un ingrédient du discours (discours et pratiques alimentaires en méditerranée, vol i)

117
António José Marques da Silva Un ingrédient du discours Discours et pratiques alimentaires en Méditerranée Volume I

Upload: uma-pt

Post on 22-Jan-2023

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

1

António José Marques da Silva

Un ingrédient du discours

Discours et pratiques alimentaires en Méditerranée

Volume I

                   

Extraits          

 

Un  ingrédient  du  discours    

Discours  et  pratiques  alimentaires  en  Méditerranée,  vol.  I  

   

António  José  Marques  da  Silva      

EDILIVRE              

Version  intégrale:    

http://www.edilivre.com/un-ingredient-du-discours-1c392a3ce8.html  

2

3

Sommaire

Remerciements ................................................................................... 5 Ouverture ............................................................................................ 7 Homologie .......................................................................................... 13 Arythmie ............................................................................................. 75 Intermittence ....................................................................................... 133 Asymétrie ........................................................................................... 157 Bibliographie ...................................................................................... 189

4

5

Remerciements

Je veux avant tout remercier la Fondation pour la Science et la Technologie du Portugal (FCT) pour le financement attribué au projet de post-doctorat intitulé « Práticas Culinárias, Dinâmica Cultural e Identidade no Mediterrâneo Ocidental. (FCT : SFRH/BPD/62886/2009), qui m’a permis de préparer la publication de ce livre.

Je veux ensuite remercier mon superviseur Carlos Etchevarne (Universidade Federal da Bahia) de la confiance qu’il m’a accordée au long de ces trois dernières années. Je veux également remercier Jean-Pierre Poulain, directeur du CETIA, d’avoir bien voulu me recevoir à l’Université Le Mirail 2 – Toulouse en Janvier 2010, ainsi qu’à la FCT pour le financement qui m’a permis de réaliser cette formation complémentaire.

Je veux remercier également Gérard Chouquer (Directeur de Recherches au CNRS) pour la relecture attentive de ce texte. Les erreurs ou incorrections qu’il pourrait contenir sont cependant de mon entière responsabilité. Je le remercie également des commentaires et des suggestions de lectures qu’il a bien voulu partager avec moi.

6

7

Ouverture

Commençons ce livre par un aveu. Il ne ressemble en rien à celui que je songeais écrire. Je le voyais au départ comme une introduction aux discours ayant pour objet principal les pratiques alimentaires et culinaires en Méditerranée, thème auquel j’ai dédié la trilogie que ce livre inaugure. Mon objectif était de mieux comprendre comment d’autres formes de discours abordent deux dimensions privilégiées de l’acte alimentaire, l’identité et la dynamique culturelle, fréquemment élues comme objet du discours archéologique, dans la région du globe où je travaille, la Méditerranée. Ce premier volume était censé présenter au lecteur les différents discours alimentaires de la Méditerranée, point final. Les formes de discours où cet élément ne jouait pas le premier rôle étaient au départ exclues du lot. Comment en suis-je donc arrivé à écrire sur la place que les questions alimentaires occupent dans le savoir, en général ?

En cela, cet ouvrage est l’achèvement plus qu’improbable d’un producteur d’un type particulier de discours, l’archéologie en l’occurrence, plus habitué à questionner ce que dans notre société on appelle les pratiques culturelles et la matérialité, que les différentes formes de discours qui la décrivent et lui confèrent un sens. En effet, l’archéologue construit son discours sur l’alimentaire et le culinaire en grande partie à travers l’analyse de tessons de vaisselle de cuisine et de déchets alimentaires, ce qui est génériquement désigné par le commun des mortels comme étant… des ordures ménagères. Aujourd’hui comme hier, ces déchets sont la trace la plus durable de l’existence des hommes qui les ont produits et l’élément privilégié du discours archéologique qui la perpétue. Or, les ordures ne parlent pas. Elles ne produisent pas de mots qui puissent servir à produire un énoncé. Certains archéologues diront bien sûr le contraire, mais il ne faut surtout pas les prendre au pied de la lettre. Ce qu’ils veulent dire, c’est qu’ils ont la capacité de traduire en paroles la mémoire que ces vestiges du passé perpétuent. Ils pratiquent en réalité un acte de médiation associant

8

leurs descriptions de la matérialité observée (un tesson en céramique, un os d’animal, etc.) à des objets conceptuels particuliers produits par d’autres formes de discours (la gastronomie, la diète alimentaire, l’identité alimentaire etc.). On ne demande généralement pas à l’archéologue de se prononcer sur la nature ou la façon dont l’alimentaire intervient au niveau des discours, autres que le sien. Voilà pourquoi il était très improbable qu’un archéologue de formation et de profession comme moi, vienne un jour à écrire un livre comme celui-là. Et pourtant, je l’ai fait non par envie d’engager un « débat/combat » avec ceux qui s’intéressent à cet ingrédient du discours selon une perspective différente de la mienne mais simplement pour le plaisir que je ressens maintenant que la rédaction de ce livre est achevée, de mieux les comprendre.

J’ai donc commencé par faire le travail préparatoire de « mise en place », c’est-à-dire dans ce cas concret, explorer comment les autres formes de discours intègrent cet objet, que je désignerai souvent de façon générique au long de ce livre comme étant l’élément alimentaire. J’ai rapidement pris conscience que la mythologie, la religion, l’histoire et la science nous offrent autant de représentations à la fois partielles et particulières de cet élément. La production, la préparation et la consommation des aliments mettent en jeu un ensemble de pratiques très variées plus ou moins en relation avec cet objet récurrent et transversal à ces différentes formes de discours. La place que chaque discours accorde à ce dernier et la façon dont il est conçu est variable d’une formation discursive à l’autre. Elle n’est pas non plus constante au niveau d’un même discours, où plusieurs conceptions concurrentes, voir même contradictoires, de ce même objet peuvent coexister sereinement ou non. Le fait que ces formations discursives évoluent au long du temps et que certaines d’entre elles sont perméables aux conceptions alimentaires véhiculées par d’autres formes de discours contribuent à compliquer encore plus toute tentative de compréhension de sa dynamique.

Bien que nés dans un même horizon culturel, la Méditerranée, ces discours ont produit autant de conceptions différentes de l’alimentaire qui participent à différents degrés au niveau de leur construction. Visitant tour à tour chacun d’eux, je prétends explorer le contexte culturel et social dans lequel ces pratiques discursives se sont développées afin de mieux comprendre comment les thématiques alimentaires y interviennent en tant qu’ingrédient du discours. Très souvent en marge de la conscience et de ce que nous concevons aujourd’hui comme étant la Raison, il existe, par-delà les limites que les différentes formes de discours ont tracées pour se démarquer les unes des autres, une zone franche où cet élément transversal subit des frottements et des transferts qui défient souvent la linéarité de la

9

temporalité moderne, et dont seule une approche « in-disciplinaire » voire parfois « indisciplinée », peu soucieuse d’opposer le passé et le présent, peut rendre compte fidèlement.

Je commencerai par analyser les rapports complexes qu’entretiennent les mythes cosmogoniques de la Méditerranée, où l’élément alimentaire joue un rôle de premier ordre avec les discours religieux qui les perpétuent depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. J’essaierai ensuite de comprendre pourquoi le judaïsme et l’islamisme ont développé des codes alimentaires si différents bien que fondés sur un même texte sacré, la Bible, alors que les normes rituelles qui se rapportent à l’alimentation sont presque totalement absentes du christianisme comme d’ailleurs des cultes polythéistes païens alors que l’élément alimentaire participait pleinement au système ontologique de ces derniers.

Le chapitre suivant analyse l’évolution d’une forme particulière de discours, la diététique, ayant également pour objet les normes alimentaires. Cette forme de savoir médical s’est développée, dans différents contextes culturels, dominés par le discours religieux, sans que l’élément divin n’intervienne jamais au niveau de sa construction. Les bases de la diététique, de tradition grecque, se sont maintenues, en grande partie, inaltérées pendant plus de deux millénaires. Mais, il y a maintenant plus de deux siècles, les fondements de la diététique ont été brusquement remis en question sous l’influence des discours scientifiques émergents, donnant lieu à la forme de discours que nous désignons aujourd’hui de nutrition. Je m’interrogerai sur l’amplitude de ce changement soudain, à travers la reconstitution des systèmes rationnels et conceptuels qui supportent la forme ancienne et la forme moderne de la diététique, afin de comprendre pourquoi ce changement a eu lieu à ce moment précis et qu’elles sont les conditions qui l’ont rendu possible.

Dans le troisième chapitre, j’essayerai de comprendre pourquoi l’élément alimentaire a pendant très longtemps été exclu du champ évènementiel de l’Histoire, alors qu’il avait participé à sa genèse, au moment où cette forme de discours a commencé à se démarquer du discours mythologique. J’analyserai par la suite les mutations au niveau des pratiques discursives historiques, qui ont permis sa réhabilitation au rang d’événement de premier ordre et notamment le rôle joué par cet élément dans une forme plus récente de discours sur le passé, l’archéologie. J’expliquerai ensuite pourquoi je pense que l’élément alimentaire devrait être un objet de premier ordre dans cette forme de discours particulière et pourquoi il ne l’est pas encore aujourd’hui.

Pour finir, j’essayerai de savoir si le fameux modèle de Claude Lévi-Strauss, connu sous le nom de triangle culinaire, est capable de rendre

10

compte fidèlement des conceptions alimentaires des cultures pré-modernes de la Méditerranée. J’étudierai la généalogie de ce modèle, inspiré de la Phonologie, ainsi que la forme comme il a été transposé de l’Anthropologie à l’Histoire, afin d’essayer de comprendre pourquoi le triangle culinaire peut paraître à première vue approprié à la compréhension des pratiques culinaires dans les sociétés pré-modernes de Méditerranée et pourquoi je pense qu’au contraire, il ne l’est pas.

Il ne me reste plus qu’à essayer d’expliquer au lecteur ce que ce livre n’est pas. Que les collègues historiens se rassurent, ce n’est pas du braconnage. Je ne prétends pas écrire l’histoire de l’élément alimentaire dans les différentes formes discours qui se sont succédé en Méditerranée, la tâche serait trop ample et je ne suis certainement pas la personne la plus indiquée pour la mener à bien. Tout ressemblance entre ma Méditerranée et celle de Fernand Braudel est par ailleurs le fruit de la plus pure des coïncidences. La Méditerranée n’est pas pour moi un milieu particulier, cadre des rapports quotidiens que les habitants de cette région entretiennent avec ce dernier. Je la conçois à peine comme étant un espace de travail (le mien), qui voit proliférer depuis maintenant plusieurs millénaires, une grande variété de pratiques alimentaires et culinaires, dont la fécondité est le résultat de contacts constants entre les différentes cultures qui ont coexisté dans cette région au long du temps. Le fait que cet espace est aujourd’hui très partagé d’un point de vue culturel, religieux et politique, le rend encore plus désirable à mes yeux. Le fait que ce que l’on appelle aujourd’hui la culture occidentale, qui est la mienne, revendique cet espace comme berceau, l’est également.

Je ne veux pas non plus que le lecteur qui me voit se présenter à lui comme archéologue pense que je veuille lui servir une archéologie autre que celle que je sais produire. J’entends par là une archéologie du savoir, comme l’a un jour formalisée et appliquée si magistralement Michel Foucault. En effet, je n’ai pas l’intention (et probablement ni les moyens ou même la capacité intellectuelle) de reconstituer la généalogie de cet élément au long de plusieurs millénaires de pratiques discursives en Méditerranée. On pourrait à la rigueur qualifier ce livre d’essai de psychanalyse du savoir, dans le sens où je vais tenter au long des prochains chapitres d’éclairer la part d’inconscient qui oriente, même aujourd’hui, les pratiques discursives sur l’alimentaire, dans la mesure où elles se construisent sur un socle conceptuel et rationnel, auquel on renie trop souvent son historicité et que je veux essayer de lui restituer. Tout au plus, on pourrait légitimement qualifier mon projet d’une tentative de logoanalyse, au sens que Michel Serres donne à ce concept, plus soucieuse de la forme que du sens conféré à cet élément, assumant la nature

11

contingente, partielle et exploratoire de mon approche. Car, ce n’est pas tant la description des conditions nécessaires à l’attribution d’un sens particulier à l’élément alimentaire dans les formations discursives de différentes époques, ni ces différents états que je cherche à cerner, mais plutôt le processus et les agents de la transformation indépendamment du fait qu’ils soient intrinsèques ou extérieurs à une formation discursive particulière. Et en cela, ce livre a une véritable dimension archéologique dans la mesure où l’Archéologie, en tant que discipline historique, est centré sur la notion de dynamique culturelle et sur la notion de changement. Plus intéressé par la pratique discursive que par les discours en soi, que je conçois comme de véritable artefacts culturels, ce livre continue sans aucun doute à être l’œuvre d’un archéologue, mais certainement pas un livre d’archéologie.

12

13

Homologie

Au commencement, était … Dieu, puisque c’est lui qui créé les cieux et la terre (Gn 1, 1). Le tout premier verset de la Bible, lu hors de son contexte, peut laisser croire que Dieu est le créateur de l’univers, si le verset suivant ne précisait pas aussitôt que les ténèbres existaient déjà et qu’ils se trouvaient au dessus de l’abîme, ainsi que l’eau dont la surface était parcourue par son souffle. La terre existait également déjà, à l’état d’entité vide et informe (Gn 1, 2). Rien n’est dit quant à la position relative de la terre, de l’eau et des ténèbres, ni quant à leurs limites. Cependant ces éléments ne sont pas présentés comme une création divine, étant également vrai qu’ils ne sont pas non plus présentés comme ne l’étant pas. La Genèse ne nous dit donc rien quant à l’origine de l’univers, et ce parce que c’est l’origine de l’ordre qui anime actuellement le monde et non l’origine du monde en soi que le mythe de la création raconte. Cet ordre est bel et bien l’œuvre de Dieu, plus précisément de sa parole, qui précède toujours ce qu’elle désigne, du moins dans ce premier chapitre du livre de la Genèse. Il y est écrit que l’ordonnancement de l’univers n’est possible qu’à travers la création de deux éléments : la lumière et le firmament. La lumière permet à Dieu de séparer le jour de la nuit, par opposition aux ténèbres. Le jour et la nuit permettent à leur tour à Dieu de distinguer le matin et le soir, qui se succèdent, séparant le jour de la nuit selon un cycle désormais perpétuel. Les créations divines suivantes sont rapportées à partir d’alors au nombre de répétitions du cycle du jour et de la nuit depuis le moment de la création de la lumière.

Par informe, on peut comprendre que la terre était auparavant indivise. C’est du moins ce que l’on peut déduire de la séquence d’actions divines qui se succède au long de six jours et qui subdivisent successivement les éléments préexistants (Figure 1.1) : la lumière des ténèbres au premier jour, le ciel de l’eau au deuxième jour puis la terre et les mers de l’eau au troisième jour (Figure 1.2). Dieu rend alors la terre fertile, elle produit des végétaux, que la Genèse distingue en tant

14

qu’arbres qui se reproduisent à travers leurs fruits et herbes qui se reproduisent à travers leurs semences. Il créé ensuite les animaux terrestres, les êtres aquatiques et les oiseaux au quatrième jour, destinés à peupler respectivement les mers et le ciel et au cinquième jour, les animaux destinés à peupler la terre. Il créé enfin le premier homme, Adam, à son image et la première femme, Ève, au sixième jour. Dieu a défini aussitôt le régime alimentaire approprié pour les hommes, les oiseaux et les animaux terrestres (la Genèse ne dit rien quant au régime alimentaire des animaux aquatiques). À ces catégories d’êtres vivants, il est à peine permis de manger les fruits des arbres et les herbes portant de la semence. Dieu interdit cependant à l’homme de consommer les fruits de l’un des arbres du jardin d’Éden, où il lui a permis de vivre avec la femme : l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Incité par le serpent, la femme convainc l’homme à manger le fruit défendu. Dieu, en représailles, condamne le serpent à ramper et force l’homme et la femme à quitter l’Éden. L’homme, désormais mortel, devra dorénavant travailler pour produire à grande peine des aliments et notamment du pain (Gn 3, 19).

Plus qu’une histoire de l’origine du monde, le livre de la Genèse transcrit une narration mythologique qui fixe les limites entre les êtres et leur assigne un espace propre auquel ils doivent se confiner (les poissons dans l’eau, les oiseaux dans le ciel, les autres animaux sur la terre ; Figure 1.4), ainsi qu’un régime alimentaire végétarien (Figure 1.5). La consommation d’un aliment particulier, le fruit de l’arbre défendu, confère au premier homme la capacité de discerner le bien du mal. Cette connaissance change radicalement la nature des premiers humains qui deviennent mortels à tous jamais, parce qu’ils n’ont pas respecté l’ordre de la création divine.

15

Figure 1.1 : L'ordre de la cr®ation divine selon la Gen¯se. Version officielle de la traduction fran­aise de la Bible de lôAssociation £piscopale Liturgique pour les Pays Francophones (http://www.aelf.org).

Figure 1.2 : La séparation de la terre et de la mer selon la Genèse. Version officielle de la traduction française de la Bible de l’Association Épiscopale

Liturgique pour les Pays Francophones (http://www.aelf.org).

16

Figure 1.3 :Topologie divine des êtres vivants selon la Genèse.

Version officielle de la traduction française de la Bible de l’Association Épiscopale Liturgique pour les Pays Francophones (http://www.aelf.org).

Figure 1.4 : Chaîne alimentaire divine selon le premier livre de la Genèse. Version officielle de la traduction française de la Bible de l’Association Épiscopale

Liturgique pour les Pays Francophones (http://www.aelf.org).

17

Ainsi s’installe au tout début de la Bible l’idée que Dieu punit sévèrement ceux qui ne respectent pas l’ordre qu’il a établi, ordre auquel le régime alimentaire des êtres humains participe, dès le moment de la création, à travers, qui plus est, une métaphore alimentaire, puisque Adam et Ève perdent leur immortalité en mangeant un fruit et que Dieu les chasse du paradis parce qu’il craint qu’ils mangent également le fruit de la vie, qui en ferait des égaux.

Cette conception étiologique de l’origine du monde s’est répandue très tardivement en Occident, il y a maintenant un peu moins de deux mille ans. Elle a été pendant longtemps propagée uniquement au sein des groupes minoritaires et isolés de juifs et de chrétiens de l’empire romain (LEROUX, 1998 : 371), qui avaient élus la Bible comme livre sacré, tout comme le feront quelques siècles plus tard les musulmans. À la fin de la période impériale, la plupart des habitants des provinces occidentales ne connaissaient pas encore ce mythe. La culture locale regorgeait de narrations analogues qui permettaient d’expliquer l’origine des choses. Les personnages et le décor étaient certes différents, la trame narrative également. Leurs narrations mythologiques partageaient cependant une même manière de concevoir le monde, ou du moins de le rationaliser. Il faut dire que les mythes des origines ne sont pas à proprement parler un fait culturel particulier du monde méditerranéen ancien puisque les anthropologues le documentent depuis maintenant plus d’un siècle dans quasiment toutes les sociétés exotiques. Les récits mythologiques des populations humaines de cette région du monde se distinguent pourtant de ceux de beaucoup d’autres cultures par la présence de catégories ontologiques non humaines d’un type particulier : les divinités. La nature divine de ces êtres se traduit par le privilège d’être immortel et l’obligation qu’ont les hommes de leur prêter un culte et d’exaucer leur volonté sous peine de se soumettre à leur châtiment. Cette façon de concevoir le monde n’a, il faut le rappeler, rien d’universel, même si elle est actuellement partagée par la majeure partie de la population humaine. Les entités divines sont encore aujourd’hui absentes des systèmes ontologiques des quelques (et à chaque fois plus rares) sociétés humaines, qui rationalisent le monde sans recourir à cette catégorie d’êtres. Les ontologies que Philippe Descola désigne comme animiste et de « totémiste », établissent des liens entre les êtres qui se distinguent par leur « physicalité », en même temps qu’ils partagent une même « intériorité » (Figure 1.5). On retrouve ces deux conceptions « a-théistes » dans des cultures, dites primitives – actuelles ou du passé – du monde entier, et notamment dans les sociétés préhistoriques et également chez certaines sociétés protohistoriques de la Méditerranée. Les membres de ces sociétés barbares « a-théistes » devaient paraître bien étranges aux Grecs et aux Romains, pour qui, à l’exception de quelques philosophes

18

excentriques, il était inconcevable de nier l’existence de cette catégorie d’êtres : les dieux avait précédé les hommes puisqu’ils leur devaient leur existence, ainsi que l’ordre qui anime le monde où ils vivent actuellement. Contrairement à ces barbares, ils partageaient avec la plupart des sociétés qui leur étaient contemporaines la croyance selon laquelle le monde était peuplé d’êtres qui ne partage même pas une même « intériorité », je reprends ici le terme (et les idées) employé par Philippe Descola pour désigner ce qu’il appelle l’ontologie analogique (DESCOLA, 2005 : 281).

Figure 1.5 : La pyramide des ontologies selon l’œuvre

« Par delà nature et culture » de Philippe Descola (2005). Schéma de Gérard Chouquer (2007 : 32).

On trouve le reflet de ce système ontologique dans l’ensemble des discours produits en Méditerranée pendant plusieurs millénaires jusqu’à l’époque moderne, moment à partir duquel il coexiste désormais avec une nouvelle forme de conception du monde. Établissant la distinction constitutionnelle entre nature et cultures, le discours scientifique a alors institué l’idée que tous les êtres partagent une même « physicalité ». Cette croyance est encore aujourd’hui profondément enracinée dans la forme comme nous concevons le monde. Il nous est pour cela difficile d’essayer de comprendre la rationalité de sociétés du passé qui ne partagent pas cette croyance. Avant le grand partage, une incommensurable quantité d’êtres se distinguaient les uns des autres autant par leur « intériorité » que par leur « physicalité ». Des liens de nature variée devaient être établis entre cet

19

ensemble discontinu d’entités, afin de les ordonner dans la grande chaîne de l’être en fonction des rapports de nature variée et variable entre le corps (la « physicalité ») et ce que les corps enferment (« l’intériorité »). La plupart de ces liens défient ouvertement la logique de la rationalité moderne fondée sur une ontologie naturaliste, qui les a relégués rapidement au rang de la superstition, c’est-à-dire de l’ordre de ce qui est irrationnel. Les discours scientifiques ont pour cela aujourd’hui souvent du mal à comprendre la place réelle de l’élément alimentaire dans cette conception des choses où « intériorité » et « physicalité » sont constamment mis en relation (Figure 1.5).

La différence était alors la règle et la similitude ce que la rationalité visait à instituer. Le champ des rapports, potentiellement envisageables, entre les choses était incommensurable et il a fallu procéder à une économie de la rationalité, si l’on voulait être capable d’appréhender le monde comme un tout, c’est-à-dire comme l’ensemble fini de la totalité des choses existantes. Afin de pouvoir appréhender cette constellation d’êtres infiniment divisés et abruptement distincts les uns des autres, il a fallu recourir à un ensemble réduit de schèmes familiers, qui par analogie, permettaient d’établir des rapports entre les choses en reproduisant inlassablement les propriétés intrinsèques de ces derniers, formant ce que Pierre Bourdieu (2002 : 167) a appelé en son temps un cercle de métaphores. Projetant ces schèmes consécutivement à l’infini, la succession d’analogies enchaînées les unes aux autres rendait le monde congruent à lumière de ces derniers. Une fois dissociés de la perception subjective qui les avait enfantés, ces schèmes pouvaient être appréhendés comme des rapports homologiques constants entre les choses, objectifs et extérieurs à la rationalité qui avait permis de les révéler. Les hommes étaient au centre de ce monde où l’analogie permettait de rapprocher toute sorte de choses (FOUCAULT, 1966 : 38), dans le sens où les êtres humains étaient le modèle privilégié de ces reflets métaphoriques qui une fois projetés sur de nouvelles surfaces, finissaient par engendrer des significations nouvelles (BOURDIEU, 2002 : 167). Ce que j’appelle au long de ce texte « théisme » n’est rien d’autre qu’un sous-produit particulier d’une conception analogique du monde, qui recourt à des catégories d´êtres divins comme réponse à la nécessité de réduire le nombre de relations possibles entre des choses à travers la médiation d’entités agissantes non-humaines, qui reproduisent généralement la physionomie, l’émotivité, certaines formes de sociabilité ainsi que l’organisation sociale hiérarchique des hommes, qui sont au centre de ce monde auquel ils proportionnent un modèle métaphorique privilégié. Cette manière de rationaliser le monde est arrivée jusqu’à nous et continue encore aujourd’hui à influencer un grand nombre de pratiques

20

discursives, sous la forme de ce que nous appelons maintenant par opposition à la science, la religion.

Les plupart des sociétés antiques distribuaient les propriétés relevant de cette catégorie d’êtres entre un ensemble d’entités, certainement apparentées, mais bien individualisées les unes par rapport aux autres. On survalorise souvent le fait que certaines de ces sociétés antiques concentraient déjà les propriétés de cette catégorie particulière d’êtres en une seule divinité, comme si l’une de ces formes de concevoir le divin était plus achevée que l’autre (VERNANT, 1991 : 7). Cette tendance s’inscrit dans la croyance généralisée depuis Auguste Comte que la science est le stade final d’un processus d’évolution linéaire de la connaissance, l’état positif, à partir d’un état initial théologique (Figure 1.6). Auguste Comte divisait l’état théologique en trois phases : fétichisme, polythéisme et monothéisme. La troisième était le résultat d’une évolution à partir de la deuxième phase dans le sens d’une conception universelle du monde régi par les mêmes lois, ce qui annonce la fin de l’état théologique et l’avènement de l’état positif (COMTE, 1842 : 6). La raison de cette distinction entre ces deux formes de « théisme » tient en réalité plus de la téléologie que de la taxinomie : la conception monothéiste de la divinité, minoritaire dans l’antiquité, est la seule à être arrivée jusqu’à nous en tant que conception de base de la production des différentes formes actuelles de discours religieux. On distingue peut-être pour cela depuis Comte de forme trop abrupte, les conceptions monothéistes et polythéistes du divin, alors qu’elles sont en réalité deux formes apparentées et pendant très longtemps concurrentes d’une conception « théiste » du monde.

Figure 1.6 : Les trois états théoriques de l’évolution intellectuelle de l’Humanité selon Auguste Comte (1842). Schéma de A. J. M. Silva.

21

Il est vrai que dans le monde méditerranéen, l’émergence du monothéisme est postérieure à celle du polythéisme et duquel le monothéisme s’est démarqué au long d’un processus graduel dont Mario Liverani (2008) a récemment retracé la généalogie et que je reproduis ici de forme générique. Le passage d’une conception à l’autre s’est opéré progressivement d’abord en Palestine à partir du IXe siècle, quand le dieu Yavhe est devenue le dieu principal du panthéon des rois d’Israël, aux côtés d’autres divinités locales, comme Baal et Astarté (LIVERANI, 2008 : 171). L’élévation d’une divinité au rang de divinité principale du panthéon protecteur de la communauté, ne distingue en rien les anciens Israélites des autres peuples de la région (idem : 196), ni des Grecs et des Romains qui perpétueront ce genre de pratiques au niveau de chaque cité (VERNANT, 1991 : 42). En pratique, accumuler les cultes rendus à différentes divinités était alors généralement perçu comme une façon d’augmenter la probabilité que les vœux des croyants soient exaucés, ce qui explique en partie la tolérance et l’ouverture aux cultes étrangers partagée par la plupart des peuples qui habitaient alors la Méditerranée. À Rome par exemple, l’intégration de divinités étrangères était même l’objet d’un encadrement institutionnel propre assuré par le collège des Quindecimviri (LINTOTT, 1999 : 183-184). Des divinités orientales comme Isis ou Cybèle étaient l’objet d’un culte officiel dans l’ensemble de l’empire (LE ROUX, 1998 : 368). Même en Asie occidentale, qui est pourtant le berceau historique du monothéisme, les dieux locaux coexistaient pacifiquement avec les dieux importés par les envahisseurs grecs et plus tard romains, assimilées parfois les uns aux autres, ou associés entre eux par syncrétisme (SARTRE, 2001 : 886).

Ce qui distingue en réalité les Israélites de la plupart des peuples qui leur sont contemporains, est le fait d’avoir fini par rejeter le culte des autres divinités et par perpétuer à peine celui de la divinité principale avec laquelle ils avaient décidé d’établir un pacte. Cette idée prend forme au moment de l’invasion assyrienne (Figure 1.7), à partir de la conception, d’ailleurs partagée par les envahisseurs, que c’était le dieu ethnique des Hébreux et non les Assyriens qui leur avait infligé cette invasion pour exprimer sa colère et les punir d’une offense, car en dernière analyse, le résultat final de toute bataille dépendait toujours de la volonté divine. À une époque où l’empire égyptien n’avait plus la capacité d’offrir une protection efficace contre les envahisseurs orientaux, les petits États palestiniens du VIIIe siècle ne pouvaient désormais recourir qu’à la protection de leurs divinités ethniques. Le pacte de vassalité qui les avaient mis sous la protection des souverains égyptiens a ainsi servi de modèle métaphorique à ce qui se transforme alors en un pacte de fidélité

22

inconditionnelle et exclusive avec la divinité ethnique. L’Exode exprime de forme allégorique ce processus qui amène les Israélites à quitter l’Égypte sous la protection de Dieu. La propre conception de l’alliance en tant que pacte de soumission est homologue à celle que les Israélites, une fois vaincus, doivent établir avec les Assyriens, à qui ils doivent jurer fidélité et garantir le paiement régulier d’un tribut en échange de la protection impériale.

Figure 1.7 : Chronologie générale de l’histoire antique

de la Palestine, adaptée de (LIVERANI, 2008 : 33).

23

La loi divine établit désormais les termes que le peuple élu doit respecter pour ne pas subir le châtiment de Dieu. Cette idée d’alliance basée sur le respect de la Loi est encore aujourd’hui partagée par tous les discours religieux fondés sur le Livre, même si le christianisme et l’islamisme ont étendu le pacte à l’ensemble de l’humanité ou du moins à tous les hommes qui acceptent de s’y soumettre volontairement. Il faut cependant préciser que la notion de loi divine n’est pas exclusive des religions du Livre. Le polythéisme gréco-romain distinguait également la loi divine de la loi des hommes, idée qu’exprime clairement un des fragments les plus célèbres d’Héraclite (Fragment 114. Stobée, Anthologie, III, 1, 179. Traduction BURNET, 1919) :

… toutes les lois humaines sont nourries par une seule loi divine. Elle prévaut autant qu’elle le veut, suffit à toutes choses sans même s’épuiser.

Dans les anciens cultes polythéistes, le non respect des lois divines était également perçu comme une offense aux Dieux, mais la piété s’exprimait principalement à travers la médiation de sacrifices et notamment de sacrifices sanglants. La loi divine se superposait ainsi presque complètement aux normes rituelles et sacrificielles assimilées au culte. On peut en dire de même des anciens Hébreux, avant que ces derniers n’aient élargi le champ de la loi divine, la Torah, à l’ensemble du comportement humain. A partir de ce moment là, le rituel sacrificiel n’était plus désormais qu’un aspect du code normatif entre beaucoup d’autres. Contrairement à ce qui est écrit à ce sujet dans les textes bibliques, l’ampliation de la Torah à l’ensemble des actes de la vie quotidienne s’est effectuée progressivement à partir d’un moment tardif de l’histoire des anciens Hébreux, jamais antérieur à la période exilique ou post-exilique. Les Hébreux vivaient maintenant dispersés en communautés géographiquement isolées les unes des autres. Les exilés sentirent alors la nécessité de se replier sur un système commun de valeurs, en l’absence d’un cadre géopolitique propre auquel les Hébreux aurait pu s’identifier. Étendre la loi divine à l’ensemble des pratiques de la vie intime et de la vie sociale, signifiait introduire des changements profonds au niveau de la praxis culturelle qui animait la vie de ces communautés. Il fallait pour cela que ces normes soient présentées aux croyants comme des coutumes très anciennes qui étaient tombées dans l’oubli de manière à être acceptées sans résistance. C’est dans ce contexte que surgit le récit mythologique qui raconte l’alliance exclusive de Dieu avec le peuple hébreu, le libérant par la même occasion du joug des Égyptiens. La protection divine a cependant un prix : respecter la loi divine que Dieu révèle à Moïse, archétype du

24

législateur, sur le Mont Sinaï (LIVERANI, 2008 : 471). Le recours à la narration mythologique a permis ainsi d’effacer l’historicité des coutumes qui forment la Torah, telle qu’elle est révélée dans les cinq premiers livre de la Bible, qui forment le Pentateuque .

Œuvre nouvelle, certes mais pas créé ex-nihilo de toute pièce, la loi biblique n’est pas en toute rigueur une invention comme le défend Mario Liverani (2008 : 467). Elle est plutôt un palimpseste d’éléments asynchrones que l’exégèse « savante » arrive parfois à dater. Les normes alimentaires sont l’objet de nombreuses références, pour la plupart d’entre elles énoncées dans deux des cinq livres du Pentateuque : Le Deutéronome et le Lévitique. Le Deutéronome incorpore des éléments normatifs qui semblent remonter à la réforme de Josias, même si l’ensemble du livre semble avoir été profondément remanié à la période post-exilique. Le livre du Lévitique intègre pour sa part des éléments de la première période de l’exil, ainsi que de nombreux éléments ajoutés à la période post-exilique (LIVERANI, 2008 : 474). Pourtant, un des interdits mentionnés explicitement dans ces textes, celui de consommer la viande du porc, est probablement beaucoup plus ancien, comme le révèle l’archéologie. L´étude des os d’animaux retrouvés dans le cadre de la fouille des gisements archéologiques des hautes terres de Palestine attribués aux premiers Israélites révèle en effet une donnée importante : les os de porcs y sont absents. On les retrouve pourtant sur les gisements de la région qui sont antérieurs et postérieurs à l’âge du fer. En effet, sur les sites philistins, ammonites et moabites de la même époque, les archéologues ont retrouvé des os de porc, ce qui leur permet de supposer que cet animal n’était pas exclu du régime alimentaire de ces peuples alors qu’il l’était de celui des premiers Israélites. Ainsi, dès la période des monarchies israélites, période qu’une partie importante des textes bibliques se propose de remémorer, les habitants des hautes terres ne consommaient pas de porc au contraire des autres peuples voisins, et ce près de cinq siècles avant la rédaction des normes alimentaires bibliques qui en interdisent la consommation (FINKELSTEIN et alii, 2002 : 144).

Les normes appelées à participer de forme quasi-exclusive à la construction de l’« image de nous » des Israélites de l’époque exilique et post-exilique correspondent donc à un tri sélectif effectué par les rédacteurs/copistes du Pentateuque entre des éléments asynchrones, réinterprétés en fonction de leur propre perception des réalités auxquels elles se reportaient, ainsi que des enjeux politiques qui orientaient alors leur croyances. La conception monothéiste du divin qui est parvenue jusqu’à nous est donc le résultat d’un processus historique qui partant d’un culte privilégié d’une divinité élue comme dieu ethnique, s’est progressivement écarté de la conception polythéiste en rendant un culte

25

exclusif à cette dernière, ce qui a finalement conduit au rejet de l’existence des autres divinités et à la croyance d’un Dieu unique (Figure 1-8).

Figure 1.8 : Généalogie de la conception du Dieu unique et de la loi divine.

Dès le commencement, ce processus s’accompagne d’une ampliation du champ de la loi divine à l’ensemble de la praxis alors qu’elles se superposaient presque complètement à celui du rituel cultuel dans les cultes polythéistes contemporains. Je ne veux pas dire que la vie sociale et intime des autres peuples contemporains était tendanciellement anomique. Ces peuples polythéistes avaient leurs propres coutumes, et celles-ci orientaient leur praxis qu’ils respectaient avec autant de rigueur que les anciens Hébreux parce que dans les sociétés traditionnelles qu’elles soient monothéistes ou polythéistes, le respect de la tradition oriente à tout moment l’action et ce parce que le respect de la tradition permet de maintenir l’ordre qui anime le monde depuis sa création. Normes législatives et coutumes traditionnelles n’étaient alors qu’un. Le système juridique romain, par exemple, reposait entièrement sur ce principe. Les juristes devaient toujours rechercher dans les coutumes des anciens, les mores maiorum, le fondement de leurs sentences. La coutume devait également inspirer les nouvelles normes qui permettaient de résoudre les situations non contemplées par la coutume (HÖLKESKAMP, 2010 : 17). Le non respect de la tradition pouvait mettre en péril l’ordre du monde et par la même occasion provoquer la colère des Dieux qui l’avait institué.

Ainsi, les conceptions monothéiste et polythéiste du divin ne partagent pas seulement une même origine, elles partagent également un même « substrat » ontologique et rationnel. En effet, que l’on conçoive le divin au singulier ou au pluriel, cet(tes) entit(és) participe(nt) à une même façon de concevoir et rationaliser le monde. En premier lieu, la cosmogonie qui anime le « théisme » est fondée comme on vient de le voir sur une

26

conception créationniste du monde, selon laquelle toute chose est depuis toujours et pour toujours telle qu’elle était au moment de sa création, ce qui révèle une perception froide du changement conçu comme une menace à l’ordre établi originellement (LÉVI-STRAUSS, 1962 : 311).

Le monde selon les termes que j’emprunte à Paul Veyne (1983 : 36), est perçu comme étant « terminé, constitué, complet ». Cet auteur décrit ainsi les croyances des Grecs, que je généralise ici à l’ensemble des sociétés « théistes » de Méditerranée. L’idée centrale, primordiale si j’ose dire, est que le monde a un ordre et c’est la mise en place de cet ordre que les mythes racontent. L’ordonnancement du monde est antérieur au commencement du temps tel que les hommes le conçoivent aujourd’hui. En effet, le commencement du propre temps est comme on l’a vu antérieurement une des premières étapes du processus de la création divine que raconte la Genèse. Temps mythique et temps présent sont liés par le fil conducteur de la généalogie qui permet d’établir le lien entre les êtres du temps mythique (les dieux et les héros et les aristocraties locales de la tradition gréco-romaine versus les patriarches de la tradition biblique) et les hommes de maintenant. Par ailleurs, l’ordre du monde, qui succède dans les deux cas au chaos, a une origine divine (VERNANT, 1974, II : 99).

Cela dit, il faut reconnaître que les agents de cet ordonnancement, que les différents mythes de la création racontent, ne sont pas toujours les mêmes (VERNANT, 2000 : 157). Dans la tradition gréco-romaine, le passage entre le temps des dieux et le temps des hommes est personnifié par le titan Prométhée. La longévité de ce personnage comme topos mythologique est extraordinaire étant donné le nombre très réduit de références qui font allusion à lui dans l’ensemble de la littérature classique. L’abondante exégèse qui s’y rapporte ne date en effet que de la période contemporaine (CHARACHIDZÉ, 1986 : 14). La plus ancienne référence à Prométhée, datée de la fin du VIIIe siècle av. J.-C. se trouve dans la Théogonie (34-41), où Hésiode explique comment ce géant a déterminé le régime alimentaire respectif des hommes et des dieux. Ces derniers avaient concédé l’emploi du feu du ciel aux premiers hommes, qui menaient alors une vie sans préoccupations, sans douleur et sans peine. Un conflit, dont la nature n’est pas spécifiée, oppose à un moment donné dieux et humains. Prenant le parti des hommes, Prométhée abat un bœuf qu’il découpe séparant les entrailles et les morceaux de viande les plus gras. Il les a ensuite empilés sous la peau de l’animal et a recouvert les os avec un peu de graisse et ensuite il en forma un autre tas. Il donna alors à choisir à Zeus la part des animaux qui serait désormais réservé aux dieux et celle qui reviendrait aux hommes, mais ce dernier se rend compte du subterfuge. En représailles, Zeus leur retira le feu du ciel, que Prométhée s’empressa de voler, encore une fois au moyen d’une ruse. Doublement dupé

27

et décidé à se venger impitoyablement des hommes, Zeus leur donna la première femme. Dans « Les travaux et les jours », Hésiode précise que cette femme, dénommée Pandore, amena avec elle une jarre, qui une fois ouverte, laissa échapper tous les maux qui accablent encore aujourd’hui l’humanité et quand celle-ci reposa le couvercle, il n’y restait plus que l’espérance.

Le mythe de Prométhée relaté par Hésiode et le mythe de la création génésique, ont a priori très peu en commun, ce qui est vrai si l’on s’en tient à la version que nous rapporte Hésiode. Dans d’autres versions, Prométhée devient le créateur de l’homme, qu’il a façonné avec de l’argile, tout comme Dieu a créé l’homme avec de la poussière. Pausanias (X, 4, 4) par exemple, fait allusion à une tradition locale de Panopes, en Grèce, selon laquelle des grandes pierres seraient, selon certains de ses informateurs, ce qu’il reste de l’argile utilisée par Prométhée pour créer le genre humain. On retrouve également le thème de Prométhée modelant l’homme, (bien que de forme marginale quand on la compare à celles du Prométhée enchaîné et supplicié), dans la plastique classique, comme c’est le cas de ce bas relief provenant d’Italie, daté du IIIe siècle, aujourd’hui exposé au Musée du Louvre (Figure 1.9).

Figure 1.9 : Création de l’homme par Prométhée. Bas-relief en marbre, Italie, IIIe siècle apr. J.-C..

Département des antiquités grecques, étrusques et romaines du Musée du Louvre de Paris. Ma 445 (MR 838). Photographie de Marie-Lan Nguyen, 2006.

28

Au niveau ontologique, on doit néanmoins constater qu’il existe de fortes affinités entre le mythe de la Genèse et le mythe rapporté par la Théogonie : l’homme et la femme du mythe prométhéen, que Louis Séchan (1951 : 27), désigne à juste titre par l’expression d’Ève grecque, sont conçus comme des êtres dont la nature et l’origine diffèrent (la femme étant dans les deux cas à l’origine de la précarité de la condition humaine) à l’instar de leurs équivalents bibliques et enfin d’une manière plus générale, les catégories ontologiques d’êtres divins et d’êtres humains, se distinguent avant tout par leur nature (im)mortelle, par la connaissance, et bien sûr par leur régime alimentaire.

La référence au régime alimentaire comme élément de distinction entre les différentes catégories d’êtres est récurrente dans l’ensemble de la mythologie, et d’une manière générale dans l’ensemble de la culture gréco-romaine. Le régime alimentaire distingue en premier lieu comme on vient de le voir les hommes des entités divines, certains aliments leur étant réservés, comme c’est le cas du nectar et de l’ambroisie (VERNANT, 2000 : 36). L’exhalaison, fumée des autels où les hommes leur sacrifient des victimes établit une complémentarité entre alimentation des hommes, et celle des divinités, en même temps qu’elle les sépare : une divinité qui participerait au banquet sacrificiel des humains perdrait sa divinité, tout comme un homme qui consommerait des aliments divins se transformerait lui-même en divinité. Le sacrifice était alors perçu comme un acte de médiation permettant aux hommes de se mettre en rapport avec les divinités, de manière à apaiser leur colère, garantir leur bienveillance ou leur soutien. Même si le rituel et les objectifs concrets du sacrifice sont variables, le procédé vise toujours à mettre en rapport « le monde sacré et le monde profane par l’intermédiaire d’une victime, c’est-à-dire d’une chose détruite au cours de la cérémonie », comme l’affirme Marcel Mauss dans son célèbre essai sur la nature et la fonction du sacrifice (MAUSS, 1929 : 76). Cette définition de la victime permet de contempler également la consécration d’espèces végétales, l’oblation, forme secondaire de sacrifice dans le monde antique quand on la compare en terme de fréquence à celle des victimes vivantes. Dans ces deux formes de sacrifice, le recours à un intermédiaire vivant ou non-vivant – contrairement aux animaux, les végétaux n’étaient alors pas considérés comme des êtres vivants – permettait aux hommes de se mettre en rapport avec le divin, source de la vie, sans toutefois mettre en péril leur propre existence. Ils redoutaient qu’un contact direct avec le sacré puisse causer leur propre destruction. C’est pour cette même raison que les hommes ne faisaient pas leurs sacrifices à l’intérieur des temples, car ces espaces assimilés à la demeure terrestre des Dieux, étaient consacrés. La victime était immolée sur un autel, localisé à proximité de l’entrée du temple (VERNANT, 1991 : 56) (Figure 1.10).

29

Figure 1.10 : Autel sacrificiel du temple de Pompéi (Campanie)

dédié à Apollon. Photographie de l’auteur, 2010.

Le feu transformait les parties non comestibles des animaux sacrifiés sur l’autel, en fumée qui s’élevait vers les dieux, maintenant sacrées (sacrificium dérive de sacre facere qui signifie rendre sacré en latin) et donc transformées en nourriture divine (Figure 1.11). La viande des animaux immolés, maintenant désacralisée, était ensuite distribuée entre ceux qui avaient participé à ce rituel, ou entre l’ensemble des membres de la communauté, les meilleurs parts étant réservées au prêtre qui avait orchestré la cérémonie.

Figure 1.11 : Nourriture des hommes et nourriture des Dieux dans la culture gréco-romaine.

30

Ce que nous appelons aujourd’hui le culte religieux était alors avant tout une mise en scène sanglante de ce carnage ritualisé, qui relève d’une praxis bien différente de celle de la médiation à travers l’oraison que les religions du Livre privilégient actuellement. Pourtant, les anciens Israélites ont pendant longtemps exprimé leur dévotion au Dieu Yahve exactement de la même manière que les Grecs et les Romains. De nombreuses références très précises, de nature explicitement normatives sont mentionnées dans le troisième livre du Pentateuque, le Lévitique et le cinquième livre, le Deutéronome établissant la part des aliments qui revient aux hommes et celle qui revient à Dieu, ainsi que les rituels sacrificiels qui s’y rapportent. Jusqu’au premier siècle de notre Ère, le temple de Jérusalem, où le culte avait antérieurement été centralisé, était ce que Jean Soler (2004 : 87) décrit comme une « boucherie sacrée ». Des animaux y étaient amenés par milliers afin d’être égorgés, découpés et brûlés. Ce n’est qu’après la destruction du Second Temple en 70 apr. J.-C., que le culte va évoluer vers des formes plus spirituelles, plus proches des aspirations d’une partie grandissante de la communauté judaïque qui contestait l’autorité de l’institution du temple et réclamait l’abolition du culte sacrificiel qui la légitimait (SARTRE, 2001 : 938). Le rejet du sacrifice sanglant n’est cependant pas un trait spécifique du judaïsme. On le retrouve déjà en Grèce à la période classique dans des courants sectaires tels que les orphistes et les pythagoriciens qui s’opposent ouvertement au sacrifice d’êtres vivants (VERNANT, 1991 : 58).

À une époque où les juifs sont désormais une minorité même dans leur terre d’origine, l’abolition du sacrifice leur permet de se distinguer des communautés païennes qui les perpétuent et qu’ils sont maintenant obligés de côtoyer quotidiennement (SARTRE, 2001 : 938). Ils se rapprochent par la même occasion des communautés chrétiennes primitives qui rejettent catégoriquement cette pratique, explicitement répudiée par Jésus Christ de son vivant, si l’on en croit le témoignage de Saint Mathieu (9, 13 et 12, 7).

Il peut pour cela paraître paradoxal que la mort du Christ soit considérée dès le temps des premiers chrétiens comme un sacrifice humain ayant pour objectif de garantir le salut de l’humanité. Ils répètent encore aujourd’hui chaque dimanche symboliquement ce sacrifice, sous la forme du rituel de l’eucharistie, qui est censé le remémorer. Chaque génération d’homme était condamnée à périr depuis le péché originel d’Adam et Ève. Le sacrifice de Jésus, premier homme revenu entre les morts, redonne à l’humanité l’espoir de la vie éternelle (1 Cor 15, 21 ; 2 Tm 1, 10). En ce sens sa mort est assimilée à une forme particulière de sacrifice, le sacrifice expiatoire (He 10, 11-12 ; He 9, 25-26 ; He 9, 13-14), pratiqué aussi bien par les juifs que par les païens à travers lequel les hommes cherchent à

31

obtenir le pardon divin d’un péché en offrant en sacrifice une victime animale. C’est en même temps un auto-sacrifice puisque Jésus Christ a offert sa propre vie en échange de la rémission des péchés de toute l’humanité (Figure 1.12). Même si l’on considère que c’est Dieu qui a offert son fils en rémission des péchés de l’humanité, Jésus Christ n’en est pas moins une victime consentante (Ep 5, 2 ; 1 Tm 2, 5-6 ; Tt 2, 14 ; Mt 20, 28 ; Mc 10, 45). On retrouve cette figure de la victime consentante se sacrifiant en rémission des péchés de la communauté dans la littérature juive contemporaine (SOLER, 2004 : 202), qui s’inscrit dans une tradition qui remonte à une prophétie de Second Isaïe (Is 53, 8), où apparaît pour la première fois une mention à l’autosacrifice en rémission des pêchés de la communauté.

Fils unique de Dieu, Jésus est également « le fils premier né » (Luc 2, 7) de Joseph. Les premiers-nés humains sont souvent assimilées à des victimes animales de sacrifices dans plusieurs épisodes de la narration biblique : Abraham se prépare à sacrifier son fils unique à Yavhe, qui le stoppe au dernier moment (Gn 22, 1-19) ; Jephté sacrifie sa fille unique (Jg 11, 34) pour remercier Dieu de lui avoir donné la victoire contre les Ammonites (Jg 11, 30-31) ; les premiers-nés d’Égypte sont sacrifiés pour forcer le pharaon à libérer les Hébreux (Ex 11, 4-5).

Figure 1.12 : Relation homologique

entre l’auto-sacrifice du Christ, le sacrifice humain et le sacrifice expiatoire païen.

Cette assimilation de l’autosacrifice, au sacrifice expiatoire et aux sacrifices humains que l’on ne peut imputer à Jésus Christ, révèle la perméabilité des premiers chrétiens aux croyances issues de la culture païenne et notamment de la culture hellénistique. Il faut rappeler qu’à partir la période séleucide, les Grecs ont établis un contact direct avec les

32

différentes cultures de la Syrie antique, et notamment la culture juive. Les Grecs, et plus tard les Romains, vont maintenir pendant plusieurs siècles un dialogue culturel fécond avec ces différentes cultures, qui vont s’influencer mutuellement (SARTRE, 2001 : 851-883). La conception que se font les premiers chrétiens du sacrifice du Christ est le fruit particulier d’un syncrétisme qui mêle la croyance grecque selon laquelle les dieux côtoient parfois les hommes, pouvant même fertiliser des mortelles (du moins à la période mythique) et la pratique d’une forme particulière de sacrifice, le sacrifice expiatoire, ainsi que la référence récurrente dans la tradition judaïque à la mémoire du sacrifice humain comme le défend Jean Soler (2004 : 204). Cet auteur (idem : 199) observe avec justesse qu’il peut nous paraître aujourd’hui contradictoire que les premiers chrétiens aient justifié sa mise à mort en recourrant à l’image, certes symbolique, du sacrifice expiatoire car Jésus s’est offert en sacrifice pour expier les péchés de l’humanité.

Les références croisées aux différentes formes de sacrifices pratiqués par les juifs ou mentionnés par la Bible doit être entendue comme la conséquence du transfert analogique d’un schéma pratique de perception et d’action, le sacrifice, dans le but de répondre à une question avec laquelle le sacrifice est au départ sans rapport direct, à savoir la raison pour laquelle Jésus a dû mourir. La pratique du sacrifice expiatoire étant alors encore au centre de la praxis juive, l’emploi métaphorique de ce schème permet d’objectiver une conception radicalement nouvelle par référence à un schéma connu de tous, en l’intégrant dans l’ensemble plus vaste du champ d’application métaphorique de ce schème, créant ainsi l’illusion que le nouveau venu est en communication avec les autres éléments mis en relation par ce dernier (BOURDIEU, 2002 : 167). Les nombreuses allusions aux sacrifices humains, et particulièrement à ceux des fils uniques et des premiers-nés contribuent également à légitimer par référence aux textes sacrés l’idée d’autosacrifice. Quand aujourd’hui, des jeunes croyants se font exploser au nom de la djihad où s’immolent au nom de la dignité (et/ou du désespoir), c’est encore cette forme dérivée artificiellement du sacrifice expiatoire, l’autosacrifice, et ce même procédé de transfert métaphorique qu’ils perpétuent. Cette conception symbolique du sacrifice est le reflet de la tendance émergente, que Jean Soler désigne de « religion du cœur » (2004 : 193), partagée par le judaïsme et par l’islamisme, selon laquelle la médiation avec le divin doit se faire préférentiellement à travers des actes symboliques tels que la prière et le respect de la loi, qui n’oblige pas les croyant à retirer la vie à d’autres êtres, du moins de forme systématique. Opposer la conception polythéiste en l’associant à une médiation avec le divin à travers le sacrifice et la

33

conception monothéiste où cette médiation est assurée pour l’essentiel à travers l’oraison, le sacrifice symbolique et l’autosacrifice, relève donc encore une fois du domaine de la téléologie, puisque le sacrifice animal a été pendant longtemps le mode privilégié de médiation entre les hommes et Dieu dans le culte hébraïque. La promesse d’un salut après la mort et la nature plus spirituelle du culte, que le judaïsme rabbinique et plus tard le christianisme et l’islam ont perpétrés, fut bien accueillie par les croyants des anciens cultes polythéistes. Ces derniers n’ont pas su s’adapter à cette évolution des nécessités spirituelles de leurs fidèles, ce qui dicta dans une grande mesure l’abandon progressif de cette forme de concevoir le divin en faveur des cultes monothéistes concurrents (SARTRE, 2001 : 886).

Dans les deux formes de « théisme », le régime alimentaire ne distingue pas seulement les hommes des dieux mais également les hommes des catégories d’êtres non-divins (Figure 1.13). Comme je l’ai mentionné plus haut, le mythe de la création biblique révèle que Dieu a défini le régime alimentaire des êtres vivants, au moment même de leur création. Voyons maintenant ce qu’il en est dans la mythologie gréco-romaine.

Figure 1.13 : Régime alimentaire

des différentes catégories d’êtres non-divins de l’ontologie gréco-romaine.

Les aliments distinguent en premier lieu les hommes vivants des hommes non-vivants que sont les défunts, la consommation de leurs aliments étant la seule façon d’accéder aux enfers (LONGO 1997 : 266). Le fait de préparer les aliments afin de les rendre plus digestes, c’est-à-dire la cuisine, permet également de distinguer les hommes des non-hommes vivants que sont les animaux (VERNANT, 1991 : 66). Ainsi d’une manière générale, les hommes se distinguent des autres êtres qui peuplent l’ontologie à la base de la mythologie gréco-romaine, divins, défunts et animaux, avant tout par leur régime alimentaire, bien que les limites de

34

certaines de ces catégories d’êtres ne sont pas totalement étanches, comme on le verra plus loin.

Le régime alimentaire distingue par ailleurs les hommes entre eux dans les deux formes de « théisme » : le vin, le blé et l’huile d’olive forment la triade alimentaire symbolique qui distingue les hommes du monde gréco-romain des autres hommes (MONTANARI, 1997a : 108). Les autres, pour les Grecs et les Romains, étaient ceux qui ne suivaient pas le régime alimentaire basé sur les trois éléments convenables pour un homme civilisé, on entend par-là un citoyen libre de plein droit. A leurs yeux, les barbares étaient ceux qui ne cultivaient pas la terre et se nourrissaient exclusivement de la viande d’animaux et de leurs dérivés comme le lait et le fromage. Dans le monde civilisé, la viande était de l’ordre du mangeable, certes, mais sa consommation était ritualisée sous la forme du sacrifice, comme on l’a vu antérieurement. La consommation de viande non consacrée était pour cela également considérée comme une pratique barbare.

Paradoxalement, la mythologie gréco-romaine présente de fortes affinités avec celle des autres populations de langue indo-européenne, que les Grecs et les Romains considéraient comme barbares et donc différentes d’eux, principalement parce qu’ils ne suivaient pas un régime alimentaire civilisé. À la suite des travaux de mythologie comparée de Georges Dumézil (1968), la parenté entre certains schémas narratifs et certains éléments de distinction ontologique recensés aussi bien dans les mythes gréco-romains que dans les mythes des peuples barbares parlant des langues de la famille indo-européenne, est aujourd’hui acceptée par beaucoup de mythologues, même s’ils ne s’accordent pas sur l’ampleur, la nature et la façon dont cet héritage a été transmis (BRIQUEL, 2003)(POUCET, 2003)(MOTTE et alii, 2003). Le choix d’un régime alimentaire symbolique particulier comme indicateur d’humanitas les opposent ainsi à d’autres populations, avec lesquelles ils partagent une origine commune en même temps qu’il les rapprochent des populations orientales de langue sémitique, et notamment les juifs, dont le régime alimentaire intègre en pratique les trois aliments de la triade alimentaire classique (GIAMMELLARO, 1997).

L’absorption de ces trois types d’aliments permettait aux barbares d’intégrer le monde civilisé. Les limites entre les hommes étaient donc fluides, à l’image de celles qui séparaient les hommes des êtres d’une autre nature. La consommation de certains aliments leur permettait dans certains cas de se transformer en d’autres catégories d’êtres, comme c’est le cas du fruit de la connaissance dans le mythe biblique d’Éden. La non absorption prolongée d’aliments pouvait également permettre d’atténuer la distance entre les différentes catégories d’êtres. Ainsi, le jeûne pouvait rapprocher les

35

hommes de Dieu. La révélation de la Loi est associée dans la Bible à un état de privation de nourriture, qui permet à Moïse de se rapprocher de Dieu. Les croyants qui veulent remémorer ce moment, recourent également au jeûne pour le faire. Le ramadan marque ainsi pour les musulmans le mois où Allah leur a donné le Coran. La durée de quarante jours du jeune islamique est identique à celle du jeûne de Moïse, qui a précédé la révélation de la Torah (GAUDEFROY DEMOMBYNES, 1957 : 491). Jésus Christ, pour sa part, est envoyé par Dieu au désert avant d’être baptisé, où il doit jeûner pendant 40 jours (Matthieu, 4), ce que le carême rappelle aux chrétiens (SOLER, 2004 : 80). Dans tous les exemples énoncés plus haut, on retrouve donc un même schème reproduisant l’idée que le régime alimentaire altère les limites entre les différentes catégories d’êtres.

Les normes alimentaires et sacrificielles bibliques, ainsi que le mythe de la création biblique qui les légitiment, partagent donc la conception généralisée dans la tradition gréco-romaine selon laquelle les êtres se distinguent avant tout par leur régime alimentaire et que leur nature pouvait changer s’il adoptaient un autre régime alimentaire. Contrairement aux juifs, les Grecs et les Romains n’ont jamais pris la peine de codifier les normes, basées sur cette croyance qu’ils partageaient pourtant. De ce qui a été dit plus haut, le lecteur peut intuitivement en supposer la raison. A quoi bon interdire aux hommes de consommer les parties de l’animal réservées aux dieux si de toute façon elles ne sont pas comestibles ? À quoi bon interdire aux hommes de consommer des aliments auxquels ils n’auraient pas accès dans le monde terrestre, comme l’ambroisie, le nectar ou la nourriture des défunts ? À quoi bon condamner la consommation d’aliments non-cuisinés si les préparations culinaires sont de toute façon préférées à la nourriture crue ou enfin à quoi bon obliger les hommes à consommer du vin, du pain et de l’huile d’olive si ces aliments font de toute façon partie de leur diète quotidienne ? Il n’y a apparemment aucune nécessité d’interdire ce qu’il est très improbable de transgresser où obliger à manger ce qui est un aliment ordinaire et commun. Aussi, au lieu de se demander pourquoi les Grecs et les Romains n’ont jamais constitué un code normatif alimentaire, on devrait plutôt se demander pourquoi les juifs ont été amenés à le faire.

Il est en effet bien plus difficile d’expliquer pourquoi les mythes qui se rapportent au régime alimentaire des êtres mentionnés dans la Bible ont donné lieu à un code normatif très complexe, où les interdits se rapportent souvent à des aliments exclus de l’espace de liberté alimentaire des anciens Israélites. Je reprends ici la définition que Jean Pierre Poulain (2006 : 19) propose pour ce concept, c’est-à-dire l’ensemble des contraintes de nature physiologique, biologique, écologique et culturelle qui conditionnent de

36

manière inégale et variable ce que les hommes peuvent consommer. Comment expliquer par exemple pourquoi des animaux comme le daman, les hiboux ou les chauves souris sont mentionnés par le Deutéronome (14 : 7-18) alors qu’ils ne faisaient probablement pas partie de l’espace de liberté alimentaire des anciens Israélites ? Pourquoi est-il interdit aux juifs et aux musulmans de consommer de la viande de porc alors que les Arabes de l’époque de l’Hégire, étaient des nomades qui élevaient des ovicapridés (tout comme les anciens Hébreux), ainsi que des camélidés dans un milieu aride peu propice à l’élevage du porc (BENKHEIRA, 2000 : 166) ? Pourquoi ces normes, dont les mythes bibliques expliquent l’origine, sont partiellement ou intégralement rejetées ou réitérées par les différents courants religieux qui ont élu la Bible comme livre sacré et enfin pourquoi ces normes évoluent-elles au long du temps au niveau de chacun de ces discours comme nous le verrons plus loin ? Répondre à ces différentes questions oblige à comprendre la nature rétroactive du rapport qui existe entre norme et étiologie dans les différentes formes de discours basés sur une conception « théiste » du monde ainsi que la nature dynamique de ce rapport. On pourrait définir ce rapport au niveau des différents stades de l’évolution de chacun de ces discours religieux. On ne le fera pas ici. On préfèrera essayer de comprendre dans quelles conditions l’élément alimentaire peut assumer une fonction normative dans un discours « théiste », qui se superpose à la fonction étiologique que cet élément maintient généralement dans les mythes reportés dans les formes de discours basées sur cette ontologie, et pourquoi les termes selon lesquels l’élément alimentaire est invoqué dans ces discours, ne sont pas constants.

Pour atteindre cet objectif, il faut préalablement questionner deux idées qui à première vue paraissent aller de soi : la première est que le discours mythologique se distingue clairement du discours religieux. La deuxième est que le discours mythologique précède le discours religieux. On est naturellement enclin à considérer que le rôle ontologique que joue l’élément alimentaire dans les mythes des origines permet d’expliquer l’importance que cet élément maintient dans les systèmes normatifs à la base des discours religieux qui y font référence, sous la forme d’interdits et de règles alimentaires. On pourrait argumenter en faveur de cette idée que la mythologie est la forme la plus ancienne et la plus archaïque de discours en Méditerranée, et probablement dans l’ensemble des cultures humaines, où elle se maintient encore parfois comme la seule forme de discours sur l’origine des choses. On pourrait également faire valoir le fait que le propre mot mythe en grec muthos signifie d’ailleurs « discours, parole », étant alors particulièrement employé dans le sens de « discours narratif, narration » (MARTIN, 1995 : 255). L’étymologie du mot pourrait nous amener à le

                   

Extraits          

 

Un  ingrédient  du  discours    

Discours  et  pratiques  alimentaires  en  Méditerranée,  vol.  I  

   

António  José  Marques  da  Silva      

EDILIVRE              

Version  intégrale:    

http://www.edilivre.com/un-ingredient-du-discours-1c392a3ce8.html  

75

Arythmie

Le discours diététique, dont j’ai choisi de reconstituer ici la trajectoire de l’Antiquité jusqu’à nos jours, a connu un développement très particulier au long des deux derniers millénaires qui illustre bien la nature profondément arythmique, uchronique et non-linéaire du mode selon lequel l’élément alimentaire a été conceptualisé au long du temps, et ce, particulièrement dans une forme de discours qui l’a élu comme objet principal. Encore une fois, il s’agit d’une formation discursive qui établit des normes permettant de réguler le comportement alimentaire mais, cette fois-ci, pour des raisons autres que celles d’ordre cultuel ou rituel que l’on a exposées antérieurement. En effet, l’élément alimentaire intervient dans ce type de discours en tant que variable du rapport entre la santé des hommes et ce qu’ils mangent. L’enjeu de cette forme de discours particulière est comme chacun sait d’établir quel est le régime alimentaire approprié pour chaque individu, afin de le maintenir en bonne santé ou bien de la rétablir en cas de maladie. La diététique est donc une formation discursive issue de la pratique médicale. Les anciens Grecs, à qui on attribue traditionnellement l’invention de la médecine étaient pourtant convaincus du contraire. Même s’ils pensaient déjà que la diététique était un discours de nature médicale, tout comme la chirurgie ou la pharmacologie, celle-ci était pour eux l’ancêtre de la médecine elle-même, comme en témoigne celui qui est encore aujourd’hui considéré comme le père de cette discipline, Hippocrate (Figure 2.1). Dans son traité sur L’Ancienne Médecine (III), cet auteur défend que la médecine est née quand les hommes ont commencé à préparer des confections culinaires à base d’aliments transformés afin d’être plus facilement assimilés par les malades. La diététique, était donc pour lui la forme la plus ancienne de discours médical et la cuisine, par transitivité, l’ancêtre de la médecine. La ligne de séparation entre ces deux formes de discours se maintiendra pendant longtemps très ténue. Ainsi, dans le traité de cuisine le plus fameux de tous les temps, l’Art culinaire, attribué traditionnellement à l’auteur latin,

76

Apicius, on trouve déjà au milieu des recettes culinaires, des prescriptions médicales d’ordre diététique (ANDRÉ, 1974 : XII).

Il faut préciser que le rapport entre médecine et diététique n’est pas à sens unique. Le traité diététique, De obseruatione ciborum, rédigé par le médecin grec Anthime au début du VIe siècle, mêle aux recommandations diététiques, des suggestions au niveau de la préparation des aliments qui prennent la forme de véritables recettes (DEROUX, 2002 : 1113). Cette convergence est encore visible dans l’œuvre de Platina, auteur de l’un des plus fameux livres de cuisine du Moyen-Âge chrétien, qui décrit les propriétés des aliments, afin de permettre à ses lecteurs de savoir quelles sont les recettes qui leur conviennent le mieux en fonction de leur tempérament (CSERGO, 2004 : 9). Dans le monde islamique, on peut faire référence, à titre d’exemple, aux traités de cuisine d’Ibn Mâsawayh et d’al-Râzi, datés du Xe siècle, où la convergence entre recommandations culinaires et prescriptions diététiques est très prononcée (GARCÍA SANCHEZ, 2007 : 72). Les indications culinaires abondent encore dans un des traités de diététique du début du XVIIe siècle, Le Thresor de santé, alors que le traité culinaire, Le cuisinier Français, publié au milieu de ce même siècle, légitime la sélection de recettes présentée dans cet ouvrage en invoquant des raisons médicales (FLANDRIN, 1997a : 684).

Il est vrai, comme on le verra en détail plus loin, que le discours diététique va changer radicalement à partir de la fin de la période moderne. Maintenant désignée de nutrition, la diététique va emprunter les catégorèmes, les schèmes ainsi que les méthodes propres aux discours scientifiques émergents. Une nouvelle forme de discours culinaire, la gastronomie, va se développer parallèlement en marge de toute préoccupation médicale, en conséquence de l’objectivation croissante du goût et notamment du bon goût (idem : 702). Mais si le goût est maintenant plus volontiers synonyme de plaisir et de marqueur social que d’indicateur nutritionnel ou de santé, discours culinaire et discours diététique ne vont jamais rompre totalement la communication, comme on peut le déduire de ce passage de Researches of chemistry of food écrit au milieu du XIXe siècle par Justus von Liebig, un des précurseurs de la nutrition moderne :

(…) guidé par un instinct sûr, presque raisonné, et par le goût, ce gardien de la santé, le cuisinier expérimenté acquiert sur le choix et la préparation des aliments, sur la manière de les combiner, de les distribuer dans les repas, des notions supérieures à tout ce que la chimie et la physiologie ont su produire en matière de nutrition. Par le potage et les jus de viande, il invite le suc gastrique ; par le fromage qui clôt le repas, il appuie l’effet dissolvant de l’épithélium de l’estomac. (…) (il) accompagne

77

dans une juste mesure les matières plastiques propres à la sanguification (…) il évite toute excitation inutile qui ne trouve pas à se compenser (…)

LIEBIG, 1847, Researches of chemistry of food. Traduction de CSERGO, 2004 : 8-9.

Outre-Atlantique, les préoccupations médicales imprègnent le discours culinaire dès le début du XXe siècle, parallèlement au phénomène de l’industrialisation du secteur agro-alimentaire. La production alimentaire en masse amorcent à cette époque un cycle de croissance, ininterrompu jusqu’à nos jours (LEVENSTEIN, 1997 : 845). Depuis lors, le phénomène de « re-médicalisation » s’est amplifié, ayant fini par s’imposer à l’échelle globale et ce même en France, pays où le discours gastronomique était né deux siècles auparavant (POULAIN, 2002 : 193). La préoccupation croissante des consommateurs vis-à-vis des effets de leur alimentation au niveau de leur corps, d’un point de vue médical et en même temps d’un point de vue esthétique, n’a pas échappé au segment de l’industrie de l’édition spécialisé dans ce domaine, qui alimente depuis quelques décades un flot ininterrompu de publications culinaires qui vantent explicitement la valeur nutritionnelle des recettes de cuisine qu’elles proposent, mais qui mêlent en réalité normes diététiques et normes sociales (POULAIN, 2002b : 72). On a donc depuis le temps d’Hippocrate jusqu’à nos jours, et probablement depuis plus longtemps encore, une communication quasi constante entre le discours culinaire et le discours médical, que ce soit sous sa forme ancienne, la diététique et plus tard sous sa forme contemporaine, la nutrition.

Discours diététique ancien et discours nutritionnel moderne partagent également une autre particularité. Dans une société où les pratiques alimentaires n’étaient pas comme on l’a vu au chapitre antérieur, l’objet d’un code normatif rigide, la diététique et d’une manière générale le discours médical a pu se développer au long de plusieurs siècles en marge des discours « théistes », sans toutefois remettre en question le système de croyances qui les supporte. On peut situer à première vue la nutrition, en tant que discours scientifique, dans ce courant de pensée dans le sens où depuis Auguste Comte, la science a exclu le divin de son champs discursif, qu’en est-il de la diététique ancienne ? Dès Hippocrate, les limites entre discours médical (et par extension, diététique) et discours religieux étaient déjà clairement établies, et ce dans un univers culturel centré autour d’une conception du monde pourtant dominée par le « théisme ». Réfutant la thèse selon laquelle l’épilepsie serait une maladie sacrée, Hippocrate commence l’argumentation qu’il présente dans son traité relatif à ce sujet, défendant que les maladies ne doivent pas être attribuées à une intervention divine, et que par conséquence aucune d’entre elles ne peut être considérée

78

comme sacrée, l’impureté de nature rituelle ne peut donc pas être invoquée pour cette raison comme une cause de maladie. Hippocrate s’oppose ainsi ouvertement aux mages et aux guérisseurs de son époque, qui assimilaient les maladies à des souillures infligées par les dieux, pouvant être guéries à travers des rituels de purification et des offrandes d’expiation. Hippocrate est convaincu que le concept de souillure et d’impureté n’a aucun sens en dehors du contexte cultuel auquel il se rapporte de façon quasi exclusive dans la culture gréco-romaine, comme il le sous-entend implicitement dans ce passage de ce traité que je reproduis ci-dessous :

Pour moi, je pense que le corps de l’homme n’est pas souillé par la divinité, ce qu’il y a de plus frêle par ce qu’il y a de plus pur. Mais s’il arrive que ce corps reçoive, d’autre part, souillure ou souffrance, il sera sans doute nettoyé et purifié par le dieu loin d’être souillé. C’est donc la divinité qui nettoie et purifie les plus grandes et les plus impies de nos fautes, c’est elle qui nous lave ; nous-mêmes nous traçons autour des temples des dieux et de leurs enceintes des limites que personne ne doit franchir s’il n’est en état de pureté ; et, les franchissant, nous faisons des ablutions, non pas comme recevant quelque souillure, mais comme nous purifiant de toute tache si nous en apportons quelqu’une.

Hippocrate, De la maladie sacrée, 1. Traduction de LITTRÉ, 1849.

La pureté étant avant tout une condition nécessaire au rapport entre profane et sacré et étant donné que ce rapport n’a lieu que dans un cadre spatial précis, lui-même sacralisé, il n’y avait pas de raison pour Hippocrate d’étendre à ce qui se passait en dehors de cet espace, où la médiation avec le sacré ne pouvait pas avoir lieu. Cette forme de discours, qui a surgi dans un contexte religieux où le rapport au sacré était fortement spatialisé, est arrivé jusqu’à nous, pour qui ce rapport est beaucoup plus vague, parce qu’il a réussi à coexister, pendant très longtemps avec des formes de discours religieux d’influence orientale, où pureté, impureté et souillure s’étendaient à l’ensemble de la vie intime et sociale des croyants, et particulièrement au niveau de l’acte alimentaire sans toutefois les affronter. La diététique romaine (MAZZINI, 1997 : 262), et plus tard celles de l’occident chrétien (FLANDRIN, 1997a : 683) et de l’islam (RICORDEL, 2006), sont à ce titre les légitimes héritières de la diététique grecque. Pour les savants pré-modernes, philosophes païens, exégètes et révélation divine étaient autant de formes d’autorités différentes, qui pouvaient être commentées mais non contredites. Auteurs divins et dans une certaine mesure les écrits des auteurs humains les plus anciens jouissaient d’une autorité supérieure aux restants. Ce qui était dit par chacun d’eux sur un sujet particulier devait être harmonisé et stabilisé, mais celui qui commentait était libre de choisir tel ou tel passage du texte

79

de tel ou tel auteur retiré de son contexte et de le mettre en rapport avec d’autres fragments de pensée, au sein d’un nouvel arrangement intellectuel, qui en ce sens était original. Le produit issu de ce tri pouvait pour cela être très indirectement en accord avec les écrits des autorités qui l’avaient inspiré, pouvant même simplement ignorer des conceptions ou des idées en contradiction avec l’interprétation du commentateur (STENGERS, 2000 : 107). C’est dans cet espace de liberté qu’ont pu se développer en marge d’un univers culturel « théocentré », des formes de discours comme la médecine et la diététique qui ne l’étaient pas. Cette cohabitation en régime d’autonomie avec le champ du discours religieux, s’est même parfois traduite en une influence de la diététique au niveau de la construction du code alimentaire prescrit par ce dernier, comme c’est par exemple le cas de certaines normes alimentaires imposées par le Fiqh (BENKHEIRA, 2000 : 33). Cette coexistence pacifique, dans un contexte culturel dominé par l’influence des livres sacrés, n’a été possible que parce que ces deux formes de discours, apparemment si distinctes, sont animés par un même mode de rationalité.

Ainsi, même si la diététique de tradition gréco-romaine ne partage ni les catégorèmes, ni les schèmes taxonomiques des religions du Livre, cette forme de discours s’est construite pendant près de deux millénaires sur le même socle de la rationalité analogique. Aussi avant de voir cette rationalité à l’œuvre au niveau de la construction du discours diététique de tradition gréco-romaine, que je nomme ainsi par opposition au discours diététique moderne, la nutrition, que j’aborderai plus loin, je vais d’abord m’attarder à évoquer comment fonctionne ce mode particulier de concevoir le monde, que j’avais brièvement évoqué dans le chapitre antérieur, à propos de la construction des discours « théistes ».

80

Figure 2.1 : Chronologie des auteurs cités dans le chapitre II.

Dans la pensée analogique, la différence est, comme on l’a vu auparavant, la règle et la similitude ce que la rationalité vise à instituer. Cette forme de rationalité conçoit quatre modes distincts d’établir la similitude, que Michel Foucault (1966 : 32) désigne par les termes de convenentia, aemulatio, analogie, antipathie/sympathie.

La convenientia permet d’établir des liens « de proche en proche » entre des choses perméables aux mêmes propriétés, influences et passions, liant de rapport en rapport toutes les choses en tant que maillons d’une même longue chaîne des êtres. Le degré de similitude entre deux éléments est fonction de rapports successifs qui les séparent les uns des autres. Parce qu’ils se touchent, les éléments mis en rapport par ce mode de similitude ont beaucoup en commun avec ceux qui leur sont immédiatement proches, alors que le degré de similitude devient à chaque fois plus ténu, au fur et à mesure qu’ils s’en éloignent.

Plus qu’un rapport de voisinage entre les choses, la convenentia est une forme de similitude qui unit des choses et des êtres qui occupent un même lieu, ce qui les amène à

81

partager certaines qualités. Ainsi, les hommes diffèrent entre eux en fonction des caractéristiques physiologiques, hydrologiques ou climatiques des lieux où ils habitent comme l’explique Hippocrate dans cet extrait du traité Des airs, des eaux et des lieux :

Mais il existe aussi en Europe des peuples qui diffèrent entre eux pour le courage comme pour les formes extérieures et la stature ; et ces variétés tiennent aux mêmes causes que j’ai déjà assignées, mais que je vais éclaircir davantage. Tous ceux qui habitent un pays montueux, inégal, élevé et pourvu d’eau, et qui sont exposés à de notables vicissitudes des saisons, ceux-là sont naturellement d’une haute stature, très propres à l’exercice et au travail, et pleins de courage. De tels naturels sont doués au suprême degré d’un caractère farouche et sauvage. Ceux, au contraire, qui vivent dans des pays enfoncés, couverts de pâturages, tourmentés par des chaleurs étouffantes, plus exposés aux vents chauds qu’aux vents froids, et qui font usage d’eaux chaudes, ceux-là ne sont ni grands, ni bien proportionnés, ils sont trapus et chargés de chairs, ont les cheveux noirs, sont plutôt noirs que blancs et moins phlegmatiques que bilieux.

Hippocrate, Des airs, des eaux et des lieux. Traduction de DAREMBERG, 1844.

Le milieu où vivent les hommes n’influence pas seulement leur aspect physique, leur stature ou leur physionomie. Quelques lignes plus bas, Hippocrate ajoute que :

Vient ensuite la qualité du sol qui fournit la subsistance, et celle des eaux ; car vous trouverez le plus souvent les formes et la manière d’être de l’homme modifiées par la nature du sol qu’il habite. Partout où ce sol est gras, mou et humide, où les eaux étant peu profondes sont froides en hiver et chaudes en été, où les saisons s’accomplissent convenablement, les hommes sont ordinairement charnus, ont les articulations peu prononcées, sont chargés d’humidité, inhabiles au travail, et sans énergie morale. On les voit, plongés dans l’indolence, se laisser aller au sommeil. Dans l’exercice des arts, ils ont l’esprit lourd, épais et sans pénétration. Mais dans un pays nu, âpre, sans abri, tour à tour désolé par le froid et brûlé par le soleil, les habitants ont le corps sec, maigre, nerveux, velu, les articulations bien prononcées ; l’activité, la pénétration, la vigilance sont inhérentes à de tels hommes, vous les trouverez indomptables dans leurs mœurs et dans leurs appétits, fermes dans leurs résolutions, plus sauvages que civilisés, d’ailleurs plus sagaces pour l’exercice des arts, plus intelligents, et plus propres aux combats. Toutes les autres productions de la terre se conforment également à la nature du sol. Telles sont les

82

constitutions physiques et morales les plus opposées. En se guidant sur ces observations, on pourra juger des autres sans crainte de se tromper.

Hippocrate, Des airs, des eaux et des lieux. Traduction de DAREMBERG, 1844.

Le milieu où vivent les hommes affecte donc également certains traits de leur caractère, tels que l’agressivité ou le courage. Les qualités du sol, des eaux ou du climat d’un lieu donné affectent la constitution « physique et morale » des hommes qui l’habitent, tout comme les autres productions du lieu auxquels ils appartiennent. Corps et esprit souffrent donc de la même manière les effets de la convenientia.

La seconde similitude est l’aemulatio, forme de ressemblance, qui permet que certaines choses soient le reflet d’autres sans toutefois être « convenantes ». Ne se touchant pas, les choses mises en relation ne pourraient avoir aucun rapport d’un autre mode. Certaines d’entre elles subissent l’influence ou s’opposent à d’autres, à travers un effet spéculaire qui les met en rapport sans cependant jamais se toucher. Les êtres unis par ce type de lien ne forment pas une chaîne comme c’est le cas de ceux mis en relation par la convenientia, mais plutôt une succession d’anneaux concentriques qui peuvent se succéder à l’infini. L’aemulatio est, comme on l’a vu auparavant, employée préférentiellement pour rationaliser la relation entre le profane et le sacré : le temple, demeure terrestre des Dieux où les hommes ne pénètrent pas est l’équivalent de leur demeure céleste, l’Olympe, inaccessible aux hommes. La nourriture des hommes – viande, végétaux – équivaut à la nourriture divine –nectar, ambroisie-, une fois sacrifiée sur l’autel. Parce qu’elle est immolée, l’offrande change de nature et la fumée du feu sacrificiel, substance sans corps, permet de mettre momentanément en rapport monde terrestre et monde céleste, sans que pour cela ils n’aient à se toucher. Ainsi parce qu’elle permet d’établir des relations entre ce qui n’est pas directement en contact, l’aemulatio est la forme privilégiée de rapport dans les discours « théistes », parce qu’elle permet de concevoir simultanément monde profane et monde sacré, sans remettre en cause l’incommensurabilité des deux mondes. Dans le discours diététique, où le divin n’intervient pas, cette manière d’établir la similitude, devrait à première vue être marginale. Ce n’est cependant pas le cas comme nous le verrons plus loin.

La troisième similitude, l’analogie, partage à la fois la capacité de la convenientia de mettre en liaison des éléments voisins et la nature spéculaire de l’aemulatio. Elle se distingue néanmoins de ces deux formes de similitudes par la multitude d’affinités de nature différente qu’elle est capable de générer. Comme il s’agit de la manière privilégiée d’établir la similitude dans la rationalité qui anime l’ontologie à laquelle Philippe

83

Descola a attribué à juste titre le même nom, attardons nous un peu à essayer de mieux comprendre son fonctionnement.

Comme le suspectait Michel Foucault (1966 : 36), l’analogie telle que nous la concevons aujourd’hui, n’est pas exactement l’équivalent de l’analogia antique, motif pour lequel j’emploierai le terme latin au long de ce texte pour la distinguer de l’analogie moderne. L’analogia, est une manière d’établir la similitude qui présuppose que le tout et les parties qui le forment sont régulés selon les mêmes principes. Reprenant la terminologie des anciens, le microcosme est le reflet du macrocosme. Plus nombreuses et plus variés sont les choses ou les êtres qui semblent se comporter de façon homologique, plus le principe dont ils subissent l’influence participe à l’ordonnancement du monde. Aussi la cause d’un phénomène inexpliqué a plus de probabilité de devenir compréhensible s’il peut être mis en rapport avec l’un des principes généraux les mieux représentés dans l’ensemble de l’univers, à commencer par cette infime partie du cosmos qui nous est familière.

On peut ainsi lire sans peine dans la plupart des activités exercées par les hommes les mêmes principes qui permettent d’expliquer le fonctionnement de leur corps. Les forgerons durcissent le fer en le martelant afin de lui retirer le feu qui le nourrit comme l’exercice physique chasse du corps les aliments qui ont été ingérés, tout comme les foulons travaillent avec les pieds les étoffes afin de leur retirer tout ce qui dépasse. Il faut que le médecin retire certaines parties du corps de ses patients afin de les guérir et de le rendre à nouveau fonctionnel comme un tout. Le cordonnier en fait de même quand il découpe les peaux pour en extraire des lanières utilisées pour fabriquer des chaussures, ensembles de parties recomposées comme un nouvel ensemble fonctionnel. Hippocrate invoque neuf autres activités humaines dans son traité sur Le Régime qu’il considère homologues pour démontrer que le comportement des hommes en tant qu’êtres agissants et le fonctionnement du corps qui leur permet d’agir sont orientés selon des principes similaires. Le dédoublement des exemples, ainsi que la grande variété des domaines auxquels ils se reportent, ne font que renforcer la nature universelle du principe dont ils subissent tous l’influence. L’analogia a une autre particularité qui la distingue des deux formes de similitudes antérieures. Alors que la convenentia et l’aemulatio permettent de révéler la similitude entre deux éléments distincts, l’analogia recherche la similitude au niveau de la reproduction d’une même connexion entre paires d’éléments, qui maintiennent entre eux une relation « homomorphique ». Ceci étant dit, la nature de la relation et des termes mis en rapport est très variable. Commençons par rappeler les principes, ainsi que les différentes modalités

84

de l’analogia, suivant ce que Paul Jorion (2009 : 84) a écrit à ce sujet et dont je suis ici de très près le raisonnement.

On appelle termes aux entités symboliques mis en relation et enchaînement associatif à la relation entre les termes, deux à deux. Ainsi si l’on admet que le lait est comme le sang, sang et lait sont les termes d’un enchaînement qui assimile le lait au sang.

On dit que l’enchaînement associatif est symétrique, ou qu’il il y a une connexion simple entre les deux termes mis en relation si l’on peut permuter les termes de l’enchaînement sans changer la nature de la connexion. L’apposition, la conjonction, l’équivalence ou la synonymie sont les formes les plus communes de connexion simple. Revenant à l’exemple antérieur, admettre que le sang est comme le lait revient au même qu’admettre que le lait est comme le sang, l’enchaînement qui met en relation ces deux termes est donc symétrique.

On dit que l’enchaînement associatif est antisymétrique quand les termes de la relation ne sont pas commutables, ce que les Grecs appelaient le logos, et que les Romains désignèrent plus tard sous le mot de ratio, ce que nous appelons aujourd’hui le rapport ou la raison : une relation particulière irréversible et non-réflexive entre deux termes non permutables de la relation (Figure 2.2). Ainsi, si l’on admet que le chien est un animal, cela ne veut pas pour autant dire que tout animal est un chien. Parce que l’enchaînement anti-symétrique hiérarchise les termes mis en relation, ce mode de relation est encore aujourd’hui, le mode privilégié utilisé pour ordonner les choses à travers la constitution de taxinomies hiérarchiques. L’enchaînement anti-symétrique permet en ce sens d’établir une similitude « amoindrie » entre des choses qui partagent un nombre réduit d’attributs identiques alors que d’autres présentent des différences en deçà du seuil qui permet de définir la différence.

85

Figure 2.2 : Enchaînements symétrique et anti-symétrique.

L’analogia, tout comme l’analogie moderne qui en dérive, met en relation les enchaînements associatifs deux à deux. On distingue les quatre termes ainsi associés, comme étant majeur, premier moyen, deuxième moyen ou mineur, en fonction de leur position topologique dans le cadre de la relation. Le premier terme et le deuxième terme du premier enchaînement correspondent au terme majeur et au 1er moyen terme de l’analogia alors que le premier terme et le deuxième terme du premier enchaînement correspondent au 2ème moyen terme et au terme mineur de la relation. Les enchaînements mis en rapport par l’analogia peuvent tout aussi bien être symétriques ou anti-symétriques (Figure 2.3). Les termes des deux enchaînements mis en rapport par l’analogia peuvent être symétriques deux à deux. Ainsi selon Bacon (Histoire Naturelle, p. 221. Traduction française de 1631 citée par Foucault 1966 : 43), le soleil attire la fleur de tournesol tout comme l’eau attire la pousse du concombre. Comme dans les deux cas l’attraction exercé par ces éléments est réciproque, on pourrait également dire que la fleur de tournesol attire le soleil et la pousse de concombre attire l’eau. Les termes de ces deux enchaînements peuvent ainsi être permutés deux à deux sans altérer la relation analogique qui les assimilent l’un à l’autre.

86

L’analogia permet également de mettre en relation quatre termes antisymétriques deux à deux. Quand Aldebrandin de Sienne écrit dans son traité sur le Régime du Corps qu’une nourrice doit : « se garder de désir avec homme car c’est la chose qui plus corrompt le lait, et pour ce qu’elle ne devienne enceinte, car femme enceinte quand elle allaite, tue et anéantit les enfants » (reproduit de FLANDRIN, 2003), cela signifie que cet auteur assimile le lait qui alimente le nourrisson au sang qui alimente l’embryon, porté par la nourrice. On tendrait aujourd’hui à distinguer ces deux substances corporelles en fonction de leurs couleurs respectives, mais pour Aldebrandin de Sienne et l’ensemble des diététiciens de son temps, sang et lait se rapprochent par leur fluidité et leurs propriétés nourricières. L’embryon, logé dans l’utérus, plus proche de la source du sang, est pour cela responsable de l’appauvrissement du lait destiné au nourrisson, au point de le tarir. Les enchaînements qui associent respectivement le sang à l’embryon et le lait au nourrisson de cette analogia sont dans ce cas tous deux anti-symétriques, car admettre que le sang nourrit l’embryon et que le lait nourrit le nourrisson n’équivaut pas à admettre que l’embryon nourrit le sang et que le nourrisson nourrit le lait.

L’analogia permet également de mettre en rapport un premier enchaînement symétrique et un deuxième antisymétrique ou bien un premier enchaînement antisymétrique et un deuxième symétrique, façon d’établir la similitude qui nous paraît aujourd’hui bien peu naturelle. Pour démontrer que la minceur est une propriété des corps qui advient de leur nature humide, Aristote (Traité de la Dégénération, II, 2, 5) assimile la capacité des corps liquides à adopter la forme de leur contenants à la facilité qu’ont les corps minces de les remplir. La propriété liquide d’un corps peut lui conférer d’autres propriétés telles que la viscosité ou la mollesse. Aristote établit ainsi un rapport analogique entre un enchaînement anti-symétrique (un corps mince est un type particulier de corps humide) et un enchaînement symétrique (les corps liquides sont comme les corps minces dans la mesure où ils adoptent facilement la forme de leurs contenants).

87

Figure 2.3 : Les quatre combinaisons d’enchaînements de l’analogia.

Par ailleurs, l’analogia est dite discrète si les quatre termes sont distincts et continue si le premier moyen terme est le même que le second moyen terme (Figure 2.4).

Figure 2.4 : Analogia discrète et analogia continue.

88

L’analogie moderne dérive de la forme discrète de l’analogia, encore aujourd’hui considérée comme un mode légitime de construction du discours scientifique, même si depuis Aristote, elle est perçue comme une forme secondaire d’établir la preuve, sa valeur étant depuis lors plutôt heuristique que proprement démonstrative. Reprenant l’exemple d’analogie que Paul Jorion emprunte à Brillat-Savarin : « Un repas sans fromage est une belle à qui il manque un œil ». Repas, fromage, belle et œil sont quatre éléments distincts, bien qu’en rapport deux à deux et en ce sens l’analogia est discrète.

Si l’on commute les termes parallèles d’une analogia discrète de l’enchaînement (majeur < > 2º moyenne et 1º moyenne < > mineur), on obtient une métaphore. Cette forme particulière d’analogia était déjà considérée par Aristote comme « inadéquate pour la compréhension de la nature des choses » (Métaphysique, traduction de Jorion, 2009 : 88 d’après LLOYD, 1966) et n’existe aujourd’hui que reléguée au rang de figure de style du discours poétique ou littéraire.

L’analogia continue peut également permettre la métaphore, si les enchaînements qui la compose sont symétriques mais, parce qu’elle met directement en relation les termes extrêmes (le terme majeur et le terme mineur par la médiation du terme moyen), elle amène simultanément à une nouvelle conclusion, ce que l’on appelle syllogisme.

Le syllogisme peut tout aussi bien rapprocher deux enchaînements symétriques et deux enchaînements anti-symétriques et un enchaînement symétrique et un enchaînement anti-symétrique. Ainsi Aristote emploie un syllogisme dont le terme moyen est un enchaînement anti-symétrique (le dur est quelque chose de coagulé), pour démontrer que la dureté d’un corps est conséquence de sa sècheresse :

[10] Enfin le dur appartient au sec ; car le dur est quelque chose de coagulé, et le coagulé est sec.

(Aristote, Traité de la Production et de la destruction des choses, traduction de Saint Hilaire, 1866, II)

Contrairement à la métaphore, le syllogisme, a conservé jusqu’à nos jours sa légitimité en tant que forme de rationalité et participe encore aujourd’hui à la construction des discours scientifiques. Quelle que soit la forme d’analogia que l’on décide d’adopter, il faut encore choisir entre les multitudes de choses qui peuplent le monde analogique lesquelles sont successibles d’être assimilés aux termes que les enchaînements associatifs vont mettre en relation. Comme la similitude que les différentes formes d’analogia permettent d’établir ne se reporte pas directement aux choses mises en relations mais aux rapports eux-mêmes, la proportion ne peut

89

fournir les indices que l’on doit suivre pour découvrir quels sont les termes à mettre en relation. Fortuitement, toute chose porte à sa surface « une marque visible des analogies invisibles » pour reprendre les propres mots que Michel Foucault (1966 : 41) a employés pour expliquer ce qu’il désigne par signature, c’est-à-dire ce que la rationalité analogique doit découvrir et déchiffrer afin d’établir la similitude. Car, dans un monde où tout est ordonné par la volonté divine et ce dès le moment de sa création, il n’y a pas de place pour le hasard ou pour la coïncidence. Il n’y a donc pas lieu de se demander si telle similitude ou telle similitude est la conséquence d’un rapport réel entre deux choses. Ainsi, identifier une analogia revient à prouver l’existence du rapport qu’elle révèle.

Par ailleurs, les différentes forces qui impriment le mouvement du tout ultime, l’univers, agissent de façon similaire et indiscriminée au niveau de chaque corps soumis à leur influence, démultipliant leur action jusqu’au niveau des parties les plus élémentaires qui le composent. Toute chose, tout être, réitère pour cela triplement les grands principes qui ordonnent le monde :

– d’abord en tant qu’élément d’un ensemble fini lui-même simultanément partie emboîtée dans une séquence hiérarchique d’ensembles qui forme le macrocosme ;

– ensuite en tant qu’« un », unité capable d’agir sur elle-même ou sur ce qui l’entoure ;

– enfin en tant qu’ensemble des ensembles emboîtés qui le composent, à leur tour composés d’unités élémentaires soumises à leur tour individuellement à l’ordre transversal et trans-dimensionnelle qui anime l’univers d’un bout à l’autre, dans son ensemble et en même temps jusqu’à la plus modeste des entités qui le compose (Figure 2.5).

Figure 2.5 : Enchaînements unidimensionnelles et transdimensionnels entre deux termes d’un enchaînement.

90

Ainsi, indépendamment de l’échelle à laquelle on observe un phénomène, que ce soit à travers la manière dont celui-ci agit sur un corps en tant qu’unité autonome, en tant qu’élément d’un tout ou en tant que tout composé d’éléments ou au niveau des corps les plus élémentaires qui le composent, on peut identifier aux différents degrés d’appartenance les mêmes forces universelles mises en actions. Et parce que les corps sont soumis dans ces différentes dimensions par les mêmes forces qui les façonnent, ces derniers tendent à adopter des formes similaires. Étant donné que la nature trans-dimensionnelle des forces subies à la fois par ces corps en tant que tout et de celles subies par les parties qui les composent, la forme de la partie tend également à s’assimiler à celle du tout, selon une conception de la forme qui n’est pas sans rappeler par son caractère récursif, celle de la conception fractale de la géométrie de la nature, telle que l’a théorisée Benoît Mandelbrot (1983) il y a maintenant près de 40 ans. Les affinités formelles entre les corps et/ou des parties qui les composent, tout comme la façon dont ils se comportent, peuvent donc ainsi indiquer qu’ils sont sous influence d’un principe général particulier. Comme tous les corps, indépendamment de la nature qui leur est propre, peuvent être soumis sans exception à l’influence de ces forces, on peut identifier leur action au niveau d’éléments appartenant à des ensembles de choses distinctes et sans rapport fonctionnel ou formel direct entre elles parce que :

Tout est semblable, étant dissemblable ; tout est convergent, étant divergent, parlant et non parlant, intelligent et inintelligent ; le mode de chaque chose est contraire, étant concordant.

Hippocrate, Traité du Régime, I, 11. Traduction de LITTRÉ, 1849. Ainsi des corps de nature différente peuvent avoir des comportements

similaires. Parce qu’ils sont sujets, à différents niveaux, aux mêmes principes, on peut induire que deux corps ont un comportement homologue parce certaines des parties qui le composent se comportent de façon similaire. C’est pour ce motif que l’analogia permet d’établir des liens entre les particularités, même les plus subtiles et de rapprocher toutes choses indépendamment de leur genre, similaire ou non, et du lieu auquel elles sont associées. La marque qui la révèle peut être évidente, quand il existe un rapport analogique facilement perceptible avec le signe qu’elle permet de reconnaître : ainsi Ibn Butlan recommande la consommation de crudités à la forme phallique, tel que la banane et le panais pour traiter les problèmes d’érection et des oignons pour grossir le membre reproducteur alors que les fèves augmentent la puissance des reins, qui s’assimilent à ces dernières par leur forme ovale et aplatie (RIPPMANN, 2007 : 46). Mais comme dans la rationalité analogique tout peut être simultanément marque

91

et signe d’autre chose, signe et signature peuvent facilement se substituer mutuellement et tendent pour cela à se confondre. Ainsi, une grande partie des normes alimentaires bibliques mentionnent fréquemment la signature sans expliciter quel est le signe auquel elle se rapporte. Comme on l’a vu auparavant c’est en premier lieu l’organe de locomotion employé pendant le déplacement dans le milieu approprié qui est la marque qui permet de distinguer les espèces animales du ciel, de la terre et des cieux qui sont purs, mais ce n’est pas la seule : les animaux terrestres, par exemple, doivent être exclusivement herbivores ruminants, les animaux terrestres qui n’ont pas le pied ongulé et l’ongle fendu étant également considérés comme impurs tout comme les poissons qui n’ont pas d’écailles, même s’ils ont des nageoires. Mais tous les spécimens d’espèces considérées pures ne sont pas obligatoirement purs. Un certain nombre de marques permettent de les distinguer et ce sont elles que les prêtres doivent chercher à identifier afin de savoir si les animaux peuvent être sacrifiés. Ces marques sont très variées : sont considérés comme impurs, indépendamment de l’espèce à laquelle ils appartiennent, les animaux malades, mutilés ou déficients énumérés dans le Lévitique sous la forme d’un inventaire : « un aveugle, un estropié, un mutilé, un tuméfié, un galeux, un dartreux, vous ne les offrirez pas à Yavhé » (Lv 22, 21-22). La nature profondément a-systématique de la signature explique peut-être du moins en partie que l’inventaire soit le mode d’énonciation privilégié des constructions rationnelles en mode analogique, permettant d’instaurer l’ordre dans les situations où la réduction des choses à un nombre limité de principes généraux se révèle inopérante. La multiplicité des façons d’établir la similitude à travers l’analogia et l’incommensurabilité du nombre de choses qu’elle peut potentiellement mettre en relation, démultiplie à l’infini les champs des rapprochements possibles, soumettant les mondes qu’elle prétend ordonner à ce que Pierre Bourdieu (1980) appelle « le démon de l’analogie ».

Malgré leurs différences, convenentia, aemulatio et analogia partagent une même capacité d’établir des similitudes permanentes et constantes entre les choses. Elles participent à une conception fixiste du monde, dans le sens où elles ne permettent pas de penser le changement. Pourtant même les sociétés froides (LÉVI-STRAUSS, 1962 : 311) qui n’intériorisent pas le devenir historique (et ce n’est pas, comme on le verra plus loin, bien sûr le cas de la culture gréco-romaine antique) n’ignorent pas totalement la notion de changement non cyclique, mais contrairement aux sociétés chaudes comme la nôtre, ces sociétés conçoivent le changement, en tant que menace à l’ordre du monde, que la pratique de rituels visent à rétablir. Une quatrième similitude, que Michel Foucault appelle le jeu des

92

sympathies, exprime le mouvement du monde analogique, complétant ainsi l’action des trois premières similitudes, qui ne font que mettre en relief les permanences. La sympathie est un principe actif qui traverse le monde sans se fixer, qui tend à attirer les choses qui partagent entre elles une même propriété. La sympathie altère les qualités des choses ayant la capacité de les assimiler et c’est en ce point qu’elle constitue un danger permanent pour l’intégrité du cosmos qui finirait par se réduire à un Même unique et homogène si la force opposée, l’antipathie, n’agissait pas à tout moment afin de rétablir l’altérité qui permet que le monde continue à exister comme un ensemble fini de choses et non en tant que reflet infini du Même. Sympathie et antipathie permettent la circulation et la commutativité des qualités entre les choses à travers un jeu du chat et de la souris qui oppose perpétuellement ces deux puissances antagoniques. Le processus dynamique dont l’antipathie est le moteur tend ainsi constamment à rétablir les différences entre les êtres que la sympathie tend à transformer en similitudes, elle a en ce sens un effet régulateur qui maintient le monde, qu’elle permet de rationaliser, sous la forme d’un état permanent, bien que dynamique, d’équilibre stationnaire, comme le suggère ce passage d’Empédocle, où le philosophe ionien assimile la sympathie et l’antipathie aux sentiments humains de l’amitié et de la haine :

… car, d’un côté, la réunion de toutes choses engendre et tue, de l’autre, leur désunion produit et dissipe. Or, il n’y a jamais de terme au changement perpétuel, car tantôt l’Amitié rassemble toutes choses en une, tantôt elles se séparent, entraînées par la Haine.

Ainsi, en tant que l’un naît des plusieurs, et qu’à leur tour, ceux-ci se constituent par sa division, en ce sens l’un et les autres commencent et ne durent pas éternellement. Mais en tant que jamais il n’y a de terme au changement perpétuel, en ce sens ils subsistent toujours dans un cycle immuable.

Empédocle, Fragments, I, Fr. 17-D. Traduction de TANNERY, 1930.

Si l’on considère comme Michel Foucault l’antipathie et la sympathie comme les deux faces d’un même mode d’assimiler les choses, on a ainsi quatre similitudes formant un système de rationalité analogique que l’on peut représenter de la manière suivante (Figure 2.6) :

93

Figure 2.6 : Boussole des similitudes de la rationalité analogique.

Les similitudes peuvent être ordonnées en fonction de quatre tendances, opposées deux à deux : le proche et le lointain, l’immuable et le mutable. La sympathie est ainsi de l’ordre du proche et du mutable et l’antipathie, de l’ordre du mutable et du lointain ; la convenentia et l’analogia de l’ordre de l’immuable et du proche alors que l’aemulatio est de l’ordre du lointain et de l’immuable. Cette manière de penser le monde permet ainsi de concevoir à la fois le changement et la pérennité au niveau des choses qui peuplent l’univers en tant qu’entités agissantes et subissantes, qu’elles soient directement en contact ou non. Les possibilités de classifications selon ce mode de relation sont, on le devine, très variées et très variables, souvent potentiellement contradictoires, capables d’établir un ordre qui peut s’étendre à l’ensemble d’un système ontologique, même si celui-ci est sujet à de grandes discontinuités (DESCOLA, 2005 : 307). Or, c’est justement la grande variété de modalités d’assimilation que la rationalité analogique permet d’instaurer qui est à la fois sa force majeure et sa principale faiblesse. Établissant la similitude à travers un jeu complexe et varié de rapports possibles, la ressemblance entre les corps pourrait être occultée et non révélée par ce foisonnement de liens qui peuvent « tendanciellement » unir tout à n’importe quoi. Avant d’essayer d’établir la multitude des similitudes particulières unissant les différentes choses de l’univers, il fallait donc préalablement s’assurer que tous les corps pouvaient être mis en rapport deux à deux selon un mode de relation commun.

94

Comme la diététique s’est développée dès sa naissance en marge du discours sur le divin, il a fallu chercher ailleurs des conceptions, qui bien que non « théistes », fussent capables d’établir la similitude et comme l’on fait bien d’autres formes de savoirs anciens, c’est à la philosophie que la diététique va puiser pendant près de deux millénaires le paradigme à la base de ce mode de discours particulier. Celse, médecin romain, considérait d’ailleurs, contrairement à Hippocrate, que la médecine était née de la philosophie et non de la cuisine :

… les mêmes écrivains alliaient à la contemplation des choses naturelles l’étude de l’art de guérir. Cette recherche les occupait d’autant plus, qu’ils avaient épuisé leurs forces par les veilles et la méditation. Aussi voyons-nous que les connaissances médicales étaient familières à un grand nombre de philosophes et même aux plus célèbres, tels que Pythagore, Empédocle et Démocrite.

Celse, Traité de Médecine. Traduction de NISARD, 1846.

Qui doit-on croire : Hippocrate ou Celse ? Un fait du moins est certain : il existe tout au long de l’Antiquité des liens d’intertextualité explicites entre textes médicaux et textes philosophiques. Un des traités de Galien, intitulé Que le bon médecin est philosophe, est un véritable plaidoyer en faveur de l’idée que l’étude de la philosophie fait du médecin un meilleur praticien. Et, parce que les traités des diététiciens gréco-romains vont continuer à influencer le discours diététique jusqu’à la période moderne et parce que parallèlement les philosophes grecs ont continué (et continuent d’ailleurs encore aujourd’hui) à être lus, ce lien entre philosophie et diététique s’est maintenu jusqu’au moment du schisme comtien entre d’une part une science qui s’impose de ne rechercher que la positivité des phénomènes qu’elle étudie et d’autre part la philosophie, l’histoire et la religion, auquel il ne reste désormais plus qu’à s’interroger sur les causes premières ou finales à l’origine de ces derniers. Il faut néanmoins préciser que ce n’est pas l’ensemble de la pensée philosophique qui a été appelée à contribuer à la construction du discours diététique. En effet, c’est au niveau d’un courant particulier de la philosophie, que les diététiciens vont emprunter les concepts et les schèmes qui vont leur permettre d’établir la similitude. Ils vont élire une tradition très ancienne, qui défendait que tous les corps diffèrent par leur forme, alors que la matière qui confère une substance à chacun d’eux est similaire dans la mesure où elle est le fruit de la combinaison d’un nombre réduit d’éléments, principes primitifs incréés et impérissables, à l’origine de toute chose. Ce schème de perception, déjà mentionné par Empédocle et d’autres philosophes ioniens de son époque, permettait de réduire la matière de tout ce qui existe dans l’univers à des combinaisons particulières entre un nombre limité d’éléments primordiaux. Le nombre et la nature de ces éléments a été l’objet d’un intense débat au long de

95

toute la période classique, mais comme le rapporte Vitruve quelques siècles plus tard, feu, air, eau et terre formaient alors le quatuor d’éléments le plus consensuel :

Le premier des sept sages, Thalès de Milet, soutenait que l’eau était le principe de toutes choses ; Héraclite prétendait que c’était le feu. Les prêtres mages admettaient l’eau et le feu. Euripide, qui avait été disciple d’Anaxagore, et que les Athéniens appelaient le philosophe du théâtre, assurait que c’étaient l’air et la terre ; que la terre fécondée par les pluies qui tombent du ciel, avait engendré dans le monde les hommes et les animaux ; que les choses qui étaient produites par elle, forcées par le temps de se dissoudre, retournaient à leur principe, tandis que celles qui naissaient de l’air retournaient dans l’air ; que les corps ne périssaient point ; que modifiés seulement par la dissolution, ils reprenaient leur qualité première. Pythagore, Empédocle, Épicharme avec d’autres physiciens et philosophes, mirent en avant qu’il y avait quatre principes : l’air, le feu, l’eau, la terre ; que la proportion dans laquelle ils entraient dans la formation des corps, produisait cette différence de qualités qu’on y remarque.

Vitruve, De Architectura, VIII. Traduction de MAUFRAS, 1847.

Tous les corps étaient donc le résultat de la combinaison de un, deux, trois ou quatre éléments, la différence de leurs proportions respectives au niveau de chaque chose permettant ainsi de réduire dans tous les cas la multitude d’existants isolés, sans remettre en cause la nature profondément distincte propre à chaque corps (CHOUQUER, 2010 : 79). Admettant la pré-existence de ces éléments primordiaux, il fallait encore expliquer la raison pour laquelle ces derniers se trouvaient aujourd’hui mélangés et distribués entre une multitude de corps. Par ailleurs, si tous les corps étaient divisibles, pourquoi donc ces éléments ne seraient-ils pas eux-mêmes divisibles en une seule unité élémentaire, comme le proposaient d’ailleurs déjà les philosophes atomistes ? Sans répondre à ces deux questions, il manquerait à cette « alchimie élémentaire » qui permettait de décrire la composition de toute chose, une « physique élémentaire », expliquant comment ces principes agissaient sur le monde. Ce problème a trouvé une solution à sa mesure à partir du moment où le schème élémentaire a été associé à un deuxième schème permettant d’ordonner les choses en fonction de leur appartenance à deux ensembles complémentaires, établissant un rapport exclusif entre chaque chose et deux entités opposées l’une à l’autre (BOURDIEU, 1980 : 348), schème que l’on retrouve déjà chez les Pythagoriciens, si l’on en croit ce que dit Aristote à ce sujet dans son traité de la Métaphysique (V, 986). Selon lui, les membres de cette école ordonnaient les choses en fonction de dix paires de principes opposés (Figure 2.7).

96

Figure 2.7 : Les dix paires de principes opposés de la philosophie

pythagoricienne selon Aristote (Métaphysique, V, 986).

Suivant encore une fois ce que nous dit Aristote à ce sujet, Alcméon de Crotone aurait été le premier a généraliser ce schème au-delà de ces dix oppositions binaires, considérant que toutes les choses humaines pouvaient être expliquées de cette façon, indépendamment de la nature de ces oppositions. Contrairement à la similitude « amoindrie » basée sur les affinités élémentaires des corps, ce schème polaire permet d’assimiler une chose à d’autres choses, en tant qu’élément d’un ensemble, reflet inversé

97

d’un second ensemble d’éléments diamétralement opposés. Ainsi alors que le premier schème favorise la continuité entre les choses de l’univers, en tant que combinaison de proportions variables d’un nombre réduit d’éléments, le second permet de regrouper les corps en deux ensembles discrets radicalement distincts l’un de l’autre. La nature de ce schème est clairement analogique dans la mesure où tout élément/propriété propre à un corps peut être invoqué afin de déterminer l’ensemble auquel appartient ce corps, à partir du moment où il existe un autre élément/propriété avec lequel l’élément/propriété mis en relation maintient un rapport d’opposition, de nature encore une fois variable. Parce que les rapports que ce schème rend possibles sont si nombreux, le pullulement des choses que la rationalité analogique cherche à minorer pourrait rapidement faire place au pullulement des relations, si ces dernières n’étaient pas elles-mêmes similaires entre elles, formant ainsi des ensembles de rapports homologiques, assimilables les uns aux autres, parce que partageant un même modèle de fonctionnement. Dans l’ensemble des discours antiques, deux paires d’opposés, à savoir le chaud et le froid et le sec et l’humide, se sont rapidement imposées comme mode privilégié d’établir les relations agissant comme matrice homologique à la base de tous les autres schèmes qui ne faisaient que le démultiplier, comme le révèle ce passage du Traité de la Production et de la Destruction des choses :

Il est donc évident que toutes les autres différences [le lourd et le léger, le dur et le moule-visqueux et le friable, l’uni et le raboteux, l’épais et le mince] peuvent être rapportées aux quatre premières [chaud et froid, humide et sec], et que celles-là ne peuvent pas être réduites à un moindre nombre ; car le chaud n’est pas la même chose que l’humide ou le sec, pas plus que l’humide n’est ni le chaud ni le froid ; le froid et le sec ne sont pas davantage subordonnées entr’eux, pas plus qu’ils ne le sont au chaud et à l’humide. En résumé, il n’y a nécessairement que ces quatre différences principales.

Aristote, Traité de la Production et de la destruction des choses. Traduction de SAINT HILAIRE, 1866.

On pouvait aussi bien expliquer de cette manière le comportement des choses inanimées que celui des êtres vivants, les propriétés élémentaires étant la condition même de l’existence comme le dit explicitement Vitruve :

Nous remarquons, en effet, que non seulement tout ce qui naît est le produit de ces éléments, mais encore que ce sont eux qui ont la vertu de les faire croître et de les conserver. En effet, les animaux ne pourraient avoir vie, s’ils ne respiraient largement l’air qui, en pénétrant avec abondance

98

dans les poumons, produit cette dilatation et cette compression incessantes de la poitrine. Si la chaleur ne se trouve point dans un corps au degré qui lui convient, ce corps manquera d’un principe vital ; il ne prendra point de développement solide ; les sucs alimentaires ne pourront avoir la coction nécessaire. Et si les parties du corps viennent à manquer de nourriture terrestre, elles ne subsisteront pas, privées qu’elles seront du concours de l’un des principes de la vie.

De même, si les animaux sont dépourvus de l’humide radical, ils périront, faute de ce principe.

Vitruve, De Architectura, VIII. Traduction de MAUFRAS, 1847.

Ainsi, sans air, les êtres vivants ne pourraient pas respirer. Sans la chaleur corporelle, assimilée au feu, les sucs alimentaires ne seraient pas digérés. Enfin sans eau et sans la terre, assimilée métonymiquement aux aliments terrestres, la vie ne serait pas non plus possible. La conception du monde, que l’application combinée de ces deux schèmes a permis de construire, semble à première vue sans rapport avec celle véhiculée par les discours « théistes » que j’ai présentés dans le chapitre précèdent, puisque les figures divines ne participent pas directement à une phusis, objet d’un discours qui cherche les causes propres à chaque sorte de phénomènes qui se rapportent à leur nature particulière (DESCOLA, 2005 : 100). Ceci étant dit, la physique influencée par la philosophie ionienne ne fait que reprendre à son compte les principes généraux de la cosmogonie mythologique. Les éléments primordiaux, tel le feu, la terre, l’eau ou l’air, participaient déjà comme on l’a vu auparavant, à la conception du monde véhiculée par les différents cycles cosmogoniques du monde antique, et notamment ceux de la Grèce antique. C’est d’ailleurs probablement la croyance consensuelle du rôle joué par ces quatre éléments au moment de la création du monde dans les différents cycles mythiques méditerranéens et orientaux (voir chapitre antérieur) qui a rendu cette idée crédible et moralement acceptable en dehors du cercle très restrictif des écoles philosophiques. N’étant pas perçue par le commun des mortels comme frontalement opposée au système de croyances dominant, cette conception a probablement épargné à ses précurseurs de courir le risque d’être accusés d’impiété. Cette convergence entre discours philosophique et discours mythologique dictera son succès à long terme en tant que schème métaphorique de premier ordre. Jean Pierre Vernant (1974, II : 97), suggère que cette association entre éléments primordiaux et divinités au niveau du mythe grec de la création est d’influence orientale et s’inspire de la conception cosmogonique véhiculée par les mythes mésopotamiens. Intégrant un contexte culturel où pouvoir politique et pouvoir religieux se confondaient encore et dans lequel la distinction entre les hommes, le monde qu’ils habitent et les divinités qui l’ordonnent, n’était pas encore bien marquée, le roi pouvait

99

encore assurer de façon visible et compréhensible aux yeux de tous sa fonction régulatrice, aussi bien de l’organisation de la vie sociale de ses sujets que des autres éléments qui seront plus tard exclusivement ordonnés par les divinités.

Dépendant d’entités divines dans les discours « théistes », les éléments s’en détachent dans le discours physique des philosophes ioniens, tout en assimilant certaines de leurs qualités : tout comme les dieux, les éléments physiques sont éternels et ordonnent à tout jamais le monde, ce sont des puissances opposées, qui s’équilibrent mutuellement en fonction d’un jeu de sympathie, opposant l’amour et la haine selon les termes employés par Empédocle dans le passage cité auparavant. Cette façon de concevoir le changement n’est encore une fois pas étrangère à la rationalité mythologique. En effet, l’amour était déjà, dans la Théogonie (116) d’Hésiode, le principe qui rapprochait les éléments opposés, et sans son intervention les éléments qui ne formaient auparavant qu’un Même tendaient à se séparer, ce que le mythe de la création permet de remémorer. Les affinités entre la cosmogonie hésiodique et la physique ionienne ne s’arrêtent pas là. Ainsi comme le remarque Jean-Pierre Vernant (1974, II : 99), reprenant les idées de Francis MacDonald Cornford à ce sujet, dans les deux cas :

1 – au début, il y a un état d’indistinction où rien n’apparaît ; 2. de cette unité primordiale émergent, par ségrégation, des paires d’opposés, chaud et froid, sec et humide, qui vont différencier dans l’espace quatre provinces : le ciel de feu, l’air froid, la terre sèche, la mer humide ; 3. les opposés s’unissent et interagissent chacun l’emportant tour à tour sur les autres, suivant un cycle indéfiniment renouvelé, dans les phénomènes météoriques, la succession des saisons, la naissance et la mort de tout ce qui vit, plantes, animaux et hommes.

Cosmologie mythologique et cosmologie physique partagent donc bel et bien les mêmes schèmes constitutifs. Cette affinité au niveau de la construction de ces deux types de discours peut paraître à première vue improbable pour nous, qui depuis maintenant plus de deux siècles insistons sur la distance transcendantal qui sépare, les discours scientifiques sur la nature de ces derniers. L’idée encore aujourd’hui très prisée, que la pensée rationnelle, qui précède l’avènement de la science, est une invention, que l’on doit essentiellement à deux philosophes de l’époque classique, Platon et Aristote, père de ce que l’on appelle depuis maintenant plus d’un siècle « le miracle grec » (lire à ce sujet JORION, 2009 : 8) alimente l’idée d’une discontinuité abrupte entre pensée mythique et pensée rationnelle, reniant en grande mesure l’historicité da sa formation. Ainsi la cosmogonie élémentaire construite sur ce mode de pensée est parfois attribuée de manière trop exclusive à Aristote, au point que l’on parle souvent de la

100

conception aristotélicienne du monde (LOUIS, 1982 : XXII), alors que pourtant Vitruve (De Architectura, VIII, 1), ne le mentionne même pas quand il se propose d’établir la généalogie intellectuelle de cette manière de concevoir le monde dans le passage du traité de l’architecture que j’ai reproduit plus haut. Ceci étant dit, à tout seigneur, tout honneur. Il faut bien convenir que les œuvres d’Aristote qui sont arrivées jusqu’à nous, exposent une physique formatée comme un véritable système, alors que la plupart des autres auteurs qui se sont penchés sur cette question ne nous ont laissé dans la plupart des cas que des allusions relatives à ce sujet, éparses, souvent indirectes, lacunaires et vagues et/ou rapportées par des tiers.

Aristote présente sa physique au long de plusieurs des traités qui lui sont attribués, particulièrement ceux du Ciel, de la Physique, de la Production et de la Dégénération et les Météorologiques, qui maintiennent entre eux des liens explicites et implicites d’intertextualité (LOUIS, 1982 : VII). Aristote prend par ailleurs souvent la peine de mentionner les idées des auteurs dont il s’inspire, ainsi que celles auxquelles il prétend s’opposer. Il est donc assez aisé d’établir la généalogie de son discours et de vérifier par la même occasion qu’il s’agit en grande partie d’une synthèse, très personnelle, de ce que les auteurs plus anciens ou contemporains pensaient à ce sujet. L’influence que l’œuvre de cet auteur a exercée sur l’ensemble des discours, et notamment les discours médical (Galien le cite fréquemment) et diététique, qui se prolonge dans l’ensemble de la Méditerranée jusqu’à la période moderne, est par ailleurs sans égale. Aussi, pour toutes ces raisons, je vais maintenant essayer de retracer à grands traits les lignes principales de son raisonnement.

Aristote conçoit le monde comme un ensemble fini et continu de corps à trois dimensions, qui en cela se distinguent des surfaces à deux dimensions et des lignes divisibles dans une seule dimension de la géométrie, l’étude de ces corps étant pour lui l’objet de la science de la phusis (De Caelo, I, I, 268b). L’univers aristotélicien peut être assimilé à un ensemble de cylindres emboîtés (Figure 2-8).

101

Figure 2.8 : Représentation schématique

de la conception aristotélicienne du monde.

Le monde terrestre est à la fois à la base et au centre de l’univers, étant irrigué à sa surface par des rivières et des fleuves qui acheminent l’eau jusqu’à l’océan qui entoure la terre, qui délimite sa périphérie. Le monde terrestre n’est que la partie inférieure du monde sublunaire, que complètent les deux étages suivants, l’air et le feu, ainsi désignés parce que l’on trouve à chacun de ces étages presque exclusivement des corps simples composés par un seul de ces éléments. Le monde sublunaire est à son tour surmonté par l’éther, substance divine et primordiale, où évoluent les corps célestiels, à savoir du plus proche au plus lointain : la lune, Mercure, Vénus,le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne et les étoiles fixes.

102

Monde sublunaire et monde célestiel ne se régissent pas du même mode. En effet les lois auxquels sont soumis les corps sur la terre et dans le ciel sublunaire ne s’appliquent pas aux corps célestes. Là où règne l’éther, tout est constance, permanence et éternité alors que le changement, la corruption et la mortalité dominent le monde sublunaire. Ici bas, les corps sont sujets à l’altération, c’est-à-dire au changement de leurs propriétés. Les corps sont également sujets à la production et à la dégénération, d’anciens corps cédant la place à de nouveaux. Les corps sont par ailleurs sujets à l’accroissement et à la réduction quand quelque chose est ajouté ou retiré à leur substance (Production, I, IV).

Le mouvement qui anime les corps dans ces deux mondes est également de nature différente : les corps célestes se déplacent suivant une orbite circulaire parallèle au centre de la terre alors que les corps du monde sublunaire se déplacent verticalement en ligne droite, c’est-à-dire en direction de la terre qui est au centre de l’univers ou dans la direction inverse. Suivant en cela la tradition ionienne, la matière de tous les corps du monde sublunaire est pour Aristote une combinaison particulière des quatre éléments primordiaux : le feu, l’air, l’eau et la terre. Les corps simples sont pour leur part constitués d’un élément unique et tendent à occuper l’étage qui leur « convient ». La position relative entre les différents étages qui forment le monde sublunaire est la conséquence d’une loi qui détermine le mouvement vertical des corps, ce que Aristote appelle la translation linéaire. Selon lui, il existe une puissance motrice qui attire de façon plus ou moins intense les quatre éléments primitifs vers le centre du monde. La terre est le plus grave des quatre éléments, c’est-à-dire le plus lourd, et le feu le plus léger. La pesanteur de l’eau se rapproche de celle de la terre, et celle de l’air se rapproche de celle du feu.

103

Figure 2.9 : Translation linéaire des corps élémentaires selon Aristote.

Ainsi, la terre et dans une moindre mesure l’eau, tendent à tomber alors que le feu et dans une moindre mesure l’air tendent à s’élever (Figure 2.9). Le feu « convient » à l’étage supérieur du monde sublunaire, et l’étage immédiatement au-dessous de lui est majoritairement occupé par de l’air, alors que l’eau tend à se déposer sur la terre, qui en tant qu’élément, subit plus intensément l’effet moteur de l’attraction du centre de l’univers. Mais alors comment peut-on expliquer le fait que les corps mixtes que l’on trouve aux différents étages du monde sublunaire sont constitués en partie d’éléments qui ne sont pas « convenants » à l’étage qu’ils occupent et pourquoi ne se désagrègent-ils pas en corps simples de manière à ce que les quatre éléments puissent occuper l’étage qui leur « convient » ?

La translation linéaire est comme on l’a vu la force motrice qui amène les corps à se déplacer en direction à l’étage de l’univers qui leur « convient ». Expliquer pourquoi les corps ne se trouvent pas où ils devraient naturellement se trouver oblige Aristote à attribuer à un autre mouvement, la translation circulaire qui maintient les corps célestiels dans un mouvement perpétuel la capacité de transformer les corps, la production étant en cette mesure l’émulation de la translation circulaire des corps

104

célestes, qui reproduit analogiquement la cycle perpétuel du mouvement propre à cette forme de translation. Celle-ci provoque une attraction entre certains corps, passive ou active, qu’il désigne d’affection et de passion, qui fait que les propriétés des corps agissant peuvent dominer les propriétés des corps qui souffrent cette force, qui leur sont contraires. Pour se faire, les éléments mis en relation doivent se toucher. Ils peuvent également agir indirectement sur les propriétés de corps avec lesquelles ils ne sont pas directement en contact, en mobilisant d’autres corps, formant une espèce de « réaction en chaîne » mettant indirectement en rapport les corps situés aux extrêmes. Même les corps simples sont sujets à cette influence qui altère les propriétés des corps qui la subissent, au point de transformer les éléments primordiaux qui les composent (Production, I, III, 331). Une fois altérés, les corps qui souffrent l’influence d’autres corps peuvent devenir agissant et être ainsi amenés à influencer à leur tour d’autre corps. Aristote reprend aux pythagoriciens le schème d’opposition binaire que j’ai décrit plus haut qui lui permet d’expliquer comment ces propriétés agissent de manière à produire ou à modifier la nature des corps. En effet, il commence par opposer ces propriétés, au nombre de quatre, deux à deux : le chaud s’oppose au froid et l’humide au sec, la terre étant à la fois froide et sèche ; l’eau, froide et humide ; l’air, chaud et humide et le feu chaud et sec (idem) (Figure 2.10). Il n’existe pas d’autres combinaisons possibles entre ces quatre propriétés parce que les combinaisons de contraires tels que humide/sec et chaud/froid tendent à s’annuler mutuellement (idem, 330).

Figure 2.10 : Éléments et propriétés élémentaires.

105

Les corps auront ou non une influence sur d’autres corps en fonction des propriétés respectives mises en rapport. Ainsi un élément peut se permuter en un autre élément sous l’influence agissante d’un deuxième élément mais celui-ci devra posséder au moins une de ces propriétés qui soit contraires à une de celles du corps sous influence. Si l’élément agissant partage avec l’élément qui souffre l’affection une même propriété, la permutation sera d’autant plus facile, parce qu’une seule propriété change plus facilement que les deux à la fois. Ainsi la permutation de la terre en eau sous l’influence de l’eau est facilitée par le fait que ces deux éléments sont froids, tout comme la permutation de la terre en feu sous l’influence du feu est facilitée parce que ces deux éléments sont secs (Figure 2-11).

Figure 2.11 : Représentation schématique des permutations entre éléments en fonctions de leurs propriétés respectives.

D’un point de vue formel, la permutation entre éléments est donc un mouvement circulaire autour du croisement des axes de ces quatre propriétés opposés deux à deux, ce qui amène Aristote a écrire que « la production des corps simples a lieu circulairement » et que ce mode de changement est le plus commun, « parce que les éléments qui se suivent ont toujours des points de réunion et de raccord », et dans le mesure où

106

ils se touchent, la permutation est doublement facilitée par la convenientia entre ces deux corps. Cela veut également dire qu’au bout de deux permutations, un même élément peut se transformer en l’élément contraire dont les propriétés sont opposées deux à deux, comme c’est le cas de l’eau et du feu ou de l’air et de la terre. Ainsi un élément peut se transformer en son contraire, mais le processus de transformation sera plus lent. Deux éléments contraires peuvent par ailleurs produire par transmutation une troisième sorte d’élément, partageant à peine une des propriétés de chacun d’eux. Pour ce faire les deux éléments antagoniques doivent perdrent complètement une de leurs propriétés. De cette façon, feu et eau se transformeront en air si la propriété sèche du feu et la propriété froide de l’eau sont détruites ou en terre dans le cas où la propriété chaude du feu et la propriété humide sont détruites (Figure 2.12).

Figure 2.12 : Production de terre ou d’air à partir de l’eau et du feu.

Un élément peut également perdre une de ces propriétés sans que celle-ci soit substituée par son opposée. Si la propriété qui se maintient au niveau de ces deux éléments est la même ou bien si celles-ci sont opposées, la transmutation en un troisième élément n’est alors pas possible dans la mesure où les deux propriétés restantes ne peuvent coexister au niveau d’un même élément parce qu’elles sont identiques ou opposées. Ainsi si le chaud du feu et le chaud de l’air sont les propriétés qui se sont conservées, la transformation en eau ou en terre n’est pas possible. Il en est de même si le sec du feu et l’humide de l’air sont les propriétés qui subsistent (idem, II, V) (Figure 2.13).

107

Figure 2.13 : Exemples de pertes de propriétés

qui rendent impossible la transmutation du feu chaud et du feu sec en air.

Par ailleurs, les corps possèdent d’autres propriétés opposées deux à deux, mais selon Aristote, ces dernières découlent indirectement des deux couples de propriétés premières. Ce rapport entre propriétés élémentaires et secondaires peut être également dû à une affinité de nature étymologique entre les mots qui permettent de désigner les différentes propriétés :

Du reste, sec et liquide, sont des mots qui se prennent en plusieurs sens. Ainsi, le liquide et le mouillé peuvent être considérés comme les opposés du sec, de même que le sec et le coagulé sont les opposés du liquide. Toutes ces propriétés [15] diverses se rattachent au liquide et au sec, pris au sens primitif de ces mots ; car, comme le sec est opposé au mouillé, et que le mouillé est ce qui a à sa surface un liquide étranger, tandis que l’imprégné est ce qui en a jusqu’au fond, et comme le sec est au contraire ce qui est privé de toute liqueur étrangère, il est évident que le mouillé tient du liquide, tandis que le sec, qui y est opposé, tiendra du sec primitif.

Il en est encore de même du liquide et du coagulé ; ainsi, le liquide étant ce qui a une humidité propre, et le coagulé étant ce qui en est privé, on doit conclure que, de ces deux qualités, l’une appartient à la classe du liquide, et l’autre à celle du sec.

Aristote, Traité de la Production et de la destruction des choses. Traduction de SAINT HILAIRE, 1866, II.

Ce mode particulier d’établir la similitude, typiquement analogique, est symptomatique d’une rationalité qui assimile la propre similitude du signe à celle du sens dont le signe est porteur, alors que le signe n’est pour nous que la représentation de ce dernier (FOUCAULT, 1966 : 47). Aristote

108

constate par ailleurs que les substances sèches étant solides, elles peuvent difficilement changer de forme alors que les substances humides peuvent facilement adopter la forme de leur contenant. De ce fait toutes les autres paires de propriétés se rapportent à la matière des corps, comme par exemple le mince et l’épais, le visqueux et le friable ou le mou et le dur. Dans le passage du Traité de la production et de la destruction des choses (II, 330) qui explique la nature de ces quatre propriétés primitives et de leurs relations avec les autres paires de propriétés contraires, Aristote commence par essayer d’expliquer pourquoi les propriétés premières déterminent les propriétés secondaires des corps, en s’efforçant de démontrer que la plasticité ou la non-plasticité des substances est la conséquence secondaire du fait qu’elles soient humides ou sèches, et que les autres propriétés sont subordonnées au sec et à l’humide alors que les quatre propriétés essentielles ne sont pas subordonnées entre elles, ni soumises à d’autres propriétés.

Il est possible qu’Aristote se soit, du moins en partie, inspiré du discours médical de son temps pour tracer les principes à la base de sa physique. On sait à travers une allusion qu’Aristote fait au Traité de la nature de l’homme, qu’il connaissait cette œuvre où Hippocrate explique les fondements de sa médecine. Même si le médecin n’accepte pas le principe selon lequel tous les corps sont constitués par une combinaison des quatre éléments primitifs (Hippocrate est convaincu que le corps n’est constitué que d’eau et de feu), il accepte cependant l’idée que les propriétés des différentes substances qui forment le corps des hommes sont le sec et l’humide et le chaud et le froid et que ces propriétés changent en fonction d’un certain nombre de facteurs. Les substances corporelles sont également au nombre de quatre, à savoir le sang, la pituite, la bile jaune et la bile noire. Ces dernières ne sont pas entendues comme des sécrétions produites par les organes du corps comme nous le faisons aujourd’hui, mais plutôt comme des éléments qui l’habitent depuis sa naissance. Pour Hippocrate la bonne santé dépend de la bonne proportion entre ces quatre propriétés au niveau de chacune de ces substances, qu’il désigne d’humeurs. Les maladies sont provoquées par leur dérèglement, par leur présence ou leur absence dans les parties du corps qui leur sont respectivement « convenantes ». La distribution optimum de ces substances entre les différents organes corporels n’est cependant pas la même pour tous les individus et ces derniers doivent pour cela ajuster leur régime alimentaire au tempérament qu’il leur est propre. Ainsi Aldebrandin de Sienne préconisera quelques siècles plus tard que chacun doit se nourrir de « semblante chose à la nature de chacun, c’est-à-dire chose chaude à chaude nature et froide chose à froide nature, et ainsi des autres natures ».

109

Par nature, les hommes sont toujours plus chauds et plus secs et les femmes plus humides et plus froides. Ces différences s’expliquent par le régime de vie plus actif de l’homme qui rend son corps plus sec que celui de la femme et par le cycle menstruel qui retire de la chaleur au corps féminin (Hippocrate, Du régime, 1, 7 : 35). La détermination de la proportion adéquate entre les quatre propriétés doit également tenir compte de l’âge du patient. Ainsi l’enfant, humide et chaud, se transforme en homme fécond. À ce stade de la vie, le feu domine l’eau, dépensée par l’accroissement du corps au long de l’enfance. Une fois le processus de croissance interrompu, le corps tend à se refroidir, le feu cédant progressivement la place à l’eau au fur à mesure que s’approche la fin de son existence.

Toute comme Aristote, Hippocrate croit que ces quatre propriétés élémentaires sont constamment présentes dans tous les corps et qu’elles s’alimentent mutuellement, sans que jamais aucune ne disparaisse totalement, car sans ces quatre éléments rien ne pourrait exister. Il y a, selon lui, un rapport analogique entre les propriétés élémentaires comme condition nécessaire à l’existence de l’univers et les humeurs comme conditions nécessaires à l’existence de l’homme (SABBAN et alii, 2007 : 14), de la même manière que le cycle des saisons reproduit la translation circulaire des astres. Hippocrate établit également un second rapport analogique entre les propriétés inhérentes aux quatre éléments primordiaux et celles des quatre saisons de l’année (Figure 2.14).

Figure 2.14 : Le cycle saisonnier des humeurs selon Hippocrate.

110

De ces deux prémisses, il déduit que les humeurs croissent et décroissent, sans toutefois jamais disparaître complètement, selon les saisons, sous l’influence des propriétés propres à chacune d’elles, à savoir : l’hiver (humide/froid), le printemps (humide/chaud), l’été (sec/chaud), l’automne (sec/froid). Ainsi la pituite (humide/ froide), est l’humeur dominante de l’hiver, le sang, (humide/chaud) est celle du printemps, la bile jaune (sec/chaud), celle de l’été et la bile noire (humide/froide) celle de l’hiver, alors que chacune d’elle décroît jusqu’à atteindre son minimum en été, en automne, en hiver et au printemps, saison associée à des propriétés diamétralement opposée à celles de chacune de ces humeurs (Figure 2.15).

Figure 2.15 : Les variations saisonnières des tendances humorales selon Hippocrate.

Mais si certaines maladies sont causées par des variations humorales saisonnières qu’il faut compenser par un régime approprié, d’autres résultent au contraire d’un régime inadéquat. S’il veut rétablir la santé de ses patients, le médecin doit alors leur prescrire une diète composée d’aliments susceptibles de compenser les humeurs amoindries ou corrompues. Il doit être capable d’évaluer la nature et l’intensité de la puissance particulière que les aliments exercent sur le corps, et comment ses derniers sont assimilés par les organes « alimentaires » (MAZZINI, 1997 : 255).

111

Il faut rappeler que les médecins de l’Antiquité avaient une connaissance directe de l’anatomie du corps humain, puisqu’ils pratiquaient déjà la chirurgie. Ils recourraient également à l’autopsie, et parfois même à la vivisection pour approfondir leurs connaissances comme en témoigne Celse (Traité de Médecine, I). Mais comme la simple observation de la physionomie des organes n’était pas, en soi, susceptible d’en révéler la physiologie, ils expliquaient le fonctionnement de l’organisme et notamment de son système digestif en se basant sur le schème physique élémentaire employé pour expliquer le fonctionnement de l’ensemble des corps de l’univers. Voyons ce que dit à ce sujet, Galien, médecin romain dont les ouvrages médicaux ont exercé une influence constante sur le discours médical jusqu’à la fin de la période moderne.

Les livres IV et V du traité de Galien sur l’utilité des parties du corps humain, décrivent le fonctionnement des organes qui forment ce que l’on appellerait aujourd’hui l’appareil digestif. Il y décrit avec beaucoup de détail la fonction élémentaire et structurelle des différents organes qui le constituent. La digestion est entendue par Galien comme une purification graduelle des aliments absorbés. Ces derniers sont acheminés vers les différents organes, qui forment le système digestif, à travers des canaux, de nature distincte (œsophage, veines, artères). Ces derniers sont tantôt larges, tantôt étroits, selon la nécessité de prolonger ou de réduire leur séjour dans les organes qu’ils relient. Les aliments sont également tantôt asséchés, tantôt humidifiés afin de régler la vitesse de leur déplacement dans le système digestif. Le cœur, qui est pour Galien un élément de l’appareil respiratoire (livre VI de son traité) constamment refroidi par l’air insufflé par les poumons, joue un rôle très important dans le processus de digestion, dans la mesure où il proportionne la chaleur qui réchauffe les organes digestifs. La chaleur qui en émane se propage aux organes alimentaires leur permettant de cuire progressivement les aliments, dépurant graduellement les résidus qui sont acheminés vers des organes ayant pour fonction de les expulser du corps. Les résidus épais et terreux tendent ainsi à s’accumuler dans la rate qui produit la bile noire. Les résidus légers et jaunes sont acheminés vers la vessie, étant expulsés du corps sous la forme de bile jaune. Les aliments se transforment finalement en sang une fois arrivé dans le foie, organe auquel s’alimentent les veines qui irriguent l’ensemble du corps. L’encéphale, dont le fonctionnement est l’objet du huitième et du neuvième livre de son traité, est la source de la pituite, que Galien désigne de flegme, que l’on trouve également dans l’estomac, la vessie et les reins.

Le médecin qui veut prescrire une diète adéquate à ses patients ne peut se contenter de savoir comment le corps assimile les aliments, il doit

112

également connaître les propriétés élémentaires propres à chacun d’eux. Il doit savoir que la viande de cerf est froide et humide et celle de bœuf, froide et sèche ou que les fruits tels que les fraises, les cerises, les prunes, les raisins et les groseilles sont aqueux (FLANDRIN, 2003), afin de déterminer s’ils sont favorables à la bonne santé du patient ainsi que les caractéristiques digestives et nutritives de ces derniers (MAZINNI, 1996 : 255). Le déplacement des aliments au long du système digestif, est comme on l’a vu plus haut, conditionné par leurs propriétés élémentaires. Les aliments chauds et humides, par conséquent, mou et peu compacts, sont plus digestes que les aliments froids et secs, qui sont plus nourrissants que ces premiers, parce que comme le processus de digestion est beaucoup moins rapide, l’absorption des nutriments est beaucoup plus intense. L’intensité relative de l’action d’un aliment ou d’un remède (actio) était quantifiée en recourant à un système graduel composé de quatre degrés d’intensité croissants permettant de comparer l’action de différentes substances (Figure 2.16) :

Figure 2.16 : Échelle des quatre degrés d’intensité

de l’action d’une substance selon Galien.

Ce schème semi-quantitatif et ordinal, déjà présent dans l’œuvre médicinale de Galien, sera appliqué pour la première fois à des questions

113

d’ordre diététique, dans le monde islamique, au IXe siècle. La traduction en langue latine de l’œuvre du médecin iraquien Ibn Butlan au XIe siècle (RIPPMANN, 2007 : 51), va donner ce schème à connaître aux diététiciens du monde chrétien, qui l’ont rapidement adopté pour décrire et comparer les propriétés diététiques et médicinales des aliments et des médicaments (FLANDRIN, 2003).

Mais comment le médecin peut-il connaître les propriétés de tous les types de nourritures comestibles si celles-ci varient de région à région et que même au niveau de chacune d’elle, il en existe d’innombrables variétés ? Si le médecin est amené à exercer sa profession dans une contrée qui lui est étrangère, comme c’est le cas du médecin grec Anthime qui exerce son art à la fin de sa vie à la cour du roi mérovingien Thierry 1er, celui-ci devra savoir se prononcer sur les propriétés diététiques ou curatives d’aliments qui lui sont inconnues. Ainsi, Anthime se voit obligé de mentionner dans le traité diététique qu’il dédie au roi franc les propriétés diététiques de boissons fermentées étrangères à sa propre culture, comme la ceruisa et l’aloxinum ainsi que les propriétés thérapeutiques du lard cru, que les barbares considéraient comme une panacée, au contraire des Grecs et des Romains (DEROUX, 2002 : 1109). D’autant plus que les propriétés d’un même aliment varient selon le lieu d’où il provient, selon le principe de la convenentia que j’ai énoncé plus haut. Les épices provenant d’Orient, par exemple, produites dans des contrées plus chaudes que les aromates produits localement, sous un climat plus tempéré, sont toujours considérés comme étant plus chaudes que ces derniers (FLANDRIN, 1997b : 495). En effet :

Ce qui provient des régions arides, sèches et torrides est plus sec, plus chaud et donne plus de force au corps […]. Il est donc nécessaire de connaître non seulement la nature de la nourriture et des boissons […] mais aussi leur lieu d’origine.

Pseudo-Hippocrate, De dieta, 2, 56, 4. Traduction de MAZZINI, 1997.

Le médecin doit donc être apte à identifier les propriétés de tout aliment et particulièrement de ceux qu’il ne connaît pas, comme Galien l’explique quand il se prononce à propos du cas particulier des chicorées :

Aucune de leurs espèces [les chicorées] n’est connu de tous parce qu’elles ne poussent pas toutes partout ; donc, en général, pour acquérir des notions sur leur efficacité, il est nécessaire d’en posséder une classification, une description détaillée. Si le goût et l’odorat, ou ces deux sens à la fois, perçoivent une sensation piquante, acre et chaude, il faut s’attendre à ce que la plante ait un pouvoir solubilisant et amaigrissant. Suivant le même critère, si elle a pour l’odorat un bon parfum de plante

114

aromatique et qu’elle donne au goût de la sensation, il en découle aussi qu’elle a un pouvoir réchauffant.

Galien, De victu attenuante, 16-17. Traduction de MAZZINI, 1997. C’est donc à travers les sens, et dans ce cas précis le goût et l’odorat,

que le médecin peut évaluer quelles sont les propriétés élémentaires propres à chaque aliment. Recourant au schème de la gradation galénique en quatre degrés d’intensité croissante, les saveurs sont ordonnées, depuis Ibn Butlan, de tempérée à chaude et de tempérée à froide de la manière suivante (Figure 2.17) :

Figure 2.17 : Échelle de gradation des goûts selon Ibn Butlan.

Tacuinum sanitatis in medicinam (adapté de RIPPMANN, 2007 : fig. 3).

Comme la préparation culinaire des aliments tend à en modifier les propriétés, le diététicien doit avoir également une certaine culture culinaire (Galien VI 490-1, 609 et 706-7 Kühn). En effet, il doit savoir comment les

115

cuisiniers préparent leurs confections, pour savoir si elle est favorable à l’effet diététique qui est visé, car la manière dont les aliments sont cuisinés transforme leurs propriétés diététiques :

Voici comment l’on peut éliminer ou renforcer les qualités […] : en faisant bouillir et en laissant refroidir à plusieurs reprises les aliments forts, on leur enlève cette qualité ; en faisant griller et rôtir les aliments humides, on supprime leur humidité ; de même pour les aliments secs, en les faisant tremper et en les faisant bouillir, pour les aliments amères et aigres, en les mélangeant à des aliments doux, pour les aliments astringents, en les unissant á des aliments gras.

Pseudo-Hippocrate, De dieta, 2, 56, 2. Traduction de MAZZINI, 1997.

Ainsi, bouillir les aliments les rend moins nutritifs et moins secs tout comme les rôtir ou les griller leur retire l’humidité, les rendant par conséquent plus nutritifs. Par ailleurs, mélanger des aliments de saveurs opposées, telles que aigre/doux ou astringent/gras permet de les tempérer. Ainsi tout comme il est nécessaire de tempérer le chaud par le froid et l’humide par le sec, les différentes saveurs doivent être atténuées mutuellement de manière à atteindre un équilibre, la modération (temperantia) étant d’une manière générale la condition nécessaire à la bonne santé (FOUCAULT, 1984 : 117). Les ingrédients, les condiments additionnés ainsi que les sauces doivent équilibrer les propriétés élémentaires de l’ensemble, et pas seulement rendre les mets plus délectables, plus nourrissants et plus digestes. Ainsi, les poissons, qui sont froids et humides, constipent. Il faut donc les saler pour qu’ils soient tempérés par la complexion chaude et sèche du sel (RIPPMANN, 2007 : 55). Dans ma langue maternelle, le portugais, tempero, substantif dérivé du verbe temperar (tempérer dérivé du latin temperare), est encore aujourd’hui le mot employé ordinairement pour désigner l’ensemble des condiments. Ce vocable perpétue la mémoire de l’utilisation, maintenant ignorée par la plupart de mes compatriotes, des condiments afin d’équilibrer les propriétés des aliments. Le propre goût des éléments doit être tempéré, car une seule classe de saveur, le doux, est naturellement équilibrée. En effet, Ibn Butlan explique que le doux est parfaitement digestible parce que cette saveur partage une même nature avec le foie et également parce qu’il le nourrit (idem : 56). Cette idée prend du sens quand on sait que depuis Galien, les diététiciens croient que le sang est produit par le foie et qu’ils associent chaque humeur à un goût particulier : le sang est doux, la bile jaune amère, la bile noire âcre et le flegme salé et simultanément âcre ou douce (idem : 54)(Figure 2.18). Ainsi, comme le doux convient au sang et que le sang convient au foie, le doux convient donc au foie.

116

Figure 2.18 : Saveur des quatre humeurs selon Galien.

L’intérêt que les diététiciens portent à la saveur ne peut cependant pas être réduit au simple souci de proportionner des repas « équilibrés » à leurs patients. La langue n’est pas seulement l’organe qui permet d’apprécier la saveur des aliments, c’est également le gardien de l’entrée du corps, qui le préserve des aliments dont la toxicité est dénoncée par une saveur désagréable. C’est pour cette raison que Ibn Butlan défend que la meilleure façon de préserver la santé est de ne rien manger sans en avoir envie (RIPPMANN, 2007 : 46). Les diététiciens veulent également que les mangeurs ressentent du plaisir à consommer de la nourriture, parce qu’apprécier la saveur d’un repas, facilite également la digestion. Ils essayent pour cela d’adapter les menus au goût particulier de chaque patient, car l’appétence pour un aliment particulier est un signe révélateur du fait qu’il est approprié au tempérament personnel de celui qui le préfère à tout autre (FLANDRIN, 1997b : 499).

Réguler le régime alimentaire ne suffit pas à préserver le patient en bonne santé, il faut encore que ce dernier soit en harmonie avec l’ensemble de la diète du patient. Il faut préciser que ce que les diététiciens entendaient par diète était bien plus vaste que le sens que nous prêtons actuellement à ce mot. En effet, le vocable diète n’a commencé à être employé au sens restreint de régime alimentaire qu’à partir du Ier siècle av. J.-C. (GARCÍA SÁNCHEZ, 2007 : 66). La diète ou le régime étaient auparavant conçus

117

comme un art de vivre ou une hygiène au sens large, s’étendant ainsi à la totalité de la conduite humaine, car suivant les propres paroles de Galien :

J’appelle régime non seulement ce qui se rapporte à ce qu’on mange, mais aussi ce qui concerne tout le reste, comme les siestes, les exercices, les bains, le coït, le sommeil, l’insomnie, et tous les autres phénomènes qui affectent d’une manière quelconque le corps des hommes.

Galien, XVII 660 Kühn. Traduction de GARCÍA SOLER, 2007. La diététique ancienne englobait pour cette raison un ensemble varié de

comportements, tels que la sexualité, l’activité physique ou le sommeil. L’enjeu était de préserver les patients des conséquences néfastes au niveau médical mais également moral de déséquilibres, au niveau de chacune de leurs pratiques ou de leur intensité relative (FOUCAULT, 1984 : 117).

Par ailleurs, la diète influait aussi bien au niveau du corps, que de l’âme qui s’y logeait, tous deux composés d’une même substance, mélange d’eau et de feu selon Hippocrate (Hippocrate, Du régime, 1, 7). Parce que le corps est un microcosme, qui reproduit le macrocosme qu’est l’univers, l’âme tend tout comme le feu à occuper la partie la plus élevé du corps (idem, 10), mais maintient avec les autres parties qui le composent un rapport constant. Par ailleurs, tout comme le corps et les humeurs qui l’habitent, l’âme change au long de l’existence. La croissance corporelle et la circulation rapide qui marquent les premières années de la vie se fait au détriment de l’âme qu’elle consume en partie, et qui se développe à la phase adulte, quand la croissance physique s’achève. Le mouvement lent et la froideur propre de la dégénération du corps à la fin de l’existence s’accompagne également d’un affaiblissement de l’âme (idem, 25). Comme la proportion d’eau et de feu qui constituent l’âme détermine l’intelligence de chaque individu, un régime composé d’aliments, où ces deux éléments ont une proportion appropriée, peut permettre de rendre les hommes plus intelligents (idem : 35), car comme l’écrira explicitement Galien quelques siècles plus tard :

… en même temps que nous donnons à notre corps un bon tempérament par les aliments, par les boissons, et aussi par tout ce que nous faisons journellement, nous travaillons pour la bonne disposition de l’âme.

Galien, III, 1, 3. Traduction de DAREMBERG, 1864.

Invoquant ce que Platon a écrit à ce sujet, Galien affirme que l’âme se divise en trois parties : l’âme rationnelle, l’âme convoitable et l’âme irascible. C’est parce qu’ils ont de l’âme que les hommes peuvent apprécier les différentes formes de plaisir. L’âme rationnelle permet aux hommes d’apprécier le plaisir de la connaissance (vérité, science, etc). L’âme convoitable leur permet de ressentir la sensation de plaisir à travers

118

le contact physique avec d’autres corps : absorption d’aliments et de boissons, rapports sexuels, etc. La sensation de plaisir proportionnée par l’âme irascible est provoquée par des formes de rapport social avec les hommes, réconfortantes d’un point de vue émotionnelle (la considération publique, l’honneur, la domination, etc.). Les différentes sensations de plaisir inhérentes à chaque partie de l’âme sont la conséquence de l’action des propriétés, que Galien appelle les puissances, propres à chacune d’elles.

Par ailleurs, l’âme rationnelle, l’âme convoitable et l’âme irascible occupent une partie particulière du corps, à savoir dans le même ordre : l’encéphale, le foie et le cœur. Le cerveau est pour lui, l’organe où réside l’âme alors que le foie et le cœur sont respectivement à l’origine des veines et des artères qui font circuler le sang et le souffle, qui diffusent la chaleur à travers l’ensemble du corps. Galien semble ici suivre la tradition hippocratique (De l’aliment, 31) qui accorde un rôle privilégié à ces trois organes qui régulent selon lui le fonctionnement du reste du corps.

La matière des trois organes où se loge l’âme se distingue entre elles par une proportion singulière entre les quatre propriétés élémentaires, qui définissent ce que Galien désigne comme étant le tempérament qui est propre à chacun de ces organes. Il part de la prémisse aristotélicienne que le comportement des corps est déterminé par les propriétés élémentaires de leur matière, indépendamment de la forme. Il assume également que l’âme est la forme du corps, Galien déduit que tout comme la forme organique du corps, l’âme subit le tempérament propre à ce dernier, déterminé par les propriétés inhérentes à sa matière. En réalité Galien assimile par analogie l’âme à une partie organique du corps et non à sa forme comme il le prétend. Selon lui, l’intelligence est conséquence de la sècheresse du corps tout comme le délire est la conséquence de sa froideur. La chaleur en excès provoque un comportement maniaque et le froid favorise un comportement indolent. Le traité des animaux est invoqué par Galien pour démontrer qu’Aristote partageait déjà l’idée que le comportement des hommes est conséquence du tempérament du corps, et donc que certains traits physiques des corps des animaux sont la marque visible de leur caractère : des petites oreilles sont la signature de mœurs farouches, les oreilles grandes et dressées, celle de la sottise et de la loquacité, alors que les oreilles moyennes sont la marque des mœurs excellentes (idem, III, 7). Galien constate d’ailleurs à juste titre, que comme on l’a vu antérieurement, Hippocrate partage avec lui l’idée que les mœurs et l’intelligence des hommes sont sujettes aux tempéraments de leurs corps, ainsi qu’à celui des lieux qu’ils habitent (idem, III, 8).

119

Tout comme les parties organiques du corps, l’âme est sujette à l’effet maléfique des humeurs quand celles-ci abandonnent l’organe qui leur est associé par convenance pour circuler dans le corps sans le quitter (Galien, III, 6, 1), idée que Galien emprunte à Platon dont il transcris les propos :

Quand le flegme acide ou salé, ou quand les humeurs amères et bilieuses, quelles qu’elles soient, errant dans le corps, ne peuvent trouver une voie pour s’échapper, et que roulant à l’intérieur, elles imprègnent fortement de leur humidité, en se mêlant les unes avec les autres, la diathèse de l’âme, elles produisent des maladies de l’âme de toute espèce, plus ou moins fortes, plus ou moins nombreuses. En se portant vers les trois sièges de l’âme, suivant qu’elles se fixent vers l’un ou vers l’autre, elles causent une grande variété de morosité et d’abattement, souvent de l’audace ou de la lâcheté, et aussi la perte de la mémoire accompagnée d’abattement.

Galien, III, 1, 3. Traduction de DAREMBERG, 1864.

La diète, et particulièrement la diète alimentaire agit sur l’âme de la même façon qu’elle agit sur les différentes parties organiques du corps des hommes. Le vin peut pour cette raison chasser le chagrin et faire oublier la douleur en même temps qu’il facilite la digestion des aliments dans l’estomac. Corps, esprit, santé, habitat, caractère et comportement vont ainsi former encore pendant bien longtemps un même ensemble que le diététicien doit savoir apprécier dans sa globalité afin de pouvoir exercer son activité.

Mais à la fin du XVIIe siècle, les fondements de ce savoir ancestral sont devenus matière … à rire. « Le malade imaginaire » de Molière dévoile un malaise grandissant au niveau de l’ensemble du savoir médical en particulier et en général de toutes les formes de discours se rapportant à la phusis. Argan, le personnage principal de cette célèbre comédie, est un vieil hypocondriaque dont l’ingénuité et les phobies font la fortune de son médecin, Monsieur Purgon, qui soulage les angoisses et par la même occasion la bourse de son patient, à coup de purges et de saignées. Argan reste sourd aux avertissements de son frère, Beralde, qui le met en garde en lui conseillant de ne pas laisser le médecin lui « rectifier le sang, de tempérer les entrailles et le cerveau, de dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier le cœur, de rétablir et conserver la chaleur naturelle » (Molière, 1673, Le Malade Imaginaire, III, 3). Les modes de raisonnement, considérés jusqu’alors comme aptes à discipliner l’esprit en quête de la connaissance sont maintenant réévalués. L’analogia, qui était jusqu’alors la principale façon d’établir la similitude entre les choses, voit maintenant se réduire drastiquement son champ d’application, ainsi que les modalités de rapports considérés comme acceptables.

120

Le signe n’est plus le langage du monde qui traduit l’Analogue, que les marques visibles peuvent révéler aux yeux de tous, mais une création de l’imagination humaine qui est censée le représenter (FOUCAULT, 1966 : 63). Ceux qui s’entêtent à rechercher partout les marques du Même dans ce qui est Autre font désormais figure d’aliéné, d’ignorant ou de superstitieux. Ceux pour qui « les oripaux font un roi » font figure de sots et doivent subir les moqueries de ceux qui savent que l’on doit distinguer le signifiant de ce qu’il signifie. Molière ridiculise ainsi le valet de Dom Juan, Sganarelle, qui une fois vêtu des habits d’un médecin, se croit habilité à prescrire des ordonnances à ceux qui le prennent pour un praticien et à débattre avec son maître, sachant pourtant que Don Juan est bien plus intelligent que lui, parce que l’habit lui « donne de l’esprit » (Molière, Don Juan, 1665, Acte III, scène I). Les véritables médecins, dont le diagnostic est basé sur des jeux de ressemblances, font également figure de charlatan dans l’ensemble de l’œuvre théâtrale de Molière. Désormais, les savants ne doivent plus rechercher les schèmes qui reproduisent à chaque niveau un même mode de fonctionnement ou une forme similaire dans l’ensemble de l’univers. La Méthode que propose René Descartes (1637 : § 2-8), objet du fameux discours qu’il a donné à connaître quelques décades plus tôt, préconise au contraire que le tout doit être étudié partie à partie pour être compris dans sa totalité. La généralisation de ce principe va rapidement conduire les différentes formes de connaissances, et notamment le savoir médical, à se diviser en formes de discours spécialisées et autonomes les unes par rapport aux autres.

Le tournant de la diététique se situe à la fin du XVIIIe siècle. Une autre forme de discours alors en plein essor, la chimie, va lui fournir le langage conceptuel et les méthodes d’analyse qui vont prendre la place que les principes de l’alchimie et de la physique élémentaires qui lui avaient servi de base jusqu’alors. La chimie moderne que les travaux de Laurent Antoine Lavoisier inaugurent, va instaurer une nouvelle façon de concevoir la matière qui compose les corps (KUHN, 1972 : 132). Là ou d’autres comme l’anglais Joseph Priestley voyaient de l’air déphlogistiqué, c’est-à-dire de l’air sans feu, Lavoisier a vu de l’oxygène. Sans cette découverte, il n’aurait pas pu conclure que la combustion est le résultat de l’oxydation, c’est-à-dire du mélange d’oxygène avec d’autres substances. Par ailleurs, il observa que l’oxygène combiné avec une autre substance, l’hydrogène, isolée antérieurement par un autre chimiste, Henry Cavendish, se transformait à son tour en eau. Lavoisier venait d’établir les bases d’une nouvelle manière de concevoir la matière à laquelle les principes élémentaires ne participaient plus, alors qu’ils étaient auparavant le point de départ obligé de toute nouvelle théorie sur la phusis. Par ailleurs, les

                   

Extraits          

 

Un  ingrédient  du  discours    

Discours  et  pratiques  alimentaires  en  Méditerranée,  vol.  I  

   

António  José  Marques  da  Silva      

EDILIVRE              

Version  intégrale:    

http://www.edilivre.com/un-ingredient-du-discours-1c392a3ce8.html  

133

Intermittence

Le fait que le régime alimentaire ait été de l’Antiquité jusqu’à nos jours l’objet principal d’un discours particulier m’amène naturellement à me poser la question suivante : pourquoi a-t-il été ignoré jusqu’au siècle dernier par une autre forme de discours, qui est au moins aussi ancienne que le discours diététique, l’histoire ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord essayer de comprendre la nature très particulière de ce discours, et comment celui-ci s’est développé au long du temps. L’histoire est comme chacun sait un discours sur le passé, certes, mais pas n’importe quel passé. Le champ événementiel où il s’alimente est le résultat d’un processus de tri arbitraire de catégories d’évènements considérées comme étant dignes d’une historicité comme l’a écrit si justement Anatole France (1921 : 116) :

L’histoire est la représentation écrite des événements passés. Mais qu’est-ce qu’un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas ? C’est un fait notable. Or, comment l’historien juge-t-il qu’un fait est notable ou non ? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son caprice, à son idée, en artiste enfin ! car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature, en faits historiques et en faits non historiques.

Le champ événementiel de l’histoire, lui-même passible de devenir un fait historique, n’est donc pas constant au long du temps. L’élévation (ou non) de l’élément alimentaire au rang d’événement dans cette forme de discours est étroitement liée à celle du catégorème où se range cet élément. Dans notre culture, on tend à regrouper les activités que les hommes exécutent de façon cyclique et routinière : manger bien sûr mais aussi socialiser, travailler, cuisiner ou même dormir, enfin tout ce nous appelons génériquement la vie quotidienne. Parce que les évènements de ce type se répètent invariablement à intervalles de temps plus ou moins réguliers, ces derniers peuvent être perçus par les agents qui les exécutent comme une succession de phénomènes similaires, qui reproduisent à chaque réitération

                   

Extraits          

 

Un  ingrédient  du  discours    

Discours  et  pratiques  alimentaires  en  Méditerranée,  vol.  I  

   

António  José  Marques  da  Silva      

EDILIVRE              

Version  intégrale:    

http://www.edilivre.com/un-ingredient-du-discours-1c392a3ce8.html  

147

matérielle et comportements biologiques » des « Annales, E. S. C. », inaugurées par Fernand Braudel en 1961. L’alimentation est d’ailleurs le premier thème abordé par ces enquêtes (PHILIPPE, 1961). Le prestige institutionnel international dont jouissent déjà à cette époque cette revue ainsi que l’équipe éditoriale qui la dirige, consacre officiellement aux yeux de l’ensemble de la communauté des historiens l’élévation de l’élément alimentaire au rang d’évènement historique digne d’être étudier.

Dans le texte inaugural de cette rubrique, Braudel (1961) explique de façon assez vague ce qu’il entend par l’étude de la vie matérielle, qu’il définit par opposition au genre historique des « vies quotidiennes », dont il critique le manque de rigueur, ainsi que le recours au lieu commun. Braudel ouvre par la même occasion cette enquête aux autres disciplines scientifiques, préconisant l’emploi de la méthode régressive comme façon d’élargir la compréhension des documents du passé. En l’absence d’une véritable définition, Braudel finit tout de même par énoncer les domaines d’études de la vie matérielle, à savoir : « l’alimentation, le logement et le vêtement ; les niveaux de vie ; les techniques, les données biologiques ». Braudel ne sent pas la nécessité de définir ce qu’il entend par comportements biologiques. Doit-on en déduire qu’il l’entend au sens le plus littéral c’est-à-dire les comportements induits par la biologie humaine ? Il considère paradoxalement les données biologiques comme l’un des domaines d’étude de la vie matérielle, ce qui est en contradiction avec le fait que vie matérielle et comportements biologiques, se juxtaposent, au niveau du titre de la rubrique, de façon non hiérarchique, comme si la part et le tout étaient équivalents.

La lecture du reste du texte révèle que le concept de vie matérielle et la conception historique qui en découle s’inscrit dans le sillage du matérialisme historique de la philosophie marxiste. Je me permets d’en rappeler rapidement les fondements afin de pouvoir montrer en quoi ces deux conceptions se rapprochent. Dans la préface de La critique de l’économie politique, Karl Marx (1859. Traduction de Husson et alii) explique sa conception personnelle de la société de la manière suivante :

Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le

148

mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production.

Pour Karl Marx, les membres d’une même société se distinguent en fonction de leur capacité à contrôler les moyens de production – la structure économique –, qui permettent d’accumuler du capital. Le capital peut à son tour être réinvesti afin d’accroître les moyens de production disponibles, augmentant ainsi le profit qu’il génère. La classe bourgeoise dispose à la fois du capital et des moyens de production qui permettent de l’accumuler. Cette classe domine le pouvoir politique, légitimé par une superstructure juridique et économique qui organise la vie sociale et des formes de conscience sociale déterminées, c’est-à-dire les différents types de discours qui visent à justifier l’ordre installé. La classe bourgeoise explore invariablement la classe ouvrière, qui ne dispose que de sa force de travail étant pour cela inexorablement destinée à se révolter et à instaurer une dictature du prolétariat, de manière à assurer la collectivisation des moyens de production, donnant ainsi naissance à une société sans classe : la société communiste. Karl Marx projette sa vision de la société industrielle à l’ensemble des sociétés du passé, en assimilant chaque société au mode de production qui la caractérise où les rapports sociaux sont conçus comme des rapports de force induits par le désajustement entre les forces de production et les rapports de production, base matérielle de la

149

société, ce que les marxistes appelleront plus tard l’infrastructure. La base matérielle de la société détermine l’action des agents sociaux ainsi que la superstructure qui la légitime, avec laquelle elle forme un mode de production particulier. Le matérialisme marxiste se définit également par la prémisse suivante : c’est la base matérielle et non la conscience que les agents sociaux en ont qui transforme la société. Revenons au texte de Braudel (Figure 3.1).

Figure 3.1 : Matérialisme historique marxiste et matérialisme historique braudélien.

On retrouve chez Braudel les catégories conceptuelles marxistes telles que la vie (lire la base) matérielle, la superstructure et l’infra-infrastructure (lire l’infrastructure). Cependant, le mode de production braudélien est déboîté par rapport au mode de production marxiste. Il associe en effet les

150

éléments qui forment respectivement la superstructure (politique, croyances, idées) et l’infrastructure marxiste (économie, société) dans un tout qu’il désigne de superstructure. La vie matérielle, c’est-à-dire l’alimentation, le logement et le vêtement, les niveaux de vie, les techniques et les données biologiques sont les véritables structures qui définissent une civilisation, ce que l’on appellera par la suite les structures du quotidien (FLANDRIN et alii, 1997 : 8). Elles occupent ainsi la place laissée vacante par l’infrastructure marxiste, qu’il distingue de la vie matérielle en la désignant par le néologisme « infra-infrastructure ». Celle-ci se distingue de l’infrastructure par le fait de se construire de forme tendanciellement inconsciente, qui est selon Braudel la raison qui explique la faiblesse des traces que la vie matérielle laisse aux historiens. Cet auteur reproduit ainsi la distinction marxiste entre la matérialité et la représentation de la matérialité que les différentes sociétés s’en font, et en même temps, la conception dualiste qui la fonde. En effet, alors que la vie matérielle établit pour Braudel la médiation inconsciente entre les choses et le corps, la superstructure établit les relations entre l’esprit et les choses et les esprits entre eux, domaine du conscient et du volontaire (Figure 3.2).

Figure 3.2 : Conception braudélienne de la médiation entre le corps, l’esprit et les choses.

L’habillage théorique et conceptuel inspiré du matérialisme historique marxiste ne doit cependant pas nous tromper : la conception braudélienne de l’infra-infrastructure se distingue fondamentalement de l’infrastructure marxiste par le fait que cette dernière ne prédétermine pas la superstructure, principe paradigmatique du système matérialiste marxiste. Braudel est d’ailleurs encore une fois très vague quand il explique

151

comment, selon lui, ces deux éléments sont mis en relation (BRAUDEL 1961 : 548) :

L’histoire de la vie matérielle, c’est donc une infra-histoire, sous le signe d’une imparfaite prise de conscience, c’est une infra-infrastructure, si l’on pouvait se permettre cet affreux langage. Ce qui ne veut pas dire, un seul instant, qu’enfermée en elle-même, elle se prépare, elle se sépare du reste de la vie des hommes comme, dans un même récipient, l’eau de l’huile. En vérité, elle se prolonge bien au-dessus, bien au-delá d’elle-même, par les contraintes et les exigences de sa propre densité et, en outre, elle s’ouvre sans fin aux remous et au poids des couches supérieures. Cette enquête, malgré le jeu de mots auquel elle prêterait, n’est pas sous le signe d’un matérialisme, posé a priori et qui serait simple. Est-il besoin de le dire ?

Centrée sur la transformation et la pérennité des systèmes alimentaires, les travaux des historiens sur l’alimentation, issus de cette conception particulière des processus historiques, ont ensuite adopté trois directions complémentaires. La première s’est intéressée aux relations entre la démographie, la disponibilité de denrées alimentaires et l’évolution de la production agricole, privilégiant l’étude des moments de crise de subsistance. Une autre approche, s’est appropriée de l’outillage conceptuel des nutritionnistes qui étudient à la même époque l’alimentation dans le tiers monde pour établir les bilans nutritionnels des sociétés du passé. Une troisième ligne de recherche s’est intéressée à la dimension culturelle de l’alimentation, notamment le rôle qu’elle joue au niveau des choix alimentaires, comme élément de distinction, ainsi que la « sociabilité alimentaire » (REVEL, 1978).

L’archéologie préhistorique a adhéré dès le début à cet attrait émergent des historiens pour le quotidien, non par influence des travaux de ces derniers mais de ceux d’une autre discipline qui connaît alors un grand boom : l’ethnographie. Jusqu’à présent, à peine une petite partie des vestiges exhumés durant la fouille était étudiée. L’objectif était d’établir les typologies d’artefacts caractéristiques de chaque culture qui permettaient de dater les couches archéologiques d’un mode analogue à la méthode des fossiles directeurs employés à cette fin en stratigraphie géologique. Alors que la fouille archéologique avait jusqu’alors comme objectif principal l’établissement de séquences stratigraphiques selon une perspective diachronique et verticale, les préhistoriens privilégiaient maintenant une perspective synchronique et horizontale, qui leur permettait d’appréhender l’organisation spatiale des vestiges exhumés (DOSSE, 1991 : 179). Les méthodes de datation physico-chimique, qui commencent à être appliqués par les préhistoriens à cette époque (troisième et dernière

                   

Extraits          

 

Un  ingrédient  du  discours    

Discours  et  pratiques  alimentaires  en  Méditerranée,  vol.  I  

   

António  José  Marques  da  Silva      

EDILIVRE              

Version  intégrale:    

http://www.edilivre.com/un-ingredient-du-discours-1c392a3ce8.html  

157

Asymétrie

Tardivement séduit par le structuralisme, les historiens se sont très vite aperçus qu’un de ses modèles d’élection, le triangle culinaire, s’appliquait à la perfection, et contre toute probabilité, à l’analyse de l’élément alimentaire dans les différentes formes de discours des sociétés anciennes de la Méditerranée. La digestion n’était-elle pas déjà conçue dans le discours diététique antique comme une forme de cuisson ? Le système humoral antique n’était-il pas déjà fondé sur un système dichotomique binaire opposant les propriétés de l’eau et de l’air ? Retrouver outre atlantique, les mêmes structures que Claude Lévi-Strauss (CLS) avait identifiées auparavant à travers l’analyse de la mythologie des primitifs amérindiens dans les cultures pré-modernes de la Méditerranée, berceau de notre propre civilisation, semblaient confirmer le caractère objectif et universel de ce modèle. Les diététiciens avaient-ils une pré-notion intuitive de ce schème universel, et, pour cette raison, ne le reproduisaient-ils pas fidèlement, même s’il en était suffisamment proche pour que les savants puissent y reconnaître son influence ? Il est vrai que le modèle ne correspondait pas exactement à la conception humorale des anciens, mais ce n’était pas grave. On n’en demandait pas autant à une représentation consciente que se faisait une culture pré-moderne d’une structure inconsciente et universelle, que seule la science était apte à révéler.

Le triangle culinaire fête au moment ou j’écris plus de quarante cinq ans d’existence et continue à jouir d’une très bonne santé. Après un pénible parcours du combattant, ce modèle a survécut aux nombreuses critiques auxquelles il a été sujet au long du temps, ainsi qu’au déclin du paradigme structuraliste qui l’a enfanté. Le triangle culinaire est encore aujourd’hui une référence obligée pour tous ceux, qui indépendamment de leur origine scientifique, veulent être pris au sérieux quand ils doivent se prononcer sur des questions alimentaires. Ceux qui étudient les pratiques et les discours alimentaires en Méditerranée, comme c’est mon cas, ne font pas exception.

158

Aussi au lieu d’explorer les potentialités de ce modèle sans aucune conviction, je me propose ici d’en reconstituer la généalogie dans le but, que j’assume d’ores et déjà, d’essayer de démontrer l’idée suivante : ce n’est pas parce que ce modèle est universel qu’il s’applique si bien aux conceptions pré-modernes de l’acte alimentaire ; au contraire le triangle culinaire est une construction rationnelle qui a surgi dans un contexte culturel particulier, l’Occident moderne, qui, bien qu’il s’en défende véhémentement, n’a jamais cessé de se nourrir de l’héritage culturel qui s’est constitué au long de plusieurs millénaires dans cette région du monde et dont la science moderne est un produit dérivé entre tant d’autres.

Je dois d’abord souligner que l’intérêt des anthropologues pour l’alimentation ne commence pas avec les travaux de CLS sur ce sujet, loin de là. Quand il donne à connaître son fameux modèle, au milieu des années 1960, l’alimentation était déjà un thème classique de l’anthropologie, présent dans ce type de discours pratiquement dès le moment de sa formation. Selon l’historiographie de cette problématique reconstituée par Jack Goody (1982 : 10-39), l’élément alimentaire intègre le discours anthropologique au moins dès la seconde moitié du XIXe siècle. On doit à James Frazer et Robertson Smith les premiers travaux sur ce sujet. Les anthropologues s’intéressent alors à la relation entre consommation alimentaire et religion, sous la forme de tabou, de totémisme, de sacrifice et de la communion. Ernest Crawley, dans son ouvrage de 1902, The Mystic Rose, étudie pour la première fois la relation entre la sexualité et la nourriture, même s’il s’attache surtout à la signification religieuse de cette relation. Ces quelques exemples montrent bien que les anthropologues n’ont pas attendu CLS pour tourner leur attention vers les questions alimentaires, mais c’est seulement à partir de sa contribution personnelle sur ce sujet que l’alimentation est devenu un objet d’étude de premier ordre dans sa discipline, au même rang que la sexualité, la religion ou la parenté. Le succès de ce tour de force réside en premier lieu dans le fait que CLS a préalablement redéfini la cuisine, non comme un sous-produit culturel ou social en marge des limites du savoir anthropologique comme on le faisait auparavant, mais comme la variable essentielle du rapport dichotomique entre la nature et la culture, qui est centrale dans cette forme de discours particulière et d’une manière générale dans l’ensemble de la culture occidentale. Selon ces propres termes (LÉVI-STRAUSS, 1968 : 405) :

Répondant aux exigences du corps, et déterminée dans chacun de ses modes par la manière particulière dont ici et là, l’homme s’insère dans l’univers, placée donc entre la nature et la culture, la cuisine assure plutôt leur nécessaire articulation. Elle relève des deux domaines, et reflète cette dualité dans chacune de ses manifestations.

159

Mais CLS ne s’est pas arrêté là et heureusement. Car pour plus séduisante qu’elle soit, cette nouvelle définition de la cuisine serait probablement tombée rapidement aux oubliettes des conceptions à contre-courant de la doxa dominante du moment. Il imagina également un instrument conceptuel qui permettrait de formaliser sa définition personnelle de la cuisine comme médiation entre la culture et la nature. Ainsi commence l’histoire du triangle culinaire, que je me propose maintenant de raconter.

Les origines de ce modèle doivent être recherchées en dehors du discours qui l’a vu naître. L’inspiration de ce schème, et d’une manière générale de l’ensemble de la pensée structuraliste, vient d’une autre discipline scientifique, la phonologie, branche de la linguistique qui étudie les relations entre les unités sonores élémentaires qui forment un système linguistique, les phonèmes, afin d’en établir la structure (TROUBETZKOY, 1933 : 243 cité par LÉVI-STRAUSS, 1958 : 40). Il peut nous paraître aujourd’hui étrange qu’un anthropologue s’inspire d’une méthode de la linguistique pour résoudre un problème de sa propre discipline, sans rapport direct apparent avec cette dernière. Cet emprunt ne devient compréhensible qu’à partir du moment où l’on prend la peine d’essayer de situer ce transfert dans le contexte intellectuel du moment.

CLS avait été initié de première main à la phonologie pendant son exil aux États-Unis d’Amérique en 1942, et par rien de moins que l’un des fondateurs de la discipline, Roman Jakobson (DOSSE, 1991 : 29). Fuyant l’occupation allemande de la France, CLS, revenu depuis peu du Brésil, s’était vu obligé de traverser à nouveau l’Atlantique en 1939 pour rejoindre un vaste groupe de savants européens, invités par la fondation Rockefeller à se réfugier aux États Unis. L’anthropologue connaît Jakobson au New School for Social Research de New York, où ils sont collègues pendant un temps, et c’est ce dernier qui lui fait découvrir la linguistique. Cette discipline connaît depuis le début du siècle un renouvellement profond de ses méthodes et de ses enjeux, mené à bien par une nouvelle génération de chercheurs inspirée par les travaux de Ferdinand de Saussure, père de ce que l’on nommera bien longtemps après sa mort, la linguistique structurale. Ayant grandi dans une famille où plusieurs de ses membres étaient des scientifiques, ce linguiste connaissait le monde des sciences expérimentales de l’intérieur. Il faut rappeler que depuis maintenant près de deux siècles, elles s’appliquaient à découvrir les lois de la Nature, maintenant conçue comme équivalent à un ensemble de nombres mis en rapports par des relations mathématiques. Les précurseurs de ce mouvement avaient antérieurement objectivé les modèles mathématiques au travers desquels ils concevaient le monde, afin de s’échapper à l’autorité

160

des docteurs en théologie et en philosophie. La croyance pythagoricienne selon laquelle le monde était un ensemble ordonné de nombres, marginale en son temps, avaient maintenant gagné une projection sociale que jamais elle n’avait eu auparavant (JORION, 2009 : 269). Le prestige social grandissant dont jouissaient les détenteurs des savoirs qui s’étaient ralliés dès les premiers temps au paradigme émergent était à la fois l’objet de l’admiration et de la jalousie de la part de leurs collègues des humanités. La longue tradition dont était issu leur propre savoir les maintenait à l’écart de ce nouveau courant, qui personnifiait, aux yeux du grand public, la croyance maintenant généralisée du progrès comme moteur de l’humanité, dont ils étaient devenus les hérauts. Le modèle étagé du développement de l’intellect humain comtien avait institué un siècle auparavant l’idée que la science moderne, était le stade final et définitif du savoir arrivé à sa maturité, vers lequel tendait toute forme de connaissance, et dont les sciences de la Nature représentaient la forme la plus achevée. Ils ne restaient aux savoirs qui n’avaient pas su accompagner les pionniers à leurs débuts, qu’à essayer d’attraper le train en marche, afin de pouvoir être à leur tour reconnus socialement comme des savoirs scientifiques, c’est-à-dire capables de révéler les aspects de la « Réalité Objective » propre à leur domaine de connaissance. Parce le réel ne pouvait être représenté avec acuité que sous la forme de modélisations mathématiques, les savoirs candidats au titre devaient préalablement formaliser leurs méthodes de construction du discours de manière à pouvoir révéler les lois mathématiques universelles qui permettraient de comprendre une fois pour toute la véritable nature des phénomènes étudiés. Après les travaux de Ferdinand de Saussure, la linguistique devint la première des humanités apte à disputer la place des sciences de la Nature au sommet de la pyramide de la connaissance. L’effort de formalisation développé par ses précurseurs conféra rapidement à cette discipline un statut à part dans les sciences humaines, qui aspiraient alors à égaler la positivité des sciences de la Nature dans leur propre domaine de recherche, à une époque où paradoxalement, ces dernières commençaient à s’en écarter. En effet, la même année de la publication posthume, des Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, où sont évoquées pour la première fois les lois universelles de la linguistique, Albert Einstein publie sa théorie de la relativité générale, qui va progressivement ébranler la croyance en la nature universelle des phénomènes décrits par les lois scientifiques.

La logique binaire et le formalisme géométrique qui anime la méthode linguistique qui privilégie la synchronie à la diachronie et qui s’intéresse plus aux relations entre les éléments d’un système qu’aux éléments en soi va séduire CLS. Il embrasse également l’idée comtienne partagée par la

161

linguistique saussurienne selon laquelle toute connaissance doit pour évoluer se modeler selon le modèle des sciences dures (DOSSE, 1991 : 30). Le recours à une terminologie scientiste (indiquée en caractères gras par l’auteur) est déjà constant dans les quelques lignes de l’Ouverture, laquelle servira quelques années plus tard d’introduction au premier volume des Mythologiques où l’anthropologue expose les objectifs fondamentaux de sa recherche (LÉVI-STRAUSS, 1964: 9) :

L’hypothèse initiale requiert donc qu’on se situe d’emblée au niveau le plus concret, c’est-à-dire au sein d’une population ou d’un groupe d’une population suffisamment rapproché par l’habitat, l’histoire et la culture. Pourtant, il s’agit là d’une précaution de méthode, sans doute impérative, mais qui ne saurait masquer ou restreindre notre projet. Au moyen d’un petit nombre de mythes empruntés à des sociétés indigènes qui nous serviront de laboratoire, nous allons effectuer une expérience dont, en cas de succès, la portée sera générale, puisque nous attendons d’elle qu’elle démontre l’existence d’une logique des qualités sensibles, qu’elle retrace ses démarches, et qu’elle manifeste ses lois. »

CLS transpose pour la première fois les principes et les méthodes des linguistes dans le cadre de sa propre recherche sur la parenté dans les sociétés amérindiennes qui aboutit à sa thèse, Les structures élémentaires de la parenté, qu’il soutient en 1948 et qui est publiée l’année suivante (LÉVI-STRAUSS, 1967). Les structures que ce titre évoque ne sont pas celles que les historiens français emploient à cette même époque pour étudier les phénomènes à cycle long. Des structures historiques, les structures lévi-straussiennes ne partagent que le nom. Elles sont en réalité un transfert des systèmes tels que les avait définis antérieurement Saussure, dans le sens d’ensembles permettant de comprendre la place relative des différents éléments qui le compose. Encouragé par le succès immédiat de cette œuvre, CLS va systématiser au fil des ans le transfert des techniques linguistiques constituant progressivement une véritable méthode qu’il présente déjà formellement constituée dans son ouvrage « Anthropologie structurale » de 1958. Il lance alors le défi aux autres sciences sociales de se rallier sous l’étendard d’une anthropologie « conçue comme une théorie générale des rapports » (LÉVI-STRAUSS, 1958 : 110).

Au début des années 60, l’ensemble des sciences humaines est déjà conquis par la méthode structuraliste que chaque discipline essaie désormais d’appliquer dans son propre domaine de recherche. Des intellectuels de premier plan comme Roland Barthes, Michel Foucault et Jacques Lacan mettent leur plume au service de ce que François Dosse, qui a écrit l’histoire de ce mouvement intellectuel, n’hésite pas à qualifier de « paradigme structuraliste » (DOSSE, 1991 : 9), de « rupture

162

structuraliste » et de « révolution scientifique, entraînant largement sous sa bannière de nombreux champs disciplinaires », appuyée sur une « socialisation intense » qui contribue à « l’idéologisation du discours scientifique » (idem, 459). L’an 0 du paradigme structuraliste est selon Dosse l’année 1966, idée que l’on retrouve déjà dans le témoignage de Gilles Lapouge (1986 : 30), qui raconte vingt ans plus tard comment il a vécu l’avènement du moment structuraliste dans les termes suivants :

Tout s’est déglingué à partir de 1966. Un ami m’avait prêté Les Mots et les choses que j’ai eu l’étourderie d’ouvrir […]. J’ai abandonné d’un seul coup Stendahl, Mendelstam et Rimbaud, comme on cesse un beau jour de fumer des Gitanes, pour consommer les gens dont Foucault nous entretenait, Freud, Saussure et Ricardo. J’avais la peste. La fièvre ne lâchait pas et j’aimais cette peste. Je me gardais de me soigner. De ma science j’étais fier comme un pou sur la tête du pape. Je discutais philosophie. Je me nommais structuraliste, mais je ne le criais pas sur les toits car mon savoir était tendre encore, friable, un doigt de vent l’eut dispersé. J’usais mes nuits à apprendre tout seul, en tapinois, les principes de la linguistique et j’étais bien content. […] Je me bourrais de syntagmes et de morphèmes. […] Si je débattais avec un humaniste, je l’écrabouillais d’un coup d’epistémè. […] Je prononce d’une voix émue, presque tremblante, et de préférence dans les soirs d’automne, les noms de Derrida ou de Propp, comme un poilu caresse les drapeaux pris à l’ennemi. […] Jakobson est mon tropique ou mon équateur, É. Benveniste ma Guadeloupe et le code proaïrétique mon Club Méditerranée. Je vois Hjelmslev comme une steppe. […] Il me semble que je ne sois pas le seul à m’être égaré dans ces écarts.

Le structuralisme a alors une influence qui dépasse en grande mesure le cercle étroit d’intellectuels où il est né, étant donné à connaître à l’ensemble de la société à travers les médias. Jean Pouillon, rappelle que son influence atteint même à cette époque « l’entraîneur de l’équipe de France de football qui déclara qu’il allait entreprendre de réorganiser l’équipe selon des principes structuralistes » (entretien avec Dosse 1991 : 385). Cette même année, le mouvement dépasse également les frontières de l’Hexagone, pour se donner à connaître dans le reste de l’Europe ainsi qu’en Amérique (idem : 398), même si l’épicentre se maintiendra toujours en France (idem : 470). Né en marge de l’Académie, le structuralisme s’institutionnalise rapidement, bénéficiant de la volonté de rupture amorcée par la contestation étudiante de 1968, qui le catapulte au rang de mouvement intellectuel dominant (DOSSE, 1992 : 182).

Le structuralisme a donc bien été pendant un temps le paradigme directeur des sciences sociales, ce que l’historien des sciences, Thomas Kuhn n’a pu prévoir par manque de recul. Kuhn avait publié, quatre ans plus tôt, « La

163

structure des révolutions scientifiques » où il défendait l’idée que les sciences sociales se trouvaient encore actuellement à un stade pré-paradigmatique de leur développement (1962 : 31, 190, 211). Pourtant, le structuralisme réunissait déjà toutes les conditions que Kuhn pensait être nécessaires pour qu’il devienne un paradigme, c’est-à-dire « ce que les membres d’un groupe possèdent en commun, et, réciproquement, un groupe scientifique se compose d’hommes qui se réfèrent au même paradigme » (KUHN, 1972 : 208). Un nombre réduit de principes était maintenant partagé par un grand nombre de disciplines qui les reproduisaient et construisaient de la science normale autour du paradigme structuraliste sans le remettre en cause, obéissant « aux même règles et aux même normes dans la pratique scientifique » (idem : 26), suivant donc une même méthode. La linguistique structurale est alors la discipline pilote qui fournit le modèle méthodologique. Les Cours de linguistique générale, ignorés du public français jusqu’alors, sont dévorés avidement par un ensemble très hétéroclite de lecteurs qui considèrent désormais la méthode de la linguistique comme La Méthode (DOSSE, 1991 : 66), ce qui permet à Lévi-Strauss d’écrire sereinement dès 1958 que (LÉVI-STRAUSS, 1958 : 37) :

Dans l’ensemble des sciences sociales auquel elle appartient indiscutablement, la linguistique occupe cependant une place exceptionnelle : elle n’est pas une science sociale comme les autres, mais celle qui, de loin, a accompli les plus grands progrès ; la seule qui puisse revendiquer le nom de science et qui soit parvenue à la fois à formuler une méthode positive et à connaître la nature des faits soumis à son analyse. Cette situation privilégiée entraîne quelques servitudes : le linguiste verra souvent des chercheurs relevant de disciplines voisines, mais différentes, s’inspirer de son exemple et tenter de suivre sa voie.

Les principes et les méthodes de la linguistique saussurienne furent ainsi adoptés tardivement par les structuralistes français, sans aucune distance épistémologique, au moment précis où ces principes étaient déjà remis en question par la philosophie du langage dans son propre domaine de la connaissance (DOSSE, 1991 : 472). Pour CLS, les méthodes de la linguistique peuvent être adoptées par d’autres sciences sociales parce que l’esprit humain impose inconsciemment des formes, qui sont universelles et atemporelles à son contenu et que ce phénomène est extensible à tout ce que l’esprit produit y compris le langage (LÉVI-STRAUSS, 1958 : 28). CLS reprend là la distinction établie par Ferdinand de Saussure entre le signifié conscient et le signifiant inconscient du signe. Comme la linguistique dispose d’outils pour étudier ces formes inconscientes au niveau du langage et que ces mêmes formes structurent les autres manifestations culturelles, CLS considère qu’il peut appliquer les mêmes méthodes des linguistes dans son propre domaine de

164

recherche, dans le cadre de l’étude des structures de la parenté d’abord, et bientôt de la cuisine.

Même les historiens, qui forment « l’arrière garde de l’avant-garde » des sciences sociales (LE ROY LADURIE, 1974 : 677), n’échappent pas à cet engouement soudain pour la linguistique. Ainsi, même si leur chef de file de l’époque, Fernand Braudel, s’oppose au nom de sa discipline au projet hégémonique de CLS, à partir de son pupitre privilégié, qu’est la rubrique « Débats et combats » de la revue « Annales. Économies, Sociétés, Civilisations » la même année de la parution de « Anthropologie structurale », il concède cependant à ce dernier que la méthode linguistique est bien la seule apte à faire les sciences sociales passer le « col des sciences exactes » (BRAUDEL, 1958 : 744). Quand celui-ci transpose le concept de triangle phonétique des phonologistes à la structure des éléments culinaires dans l’article qu’il publie en 1965 dans l’Arc (LÉVI-STRAUSS, 1965), première ébauche du modèle présenté quelques années plus tard dans le troisième volume des Mythologiques, il n’a pas besoin de justifier très longuement la base méthodologique de son choix pour convaincre son public, toujours plus nombreux et désormais rendu pour un temps au paradigme structuraliste.

Lévi-Strauss avait d’ailleurs déjà entrepris auparavant une première incursion dans le domaine culinaire dans son livre « Anthropologie structurale » (LÉVI-STRAUSS, 1958 : 98-100), mais sans trop de conviction, comme le remarqua à l’époque Fernand Braudel (BRAUDEL, 1958 : 745). Son objectif est alors de montrer dans quelles conditions la méthode de la linguistique structurale pouvait être appliquée à d’autres types de structures au-delà de celles des systèmes de la parenté en prenant un exemple dans un domaine autre de celui de la parenté. Il ne prétendait donc pas encore effectuer à ce moment là une véritable analyse des pratiques ou des discours culinaires (LÉVI-STRAUSS, 1958 : 98). Tout comme le linguiste étudierait la langue française ou la langue anglaise afin de comparer la structure des phonèmes qui la compose, CLS se propose de comparer la structure des éléments gustatifs de la cuisine, qu’il appelle les gustèmes, de la cuisine française et la cuisine anglaise, afin de vérifier l’existence d’homologies ou de contradictions entre les oppositions binaires qui caractérisent selon lui ces deux cuisines (Figure 4.1). Dans chacune d’entre elles, il définit la pertinence correspondant au signe (+) ou l’opposé la non-pertinence, correspondant au signe (-) de trois oppositions binaires entre matières premières nationales ou exotiques (endogène/exogène), le moment du repas où ces deux genres de matières premières interviennent (central/périphérique) et la nature savoureuse ou insipide de ces dernières (marqué/non marqué). Il obtient ainsi le schéma suivant (idem : 99) :

165

cuisine anglaise cuisine française endogène / exogène + - central / périphérique + - central / périphérique + - marqué / non marqué + -

Figure 4.1 : Structure des gustèmes de la cuisine anglaise et de la cuisine française selon (LÉVI-STRAUSS, 1958 : 99).

Ainsi selon lui et sans aucune autre forme de démonstration (idem) : … la cuisine anglaise compose les plats principaux du repas de produits

nationaux préparés de façon insipide, et les environne de préparations à base exotique où toutes les valeurs différentielles sont fortement marquées (thé, cake aux fruits, marmelade d’orange, porto). Inversement dans la cuisine française, l’opposition endogène / exogène devient très faible ou disparaît, et des gustèmes également marqués se trouvent aussi bien en position centrale que périphérique.

Les deux cuisines sont donc diamétralement opposées puisque pour chacun des couples d’oppositions binaires analysés, le signe relatif à la cuisine anglaise est toujours l’opposé de celui relatif à la cuisine française. Il place ainsi la structure de chacune de ces cuisines aux antipodes l’une de l’autre les distinguant, par les rapports d’opposition binaires qui définissent leur structure. Et si l’on voulait distinguer la cuisine française d’une autre cuisine qui partage avec elle ces mêmes rapports d’opposition entre gustèmes ? Très simple : il suffit d’ajouter un nouveau rapport d’opposition binaire à ceux mentionnés antérieurement afin de pouvoir les distinguer. On peut par exemple utiliser l’opposition aigre / doux afin de distinguer la cuisine française de la cuisine chinoise ou de la cuisine allemande.

Le diagramme ainsi obtenu s’inspire formellement de ceux employés à la même époque par les linguistes dans le cadre des analyses phonologiques, et pas seulement. Jakobson, par exemple, emploie cette forme de représentation pour discuter l’idée de Franz Boas selon laquelle les catégories grammaticales se distinguent des significations lexicales par leur caractère obligatoire, dans un article publié dans la revue American anthropologist un an après la parution d’Anthropologie structurale (JAKOBSON, 1963 : 197-206). Jakobson applique cette technique à l’analyse de l’exemple utilisé par Boas pour illustrer son idée : the man killed the bull. Je reproduis ici à peine les premières lignes du diagramme de Jakobson (Figure 4.2) :

166

CATÉGORIES SÉLECTIVES FORMES VERBALES

A B C D E F kills - - - - - - killed - + - - - - has killed - - + - - (-)

Figure 4.2 : Diagramme du rapport entre formes verbales et catégories sélectives selon (JAKOBSON, 1963).

Les différentes formes verbales adoptées par le verbe kill sont classées en fonction de six catégories sélectives qui correspondent à des choix binaires effectués par le communicateur : emploi de construction passive ou active (A), du prétérit ou du non-prétérit (B), du parfait ou du non-parfait (C), du progressif ou du non-progressif (D), du potentiel ou du non-potentiel (E) et enfin de l’assertorique ou du non-assertorique (F). Le phonologiste attribue à chacune de ces variables le signe positif ou négatif selon que le terme de l’opposition soit le plus ou le moins « marqué », c’est-à-dire plus ou moins spécifié. Dans les cas où il n’existe pas de terme opposé, il emploie un signe négatif entre parenthèses (JAKOBSON, 1963 : 199), ce qui revient à traiter comme un choix binaire ce qui ne l’est pas. Jakobson emploie le diagramme pour mettre en évidence des formes verbales opposées en fonction de différentes catégories sélectives analysées. Il oppose par exemple kills à killed par le caractère respectivement marqué et non marqué de la catégorie sélective B.

J’emploie cet exemple pour démontrer que même les phonologistes appliquaient à l’époque cette méthode d’analyse à des objets d’études certes linguistiques mais non-phonologiques. On peut facilement voir l’affinité formelle entre les deux grilles d’analyses qui définissent chaque élément en fonction d’une série de choix binaires effectués par celui qui communique pour une part et celui qui cuisine de l’autre. Lévi-Strauss reprend également les termes marqués et non-marqués pour distinguer le savoureux de l’insipide et transpose le terme « gustème » s’inspirant du phonème de la phonologie et l’applique même à une catégorie d’opposition sans rapport direct avec le goût, qui correspond à la structure même du repas. Les plats qui le composent sont distingués en fonction de l’opposition central / périphérique. Ce transfert des objets et des méthodes phonologiques n’est cependant pas total. Il s’agit en réalité d’un tri conscient de ces dernières. Il ignore ainsi la notion phonologique de fonction, pourtant essentielle pour les phonologues, parce que cette

167

dernière rappelle celle du fonctionnalisme anthropologique, dont CLS veut se démarquer (DOSSE, 1991 : 225).

Jack Goody (1982 : 21) remarque pour sa part que les oppositions formalisées par les signes (+) et (-) employées par CLS correspondent en réalité à deux types d’oppositions bien distinctes. La première de nature « polaire » permet de situer de façon relative l’élément analysé par rapport à deux pôles extrêmes et opposés. La seconde opposition de nature absolue, oblige à choisir un des opposés mutuellement exclusifs. Les oppositions endogène / exogène et marqué / non-marqué peuvent être considérées comme de type polaire puisqu’elles dépendent des caractéristiques des différents ingrédients employés dans les confections culinaires, qui peuvent pour cela s’approcher plus ou moins de l’un de ces pôles. Ce n’est en revanche pas le cas de l’opposition de nature absolue entre plats qui occupent une position centrale, les « plats principaux » et les plats périphériques, qui « les environnent ». Goody prétend pour cela que derrière une formalisation très poussée de l’analyse, il existe un amalgame de contraires et d’absences entre les différents types de contrastes. Il se demande également si le choix de la nation comme échelle d’analyse ainsi que la structure binaire de cette dernière sont appropriées au traitement de ce genre de variables. Il reproche également à CLS la nature achronique de cette approche. Il paraît ignorer cependant le fait que le véritable enjeu de cette esquisse d’analyse n’est pas tant la cuisine en soi. CLS veut en réalité démontrer la validité universelle de la méthode qu’il avait essayée, pour la première fois, dans Les structures de la parenté. Je ne m’étendrai pas plus sur ce premier modèle culinaire de CLS, parce qu’il l’a lui-même abandonné postérieurement pour adopter celui de triangle culinaire. Il se demande déjà d’ailleurs dans la page qui suit la présentation de ce premier modèle si on ne devrait pas interroger d’autres types d’oppositions telles que bouilli / rôti, qui s’excluent mutuellement dans les préparations des communautés paysannes du Brésil (LÉVI-STRAUSS, 1958 : 100).

À partir du début de la décade suivante, la cuisine devient son thème d’élection, au centre de son analyse structurale de la mythologie amérindienne, qu’il entreprend dans les trois premiers volumes des Mythologiques. En 1962, CLS publie La pensée sauvage, où il s’interroge sur la rationalité de la pensée mythologique. Ce livre sert d’introduction théorique au premier volume des Mythologiques, intitulé Le cru et le cuit publié deux ans plus tard. Partant du mythe du dénicheur d’oiseaux, CLS étudie les « schèmes conducteurs » (LÉVI-STRAUSS, 1964 : 10) qui mettent en rapport ce mythe des indiens Bororo à un ensemble de plus de cent quatre vingt mythes amérindiens du Brésil, en rapport avec l’origine du feu, comme moyen de cuisson des aliments. CLS observe, dans ces mythes,

168

la récurrence des oppositions binaires entre le cru et le cuit d’une part et le cru et le pourri d’autre part. Il considère que l’acte de cuisson donne lieu à une transformation culturelle et la putréfaction à une transformation naturelle (idem : 152). La cuisine, entendue comme cuisson des aliments, est pour lui une forme de médiation entre nature et culture (idem : 342). Il considère par ailleurs que les mythes d’origine du feu partagent la même structure de ceux de l’origine de la cuisine, diamétralement opposée à celle des mythes de l’origine de l’eau qui sont pour leur part analogues à celle des mythes de l’origine des plantes cultivées (idem : 197).

L’enjeu n’est pas de montrer le rôle des notions empiriques telles que le cru, le cuit, le pourri ou le mouillé et le brûlé dans cet ensemble réduit de mythes amérindiens. Il recherche en réalité les lois générales et universelles qui expliquent comment ces éléments structurent les mythes, en suivant une démarche qui se veut fidèle à la méthode qui oriente les sciences de la Nature. Dans le volume suivant des Mythologiques, Du miel aux cendres publié en 1966, CLS étend son analyse à un ensemble de mythes qui lui permettent de situer le cru, le cuit et le pourri en fonction de notions limites telles que le miel et le tabac. Il considère le miel comme un « plus-que-cru » et comme une nourriture naturelle. Etant consommé sans être médiatisé par l’acte culinaire, le miel provoque un déséquilibre entre nature et culture, plus que le tabac, entendu comme un « plus-que-cuit », dont la fumée permet de rétablir l’équilibre entre nature et culture, mis en cause par la consommation du miel. À la fin du troisième volume des Mythologiques, L’origine des manières de table, publié en 1968, CLS synthétise les résultats de son analyse en un modèle qu’il désigne par l’expression de « triangle culinaire ». Une première version de la formulation de ce concept avait été publiée dès 1965 dans L’Arc sous la forme d’un article intitulé simplement « Le triangle culinaire » (LÉVI-STRAUSS, 1968 : 396 note I), comme je l’ai mentionné auparavant.

Le nouveau modèle est issu, encore une fois, de la phonologie. CLS invoque au début de son article les concepts de triangles consonantique et vocalique. Il présente les notions phonologiques qui l’ont inspiré de la manière suivante : il commence par expliquer que les systèmes complexes d’oppositions à la base de la structure de n’importe quelle langue peuvent être réduits à un même système rudimentaire qui distingue voyelles et consonnes, où n’importe quel élément peut être situé dans chacune de ces catégories en fonction d’un triangle vocalique pour les voyelles et d’un triangle consonantique pour les consonnes, défini par deux paires d’oppositions sonores de nature binaire : compact/diffus et aigu/grave (Figure 4.3).

169

Figure 4.3 : Les triangles phonétiques selon (LÉVI-STRAUSS, 1965).

Par analogie, il considère que dans le champ sémantique culinaire, les aliments se situent à chaque moment dans un état intermédiaire plus ou moins proche de trois états génériques et que l’on peut représenter la cuisine sous la forme d’un triangle (Figure 4.4) dont les sommets correspondent symboliquement au cru, au cuit et au pourri en fonction de leur état de conservation ainsi que de la technique culinaire employée. Le cru est assimilé à un pôle non-marqué en relation à la fois avec le pourri et le cuit, qui sont tous deux des pôles marqués mais opposés. Cuit et pourri représentent des transformations respectivement culturelle et naturelle du cru. Selon lui, le triangle culinaire met en jeu deux types d’oppositions élaboré / non élaboré et nature / culture (LÉVI-STRAUSS, 1968 : 396). Cru, cuit et pourri sont des « formes vides » auxquelles chaque culture attribue un sens particulier. On reconnaît ici facilement encore une fois la transposition de la distinction linguistique saussurienne qui oppose signifiant au signifié.

Figure 4.4 : Le triangle de culinaire selon (LÉVI-STRAUSS, 1965).

170

CLS légitime la transposition du modèle phonologique par le fait que la cuisine est, tout comme le langage, une activité universelle. À la fin de l’article, il finit par conclure qu’en réalité la cuisine d’une société est « un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure », reproduisant encore une fois la distinction entre signifiant inconscient et signifié conscient établie par la linguistique structurale. Il postule également que les comportements culinaires ont pour cadre un système mental qui permet de les concevoir en fonction d’un champ sémantique triangulaire, étant sous-entendu que ce dernier est inconscient et similaire à celui qui structure les voyelles et les consonnes qui forment le langage. Il incite par ailleurs ses lecteurs à consulter le livre de Roman Jakobson intitulé « Essais de linguistique générale », traduit en français depuis 1963 par les Éditions Minuit pour mieux comprendre les concepts phonologiques de triangles vocalique et consonantique (LÉVI-STRAUSS, 1965). La référence au modèle phonologique et à l’ouvrage de Jakobson disparaît très vite et est déjà absente dans la version finale du passage relatif au triangle culinaire qui intègre L’origine des manières de table, alors que cette référence servait d’introduction à l’article de L’Arc en 1965. Cette omission est d’autant plus curieuse, qu’elle contredit la tendance constante dans l’ensemble de l’œuvre de CLS à s’aider de la linguistique pour fonder la légitimité scientifique de ses modèles (DOSSE, 1991 : 42).

Une lecture attentive du livre de Jakobson révèle que le transfert conceptuel est en réalité, loin d’être total. En effet, le triangle culinaire n’est pas une transposition fidèle des triangles phonologiques de Jakobson. Il s’agit plutôt d’une adaptation de ces derniers, résultant d’une interprétation très libre de la conception phonologique qui en est à l’origine. Dans le chapitre « Phonologie et phonétique », Roman Jakobson et son co-auteur Morris Halle, dissertent sur la relation entre ces deux branches de la linguistique. Ils présentent les lois générales, ainsi que les méthodes qui doivent orienter les linguistes dans leur analyse. Alors que la phonétique étudie les propriétés physiques et physiologiques de la matière sonore brute, la phonologie doit rechercher les traits distinctifs qui forment des systèmes phonématiques, dont ils essaient d’établir les lois générales à travers une combinaison d’analyse linguistique comparée, de l’observation du processus d’apprentissage de la langue par l’enfant, ainsi que de celui de la dégénération des capacités de communiquer auxquels sont sujets les malades qui souffrent d’aphasie (idem : 125). Étant fortement conditionnés par la physiologie de l’appareil vocal humain, il existe selon eux un certain nombre d’invariances universelles, communes aux différents systèmes phonématiques de toutes les langues du monde et ce, parce que « les structures phonématiques constituent une intervention de la culture dans la

171

nature, un artifice qui impose des règles logiques au continuum sonore » (idem : 117). Cette idée est reprise par CLS, qui conçoit pour sa part la cuisine comme un acte de médiation entre la nature et la culture, qui « assure plutôt leur nécessaire articulation » (LÉVI-STRAUSS, 1968 : 405). Il ne dispose cependant pas pour sa part d’arguments physiologiques pour justifier la nature universelle du triangle culinaire.

Par ailleurs, la nature binaire des oppositions établies par la phonologie s’explique par une plus grande facilité d’assimilation et de compréhension des configurations auditives codées selon ce principe. Ce fait, démontré de façon empirique, est renforcé par l’observation établie par les psychologues selon laquelle l’apprentissage de l’opération binaire est très précoce. Ainsi, l’enfant distingue selon eux la paire avant l’unité, dans la même phase de la vie où il assimile le code phonématique (idem : 145). Le langage est ainsi conçu par Jakobson et Halle avant tout comme le résultat d’un apprentissage, idée que Lévi-Strauss choisit également d’ignorer.

La figure 2 de la page 138 (Figure 4.5) représente d’ailleurs une image des triangles vocaliques quelque peu différente de celle que Lévi-Strauss reproduit dans son article de 1965. Dans la figure originale, les deux triangles se trouvent emboîtés dans un même triangle dont les sommets correspondent à la voyelle a et aux consonnes p et t, alors que CLS les représentent séparément. Le grand triangle formé par les triangles vocalique et consonantique a pour origine un triangle primordial, représenté par la figure 1 de la même page, dont les sommets sont a – p – t, qui correspond à un stade primaire de l’apprentissage du langage par l’enfant. Ce triangle représente en effet de façon géométrique la « topologie » des premiers traits distinctifs assimilés par l’enfant, en fonction des oppositions binaires grave / aigu et énergie élevée / énergie diffuse qui lui permettront dans un premier temps de distinguer les unités significatives du langage.

Figure 4.5 : Triangle consonantique

et triangle vocalique selon (JAKOBSON, 1963).

172

À une phase plus avancée de son développement cognitif, l’enfant assimile le trait consonantique de tonalité. Le triangle primordial est alors remplacé par deux triangles, l’un vocalique et l’autre consonantique, autonomes l’un de l’autre. La nature triangulaire de ces deux modèles n’a cependant rien de définitif, elle peut en effet évoluer vers une formation quadrangulaire par l’addition d’une distinction entre vélaires et palatales, même s’il est vrai que la configuration triangulaire est la plus commune dans la plupart des langues (idem : 138).

Cette conception du langage, comme le résultat d’un apprentissage est complètement ignorée par CLS, parce qu’elle choque frontalement sa conception des structures profondes de l’esprit, qu’il conçoit comme étant innées, permanentes et universelles, leur raison d’être devant être recherchée au niveau de la physiologie cérébrale (DOSSE, 1991 : 223). Concevoir le langage comme le résultat d’un apprentissage réintroduirait la contingence, la mutation, le changement, une historicité chaude que Lévi-Strauss s’efforce tellement de minorer. Il ignore probablement pour cela la notion de triangle primordial pour se centrer sur les concepts de triangles vocalique et consonantique, qui ont, qui plus est, l’avantage d’être quasi-universels, en dépit de pouvoir devenir quadrangulaires. L’idée que les triangles phonologiques peuvent évoluer et adopter une structure plus complexe peut ainsi très bien l’avoir amené à pondérer cette autre idée que le triangle culinaire peut être modifié de manière à introduire de nouveaux éléments, tel que le grillé, le frit ou la cuisson à vapeur, propre à certains systèmes culinaires comme nous le verrons plus loin.

Dans la version la plus rudimentaire du triangle culinaire, la position des préparations culinaires par rapport aux sommets du triangle dépend de l’importance du rôle joué par deux éléments dans leur préparation : l’eau et l’air (Figure 4.6). Avec beaucoup d’eau, on obtient de la bouillie, avec beaucoup d’air, du fumé, alors que la rareté de ces deux éléments permet de faire du rôti. Mais si on étudie un système culinaire où le rôti coexiste avec le grillé alors le grillé prend la place du rôti au sommet du triangle, le rôti étant reléguer à une position médiane entre le grillé et le fumé. Cette permutation du rôti par le grillé a pour critère une plus grande proximité entre la viande et le feu.

173

Figure 4.6 : Le triangle de recettes culinaires selon (LÉVI-STRAUSS, 1965).

Le même critère de proximité est employé pour situer la cuisson à vapeur à mi-chemin entre le bouilli et le fumé, parce que cette technique de préparation maintient la nourriture éloignée de l’eau. L’introduction du frit oblige à une transformation plus profonde du triangle culinaire qui ajoute l’axe de l’huile à ceux de l’eau et de l’air. Le triangle devient alors un tétraèdre, qui permet désormais d’introduire de nouvelles modalités intermédiaires telles que rôti au four par opposition au rôti à la broche ou la cuisson à l’étouffée par opposition à la cuisson à la vapeur. Il se propose encore, sans vraiment expliquer comment, de rendre le schéma encore plus complexe introduisant la distinction entre nourriture animale et nourriture végétale, distinguant céréales et légumineuses dans les cas de systèmes culinaires où les modes de cuisson employés pour les confectionner sont distincts. Il propose encore de prendre en compte les condiments additionnés au cas où il existerait une relation ou une exclusion entre combinaisons de condiments et certaines catégories de préparations culinaires. Il reprend également l’idée issue de sa première incursion dans le culinaire de l’Anthropologie structurale selon laquelle la structure même du repas serait porteuse de sens, admettant qu’on pourrait également étudier la présentation des plats, ainsi que les gestes qui ont lieu dans le cadre du repas. Il suggère également que l’application de cette grille d’analyse doit être mise en rapport avec d’autres variables de nature sociologique, économique, esthétique ou religieuse. Ces possibilités de développement du triangle suggérées par CLS se sont postérieurement transformées en ce que Thomas Kuhn appelle une énigme, c’est-à-dire un ensemble de « problèmes spécifiques qui donnent à chacun l’occasion de prouver son ingéniosité ou son habileté », défi que plusieurs générations de chercheurs en sciences sociales ont relevé successivement jusqu’à nos jours, comme Lehrer (1972) qui conceptualise le tétraèdre des opérations culinaires dès la décade suivante (Figure 4.7) ou, plus récemment, Jean Pierre Poulain qui a proposé un modèle culinaire du Moyen Âge et de la

174

Renaissance (Figure 4.8) ainsi qu’un modèle du système des cuissons de la gastronomie française des XIXe et XXe siècles (FIGURE 4.9) (POULAIN et alii, 2002 : 180), basé sur le triangle culinaire lévi-straussien.

Figure 4.7 : Le tétraèdre des opérations culinaires selon (LEHRER, 1972, reproduit par GOODY, 1982 : 219).

Figure 4.8 : Modèle culinaire du Moyen Âge

et de la Renaissance selon (POULAIN et alii, 2002 : 174).

175

Figure 4.9 : Le système des cuissons de la gastronomie française

des XIXe et XXe siècles selon (POULAIN et alii, 2002 : 180).

CLS évite évidemment de suggérer d’analyser cette longue liste de variables dans la diachronie car c’est le domaine de l’histoire, discipline avec laquelle l’anthropologie dispute alors le leadership des sciences sociales. En cette année 1968, CLS est encore loin d’affirmer qu’il a « le sentiment que nous [ethnologues et historiens] faisons la même chose » (DOSSE, 1987 : 165).

CLS ne s’est pas contenté de présenter un modèle visant à définir l’acte culinaire comme acte de médiation nature/culture. Il a formulé à la fois une théorie, une méthode et les lignes d’orientation méthodologique visant à le développer, ainsi que des énigmes qu’il devait permettre de résoudre. L’ambition de ce projet explique probablement en grande partie la cause de son succès et de sa longévité, de pair bien sûr avec le « label » scientifique associé encore aujourd’hui au nom de Claude Lévi-Strauss. Il est révélateur que le livre intitulé « La Langue Verte et la Cuite : Étude Gastrophonique sur la Marmythologie Musiculinaire » publié en 1968 par Asger Jorn et Noël Arnaud est aujourd’hui un livre rare presque introuvable, à l’inverse de ceux qui ont adopté au long du temps la

176

conception du culinaire que ces deux auteurs prétendaient caricaturer avec autant de sarcasme.

Les historiens des Annales une fois réconciliés avec le structuralisme, adopteront rapidement le legs des Mythologiques et ce, dès le début de la décade suivante. Alors que le paradigme structuraliste commence à être fortement contesté dans d’autres domaines, la Nouvelle Histoire accapare les objets et les méthodes de l’anthropologie structuraliste et les donne à connaître à un public encore plus vaste, sous l’étiquette de l’anthropologie historique (DOSSE, 1992 : 327). Avec cette école, l’histoire globale laisse la place une multitude d’Histoires à objet (DOSSE, 1987 : 178) et notamment une Histoire de l’alimentation. Tout comme CLS, les historiens de l’alimentation cherchent désormais à établir la grammaire de l’alimentation et des repas (DUPONT, 1997) de chaque société à différentes époques et notamment dans les sociétés méditerranéennes. Ils analysent à nouveau les traités gastronomiques anciens afin d’y retrouver des allusions au cru et au cuit et à leur relation avec la nature et la culture. Et bien sûr, ils les retrouvent sans trop de peine assumant comme paradigme que toutes les sociétés structurent leur conception du monde en recourrant aux même invariants, et que les oppositions binaires tel que (nature/culture), (chaud/froid) et (humide/sec) sont des formes universelles de l’esprit humain, qui permettent à chaque société de concevoir les différents contextes où celles-ci se développent. Mais à la même époque que les historiens adoptent le paradigme structuraliste, des sociologues comme Ulrich Beck (traduction française 2001, édition originale 1986) et Bruno Latour (1991) le rejettent déjà ouvertement. Bruno Latour commence par constater que toutes les sociétés du monde tendent à considérer leur propre système de médiation comme le seul véritablement approprié pour comprendre ce qui les entoure et que notre société est de ce point de vue semblable à bien d’autres. Parce qu’ils définissent la science hors culture, les discours scientifiques modernes tendent à se situer à un étage supérieur à celui des autres formes de discours et analysent toutes les autres cultures, passé et présentes, sans prendre en considération le fait que notre perception de la culture de l’autre est influencée par notre propre conception du monde. Les autres cultures ne peuvent faire la même chose simplement parce qu’elles ne connaissent pas la science et tendent à confondre les signes et les choses signifiées alors que les modernes sauraient les distinguer (LÉVI-STRAUSS, 1962 : 356). Les modernes vouent pour cela une sincère admiration pour les cultures proto-scientifiques (Mayas, Romains, Égyptiens, Chinois, etc.) et un certain paternalisme envers les sauvages dits primitifs (LATOUR, 1991 : 136). La conception même de l’autre est donc pour Latour profondément

177

déterminée par le contexte où celle-ci est amenée à se prononcer. Les discours modernes véhiculent pour ce motif une vision asymétrique de l’autre, qui se traduit par un « universalisme particulier » (idem : 134). Les modernes limitent ainsi le champ de la sociologie, à l’étude des relations des hommes entre eux dans leur propre société, laissant les relations avec les non-humains aux épistémologues, alors que les anthropologues, spécialistes des sociétés exotiques et des marges de la société moderne, peuvent se permettre d’étudier les collectifs hybrides nature/culture sans procéder à la séparation constitutionnelle entre ces deux éléments (idem : 141-144).

Reconnnaître que Bruno Latour a raison sur ce point, comme je le fais ici, ne signifie pas pour autant que l’on doive renoncer à essayer de concevoir des systèmes culturels autres que le nôtre. Il suffit, comme le propose cet auteur, de faire un effort de symétrie, ou de réflexivité, comme le défendait Ulrich Beck avant lui. Il faut admettre avant tout qu’une modélisation, qu’elle soit mathématique ou non, est un acte de médiation subjective entre la conception du monde de celui qui observe et la conception du monde de celui qui est observé, produit d’une imagination disciplinée. Pour que l’observateur puisse comprendre ce que pense l’observé, il doit préalablement se demander si les deux façons de concevoir le monde en présence sont suffisamment proches d’un point de vue formel et conceptuel pour que l’univers culturel de l’observé puisse être pensé selon les catégorèmes, les schèmes et les modes de rationalité de celui de l’observateur, indépendamment de leur système de croyances respectifs. À défaut de cela, on peut essayer de rapprocher des éléments formels étrangers à notre univers culturel à des éléments qui présentent des affinités formelles avec celui de l’observé. Enfin, on peut également employer les formes ainsi que les modes de structuration de la pensée de l’univers culturel de l’observé qui s’adaptent aux réalités observées, inexistantes dans notre propre univers culturel. Une approche asymétrique privilégiera généralement ces trois stratégies dans l’ordre où je viens de les présenter dans un souci « d’économie rationnelle ». Une approche symétrique oblige à renverser cet ordre et à assumer que le résultat ainsi obtenu est un artefact, produit par une « imagination constituante » disciplinée par un système de rationalité particulier même quand celui-ci essaye de reproduire des formes et des modes de rationalisation qui sont étrangers à notre propre culture. Ce que l’on appelle en Occident la Raison n’est en ce sens qu’un mode de rationalité particulier, lui-même passible d’évoluer (MORIN, 1991 : 143). Dans une perspective symétrique, un modèle n’est jamais plus qu’une forme de médiation structurée en fonction du système de rationalité particulier propre à l’un des deux univers

178

culturels mis en rapports, une construction mentale qui ne peut être confondue avec ce dont elle est censée rendre compte. Les formes et les modes de relation qui permettent de mettre en rapport les deux systèmes en présence ne peuvent donc pas être considérés comme des invariants, comme s’ils étaient conçus dans une tentative de compréhension de l’autre en mode d’« universalisme particulier ». Revenant maintenant au cas spécifique de l’emploi du modèle culinaire de CLS pour interpréter les discours et les pratiques alimentaires des sociétés pré-modernes de la Méditerranée, il faudra en premier lieu répondre aux trois questions suivantes avant de l’appliquer :

1 – Est-ce que les schèmes binaires opposant des éléments primordiaux deux à deux en fonction de paires de propriétés opposées faisaient déjà partie de l’univers rationnel des différentes sociétés pré-modernes de la Méditerranée ?

2 – Est-ce que les propriétés, les éléments et la structure même du triangle culinaire sont suffisamment proches des schèmes des cultures pré-modernes de la Méditerranée employés à cette fin pour les représenter fidèlement ?

3 – Est-ce que la conception du monde qui sépare la culture et la nature que ce modèle implique était-elle déjà partagée par les cultures pré-modernes de Méditerranée ?

Les éléments qui permettent de répondre aux deux premières questions ont été présentés au long des chapitres antérieurs, et je ne ferai ici que les récapituler de façon synthétique. La dernière question est en réalité la plus importante des trois puisque ce modèle est, je le rappelle, fondé sur une définition de la cuisine conçue comme une médiation entre la culture et la nature. Cette question méritera pour cela un développement plus prolongé.

On peut, en premier lieu, répondre sans hésiter affirmativement à la première de ces questions. L’emploi de paires de propriétés opposées permettant d’établir une identité « amoindrie » entre deux choses distinctes en fonction d’une relation binaire, symétrique et non-transitive, est assurément très ancienne en Méditerranée. Comme on l’a vu dans le premier chapitre, le partage entre monde profane et monde sacré est établi en fonction d’une opposition particulière (pur/impur) dans la tradition gréco-romaine et dans la tradition biblique. Les pythagoriciens élevèrent au nombre de dix les paires d’oppositions qu’ils jugeaient nécessaires pour rendre compte de tout que ce qui avait trait au genre humain. Avec Alcméon de Crotone, ce schème gagne définitivement le statut de forme logique d’ordonnancement des choses, indépendamment de la nature des propriétés opposées deux à deux. Les mathématiciens du XIXe siècle vont traduire en modèles mathématiques

                   

Extraits          

 

Un  ingrédient  du  discours    

Discours  et  pratiques  alimentaires  en  Méditerranée,  vol.  I  

   

António  José  Marques  da  Silva      

EDILIVRE              

Version  intégrale:    

http://www.edilivre.com/un-ingredient-du-discours-1c392a3ce8.html  

204

Cet ouvrage a été composé par Edilivre

175, boulevard Anatole France – 93200 Saint-Denis Tél. : 01 41 62 14 40 – Fax : 01 41 62 14 50

Mail : [email protected]

www.edilivre.com

Tous nos livres sont imprimés

dans les règles environnementales les plus strictes

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction, intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN papier : 978-2-332-55207-5

ISBN pdf : 978-2-332-55208-2 ISBN epub : 978-2-332-55206-8

Dépôt légal : juillet 2013

© Edilivre, 2013

Imprimé en France, 2013