Pierre Lafrenière : Nous sommes heureux d'accueillir pour cette septième
rencontre du Pont Freudien Graciela Brodky, membre de l'École d'Orientation
Lacanienne d'Argentine et de l'Association Mondiale de Psychanalyse. Nous
débutons ce soir un week-end de travail portant sur le symptôme et la sexuation,
par cette conférence dont le titre est: "Le malentendu dans le couple". Il peut
sembler curieux d'aborder le symptôme et la sexuation par le biais de la question
ou du problème du malentendu dans le couple. Notez en passant que déjà le titre
de cette conférence comporte une équivoque. S'agit-il du couple traditionnel
homme-femme ou du couple au sens large soit : homo ou hétérosexuel ?
La psychanalyse a mis en évidence que tout lien social, du fait même qu'on parle,
repose sur le malentendu. Ce dernier, s'il permet le lien conjugal, n'est pas non
plus sans fomenter nombres de plaintes. Elles se formulent, côté femme, le plus
souvent ainsi : "il ne m'écoute pas lorsque je lui parle ; il ne me parle pas ;
m'aime-t-il vraiment?". Côté homme, on entend plus souvent : "elle n'est jamais
satisfaite ; que veut-elle à la fin ? Elle veut toujours plus ; quoi que je fasse, ce
n'est jamais ça !".En tout cas, ce qui est certain, c'est que faire couple est difficile
et que les difficultés en ce qui concerne les couples hétérosexuels, si elles
prennent aujourd'hui des formes nouvelles et parfois inquiétantes, remontent
sans doute au lendemain de la première rencontre entre un homme et une
femme. À ce sujet, Marie-Hélène Brousse, lors de la dernière rencontre du Pont
Freudien, nous a esquissé ce qu'elle a appelé une psychopathologie de la vie de
couple, à partir de la dissymétrie des hommes et des femmes à l'endroit de la
fonction phallique. Elle nous rappelait que pour Freud, c'est le complexe de
castration qui organise le rapport entre les sexes. Il en résulte que les hommes
éprouvent de l'horreur à l'endroit de la féminité et les femmes de la haine et de
l'envie envers les hommes. D'où les questions : comment organiser leurs
rencontres s'ils entrent, hommes et femmes, dans la vie avec ces points de
départ ? Sur quels types de malentendu la rencontre est-elle possible ?
A propos du thème "Symptôme et sexuation", je rappellerai que le terme de
sexuation, utilisé par Lacan, renvoie à la question de la différence sexuelle et à la
façon dont un sujet se situe face à la jouissance. Comment devient-on homme ou
femme ? Est-ce en lien avec les modèles qui nous sont fournis par notre culture ?
Est-ce biologique ?
Les psychanalystes qui rendent compte de leur pratique s'aperçoivent qu'il est
difficile pour beaucoup de se situer clairement d'un côté ou de l'autre. Nous
avons, en quelque sorte, un sexe psychique de la même façon que nous avons un
sexe biologique. Habituellement cela concorde, mais parfois il y a opposition. Il y
a pour chacun une certaine marge de liberté, un choix du sexe malgré les
déterminations biologiques et sociologiques. D'où l'ambiguïté sexuelle et les
symptômes en lien avec l'identité sexuelle. Ce choix d'être homme ou femme
s'enracine dans nos fantasmes, nos symptômes et nos modes de jouissance et
cela conditionne aussi nos modes de faire couple ou non. Voilà esquissé un
certain nombre de questions qui seront abordées, voire débattues ce soir et lors
des séminaires de samedi et dimanche. Sur ce, je donne la parole à Graciela
Brodky.
Graciela Brodky : Mesdames, Messieurs,
C'est grâce à la gentille invitation de mes collègues du Pont Freudien, Anne
Béraud, Michèle Lafrance, Pierre Lafrenière, Annick Passelande, que je me trouve
aujourd'hui à Montréal pour vous parler du malentendu.
Il ne faut pas penser que je suis la messagère de mauvaises nouvelles, justement
en ce moment où le premier ministre de la province du Québec vient de signer
des accords de collaboration et des traités de commerce avec mon pays, la
semaine dernière. J'espère donc que votre président et le mien se seront mis
d'accord et que notre amitié sera prospère. Ce sera vraiment un pont.
Bien sûr, ma visite ne fait pas partie de cette mission, car je voudrais vous parler
plutôt de ce que pense la psychanalyse d'orientation lacanienne de ce qui ne
marche pas entre les hommes et les femmes, si on tient compte de la conception
classique du couple. Mais, il faut le dire, cela ne va pas mieux dans les couples
homosexuels ; c'est ce qu'on constate, au moins quand ils arrivent au cabinet du
psychanalyste.
Mais c'est vrai que je ne pourrai peut-être pas m'empêcher d'ajouter un autre
malentendu à celui que je viens de mentionner. N'oubliez pas que moi, je parle
une langue qui n'est pas la vôtre et que cela peut provoquer quelques
malentendus. Je compte donc sur votre indulgence.
Mais est-ce que l'on se comprend mieux quand on parle la même langue ? Ce
n'est pas sûr.
En tout cas, ce que la psychanalyse rend plus clair, c'est que celui qui parle est
toujours soumis au pouvoir discrétionnaire de celui qui écoute et que c'est
l'auditeur qui décide toujours du sens de ce qu'on dit, en dépit de notre effort
pour nous faire comprendre. Je suis donc entre vos mains.
Oui, il y a quelque chose qui ne marche pas dans le couple, ce qui n'empêche pas,
comme vous le savez, qu'il y ait des couples.
Mais de quoi parle-t-on quand on dit "couple" ? En espagnol, la langue que moi je
parle, on dit una pareja, c'est-à-dire un mot qui contient le sens de pair, de parité,
de quelque chose de pareil, d'équivalence, d'égalité.
Arriverait-on à dire aussi "fraternité" et "liberté", puisque l'on parle d'égalité?
Dans le cabinet, ce qu'on écoute c'est, plutôt que la fraternité dans le couple,
c'est quelque chose qu'on ressent comme signe de ce qui ne marche plus: "Nous
ne sommes qu'un frère et une sœur". L'égalité n'est pas mieux tolérée: "Je veux
être traitée comme une femme", se plaignent celles qui défendent, avec raison,
dans un autre ordre de la vie sociale, l'égalité juridique. Mais de toute façon, elles
se plaignent.
En ce qui concerne la liberté, eh bien ! Combien ? Combien de liberté ? Quelle est
sa frontière avec l'indifférence? La jalousie, par exemple - dont je compte vous
parler demain - la jalousie, cette passion pour la propriété, n'a-t-elle pas toujours
été le signe de l'amour ?
Comme vous voyez, les droits de l'homme ne s'adaptent pas à la vie de couple ;
même si la civilisation nous pousse dans cette direction - dans la direction du
respect du droit de l'Homme (bien sûr, le droit de l'homme et le droit des
femmes) - le cœur va dans un autre sens. Peut-être votre langue, à ce sujet-là,
est-elle plus juste quand elle parle de couple - plus juste que l'espagnol - parce
que, bien sûr, on peut accoupler les choses les plus diverses : la caravane à la
voiture, par exemple. Le mot "couple" a sans doute un rapport avec le mot
"copule", c'est la même racine en latin. La copuledu point de vue grammatical, ce
qui sert pour faire la liaison entre deux phrases, et, bien sûr, la copule du point de
vue sexuel. Cette facilité de s'accoupler aux choses les plus diverses est une
propriété de l'être parlant.
Si l'on fait l'histoire de la psychanalyse, on peut constater que Freud démarre à
partir du constat suivant : un homme peut s'accoupler à des objets qui ne sont
pas adaptés à la fonction de la reproduction, par exemple, qui ne sont pas
"prédestinés " à la vie du couple, qui sont quelquefois des objets un peu étranges,
un peu bizarres. Freud démontre que la sexualité humaine n'a pas d'objet fixe et
que l'érotisme peut se satisfaire avec des objets plutôt bizarres, comme je viens
de dire, si on les considère du point de vue de la reproduction, qui ne servent à
rien du point de vue de la reproduction. Une image entrevue, un personnage
public qui n'a aucun lien avec le sujet, une robe de femme, une chaussure
peuvent être des conditions de satisfaction vers lesquelles un sujet se trouve plus
attiré que vers le partenaire hétérosexuel. Ce sont, bien sûr, des indications
extrêmes, mais des indices de quelque chose de peu naturel dans la vie
amoureuse de l'être humain.
Voilà donc notre premier point de départ : pour celui qui parle, pour le parlêtre-
comme on dit en suivant un néologisme de Jacques Lacan, le psychanalyste
français -le partenaire n'est pas fixé par la nature, il est même antinaturel, contre
nature, peut-on dire. Pour les animaux, au contraire, il n'y a pas d'erreur. Pour une
bête, il suffit de lui présenter une autre bête, normalement de la même espèce et
de sexe contraire, pour qu'ils se reconnaissent. Il n'y a pas de malentendu entre
eux. Mais à partir du moment où le langage s'en mêle naît le problème que
chaque sujet (tout le monde) doit résoudre: comment trouver le partenaire qui
s'accouple à lui, le partenaire qui lui convienne ? Comment le trouver ?
Voilà donc notre second point, qui est le choix du partenaire.
À ce moment-là, il faudrait faire une indication : même si pour le parlêtre, l'objet
d'élection peut être quelconque, si l'on prend un sujet en particulier, on réalise
que cet objet, si bizarre qu'il puisse paraître, est pour ce sujet toujours le même ;
c'est-à-dire qu'il y a des traits qui se répètent, qu'il n'y a pas de déplacement,
qu'il y a une certaine fixation. Par exemple, pour un sujet qui s'accouple avec un
autre du même sexe, il n'est pas facile, il est presque impossible, même s'il le
souhaite, de s'intéresser à un partenaire hétérosexuel.
Et Freud était très intéressé par ce sujet-là. Il disait - il parlait aux psychanalystes,
bien sûr -: "Pourquoi avez vous l'idée de pousser un sujet homosexuel vers
l'hétérosexualité? C'est presque aussi difficile, presque aussi impossible que de
pousser quelqu'un d'hétérosexuel vers l'homosexualité". C'est évident ! On
comprend bien la difficulté, même s'il y a quelques sujets pour qui les deux voies
sont ouvertes. Mais pour quelqu'un qui a fait un choix définitivement
hétérosexuel, passer à l'homosexualité, n'est pas une chose possible, ou alors
seulement dans des conditions tout à fait extrêmes. D'où sortent-ils l'idée que
dans l'autre sens cela irait facilement et qu'il faille pousser quelqu'un vers
l'hétérosexualité? C'était une très sage indication, je pense.
Et ce n'est pas seulement pour l'homosexualité. Il y a d'autres sujets qui se
retrouvent toujours dans des situations triangulaires, par exemple, comme si le
rival était une condition nécessaire pour soutenir l'intérêt pour le partenaire. Il y
en a d'autres qui choisissent toujours des partenaires impossibles, insaisissables,
etc., etc.; on peut continuer l'illustration.
Notre second point nous indique donc que le choix, si libre au début - un sujet
peut choisir n'importe quel objet - devient finalement pour chacun un choix
conditionné, comme disait Pierre Lafrenière, ce qui nous donne l'occasion de
parler des conditions du choix du partenaire.
Ces conditions, il faut le dire, ne sont pas des conditions - au moins du point de
vue qui nous intéresse, nous, les psychanalystes - ne sont pas des conditions
déterminées par la société. Ce ne sont pas non plus des conditions
prédéterminées par un sujet qui dit: "Je veux choisir…". Au contraire, ce sont des
conditions qui déterminent le choix du partenaire malgré le sujet lui-même, et qui
le mènent, d'habitude, à trébucher contre la même pierre, une fois, une autre, et
une autre encore.
Quand on parle, comme le fait Freud, du choix d'objet, cela signifie que tous les
gens ne sont pas disponibles pour chaque sujet. Quelquefois - si on considère le
côté masculin - cela ne marche qu'avec une femme et pas avec les autres. J'ai
connu un patient qui parlait de cela. Il détestait sa femme à cause de ce qu'elle
était la seule femme avec qui il pouvait avoir une vie érotique normale. Il la
détestait à cause de ce qu'il expérimentait de l'esclavage. Il était vraiment
esclave de cette femme: seulement avec elle, pas avec les autres. Quelquefois, la
chose ne marche avec aucune, c'est un cas extrême, mais tout à fait trouvable
dans la clinique.
Mais il existe aussi la possibilité théorique ou mythique, l'utopie - il faut bien le
dire - d'un homme pour qui toutes les femmes seraient possibles. C'est-à-dire que
la seule condition d'être femme suffirait pour être désirée par cet homme. C'est
aussi un cas extrême, mais si on n'en a pas d'exemples dans la vie réelle, on a
bien l'exemple de Don Juan, le roman de Tirso de Molina repris par Molière et puis
par Mozart, où se trouve cet air célèbre - peut-être le connaissez-vous - dans
lequel il déclare son amour pour toutes les femmes : les grosses, les maigres, les
blondes, les laides, les belles, les célibataires, les mariées, des femmes qui
viennent de l'Espagne, des femmes qui viennent de l'Italie (il ne dit pas du
Canada, à ce moment-là, mais bien sûr, ici à Montréal… Il ne mentionne pas
l'Argentine non plus, mais aujourd'hui, ça pourrait bien passer.). Donc, toutes… la
liste continue. On le connaît, c'est le célèbre aria qui s'appelle mille et trois - en
italien - c'est la liste des 1003 femmes que fait son partenaire, Leporello. Da
Ponte, qui a écrit le livret de l'opéra de Mozart, nous présente Don Juan comme
l'homme qui peut reconnaître la femme en tant que telle. Pour lui, il n'y a pas de
trait qui conditionne le choix : il lui suffit de l'odor di femina, qui serait l'équivalent
de l'essence même de la féminité. Et s'il y a des femmes qui tombent toujours
amoureuses d'un Don Juan, c'est peut-être parce qu'elles croient que lui, Don
Juan, détient le secret de la féminité qu'elles-mêmes ignorent.
Donc, c'est curieux, si la femme trouve cet homme qui semble avoir le secret, cet
homme qui peut très facilement distinguer une femme: "c'est une femme"… On
peut répondre à une question que, bien sûr, Pierre Lafrenière
mentionnait:"Comment reconnaît-on une femme ? ". Bien sûr il ne faut pas
confondre avec l'habillement, les robes, mais comment la reconnaît-il ?
Mais si on laisse un peu de côté les cas de Don Juan, ce qu'on trouve dans la vie
réelle, c'est plutôt que tous les partenaires ne sont pas permis, ce qui a été très
exploité dans le romantisme du XIXème siècle, en accentuant le conflit entre le
partenaire permis et le partenaire interdit. On constate que le partenaire interdit
montre des valeurs que le partenaire permis n'a pas.
De là, on dégage deux conséquences.
La première, c'est que un partenaire, une partenaire, tout partenaire ne fait autre
chose que remplacer un autre, perdu, qui serait le bon. Pour Freud, c'est bien le
partenaire œdipien.
La seconde c'est que dans la vie érotique des hommes et des femmes, l'amour, le
désir et la jouissance ne coïncident pas dans le même partenaire. Pas
nécessairement… Normalement, on peut dire: cela ne coïncide pas.
Freud a écrit trois articles remarquables sur ce sujet, qu'on connaît sous le titre
de Contribution à la psychologie de la vie amoureuse. Le terme qu'utilise Freud,
c'est liebe en allemand, et liebe peut être traduit de deux façons différentes:
comme la vie érotique ou la vie amoureuse. C'est un mot, qui en allemand, a un
sens un peu ambigu. Donc, par exemple, dans la traduction espagnole du texte
de Freud, on a deux traductions. La première s'appelle: La psychologie de la vie
amoureuse.La seconde: La psychologie de la vie érotique. Donc, en français,
c'est La psychologie de la vie amoureuse.
C'est absolument bien trouvé cette ambiguïté - on va développer cela demain
dans un séminaire un peu plus restreint - parce qu'il y a d'un côté l'érotisme, de
l'autre côté l'amour et ce n'est pas sûr qu'on les trouve au même endroit.
En tout cas, la leçon que nous donne la psychanalyse est qu'il ne suffit pas de
s'interroger sur la façon dont un homme et une femme se cherchent ou se
trouvent l'un et l'autre, mais il faut se demander encorece qu'ils cherchent ou ce
qu'ils trouvent quand il se rencontrent. C'est-à-dire qu'il ne s'agit pas d'une affaire
de sex et pas plus de gender… De gender, vous connaissez ? Oui, je prends les
mots anglais pour insister sur cette expression qui a connu un très grand succès,
une réussite, dans la dernière année, Sex and Gender, c'est-à-dire Le sexe et le
genre.
Effectivement, ce n'est pas seulement le sexe biologique, comme le disait très
bien Pierre Lafrenière, pas plus le gender, c'est-à-dire ce qui vient de
l'identification. Ce sont deux versants et on tient compte des deux, mais il faut
aller au-delà, au-delà du sexe biologique, au-delà aussi de l'identification, pour
dire qu'il s'agit de fonctions - tel qu'on s'exprime en mathématiques. Des
fonctions, c'est-à-dire que quand on trouve quelqu'un, il faut se demander quelle
fonction il remplit, quelle fonction il ou elle a pour quelqu'un d'autre. Et, en plus,
c'est une fonction tout à fait inconsciente. Et, en plus, une fonction qui n'est pas
la même si on la prend du point de vue de l'amour, du point de vue du désir ou de
la jouissance. Il faut faire la différence, dans chaque cas que l'on prend en
analyse, de la fonction du partenaire du côté de l'amour, du côté du désir et du
côté de la jouissance. Et même la fonction de plusieurs partenaires: l'un qui sert
pour l'amour, d'autres servent pour la jouissance et d'autres servent pour le désir.
Donc, ça fait une combinaison très compliquée.
C'est Hemingway qui disait qu'un couple est quelque chose de très dur à soutenir,
à supporter. Que le poids d'un couple était tellement dur que quelquefois il était
nécessaire d'être trois pour le soutenir. C'est ce que disait Hemingway, bien sûr.
C'est pour cela que toute pédagogie de la vie du couple échoue, parce que ce
qu'une femme exige, demande d'un homme, dans son inconscient, n'a rien à voir
avec ce que l'homme cherche, à son insu, dans une femme. Dans cette
perspective, il n'y a pas d'équivalence, il n'y a pas de complémentarité possible
entre un homme et une femme.
Je voudrais illustrer cela. Je prendrai deux exemples, bien éloignés l'un de l'autre,
même dans le temps.
Le premier exemple que je compte vous donner provient d'un roman très
connu: Cyrano de Bergerac. Vous le connaissez ? Il s'agit, comme vous le savez
peut-être, d'un triangle amoureux entre Roxane, Christian et Cyrano, et il s'agit,
en plus, d'un amour apparemment maladroit, car Cyrano aime Roxane, et
Christian l'aime aussi, mais elle... qui aime-t-elle, ou, plutôt, qu'aime-t-elle ?
Donc, si vous me permettez, je vous lirai quelques paragraphes de Cyrano. C'est
la scène cinq du troisième acte. C'est une scène entre Christian, le beau, et
Roxane. Christian lui a déjà parlé d'amour, mais avec des paroles écrites par
Cyrano.
Donc, ils se rencontrent. C'est Roxane qui voit Christian.
ROXANE
C'est vous !
Elle va à lui
Le soir descend. Attendez. Ils sont loin. L'air est doux. Nul passant. Asseyons-
nous. Parlez. J'écoute. L'air est doux. Nul passant.
CHRISTIAN s'assied près d'elle sur le banc, en silence
Je vous aime.
ROXANE, fermant les yeux
Oui, parlez-moi d'amour.
CHRISTIAN
Je t'aime.
ROXANE
C'est le thème. Brodez, brodez !
CHRISTIAN
Je vous...
ROXANE
Brodez !
CHRISTIAN
Je t'aime tant.
ROXANE
Sans doute. Et puis ?
CHRISTIAN
Et puis... je serais si content si vous m'aimiez ! Dis-moi, Roxane, que tu m'aimes !
ROXANE, avec un moue.
Vous m'offrez du brouet quand j'espérais des crèmes ! Dites un peu comment
vous m'aimez ?
CHRISTIAN
Mais... beaucoup.
ROXANE
Oh !... Délabyrinthez vos sentiments !
CHRISTIAN, qui s'est rapproché et dévore des yeux la nuque blonde.
Ton cou ! Je voudrais l'embrasser !...
ROXANE
Christian !
CHRISTIAN
Je t'aime !
ROXANE, voulant se lever.
Encore !
CHRISTIAN, vivement, la retenant.
Non, je ne t'aime pas !
ROXANE, se rasseyant.
C'est heureux !
CHRISTIAN
Je t'adore !
ROXANE, se levant et s'éloignant.
Oh !
CHRISTIAN
Oui... je deviens sot !
ROXANE, sèchement.
Et cela me déplaît ! Comme il me déplairait que vous devinssiez laid.
CHRISTIAN
Mais…
ROXANE
Allez rassembler votre éloquence en fuite !
CHRISTIAN
Je…
ROXANE
Vous m'aimez, je sais, adieu !
CHRISTIAN
Pas tout de suite, je vous dirai…
ROXANE poussant la porte pour rentrer.
… que vous m'adorez. Mais oui, je sais. Non, non, non, allez vous-en !
C'est la scène que je voulais vous raconter pour illustrer le malentendu dans le
couple.
Eh bien, qu'est-ce qu'on trouve ici? Bien sûr, le malentendu. Ce que Roxane veut,
ce sont des paroles d'amour, et je la prends comme exemple de la fonction tout à
fait éminente des paroles d'amour pour une femme, à partir desquelles elle
trouve habituellement la voie ouverte vers à la fois le désir et la jouissance, à
partir des paroles d'amour.
Par contre, ce que Christian veut, c'est le cou; il veut se passer des paroles le plus
vite possible pour aller directement à ce qui l'intéresse, c'est à dire pas toute la
femme, pas non plus tout le corps de la femme, mais un petit morceau qu'il
détache: le cou blanc. C'est à partir de ce petit morceau qu'il désire et qu'il jouit.
C'est une condition masculine. Pour cette logique tout à fait masculine, l'amour
n'est pas impossible, mais pas nécessaire.
Malentendu, donc. Lui, il n'obtient pas ce qu'il cherche, et ce qu'il a, elle le
méprise.
Et Cyrano? Lui, il aime, bien sûr, mais à condition que l'objet ne lui appartienne
pas, qu'il s'agisse d'un objet idéal, toujours impossible, qu'il peut désirer à
condition de ne pas en jouir. C'est une position tout à fait différente, celle de
Cyrano et celle de Christian. Si Cyrano jouit, nous ne le savons pas, l'auteur ne
nous dit rien de ce qu'il fait quand il est tout seul. Mais on peut supposer qu'il ne
fait rien, puisqu'il jouit en se battant avec des hommes. Et c'est cela, la jouissance
de Cyrano.
Pour vous parler de mon second exemple, je prendrai cette activité si éloignée du
roman, cette activité nouvelle qui n'est pas le produit du romantisme, mais du
discours de la science, et qui se déroule à travers l'ordinateur : le chat. Et où, si
éloigné deCyrano et de cette mise en scène, on retrouve cet accouplement entre
la parole d'amour et une jouissance qui ne passe pas par le corps de la femme.
Une jouissance que l'homme garde pour lui-même, dans sa poche. Même si ce
que cherche une femme n'a rien à voir avec ce que cherche un homme,
le chat satisfait l'une aussi bien que l'autre. À elle, ça lui donne des paroles,
habituellement des paroles d'amour ; à lui, l'occasion de tirer son épingle du jeu.
Vous connaissez l'expression " tirer son épingle du jeu "? De s'en sortir avec la
rencontre entre les sexes.
Vous me direz qu'il s'agit, dans un cas, d'un couple inexistant, et dans l'autre d'un
couple virtuel. Vous avez raison, mais en tout cas, ce sont des couples bien réels
du point de vue de la psychanalyse, parce que la psychanalyse ne prend pas le
couple du point de vue de l'idéal, de ce que serait le couple réussi auquel il
faudrait arriver. Nous n'avons pas de prescription parce que nous partons de la
clinique, et ce que nous constatons, et ce qui nous permet d'interpréter quelques
symptômes de la modernité - par exemple, la réussite du chat - c'est que le
malentendu entre les hommes et les femmes est structurel, pas circonstanciel.
Évidemment, il est beaucoup plus facile de s'entendre avec une chaussure - on
l'apporte dans la valise - ou avec la télé, elle n'aime pas, ni ne désire, ni ne jouit
non plus ; la télévision ne demande pas, elle n'exige rien. Et on peut toujours faire
du zapping quand ça commence à devenir fatiguant. Ce n'est pas si facile dans un
couple. Cette commodité - facilitée dans l'actualité par les gadgets que produit la
science - a favorisé de nos jours la réussite d'une éthique qu'on peut nommer :
l'éthique du célibataire.
Il paraît que, d'après ce que les statistiques montrent, le nombre de personnes
seules a grandi et grandit toutes les années dans les grandes villes. Ça se passe à
Buenos Aires, ça se passe à New York, j'imagine qu'ici aussi. De quoi est-ce qu'on
tient compte pour arriver à ces statistiques d'après lesquelles les gens deviennent
chaque fois plus seuls ? Il semble que les statistiques ne considèrent pas les
couples homosexuels, par contre, qui montent dans les statistiques, ni non plus
les bataillons masculins qui peuplent les déjeuners des grandes villes, bataillons
des executives qui sortent tous au même horaire de leur travail et qui marchent
tous ensemble très bien habillés, avec leur portfolio. Ce sont des bataillons
masculins. On ne pense pas qu'ils sont seuls. Ils forment un groupe très solide,
par contre. Pas plus qu'on ne prend en compte, pour cette statistique, des
femmes seules qui, dans la ville où j'habite, remplissent les matinées des
cinémas. C'est quelque chose d'un peu inquiétant. On entre dans les cinémas à
cinq heures de l'après-midi et c'est plein de femmes. On ne peut pas dire qu'elles
sont seules, elles sont entres elles. Mais, ce dont les nombres parlent, c'est du
manque de couples hétérosexuels. C'est cela qui semble être en décadence.
Or, avant de proposer une hypothèse, il faut se rendre à l'évidence que la
quantité des naissances et des morts reste toujours la même. On ne sait pas à
cause de quelle symétrie divine. Malgré les guerres et les famines, il y a toujours
un équilibre entre les hommes et les femmes. En conséquence, et quoiqu'il existe
plusieurs subjectivités, il n'y a rien qui nous amène à penser que le célibat
croissant a un rapport avec un certain désastre génétique ou géopolitique.
Quelquefois les femmes disent:"Il n'y a pas d'hommes. Il manque d'hommes !".
Mais non, il y a presque toujours la même quantité. Donc, pourquoi les femmes
disent-elles cela ?
Cependant, disons rapidement que même si c'est vrai qu'il ne s'agit pas d'un
choix forcé - à cause d'un désastre, par exemple - le célibat qui inquiète comme
symptôme contemporain ne correspond pas à un choix éthique. Le célibataire
d'aujourd'hui n'est pas un dandy, ni un snob, ni un cynique (dans le sens de
Diogène, se masturbant dans un tonneau devant tous), ni unascète. Ce n'est pas
un célibataire qui renonce (le célibat imposé par l'Église au clergé, par exemple).
Ce n'est pas non plus la célibataire de García Lorca.
Peut-être connaissez-vous un peu l'œuvre de García Lorca. Il a une œuvre tout à
fait remarquable qui s'appelle Doña Rosita la soltera. Madame Rosita, c'est le
nom, la soltera, c'est la célibataire. C'est ce célibat féminin têtu, qui fait du
manque de couple une vertu.
Quand on parle de célibataire on ne se réfère pas, bien entendu, à une situation
de famille (même si cela compte). En espagnol, soltero, "le célibataire" est, tel
que son nom l'indique, celui qui est suelto, c'est-à-dire détaché, et on l'utilise
aussi bien pour les hommes que pour les femmes ou les bêtes. On utilise en
espagnol - ce n'est pas fréquent mais c'est correct - l'expression : ces bœufs sont
solteros, c'est-à-dire ces bœufs sont détachés l'un de l'autre. J'aime bien cet
exemple, c'est un exemple du dictionnaire, parce qu'il nous permet de
comprendre facilement que le contraire ne serait pas que les bœufs soient
mariés. Donc, quand on en parle, ce n'est pas une question de famille, une
question civile. On voit alors que l'envers du célibat n'est pas un pacte
symbolique, mais un lien dont on va toujours avoir l'obligation, dans la
psychanalyse, de préciser la nature.
Le célibat contemporain, c'est plutôt celui d'une rencontre ratée. Au moins, c'est
le problème qui arrive aux cabinets des psychanalystes. Ce qui se passe, c'est
que même si la psychanalyse peut démontrer que la prolifération des produits de
la science favorise, de nos jours, la jouissance autistique, et que c'est de plus en
plus facile - chaque fois plus facile - de satisfaire la pulsion sans devoir passer par
le partenaire sexuel (les hot-lines, l'Internet et même la drogue, la drogue, bien
sûr, qui éloigne complètement - surtout les drogues dures - qui empêche les
rencontres avec l'autre sexe), c'est vrai que celui qui trouve une si bonne
solution, à ce point satisfaisante comme la drogue, ne consulte pas,
habituellement, un psychanalyste. C'est la dure expérience des analystes avec les
vrais toxicomanes, par exemple. C'est-à-dire que quand les tissus du lien social se
déchirent, les liens avec la psychanalyse se déchirent eux aussi. C'est pour cela
que l'éthique du célibataire est une éthique tout à fait contraire à l'éthique du
psychanalyste.
Pour s'adresser à l'analyste, l'éthique du célibataire ne sert pas. Pour s'adresser
au psychanalyste, il faut croire que la rencontre avec l'autre est possible, et il faut
penser que, quand cette rencontre n'arrive pas, c'est soit la faute du sujet - c'est
plutôt ce qu'on trouve du côté de l'obsessionnel - soit c'est la faute de l'autre - et
on reconnaît ici l'empreinte de l'hystérie. Chez l'hystérique, c'est l'autre le
coupable, quand l'obsessionnel dit toujours:"C'est moi le coupable, mea culpa,
mea culpa", position typique de l'obsessionnel. En résumé, pour s'adresser à
l'analyste, il faut avoir une position qui est tout à fait contraire au discours du
célibataire.
Quand on a un célibataire sous transfert, il faut se demander si c'est vraiment un
célibataire. On laisse de côté, bien sûr, l'état civil. Il faut se le demander parce
que c'est déjà un sujet qui accepte l'Autre.
L'analyse, dès qu'elle commence, montrera de plus en plus au célibataire ses
vrais partenaires, ceux avec lesquels le sujet, sans le savoir, est marié depuis
toujours. Ce sont des partenaires bien connus, que la psychanalyse met en
évidence depuis Freud. Ils ne sont pas connus par le sujet, qui doit les découvrir
au cours de l'analyse. Avec qui suis-je marié ? Avec qui suis-je marié même si je
suis célibataire ? Ce sont des partenaires inconnus, mais que la psychanalyse met
à ciel ouvert. Bien sûr, on peut les nommer, mais je laisserai cela, si vous me
permettez, pour une autre occasion.
Je vous remercie de votre attention.
Auditoire : Quand sera l'autre occasion ?
G. B. : Demain ; il y aura, bien sûr, un séminaire demain, et dimanche aussi.
Quand je dis "une autre occasion" ce n'est pas pour tirer mon épingle du jeu.
C'est, bien sûr, pour vous inviter à m'accompagner demain pour continuer.
Auditoire: Je serais intéressée à en savoir plus long sur les personnes avec qui le
célibataire ou la célibataire en psychanalyse est réellement marié.
G. B. : Je peux vous donner rapidement quelques indications qui sont, bien sûr,
un peu plus techniques. Mais on peut dire, par exemple, que normalement, le
célibataire masculin est marié avec son phallus. C'est son partenaire. Il préfère ce
partenaire à quelqu'un d'autre. Donc, il pense qu'il est tout seul, mais ce n'est pas
vrai. Il a un partenaire, mais c'est un partenaire presque inconditionnel ; presque,
pas aussi inconditionnel que la télé, parce que quelquefois ça marche, quelquefois
ça ne marche pas, bien sûr. Mais on trouve à se marier avec cela et on ne veut
pas partager ce partenaire, si précieux, avec une femme. C'est un exemple que je
peux vous donner très rapidement.
On peut dire, par exemple, pour le toxicomane qu'il est marié avec la drogue.
C'est son partenaire. Il ne peut pas se séparer de ce partenaire. C'est un
partenaire non pas contingent, mais un partenaire tout à fait nécessaire et qui
remplace les rencontres avec l'autre sexe. Il faut toujours avoir un peu de courage
pour envisager la rencontre avec l'autre sexe. Et la drogue, quand on a l'argent,
c'est plus facile à conquérir qu'un partenaire hétérosexuel. C'est à la portée de la
main, peut-on dire.
Bien sûr, il y a le partenaire de l'Œdipe. Telle femme, qui même si elle partage sa
vie avec un homme, est toujours mariée avec son père, qui est le partenaire
incomparable. Il n'y a rien, il n'y en a aucun comme le père, qui est, bien sûr, le
partenaire impossible, le partenaire interdit. C'est un autre exemple que je peux
vous donner.
Donc, on pourra en prendre d'autres, on pourra dire que le symptôme c'est, pour
quelques-uns, un partenaire tout à fait aimé. Freud a dit quelque chose qui était
très bien trouvé. Il disait: quelques-uns aiment leur symptôme comme eux-
mêmes. C'est-à-dire que même si le symptôme est quelque chose qui leur gâche
la vie, ils ne laissent pas le symptôme pour autant. C'est un partenaire.
Lacan, par exemple, a un très bel exemple quand il dit - ce n'est pas quelque
chose qui est de lui, je pense qu'il l'a pris de quelqu'un d'autre, un homme de
lettres, je ne me souviens pas pour l'instant de qui - il dit : " Celui qui mange,
n'est jamais seul". C'est cela ? "El que come no esta solo". Donc, la nourriture
tient compagnie. Je viens de lire, parce que c'était dans la chambre de l'hôtel, un
article que... Bien sûr, c'est la providence qui me l'a donné ! C'était dans la
chambre d'hôtel. Ce sont des articles très intéressants. Ce sont des témoignages
de femmes, d'hommes, qui arrivent à comprendre que finalement, ils sont mieux
depuis qu'ils sont des singles. Il y a toute une industrie qui monte autour de cette
histoire. Par exemple, l'articles'appelle Home Alone. Il y est dit qu'il y a
des Toronto Food and Consumer Product Manufacture of Canada. C'est l'industrie
de l'alimentation qui a trouvé ce que l'on appelle la "niche" dans le marché tout à
fait vierge des petites portions, des petits plateaux tout à fait pour une personne.
Donc, il ne faut pas acheter beaucoup de viande dont on ne sait quoi faire et que
l'on doit mettre à la poubelles parce que l'on n'arrive jamais à manger un poulet
entier. On mange le poulet un jour, un autre jour et le troisième jour, on ne veut
rien savoir du poulet. Quand on vit tout seul, finalement ça va aux ordures. Donc,
c'est une industrie tout à fait nouvelle: faire une petite portion pour une personne
seulement. Cela paraît être un succès de marché. Et c'est ça, celui qui mange
n'est pas seul ! La niche, finalement, c'est cela: c'est trouver la fonction de la
compagnie qu'a la nourriture pour quelques-uns.
Je pense vous avoir donné quelques exemples. Ce n'est pas tout, mais c'est pour
donner l'idée de ce dont on parle quand on dit que finalement, on est toujours
marié.
André Jacques : Pourriez-vous quand même parler un peu de la mélancolie qui
habite habituellement les gens qui mangent seuls ou les gens qui ne sont pas
mariés. En fait, il y a des mélancoliques qui sont mariés, mais pourriez-vous parler
de la mélancolie ?
G. B. : C'est toute une question. C'est vrai que quand on prend ceux qui mangent,
on pense plutôt à la compagnie normale qu'est l'alimentation pour les névrosés.
Pour la boulimie, par exemple, le réfrigérateur, c'est un vrai partenaire. Marié
avec le réfrigérateur.
C'est vrai que si on prend la mélancolie stricto sensu, c'est une psychose. On
parle d'une psychose. On fait la distinction entre la dépression, par exemple, la
tristesse et la mélancolie. Quand on parle de la mélancolie, on parle de la
psychose, et c'est vrai aussi que pour les psychotiques mélancoliques, le suicide
est toujours à la portée de la main. Ce sont les suicidaires les plus fréquents, les
psychotiques mélancoliques. Vous avez toutes les raisons de poser cette
question, parce qu'on peut dire vraiment que quand quelqu'un n'est marié avec
rien, comme les vrais mélancoliques, il n'y a pas d'autre issue que de se jeter par
la fenêtre. Donc, c'est là qu'on trouve vraiment un célibataire : quelqu'un qui a
détaché toutes les liaisons avec l'Autre. Il n'y a pas d'objet qui le retient, il n'y a
pas de valeurs matérielles qui le retiennent, il n'y a pas d'enfants qui le
retiennent… Ce qu'on appelle les liaisons libidinales avec le monde sont tout à fait
coupées, on peut dire. C'est vrai, vous avez trouvé un vrai célibataire.
Auditoire : Est-ce que l'on peut être marié avec soi-même ?
G. B. : C'est intéressant. Bien sûr, on peut être marié avec soi-même. C'est
l'exemple de Narcisse. Vous connaissez Narcisse qui était tellement amoureux de
sa propre image, de lui-même, que pour baiser son image dans le lac, il se noie.
Donc, être marié avec soi-même jusqu'à l'extrême peut être vraiment mortifiant.
Mais soi-même, qu'est-ce que c'est, soi-même ? Même si on prend le mythe de
Narcisse, c'est vrai que l'image de soi-même, c'est déjà un autre. Je disais cet
après-midi à un journaliste qui me posait des questions très intéressantes, il faut
le dire, que finalement le miroir dans lequel on se trouve soi-même, dans lequel
on trouve l'image de soi-même, à un moment donné, devient chaque fois plus
l'image d'un autre et on ne se reconnaît pas dans le miroir. On a une image de
soi-même qui ne coïncide pas avec l'image du miroir. Et cela devient évidemment
chaque fois plus inquiétant quand le temps passe. Et on retrouve dans le miroir
une image qui ne coïncide pas avec l'image de soi-même que l'on a dans la tête.
Et on commence à faire de petites explorations pour retrouver l'image. Bien sûr,
comme on n'y arrive pas, on a recours à la chirurgie et à la science pour retrouver
cette image. Donc, ce n'est pas facile d'être marié avec soi-même, parce que
quand on dit : " Moi, je suis marié avec moi-même ", on a déjà "moi", "je", un
autre "moi", une sorte de triplication, il faut le dire, à l'endroit du sujet. "Moi, je
suis marié avec moi-même": j'indique un décalage entre moi et moi-même, entre
ce qui parle et ce de quoi on parle.
Auditoire : J'aimerais revenir sur le Donjuanisme. En espagnol, soltero (le
célibataire) est, tel que son nom l'indique, celui qui est suelto, c'est-à-dire
détaché, et on l'utilise aussi bien pour les hommes que pour les femmes ou les
bêtes. Vous avez dit que les femmes qui se liaient ou enfin qui avaient des liens
avec les Don Juan cherchaient une partie de leur féminité dans les yeux du Don
Juan. Est-ce que le contraire n'est pas vrai? Est-ce que le Don Juan ne va pas
chercher la confirmation de sa masculinité dans le regard de ses partenaires ?
G. B. : Le mythe de Don Juan a été très exploité par la psychanalyse. Il y a un
texte de Otto Rank, qui était un disciple de Freud lui-même, qui avait posé la
question à savoir si le Don Juan était un homosexuel, donc quelqu'un qui devait
prouver une fois, une autre fois, une autre fois, sans arrêt, sa masculinité. Donc,
c'est vrai que comme on n'a pas Don Juan sur le divan,on n'arrive pas à trancher
sur cette question-là, de sa position sexuelle. Mais c'est vrai que c'est plutôt
intéressant, ce que donne le mythe deDon Juan, si on le prend du côté des
femmes. Pourquoi faire la liste des femmes ? Par exemple, mille et trois,cela veut
dire "à l'infini". Pourquoi faire la liste ?
Lacan l'a dit, à un moment donné, qu'il fait la liste, finalement, parce que c'est
tout à fait impossible d'avoir une femme qui soit complètement à vous, qu'il y a
quelque chose de la femme qui toujours échappe, et que, pour quelques hommes,
en avoir une autre et une autre, ça donne l'illusion finalement, avec la quantité,
d'en avoir une complète. Comme si la quantité remplissait ce manque toujours
laissé par le mystère de la féminité. Donc, c'est une façon de s'interroger:
pourquoi au moins deux ? Ce n'est pas nécessaire d'arriver au donjuanisme. On
peut s'interroger à savoir pourquoi cette partition qui donne au moins deux est
tellement généralisée, partition que Freud a immortalisée dans un article. Mais
c'est vrai que l'on peut jouer un peu en prenant la position du côté masculin ou du
côté féminin.
C'est ce qui se passe quand on prend un texte et non quelqu'un qui peut venir la
semaine prochaine pour nous dire ce qu'il a pensé de ce que nous posons comme
hypothèse.
Auditoire : Je trouve qu'avec l'extrait que vous avez lu de Cyrano, on serait tenté
de penser, après ce que vous avez dit à la suite, que l'homme, certains hommes,
je ne sais pas s'ils étaient mariés à leur phallus, il serait tentant de penser que cet
homme-là, le Christian en question, serait marié à son phallus et que la femme ne
serait pour lui qu'un instrument pour avoir accès à toute l'expansion de ce phallus
en question, et que dans un tel couple, il n'y aurait que la femme qui désirerait
être mariée vraiment et que l'homme serait déjà marié à quelque chose qui n'est
pas cette femme.
G. B. : C'est tout à fait vrai. Vous savez que quand Lacan écrit quelque chose qui
semble très difficile - mais qui n'est pas finalement si difficile et qui s'appelle Les
formules de la sexuation - il fait très bien cette différence que vous faites. Parce
que c'est la fonction tout à fait éminente qu'a le phalluspour la vie érotique d'un
homme.
Mais c'est vraiment différent si on prend quelques hommes pour lesquels ce
mariage avec le phallus les éloigne totalement de la rencontre avec des femmes.
Donc, ceux, vraiment, qui refusent. C'est tout à fait différent des autres hommes
qui doivent passer par une femme pour finalement obtenir cette jouissance du
phallus. Ceux-là ne l'obtiennent pas directement et passent par les femmes.
Donc, cela donne des positions masculines tout à fait différentes l'une de l'autre.
Et c'est vrai qu'on peut dire que Christian, finalement, ce qu'il veut, c'est jouir du
phallus, son organe. C'est vrai. Mais pour obtenir cette jouissance, il passe par le
cou blanc de cette femme qu'il détache comme le trait qui l'attire, qui fait naître
le désir. Et finalement, cela débouche sur le phallus, mais en passant par le
partenaire à qui il fait faire le travail de parler d'amour et de dire des choses. Il
faut donc faire le travail de conquête.
Pour d'autres, c'est beaucoup plus facile d'avoir un rapport au phallus sans passer
par une femme, parce que le phallus, finalement, est à la portée de la main. Donc,
c'est plus facile. C'est un peu comme la télé. Il ne veut pas faire le travail. Donc,
ça donne une différence. Je pense aussi que c'est vrai que Christian est marié,
presque comme tous les hommes, avec le phallus. Il cherche quelque chose pour
l'éveiller.
Auditoire : Je pense que vous avez fait comme la démonstration qu'au fond, les
couples, ça peut difficilement fonctionner puisque inconsciemment, les besoins
des deux parties sont en contradiction. Alors qu'est ce qu'on peut penser des très
rares couples qui fonctionnent et qui sont heureux dans cette espèce de
mélange ? Est-ce que l'on pourrait dire que leurs symptômes sont assez
compatibles ou assez égaux ?
G. B. : Ce n'est pas possible de le dire dans des paroles plus justes que celles que
vous venez de dire. C'est parce que le symptôme de l'un est compatible avec le
symptôme de l'autre. Donc, c'est une trouvaille. Bonne chance ! (rires).
Fabienne Espaignol : Je voulais revenir sur le malentendu dans le couple, en me
disant que puisqu'il y a de plus en plus de célibataires, c'est donc que l'on
supporte de moins en moins le malentendu. On pourrait peut-être dire cela
comme ça ?
Alors qu'est-ce qui fait qu'avant on le supportait plus ? En pensant à cela, je me
disaisque peut-être on supporte de moins en moins de manquer de quelque
chose. Quand on rencontre un partenaire, on s'aperçoit après un certain temps
que ce partenaire ne remplit pas tout ce que l'on espérait, ce n'est pas l'idéal
qu'on croyait, et on supporte beaucoup moins le manque qu'on éprouve au
contact de l'autre, et on s'en va, et on cherche, et finalement on peut rester
célibataire et se satisfaire d'objets, de toutes sortes de choses, qui permettent
d'avoir l'illusion que finalement, on n'est jamais manquant. Et quand vous parliez
de Don Juan, je me disais: mais est-ce que ce n'est pas mille et trois "bébelles"
que l'on peut maintenant trouver qui font que l'on ne fait plus l'expérience de
manquer et de rencontrer l'autre parce qu'il n'est pas comme on le voudrait, il est
vraiment autre. Et que dans cette expérience-là, on peut se demander:dans
l'avenir qu'est-ce que ça peut donner de ne plus faire cette expérience de
quelque chose de foncièrement autre qui nous déconcerte ou quelque chose
comme ça?
G. B. : Ce que je comprends de votre question, c'est qu'il y a effectivement un
forçage, une poussée sociale vers le couple qui doit se complémenter. C'est
vraiment un phénomène qu'il faut étudier, parce qu'au XIXe et XVIIIe siècles,
c'était une histoire absolument hors de question. Un couple, c'était quelque chose
dans lequel il n'y avait aucune nécessité de se comprendre, de communiquer, de
parler, de prendre un café pour se dire la vérité, de savoir ce que l'autre pense.
Aujourd'hui, l'autre doit parler de tout, un peu comme dans le film La célébration.
Je ne sais pas s'il est sorti ici. Il existe une promotion sociale de la confession. Si
on dit tout ce que l'on ressent, la chose va mieux. Évidemment, normalement, ça
va pire ! (rires). On ne veut pas savoir tout. C'est comme quand on arrive à dire à
des enfants comment on fait des enfants. On leur raconte toutes les choses que
disent les livres, la vérité, l'anatomie masculine, l'anatomie féminine. On termine
et finalement ils demandent : " Mais le chou où est-il ?" On peut seulement
écouter quand on veut écouter.
Il y a un film de Woody Allen, c'est un couple dans un centre commercial L'épouse
demande au mari de lui dire la vérité. "Je serai tout à fait contente de t'entendre,
il faut être sincère et tout se dire, dis-moi, dis-moi". Il dit: "Finalement oui, c'est
vrai, moi, j'ai été infidèle". Et c'est un scandale énorme, elle s'en va et il faut la
chercher dans tous les magasins. Il faut être bête pour supposer que quelqu'un
veut entendre ça. Peut-être que cela arrive, mais ce n'est pas normal. (rires).
Donc, il y a vraiment un pousse à ce que le couple soit complémentaire, et
comme, évidemment, le couple n'est pas complémentaire, pour des raisons de
structures, on a dans l'idée que le couple ne marche pas, que si ça marchait bien,
ce serait un peu comme le yin et le yang, ce casse-tête qui s'assemble et
s'emboîte complètement, sans fissure.
Mais oui, c'est vrai qu'il y a une promotion sociale de cette idée et que donc le
couple devient chaque fois plus pauvre en comparaison avec cet idéal du couple
réussi. On n'y arrive jamais, et ce pauvre type qu'on a avec nous n'a rien à voir
avec ce qu'il doit être. C'est la promotion énorme de ce qu'un couple doit être.
Donc, il y a un forçage. Si cela ne va pas comme ça, il faut se séparer ! Il faut en
trouver un autre. Mais c'est toujours cette idée que cet autre va vous apporter ce
dont vous manquez. Donc, commence ce qui peut apparaître comme une
circulation, et parce que finalement on tombe sur la vérité, on dit: "il n'y a pas de
complémentarité, donc je reste toute seule"… C'est une solution.
En même temps, on peut se demander si, finalement, on laisse un partenaire au
nom de l'idéal. Est-ce que vraiment on laisse un partenaire ? Je pense que,
toujours, quand on laisse un partenaire, ce n'est pas parce que la chose ne
marche pas, c'est vraiment parce que il y a quelque chose des racines qui s'est
détaché, parce que d'une autre façon on trouve...
J'avais trouvé, dans une institution où j'ai écouté des analystes: "Bien sûr, il faut
laisser un partenaire qui te bat". Donc, voilà le cas d'une femme qui laisse un
partenaire qui la bat pour trouver un autre partenaire, qui, finalement, la bat. Et
dans les premiers temps, il semblait être un très brave homme, mais elle arrive à
obtenir d'être battue. Elle devient tellement insupportable qu'elle lui fait perdre
patience. On peut donc laisser le partenaire en chair et en os, mais ces vrais
partenaires que la psychanalyse met à nu, c'est-à-dire cette jouissance d'être
battue, qui est le vrai partenaire, on le retrouve finalement dans chaque
partenaire. Elle est plus mariée avec ce masochisme, peut-on dire, qu'avec les
hommes, qui peuvent être différents ; mais le masochisme, c'est un partenaire
plus vrai que le partenaire avec lequel on partage la maison, par exemple.
Auditoire : Qu'est-ce que c'est, la solution, pour cette madame qui était battue ?
G. B. : Bien sûr, non pas se détacher des hommes, mais se détacher du
masochisme. Parce que si elle ne se détache pas de cette jouissance masochiste,
tout effort pour lui faire comprendre ne sert à rien - bien sûr, elle n'est pas bête,
elle comprend. On a l'idée qu'il faut lui dire que ce n'est pas bien pour elle, qu'il y
a des hommes plus respectueux, qu'il faut chercher un autre partenaire. Mais
bien sûr, ce n'est pas une idiote, cette femme. Elle comprend bien. Mais il y a
quelque chose qui l'empêche de se détacher de cette position, de telle façon
qu'elle trouve finalement ce qu'elle cherche: être battue.
Bien sûr, on trouve le cas contraire ; je viens de trouver cela chez une toute jeune
fille de dix-sept ans. Son copain l'avait battue. Elle l'a laissé immédiatement. Elle
n'a rien voulu savoir de ça. Elle a trouvé quelque chose qu'elle ne cherchait pas et
donc, elle a pu s'en détacher facilement. Mais quand on obtient ce qu'on cherche,
même si c'est tout à fait aberrant, tout à fait incroyable du point de vue du
bonheur - ce que cherche quelquefois les psychologues - il y a quelque chose plus
fort. Il faut se rendre à l'évidence.
Mais pour une telle, qu'un homme se charge de ce travail de la battre, cela
devient un signe d'amour, plus précieux que l'indifférence, par exemple. Je l'ai
entendu: "Finalement, s'il me bat, c'est le signe qu'il m'aime". Ce n'est pas toutes
les femmes qui cherchent les paroles d'amour, il y en a quelques autres qui
cherchent des choses un peu plus fortes. (rires).
Jean-Paul Gilson : Bonsoir. J'ai un peu de mal avec la théorie du phallus telle
qu'elle se dégage de votre exposé, alors, je vais vous dire pourquoi j'ai un peu de
difficulté à vous suivre sinon que vous nous direz: "OK, j'en parlerai demain" ou
bien "ce dont je parle c'est une introduction à cette conception du phallus qui
s'est dégagée des œuvres de Freud et de Lacan", mais il me semble que quand
vous nous en avez parlé et dans la discussion tout pareil, vous l'avez tirée du côté
masculin du phallus tel que les postfreudiens ont pu en parler, c'est-à-dire
quelque chose qui est quand même à la limite de la représentation imaginaire du
pénis en érection et que, si vous faites attention à ce que vous avez dit, vous
verrez que vous ne l'avez jamais tirée du côté de la femme.
Or on sait bien que Lacan nous a dit: "elle n'est pas sans l'être, si lui n'est pas
sans l'avoir". Donc, ça nous indique quand même quelque chose, qu'il ne faudrait
pas trop confondre avec ce qui par Freud lui-même a été appelé "stade phallique"
- pour le petit garçon vers quatre ou cinq ans, quand il se promène tout nu devant
les invités, comme par hasard, pour la montrer et se la montrer - il ne faudrait
peut-être pas confondre le phallus avec ce temps-là, qu'on a appelé "phase
phallique".
Alors en pensant à ça, je me suis dit qu'au fond, tout ce dont vous avez parlé -
parce qu'il est vrai qu'il y a du malentendu dans le couple - mais vous en avez
parlé, à mon avis, pas tellement comme une nécessité du malentendu que
comme une présence, à l'intérieur de ces malentendus, de ce que Freud appelait
la pulsion partielle. Et que dans ses Trois essais, ce qu'il nous décrit, c'est le
cheminement des pulsions partielles dans une dialectique vers la constitution de
ce qu'il a appelé la libido unifiée. Et c'est à l'occasion de la construction de cette
libido unifiée qu'il introduit, lui, en 1924 pour la première fois, dans ce texte-là, le
terme de "phallus", qui renvoie à tout autre chose.
Alors, moi, je pense que c'est nécessaire de signaler cela, de signaler
qu'effectivement il y a, de la même manière qu'il existe un ravalement de la vie
amoureuse, il y a un ravalement de la théorie du phallus chez les analystes et que
ce n'est pas fréquent, en effet, de trouver des analystes qui ont compris pourquoi
Lacan nous a dit que le phallus, il l'égalait au Nom-du-Père et pourquoi ce Nom-
du-Père, il le positionnait comme condition de la métaphore qui fait entrer le petit
enfant dans l'univers de la signification. Ce qui veut dire que, quand cette
dimension-là n'est pas installée dans un couple, on ne peut pas s'aimer, parce
que l'amour, ça n'est jamais rien d'autre que la présence de la signification entre
deux êtres et une présence qui s'échange.
G. B. : Je vous remercie de votre précision. C'est vrai que je n'ai pas tout dit,
même je ne peux pas tout dire, mais je suis tout à fait d'accord qu'il faudrait
ajouter la dimension absolument signifiante du phallus, c'est-à-dire qu'on prend le
phallus non comme quelque chose qui est porté dans le corps de l'homme, mais
comme un signifiant, comme le dit Lacan dans La signification du phallus, qui est
bien sûr la commune mesure des objets désirés, pas la cause, mais c'est l'objet
qui attire le désir, parce qu'il fera après la différenciation avec l'objet a, petit a.
Donc, c'est tout à fait vrai qu'à partir du moment où l'on parle du phallus comme
d'un signifiant, on trouve le phallus du côté de la femme aussi. On a la dialectique
phallique en termes de "l'avoir, ne pas l'avoir, de l'être, ne pas l'être", c'est-à-dire
l'idée de Lacan autour des années 58. Ce sont les articles fameux de Lacan en
1958. Et on peut dire, bien sûr, l'enfant, pour une femme, est aussi une façon de
jouir du phallus en tant qu'elle ne l'a pas, ou peut-être la mascarade féminine,
c'est une façon d'être le phallus, c'est-à-dire d'attirer l'intérêt de l'homme en tant
qu'elle s'habille elle-même du signifiant du désir de l'autre. Je compte revenir là-
dessus demain et dimanche parce que ça va plus près du texte.
Donc, je suis tout à fait d'accord avec ce que vous apportez, et évidemment je
vous remercie. Mais c'est vrai que je n'ai pas seulement parlé de l'objet partiel
quand je parle de la liste de partenaires possibles, parce que le phallus n'est pas
un objet pulsionnel. Si on part de Lacan, bien sûr. Quand je disais que le
symptôme, finalement, peut être un partenaire très aimé, le symptôme, ce n'est
pas un partenaire pulsionnel. Bien sûr, quand je parle de boulimie et que je
nomme le réfrigérateur, je parle d'un objet pulsionnel. Donc, c'est tout à fait vrai
qu'il y a un côté pulsionnel dans certains partenaires que j'évoque, mais pas dans
tous les cas. C'est pour cela que je veux parler du symptôme et un peu, bien sûr
aussi, du partenaire de l'amour. Il faut différencier ceux qui ne sont pas des
partenaires liés à la pulsion partielle. Mais ce sont des précisions de textes qui
nous donneront peut-être l'occasion d'approfondir notre débat, si vous voulez.
Jean-Paul Gilson : Je ne dis pas du tout que ce que je dis soit sans mystères,
parce qu'il reste des problèmes vraiment importants dans le texte de Freud
comme dans celui de Lacan, mais j'ai bien suivi ce que vous essayez d'indiquer là,
avec cette espèce de solipsisme du partenaire aussi bien chez..... Enfin, c'était
surtout chez le célibataire homme. Il faudrait voir comment ça se passe chez la
célibataire femme. Je pense que vous pourriez certainement dire quelque chose
là-dessus aussi.
Ce qui est plus passionnant, je dirais, dans le texte de Freud, c'est de voir que la
dimension d'altérité sur laquelle vous avez insisté en disant, bon, il faut qu'à un
moment donné, le sujet rencontre finalement une autre subjectivité, que cette
altérité, elle est bien indiquée par Freud comme dépendant directement du
développement - je dis: "développement", on dit souvent "avatar", mais dans le
texte allemand c'est "développement" de la libido. Il dit : " C'est la sexualité qui
est responsable de l'avènement de l'altérité ". Vous voyez le paradoxe, puisque
d'un côté on nous dit qu'il existe une sexualité du célibataire, et en même temps
Freud nous dit : " Non, non pas du tout ". La sexualité, quand elle se déploie, elle
va comment, alors ? Tout naturellement ? Ou à cause de la société ? Ou pourquoi
vers cette dimension-là de l'altérité ?
Simplement, j'indique, parce que pour moi ça reste une question de savoir
pourquoi Freud a pensé ça. Je suis absolument de son avis, d'ailleurs, puisque la
clinique nous montre tous les jours que c'est comme ça que ça se passe, mais il
dit que le moteur de ce déploiement, finalement, c'est la reproduction. Et qu'est-
ce d'autre, la reproduction, que ce que nous appelons la paternité ? Non pas la
maternité, mais la paternité, très précisément. Donc là, on aurait une boucle qui
reviendrait sur le chemin de Lacan, mais cela reste une énigme quand même de
savoir comment il peut se faire que ce soit très précisément la sexualité qui ait ce
double statut-là, de rendre l'homme, l'humain célibataire, mais en même temps,
aussi, de pouvoir le rendre altruiste.
G. B. : Il faut prendre les Écrits, il faut prendre les textes de Freud et voir de quoi
il parle effectivement quand il nous parle de la reproduction. Quand Lacan parlait
de la reproduction, il ne parlait pas de la reproduction biologique, il parlait de la
reproduction du signifiant. C'est ça qui se passe, c'est la fonction de la loi
paternelle, bien sûr. Finalement, du côté de la femme, on a le produit de l'objet ;
du côté de l'homme on a quelquefois le produit d'un sujet, en tant qu'il transmet
la loi, à travers la mère. On peut prendre différentes considérations. Je pense que
pour se mettre de ce côté-là de la discussion, il faut passer aux livres. C'est ce
que je voudrais. On peut le faire demain, bien sûr. Je ferai la lecture du séminaire
exactement : le texte de Freud et les Écrits de Lacan.
Pierre Lafrenière : Vous avez donné une indication clinique, à savoir que
lorsque l'on a un célibataire en analyse, il faut se demander s'il accepte l'Autre.
Pourriez-vous en dire un peu plus ?
G.B. : Bien sûr, parce que je prends le célibataire comme l'exemple clinique de ce
que Lacan a nommé la jouissance de l'âne. La jouissance qui ne passe pas par
l'Autre. Ce que je dis, c'est que, vraiment, quand la jouissance de l'âne - si on veut
prendre un terme un peu plus classique, on peut dire l'auto-érotisme… ce n'est
pas exactement la même chose, mais cela peut donner l'idée du champ clinique
que nous tentons d'élucider- quand on a vraiment une position de la jouissance de
l'âne, on n'arrive pas au cabinet du psychanalyste. On se passe de l'Autre. On se
passe de la parole à l'Autre. On n'attend rien de l'Autre. Et c'est vrai que la
mélancolie est un peu le cas extrême, mais Lacan a pris aussi l'exemple des
cyniques. Le cynique, c'est quelqu'un pour qui l'Autre n'existe pas. C'est une
éthique tellement proche de l'éthique du célibataire, l'éthique de Diogène, par
exemple, tout seul, dans son tonneau… Donc, c'est vrai que quand quelqu'un
vient vous parler, du seul fait qu'il vient vous parler, c'est qu'il consent à l'Autre,
qu'il consent qu'il lui manque et qu'il peut trouver dans l'Autre une réponse, une
solution. Évidemment il y a différentes façons de se positionner, mais c'est déjà
accepter de passer par l'Autre. Et c'est vrai que quand Lacan, par exemple, est
tenté d'écrire tout ça dans des formules qu'il appelait "les formules de la
sexuation", qui ont deux étages, il a mis d'un côté le masculin et de l'autre le
féminin, et il a fait un mur qui partage ces deux positions pour dire qu'il n'y a pas
de commune mesure. Ce sont deux façons de se rapporter à l'amour, au désir, à
la jouissance qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre. Et à partir de cela, il fait un
autre étage où il y a des flèches qui traversent le mur. Donc, même s'il n'y a pas
cette complémentarité qu'il a nommée avec une expression extrême - il dit: "Il n'y
a pas de rapport sexuel", c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'équivalence, de proportion
entre les sexes - mais même si cela est vrai, il fait immédiatement deux flèches
qui vous permettent de passer de l'autre côté, c'est-à-dire de rencontrer l'Autre:
pour une femme de rencontrer l'homme et surtout, pour un homme, de
rencontrer une femme. C'est vrai qu'il ne rencontre pas une femme, il rencontre
un cou, un cou blanc, mais c'est un travail plus important que celui de rencontrer
simplement la jouissance de l'âne. Donc, Lacan fait très bien la distinction et
quand il parle, par exemple, de la jouissance mystique de quelques femmes et
même de quelques hommes, il parle d'une jouissance qui reste complètement
d'un côté sans se diriger vers l'autre. Donc, on peut avancer sur ce point, mais
c'est un peu difficile de le faire, surtout sans le tableau. Il faudrait l'esquisser.
Mais je pense qu'on peut dire cela: que si quelqu'un vient voir le psychanalyste,
même s'il est célibataire, il cherche quelque chose dans l'Autre et ça donne une
chance.
Donc, rendez-vous demain, à l'Hôpital Notre-Dame, pour ceux qui veulent
participer au séminaire.
Merci beaucoup.