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Page 1: Irène, rescapée des camps nazis - Fonds pour le …fondspourlejournalisme.be/telechargements/LAvenir...©/D JXHUUH OHXU D YROp OHXUV SOXV EHOOHV DQQpHVª Philippe CARROZZA Enmai1940,Beho(Gouvy)est

1940-45 témoignages« La guerre leur a volé leurs plus belles années »

● Phi l ippe CARROZZA

E n mai 1940, Beho (Gouvy) estannexé par le Reich. Le carre­four servait d’ailleurs de

frontière entre la Belgique etl’Allemagne. C’est dans ce con­texte qu’Irène Frères revientd’exode en France où elle s’étaittrouvée en compagnie de sonemployeur, un notaire de Pe­pinster. De retour en Belgique, lajeune femme décide de rentrerchez elle à Beho : « Il fallait trou­ver de quoi manger. J’étais donc à larecherche de travail. Une connais­sance de mes parents nous a rensei­gné un restaurateur, MonsieurGeorges, à Ligneuville, près de Mal­medy. Nous nous y sommes présen­tées, ma sœur Rosine et moi. Il nousa engagées Il y avait très souventdes soldats allemands au café. Jeparlais leur langue que j’avais ap­prise à l’école. »

Un jour, un officier a ordonné àIrène de le suivre. Il était accom­pagné de soldats armés.

« Ma sœur n’était pas là. Elle avaitfait une crise de péritonite et, aprèsun séjour à l’hôpital, on l’avait re­conduite à la maison. J’ai été emme­née à la prison de Malmedy. Pour­quoi ? Je n’en savais rien. J’y airetrouvé Rosine, malgré son état,mes frères Jules et Joseph et monpère. On est resté là pendant desjours. Puis, ils sont venus mi­traillette au poing, avec deuxchiens. »« Désormais, nous n’étions plusdes êtres humains »

On ne leur dit rien. Juste de lessuivre au bureau : « Quand j’aipoussé la porte, mon Dieu j’ai vuJean. Ce garçon avait quasi monâge. Il avait peut­être deux ans deplus. Il ne voulait pas faire la guerreavec les Allemands parce qu’il étaitBelge. Comme il était né à la fron­tière, le Reich le considérait comme

un des siens. Il était venu me voir aucafé. Je servais au bar et c’estcomme cela qu’il m’avait repérée. Ilétait en uniforme nazi. Il m’a sup­pliée que je le cache. Je lui ai de­mandé de repasser un peu plustard, qu’on arriverait bien à le ca­cher chez nous. C’est ce qu’on afait. »

La mère d’Irène cachait déjà unjeune Luxembourgeois. Pour­quoi pas un de plus ? La famillelui a donc fait de la place.

« J’ai couru vers lui, poursuitIrène Frères. On s’est embrassé. Ilétait méconnaissable. Sa figure,toute noire, avait doublé de volume.Ses mains étaient tout aussi noires.Il avait été battu comme plâtre. Ilétait tellement cassé qu’il ne pouvaitmême plus se redresser. J’ai faillim’évanouir ».

La famille Frères est chargéesur un train en direction descamps de prisonniers politiquesen Allemagne.

« Sur l’échelle des valeurs des na­zis, les prisonniers politiques étaienttout en bas, considérés comme desbêtes, juste un peu mieux que lesJuifs, dit encore Irène. Désormais,nous n’étions plus des êtres hu­mains ».

De camp en camp, ils arrivent àDeutz :

« On nous a enfermés dans le bâti­ment de l’exposition », se souvientIrène Frères. « Nous sommes arri­vés là vers la fin septembre. Tous lesmatins, ils faisaient l’appel. Nousdormions à même le sol, sans cou­verture. Cet appel avait lieu quelque soit le temps. On attendait de­bout de 8 heures à midi. » ■

Irène, rescapée des camps nazisIrène Frères, 91 ans étaitprisonnière politique. Ellea connu l’enfer descamps nazis, d’où sonpère et son frère Josephne sont jamais revenus.

Irène Frères : «Il n’y avaitplus de barrières, plus depudeur. Nous avions perdunotre dignité humaine.»

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En 1945, Rosine, la sœur d’Irène estgravement malade. Irène parvient àla faire hospitaliser dans un hôpitalallemand. Un jour elle tombe nez ànez avec des soldats alliés : «J’avaisdeviné qu’ils étaient anglais. Ilsétaient quatre ou cinq et ils parlaientwallons entre eux ! J’ai dit à voixhaute : « Et bien ça alors, des Anglaisqui causent wallon » et ils ontrétorqué : « Quoi ? Une femme quiparle français ! » Le plus étonnant etle plus comique dans cette tragédieest à venir. L’un des quatre soldatsdévisage Irène. Il hésite et lui

demande : «Ce n’est pas possible etce serait complètement fou, maisvous ressemblez tellement à unedes filles Frères, de Beho !» Irène n’encroit pas ses oreilles. Elle a le soufflecoupé. Il s’agissait de soldats belgesengagés de la région de Gouvy !Quand Rosine a été apte à sortir del’hôpital, les mêmes soldats ontdéguisé les deux sœurs avec desuniformes british. Elles ont voyagésur des paillasses, dans le fond d’uncamion de soldats qui retournaienten permission en Belgique. DirectionBeho et la maison.

Des soldats anglais qui causent wallon !

ELLE A DITAmnistie ?Il est parfois questiond’amnistie devant lesChambres. Un sujet sensiblequ’Irène Frères ne veut pastrancher, malgré tout le malqu’elle a enduré : « Je suischrétienne et donc je ne peuxpas être en colère. Moi, je suistranquille avec ma conscience.Ceux qui ont mal agi peuvent-ils en dire autant ? Je ne veuxpas vivre avec la vengeancechevillée au corps, mais vivredans la tranquillité etl’apaisement ».

Séparer laBelgique ?Irène Frères ne veut pasentendre parler de partition dela Belgique. « Le pays doitabsolument rester uni. »

Chevalier et invalideIrène Frères a été faite chevalierde l’ordre de Léopold II. Elle esttitulaire d’autres distinctions.Elle a conservé une infirmitéimportante de son séjour dansles camps allemands. Ce qui nel’a pas empêchée de travaillerdur toute sa vieprofessionnelle.

Bakélite : danger« Dans un camp, du côté deRheinbach, nous devions limerde la bakélite pour faire desinterrupteurs. On faisait cela dumatin au soir. Quand on semouchait, c’était tout brun. Jene sais pas si c’étaitdangereux».

Chou providentiel«Après un mois ou deux, onest parti en train. Il a étébombardé par les Américains.La locomotive a été démolie, ily a eu un mort dans notrewagon, mais dans celui quiétait derrière le nôtre, ils onttous été tués. On est restécoincé une journée entièresans boire, ni manger. Ce n’estque le lendemain qu’un soldatnous a ouvert la porte. Il étaitarmé. On était en pleine nature.Nous sommes descendus dansun champ de choux. On s’estrué sur les feuilles pour lesmanger. On a fait des réserves.C’était providentiel. »

Ce reportage a bénéficié du soutiendu Fonds pour le journalisme enCommunauté française.

Dans les camps, raconteIrène, pour éviter que lesfemmes aient leurs règles,

les médecins nazis avaienttrouvé la solution : « On nousdonnait une grosse gélule. Aussigrosse qu’un pouce. Nous n’étionspas indisposées, mais nous étionsmalades comme des bêtes. Pours’assurer qu’on ne trichait pas, lesgardiens nous obligeaient à le pren­dre devant eux ».

Pour que la discipline règne aucamp de Deutz, la SS faisait ré­gner la terreur. Les prisonniersjugés récalcitrants étaient enfer­més dans un réduit, sorte deguérite : « Il était impossible des’asseoir. On n’avait rien à manger,ni à boire. On devait rester là, letemps que cela leur plaisait ».

Irène et les siens sont restés unmois et demi au camp de Deutz.Les Américains les ont bombar­dés lors d’un raid sur Cologne :« On a été emmené dans les caves,sauf une femme qui était dans laguérite à ce moment­là. Elle estmorte brûlée.Après l’attaque, tousles baraquements étaient rasés. Ona dû rester dans ces sous­sols sans

sanitaires et où il y avait des flaquesd’eau croupie. Pour manger, onnous servait un bol d’eau avec troisnavets qui flottaient à la surface ».

Irène et sa sœur Rosine ontbien essayé de s’enfuir : « Onvoyait des gens mourir tous lesjours, femmes ou enfants. On atenté le coup une seule fois. C’étaitun acte désespéré. Ma sœur n’allaitpas bien. Elle déprimait. Elle n’arrê­tait pas de dire qu’on n’allait ja­mais s’en sortir. Elle était tellementdéprimée qu’elle aurait dit n’im­porte quoi aux gardiens. Je lui di­sais que si elle faisait cela, elle seraittuée. Elle me répondait qu’elle s’enmoquait ; qu’au moins elle seraitmieux au Ciel. »

Irène Frères fait une pause.Émue, elle révèle que son pèreest décédé le 28 décembre 1944,à l’âge de 60 ans. Il était affaibliet, à la suite d’un refroidisse­ment, il était tombé gravementmalade. Il est mort faute desoins. Joseph a lui aussi essayéde s’enfuir en passant par lesbarbelés. Il a été surpris par ungarde et fusillé sur place. ■Ph. C.

«Je serais mieux au Ciel»

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