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Rosine Helga
La chanterelleL’âme du violon
16.98 514370
----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique
[Roman (134x204)] NB Pages : 218 pages
- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 16.98----------------------------------------------------------------------------
La chanterelle
Rosine Helga
Ros
ine
Hel
ga
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À mes chers parents.
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– Léa, veux-tu rentrer il va bientôt faire nuit.
– J’attends Sacha, il ne va pas tarder.
– Tu sais qu’il travaille on ne peut pas prévoir
exactement l’heure de son retour.
Léa, penaude, traînant les pieds, obéit
instantanément à sa mère et regagna la maison.
De petite taille, toute menue, de longs cheveux
châtains clairs torsadés en deux grosses nattes,
encadraient un visage enfantin, éclairé de grands yeux
bleus, où se reflétait une infinie sensibilité.
Elle venait d’avoir quatorze ans.
En l’apercevant, un sourire naquit sur les lèvres de
sa mère :
– Ma pauvre chérie, tu vas prendre froid ainsi
vêtue, l’automne est proche et les fins de journées
déjà bien fraîches. Veux-tu un verre de thé ?
– Avec plaisir Mamouchka.
Dégustant à petites gorgées la boisson chaude et
sucrée, entourant délicatement de ses mains le
récipient, elle se réchauffait doucement.
– Franchement tu n’es pas sérieuse, chaque soir
c’est la même histoire, tu dois comprendre que Sacha
doit gagner sa vie et qu’il n’a pas assez de temps pour
s’occuper uniquement de toi.
– Je sais, mais j’ai tellement besoin de sa présence !
– Pourtant avec tes frères et ta sœur aînée, tu ne
devrais pas être en manque d’affection, étant la
dernière née, tu es également la plus gâtée.
– Ce n’est pas pareil, tu ne peux pas comprendre.
Mamouchka, naturellement, comprenait aisément
ses sentiments, car dès sa plus tendre enfance elle
avait grandi auprès de Sacha.
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Celui-ci représentait davantage qu’un grand frère,
elle avait tant d’admiration pour lui, il existait entre
eux une réelle connivence, c’était son confident et son
complice, il avait juste trois ans de plus.
Sacha appartenait pour ainsi dire à la famille,
Mamouchka l’avait presque adopté quand à l’âge de
huit ans il s’était retrouvé à demi orphelin, sa pauvre
maman, morte en accouchant de jumelles. Les bébés
avaient survécu au drame et aussitôt emmenés par une
sœur de sa mère en Amérique. Depuis, il était sans
nouvelle des petites.
Son père pourtant affectueux, n’éprouvait
nullement le besoin de le ménager. Bel homme, il
avait tendance à tomber trop souvent amoureux de
différentes femmes à la fois. Réciproquement elles ne
restaient pas insensibles à son charme, sa vie n’était
faite que de liaisons brèves et passagères, ce qui
déprimait complètement Sacha. Ce climat incertain
l’empêchait de surmonter difficilement son chagrin.
C’est alors que dans ses moments de solitude, il
prit l’habitude de se rendre à l’épicerie minuscule que
tenait Mamouchka. Devant la détresse du petit
garçon, elle fit le maximum pour le consoler,
l’entourant de tendresse, sentiment dont il manquait
affreusement.
Surmontant personnellement des difficultés
financières importantes, elle s’efforçait malgré tout,
de partager les quelques douceurs qu’elle gardait
précieusement pour ses propres enfants.
Touché par tant de gentillesses, Sacha n’eut plus
qu’un seul désir ; l’aider à son tour en se débrouillant
pour dénicher de petits boulots et gagner ainsi
quelques « zlotys ».
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Fier de ses gains et heureux de les offrir ensuite à
Mamouchka, qui automatiquement refusait cet argent,
mais devant son insistance et son entêtement, par peur
de le vexer, elle finissait par accepter la petite somme.
C’était sa manière à lui de montrer sa gratitude.
Elle l’appréciait énormément, un gamin attachant,
aimable et sérieux, toute la famille l’aimait.
En mille neuf cent trente la Pologne vivait une
crise épouvantable, à Varsovie, la plupart des gens se
retrouvaient sans travail. Les premiers à en pâtir
furent les juifs, traditionnellement condamnés au petit
commerce. La misère et la précarité matérielle
devinrent pour eux incommensurables. Un homme
sur dix était chômeur ou sans métier précis.
Ambiance aussi délicate pour les enfants, devant
une telle crise, très peu eurent la possibilité de
poursuivre des études, ils durent très vite abandonner
l’école et aider leurs parents à faire face à la réalité de
la vie et à l’apprentissage de petits travaux manuels.
Mamouchka, veuve depuis de nombreuses années,
grâce à sa boutique située dans la rue Nalewki, non
loin du centre ville et à son immense ingéniosité,
parvenait à subvenir aux besoins de chacun et à
nourrir sa nombreuse famille. Sacha fut donc accueilli
chaleureusement comme l’un des leurs.
Cette preuve d’amour était vitale pour lui, privé de
la chaleur maternelle, perte irrémédiable ce manque
total d’affection. De ce fait, il reporta tous ses
sentiments sur Mamouchka qu’il adorait, elle
compensait tellement par sa présence, l’absence de
cette maman partie trop tôt.
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Une immense complicité s’était aussitôt nouée
entre la petite Léa et Sacha, devenu indispensable à
son existence.
La nuit était maintenant entièrement tombée, seules
les bûches dans la cheminée illuminaient la pièce.
Léa sirotait tranquillement son verre de thé, le
regard rivé sur la porte, quand celle-ci s’ouvrit
brusquement livrant passage à un grand gaillard, le
sourire aux lèvres.
A sa vue, d’un bond elle se jeta dans ses bras, il
eut juste le temps de la prendre par la taille, de la
soulever tout en la faisant tournoyer follement.
Radieuse, riant à gorge déployée, ce fut sa mère,
faisant mine de se fâcher, qui fit cesser le jeu :
– Arrête Sacha, elle va avoir mal au cœur.
Délicatement il la déposa sur le sol et dans un
grand mouvement enlaça à son tour Mamouchka et
lui plaqua deux gros baisers sur chaque joue :
– Ce que je peux vous aimer toutes les deux ! Vous
représentez ce que j’ai de plus cher.
Mamouchka, le regard admiratif, dut admettre
qu’il avait bien grandi ces derniers temps, presque un
homme ! Il est vrai qu’il venait d’avoir dix sept ans !
De belle taille, la silhouette mince, des cheveux
bruns légèrement ondulés, des yeux gris verts d’une
grande douceur, d’où émanait une extrême
intelligence.
Elle était fière de lui et le considérait de plus en
plus comme son propre fils.
Revenant subitement à la réalité :
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– Tu dois avoir faim ? Nous allions justement nous
mettre à table, j’ai fait du bortsch ce matin, je sais que
tu adores ce plat.
– Mon potage préféré ! Je vais même avoir droit à
une double ration, car aujourd’hui j’ai gagné beaucoup
de « zlotys », je vais donc pouvoir vous gâter !
La personne qui m’a fait venir cet après-midi pour
vérifier son compteur électrique, a été si satisfait de
mon travail, qu’il m’a payé plus que prévu.
D’un geste il retira de sa poche une petite liasse de
billets qu’il jeta sur la table.
– Combien de fois, devrais-je te dire que je n’en
veux pas ! tu dois garder précieusement ce petit
pécule, tu en auras certainement l’utilité bientôt.
Puis s’adressant à sa fille :
– Léa, finis ta soupe, je crois qu’il serait temps
d’aller te coucher puisque te voilà rassurée sur la
présence de Sacha, demain tu dois te lever tôt pour
aller à l’école.
La jeune fille était légèrement contrariée mais pour
ne pas irriter sa mère, préféra obéir. Se levant de
table, subrepticement elle alla déposer un baiser sur
son front, puis se retournant vivement vers Sacha,
l’entourant de ses bras, elle murmura :
– Bonne nuit, j’espère que demain tu ne rentreras
pas trop tard…
D’un pas léger elle quitta la pièce.
Mamouchka observait le jeune homme, il
paraissait soucieux, comportement assez inhabituel
chez lui. Au bout d’un moment elle ne put
s’empêcher de lui demander :
– Tu as l’air d’avoir des ennuis ? Que se passe-t-il ?
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Jusqu’ici, il n’avait pas voulu l’inquiéter, elle était
si précieuse à ses yeux, depuis son enfance il l’avait
surnommée sa Bouba, n’osant pas l’appeler
Mamouchka, comme le faisait ses enfants, jugeant
préférable de marquer cette petite différence avec les
autres membres de la famille.
– Non Bouba, tout va bien, je me fais simplement
du souci car j’ai entendu dire que l’armée Russe
engageait de force de jeunes Polonais, sous prétexte
du service militaire obligatoire, service comme tu le
sais qui peut durer de nombreuses années. Je ne me
fais aucune illusion, ils n’ont qu’une seule idée, nous
envoyer sur différents fronts.
C’est cela qui me préoccupe, car j’ai exactement
l’âge d’être intégré et pour rien au monde je ne voudrais
appartenir à l’armée Russe, moi je suis Polonais !
– Comment pourrais-tu échapper à cet appel ? Si tu
refuses d’y aller, ils vont t’arrêter comme déserteur et
ce sera la prison où d’autres sévices bien plus graves.
– Je sais, c’est pourquoi je désire quitter Varsovie
rapidement, je ne supporte plus l’antisémitisme qui se
propage partout. Pour l’instant nous avons la chance
d’avoir le Maréchal Joseph Pilsudski, qui nous
protège un peu. Il faut admettre que nous n’avons
plus aucun avenir dans ce pays, avec un tel chômage,
il sera impossible de trouver le moindre travail, je suis
jeune, je rêve d’une autre vie mais loin d’ici !
– C’est invraisemblable, où pourrais-tu aller ? Tu
n’as pas de relation, ni d’argent. Et si en cas de
malheur tu te faisais prendre, je n’ose même pas
imaginer à quoi tu t’exposerais.
– Je réalise que ce projet est dangereux, pourtant je
dois l’entreprendre avant qu’il ne soit trop tard. Une
fois engagé dans l’armée je ne pourrai plus faire
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marche arrière. Crois-moi, je n’agis jamais à la
légère, je vais y réfléchir longuement et je finirai bien
par trouver une solution. Même enfant, je me suis
toujours débrouillé, cette fois le risque est trop réel, je
ne puis accepter de me soumettre et de m’abaisser
devant les Russes, mais je tiens à te rassurer, je ne
ferai pas de bêtises.
– Ton père est-il au courant de tes intentions ?
– Oh ! Tu sais, il ne s’est jamais réellement
préoccupé de moi, je ne pense pas que mon départ
soit une grande perte pour lui.
– Et nous ? Tu oublies Léa, si tu pars, ce sera
dramatique, elle le vivra très mal !
– Bien sûr que j’y ai songé, mais j’ai de beaux
projets à t’annoncer, qui consiste en trois souhaits
bien précis : le premier est de partir comme je
l’espère en Allemagne, le second, d’y trouver du
travail et de m’installer là-bas. Puis au bout d’un
certain temps, gagné et épargné assez d’argent pour
vous faire venir auprès de moi, accompagné de mon
père s’il le désire ?
– Sincèrement Sacha, je crois que tu prends tes
chimères pour des réalités.
– Nullement, regarde dans quelle misère nous
vivons ici, avec en plus ce racisme existant, tu sais très
bien que l’on ne nous apprécie guère. Pourtant c’est
également notre terre, nous y sommes nés, mais c’est à
peine s’ils nous acceptent. Presque chaque jour, nous
assistons à des manifestations nationalistes, sans
oublier les fascistes qui nous combattent en appelant le
peuple à « acheter polonais » !!
La crise économique n’a fait qu’accentuer cet
antagonisme.
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Je suis désolée de te l’apprendre Bouba, mais il
faudra certainement un jour quitter ce pays, j’en ai le
pressentiment, ce sera même une nécessité, ils sont
trop catholiques.
– Ne parle pas ainsi, ce n’est pas bien. Moi aussi je
pratique ma religion, avec la seule différence de ne pas
la faire subir à mon entourage et de laisser à chacun la
liberté de ses choix Trêve de bavardage, as-tu vu
l’heure ? Il serait peut-être temps de rentrer chez toi.
Puis-je te demander une faveur, c’est de ne rien
révéler de tes intentions à Léa, je ne veux pas qu’elle
s’inquiète. Nous en reparlerons simplement tous les
deux en tête à tête.
– Je te comprends aisément, tu peux me faire
confiance, en aucun cas, je ne prendrai la
responsabilité de lui occasionner le moindre chagrin.
Affectueusement, elle le prit dans ses bras, il la
dépassait largement d’une tête, l’enfant était
subitement devenu un adulte !
*
* *
Par ce beau dimanche d’automne, un froid glacial
sévissait, la neige n’allait pas tarder à tomber, Sacha
avait emmené Léa dans une des plus belles artères du
centre de la ville de Varsovie, la rue Marszalkowska.
Main dans la main, ils admiraient les vitrines
luxueuses des magasins.
Léa, s’arrêta subitement devant l’une d’elle.
– Tu vois Sacha, quand je serai grande je
m’habillerai uniquement de cette façon pour te plaire.
Celui-ci répliqua aussitôt :
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– Mais je te trouve déjà très jolie et élégante.
Il est vrai qu’emmitouflée dans son manteau en peau
de lapin et coiffée de son gros bonnet de laine d’où
émergeaient de chaque côté de son visage ses cheveux
nattés en deux grosses tresses, elle était adorable.
Devant son regard admiratif, elle se sentit rougir,
gênée elle le réprimanda.
– Ce n’est pas gentil, de te moquer ainsi, je sais
que tu fréquentes des jeunes filles bien plus belles,
auprès d’elles je n’existe même pas !
– Mais ma princesse, cela n’a aucun rapport, toi tu
es ma petite sœur chérie, qui a l’air complètement
gelée, au lieu de dire des bêtises, nous ferions mieux
d’aller prendre un bon chocolat chaud ?
D’un pas décidé il l’entraîna vers un salon de thé
très élégant.
Devant l’établissement elle stoppa brutalement,
l’air contrarié.
– C’est idiot, c’est un endroit beaucoup trop cher
pour nous.
– Viens, ça me fait tellement plaisir de pouvoir te
gâter et puis c’est un jour particulier, il faut que je te
parle sérieusement.
Ils entrèrent dans le café, l’ambiance ouatée et la
chaleur les réconfortèrent, un maître d’hôtel se dirigea
aussitôt vers eux et les installa à une petite table
confortable, avant de les laisser, il prit la commande.
Assise bien droite sur sa chaise, Léa remarqua
immédiatement le regard troublé et tourmenté de
Sacha.
– Quelque chose ne va pas ?
Devant son inquiétude, il se reprit :
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– Maintenant que tu es une grande fille, Bouba m’a
donné la permission de te confier un secret.
– Tu me fais peur…
– Léa, je vais avoir bientôt dix huit ans et
l’obligation de faire mon service militaire. J’ai bien
réfléchi, il n’est pas question que j’intègre l’armée
Russe, je ne veux pas me battre sous ce drapeau, j’ai
donc pris la décision de partir…
Léa l’interrompant net :
– C’est impossible, tu ne vas pas nous quitter ?
Jamais je ne pourrai le supporter !
– Je t’en supplie, ce ne sont pas des enfantillages,
tu dois me comprendre, si je reste ici je n’aurai aucun
avenir, tu connais la mentalité des Polonais pour ceux
de notre race, alors je n’ose même pas imaginer celle
des Russes.
Dans les habitations du quartier, tu es au courant
de la vague de suicides existant parmi notre
communauté, la misère est de plus en plus tragique,
sans parler de la mendicité et des expulsions.
Je ne veux pas finir comme cela, je rêve d’un autre
destin, c’est pourquoi je dois partir, tant qu’il est
encore temps.
– Mais pour aller où ?
– J’imagine en Allemagne ? J’ai un copain là-bas,
il pourra certainement m’aider à trouver un petit
boulot et puis j’arriverai à me débrouiller comme je
l’ai toujours fait.
– Mais comment sortir de Pologne ? Tu n’as pas
de visa ! tu vas prendre d’énormes risques, c’est
terriblement dangereux !
– Ne te fais pas du souci pour moi, sois tranquille,
je trouverai une solution, je sais que je peux y
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parvenir. Mon but est de m’installer à Berlin et de
réaliser ce que je souhaite du plus profond de tout
mon être, vous faire venir un jour auprès de moi, tu
peux me faire confiance, je ferai le maximum pour
réaliser ce vœu.
Léa songeuse.
– J’ai peur, si peur que tout cela ne soit qu’utopie ;
si jamais tu te faisais prendre, ils t’enverraient
directement en Sibérie, où alors encore plus affreux,
ils seraient capables de te fusiller comme déserteur, je
n’ose même pas y songer.
– Mon poussin, je n’ai pas le choix, cela fait
longtemps que j’y pense.
– Et ton père ?
– Il est d’accord, sachant que j’ai tout à y gagner.
Tête baissée, cachant son visage pour ne pas laisser
apercevoir les larmes qui perlaient au bord de ses
paupières, trop émue pour prononcer le moindre mot.
Lentement, buvant à petites gorgées son délicieux
chocolat bouillant, picorant distraitement dans
l’assiette la brioche toute dorée, elle parvint à donner
le change.
Sacha rassuré par son attitude lui dit en souriant :
– Je vois que tu n’as pas perdu ton bel appétit, j’en
suis très heureux.
– Non, je suis effrayée par tes projets, mais je suis
bien obligée de l’accepter, je sais que lorsque tu
prends une décision, il est impossible de te faire
changer d’avis, je ne pourrai donc respirer
normalement que lorsque j’apprendrai que tu es en
parfaite sécurité.
Ce départ, que tu juges nécessaire, va me laisser dans
une détresse épouvantable et une anxiété terrifiante,
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mais si tel est ton désir, je ne pourrai rien faire pour y
remédier. Que Dieu veille sur toi et te protège.
Bouleversé par les mots de cette enfant qui
s’exprimait déjà comme une femme, tendrement il
s’empara de ses mains et les porta à la hauteur de ses
lèvres, délicatement il les couvrit de petits baisers.
Tout venait d’être dit !
*
* *
Sacha, la casquette enfoncée jusqu’aux yeux, muni
d’un petit baluchon, assis dans le couloir sur un
simple strapontin, essayait de passer inaperçu dans ce
train archi bondé.
Son allure très jeune lui donnait l’aspect d’un
adolescent, résultat assez réussi car jusqu’à présent,
on le laissait tranquille. D’ailleurs, il n’allait pas
tarder à arriver à la frontière et le danger serait encore
plus omniprésent.
Quelques minutes plus tard, le train s’immobilisait,
un haut parleur annonça aux voyageurs qu’il était
interdit de descendre, la police et les douaniers
allaient monter contrôler les passagers.
Dès l’arrêt, subrepticement, il se dirigea vers la
portière et sauta promptement sur le quai où circulait
énormément de monde. Se faufilant à travers la foule,
il aperçut, accolé à un bâtiment, l’écriteau d’une
pissotière. En deux mouvements il atteignit l’endroit, à
l’intérieur plusieurs hommes se soulageaient, il en fit
autant en prolongeant autant que possible ce moment.
Peu après le sifflet du départ retentit, s’élançant
rapidement, il atteignit le train qui démarrait
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lentement, bondissant sur le marche pied, il s’y
accrocha dans un équilibre incertain.
Reprenant alors sa respiration, il retourna
s’installer cette fois dans l’un des compartiments,
constatant rasséréné, le passage évident des policiers,
ce qui le rendit plus confiant. Prenant un air
indifférent, le regard fixé à travers la vitre, faisant
semblant d’admirer le paysage qui défilait à grande
vitesse.
Son parcours s’acheva sans problème jusqu’à Berlin.
Arrivant à destination, une nouvelle épreuve
l’attendait, la gare fourmillait de militaires et de
policiers. Au bout du quai juste à la sortie, les
voyageurs étaient soumis à de sévères contrôles.
Sacha, devant ce nouvel obstacle redoutable, ne
prévoyait aucune issue valable, ni d’échappatoire,
comment allait-il pouvoir passer à travers ?
Machinalement, il suivit la file des gens, mais quand ce
fut presque à son tour de franchir le barrage, l’homme
placé juste avant lui, à la présentation de ses
documents, attira immédiatement l’attention des agents.
Contraint de répondre à maintes questions, très vite
ceux-ci devinrent menaçants et finirent par l’arrêter, ce
qui provoqua un mouvement de réprobation dans la
foule. Sacha en profita pour se faufiler discrètement
auprès d’un couple qui aurait pu facilement représenter
ses parents, vu son allure juvénile.
A son grand soulagement, il put ainsi déjouer leur
surveillance.
Il n’eut plus qu’une seule envie, s’éloigner au plus
vite de la gare et du danger qu’elle représentait.
Connaissant très peu de mots en allemand, mais
s’exprimant couramment en yddish, il existait à
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travers ses deux langues énormément de similitudes,
ce qui lui donnait l’avantage de comprendre aisément
certaines expressions.
Ayant bien noté la rue où habitait son ami, dès
qu’il se fut assez éloigné, il osa s’adresser à une
femme âgée, qui lui parut aimable.
Poliment Sacha l’aborda en lui montrant le bout de
papier qu’il tenait à la main avec l’adresse inscrite
dessus.
Sans ménagement sa réponse fut cinglante :
– Cette rue se trouve dans le quartier du Scheunen,
près de l’Alexanderplatz, elle rajouta aussitôt, la
plupart des habitants sont juifs, des émigrés d’Europe
de l’Est, comme vous je suppose !!!
Sacha sidéré par un tel accueil, en resta perplexe.
Courageusement il continua son chemin à pied
plutôt que de prendre des transports en commun,
méfiant, il jugeait préférable de ne prendre aucun
risque.
Au bout d’une bonne demi-heure, il débarqua enfin
devant l’immeuble de son ami, il n’avait même pas eu
la possibilité de le prévenir, mais celui-ci l’avait
toujours assuré que ce ne serait pas utile, à tout
moment il serait le bienvenu.
Comme le lui avait indiqué Isidore, son logement
se trouvait à l’arrière d’une cour, il y accéda
facilement et grimpa rapidement les cinq étages, déjà
tout joyeux à l’idée de revoir son copain. Un peu
essoufflé, il frappa vigoureusement à sa porte.
Aucune réaction, un peu déçu et contrarié, il se
rassura en pensant qu’à cette heure là, il devait
certainement se trouver sur les lieux de son travail…
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Après réflexion, il préféra aller l’attendre
tranquillement dehors.
A quelques mètres de là, se trouvait un bistrot, la
faim le tenaillant, il réalisa soudain que depuis son
départ, sous l’emprise de la peur et de l’anxiété, il
n’avait rien pu avaler.
Se dirigeant aussitôt vers l’établissement, c’est avec
satisfaction qu’il s’installa, heureux de se réchauffer et
de commander un grand café au lait. Puis retirant de
son baluchon un torchon, il en sortit un bagle parsemé
de grains de pavots fourré intérieurement de tranches
de saucissons à l’ail, un petit pain délicieux que lui
avait préparé Bouba pour son voyage, il l’avala en
deux bouchées, un vrai régal !
Après ce repas frugal, il se sentit beaucoup mieux.
Au bout d’une heure, il vit enfin apparaître la
silhouette de son ami.
Sortant précipitamment du café, il alla à sa
rencontre.
Isidore en l’apercevant, hâta le pas, tous deux
tombèrent dans les bras l’un de l’autre, trop contents
de se retrouver :
– Quel bonheur de te revoir, je craignais tellement
que tu ne puisses t’échapper de Pologne, c’est une
belle surprise ! Comment as-tu fait ?
– Depuis plus d’un an je préparais mon plan et j’ai
pu m’enfuir sans trop de problèmes, disons plutôt que
j’ai eu beaucoup de chance, je m’en rends compte
maintenant, il fallait franchement du culot pour
entreprendre un tel projet, mais de ce côté-là, tu me
connais, je ne crains rien, mon but était de pouvoir te
rejoindre un jour, puis l’examinant en souriant :
– Tu n’as pas changé, toujours aussi beau garçon !!
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Ils étaient approximativement du même âge, une
grande amitié les liait, qui datait de leur enfance.
Bien des années auparavant, la maman d’Isidore et
son compagnon avaient dû quitter la Pologne pour se
réfugier à Berlin, avec l’espoir d’y trouver un
quelconque travail.
Il eut hélas ! le même triste sort que Sacha, lui
aussi devint orphelin en perdant sa mère peu après,
malgré cela, il préféra rester en Allemagne et survivre
en pratiquant de petits boulots. N’ayant aucune
possibilité à accéder à un travail plus honorifique, car
comme pour la plupart des gamins de milieu modeste,
à l’âge de douze ans, il dut interrompre sa scolarité et
se débrouiller en travaillant pour soutenir sa famille.
Isidore tenant toujours son ami par l’épaule, ravi
de le revoir après une aussi longue séparation, lui
suggéra :
– Il serait peut-être temps de regagner mon logis et
de manger un morceau.
– J’ai une faveur à te demander, pourrais-tu me
loger quelques jours ? Juste de quoi me trouver un
endroit valable ?
– Bien sûr et sans problème, j’allais d’ailleurs te le
proposer, tu es ici chez toi et enchanté de t’accueillir.
Côte à côte, ils remontèrent les cinq étages et
entrèrent dans une pièce plus que modeste.
– Tu vois ce n’est pas le luxe, mais au moins je
suis chez moi et libre ! Mais je bavarde comme une
pipelette, tu dois avoir faim ?
– Non pas trop, Bouba m’avait préparé un en cas.
– Ta chère maman d’adoption, ton départ a du lui
être douloureux.