tunisian constitution, 2014

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Email Mot de passe oublié ? 0 article pour un total de 0 ACTUALITÉS NUMÉROS 1932-2014 QUI SOMMES-NOUS ? LA BOUTIQUE article, aute 02 juillet 2014 Raison publique et laïcité islamique Hamadi Redissi La constitution tunisienne de 2014 Hamadi Redissi est professeur de sciences politiques et spécialiste entre autres des relations entre islam et démocratie. Il a notamment publié L'exception islamique(Paris, Le Seuil, 2004) et La tragédie de l'islam moderne (Paris, Le Seuil, 2011). L’adoption de la constitution en Tunisie le 26 Janvier 2014 a été célébrée comme un grand succès politique et un acte discursif remarquable. Grand succès politique parce qu’on avait presque désespéré de voir l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) adopter une constitution. Elle y arrive enfin. Elle instaure même un régime démocratique passablement islamique. Ce qui est remarquable. En vérité, la constitution innove plus par le processus de son adoption que par son contenu « islamo- Juillet 2014 REDISSI Hamadi La charia est-elle une loi ?

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ACTUALITÉS

NUMÉROS 1932-2014

QUI SOMMES-NOUS ?

LA BOUTIQUE article, auteur...

02 juillet 2014

Raison publique et laïcité

islamique

Hamadi Redissi

La constitution tunisienne

de 2014

Hamadi Redissi est professeur de sciences politiques et

spécialiste entre autres des relations entre islam et

démocratie. Il a notamment publié L'exception

islamique(Paris, Le Seuil, 2004) et La tragédie de l'islam

moderne (Paris, Le Seuil, 2011).

L’adoption de la constitution en Tunisie le 26 Janvier

2014 a été célébrée comme un grand succès politique et

un acte discursif remarquable. Grand succès politique

parce qu’on avait presque désespéré de voir l’Assemblée

Nationale Constituante (ANC) adopter une constitution.

Elle y arrive enfin. Elle instaure même un régime

démocratique passablement islamique. Ce qui est

remarquable. En vérité, la constitution innove plus par le

processus de son adoption que par son contenu « islamo-

Juillet 2014

REDISSI Hamadi

La charia est-elle

une loi ?

démocratique ». En général, une constitution vaut plus

par son contenu que par la procédure de son adoption.

Une charte octroyée ou des lois organiques peuvent tout

aussi bien garantir les droits et séparer les pouvoirs. Mais

une constituante a plus de prestige. Se prévalant d’une

légitimité fondatrice, elle est une première convention au

sens où Rousseau en parle. L’enjeu discursif est loin

d’être banal : garantir la séparation des pouvoirs et

assurer les libertés (sur le modèle occidental), mais

aussi - et peut-être en priorité - concilier islam et

laïcité. En l’espèce, l’« indivisible » et

l’ « intransmissible » volonté populaire s’est déplacée

subrepticement de l’ANC à la sphère publique et ce,

contrairement aux commentaires qui ont déploré la

désaffection du public vis-à-vis d’une discussion savante

autour de la constitution[1]. Une dialectique s’est

instaurée entre les acteurs de la société civile et les

constituants. Les islamistes auront tout fait pour imposer

une constitution « islamo-autoritaire ». Ils ont fini par

céder, préférant un moindre bien mais salutaire à un plus

grand avantage qui les expose à des représailles. Qu’ils

en soient convaincus ou qu’ils y soient contraints ne

change rien à l’essentiel : l’acte constitutionnel a été le

produit d’un consensus[2]. En fait, c’est moins la sagesse

qui a prévalu que la raison publique incarnée dans un

débat contradictoire. Mais le dialogue intersubjectif n’a

pas que des vertus. Il a même des limites. Il maintient en

l’état la contradiction entre islam et laïcité.

Procédure consensuelle et raison publique

Le processus d’élaboration de la constitution a été lent,

complexe et conflictuel. Elue le 23 octobre 2011 pour

une année seulement, l’ANC a dû d’abord adopter la loi

sur l’organisation constitutionnelle provisoire des

pouvoirs[3]. A la lumière du résultat du scrutin, elle

consacre l’alliance entre Ennahdha et ses deux alliés

séculiers, le CPR (le Congrès Pour la République) et le

Forum Pour les Libertés (dit Ettakatul) sortis victorieux

des urnes. Le Triumvirat partage les trois présidences (de

la république, du gouvernement et de la chambre). Et à

l’ANC, Ennahdha se taille la part du lion dans les six

commissions constitutionnelles (9 membres sur 22)

composées chacune au prorata de la représentation.

Les discussions en commissions commencent en janvier

2012. Pendant des mois, les 217 constituants ont

divergé sur tout, l’ordre du jour, la nature du régime

politique et le régime des libertés, la place de la charia et

l’atteinte au sacré, le statut de la femme, même le droit à

l’eau. Ils se sont affrontés (parfois petitement) dans un

surprenant chassé-croisé – qu’il faudra peut-être un jour

traduire en diagramme formel – qui transcende

l’opposition classique entre majorité et opposition.

Ennahdha dispose d’un avantage numérique mais

manque d’ascendant culturel. Et l’esprit de la

constituante lui échappe. Même ses deux alliés ne

partagent pas ses vues. En cours de route, le bloc

majoritaire s’effrite : le CPR explose en quatre partis et

le Forum se voit réduire de moitié ses vingt députés.

Mais Ennahdha pouvait toujours puiser dans les réserves

d’une assemblée idéologiquement « à droite ».

Deux clivages croisés traversent l’ANC, un partage

politique (entre majorité et opposition) et une

polarisation culturelle (entre conservateurs et laïcs).

Dans ces conditions, adopter une constitution dans les

délais impartis et à la majorité des deux tiers comme le

stipule la loi sur l’organisation provisoire des pouvoirs

était pour le moins difficile. On voyait à l’horizon pointer

la crise de légitimité des institutions postélectorales. En

effet, la durée du mandat électif est expressément fixée à

une année par le décret du 9 août 2011 convoquant le

corps électoral (article 6) et confirmée par l’engagement

préélectoral pris en septembre 2011 par 11 partis (y

compris Ennahdha et le Forum). Le retard inconsidéré

pris dans la rédaction de la constitution peut être imputé

à bien de raisons. Entre autres, à l’arrogance d’une

majorité qui succombe au mythe révolutionnaire de la

« page blanche » : rédiger une constitution en rupture

avec la précédente (1959), sans consulter les experts et

dans une superbe indifférence aux requêtes de la société

civile. Les trois projets successifs (6 août 2012, 14

décembre 2012, 22 avril 2013) ont été nettement en deça

des attentes ; et le quatrième (1er juin 2013) n’arrive pas

à emporter tous les suffrages. Pour donner une idée de

l’ampleur des divergences, il aura fallu la troisième

version (avril) pour que « les principes des droits de

l’Homme universels » (mais non les droits eux-mêmes)

soient reconnus. Et encore « dans la mesure où ils sont

en harmonie avec les spécificités culturelles du peuple

tunisien » ! Visiblement, Ennahdha voulait une bonne

constitution islamique. A raison, Abdelwahab Meddeb

en a jugé le texte « pervers » par la référence

surabondante à l’islam, « bavard » par sa

« logorrhée destinée à noyer la diversité constitutive de

la Tunisie » et « confus par sa volonté de mêler le régime

parlementaire au régime présidentiel »[4]. Au quatrième

projet (juin 2013), une « commission du

consensus » (lajnet tawafuqat) ad hoc au sein de l’ANC,

présidée par Mustapha Ben Jaafar (président de l’ANC),

devait trancher une vingtaine de litiges de fond en

instance et de nombreux désaccords connexes. Mais les

islamistes font du chantage. Ils remettent en discussion

la question de la charia comme source de la législation

(alors qu’elle ne figure plus dans le troisième projet).

L’opinion publique en est outrée. Elle perd espoir et

patience.

Ainsi, le discrédit entache la représentation

nationale. Brusquement, tout bascule. Un événement

tragique change le cours des choses : l’assassinat du

député Mohamed Brahmi (25 juillet 2013). Il pousse plus

de soixante députés à la dissidence. Ils entament un sit-

in au Bardo, juste en face du siège de l’ANC et sont

rejoints par « les caravanes du sud » (un peu sur le

modèle des caravanes du mois de janvier 2011 qui ont

pris place à la Kasbah). Ils sont appuyés par des milliers

de citoyens qui se relayent jours et nuits pendant le mois

d’août. Ils exigent la dissolution immédiate de la

Constituante et la démission du gouvernement dirigé par

Larayydh (ancien ministre de l’intérieur dans le

gouvernement Jebali). Les islamistes mobilisent leurs

bases, sans convaincre. L’exercice lamentable du

pouvoir les a affaiblis et ils sont démoralisés par le coup

d’état en Egypte. Afin de calmer les esprits, les travaux

de la constituante sont suspendus sur décision de son

président. Ils reprendront une dizaine de jours plus tard

mais dans tout un autre contexte : les deux camps

acceptent de discuter. Les partenaires internationaux ont

dû peser de tout leur poids, allant jusqu’à conditionner

l’assistance économique à un progrès dans la réalisation

de l’agenda politique[5].

C’était comme si l’histoire accouchait de sa raison dans

la passion ! Des tractations informelles finissent par

désigner un Quartette formé de quatre organisations afin

de superviser un dialogue national[6]. Il aura lieu entre

les 20 partis représentés à l’ANC (à raison d’un

représentant par parti quel qu’en soit le poids électoral)

mais hors ANC. L’esprit de compromis l’emporte sur la

logique conflictuelle. Et la discussion publique supplante

les débats parlementaires. Reporté à de nombreuses

reprises, le dialogue a officiellement commencé le 25

octobre 2013, dix jours après la date initialement prévue

dans un climat tendu, exacerbé par la mort de six

gendarmes et d’un policier dans des attaques

djihadistes[7]. Il a été ensuite suspendu le 5 novembre

faute d’accord sur le premier ministre, puis il a repris

pour enfin aboutir à des solutions appropriées : la

désignation d’un gouvernement intérimaire

« technocratique », c’est à dire non partisan; la rédaction

d’une constitution (dont les points de divergences ont été

aplanis hors ANC) et le choix de l’ISIE

(l’Instance Supérieure Indépendante des Elections) dans

les plus brefs délais. C’est dans ses conditions que le 3

janvier les députés se sont remis à discuter d’une

constitution épurée, en séance plénière, article par

article, à un rythme soutenu. Plus d’un millier

d’amendements ont été déposés, 28 ont finalement été

retenus. Devant être adopté à la majorité des deux tiers,

le texte final est quasiment plébiscité le 26 janvier 2014

par les 116 députés présents avec 200 voix pour, douze

contre et quatre abstentions et promulguée le 10

février de la même année. En ultime hommage, le

portrait du 117eme député (Brahmi) comme s’il votait in

absentia.

Si je me suis attardé - si longuement peut-être - sur le

processus d’élaboration de la constitution, c’est moins

par esprit procédurier que pour les besoins d’une

explication de type procédural. Ecrite à plusieurs mains,

la constitution a été construite par sa procédure

d’adoption, au fond collective. De nombreuses

institutions de contrôle[8], des associations féminines,

des ordres professionnels et des corps de métiers se sont

mobilisés au quotidien pour l’inscription de telle

disposition ou le rejet de telle autre. Mais des salafistes

aussi, qui protestaient périodiquement contre le

gauchissement de leur partenaire nahdhaoui. Des experts

nationaux suivaient de près les propositions et les contre-

propositions. Et sur fond d’un ballet diplomatique

ininterrompu, des experts internationaux ont cru

nécessaire d’y apporter leur touche, les uns ayant eu un

apport bénéfique[9], d’autres, un concours

maléfique[10]. La légitimité électorale a été rattrapée par

la légitimation consensuelle. La constitution est l’œuvre

de la « raison publique », le produit d’une délibération

contradictoire dont on a tort de penser qu’elle se déroule

selon le meilleur des arguments rationnels, sans émotion

et sans passion. Elle a été aussi l’expression d’un

compromis entre des élites culturellement hétérogènes,

issues pour l’essentiel d’une couche relativement

homogène, celle des lettrés petit-bourgeois. Ce faisant,

elle fonde un contrat politico-culturel.

Au fond, il existe trois types de convention : le pacte dit

« consociationnel » entre des élites clivées ethniques,

religieuses ou linguistiques (sur le modèle belge, suisse

ou libanais) ; le compromis politique temporaire à des

fins d’intérêts, sur la base du calcul coûts-bénéfices et le

contrat social (hypothétique et constructif) basé sur des

valeurs universelles, abstraites et « désincarnées » (la

liberté et l’égalité). En Tunisie, c’est le compromis

politique qui prime. Il accouche d’une constitution où les

valeurs universelles négociées sont contrebalancées par

des contre-valeurs identitaires. On n’est pas du tout dans

la logique du «consensus

par recoupement » (overlapping consensus, selon le mot

de John Rawls) permettant à des personnes en désaccord

d’endosser les valeurs universelles, chacune dans sa

propre doctrine (métaphysique, religieuse, morale ou

culturelle). Ce genre de consensus n’est pas un modus

vivendi, un accord de circonstances motivé par la

prudence ou l’opportunisme. En Tunisie, on est

plutôt dans le « recoupement » des valeurs non

nécessairement compatibles. S’agit-il d’une double

fondation ou d’une contradiction non surmontée ?

A l’épreuve de l’article 16 de la déclaration de 1789

Pour l’essentiel, la constitution réussit le test de l’article

16 de la déclaration universelle des droits de l’homme et

du citoyen (« Toute société dans laquelle la garantie des

Droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs

déterminée, n’a pas de constitution »). Mal écrite, elle est

composée de dix chapitres dans une débauche de détails

qui donne à penser que les constituants voulaient saturer

l’espace normatif, ne rien laisser au hasard. Au fond, elle

n’innove en rien dans l’organisation des trois pouvoirs

séparés (chapitres 3 à 5). Un peu sur le modèle français,

elle instaure un régime parlementaire rationalisé où

le gouvernement est issu de la majorité parlementaire,

doublé par un président élu au suffrage universel. Le

partage circonstancié des compétences entre l’exécutif

bicéphale et le parlement dénote d’une méfiance

excusable à l’égard d’un président fort. La cour

constitutionnelle, dans sa composition et sa saisine,

demeure l’émanation des élus, en contraste par rapport à

pouvoir judiciaire indépendant. Soucieux d’élargir

l’assiette de la représentation démocratique, les

constituants consacrent un chapitre au pouvoir local

(chapitre 7) et accordent à cinq organismes indépendants

(les instances de l’élection, de la communication

audiovisuelle, des droits de l’homme, du développement

durable et de la bonne gouvernance) le statut d’instances

constitutionnelles (chapitre 6). Elles aussi sont élues par

l’assemblée. Ce sont finalement les deux premiers

chapitres (outre le préambule) qui rendent compte de

l’idée constitutionaliste. Ils portent sur les principes de

la république, les libertés et le statut de l’islam.

S’agissant des droits et libertés, la constitution consacre

tous les droits, des droits-libertés aux droits-créances

(articles 21 à 48). Parfois, les constituants donnent

l’impression de « copier et coller » les dispositions des

traités internationaux en la matière. Les droits sont

parfois accrochés à un principe religieux (le droit à la vie

« sacré » n’abolit pas la peine de mort), ou à une vision

communautarienne : l’éducation (en tant que droit-

créance) s’emploie à consolider auprès des jeunes

« l’identité arabo-musulmane » et « l’appartenance

nationale », tout en étant ouverte aux « civilisations

humaines » et à « la diffusion de la culture des droits de

l’Homme » (article 39). Peut-on limiter les libertés ?

L’article 49 esquisse une mini-théorie des restrictions,

elles-mêmes encadrées par un « Etat civil et

démocratique » : elles ne peuvent être décidées que «

dans l’objectif de protéger les droits d’autrui, la sécurité

publique, la défense nationale, la santé publique ou la

morale publique » ; et elles ne peuvent être mises en

œuvre « qu’en cas de nécessité » et conformément au

« principe de la proportionnalité » des limitations à

l’objectif recherché.

Quelle est la relation entre les libertés et l’Etat ? Autant

les constituants ont craint l’arbitraire de l’Etat, autant ils

ont été obnubilés par le rôle de l’Etat, l’Etat de droit

(Rechtstaat) des débuts du XXe siècle, l’Etat providence

de l’après-guerre, l’Etat postcolonial tutélaire. L’Etat

« veille à garantir » et « œuvre à assurer » les droits. Pas

moins de 62 formes lexicales sont recensées par le doyen

Néji Baccouche. En fait, là où les grandes déclarations

des Droits (de la Déclaration Universelle des Droits de

l’Homme et du Citoyen à la Déclaration Universelle des

Droits de l’Homme) commencent par le sujet

d’attribution du droit (l’homme ou la personne), la

constitution tunisienne énonce abstraitement un droit ou

confie à l’Etat le soin de le protéger. A l’exception

pratiquement de cette disposition : « Les citoyens et les

citoyennes » (et non pas les hommes et les femmes

comme des médias empressés l’ont affirmé) « sont égaux

en droits et en devoirs » (Article 21). Mais là encore,

c’est l’Etat qui « s’engage à protéger » les droits acquis

de la femme, « œuvre » à les renforcer, « prend » les

mesures nécessaires en vue d’éliminer la violence contre

les femmes. Il « garantit » l’égalité des chances quant à

l’accès à toutes les responsabilités dans tous les

domaines (article 46). Il « veille à garantir » la

représentativité des femmes (article 34 alinéa 2), et

« œuvre à réaliser » la parité entre femmes et

hommes (article 46) dans les assemblées élues. En

somme, la « deuxième république » ne rompt pas avec

le féminisme d’Etat si décrié au temps de Ben Ali mais

qui se révèle être finalement une constante de la Tunisie

postcoloniale. Elle assume également la « laïcité

islamique », instaurée par la constitution de 1959,

aménagée en contexte démocratique.

Islam et Etat civil, l’identité historique « élargie »

Le texte final maintient l’article premier de la

constitution de 1959 : « La Tunisie est un État libre,

indépendant et souverain, l’islam est sa religion, l’arabe

sa langue et la République son régime ». L’article

2 engrène immédiatement par une disposition qui prend

l’allure d’une coïncidence oppositive : « La Tunisie est

un Etat civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du

peuple et la primauté du droit ». En disposant

expressément que ces deux articles ne peuvent pas être

amendés, le texte en fait des marqueurs rigides de

l’identité tunisienne, une identité historique endossée par

l’Etat postcolonial (art. 1), « élargie » en contexte

démocratique (art. 2). En quoi un Etat civil à support

religieux n’est pas un Etat confessionnel ? S’agit-il d’une

contradiction dans les termes ou d’une fondation dualiste

qui réconcilie l’islam et la démocratie ? Pour pouvoir

répondre à la question, il faudra expliquer à quoi se

réfère l’article premier et ce qu’on entend par Etat civil.

L’article premier a toujours été interprété par la doctrine

juridique comme se référant à l’islam en tant que

religion de la Tunisie et non à l’islam comme religion

de l’Etat. Il a une portée sociologique et non légale. Il

n’est ni opposable à l’Etat ni aux citoyens. A raison, on

s’est demandé à quoi se réfère la particule d’attribution

dans l’énoncé « sa religion » : à la Tunisie ou à l’Etat ?

A considérer la Tunisie, l’article consacre d’abord un fait

sociologique, la population étant à près de 99% de

confession musulmane. En revanche, si l’Etat est

islamique, il devra traduire cet attribut en droit positif.

Le recours aux travaux préparatoires n’est pas très

éclairant. L’article a été voté dans la précipitation et à

l’unanimité (moins une voix). Bourguiba a imposé cette

formule ambigüe à dessein, renvoyant dos-à-dos deux

thèses rivales, défendues respectivement par très peu de

députés. L’une, identitaire, exige qu’on mentionne la

Tunisie comme « un pays arabo-islamique » ; l’autre,

laïque, demande carrément la séparation de l’Etat et de

la religion. Béji Caid Esbsi, ultime héritier vivant de

l’épopée nationale, est formel : Bourguiba n’a jamais été

un laïque à la manière d’Atatürk ou selon le modèle

français. Certes, il s’en est inspiré, mais il « n’a ni

combattu l’islam ni rompu avec l’identité arabo-

islamique »[11].

Cette « ambiguïté constructive », selon le mot du

constitutionaliste Slim Laghmani, a permis à l’Etat de se

séculariser sans se dés-islamiser, faire de l’innovation

sociale tout en dominant le champ religieux. Mal perçu,

ce double jeu suscite durant des années les réserves des

laïques (adeptes d’une décisive séparation) et la colère

des islamistes (qui y voient une supercherie).

Paradoxalement, la révolution rétablit la référence à

l’islam, comme si la peur de l’anomie religieuse trouvait

en cet article un repère, un signe sur pistes.

Pratiquement, toutes les chartes de droit concoctées par

la société civile avant l’élection de l’ANC reprennent

textuellement l’article premier. Il en va de même des

quatre versions de la constitution. Soit. Ennadha a voulu

pousser l’avantage en incluant une disposition de nature

à clore le débat doctrinal sur l’interprétation de l’article

premier (religion de l’Etat ou de la Tunisie) : « Aucune

révision ne peut porter atteinte à l’islam en tant que

religion de l’Etat » (ancien article 148). Ennahdha eût

également aimé faire de la charia une source de la

législation, sur le modèle égyptien (article 2 des

constitutions de 2012 et de 2013). Ardemment voulue

par l’aile radicale d’Ennahdha (représentée par le couple

Chourou-Ellouz soutenus de l’extérieur de l’ANC par

les salafistes), la charia est repoussée par l’opposition

parlementaire, fortement appuyée par la société civile.

La charia est édulcorée dans les « constantes de l’islam »

mentionnée dans les trois premières versions du

préambule. Contestée, la formule est modifiée par

les « enseignements de l’islam ». Reprise du préambule

de la constitution de 1959, l’expression est finalement

reformulée en des termes équilibrés : « Sur la base des

enseignements de l’islam et de ses finalités caractérisées

par l’ouverture et la modération, des nobles valeurs

humaines et des principes des droits de l’Homme

universels ». Au bilan, on a écarté la charia et les

constantes de l’islam (qui donnent à penser qu’elles sont

la charia même). On a également rejeté l’« émulation

politique » (tadafoo’ siyassi, introduite dans les deux

premières versions) : il s’agit d’une vision hobbsienne de

seconde main qui inspire la Kulturkampf islamiste. En

revanche, on a retenu l’islam. Il figure dans le préambule

(partie intégrante de la constitution selon l’article 145) et

dans l’article premier. L’islam fait partie des conditions

exigées du candidat à la magistrature suprême (article

74), sans que la constitution ne prévoie une instance de

validation. Il a une portée symbolique dans les formules

rituelles du serment que le chef de l’Etat (article 76) et

les députés (article 58) prêtent à leur prise de fonction.

La constitution commence « au nom de Dieu le Clément,

le Miséricordieux » et finit par la confiance en Dieu « le

garant de la réussite ». C’est tout. Mais ce n’est pas peu

si l’on en juge par le recours systématique à l’islam dans

les réserves lors de l’adhésion aux conventions

internationales[12].

On peut valablement penser que l’islam se réfère peu ou

prou à la charia. En fait, tout dépend des porteurs de

l’ethos religieux. Arme à double tranchant, l’article

premier a permis à des élites modernistes de séculariser

la Tunisie. Mais il peut tout autant être manipulé par des

lettrés conservateurs pour réislamiser à terme l’Etat.

S’adressant aux jeunes nahdhaouis réunis à Tatouine,

Ghannnouchi entretient l’espoir : l’article premier est

« une concession formelle », dit-il, dictée par le rapport

de forces[13]. C’est probablement cette peur

incompressible qui explique l’article deux : « La Tunisie

est un Etat civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du

peuple et la primauté du droit ». En fait, l’article deux se

fonde sur une méprise : on pense à tort qu’un Etat civil,

littéralement dit « addawla al-madaniyya », ne peut être

confessionnel. On a ainsi applaudi cet « attelage

baroque » qui dévide le dilemme (Etat théocratique

versus Etat laïc) dans l’Etat civil[14]. On s’en est disputé

la paternité, attribuée à tort par Tariq Ramadan à

Mahfoudh Nahnah (leader du Hamas algérien). En fait,

l’Etat civil renvoie dos-à-dos le laïcat moderne et la

cléricature chrétienne. L’idée en remonte à Mohamed

Abdoh (mort en 1905), le premier à avoir dit que l’Etat

en islam est par « nature un Etat civil » c'est-à-dire sans

Eglise[15]. C’est ce qui explique que le programme

électoral d’Ennahdha adopte « le modèle de l’Etat civil »

(point 10), tandis que la plate-forme du parti de la

Liberté et de la Justice en Egypte (une émanation des

Frères Musulmans) parle de « l’Etat civil à référence

islamique », sans que le contenu n’en soit clairement

fixé[16]. Comment concilier la démocratie et l’islam ?

Par la contradiction même, nous dit Ali Laaraydh (ancien

premier ministre) : « un Etat démocratique civil qui ne

sépare pas la religion de l’Etat »[17]. Mis en perspective,

l’Etat civil (article 2) à référence religieuse (article 1)

écarte l’Etat théocratique sans être laïc ; il endosse

l’islamité tout en se voulant démocratique. A raison, Ali

Mezghani déplore ces ambivalences qui « minent » la

constitution et « reportent » à plus tard l’accord sur les

valeurs[18]. Rien n’illustre mieux ces atermoiements

que le statut de la liberté religieuse.

L’article 6, la contradiction non surmontée

L’article 6 est au cœur de la tension entre l’universalité

des droits et la spécificité culturelle. A l’examen, il laisse

en l’état la contradiction non surmontée, c'est-à-dire non

dépassée. Comme dans toutes les constitutions arabes,

l’article accorde la liberté de croire, mentionnée

pratiquement dans toutes les constitutions arabes. Il

tranche cependant en reconnaissant expressis verbis la

liberté de conscience. Mais l’énoncé est surabondant

(une dizaine de principes) : « L’État est le gardien de la

religion. Il garantit la liberté de croyance et de

conscience, le libre exercice des cultes et

la neutralité des mosquées et des lieux de culte de toute

instrumentalisation partisane. L’Etat s’engage à diffuser

les valeurs de la modération et la tolérance et à

la protection du sacré et l’interdiction de toute atteinte à

celui-ci. Il s’engage également à l’interdiction et à la

lutte contre les appels d’accusation d’impiété (Takfir) et

l’incitation à la violence et à la haine »[19]. On peut

déplorer qu’on confie encore une fois à l’Etat la garde de

la religion (et non de toutes les religions) mais accepter

l’objection que les cultes judaïque et catholique sont

respectivement protégés par un décret beylical (1957) et

un protocole d’accord (dit modus vivendi) entre le Saint-

Siège et le gouvernement tunisien (1964). Les libertés de

croyance et de culte figurent déjà dans la constitution de

1959. En revanche, les autres dispositions traduisent en

termes normatifs le conflit ouvert entre les sécularistes et

les islamistes. Les premiers ont réussi à inscrire la liberté

de conscience (dans la quatrième version) afin de

contrebalancer la protection du sacré ; et ils ont obtenu à

l’arrachée la condamnation de l’accusation d’impiété, en

séance plénière début janvier et ce, suite à une accusation

d’impiété qu’un dirigeant nahdhaoui de renom a

proférée contre un député d’extrême gauche. Plus que

tout autre, ce bras de fer montre que la « troisième voie »

qui consiste à renvoyant dos-à-dos les extrémistes

« religieux » et « laïcs », nous disent Avon et Ashi « a

conduit à esquiver les termes de

l’antinomie »[20]. Examinons de près l’opposition

inévitable entre la liberté de conscience et la protection

du sacré.

La liberté de conscience a été saluée exagérément

comme une « révolution intellectuelle »[21]. En fait, la

version originale en français de la constitution libanaise

(1926) disposait déjà en son article 9 que « la liberté de

conscience est absolue » ; seulement, la version arabe

(devenue officielle) trahit l’énoncé original en le

traduisant par « la liberté de conviction religieuse »[22].

Et même : la constitution tunisienne multiplie les

restrictions à la liberté (les articles 6 et 49) alors que

l’article 9 libanais dispose clairement que « la liberté de

conviction religieuse est absolue. En rendant hommage

au Très-Haut, l’Etat reconnaît toutes les confessions et

en garantit et protège le libre exercice à condition qu’il

ne soit pas porté atteinte à l’ordre public» ? On peut

penser à raison que le Liban est multiconfessionnel alors

que la Tunisie est homogène. Soit. Qu’entend-t-on

d’abord par liberté de conscience ? Elle peut être

appréhendée d’un triple point de vue (philosophique,

religieux et juridique)[23]. Philosophiquement, elle est

l’une des manifestations de la liberté naturelle de

l’homme ; elle est en toute rigueur « la faculté judiciaire

morale qui se juge elle-même ». Elle est convoquée par

la raison qui « cite l’homme contre et pour lui-

même comme témoin» (les italiques sont de Kant)[24].

Du point de vue religieux la liberté de conscience heurte

le droit moral exclusif à la vérité religieuse. Aussi

l’Eglise a-t-elle combattu ce que Grégoire XVI appelle

dans sa lettre apostolique Mirari Vos (15/08/ 1832) « ce

délire (deliramentum) : qu'on doit procurer et garantir à

chacun la liberté de conscience » et qu’il impute

à « l’indifférentisme »[25]. Et il faudra attendre la

proclamation Dignitatis Humanae (1965) pour que « nul

ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché

d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en

privé comme en public, seul ou associé à d’autres ».

A l’inverse, le protestantisme assume la liberté de

conscience. Elle traduit les tourments de l’âme face à

l’indétermination du salut-délivrance. Elle trouve sa

formulation dans la trentième thèse de Luther : « Nul

n’est certain de la vérité de sa contrition ; encore moins

peut-on l’être de l’entière rémission ». Calvin l’aborde

dans un des chapitres de son Institution chrétienne : « De

l'élection éternelle : par laquelle Dieu en a prédestiné les

uns à salut, et les autres à condamnation »[26]. Replié

sur la Loi, l’islam connaît tout naturellement le sentiment

du péché. Il ignore cependant les tourments de la

conscience nés de l’incertitude du salut. Tout au plus, le

soufisme a exalté l’esseulement, plus précisément chez

le Malamati solitaire qui se blâme (d’où le nom de

malamati) d’être en deça de l’amour de Dieu, mais dans

une insolence quasi-hérétique. En revanche, la

dogmatique religieuse invoque de nombreux versets

relatifs à la liberté religieuse. Entre autres : « Nulle

contrainte en matière de religion » ( 2 : 256) ; « La vérité

provient de votre seigneur ; celui qui veut être croyant,

qu’il le soit et celui qui veut être incroyant qu’il le soit »

(18 : 29) ; « Si Dieu l’ avait voulu, il aurait fait des

humains une seule communauté » (11 :18, 5 : 48, 16 :

93) ; « Vous avez votre religion et moi j’ai la mienne »

(109 : 6). En se fondant sur de tels versets, les

rationalistes mutazilites ont défendu l’idée du libre

arbitre, pour honorer le Dieu juste.

La théologie islamique a effleuré la question de la liberté

de conscience quand elle s’est posée la question de

savoir si la croyance relève de l’intime conviction, ou si

elle doit également s’exprimer par la profession de foi et

s’extérioriser enfin par les actes de dévotion. La plupart

des écoles répondent que l’assentiment intime ne suffit

pas. La croyance doit se manifester publiquement par la

parole et les œuvres et ce, afin d’éprouver les vrais

croyants et de les séparer des hypocrites et des impies.

A l’exception des Murgites (littéralement ceux qui

reportent la question de savoir si le grand pécheur est

impie), qui considèrent que la croyance a son siège dans

le cœur insondable, s’en remettant ainsi à Dieu pour

confirmer ou infirmer la foi. Ils se sont également

illustrés par cette belle maxime qui conforte la croyance

du for intérieur : « Commettre un pêché n’est pas plus

utile au croyant qu’obéir n’avantage l’impie ». Mais

cette exégèse ne dispose pas des temps modernes. Il

faut en effet attendre l’année 1877 pour que

le Dictionnaire du libanais maronite converti au

protestantisme Boutros al-Bustani définisse « la liberté

de conscience » (hurriyat adhaminr) comme étant l’une

des manifestations de la « liberté intérieure »[27]. Enfin,

la liberté de conscience est un fait juridique. Elle

implique « la liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou

une conviction » et le droit de les exercer «

individuellement ou en commun, tant en public qu'en

privé » (le Pacte International des Droits Civiques et

Politiques, 1966). Le constituant tunisien en a-t-il

mesuré les implications ? Par exemple, les pouvoirs

publics vont-ils autoriser la construction des lieux de

cultes des confessions non islamiques (pratiquement

arrêtée depuis l’indépendance) ou permettre aux

nouvelles minorités islamiques (chiites et bahaïes) de

pratiquer leur culte publiquement et en commun ? Un

tuteur peut-il dispenser son enfant des cours du

catéchisme religieux obligatoires dans l’école publique ?

Aura-t-on le droit d’afficher publiquement son

athéisme ? Pour l’avoir fait sur sa page Facebook (espace

privé-publicisé ou intime ?), le jeune Jabeur Majeri a été

condamné à 7 ans et demi de prison pour atteinte à

l’ordre public et aux bonnes mœurs en vertu des articles

123-3 et 266 du code pénal[28]. Comment faire pour que

la liberté du for intérieur ne soit pas une liberté intime,

honteuse et cachée ?

En contrepoint, l’atteinte au sacré. Qu’est ce que le

sacré ? Début août 2012, un projet de loi déposé par le

groupe parlementaire d’Ennahdha hasarde cette

définition : « Par choses sacrées (muqadassat) il est

entendu Dieu, ses envoyés, ses livres et la sunna de son

prophète, l’enceinte sacrée (la Kaaba), les mosquées, les

églises et les synagogues ». Très éloignée de l’idée que

le sacré est double (ce qui est consacré et abominable,

faste et néfaste), cette définition positive s’inspire de la

définition de la croyance (et non du sacré), telle qu’elle

a été formulée par la doctrine sunnite. Celle-ci opposait

l’islam (défini par la profession de foi : croire en Dieu et

en Muhammad) à al-iman (la croyance) composé de cinq

éléments « Croire en Dieu, ses Anges, ses Livres, ses

Envoyés et sa Prédestination dans le bien et dans le

mal »[29]. Le projet de loi ajoute les maisons de Dieu. A

juste titre, Zyed Krichène déplore une définition plus

proche des temps inquisitoires que de l’esprit du

temps[30]. A ce propos, on en apprend plus par la

qualification des actes attentatoires recensés par le

projet de loi : « L’insulte, la dérision, le manque de

respect et la profanation matérielle ou morale du sacré

que ce soit par la parole, l’image ou l’acte ainsi que toute

représentation par l’image ou personnification de Dieu

et de ses prophètes ».

La loi n’a finalement pas été adoptée. Cependant, en

inscrivant l’interdiction de toute atteinte au sacré dans

le texte final, les constituants fournissent une base supra-

légale à d’éventuels déchaînements de la haine. Comme

ceux qui se sont déclenchés à l’occasion de l’affaire dite

El Abdellia (du nom d’un ancien palais Hafside

transformé en espace culturel) où une exposition au

Printemps des Arts (1-10 juin 2012) a été jugée

blasphématoire sous prétexte que des tableaux ont osé

transgresser le sacré[31]. Ainsi, au lieu de réguler les

conflits, la constitution les traduit en normes. Destinée à

la postérité, elle est minée par des calculs à court terme.

Cette constitution aura-t-elle un avenir ? Tout dépend de

la manière dont les élites vont s’accorder aux

institutions. Le pays a un long passé constitutionnel

malheureusement fait d’échecs. Au XIXe siècle, le Bey

approuve un Pacte fondamental (1858) qui garantit

l’égalité entre sujets indépendamment de leurs

confessions. Octroyée en 1861, la première

constitution en terre d’islam (la Turquie n’en adopte une

qu’en 1875) limite le pouvoir du Bey et elle institue un

Conseil suprême d’une soixantaine de membres désignés

d’autorité. Elle sera suspendue trois années après (1864),

bien avant le protectorat. Dirigé par le Destour (c'est-à-

dire constitution), le mouvement national aura pour

programme initial le rétablissement de la constitution

de1861. L’indépendance consacre un régime républicain

qui n’a guère tenu ses promesses. Issue d’une

constituante dont les travaux auront duré trois années

(autant que la présente constituante), la constitution de

1959 devait instaurer « une démocratie fondée sur la

souveraineté du peuple et caractérisée par un régime

politique stable basé sur la séparation des pouvoirs »

(préambule). La constitution énonce des libertés

rapidement confisquées et elle institue un pouvoir

exécutif hypertrophié, consolidé par de nombreux

amendements.

A qui la faute ? Assurément aux élites nationalistes. Elles

étaient modernistes, mais autoritaires. Instruit par ce

précédent fâcheux, les élites alternatives fractionnent

l’exécutif et renforcent les pouvoirs de l’assemblée.

Elles consolident les libertés désormais protégées par

une clause de sauvegarde selon laquelle « aucun

amendement ne peut porter atteinte aux droits de

l’Homme et aux libertés garanties par la présente

Constitution » (article 49). Mais sauront-elles résister à

terme à la tentation autoritaire ? Le gouvernement élu

d’Ennahdha nous a donné un avant-goût de ce que c’est

qu’un régime « autoritaire compétitif » (competitive

authoritarianism). En sera-t-il de même dans un proche

avenir (non nécessairement avec le même parti ou pour

les mêmes buts) ? Ou bien la Tunisie est-elle en passe

de sortir de l’autoritarisme et de la théocratie, les deux

maux qui rongent toute fondation républicaine en terre

d’islam?

Hamadi Redissi

[1] Mha Yahya, Beyond Tunisia’s Constitution : The

Devil is into Details, April, 14, 2014, Carnegie Middle

East Center, http://www.carnegie-mec.org

[2] Monica L. Marks, Convince, Coerce or

Compromise? Ennahda’s Approach To Tunisia’s

Constitution, Brooking Doha Center Analysis Paper,

Number 10, February 2014.

[3] La loi du 16 décembre 2013 abrogeant le décret-loi

du 23 mars 2011, lui-même organisant provisoirement

les pouvoirs jusqu’à la tenue des élections.

[4] A. Meddeb, "Une constitution

inacceptable", Leaders, 27/04/2013.

[5] Voir les diverses réactions diplomatiques, in

International Crisis Group, L’exception tunisienne :

succès et limites du consensus, Briefing Moyen Orient et

Afrique du Nord n°37, 5 juin 2014, pp. 6-7.

[6] L’Union Générale des Travailleurs Tunisiens

(l’UGTT), l’Union Tunisienne de l’Industrie, du

Commerce et de l’Artisanat (l’UTICA), l’Ordre des

Avocats et la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme

(LTDH).

[7] http://www.businessnews.com.tn/pourparlers-

tardifs-et-debut-du-dialogue-national-vendredi-25-

octobre-maj,520,41708,3

[8] A commencer par l’assemblée civile constituante

parallèle créée par le monde associatif qui a tenu sa

première réunion début janvier 2012 dès l’élection de

l’ANC et l’association al-Bawsala qui suit au jour le jour

le déroulement des travaux : http://www.albawsala.com/

[9] Je pense au réseau mondial Scholars at Risk (des

universitaires menacés) dont j’ai accompagné la

délégation en vue de plaider à l’ANC en faveur de la

liberté académique, consacrée dans la constitution. Mais

ce n’est qu’un exemple.

[10] Tel est le cas d Noah Feldman : voir A. Meddeb,

"Les fondements théoriques du soutien américain à

l’islamisme", Leaders, 20/01/2014.

[11] Interview au journal Sabah, 13/01/2012, confirmée

par une série d’entretiens de l’auteur avec l’intéressé

(B.C.E.), mars-avril, 2013.

[12] Hafidha Chékir, "Islam et constitution dans les

différents drafts de la constitution", à paraître dans Asma

Nouira et Tarek Ben Chaabane, La transition

démocratique en Tunisie et la question religieuse, Tunis,

Editions Diwen, 2014.

[13] Al-Maghreb (quotidien), 16/05/2013.

[14] Sami Bostangi, "La guerre de l’article premier

n’aura pas lieu", Octobre

2011, www.observatoiretunisien.org.

[15] Tariq Ramadan, L’islam et le réveil arabe, Paris,

Presses du Châtelet, 2011, pp. 165-169. Et pour

Mohamed Abdoh, voir Hamadi Redissi, La tragédie de

l’islam moderne, Paris, Seuil, 2011, pp. 70-76.

[16] Dominique Avon, "Les Frères Musulmans et

l’« Etat civil démocratique à référence

démocratique »", Les Cahiers de l’Orient, n°108, Hiver

2012, p. 90.

[17] Ali Laarayedh, Interview, Al-Maghreb, 2/09/2011.

[18] Ali Mezghani, "Une constitution minée et

régressive par rapport à celle de 1959", La presse de

Tunisie, 17/01/2014.

[19] Les italiques sont de l’auteur.

[20] Dominique Avon et Youssef Ashi, La constitution

tunisienne et l’enjeu de la liberté individuelle : un

exemple d’accommodement au

forceps, http://www.raison-publique.fr/article708.html.

[21] Yahd Ben Achour, "La liberté de conscience, un

principe inédit dans le monde arabe", entretien, Le

Monde, 2/02/2014.

[22] D. Avon et Y. Ashi, op cit, note 60.

[23] Je reprends pour l’essentiel une contribution

en trois volets : "Hamadi Redissi, La liberté de

conscience dans la constitution tunisienne", Al-

Maghreb, 25, 26 et 27/04/2014.

[24] Kant, La religion dans les limites de la simple

raison, Paris, Vrin, 2004, pp. 287-292.

[25] Lettres apostoliques, Pie IX, Grégoire XVI, Pie VII,

Paris A. Roger et F. Chernoviz, s.d, p. 212.

L’Encyclique Post Tam Diuturnas du 29 avril 1814 de

Pie VII se plaint de la nouvelle constitution qui reconnait

la liberté des cultes et de conscience (article 22), op

cit, p. 243 ; rappelant dans son Encyclique Quanta

Cura (1864) Grégoire XV, Pie IX parle d’une « liberté

de perdition »,op cit, p. 7.

[26] Calvin, Institution chrétienne, L.III, chap. XXI,

édition 1888, pp. 426-431.

[27] Nous devons cette information à D. Avon et Y.

Ashi, op cit.

[28] Il a été gracié et curieusement de nouveau incarcéré

pour manque de respect à un agent public dans l’exercice

de ses fonctions.

[29] Al Ashaari, Maqâlât al-islâmiyyin (Les sectes

islamiques) Le Caire, Edition Abd al-Hamed, 1958, p.

322 & Mataridi, Kitab al-tawhîd (Le livre de l’unicité),

Beyrouth, dâr al-churûq, Edition F. Kholeif, 1982, pp.

373-379.

[30] Zyed Krichène, Al-Maghreb, 3/08/2012. Voir

également les réactions suscitées par le projet, Sabah,

10/08/2012.

[31] Voir Abdelwahab "Meddeb, Autodafé", Leaders,

16/06/2012.