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JACQUES C H O U I L L E T

DIDEROT OBSERVATEUR ET JUGE DE

L'ABSOLUTIS ME I~CLAIRI~*

Avant de s'assurer si Diderot a bien vu clair dans le jeu des monarques 6clair6s de son temps, il convient de dire qu'il n'est pas toujours facile de voir clair dans les cheminements du philo- sophe Diderot. Une longue fr6quentation permet de rep6rer certains itin6raires. Mais les imprudents qui voudraient couper 5 travers champs risquent fort de s'6garer. Un spectacle parisien repr6sentait il y a quelques ann6es Diderot embrassant les genoux de Catherine de Russie. 1 Un autre spectacle parisien montrait, en sens inverse, en se recommandant, il est vrai, de Sacher-Masoch, Diderot recevant le fouet sur l 'ordre de sa bien- faitrice et sous son regard amus6. 2 Deux images qui ont l'air de se contredire, mais qui en r6alit6 se compl~tent assez bien: le philosophe flatteur du pouvoir, le philosophe victime du pou- voir, l 'un et l'autre 6prouvant une sorte de joie dans l'accom- plissement de leur d6sir. Mais peut-~tre dans leur coexistence ambigu~, r6vNent-elles quelque chose de la v~rit6: c'est qu'il est impossible, ~ moins de faire violence aux faits, aux dates et aux textes, d'enfermer la philosophie de Diderot dans un sch6ma interpr6tatif de type unitaire. Comme le polype de Tremblay, auquel il se r6f~re volontiers, sa pens6e se d6veloppe ~ partir d'un tronc unique en de multiples directions, selon une m6thode

* Textr remani6 de la conf6rence prononc6e/t l'Institut Fran~ais de Budapest, le 28 octobre 1981.

�9 1 Rezvani, La Mante polaire, Th6~tre de la Ville, 1977. Elizabeth de Fontenay, Diderot ~ corpsperdu (Th6~trr d'Orsay, 1978);

d'apr~s Sacher-Masoch, Diderot ~ St-P$tersbourg, eit6 par E. deFontenay, Diderot ou le mat~rialisme enchantd (Paris: Grasset, 1981) pp. 95--97.

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exploratoire qui imite les ffttonnements de la vie. Nous tenterons /t notre tour d'en reproduire les mouvements, sans perdre de rue, au moins h titre d'hypoth~se, la supposition de l'unit6.

Diderot observateur et juge de l'absolutisme 6clair6? Cette proposition impose un effort pr~alable de narration et de des- cription. Je le voudrais aussi fid~le que possible. Mais on aura t6t fait d'en constater l'insuffisance. C'est pourquoi il convien- dra, dans une deuxi6me partie, de faire appel aux ressources de l'analyse m&aphorique en vue d'une meilleure interpr6tation.

Les fairs sont assez connus pour qu 'on puisse n'en donner qu'un r~sum~. C'est en 1765 que Catherine II ach6te la biblio- th~que de Diderot et lui offre cinquante annuit6s de biblioth6- caire, en 6change de ses livres et de ses manuscrits apr~s sa mort. Voil~t le philosophe ~t l 'abri du besoin, avec une rente annuelle de 4 600 livres et une dot assur6e pour sa fille, z C'est pour lui le d6but du grand rave imp6rial, h peine achev6 en 1775 apr~s le retour de Russie. Je dis: ~t peine achev6, car le ton d'enthou- siasme et de reconnaissance ne se d6mentira jamais, au moins dans la correspondance officielle. I1 y a bien cette confidence qu'il fait ~t Mine Necker h son retour de Russie, dans la lettre du 6 septembre 1774: ~ Je vous confierai tout b a s q u e nos philo- sophes, qui paraissent avoir connu le despotisme, ne l 'ont vu que par le goulot d'une bouteille. Quelle difference du tigre peint par Oudry et du tigre dans la fo r~ t ! , .~ On pense ~ Voltaire 6crivant dans une de ses gpitres/~ Horace: << Je dirai, mais tout bas: Heu- reux un peuple libre ! ~. Mais en regard de ces confidences mur- mur6es, que d'exaltation et de fermet6 dans les 6loges qu'il pro- digue ~ sa bienfaitrice! - << Qu'on m'en cite un seul qui ait mis dans ses bienfaits cette singuli6re d61icatesse qu'y met votre souveraine et la mienne! ~) 6crit-il au g6n6ral Betzky le 30 octo- bre 1766. 5 Mieux encore, ~t St-P6tersbourg, en d~eembre 1773,

Correspondance, 6d. par G. Roth puis J. Varloot (Editions de minuit) (Corr.), t. V. pp. 25--34.

4 Corr., t. XIV, p. 72. Corr., t. VI, p. 355.

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il ne craint pas d'6crire h Sophie Volland: <~ Elle aime 6perdu- merit la v6rit6; et quoiqu'il m'en [des v6rit6s] soit venu souvent qui n'arrivent gu6re ~t l'oreiUe des rois, jamais elle n'en a &6 bless6e ~) .6 I1 est done un peu simple de dire que Diderot, jadis ami de Catherine, aurait plus tard reni6 son idole apr6s avoir vu de trop pros l'odieuse r6alit6. Sur le plan des relations humaines, les choses ne sont pas d6roul6es de cette fa~on, et il n'est pas question de modeler l'histoire h notre convenance.

Cela dit la pens6e de Diderot concernant l'absolutisme 6clair6 s'est exprim6e dans deaaombreuses oeuvres 6crites entre 1771 et 1782: Pages contre un tyran, Suppldment au Voyage de Bougain- ville, Principes de politique des souverains, Observations sur le Nakaz, Plan d'une Universitd pour le gouvernement de Russie, Essai sur les rOgnes de Claude et de N~ron. I1 faut ~tre net: la condamnation qu'il porte sur le principe de rabsolutisme 6clair6 est cat6gorique et sans appel. C'est peut-~tre dans sa contribu- tion h l'Histoire philosophique et politique [dite des Deux Indes] de l'abb6 Raynal, qu'elle prend la forme la plus claire, et les travaux de G. L. Goggi, faisant suite ~t ceux de Herbert Dieck- mann et de Mich61e Duchet, ne permettent pas de mettre en doute l'authenticit6 de fragments comme celui qui est intitul6: ~ Deux exemples de gouvernement despotique: la Russie, la Su6de ~): ~ Cependant, vous entendez dire que le gouvernement le plus heureux, serait celui d 'un despote juste, ferme, 6claire. QueUe extravagance! Ne peut-il pas arriver que la volont6 de ce maitre absolu, soit en contradiction avec la volont6 de ses sujets ? [ . . . ] Peuples, ne permettez donc pas h vos pr&endus maitres de faire, m~me le bien, contre votre volont6 g6n6rale ~> .7

Nous sommes au coeur du probl~me: l 'argument central du l'absolutisme 6clair6, c'est le bien des peuples. Diderot renverse la proposition et dit" le bien du peuple c'est de faire librement sa volont6. Ce qui implique qu'il choisit lui-m~me son destin, con-

6 Corr., t. XIII, p. 144. 7 Extrait de l'Histoire des Deux-Indes, Diderot, ~,uvrea compldtes, 6d.

par Lcwinter (Club fran~ais du Iivre, 1973, t. XV) pp. 550--551.

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form6ment h l'id6e qu'il se fait du bien ou du mal. Quand je dis que cette option est fondamentale, c'est qu'il n'y a pas une ligne des Observations sur le Nakaz qui d6mente ce principe. Cette oeuvre 6crite h La Haye en 1774, a pour titre v6ritable: Observa- tions sur l'lnstruction de l'lrnpdratrice de Russie aux ddputds pour la confection des lois. Catherine, au lendemain de son accession au pouvoir, r6unit une Commission 16gislative et lui soumet le texte d'une Instruction pr6paratoire, appel6e en russe Nakaz. La Commission tint deux cent trois s~ances et se s6para en 1768 au plus fort de la guerre russo-turque. Le Nakaz fut imprim6 en franCais par l'Acad6mie des Sciences de St-P6tersbourg et dis- tribu6 dans toute l 'Europe des Lumi~res. ~ 'aurai t dfi ~tre pour Diderot une occasion d'applaudir, comme avait fair Voltaire lorsqu'il pr6tendait ~t Catherine que <~ Lycurgue et Solon aurai- ent signs [son] ouvrage ~ .8 Or Diderot n'applaudit pas. <~ J'ai relu, dit-il/t Catherine, l'Instruction que vous avez adress~e aux commissaires assembl6s pour la confection des lois; et j 'ai eu l'insolence de la relire la plume ~ la main ~ .9 D~s les premieres lignes la rupture est consomm6e: ~ I1 n'y a point de vrai souve- rain que la nation; il ne peut y avoir de vrai 16gislateur que le peuple; il est rare qu'un peuple se soumette sinc~rement ~ des lois qu 'on lui i m p o s e . . . ~ ~0 et plus loin: << L'Imp6ratrice de Russie est certainement despote. Son intention est-elle de garder le despotisme et de le transmettre g ses successeurs ou de l'abdi- quer? Si elle garde pour elle et pour ses successeurs le despo- tisme, qu'elle fasse son code comme il lui plaira; elle n'a que faire de l 'aveu de sa nation << etc. ~1 Plus loin encore, en r6ponse

une phrase du Nakaz plaidant pour le pouvoir centralisateur ( <~ I1 est plus avantageux d'ob6ir aux lois sous un seul maitre que de r6pondre de plusieurs ~ ) Diderot rectifie: <~ J'en con- viens, mais ~t condition que le maitre sera le premier esclave des

Lettre du 26 f6vrier 1769. Lettre du 13 septembre 1774; Corr., t. XIV, pp. 84--85.

~o Diderot, Oruvres politiques, 6d. par P. Verni~re (Garnier, 1963) p. 343.

11 Ibid., p. 345.

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lois. C'est contre ce maitre, le plus puissant et le plus dangereux des malfaiteurs, que les lois doivent 8tre principalement diri- g~es ~) .12

Ce message, comme on s'en doute, ne fut pas entendu. Cathe- rine rebut le manuscrit aprrs la mort de Diderot en 1785 et, selon toute vraisemblance, le drtruisit. Elle s'ouvre de sa drception dans une lettre ~t Grimm, off elle traite les Observations de Dide- rot de <~ vrai babil, dans lequel on ne trouve ni connaissance des choses, ni prudence, ni clairvoyance ~) .la Mais plusieurs d&ails restent troublants. D 'abord comment concilier l'insolence de ce texte et l'extr~me cordialitr, l 'enthousiasme de Diderot darts ses lettres? On peut h la rigueur estimer que les Observations ne visent que le principe de l'absotutisme 6clairr, tandis que les lettres concernent la personne de Catherine. C'est possible. Mais il y a plus grnant encore: h aucun endroit des Observations ni de l 'Histoire des Deux-lndes, Diderot n'emploie l'expression d'ab- solutisme 6clairr. I1 parle bien de <~ despote ~>, de <~ despo- tisme ~), de <~ gouvernement despotique ~. Ce type d'expressions figure en toutes lettres dans les deux textes. 14 Alors on peut argu- menter avec plus de prrcision en supposant que Diderot dis- tingue deux formes de despofisme: la premiere, seule digue de l 'rpith&e <~ 6clair6 ~ est celle que pratiquerait Catherine II ~ la mani~re d'un souverain capable d'entendre la vrrit6 de la bouche d'un philosophe et 6ventuellement d'en tenir compte pour in- flrchir sa politique dans le sens de la libertr. La deuxirme serait celle de Frrdrr ic II, contre lequel Diderot lance l'accusafion de mensonge. Le roi de Prusse est un simulateur. I1 se pare de sa rrputation de monarque 6clairr, de mani~re ~t se procurer un alibi aupr~s de l 'opinion internationale, mais il est bien entendu que l'essentiel, pour lui, c'est sa polifique de eonqu~te. Les Prin- eipes de politique des Souverains sont construits sur ce th~me de l'ambiguit6 et du contraste permanent entre ce que devrait

12 Ibid., p. 353. t8 Ibid., p. 333. 14 Ibid., p. 345.

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dire un v6ritable souverain philosophe et ce que pense r~ellement Fr6d6ric, chef d 'un Etat militaire. Ce qui distinguerait le mo- narque 6clair6 de celui qui ne l'est pas, c'est la v6rit6 de l 'un et le mensonge de l'autre. Et pour sauver notre principe d6fini- tionnel, nous aceorderions ~t la premiere forme de r6gime le nora d'absolutisme, r6servant h la deuxi6me le nora de despo- tisme. Je dois dire que c'est l~t l 'ultime concession que l 'on puisse faire au nom de Diderot, au principe de l'absolutisme 6clair6 sans porter atteinte ~t l'esprit et h la lettre de ses 6crits.

La v6rit6, je l 'avouerai maintenant: Diderot a donn6 des gages, tout au long de son oeuvre, non pas ~ un, mais ~t deux sch6mas politiques. Le premier est celui du <', roi pore ~>. I1 6crivait dos 1745 dans une note de l'Essai sur le m~rite et la vertu: ~ [ . . . ] c'est tr~s passionn6ment que j 'aime mon Dieu, mon roi, mon pays, rues parents, mes amis, ma maitresse et moi-m~me ~).~ Et dans les Entretiens avec Catherine II, trente ans apr6s, on le voit se sacrer lui-m~me roi sous les traits bienveillants du ~ Roi Denis )) tandis que retentissent les acclamations du peuple de Paris: <~ Et puis, quand Denis passe dans les rues de la capitale, c'est un tumulte, un bruit, des acclamations, des Vive D e n i s / q u i ne finissent point; et puis Denis, qui a l'~tme tendre, s'61ance de son carrosse, on l'embrasse, il est entour6 sur le Pont-Neuf comme Catherine seconde l'est dans son couvent et le sera un jour dans les rues, et puis il meurt doucement, pleur6, regrett6, honor6; ou bien on le rue et il meurt violemment. Et qu'est-ce que cela fait? I1 n'en ni plus ni moins mort ~) .x8

Le deuxi~me sch6ma est de type libertaire, aussi constant que le premier, aussi li6 que lui ~t l'histoire de la formation des id6es politiques de Diderot. Le libertaire iconoclaste s'affirme pour la premiere fois dans les Pens~es philosophiques, pour lesquelles il est inqui6t6; il s'aflirme une deuxi0me fois dans la Let tre sur les Aveugles pour laquelle il est enferm6 h Vincennes. II s'exprime en protestations v6h6mentes contre le despotisme dans les an-

15 Lewinter, t. I, p. 327. zs t~.uvres politiques, p. 297,

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n6es 1771 -- 1782 et s'6panouit en feu d'artifice dans le Supple- ment au Voyage de Bouyainville. Libert6 dans tolls les domaines, lib6ration 6conomique, lib6ration morale, lib6ration sexuelle: <~ Ici tout est ~ nous; et tu nous as pr~ch6 je ne sais quelle distinc- tion du tien et du mien. Nos filles e tnos femmes sont en com- mun ~> .17 << Ces pr6ceptes singuliers, je les trouve oppos6s ~t la nature, contraires ~ la raison, faits pour multiplier les crimes [ . . . ] Contraires ~ la nature, parce qu'ils supposent qu'un 8tre pensant, sentant et libre, peut-~tre la propri6t6 d 'un 8tre sem- blable ~ lui. Sur quoi ce droit serait-il fond6 ? }> is

Toutes ces constatations' aboutissent ~t la double conclusion que, premi~rement, les discours histodques que l'on serait tent6 de tenir sur le comportement politique de Diderot sont incor- rects rant qu'ils ne tiennent pas compte de la complexit6 des faits, et que, deuxi~mement, les descriptions que l'on fait de son comportement politique sont inad6quates, tant qu'elles n'in- t~grent passes attitudes dans une totalit6. D'o/l l'id6e que je propose maintenant, d'interroger le jeu de ses m6taphores poli- tiques pour savoir si, au-del~t des apories visibles de sa pens6e, ne se d6tachent pas, quelque part dans l'ombre, des connexions secretes qui permettraient de rendre plus intelligible sa concep- tion de l'absolutisme 6clair6.

Tout naturellement, et parce qu'elle est souvent indicible, la politique est g~n6ratrice de m6taphores qui l'expriment tout en la transposant. On dit par exemple que le roi est le pbre de ses sujets pour ne pas dire que les mauvais rois sont comme les mauvais p~res qui oppriment leurs enfants. La <~ pattie ~ d~- signe l'ensemble des enfants qui se r6clament d'un m~me p~re. Que vienne/~ s'affaiblir ou ~t se d6t6riorer le lien familial qui attachent les enfants les uns aux autres, et on s'6crira avec le Neveu de Rameau: <~ I1 n'y a plus de patrie. Je ne vois d'un pNe

l'autre que des tyrans et des esclaves }~ .19 Plus important en- core: il n'est pas n6cessaire qu'une m6taphore soit oiticieUement

17 Lewinter, t. X, p. 205. is Ibid., p. 216. XgLe Neveu de Rameau, 6d. par J. Fabre (Paris: Droz, 1963) pp. 40.

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rattach6e au domaine des id6es politiques pour qu'elle offre une possibilit6 d'apptication aux probl~mes de la cit6. En particulier une 6troite parent6 relie les unes aux autres les m6taphores poli- tiques et les m6taphores religieuses. I1 n'est pas rare que les mEta- phores politiques visent h rendre les myst6res de la foi plus pal- pables pour les fid~les; inversement les m6taphores re!igieuses sont souvent employ6es, ~t l'insu m8me de ceux qui les emploient,

traduire des concepts politiques. L'un est le substitut de l'autre suivant un syst6me de relations clairement d6fini par Spinoza dans le Traitd th~ologico-politique. Pour Diderot cette 6quiva- lence du politique et du religieux est fondamentale: l 'un des deux syst6mes est le soutien de l'autre, comme le montre le c6t~bre passage de la lettre ~t la Princesse Dashkoff du 3 avril 1771 con- cernant la dissolution du Parlement de Paris par le chancelier Maupeou: <~ Une fois que les hommes ont os6 d'une mani6re quelconque donner l'assaut ~t la barri~re de la religion, cette bar- ri6re la plus formidable qui existe cornme la plus respect6e, il est impossible de s'arr6ter. D~s qu'ils ont tourn6 des regards mena- qants contre la souverainet6 du ciel, ils ne manqueront pas, le moment d'apr6s, de les diriger contre la souverainet~ de la terre ~ .20 Derni6re remarque en rapport avec la pr6c6dente: toute m6taphore est r6versible et peut 6tre lue indif6remment dans les deux sens. Soit la premi6re phrase du choral de Luther: (~ Ein fester Burg ist unser Herr ~> ( ~ Notre Dieu est une solide forteresse ~> ). Elle peut signifier que le pouvoir spirituel est h l'image du pouvoir f6odal qui prot6ge et qui repousse: avec lui notre ~me est en repos. Mais inversement le pouvoir temporel repr6sent6 par les 6vSques et les seigneurs du temps de Luther est l'6quivalent de Dieu sur terre et il faut lui ob6ir comme ~t Dieu. Cuius regio eius religio. On peut mSme aller plus loin et pr6tendre que la m6taphore n'est utilisable que si elle est r6ver- sible: h quoi servirait de proclamer l'invincibilit6 du Dieu-for- teresse si on n'affirmait pas en mSme temps le caract~re inviola- ble du pouvoir temporel ?

~o Corr., t. X!, p. 20.

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Diderot n'est pash court d'invention dans ce domaine. Si l 'on suit au long de son oeuvre, l 'rvolution des mrtaphores h implica- tion politique, on s'aper~oit d'abord que leur prrsence est per- ceptible bien longtemps avant l'apparition de ses premirres oeuvres politiques, qu'on peut situer en 1771 avec les Pages contre un tyran et l'Apologie de l'abb~ Galiani. Et d'autre part la formation d'une pens~e politique structurre ~t partir de 1771 s'accornpagne chez lui d 'un changement d'orientation trrs per- ceptible dans le choix des mrtaphores: ~t la phase critique qui caractrrise la premiere prriode succ~de une phase organiciste, off peut-~tre nous aurons quelque chance de voir se rrsoudre les antinomies duns lesquelles semblaient devoir se drbattre ses dif- frrentes th6ories du pouvoir.

Un des textes les plus anciens de la premirre prriode, la Pro- menade du Sceptique (1747), repose sur l'hypoth~se d'un mo- narque invisible, reprrsentant la divinitr, vers lequel tente de se di- riger l'humanit6 en marche par des mrthodes et des chemins dif- frrents. Les drvots croient bien faire en empruntant l'allre des Epines. Les mondains s'endorment au milieu des plaisirs que leur offre l'allre des Fleurs. Seuls tes philosophes progressent en suivant l'allre des Marronniers, mais leur incertitude est grande sur la fin du voyage et sur la personne de ce monarque que per- sonne n'a jamais vu: ~ [ . . . ] on le suppose infiniment sage, 6clairr, plein de tendresse pour ses sujets; mais comme il a rrsolu de se rendre inaccessible, du moins pour un temps, et qu'il s'avi- lirait sans doute en se communiquant, la voie qu'il a suivie pour prescrire ses lois et manifester ses volontrs est fort 6qui- voque ~) .21 C'est pourquoi les philosophes drcident d'envoyer un d&achement en avant de leur troupe pour tenter d'apercevoir ce qui se passe de l'autre c6t6 du fleuve, dans le royaume mystr- rieux off r~gne le monarque. Mais rexprdition tourne court. Tandis que le driste Philox~ne tente de rrfuter les arguments du panthriste Oribaze, le ciel s'obscureit et on ne voit plus de l'autre rive qu 'un nuage 6pais qui d~robe le spectacle de la nature:

21 Lewinter, t. I, p. 327.

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<< . . . nous nous trouvftmes dans une nuit profonde, ce qui nous d~termina ~t finir notre querelle, et h renvoyer la d6cision ~ ceux qui nous avaient d6put6s ~> .~2 Comme nous l'avions indiqu6, on peut lire ce texte de deux mani~res: soit en fonction du signi- fi6, c'est4t-dire l 'Etre supreme, soit en fonction du signifiant, c'est-~-dire l'id6e que Diderot se fait du monarque sur terre. Ce qu'il y a d'int6ressant, c'est que les deux syst6mes de repr6- sentations se soutiennent Fun par l'autre. Le monarque, comme Dieu, est quelqu'un d'invisible, aupr~s duquel on n'acc6de pas. N6anmoins les hommes font beaucoup de d6marches et d6pen- sent beaucoup d'6nergie pour le voir, comme s'il y allait de leur honneur. L'aUusion ~t la Cour et ~ Louis XV discrete dans ce texte, l'est beaucoup moins dans les Bijoux indiscrets (1748). La m6taphore est constitu6e par l 'anneau magique dont est porteur le sultan Mangogul. Ce talisman a l e pouvoir de rendre le souverain invisible et de faire parler les <~ bijoux >> de ses sujettes malgrd elles. Non content de confisquer aux femmes le b6n6fice de la vue, il leur enl~ve le b6n6fice du silence. Finale- ment on volt le souverain s'attribuer les privileges de la Divinit6: invisible comme Dieu, il sonde comme Dieu le fond des cceurs. I1 est vraiment le monarque << absolu >> qui subordonne le monde ~ son caprice, et nul n'ignore en ce milieu de si~cle de queUe nature peuvent ~tre les caprices d'un tel monarque.

Au-del~t de 1748, la m6taphore du monarque invisible dis- parait corps et bien. Instrument de r6flexion critique, t6moignage de la coupure radicale qui s6pare le souverain de ses sujets, elle n'6chappe pas elle-mSme h la remise en question qui s'op6re au moment de la Let tre sur les aveugles ~t l'6gard de l 'ontologie sous toutes ses formes: << Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher ~> .2z C'en est fair du monarque, de la monarchie et de toute forme stable: ~ Qu'est-ce que ce monde, monsieur Holmes ? un compos6 sujet h des r6volutions,

22 Ibid., p. 377. 2a Diderot, O~uvres philosophiques, 6d. par P.

1961) p. 119. Verni6rr (Garnier,

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qui toutes indiquent une tendance continuelle ~t la destruction; une succession rapide d'~tres qui s'entre-suivent, se poussent et disparaissent; une sym&rie passag6re, un ordre momentan6 }~ .24 Inutile d'~piloguer ~t contre-temps sur le mot <~ r6volution ~ qui ne signifie rien d'autre, du moins darts ce texte, que le retour cyclique h la position initiale, selon la formule de la << roulette }> pascalienne et conform6ment ~ la th6orie des r6volutions cycli- ques qui remonte ~t l'antiquit6 grecque. 2s I1 n'emp~che que la profession de foi de Saunderson sur son lit de mort se conforme

un module r~solument discontinuiste, qui enl6ve, semble-t-il, route chance ~ une th6orie organiciste de s'appuyer sur une quel- conque justification. Et pourtant le travail de restructuration s'op~re sourdement, d'une fa9on qui n'est pas tout h fait en contradiction avec la vision catastrophiste de la Lettre sur les aveuyles, car Saunderson parle bien d'un ordre momentan6. A d6faut d'un <~ ordre admirable }>, il reconnalt l'existence de <~ quelques ~tres bien organis6s ~) .26 En allant au-del~t, on dO-

couvrira une autre m6taphore, la masse, qui s'articule elle-mSme sur un nouveau principe d'explication, l'6nergie: l'une et l'autre vont se d6velopper lentement pour devenir pr6pond~rantes, au cours de la p6riode qui s'&end de la Lettre sur les aveugles au Rs de D'Alernbert (1769). Cette masse, suivant un sch6ma radicalement anticart6sien, ne serait que de l'6nergie latente, sus- ceptible de se transformer en 6nergie active ~t la faveur de cir- constances exceptionnelles: <~ Le g6nie est de tons les temps; mais les hommes qui le portent demeurent engourdis, ~t moins que des 6v6nements extraordinaires n'6chauffent la masse et ne les fasse paraitre ~> .2r Dans cette perspective, le pouvoir repr6- sente l'inertie, qui maintient la masse immobile, ~t coup de lois, de contraintes et de censures. Parfois, mais rarement, l'action du

~ 1bid., p. 123. 2s Voir J. Schlobach, Zyklentheorie undEpochenmetaphorik, (Mtinchen:

Fink Verlag, 1980). 26 t2?uvres philosophiques, p. 121. 27 Diderot, (Euvres esthdtiques, ~d. par P. Verni~re (Gamier, 1965) p.

262.

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16gislateur lib~re au lieu de contraindre: tel est le cas de Ia r6- publique ath6nienne du V ~ si~cle. Plus souvent le pouvoir se conduit en oppresseur, ce qui ne peut manquer de produire des r6actions de violence h la faveur desquelles l'6nergie longtemps contenue se lib~re. Quoi qu'il en soit de ce processus, il est en- tendu que c'est dans la masse que se trouve le r6servoir de toute 6nergie: c'est d'elle que proviennent routes les formes sup&ieu- res d'organisation et c'est ~ elle qu'elles y retournent apr~s un temps plus ou moins long.

Comment peut-il se faire que le R~ve de D'Alembert, qui est l'ceuvre de Diderot la plus r6solument hostile ~t toute forme de transcendance, soit cependant le point de d6part d'une r6flexion sur le concept d'organisation qui va jouer un rble central dans les ceuvres des ann6es soixante-dix ? I1 faut d'abord se convaincre que l'organisation n'est pas antinomique de la libert6. On peut soutenir qu'elle est la condition qui permet l'exercice de cette libert6. De plus le R~ve est l'r d 'un homme bien inform6 du probl~me des sciences de la vie tel qu'il se pose ~t son 6poque. I1 connait et utilise les ouvrages de Hailer, les Primae linae et les Elernenta physioloyiae. I Ine peut ignorer les travaux de Bordeu, de Whytt, de Bonnet, de Le Camus. La repr6sentation organi- ciste de l 'homme n'est donc pas imputable au seul Diderot, mais il lui a donn6 un d6veloppement qui, de proche en proche, s'est 6tendu h tous les secteurs de sa pens6e et tout particuli~rement au secteur politique. L'~tre vivant tel qu'il le congoit est constitu6 d'un r6seau de ~ fibres >~ qui se rassemblent en ~ faisceaux ~), ce qui l'am6ne h distinguer les ~ extrSmit6s du faiseeau ~, d'o~ parviennent les sensations et ~ l'origine du faisceau ~>, d'ofl partent les ordres. Cette description 6quivaut ~t r&ablir, dans un contexte qui est, non pas ontologique, mais naturaliste, une hi$rarchie de fonctionnement: ~ La t~te peut bien commander aux pieds, mais non le pied h la t~te; l'origine h u n des brins, mais non le brin h l'origine <~ .u Lh-dessus, Diderot esp~re fonder une caract&ologie: ceux dont le <~ t ronc , est trop vigoureux

2s t~Euvres philosophiques, p. 353.

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fourniront les pontes, les artistes, les enthousiastes, ceux dont le ~ tronc ~) est trop faible donneront les brutes, ceux dont le ~ syst~me entier ~) est trop faible alimenteront la classe des imbd- ciles, tandis que le pouvoir (philosophique, politique, militaire) sera r6serv6 aux ~tres 6quilibr6s chez qui se manifeste l'accord entre le tronc et les branches. Darts tous les cas, malheur h l 'homme sensible, ~ abandonn6 ~t la discr6tion du diaphragme ~) : ~ Le grand homme, s'il a malheureusement re~u cette disposition naturelle, s'occupera sans rel~che ~t l'affaiblir, h la dominer,/~ se rendre maitre de ses mouvements e t / t conserver h l'origine du faisceau tout son empire ~) 29 C'est nous qui soulignons ce qui, dans ce discours caract6rologique, s'applique plus nettement h la politique et constitue, par anticipation, une charte du grand homme fondateur d'empires. Cette politique, qui s'esquisse/t la faveur du R~ve, est-elle de type autoritaire ou de type liberal ? La r6ponse est double: d'une part la libert6 suppose que l 'homme se soit rendu maitre des extr~mit6s du r6seau, d'autre part il ne peut conqu6rir cette libert6 que si le pouvoir qu'il 6tablit au profit de la ~ fibre dominante ~ est un pouvoir 6quilibr6. C'est toute la diff6rence entre l 'homme et l'animal, qui n'a le choix qu'entre le despotisme et l'anarchie. ~~ Finalement se d6gage du R~ve de D'Alember t une polifique voisine de celle de l'Esprit des Lois, qui 6tablit trois mod61es de gouvernement, dont deux sont extremes (despotisme et d6mocratie) et un troisi6me 6quilibr6 (monarchic). Bien entendu, il ne s'agit dans tous ces textes que de m6taphores susceptibles d'application politique, et non d'tme doctrine concert6e dont Diderot n'a pas encore l'id6e nette en cette ann6e 1769.

L'entr6e dans la p6riode terminale (i771 - 1782) ne peut ~tre correctement d~crite que si l'on maintient en conjugaison deux propositions apparemment disjointes, en r6alit6 compl6men- taires : premi6rement la philosophie politique de Diderot est une philosophie de la libertY; deuxi~mement, la philosophie poll-

29 Ibid., p. 356-- 357. 30 Ibid., p. 346.

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tique de Diderot est une philosophie du pouvoir. En tant que phi- losophie de la libertr, le diagnostic est net et sans appel: ce qui a 6t6 6crit de plus dur avant 1789 contre l'esclavage, contre l'im- prrialisme, contre l'oppression colonialiste est sorti de la plume de Diderot, directement ou indirectement via l'abb6 Raynal. II n'est que de rappeler ses refits contre Frrdrric II: Pages contre un tyran et Principes de politique des souverains; contre le rrgime colonial: contribution ~t l'Histoire des Deux-lndes; contre l'An- gleterre ~t l 'rpoque de la guerre d'Indrpendance: ~< Apostrophe aux Insurgents d'Am&ique >) ; contre le rrgime tsariste: Obser- vations sur le Nakaz. Mais en m~me temps, et souvent dans les m~mes ouvrages, la philosophic de Diderot s'aflirme comme une philosophic du pouvoir. La chose n'a rien de choquant, puisque c'est l'idre que s'en faisaient les Encycloprdistes (article Souve- rain). Pour reprendre la formule de Voltaire reproduite par Diderot: ~ [ . . . ]le prince, tout-puissant pour faire le bien, ales mains lires pour faire le mal >).31 Le pouvoir n'aurait donc d'autre fonction que d'incarner la libert6 et de la drfendre contre tous ceux qui la menacent, ce qui conduit / l justifier le philo- sophe qui se m~le de donner des conseils aux empereurs, quels que soient les risques de l'entreprise. Deux ~euvres, l'Essai sur la vie et les ~crits de S~ndque (1778) et l'Essai sur les rkgnes de Claude et de Ndron (1782), ont 6t~ ~crites pour prouver que le philosophe peut et doit s'oceuper du gouvernement de la citr, m~me si le souverain est un despote sanguinaire comme Nrron. Le philosophe Srn~que, si drcri6 soit-il, a 6t6 plus utile h la cause de la philosophic en essayant de retarder le triomphe du despo- tisme que s'il n'avait rien fair. Bien entendu c'est lui-m~me que Diderot, ~ travers Srn~que, s'efforce de justifier contre ceux qui seraient tentrs de lui reprocher d'avoir &6 ~ St-P&ersbourg et de recevoir des subsides de l'Imprratrice. En prenant un cas limite, la cour de Nrron, il pense faciliter sa propre justification.

nx Voltaire, Lettres philosophiques, (~d. P16iade 1965) p. 21. M~me for- mule, 16grrement modifire dans la lettre de Diderot it Sophie Volland (Corr., t. V, p. 129).

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Libre ~t chacun d'appr6cier s'il ne la compromet pas dans une certaine mesure. Le choix de l 'empereur sanguinaire n'est pas tr~s honorable, ni pour le pouvoir ni pour la philosophie et on ne peut pas dire que l'eeuvre politique de Diderot s'ach6ve sur une profession d'optimisme.

Mais encore une fois, il faut voir au-del~t des attitudes officiel- les et se demander si la r6alit6 des textes ne corrige pas jusqu'~t un certain point ce que les postulations doctrinales ont parfois de dur et de heurt6. Une m&aphore comme celle du corps social revient souvent, et justement dans les deux textes qui se rat- tachent au voyage en Russie, les Mdrnoires pour Catherine I I et les Observations sur le Nakaz: les formes ~ corps ~, <~ t~te ~), ~ membre ~> arrivent largement en t~te de l'appareil m&apho- rique, de mSme que les termes qui se rattachent ~t l'id6e de d6pen- dance mutuelle: <~ cha~ne ~>, ~ enchaJner ~), ~ lier ~, ~ lien ~>, ~ unir ~. C'est un aspect peu connu de la philosophie politique du dix-huiti6me si6cle: rE ta t est un corps dont toutes les parties sont li6es. La libert6 des citoyens n'est done pas sans limite: elle ne trouve son exercice que dans une organisation qui la protege. Et de son c8t6 l'action personnelle du souverain se trouve limit6e par les r~gles du fonctionnement du corps social, dont elle ne peut pas modifier arbitrairement r6quilibre: ~ rE ta t est un corps politique compos6 de diff6rentes parties unies entre elles par un int6rSt commun qui ne leur permet pas de se d6tacher, sans se pr6judicier h elles-mSmes: l 'Etat me semble r6sider dans le souverain, les propri6taires, les entrepreneurs de culture, et tous ceux que cette entreprise dolt employer, chacun selon le rang qu'il occupe ~ .~ C'est ici que le mat6rialisme de Diderot trouve son plein emploi: plut6t que de r6duire le probl6me poli- tique ~t un jeu de concepts qui ne peut qu'aboutir ~t une impasse, le philosophe s'efforcera de relier les concepts ~t des situations concr&es. Par exemple la d6fense de la libert6 ira de pair avec la d~fense de la propri6t6. Quel sens peut avoir le mot ~ libert6 ~ dans des pays comme la Russie o/~ les deux tiers de la population

as O~uvres politiques, p. 421.

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sont priv6s de tout droit sur les instruments de production ? ~ I1 faut d'abord que la soci6t6 soit heureuse, et elle le sera si la libert6 et la propri&6 sont assur6es ~ .33

Pour bien juger la position de Diderot face ~ l'absolutisme 6clair6, il faut commencer par se d6faire d 'un certain nombre de sch6mas simplistes. On a bien vu par les pages qui pr6c~dent que la main tendue h rlmp6ratrice ne signifiait pas l'acceptation de l'absolutisme. A l'inverse la passion de la libert6 n'a jamais con- duit Diderot au rejet du concept d'organisation. Ce que d6- montrent clairement les m6taphores du R~ve et du Paradoxe (ce sont les m~mes), c'est que la tyrannie et l'anarchie sont aussi bien l'une que l'autre n6gatrices de la libert6. L 'un et rautre r6gime correspondent h ce qu'on pourrait appeler la phase ani- mali~re de la pens6e politique:

<~ - L'animal est sous le despotisme et l'anarchie. - Sous le despotisme, fort bien dit. L'origine du faisceau com-

mande, et tout le reste ob6it. L'animal est maitre de soi. - Sous l'anarchie, o3 tous les filets du r6seau sont soulev6s

contre leur chef ~).3, Ce qu'on volt real quand on ne lit pas l'0euvre de Diderot en

fonction de sa totalit6, c'est qu'elle n'est ni le r6sultat d 'un com- promis, nile fruit d'une pens6e unitaire. Sa politique, comme son esth6tique, s'est form6e au sein d'une tension accept6e, parfois surmont6e, mais toujours pr6sente. On peut dire que dans tlne grande mesure, peut-Stre en totalit6, sa politique est un combat pour la libert6. Mais en m~me temps, et pour la m~me raison, elle s'inscrit dans une philosophie de l'Etat, dont elle est la seule justification possible: mettre le pouvoir au service de l'homme, et non l 'homme au service du pouvoir.

33 1bid., p. 440. 3~ s philosophiques, p. 346.


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