilisées en informatique11 : le TALN (traitement automatique des langues naturelles) domine avec 42 thèses, suivi par l'intelligence artificielle, la bibliométrie et, dans une moindre mesure, les réseaux hypertextuels, la classification automatique, le connexionisme, les techniques de reformulation et les statistiques.

Les autres thèmes méritent d'être interprétés en fonction de la dimension temporelle. Il est intéressant de voir si un axe de recherche a produit des thèses régulièrement, s'il a décliné, s'il est émergent ou s'il n'a été que le produit d'une mode passagère.

Parmi les thèmes qui ont donné lieu à une production régulière et hormis celui de l'informatique documentaire, on trouve : ”Activités documentaires ” (50 thèses, 17%), ”Communication scientifique ” (19 thèses, 6%) et ”Sociologie de la lecture ” (14 thèses, 5%).

À l'exception d'une pointe en 1984, le thème ”Activités documentaires ” se retrouve également réparti sur les vingt années. Il comprend des thèses qui privilégient le traitement sectoriel (médecine, éducation, géographie, etc.) ou des thèses qui traitent d’activités documentaires particulières. Ces activités sont traitées par types de documents (périodiques, thèses, documents audiovisuels), par fonctions (prêt, contrôle bibliographique) ou par institution (bibliothèques, cinémathèques).

Le thème ”Communication scientifique ” présente un petit nombre de thèses réparties sur 20 ans. Il regroupe en fait deux sous-thèmes distincts : la communication scientifique publique et la communication scientifique entre chercheurs et spécialistes. Cette dernière (10 thèses, 3%) est traitée soit pour une communauté donnée telle que politologues ou informaticiens, soit pour un média en particulier tel que journaux électroniques ou réseaux. La communication scientifique publique (9 thèses, 3%) appelée aussi vulgarisation scientifique, concerne essentiellement les institutions muséales et les expositions.

Quant au thème ”Sociologie de la lecture ”, on y trouve des études classiques de sociologie des publics et des pratiques de lecture ou de non-lecture. Elles se déclinent soit à partir des lieux de lecture publique dans différents pays, soit à partir de types de documents (presse ou bandes dessinées), soit encore à partir de catégories de publics (enfants, milieux favorisés, immigrés). Elles s’échelonnent entre 1978 et 1990 à raison d’une ou deux thèses par an. Curieusement, il n’y en a plus après 1990.

11 Il faut noter que les sciences de l’information ne sont pas les seules, loin de là, à produire des thèses dans ce domaine et qu’une grande partie de la recherche se fait hors de la discipline principalement en informatique et en linguistique automatique.

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Parmi les thèmes qui déclinent, on notera celui de la ”Politique de l'information scientifique et technique ” (25 thèses, 8%) qui était très à la mode dans les années 1970-1980 et concernait les réseaux nationaux d’information, la mise en place de politiques d’IST, le rôle de l’État et des politiques publiques, et le Nouvel ordre mondial de l’information.

Enfin, deux thèmes apparaissent encore peu productifs mais prometteurs : le thème ”Ecrit, image et lisibilité ” (10 thèses, 3%) et le thème ”Bibliométrie et veille technologique12 ”. Le premier aborde, dans les dernières années, les problèmes de l’écrit digitalisé et de l’écriture hypertextuelle, le second se distingue par son apparition tardive : à l’exception d’une thèse en 1978, toutes les autres ont été soutenues après 1988.

Une comparaison de nos résultats avec ceux d'études similaires faites dans d'autres pays (Bernhard et Lambert, 1993, Aarek et alii, 1992, Jarvelin et Vakkari, 1992) montre peu de recouvrement entre la ”Library and information science ” et les ”Sciences de l’information ” françaises. Bien que ces études aient été faites sur toutes les productions de recherche, à savoir les thèses mais aussi les ouvrages et les articles de périodiques, la comparaison permet de pointer plusieurs caractéristiques de la recherche française :

- une prédominance des thèses consacrées aux problèmes technologiques du stockage, du traitement et de l’accès à l’information, - un moindre intérêt pour les problèmes humains, sociaux et éthiques du processus d’information, - la faible présence de certains objets d'étude classiques des SI tels que ceux liés au secteur des bibliothèques, universitaires ou de lecture publique, - et enfin l'absence surprenante de travaux dans le champ de l’organisation des connaissances, travaux qui ont pourtant caractérisé la recherche française dans les années d’après-guerre et jusque dans les années 60.

Ces caractéristiques, qui de fait limitent le champ des SI en France, pourraient être imputées classiquement à la jeunesse de la discipline ou à sa difficile interdisciplinarité. Nous pensons plutôt qu’elles sont liées aussi à l'histoire même de sa naissance. Nous essaierons d'en rendre compte dans la seconde partie.

12 Il peut paraître bizarre d’intituler ce thème " Bibliométrie et veille technologique", la bibliométrie étant une approche qui peut s’appliquer à d’autres objets et la veille pouvant se faire sans l’utilisation d’outils bibliométriques. Mais le corpus montre une forte cooccurrence entre les deux.

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LES SCIENCES DE L’INFORMATION REDUITES EN FRANCE A LA PORTION CONGRUE

L’objet de cette deuxième partie est un travail d’exploration, une tentative de relever les facteurs qui ont contribué, selon nous, à réduire les SI en France à la portion congrue. Nous rappellerons le processus qui a abouti à la reconnaissance universitaire des SIC et qui s’est effectué en marge d’une institutionnalisation cognitive amorcée quelques 50 ans auparavant. Nous soulignerons les relations étroites entre les acteurs universitaire et les professionnels, sans oublier le rôle et l’impact des pouvoirs publics qui ont soumis les professionnels de l’information à des politiques incohérentes et qui, surtout, leur ont fait subir un double système de formation. Les conséquences sont d’importance : un secteur de l’information éclaté, une vision du domaine des SI axée sur les lieux d'exercice professionnel, des filières de formation non progressives qui laissent peu de place à l’accumulation des savoirs. Divers facteurs ont ainsi conduit les SI depuis vingt ans à privilégier une approche instrumentale et à se laisser voir comme une discipline outil au service d’une profession : la documentation. Cette dérive technologique a certes été favorisée par des bouleversements techniques considérables mais par dessus tout, elle relève de la difficulté des SI à spécifier la nature de leur entreprise scientifique et de leur incapacité à capitaliser les acquis.

Institutionnalisation cognitive versus institutionnalisation universitaire

En introduction, nous avons spécifié les distinctions de Richard Whitley concernant l'institutionnalisation cognitive et l'institutionnalisation sociale, en précisant qu'il n'y a pas une nécessaire corrélation entre les deux à un moment donné de l'histoire d'une discipline. Il en va ainsi des Sciences de l'information, qui ont connu tout au long de ce siècle une certaine institutionnalisation cognitive et dans une moindre mesure sociale ; mais ce qui est frappant, c'est que la reconnaissance des SI, en tant que disciplinaire universitaire, s'est effectuée en marge de ce processus d'institutionnalisation déjà existant.

Une certaine institutionnalisation cognitive dès le début du siècle…

Les sciences de l’information ne sont évidemment pas nées au moment de leur reconnaissance universitaire. Le terme est employé en France dès l’entre deux guerres par l’UFOD (Union française des organismes de

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documentation)13. Issue de la bibliographie, la documentation se constitue sur une coupure épistémologique entre le livre et le document et bénéficie d’un effort de conceptualisation dès le début du siècle, notamment par Paul Otlet14. Celui-ci définit le document et sa mission. Il travaille sur son organisation matérielle et intellectuelle et, à travers son projet de création du RBU (Répertoire Bibliographique Universel), rêve du livre mondial de la connaissance. Il tente de délimiter des unités de sens, cherche l’unité documentaire pertinente quitte à déstructurer la linéarité du texte, jette les bases de la réflexion sur l’accès à l’information qu’il définit comme “les données de toute nature, faits, idées, théories nouvelles, qui parvenus à l’intelligence humaine, constituent des notions, des éclaircissement, des directives, pour la conduite et l’action”. Il perçoit déjà que la documentation peut servir à mesurer la production scientifique et pose ainsi l’idée de la bibliométrie et le principe d’une bibliosociométrie.

Mais il considère également la documentation comme une organisation fondée sur la coopération internationale et devant aboutir à des échanges intellectuels généralisés. Pour ce faire, il s’appuie sur des structures associatives et professionnelles qui vont se déployer pendant la première moitié de ce siècle, regroupant chercheurs, industriels et personnels des bibliothèques et de la documentation naissante. Ces militants des années 20, qui se nomment Charles Sustrac, Ernest Coyecque, Eugène Morel, Henri Lemaître, Gabriel Henriot ont le souci de moderniser15 la bibliothéconomie via la documentation et de développer la lecture publique. Il ne s’agit plus de servir uniquement un public de lettrés et d’érudits, mais de constituer de la documentation avec tout type de “renseignements” pour tous types d’usagers. Les enjeux ne sont pas uniquement scientifiques, mais culturels, politiques, professionnels et nous dirions aujourd’hui “citoyens”.

…et qui s’est poursuivie après la deuxième guerre mondiale.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les SI se sont donc déjà constitué un certain nombre d’outils et de méthodes ; elles se sont forgé des concepts et une terminologie propre16. Elles rencontrent enfin un intérêt théorique certain de la part de chercheurs qui, issus d’autres disciplines, s'investissent pour leurs propres besoins documentaires dans l'élaboration de

13 Pour les parties historiques, nous nous sommes appuyées particulièrement sur les travaux de Sylvie Fayet-Scribe, 2000, Viviane Couzinet, 1999 et Bruno Delmas, 1992. 14 Paul Otlet dans “Les sciences bibliographiques et la documentation”, 1903, emploie le terme de "sciences bibliographiques” en ayant pleinement conscience de constituer une nouvelle science. Sur l’origine du mot et du concept “documentation”, voir par exemple Marie-France Blanquet, 1993 : l’auteur distingue 3 périodes : 1880 la bibliographie sans la documentation, 1910 la bibliographie et la documentation, 1930 la documentation sans la bibliographie. 15 On nomme ces bibliothécaires les “modernistes” en référence au Comité français de la bibliothèque moderne qui se constitue en juin 1920, sur l’initiative du Comité américain pour les régions dévastées (CARD). 16 Cf. Suzanne BRIET, 1932, “La terminologie des sciences de l'information”.

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nouveaux langages de représentation. Des auteurs tels que Robert Pagès, Jean-Claude Gardin et Eric De Grolier ont produit divers travaux sur ce problème central de l’organisation des connaissances et de leurs représentations en vue de la communication et de la diffusion du savoir (Palermiti, 2000). Ce n'est pas un hasard que ce soient des chercheurs en sciences humaines qui perçoivent les difficultés de ce que l'on appelle à l'époque “la recherche rétrospective”. En effet, ces disciplines sont pour certaines récentes et en restructuration. Robert Pagès, alors à l’œuvre pour la création d’un laboratoire de psychologie sociale, souligne le peu d'analyse d'articles existants, le manque d'organismes documentaires, la nécessité d'une signalisation plus efficace. La spécificité du discours dans ces disciplines est également étudiée par l’archéologue Jean-Claude Gardin. Confronté à des problèmes de tri et de comparaison d'objets archéologiques traités dans des textes scientifiques, il constate que ces sortes de travaux de compilation occupent une large part dans le travail du chercheur en sciences humaines et dans sa production. Son objectif est alors l'analyse conceptuelle et la formalisation du discours en vue de la mécanisation.

Quant à Eric de Grolier, intéressé par la recherche d'une compatibilité entre la multitude de systèmes classificatoires spécialisés dans un domaine, il étudie les problèmes de catégorisation et de codage en vue d'une normalisation internationale des classifications et de leur symbolisme. Ces trois auteurs se focalisent à l’époque sur l'inadéquation des systèmes de représentation des connaissances en vigueur, classifications et les thésaurus, outils classiques bien connus des professionnels. Les critiques formulées à l'encontre de ces systèmes de représentation mènent Robert Pagès à construire un nouveau code documentaire, appelé “analyse codée” ou encore CODOC, opérationnel dès 1954 au Centre de documentation du Laboratoire de psychologie sociale de la Sorbonne et utilisé sur fiche Sélecto de Gérard Cordonnier. Jean Claude Gardin et son équipe, au sein de la Section d'Automatique Documentaire du CNRS vont concevoir un système général de recherche documentaire automatisé, baptisé SYNTOL (Syntagmatic Organization language), grâce à un contrat de l'EURATOM (1960-62). Ces deux systèmes, le CODOC et le SYNTOL, bien que différents, présentent quelques similitudes. Hormis le fait qu'ils ont été produits à peu près à la même période par deux chercheurs du CNRS, qu’ils ont pour objectif la recherche d'information, ils présentent surtout des convergences théoriques : il s'agit dans les deux cas de fournir une représentation formelle des textes scientifiques, après une analyse de contenu, dépassant le stade bibliographique purement superficiel. Le but est principalement de rendre compte du caractère multidimensionnel des textes dans la représentation, et de permettre la recherche combinatoire des objets et des relations qui les unissent.

Cette problématique aujourd’hui est toujours centrale mais, ainsi que nous avons pu le constater à travers l’étude des thèses, il n’y a pas eu dans ce domaine d’avancées significatives ces 20 dernières années. Curieusement,

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ces auteurs et leur travaux ont été quelque peu oubliés et ils sont peu ou pas enseignés17.

Ainsi, on peut dire que tout au long de ce 20° siècle, et longtemps avant leur institutionnalisation universitaire, les Sciences de l'information ont cerné leurs principaux centres d’intérêt, élaboré certains concepts théoriques, dessiné les contours de leur champ d’investigation et amorcé leur institutionnalisation cognitive. Or, et c’est là une des particularités de cette discipline, la reconnaissance universitaire va s’établir “en marge ” de cette institutionnalisation cognitive existante : une petite frange seulement de ce “terreau ” mêlant professionnels, militants et chercheurs, se ralliera à la constitution académique des SI, laissant de côté d’une part le monde des bibliothèques et des archives, et d’autre part les chercheurs qui s’y étaient investi.

Une reconnaissance universitaire en marge de l’institutionnalisation cognitive

Lors du 20e anniversaire de la création de la SFSIC, deux plaquettes reproduisant des entretiens effectués auprès de Jean Meyriat et de Robert Escarpit nous renseignent, par les acteurs eux-mêmes, sur l’histoire de la reconnaissance universitaire des sciences de l’information et de la communication (SIC). Ce qui frappe alors est le caractère conjoncturel de cette reconnaissance. Il est patent qu’elle s’est faite sous une double pression : d’une part, une nécessaire professionnalisation des formations, d’autre part une légitime revendication “carriériste ” des enseignants. Nous voudrions insister ici sur le fait qu’elle s’est opérée en l’absence de consensus sur les objets et les paradigmes ; on en trouvera pour preuve les débats incessants autour de la délimitation du champ et la relative méconnaissance réciproque des diverses communautés de chercheurs qui le constituent.

Avant cette reconnaissance “officielle ”, un certain nombre de formations liées aux SIC sont déjà hébergées par l’université, bien qu’elles restent limitées et dispersées. Les enseignants de ces formations sont des universitaires d’origines très diverses, ayant des centres d’intérêt autour de l’information et de la communication, “mais qui ne se réclament pas d’une nouvelle obédience18 ”. Les autres enseignants sont des “associés d’origines professionnelles et de statut très précaire, des vacataires chargés de cours, parfois des chercheurs de rattachements divers. [Mais] les uns et les autres restent isolés dans leurs lieux d’implantation et ne connaissent pas d’espace où ils puissent se rencontrer et peut-être reconnaître des thèmes d’intérêt

17Notons que Jean-Claude Gardin et Robert Pagès, tous deux chercheurs au CNRS, ont « boudé » le processus de reconnaissance universitaires des SI, et qu’à ce jour le CNRS n’a toujours pas reconnu institutionnellement les SIC. 18 Dans ce paragraphe, les textes entre guillemets sont des citations de Jean Meyriat (SFSIC, 1994 ).

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commun ”. Ce n’est que sous la pression d’une arrivée massive d’étudiants et sous l’injonction sociale qui est faite à l’université d’élargir ses débouchés professionnels, que les premières initiatives universitaires voient le jour (cf. contribution de Jean Meyriat et Bernard Miège). “Des nouvelles matières d’enseignement ont été admises, mais sans que ceux qui les enseignent aient acquis droit de cité”. Obtenir la reconnaissance officielle des SIC dans l’enseignement supérieur est l’objectif que se fixe alors le Comité des Sciences de l’information et de la communication (qui deviendra la SFSIC), créé à la suite d’une réunion de sensibilisation d’universitaires, le 25 février 1972 à Paris, à l’instigation de Robert Escarpit. Il est symptomatique que les premiers débats portent sur le nom à donner au domaine à couvrir. Le choix se fixe finalement sur celui des sciences de l’information et de la communication, car “le sentiment prévaut que le mot le plus concret d’information précise un peu la notion vague de communication ; ce couplage permet en même temps de servir les intérêts de plusieurs groupes distincts de spécialistes, sans prendre une position définitive sur l’épistémologie du domaine ” ; la nature de la coordination n’est pas explicitée, la question de la valeur distributive ou additionnelle du pluriel n’est pas posée ; s’agit-il d’une SI et d’une SC, des SI et des SC ou d'une autre combinaison19 ? De fait, cette union opportuniste marquera l’évolution ultérieure des Sciences de l'information : on note, dès cette époque et jusqu’à nos jours, leur faible insertion au sein même des structures formelles qui contribuent habituellement à l'institutionnalisation sociale d’une discipline ; on peut remarquer une absence quasi générale de référence à l’information documentaire dans les ouvrages sur la communication (exception faite de Robert Escarpit et de Bernard Miège) et, de la part des SI, une méconnaissance des travaux sur la communication.

Par ailleurs, lors de la reconnaissance universitaire, la vision du secteur à couvrir, au sein même des Sciences de l’information, est étroite : elle ne repose que sur une poignée d’acteur-réseau20 qui sont fortement liés aux professionnels de l’information, mais à une partie seulement, ceux qui appartiennent au secteur de la documentation.

L’absence du monde des bibliothèques et des archives au sein des SI

On insiste habituellement sur l’assise professionnelle des Sciences de l’information ; que peut-on ou doit-on comprendre de cette assertion ? Que ce sont des praticiens qui ont œuvré efficacement à l'institutionnalisation de la discipline ? Que les pratiques et les techniques ont précédé la réflexion théorique ? Que cette réflexion a été menée essentiellement par les

19 On optera ici pour le pluriel, les Sciences de l’information. 20Au sens de Michel Callon ainsi que le souligne Viviane Couzinet (1999, p.182). Il s’agit notamment de Jean Meyriat, Jean Hassenforder et Madeleine Wolff-Terroine.

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professionnels eux-mêmes ? Sans doute un peu tout à la fois, mais il est évident qu’on ne peut débattre de la recherche dans les SI sans faire référence aux professionnels de ce secteur et à leur histoire (cf. contribution de Viviane Couzinet dans cet ouvrage). Il est frappant cependant de constater qu’un seul secteur, celui de la documentation, s’est senti concerné par les Sciences de l'information. Quant aux bibliothèques et aux archives, les divergences voire les coupures établies au sein même des professionnels au moment de la reconnaissance universitaire (notamment entre bibliothécaires et documentalistes), les clivages secteur public/secteur privé et les systèmes de formations ne sont pas étrangers à leur absence au sein des Sciences de l’information. Sans vouloir prétendre ici faire œuvre d’historiennes, il nous semble que ces éléments sont susceptibles d’éclairer l’étroitesse du chemin que les SI se sont frayé en France.

Les professionnels de l’information : une famille éclatée

Au moment de la reconnaissance universitaire des SI, les professions de l’information sont éclatées : il y a des bibliothécaires, des documentalistes, des archivistes. Bien que ce monde ait une histoire commune, au moins jusqu'à la première moitié de ce siècle, bien que ces professions s’appuient sur des savoirs et des savoir-faire communs, elles se distinguent par des discours et des images stéréotypées qui reflètent davantage une appartenance aux lieux d’exercice qu’à celle d’une même famille professionnelle. L’importance accordée au bâti a pour effet de médiatiser certaines professions, de leur donner une lisibilité, alors que d’autres sont occultées ; c’est le cas des bibliothécaires du secteur privé, des documentalistes scolaires et des archivistes d’entreprise. On est donc obligé de constater qu’il n’y a pas en France, depuis l’après-guerre, de vision unifiée de ces professions. On comprend que la question des identités professionnelles dans les métiers de l’information soit un thème souvent débattu.

Les raisons de ces divergences et de ces oppositions s’expliquent historiquement. Elles sont liées particulièrement à des politiques publiques incohérentes, tant au niveau des statuts des personnels qu'au niveau d'un système de formation centralisé, fermé sur lui-même et peu progressif, créant notamment une relative confusion chez les employeurs et une absence de clarté dans la carte des formations.

Mais il n’en a pas toujours été ainsi ; en effet, on peut dire que jusqu’à la Libération, les centres de documentation et les bibliothèques coexistent en harmonie, les bibliothèques étant parfois à l’origine de centres de documentation et les abritant en leur sein. Quant aux acteurs que nous avons déjà cité, mais auxquels il faudrait rajouter Suzanne Briet, Louise-Noëlle Malclès, Yvonne Oddon, Myriem Foncin et Georgette De Grolier, ils sont polyvalents, œuvrent dans l’un ou l’autre type de structure, se connaissent, se respectent et se comprennent. Les deux professions ont une histoire unifiée, même s'il y a des débats qui surviennent sur la nature respective de la

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documentation et des bibliothèques, ou plus exactement sur des conceptions différentes du document. Elles se retrouvent dans les mêmes associations professionnelles, notamment le BBF (Bureau bibliographique de France), l’UFOD (Union française des organismes de documentation) et l’ADLP (Association pour le développement de la lecture publique) ; elles ont pour préoccupations constantes le développement des services de références, le traitement bibliographique et sa normalisation, l’information spécialisée et sa mise à disposition, ainsi que la formation des usagers. Par ailleurs, dès 1931, L’UFOD milite en faveur d’une formation professionnelle commune, mais ce projet rencontre l’opposition de l’administrateur générale de la Bibliothèque Nationale, Julien Cain21. Un certain clivage entre secteur public/secteur privé est déjà patent. Il préfigure les conceptions divergentes sur l’organisation de la documentation scientifique qui se joueront après-guerre. C’est en effet au lendemain de la Seconde guerre mondiale, dans un climat idéologique tendu, que ces divergences vont se développer. Les pouvoirs publics, dans un souci de démocratisation et d’accès au livre pour tous, créent en 1944 une Direction des bibliothèques chargée de gérer les bibliothèques patrimoniales et, prolongeant un état d’esprit lié à la Résistance, mettent désormais l’accent sur la lecture publique, laissant les professionnels de l’information spécialisée reconstruire leurs structures, les réorganiser et se développer sans leur intervention. C’est sans appui que l’UFOD ouvrira finalement ses cours en 1945 et la première école de formation aux techniques documentaires, l’INTD, sera créée en 1950. Alors que la Direction des bibliothèques a cette école en main, par le biais de son Directeur également directeur des études à l’INTD, elle laisse cependant se créer, sous la pression d'un corps de conservateurs puissant, l’ENSB en 1963. Un double système de formation et la focalisation des bibliothèques sur la lecture publique vont introduire une séparation durable entre des professions voisines.

Le rôle des pouvoirs publics : de la documentation à l’IST

L’histoire du secteur de l’information de ces 50 dernières années pourrait être décrite comme celle d’une dérive sémantique, de la documentation à l’information spécialisée ou à l'information scientifique et technique (IST). Si à l’origine les promoteurs de la documentation œuvraient pour un partage universel du savoir comme garantie de la paix, si leur vision de l’information était large, ouverte, (tous types de documents pour tous types de publics), la prédominance après-guerre du sigle IST “témoigne d’une démarche plus technocratique et d’un changement d’objet : on ne construit pas une science, mais des structures ; on ne traite plus de documents, mais de l’information ” (Salaün, 1993). En effet, l’IST traduit l’intérêt porté désormais à 21 Se pose le délicat problème du rattachement administratif de cette future école ; en effet, soit elle relèverait du Ministère de l’Education nationale et serait rattachée à l’université de Paris, mais il lui faudrait alors trouver sa place au sein des disciplines déjà constituées, soit elle relèverait de l’enseignement technique et aurait du mal à se développer en tant que discipline universitaire.

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l’information communiquée au sein d’une communauté restreinte, celle des scientifiques, et pour des secteurs représentant un enjeu national et stratégique ; plus tard, elle s’élargira à l’information professionnelle, celle qui sert à l’action dans les entreprises, laissant de côté pour quelques décennies l’information administrative, de loisirs ou encore tout simplement citoyenne. Cette trajectoire sémantique correspond à celle du rôle et de l’impact des pouvoirs publics en France concernant le développement du secteur de l'information (cf. Salaün, 1992 et Cacaly 1990) : plus exactement, on constate une absence de politique documentaire concertée, bien que ce secteur ait connu un essor sans précédent depuis la seconde guerre mondiale. La prise de conscience de l’importance d’un réseau documentaire structuré et d’une organisation de la circulation de l’information en France est tardive. Elle prend corps dans une volonté politique d’indépendance nationale. Elle se manifeste par la création d’un bureau puis d’une Mission interministérielle de l’information scientifique et technique, la MIDIST, qui ouvre la voie à la création/disparition successive de toute une série de comités, directions, commissions ayant en charge l’IST. Des rapports sont publiés, des débats contradictoires sont menés, notamment entre les tenants d’une organisation centralisée (défendue par le CNRS) et les tenants d’une politique de soutien aux créateurs de banques de données (Ministère de l’industrie, DGT) ; l’objectif est de rivaliser avec la toute puissance américaine. Dans la discipline désormais instituée des Sciences de l’information et de la communication, les enseignements dispensés reflètent cette volonté d’indépendance nationale. Le modèle de l’IST enseigné22, y compris à des étudiants étrangers, s'exportera paradoxalement de façon impérialiste dans l’ensemble du monde francophone ; on verra toute une production de travaux sur “l’organisation de l’IST en telle région, pour un réseau documentaire dans tel ou tel pays, etc ” (cf. partie I).

Sans détailler véritablement l’histoire de ces politiques publiques qui a déjà donné lieu à nombre de publications (entre autres, Salaün, 1991 et 1992) on peut dire que les années 70 connaissent des restructurations importantes des organigrammes au sein des ministères, modifiant le positionnement des différentes structures documentaires françaises et des professionnels qui y travaillent. Ces structures et ces professionnels de l’information se trouvent, tout au long de ces années, malmenés sous des tutelles diverses et changeantes, et l’on ne peut que constater un certain embarras des pouvoirs publics à leur égard. Plus qu'un embarras, on peut y voir l'illustration de traits caractéristiques d’un fonctionnement plus général de l'administration française : une centralisation jacobine, une politique de pré carré pratiquée par les différentes tutelles et une absence de coordination entre les différents ministères. Néanmoins, une tentative de rassembler les différents acteurs concernés par le développement de l’IST trouve son expression dans la création en 1982 de la DBMIST (Direction des bibliothèques, des musées et

22 Pour une critique du modèle de l'IST enseigné et exporté, voir Polity, 1977.

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de l’information scientifique et technique), sous la tutelle du Ministère de l’Education nationale ; elle œuvrera efficacement pour la mise en place d’un véritable réseau documentaire en créant des CADIST (Centres d’Acquisition et de Diffusion de l’IST), des URFIST (Unités régionales pour la formation à l’IST) réunissant à la fois des conservateurs et des universitaires, et le SUNIST, le serveur universitaire français de l’IST ; mais les espoirs seront déçus et la DBMIST sera malheureusement supprimée en 1990. On remarque ainsi que malgré des discours politiques sur la société de l'information et sur la nécessité d’instaurer un réseau documentaire unifié, malgré des tentatives pour garder une certaine cohérence au secteur de l’information (regroupant les bibliothèques, les archives et les centres de documentation, en tout cas pour ceux relevant de l'administration publique), le poids des groupes de pression aux intérêts divergents reste prépondérant.

Un double système de formation

On ne saurait parler des politiques publiques et d’éclatement des professionnels de l’information sans débattre du rôle fondamental, prépondérant devrait-on dire, des systèmes de formation. La situation française s’illustre par la coexistence d’un double système. On y trouve :

- le système des écoles des cadres de l'État auquel les bibliothécaires et les archivistes sont soumis depuis longtemps ; ces derniers n’éprouvent donc pas les mêmes besoins en formation que les documentalistes lors de la création académique des SI.

- les formations diverses du système universitaire : dans celui-ci se déploient des cursus généralistes ou professionnalisants, délivrant des diplômes nationaux à différents niveaux, permettant de se faire recruter dans les secteurs privés ou associatifs, ou de se présenter aux concours de la fonction publique ; la documentation y a trouvé naturellement sa place dès l’institutionnalisation universitaire des SI.

Ce double système de formation résulte d'une longue histoire. On y retrouve, pour le secteur des archives et des bibliothèques, les effets pervers d'un phénomène typiquement français, c’est à dire celui des écoles de formation des cadres de l'État qui recrutent des élèves fonctionnaires. Contrôlé par les autorités de tutelle, l'enseignement y est en grande partie assuré par des professionnels qui dispensent essentiellement des savoir-faire empiriques. La plus ancienne est l’École des Chartes, suivie par l’ENSB (École nationale supérieure des bibliothèques) puis par l’École du patrimoine. Elles jouissent auprès des candidats d’un certain prestige, provenant d’une tradition historique d'érudition et accentué par une forte sélection à l’entrée. Le statut de grand établissement qu'ont obtenu certaines écoles entretient l'idée qu'il s'agit d'une formation d'élite.

Cependant, dans les années 1990, suite à une réforme de la formation des conservateurs, l'ENSB devient établissement universitaire et intègre les

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Sciences de l'information dans sa dénomination : ENSSIB (École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques). Mais la mission d'école d'application et la formation des conservateurs est restée une tâche prioritaire. Le rapport d'évaluation d'octobre 1996 du Comité national d'évaluation des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel consacré à l'ENSSIB le souligne : “la greffe universitaire n'a pas encore pris et le poids de la profession reste prédominant”. Notons que la formation met l’accent sur la conservation du patrimoine et l'histoire du livre. Elle attire donc surtout des candidats de formation littéraire et historique, qui ne couvrent pas les besoins en personnel des bibliothèques universitaires nécessitant une formation de base scientifique solide23. De fait, au-delà des nécessaires évolutions des contenus des formations, nous pensons que le problème est plus profond et que son origine est dans la réticence de l'administration française à confier la formation de ses cadres à l'Université, quitte à s'occuper elle-même de la formation continue de ses agents. Cette solution, évidemment coûteuse pour les deniers publics puisqu'elle ne concerne qu'un petit nombre de personnes, a surtout pour inconvénient de faire coexister deux systèmes de formation, l'un pour la fonction publique et l'autre pour la société civile.

Par ailleurs, la carte de la formation aux métiers de l'information souffre en France d’une offre discontinue et non progressive. Les formations des cadres intermédiaires étant fléchées vers une profession donnée (documentaliste, bibliothécaire ou encore archiviste), il n’existe pas véritablement de cursus commun, ce qui a pour effet de soustraire les étudiants à une vision large du secteur de l’information et de privilégier les lieux d’exercice de la profession plutôt que la structuration de celle-ci. Ce système de formation ne facilite pas les passerelles d’un niveau à l’autre et freine la mobilité professionnelle. Cette lacune entraîne une certaine tension entre les études professionnalisées et les études généralistes, entre la technicité et les savoirs. Il empêche la définition d’un corpus de compétences évolutif et progressif. Quel que soit le diplôme préparé, la durée de la formation oscille entre 12 et 24 mois, périodes de stages comprises. L'examen des programmes de formation 23 Nous ne résistons pas à la tentation de relever les propos suivants d’Eugène Morel, qui déjà en 1910 relevait ce point à propos de l'Ecole des Chartes (cités par Dominique Varry, 1991) : “L’Ecole des Chartes n’a bien entendu absolument aucun droit de plus de fournir des bibliothécaires que n’importe quelle autre école, celle des Ponts et Chaussées ou le Conservatoire. Elle peut, comme tout autre, en fournir d’excellents, s’ils veulent prendre la peine d’apprendre les classifications scientifiques modernes, et ce qu’il faut de comptabilité, de reliure, de commerce…, il est utile dans une très grande bibliothèque, surtout si elle a des livres anciens, d’avoir un archiviste-paléographe, ni plus ni moins qu’il est utile qu’elle ait un naturaliste, un médecin, un juriste, un industriel. Mais il n’est pas bon que le recrutement s’opère avec uniformité et qu’on laisse aux historiens et archivistes-paléographes, en particulier, des voix prépondérantes dans l’administration des bibliothèques de France. La stagnation de celles-ci est trop évidente pour qu’on épilogue là-dessus. Il faut un personnel neuf (…). Deux spécialités se sont jusqu’ici presque exclusivement disputé les bibliothèques : la littérature et l’histoire. En ouvrant aux hommes - aux autres - les bibliothèques générales, il faudrait surtout chercher à varier un peu les compétences et les influences”.

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professionnelle montre bien le caractère répétitif des contenus, sans cesse appréhendés comme une formation initiale.

Quant aux formations universitaires non professionnalisantes, elles ont longtemps été réduites au 3e cycle et ont souffert de l'absence d'un second cycle pouvant fournir un vivier de doctorants pourvus d'un bagage solide de connaissances théoriques du domaine. Le manque de progression du cursus empêchait de faire un véritable enseignement, capitalisant les acquis, confrontant les paradigmes, orientant les futurs chercheurs dans leurs choix. On peut souhaiter que les maîtrises d'information et de documentation, récemment mises en place, modifient cette situation et qu’elles fournissent aux étudiants les bases disciplinaires fondamentales.

CONCLUSION

Seulement 30 ans après la reconnaissance universitaire des SIC, étape déterminante de leur institutionnalisation sociale, et malgré un certain nombre de faiblesses que nous avons relevées ci-dessus, force est de constater qu'il existe en Sciences de l'information une production scientifique importante et de qualité, mais disparate et lacunaire. L’histoire des idées et des théories scientifiques qui les ont traversées reste néanmoins à faire. Déjà Yves. Le Coadic dans le dernier chapitre de son “Que sais-je ” sur la discipline, relevait que “les premières histoires, petites histoires ont pris pour objet des institutions, des techniques, parfois des individus, mais très rarement des idées, des concepts, des méthodes ou des théories ” (Le Coadic, 1994). Néanmoins, on constate que depuis quelques années des travaux se lancent sur “la piste d'une recherche historique possible” telle qu'elle est suggérée dans le texte introductif de Robert Boure, à savoir champ par champ.

À la faveur d’un élargissement de la population des enseignants-chercheurs, avec des recrutements concernant majoritairement des doctorants en Sciences de l'information, les années quatre vingt dix ont suscité un nouvel intérêt pour les problèmes épistémologiques et théoriques, et pour des discussions sur les fondements de la discipline et la nature des divers champs qui la composent. Cette nouvelle population a vivement ressenti la nécessité d’interroger l’histoire et de retourner aux sources d'autant plus qu'elle a eu pour mission de construire des enseignements fondamentaux. En effet, les formations anciennes ont dû être renouvelées sous la pression des bouleversements techniques, des mutations professionnelles et des nouveaux usages sociaux de l’information qu’il a fallu penser et intégrer dans la refonte des enseignements. De plus ces années quatre vingt dix ont vu la création de nouvelles formations et de nouveaux cursus tels que des options métiers du livre en IUT, les options documentation en licence, les maîtrises d'information et de documentation, ainsi que l’ouverture des IUP. Le nombre de publications qui accompagnent cette transformation du paysage s’accroît de façon significative ; en témoignent par exemple la naissance de collections

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spécialisées en Sciences de l'information, susceptibles d’accueillir tant des travaux fondamentaux que des manuels à destination du public étudiant. Le phénomène Internet n'est pas étranger à cette prise de conscience. Facilitant la communication entre chercheurs grâce au courrier électronique et aux listes de diffusion, offrant la consultation en ligne des sites et souvent des publications des autres chercheurs du domaine aussi bien en France qu'à l'étranger, Internet a favorisé un certain décloisonnement qui permet d'avoir une vision plus large de la discipline et une synergie entre chercheurs qui s’est même traduite dans quelques cas par un travail collaboratif à distance. Il a contribué aussi au renouvellement des thématiques de recherche. En effet, le bouleversement apporté par les technologies Internet ne semble pas inciter les chercheurs en Sciences de l'information à se cantonner à des travaux d'ordre technique comme dans les bouleversements que nous avons connus dans les années quatre vingt avec l'informatisation, les bases de données et la télématique. Les enjeux économiques, juridiques, politiques et sociétaux sont maintenant les thématiques affichées des nouvelles équipes de recherche de la discipline, contribuant à l'ancrer plus fortement dans les sciences humaines et sociales.

Vers une meilleure institutionnalisation cognitive

Nous pouvons relever, en guise de conclusion et sans prétendre à une quelconque exhaustivité, quelques tendances qui nous paraissent augurer d'une nouvelle dynamique des Sciences de l'information et participer à une meilleure institutionnalisation cognitive.

La première tendance concerne les travaux de recherche historique. L’histoire des institutions se poursuit : histoire des bibliothèques, des centres de documentation, du BNIST, de la documentation du CNRS, qui permettent de mettre en lumière les politiques menées, mais aussi désormais des recherches historiques sur des dispositifs physiques et intellectuels de médiation (voir entre autres Couzinet, 1999 et Fayet-Scribe, 2000). Ces travaux éclairent le présent et contribuent à une meilleure compréhension des territoires investis ou délaissés par la discipline. Ils font émerger des acteurs et leurs stratégies, des filiations institutionnelles et idéologiques pour lesquelles les Sciences, tant de l'information que de la communication, trouvent une communauté d’intérêt.

La deuxième tendance, peut-être influencée par la mise en perspective de l’évolution des dispositifs et de leurs imbrications sociétales, est de réactualiser des questionnements de type philosophique. Les chercheurs de la discipline sont appelés à s’interroger sur les idéologies que ses savoirs et savoir-faire sous-tendent. La philosophie nous invite à une réflexion critique et à une remise en cause des cadres de pensées managériaux (Blanquet, 1997).

La troisième tendance remarquable concerne le regain d'intérêt pour le champ, peu productif ces vingt dernières années (cf. supra sur les thèses), de

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l'organisation des connaissances et de leurs représentations en vue de la communication et de la diffusion du savoir (Pour un état des lieux de ce champ en France voir et une bibliographie des travaux français, (Polity, 1997 et 1999). La période blanche qui s’est écoulée est étonnante si l’on se souvient qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, des chercheurs du CNRS tels que Robert Pagès, Jean-Claude Gardin, mais aussi Eric De Grolier, ont été très productifs et ont eu une renommée internationale. Ils sont les créateurs de nouveaux langages de représentations (cf supra ), et leurs travaux comportent de remarquables avancées théoriques quant à la prise en compte, dans l’analyse des textes, d’une représentation multidimensionnelle du contenu. Leurs recherches ont ouvert la voie au calcul, à l'automatisation de la recherche puis à l'informatisation. Cependant et paradoxalement, c'est justement l'arrivée de l'informatique qui a occulté les résultats de leurs recherches. Probablement inspiré par les travaux sur la traduction automatique, un glissement thématique de l'étude de la représentation des connaissances à l'étude du traitement automatique de la langue naturelle (TALN) s’est produit. Cette orientation TALN a eu pour effet d'accaparer, au sein des Sciences de l'information, le champs de l'organisation des connaissances, que l’on réinvestit aujourd’hui à la faveur de travaux sur le classement et le filtrage entrepris pour résoudre le problème de la surcharge informationnelle accentuée par le phénomène Internet. Ce regain d’intérêt se manifeste notamment par le succès grandissant que connaît l’ISKO (International Society for Knowledge Organization) dont un chapitre français s’est crée en 1996.

Pour finir, soulignons une dernière tendance qui consiste à effectuer des recherches d’ordre épistémologique. Elle concerne notamment la reconstruction des paradigmes qui ont traversé certains champs des sciences de l'information ; c'est le cas pour le champ de la recherche d'information assistée par ordinateur (Ersico, Recodoc et Ri3, 1999). Ce travail a permis de mettre à jour les deux paradigmes dominants qui ont sous-tendu jusqu'à présent la conception des systèmes de gestion et de recherche d'information : le paradigme classique dit “orienté-système ” qui met l'accent sur les aspects techniques et de facilitation d'accès aux systèmes d'information (au détriment de la question des usages) et le paradigme cognitif “orienté utilisateur ”, qui s'intéresse à l'individu humain perçu dans sa relation avec le système/service d'information. Cette mise en lumière rétrospective des paradigmes permet de progresser. C'est la seule démarche qui, à notre sens, peut permettre à un chercheur de se situer dans l'histoire du champ disciplinaire, d'orienter ses travaux en connaissance de cause, sans être condamné à la répétition par son inscription dans des paradigmes qui ont montré leurs limites. C'est une démarche qu'il convient de poursuivre et qui renforcera à n’en pas douter l'institutionnalisation cognitive des SI.

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