santé et migration au brésil

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Sciences sociales et santé, Paris, septembre 2002, 20(3), pp. 5-27 1 Malades et maladies en exil : Les migrations brésiliennes vers la Guyane à l’épreuve du sida Frédéric Bourdier, anthropologue, [email protected] Résumé : La Guyane détient le triste record d’être proportionnellement le département le plus touché par l’épidémie à VIH. Elle est aussi une terre de destination où convergent les populations caribéennes et latino-américaines. Si les lois d’exception adoptées en matière d’immigration ont peu d’effet sur le contrôle des flux migratoires, elles suscitent un certain nombre de problèmes sociaux, dont l’accès malaisé des populations non régularisées aux services de santé. En ce sens, le taux relativement bas (autour de 50%) du suivi régulier des personnes contaminées par le sida ne peut être imputé aux seuls comportements culturels comme il est souvent avancé, mais en grande partie aux conditions politiques et légales qui définissent le droit de séjour des immigrés. Mots clés : Guyane française – sida – politique de gestion de l’immigration – politiques de santé – anthropologie de la santé publique Abstract: French Guiana has the gloomy record of being proportionally the most infected department by the HIV/AIDS epidemic. It is also a destination land for Caribbean and Latino-American population. If on one side the exception laws adopted to control migration have little effects on population movements, on the other side they generate social problems, including the complicated access of the non regularized population to the health delivery system. In that respect, the relatively low rate (around 50%) of persons infected by AIDS that actually receive regular care cannot only be due to their cultural behaviour as is often argued, but more importantly to the political and legal conditions which determine their immigration status. Keywords: French Guiana – AIDS – immigration policies - health policies – public health anthropology

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Sciences sociales et santé, Paris, septembre 2002, 20(3), pp. 5-27

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Malades et maladies en exil : Les migrations brésiliennes vers la Guyane à l’épreuve du sida

Frédéric Bourdier, anthropologue, [email protected]

Résumé : La Guyane détient le triste record d’être proportionnellement le département

le plus touché par l’épidémie à VIH. Elle est aussi une terre de destination où convergent

les populations caribéennes et latino-américaines. Si les lois d’exception adoptées en

matière d’immigration ont peu d’effet sur le contrôle des flux migratoires, elles suscitent

un certain nombre de problèmes sociaux, dont l’accès malaisé des populations non

régularisées aux services de santé. En ce sens, le taux relativement bas (autour de 50%)

du suivi régulier des personnes contaminées par le sida ne peut être imputé aux seuls

comportements culturels comme il est souvent avancé, mais en grande partie aux

conditions politiques et légales qui définissent le droit de séjour des immigrés.

Mots clés : Guyane française – sida – politique de gestion de l’immigration – politiques de santé – anthropologie de la santé publique

Abstract: French Guiana has the gloomy record of being proportionally the most

infected department by the HIV/AIDS epidemic. It is also a destination land for

Caribbean and Latino-American population. If on one side the exception laws adopted to

control migration have little effects on population movements, on the other side they

generate social problems, including the complicated access of the non regularized

population to the health delivery system. In that respect, the relatively low rate (around

50%) of persons infected by AIDS that actually receive regular care cannot only be due to

their cultural behaviour as is often argued, but more importantly to the political and legal

conditions which determine their immigration status.

Keywords: French Guiana – AIDS – immigration policies - health policies – public health anthropology

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L’article propose d’analyser la relation délicate entre migration et accès aux soins de

santé. Délicate vu le non-dit, au mieux le flou délibéré, qui plane à propos de

l’articulation entre les données de santé publique et la variable « population étrangère ».

L’hypothèse de départ avance l’existence d’une tension continue entre les politiques de

gestion de l’immigration et les politiques de gestion de la santé. Cette tension n’est pas

sans implications graves sur l’attention sanitaire accordée aux personnes séropositives

sans papiers ou en cours de régularisation.

La santé publique face à l’immigration

J’aborde l’étude en partant de préoccupations en accord avec celles que se posent les

populations infectées par le VIH : quels sont les modes et les conditions de prises en

charge d’une personne contaminée par le sida dans un pays qui n’est pas le sien ? Quels

problèmes matériel et affectif doit-il affronter simultanément ? Quelles en sont les

conséquences sur la démarche thérapeutique ? La présente recherche repose sur des

observations de première main et des interviews successives réalisées de 1999 à 2000 en

Amazonie brésilienne et en Guyane française auprès de migrants brésiliens. L’analyse des

données empiriques a pour objectif d’alimenter les prémices d’une construction

théorique, traitant de l’émergence d’une politique de tension, révélatrice du malaise des

décideurs et des professionnels de la santé contraints de faire face à un ensemble de

questions peu conciliables où se mêlent le médical, l’éthique, le social et le juridique (lois

renforcées sur l’émigration), assortie d’une politique d’accalmie, révélatrice des capacités

d’ajustement de ces mêmes acteurs du système de santé à l’égard d’une situation sanitaire

difficile à maîtriser dans un contexte pluriethnique et de forte migration internationale.

Plusieurs études consacrées aux migrants attestent qu’un individu en situation

irrégulière sollicite plus rarement une aide, même légitime, d’un service de santé qu’une

personne avec autorisation de séjour (Fassin, 2000 ; GISTI, 1996). Des enquêtes

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personnelles menées au Brésil, en Guyane française et au Surinam confirment le souci

prioritaire, presque obsessionnel, des personnes nécessitant des soins de sécuriser en

priorité leur permanence dans le pays hôte avant de s’occuper de leur propre santé

(Bourdier, 2001). Les individus effectuent une association étroite entre la régularisation

de leur séjour et la possibilité d’accéder sans craintes au réseau public de santé.

Autrement dit, ce qui de facto est un droit à l’image de la loi récente d’accès universel à

la santé en France est perçu comme un privilège (Bourdier, 2001b). Cette interprétation

du recours sous condition n’est pas sans implications en matière de santé publique. Elle

revêt une importance capitale car elle montre précisément la façon dont s'affirment

étroitement les comportements des malades en fonction de leur reconnaissance sociale

dans le pays d’accueil.

En amont des relations qui caractérisent le champ médical, le contrôle de

l’immigration des populations du Sud est perçu comme une composante clé du maintien

de la santé publique. Régulièrement en Guyane, les médias soutenus par les responsables

locaux manifestent le souci de renforcer via la métropole les accords avec les pays voisins

pour combattre une immigration en augmentation (qu’aucun chiffre rigoureusement établi

ne vient étayer). Quelques décideurs et médecins projettent des scénarios catastrophiques

où le département français serait le refuge sanitaire de tous les pauvres démunis des

Caraïbes et de l’Amérique du Sud.

Entre circulation migratoire et implantation durable

Rappelons les données, même si elles demeurent quantitativement et qualitativement

floues. La plupart des Brésiliens en Guyane française sont en situation dite irrégulière,

c’est à dire sans autorisation officielle de séjourner sur le territoire. Seule une proportion

minimale (un peu plus de 6000) bénéficie d’une carte de séjour, généralement valable

pour 10 ans. Ne sont pas inclus ceux qui disposent d’un visa temporaire de travail non

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renouvelable. Les autres sont estimés entre 15 000 et 25 000. L’intervalle d’incertitude et

la contradiction entre les différentes institutions qui collectent l’information (consulat,

préfecture, police, service des migrations, associations, instituts de recherche) en dit long

sur l’état d’ignorance vis-à-vis de cette population et sur son inexistence virtuelle. Le

caractère secret des chiffres oscillant entre l’officiel et l’officieux cristallise la dimension

énigmatique des flux migratoires qui ne se laissent guère appréhender sereinement en

Guyane française, notamment à une époque où les Créoles ne représentent plus la

majorité de la population. Les données de santé en fonction de la nationalité d’origine

sont encore davantage l’objet d’un secret1. Or le manque de précision des données de

population et des données sanitaires n’est pas sans conséquences sur les actions

collectives de santé publique. Ceux absents au comptoir des statistiques officielles ne font

pas l’objet de stratégies ciblées d’information, de prévention et d’accès aux soins. Cela ne

signifie pas qu’ils sont exempts des préoccupations des politiques de gestion de la santé

mais qu’ils sont prioritairement perçus comme vecteurs de maladie plutôt que comme

victimes de leurs conditions précaires de vie. La porosité naturelle des frontières, facilitée

par la forêt à l’est, au sud et à l’ouest, par la mer au nord et par les fleuves sur les deux

côtés, est invoquée par les instances gouvernementales pour justifier la difficulté d’un

dénombrement. Mais l’État se contredit quand il brandit sous des discours plus ou moins

nuancés le péril migratoire et la menace croissante des filières clandestines. D’aucuns

vont jusqu’à insinuer que la Guyane est assiégée. En réalité, la présence brésilienne

arrange autant qu’elle dérange2.

Le rapport individuel des Brésiliens en Guyane est infléchi au premier chef par les

conditions institutionnelles et sociales de leur reconnaissance collective et individuelle.

De ces protocoles d’accueil draconiens et de plus en plus limitatifs découlent soit des

1 Une des toutes premières études parues à ce sujet au niveau national en France fut celle de Savignoni A., Lot F., Pillonel J., Laporte L., 1999, Situation du sida dans la population étrangère domiciliée en France, Institut de veille sanitaire, Paris, avril, 1-9. 2 Contrairement à d’autres populations qui sont jugées moins désirables (les Surinamiens).

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stratégies de regroupements et de protection de l’individu au sein d’un micro-univers de

compatriotes déjà installés, soit au contraire un repli et un isolement accru de la personne

si elle ne trouve guère les appuis escomptés. La situation des travailleurs sans papiers à

Cayenne comme celle des orpailleurs dans la forêt est emblématique de leur insertion

dans une société qui leur reconnaît prioritairement une existence physique (liée à leur

force de production). Les chercheurs d’or brésiliens constituent l’essentiel – et dans les

régions transfrontalières de l’Oyapoque et du Maroni, la quasi-exclusivité – des vagues de

migrations spontanées. Ils effectuent des mouvements circulaires entre les placers

aurifères surinamiens, guyanais et les villes de Maripassoula, Saint-Georges, Oyapoque,

Cayenne et Macapá où ils viennent se reposer, vendre les produits de leur exténuant

labeur et le dépenser dans les artifices de plaisirs évanescents. Engagés en permanence

dans des périples aléatoires, la plupart d’entre eux ne perçoit jamais autrement que

comme des lieux de passage leurs successives implantations, s’interdisant toute

adaptation durable à un milieu social difficile, sans loi (dans la forêt) et peu sécurisant.

Par contre des mouvements davantage étalés dans le temps caractérisent un autre type de

migration brésilienne qui arrive à Cayenne. Ce sont généralement des célibataires munis

de contrats temporaires – plus ou moins officieux – avec un emploi à la clé dans le

bâtiment, l’artisanat et la construction pour les hommes et dans la restauration, le ménage

et le vente pour les femmes.

Si l’on s’en tient au cas très particulier de la zone transfrontalière avec les villes

d’Oyapoque (Brésil, 8000 habitants) et Saint-Georges (Guyane, 2500 habitants) séparées

par le fleuve, l’accès sans encombre à la Guyane en franchissant la rivière donne le jour à

des facilités d’échange qui ne vont cesser d’augmenter grâce à la piste, bientôt route,

rejoignant d’un côté Macapá (600 km.) et de l’autre Cayenne (250 km) via Régina. Les

fluctuations de population se traduisent par l’installation d’agriculteurs brésiliens sur

l’autre berge et par la venue de multiples travailleurs pendulaires sur le versant guyanais,

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y compris des femmes dans la prostitution. Car la frontière ne commence pas au fleuve

mais après la bourgade française de Saint Georges. Les déplacements constituent sans

aucun doute des atouts puissants pour le migrant qui profite de l’occasion pour augmenter

un capital financier, pour bénéficier théoriquement des services de santé et pour

s'accommoder éventuellement d’un nouvel environnement en vue d’une installation

prolongée, en même temps qu’ils l’exposent à de nouvelles situations d’irrégularité et de

fragilité vis-à-vis de la population locale qui ne perçoit pas toujours d’un bon œil cet

entrisme latino-américain. Réciproquement, la bourgade d’Oyapoque symbolise la porte

d’entrée et de sortie du Brésil. Longtemps léthargique, elle connaît un essor sans

précédent et s’affiche en tant que lieu commercial et point de référence, si ce n’est de

repli, des mouvements pendulaires et temporaires. Pourtant rien ne se crée de façon

constructive pour accueillir l’énorme population fluctuante (plusieurs dizaines de

personnes arrivent chaque jour) en l’absence de planification urbaine et de programmes

sociaux destinés aux individus en transit, sans parler du faible déploiement des structures

médicales et du peu d’attention accordée par les autorités envers le risque épidémique.

Par contre les hôtels de bas étage (dormitórios), les bars et les autres lieux de

divertissement, ainsi que l’incroyable développement de la prostitution organisée et en

free lance sont là pour entretenir et raviver les plaisirs de l’alcool, du sexe et de la

convivialité dans une atmosphère d’émulation entre jeunes célibataires oubliant

momentanément les voyages exténuants, la fatigue de la vie en forêt et les aléas de la

compétition pour la survie.

Construction de l’irrégularité et conditions d’accès aux soins

Toute migration internationale s’évalue autant par les décideurs que par la population

locale en termes de coûts/bénéfices. La régularisation des immigrés est donc l’objet d’une

construction sociale dont on peut dégager trois dimensions principales qui, on le verra par

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la suite, grèvent sérieusement l’accès aux soins de santé : d’abord l’assimilation de

l’immigré à un gain, à une force de travail ; ensuite la crainte que cette source de

production ne commence à revendiquer l’accès aux droits sociaux et sanitaires et, pire

encore, devienne inactive ; enfin l’appréhension épidermique de la population

métropolitaine/créole et de la population immigrée ou étrangère « correctement

implantée » redoutant les conséquences d’une invasion incontrôlée, plus précisément

d’avoir à partager les acquis socio-économiques et de se retrouver en nombre inférieur.

En premier lieu, la régularisation des immigrés dépend de leur capacité à fournir une

charge de travail non disponible sur le territoire. La main d’œuvre brésilienne vient

combler les déficiences locales à l’égard d’un savoir-faire relatif à des travaux exténuants.

L’adaptation des Brésiliens à des contextes et des conditions de vie pénibles renforce

l’image de marque d’une population « vigoureuse » dont on peut tirer parti. Mais elle

devient gênante une fois qu’elle déborde ce cadre précis. Il existe donc un « bon » et un

« mauvais » type de migrant. L’idée que l’immigré lusophone équivaut à un travailleur, et

rien d’autre, continue à faire longue route. Vient-il quémander autre chose, ne serait-ce

qu’un droit élémentaire, et il se transforme en envahisseur. Il est remarquable que la

plupart des Brésiliens ont intériorisé ce parallèle. L’unique moyen d’auto-justification

quand ils sont soumis à un contrôle policier est d’affirmer, à la manière dont on présente

un passe-droit, qu’ils ne sont pas des malandros ou des vagabundos3, qu’ils besognent

sérieusement à la différence des paresseux Surinamiens et George-towniens. Le Brésilien

entreprend de justifier sa présence par le labeur, non par la revendication au droit de

rester. Dans de telles circonstances où le corps est mis en avant, signifié en instrument de

travail, la maladie menace de bouleverser les repères et fait obstacle à l’intégration dans

le corps social.

3 Voleurs, vagabonds : termes très péjoratifs, utilisés comme insultes courantes.

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En second lieu, la multitude des avantages sociaux dont bénéficient les habitants du

département français suscite de fortes réticences chez les responsables des services socio-

sanitaires qui voient dans la régularisation, même provisoire, des immigrés un surcroît de

dépenses que les financements alloués par le gouvernement auront du mal à absorber. Les

représentants de la DDASS Guyane évoquent les budgets incompressibles pour tel ou tel

secteur, hormis bien entendu tout ce qui touche à l’immigration, et le manque de

connaissances des réalités locales de la part des instances de la capitale vers qui le mal est

rejeté. Or, les dossiers de demande de régularisation se modifient, disparaissent, traînent

et s’oublient dans les préfectures guyanaises alors que les demandeurs ont pourtant reçu

de la métropole une notification les enjoignant à se rendre à la mairie pour recevoir leur

titre de séjour. Il n’est donc pas abusif d’avancer que le système est rongé de l’intérieur

sous la pression probable de réseaux d’influence décidés à décourager les candidats à la

régularisation qui n’ont d’autres choix que de se réfugier dans la clandestinité.

En troisième lieu, plus insidieusement, la population immigrée est perçue tant par la

population locale que par la population bien intégrée (et ceci quelque soit sa nationalité

d’origine) au mieux comme un mal nécessaire quand est évoquée sa force de travail, au

pire comme une masse en train de devenir numériquement majoritaire, donc susceptible

d’absorber non seulement une partie de la manne financière venue de la métropole mais

de réduire le pouvoir symbolique et réel détenu par une classe urbaine dont les assises

reposent sur une base populaire désormais minoritaire. En conséquence, tout est fait pour

que cette population non encore régularisée devienne sans possibilités de régularisation.

Elle se voit accablée de tous les maux, reçoit maintes accusations : elle amène

l’insécurité, déstabilise les structures sociales, menace l’identité créole, concourt à

augmenter la confusion et, pour finir, devient vecteur de maladies.

Rajoutons à ces trois dimensions leur contrepartie destinée à pondérer, par

intermittence, certaines situations délicates : des mesures dites « humanitaires » sont

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établies, élaborées au coup par coup. Elles visent à maintenir un équilibre fragile entre

d’un côté les politiques figées de la Guyane qui sont elles-mêmes en connivence avec

l’opinion des élites locales et de l’autre côté les conditions sociales et sanitaires

extrêmement précaires concernant les immigrés que le département ne peut décemment

ignorer sous peine d’être fortement remis en question par les rares groupes de pression

(ONG, association d’immigrés, représentants de la société civile etc.). En effet, comme il

n’est pas possible qu’un lieu d’exception à l’égard de la loi française revendique haut et

clair ce statut d’exception, se mettent alors en place des mesures d’accalmie qui ne font

l’objet d’aucune marche à suivre clairement énoncée ni même implicitement établie, mais

que les politiciens, les décideurs et les responsables de santé vont appliquer de temps à

autre, en fonction de circonstances plus ou moins précises. L’humanitaire – c’est le mot

employé - remplace alors le bon usage d’une loi sensiblement différente de celle de la

métropole. En vertu de cette soupape de sécurité et grâce à l’effort de mouvements de

citoyens et d’ONG, quelques immigrés peuvent sortir de leur clandestinité, s’organiser

bon an mal an pour rester dans le pays et être traités décemment en cas de maladie.

Les processus de production de l’irrégularité sont donc étroitement conditionnés par

des facteurs conjoncturels qui dépendent de l’offre et de la demande sur le marché du

travail. Ils résultent aussi des représentations sociales discriminatoires et des remises en

cause périodiques de l’accès au prestations sociales et aux droits élémentaires (logement,

accès à l’école pour les enfants4 etc.) auxquels devrait pourtant avoir droit une partie non

négligeable des immigrés qui en sont encore écartés. Ce durcissement politique,

explicitement désiré par la majorité de la population locale créolisée, est aggravé par un

système administratif opaque où les personnes en attente de régularisation ont toutes les

peines du monde à se retrouver, à moins qu’elles ne soient épaulées par des associations

et des assistantes sociales dévouées mais débordées.

4 En 2001-2002, environ 200 jeunes Haïtiens n’avaient pas accès à l’école sous prétexte d’un manque

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A leur tour, ces situations d’irrégularité infléchissent les conditions d’accès aux

services de soins de santé. Là encore, les responsables de la santé distinguent deux

niveaux : les cas estimés urgents et les cas estimés chroniques. Outre le fait que la limite

entre les deux reste extrêmement vague, dépend de la subjectivité de l’administration et

des directives que reçoit le service d’urgence d’un hôpital public, le corps médical

s’accorde à reconnaître que toute intervention présumée urgente (accouchement, acte

chirurgical, accident grave, paludisme virulent etc.) s’effectue sans tenir compte si la

personne dispose ou non de papiers. On entend dire en ces occasions que la France

débourse en faisant œuvre de bienfaisance. La marge d’intervention se rétrécie avec les

maladies dites chroniques où sont rangés le sida et plusieurs pathologies chroniques ne

mettant pas de suite en danger la vie de la personne et - c’est là le plus important -

susceptibles d’être traitées ailleurs, notamment dans le pays d’origine. Il y a en ce sens

toute une série de conditions à remplir. Par exemple l’infection par le VIH est prise en

charge en vertu de la CMU mais seulement pour les personnes qui ne disposent pas d’un

traitement équivalent dans leur pays d’origine et qui ne sont pas sur la liste rouge des

individus repérés comme étant cause de désordre public. En d’autres termes ceux ayant

effectué un séjour en prison ou fortement suspectés d’être dangereux pour les autres (cas

des usagers de crack et de drogues injectables) sont doublement exclus : de la société et

des services de santé.

Le statut des immigrés à l’égard de la « loi guyanaise » conjointement aux possibilités

limitées d’accès aux soins de santé se répercute inéluctablement sur les tergiversations

des individus envers le dépistage pour le VIH. Même anonyme, il arrive que le test soit

assimilé par les immigrés sans papiers et par ceux disposant d’une carte de séjour

temporaire à une déclaration officielle d’un état physique et social compromettant qu’il

vaut mieux dissimuler. Pour les individus qui connaissent leur séropositivité, les

de place.

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conditions d’accès aux structures de soins restreignent la qualité du suivi thérapeutique

comme vont l’illustrer trois biographies qui, loin d’être des cas exceptionnels, ont valeur

d’exemple.

Enjeux et résistances sociales autour de l’annonce de la séropositivité

La réaction des populations immigrées précarisées face aux problèmes de santé

dépend des phénomènes précédemment cités mais aussi de facteurs dont les poids

respectifs varient en fonction des contextes et des cultures. En observant la situation

latino-américaine, il est impossible de faire l’impasse sur la manière dont le corps est

perçu. La grande majorité des immigrés brésiliens en Guyane ne sont pas des gens bardés

de diplôme et rien de plus éloigné de leur stratégie que de se présenter avec leur

Curriculum Vitae devant un employeur. Ils apportent avec eux une pratique, un savoir-

faire et une force physique qui constituent indéniablement leur carte maîtresse. La société

guyanaise leur reconnaît au moins cette particularité d’être des travailleurs résolus ne

reculant pas devant l’effort, capables d’une endurance physiologique étonnante. Les

parcours de plusieurs jours que les Brésiliens, hommes et femmes, endurent en solo ou en

petit groupe dans la forêt avec comme seule nourriture quelques poignées de farine de

manioc suscitent l’admiration de tous, y compris de la police et de la Légion étrangère.

L’enveloppe charnelle est plus qu’une valeur : c’est une garantie. Le corps envisagé

comme un instrument de travail devient un facteur déterminant dans la représentation de

la santé. C’est un capital, une ressource, un avenir.

Vu ces circonstances, on aurait pu s’attendre à une meilleure attention, à un souci de

prévenir les désordres biologiques avec une rationalité qui se rapprocherait des consignes

normatives érigées en matière de santé publique. Mais une autre logique se met en place.

Une des idées motrices est que l’esprit ne doit pas laisser commander le corps, au risque

de le fragiliser. Malléabilité inacceptable pour quelqu’un ayant besoin à contrario d’une

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résistance à toute épreuve. On évite de parler du corps affaibli, on minimise les douleurs

qui en émanent. Combien de Brésiliens vivant en forêt, « à la dure », plaisantent sur le

dos de leurs semblables en « col blanc », confortablement installés dans les villes et si

facilement enclins à se rendre à l’hôpital à la moindre incommodité. Ce n’est pas un

hasard si Daniela Knauth (1998) observe des attitudes similaires chez les femmes

séropositives d’une favela dans une grande ville du sud brésilien : sollicitées pour

participer à des séances psychothérapeutiques, la population féminine objecte de ne pas

avoir le temps ni les moyens d’envisager si le moral va bien ou pas. L’ampleur des

tâches quotidiennes et les difficultés permanentes de survie au sein d’un foyer éclaté dont

elles sont à bien des égards responsables les rend circonspectes au regard de la relation

intentée par le personnel de santé qu’elles préfèrent côtoyer en se limitant à la remise des

médicaments. L’auteur néglige toutefois de souligner qu’au-delà des mots, le discours

revêt une dimension éminemment sociopolitique du corps. Le propos des femmes

débouche sur la remise en question d’une société inégalitaire (on délaisse les pauvres), du

rapport entre les sexes (sans l’épouse, l’édifice familiale s’effondre) et, plus largement, de

l’attitude pragmatique de la femme confrontée à la maladie (pas d’autres alternatives que

de rester forte et d’agir comme si de rien n’était). A ce titre, la signification de ce discours

féminin rejoint les paroles des immigrés qui valorisent les exploits de vie en autarcie,

l’abnégation face à la douleur et un certain esprit « aventureux ». En ce sens, le corps est

plus qu’un véhicule : il incarne le principal moteur de la force de l’être humain et il n’est

guère permis de le laisser s’embrumer dans les vapeurs délétères du tourment.

Réciproquement, l’affermissement du corps est inséparable d’un esprit vaillant. La

stabilité psychologique de l’individu compte énormément pour le maintien de la santé. G.

a quitté sa terre natale il y a vingt ans. Après avoir sillonné le Pará où il connaît les heures

de gloire de la Serra Pelada5, il travaille en Amapá dans divers sites d’orpaillage,

5 Le plus grand gisement brésilien d’or à ciel ouvert qui attira des dizaines de milliers d’hommes.

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alternant avec une foule de petits métiers. Au grès des rencontres, il s’informe que le

territoire au-delà de l’Oyapoque, c’est-à-dire la Guyane française, est davantage pourvu

en or. Attiré par la vie en forêt, muni de son expérience et sûr de lui car il ne tombe

jamais malade, il part sans trop avoir de point de chute. La première fois, il prend un

bateau qui le dépose avec d’autres passagers clandestins sur une plage du littoral

cayennais. Il se rend dans un des quartiers fréquentés par des Brésiliens où il s’informe

des lieux et des moyens pour pénétrer les zones aurifères. Accompagné au début d’un

compère, il continue seul ses pérégrinations dans la région de Saint Élie, au sud-ouest de

Cayenne, puis, via le Brésil, près des berges de l’Aprouague au sud de la ville de Régina.

Furetant ici et là, il apprend à se repérer, à connaître les sentes et les layons qui

débouchent sur le fleuve délimitant la frontière. Il découvre puis exploite de nombreux

gisements, attribuant son succès dans ce milieu hostile à sa persévérance infaillible.

Contrairement aux individus qu’il dénomme imprévisibles et inconstants, être un homen

de opinião (un homme de caractère, sachant ce qu’il veut) est une condition nécessaire

pour réussir, affirme-t-il. Les premières années, il se rend périodiquement à Oyapoque

pour retrouver sa maîtresse, à moins qu’il ne préfère, histoire de changer de compagnie,

se rendre à Vila Brasil, une petite bourgade spontanément créée sur la berge opposée du

village indien de Camopi, où tout est prévu pour faciliter la dépense de l’argent des

Waiãipi français touchant le RMI et de l’or des garimpeiros : officines d’alcool, bordels,

bars, pharmacies, épiceries, magasins d’équipement d’orpaillage et église pentecôtiste

pour le salut de l’âme. Une dizaine d’années plus tard, G. commence à se sentir affaibli

constamment, en proie à des céphalées. Il pense à une anémie. Une visite rapide dans un

centre de santé guyanais renforce son doute bien qu’aucune analyse médicale ne le

confirme. Le diagnostic intuitif du personnel de santé repose sur l’idée que les chercheurs

d’or travaillant seuls ou en petits comités disposent de très peu de stock de nourriture

(farine, viande séché, café) et se sustentent chichement des rares produits de la chasse et

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de la cueillette. En dépit d’une alimentation restreinte, les chercheurs d’or estiment

compenser une déficience nutritionnelle dont ils sont conscients grâce à un sang « fort ».

Un sang fort est un sang qui circule constamment dans le corps grâce à une activité

physique soutenue. Étant donné sa robustesse, G. a donc le sentiment d’avoir acquis une

immunité naturelle. D’ailleurs, n’est-il pas toujours passé entre les mailles des

anophèles ? Cependant, quand le corps, accumulé par la fatigue, ne répond plus, il

retourne se faire ausculter par les services de santé de Régina qui « ne trouvent rien de

neuf ». Après maintes tergiversations, quand il n’a d’autres choix que de demeurer

fréquemment alité, il se rend à Oyapoque. Il passe plus d’une année à recevoir

irrégulièrement des traitements pour les symptômes qu’il manifeste, fermement

convaincu qu’il s’agit d’une anémie persistante. Un jour, une équipe de santé de Macapá

vient pratiquer un dépistage systématique auprès de tous les malades « présentant des

symptômes suspects » et auprès de la population prétendument à risque. G. prend ainsi

connaissance de sa séropositivité, mais seulement cinq mois plus tard, une fois son état

nettement aggravé sans compter l’année passée à végéter dans les services de santé

d’Oyapoque. Finalement il est transféré en piteux état à l’hôpital général de Macapá où il

va recevoir les antirétroviraux avant d’être pris socialement en charge par une ONG.

Si l’histoire de G. évoque clairement une conception du corps refusant de se voir

affaibli, on s’aperçoit dans l’exemple suivant qu’il est utilisé en sus comme un moyen de

protestation envers le contrôle social exercé par les intervenants de la lutte contre le sida.

Quand T. découvre qu’il est porteur du VIH, il quitte la ville de Macapá pour

« s’endurcir afin de ne pas laisser son corps flétrir ». Il part pour l’île de Marajo, dans le

delta de l’Amazone, et travaille ça et là dans la maçonnerie et dans des fermes. Puis il se

lance dans le commerce du bois. Il construit une cabane et vit à la façon d’un ribeirinho,

près des berges du fleuve. Les années qui suivent, il ne s’occupe pas de savoir où en est le

risque d’évolution du sida déclaré dont on lui avait parlé. Refusant de s’enliser dans un

Sciences sociales et santé, Paris, septembre 2002, 20(3), pp. 5-27

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discours plaignant et hypocondriaque, il préfère ajuster sa vie au prix de la recherche d’un

équilibre entre santé mentale et santé physique. Dans son discours sur la maladie, un fait

mérite que l’on s’y arrête. T. parle avec emphase de l’expérience de ses deux paludismes,

expliquant avec ostentation la manière dont il en est sorti indemne, sans recours à la

médecine moderne. Par contre, il aborde beaucoup plus difficilement l’épisode de la

pneumonie qu’il attrapa quand il travaillait dans le bois. L’apparition de celle-ci est

pourtant déterminante. C’est suite à cette pathologie qu’il se rend à Macapá dans le

service des maladies infectieuses et qu’il sera pour la première fois depuis l’annonce de

sa séropositivité confronté à l’existence constatée du sida. Et encore. T. s’interdit d’établir

un quelconque rapport entre la pneumonie et le syndrome d’immunodéficience. Il sait que

l’association est fréquente chez de nombreux malades du sida, mais dans son cas un agent

causal bien palpable sert de paravent : il a attrapé une pneumonie, à l’image d’autres

madeireros, car il était en contact avec le bois humide mais pas à cause d’un système

immunitaire affaibli. Le refus d’associer maladie opportuniste et sida déclaré va se

confirmer quelques mois plus tard par les résultats encourageants de la charge virale et

des cellules T4. Cela confère la preuve à T. que le virus ne s’est pas développé depuis la

dizaine d’années qu’il connaît sa séropositivité. Il reste en bonne santé et la pneumonie ne

s’inscrit aucunement dans la trame de l’évolution de la maladie. Au plus un épisode dont

l’origine professionnelle est concrètement établie. T. reçoit la trithérapie mais la

considère comme un simple adjuvant préventif à l’évolution, le principal étant de ne pas

s’affoler, de rester psychologiquement serein. (Il n’est pourtant pas certain que T. soit

convaincu dans son for intérieur que tout aille bien, car il repousse chaque fois l’échéance

quand il s’agit de d’effectuer de nouveaux examens sanguins pour la charge virale et les

T4). Un jour, fatigué d’écouter les injonctions paternalistes et moralisantes des acteurs de

santé, il décide de partir vers le nord, ayant entendu parler des possibilités de travail - et

d’aventure - en Guyane française et au Surinam. Á Oyapoque, il se renseigne sur les

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opportunités de faire fortune dans l’orpaillage puis traverse le fleuve et arrive à pied

jusqu’à un des multiples sites qui jonchent les affluents de la rivière principale. Il y

travaille peu de temps car il contracte le paludisme et rebrousse chemin jusqu’à Macapá

où il sera interné à l’hôpital public. Ce qui le contrarie, c’est moins d’avoir souffert du

paludisme que de l’avoir attrapé si facilement. Pire encore, les Brésiliens rencontrés dans

le placer s’opposèrent à sa présence, l’estimant trop fragile pour les conditions de vie

locales. Honte ultime, le rejet des autres l’assigne cette fois-ci d’un cran supérieur dans la

maladie. Une tentative ultérieure de se rendre au Roraima, un État brésilien au sud du

Venezuela, pour passer plus facilement au Surinam afin de pénétrer par le côté ouest de la

Guyane Française6 achoppe au dernier moment. Résigné à s’établir dans la capitale

macapaense, son attitude change, probablement par la force des événements, et il accepte

avec une nonchalance déconcertante la présence du virus. En contrepartie, il s’affiche en

porte à faux avec l’association des séropositifs et l’équipe de la coordination MST/sida,

arguant que personne ne peut diriger la vie de l’autre, aussi légitime soit la raison.

Le récit suivant traite davantage du rapport à la loi et du corps déchu. Originaire du

nord-ouest amazonien, C. apprit sa séropositivité à Maripassoula, au sud-ouest de la

Guyane, alors qu’elle venait d’un garimpo du Surinam pour se faire traiter d’un accès

virulent de paludisme. Le médecin de la petite ville française en profita pour la dépister à

son insu, lui annonça brutalement sa séropositivité et l’envoya à l’hôpital de Cayenne vu

son état d’impaludation grave. Elle y resta quarante jours, reçut le traitement contre la

malaria tandis que les internes firent le nécessaire pour qu’elle obtienne une autorisation

provisoire de séjour permettant de recevoir la trithérapie. Contre tout attente, elle se fait

arrêter par la police le jour de sa sortie de l’hôpital puis expulser le lendemain vers

Macapá. C., enceinte de 7 mois, arrive dans la capitale sans le sou et sans connaître

personne. Elle est recueillie et hébergée par une femme qui l’intégra dans les réseaux

6 L’entrée par le Surinam offre une solution alternative vu la porosité de la frontière le long du

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d’une église pentecôtiste. Cependant, elle n’ose pas parler de sa séropositivité. Le temps

de prendre ses repères et de se remettre de ses émotions, elle se rend deux semaines plus

tard au centre de lutte contre le sida et peut ainsi reprendre le traitement qu’elle a été

contrainte d’arrêter suite à sa reconduction à la frontière. Après son accouchement elle

reste quatre mois dans la maison de passage (une ONG) destinée à recevoir les personnes

sans abri vivant avec le VIH, puis s’en va avec son nourrisson vers Oyapoque dans

l’espoir de traverser la Guyane pour retrouver son compagnon besognant toujours dans le

même site d’orpaillage où elle vivait sept mois auparavant. Sans argent, elle confie son

enfant à une famille et se fait embaucher comme cuisinière dans un placer guyanais à

quelques heures de la ville-frontière. Elle se rend tous les deux mois à Macapá afin de

récupérer les médicaments pour elle et pour sa fille. Le coût du trajet et de la pension

qu’elle doit verser à la famille adoptive grève à tel point son budget que toute chance de

traverser la Guyane s’amoindrit au fur et à mesure que son endettement augmente. Après

une phase d’indécision, elle se résout à solliciter son partenaire pour réclamer une aide,

pour lui faire part de son état de santé et pour l’avertir des risques de contamination que

lui-même encourt. Elle lui parle de vive voix par radio à plusieurs reprises, jusqu’au jour

où elle ne reçoit plus aucun signe de réponse. C. s’en veut d’avoir écouté les conseils du

service social de Macapá lui ayant recommandé d’effectuer la démarche. Se réappropriant

le discours rassurant d’une église évangélique, elle espère en la foi pour recouvrer une

meilleure santé et pour empêcher le même sort d’accabler sa progéniture. Désormais

fermement résolue à ne plus évoquer sa séropositivité, elle en est réduite à travailler

parmi les chercheurs d’or, en dépit des conditions drastiques d’existence et de la

promiscuité sexuelle qui s’en suit.

Trois trajectoires mouvementées qui montrent, chacune à leur manière, les enjeux de

l’annonce de la séropositivité. Enjeux de survie, bien entendu, puisque chacun doit

fleuve Maroni.

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continuer à affronter les contraintes de la vie quotidienne avec une épée de Damoclès sur

la tête. Enjeux de discrimination car il est dangereux d’être socialement repéré en tant que

porteur du VIH, à plus forte raison quand on est en situation irrégulière hors de son pays.

Enjeux sociofamiliaux dans la mesure où les liens tissés avec un partenaire et des

compagnons de travail risquent de s’en trouver profondément affectés. Mais aussi enjeux

de pouvoir, et plus précisément de refus de subordination avec les acteurs de santé. Car le

corps médical, animé par une bonne volonté, accentue le contrôle et incite les individus à

adhérer à des consignes d’hygiène moral et physique vraisemblablement non respectées

dans le passé (ne plus avoir de relations sexuelles non protégées, éviter de procréer, ne

pas allaiter son nourrisson, adopter une vie régulière, manger sainement, ne pas boire et

ne pas fumer). En outre, il n’est pas rare que les personnes contaminées réagissent avec

une défiance non dissimulée vis-à-vis d’une dynamique de dépendance exigeant un suivi

médical et des tests réguliers alors que les prestations reçues en retour traduisent une

gestion inadéquate des soins (retard dans les diagnostics, relation fugace avec le médecin,

pénurie de médicaments essentiels au Brésil, etc.). S’enfuir pour faire mine d’oublier,

différer la prise de médicaments et ne pas se plier aux horaires imposés : ces

comportements traduisent chez T. le refus d’adhérer sans réserves aux recommandations

médicales. Négation de l’ordre établi qui est d’ailleurs associée à une critique de la façon

administrative et un peu sèche de traiter les gens. Dans ces conditions, partir revient à

laisser derrière soi une partie des conséquences sociales de la maladie. Comme le

souligne V., une jeune mère originaire de Belém (État du Pará), le déménagement pour

Macapá fut une occasion de faire peau neuve et de passer à autre chose, autant à l’égard

de son environnement immédiat qu’à l’égard des structures de santé peu accueillantes.

Migrer quand on est malade ou porteur du VIH suppose bien entendu d’autres enjeux.

Qu’implique alors, en matière de risque de santé appréhendé, le fait d’émigrer ? Afin

d’esquisser des éléments de réponse, on va se pencher, en sus des trois cas précités, sur

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les individus qui en grande majorité font chemin seul et franchissent les frontières du

Brésil pour la Guyane.

Partir, rester ou retourner ?

On ne peut ignorer les conditions légales et socioéconomiques qui rendent possibles

les pratiques de santé et orientent les réactions des individus face au dispositif sanitaire.

D’abord, se pose la question déjà mentionnée de la menace d’expulsion du territoire pour

les immigrés clandestins. Ensuite, des modalités d’insertion de l’individu au sein de

réseaux associatifs, familiaux, sociaux ou à l’intérieur d’une communauté d’immigrés va

dépendre son interaction avec le milieu environnant. Enfin, l’histoire individuelle, les

circonstances de travail et le contexte de vie (les enjeux diffèrent suivant que l’on réside à

Cayenne ou dans la forêt) fournissent des indications déterminantes quant à l’accès aux

services de santé et à la qualité de la relation entretenues avec le personnel médical.

Les immigrés en Guyane française, avec ou sans papiers, ont légalement accès à la

trithérapie. Les Brésiliens catégorisés comme clandestins constituent un cas à part

puisque leur pays fournit les remèdes antirétroviraux. En conséquence, ils sont sollicités à

se faire soigner chez eux, même si le décret français oublie de stipuler que l’accès aux

soins pour les maladies opportunistes est loin d’être uniformément répandu au Brésil. La

situation des Brésiliens est donc on ne peut plus équivoque car le gouvernement français

estime, à tord, qu’ils bénéficient d’une qualité de soins de santé similaire dans leur pays.

Ce point fait l’objet de dissensions au sein du corps médico-administratif guyanais :

certains veulent appliquer à la lettre la procédure stipulant l’accès restrictif aux soins

gratuits pour les immigrés qui n’ont pas espoir de trouver l’équivalent dans leur pays.

D’autres, minoritaires, estiment que la qualité de la prise en charge en France est

meilleure qu’au Brésil (médication standardisée, insuffisance des traitements délivrés

pour les maladies opportunistes), sans compter du doute quant à la possibilité de l’État

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brésilien à garantir ad vitam aeternam l’accès universel au cocktail thérapeutique7.

Quoiqu’il en soit, les personnes en situation irrégulière doivent effectuer les démarches

nécessaires pour obtenir une attestation provisoire de séjour (APT) qui, anciennement de

trois mois, a maintenant une validité de un an, renouvelable sur avis médical. Sans l’aide

d’un médecin et d’une assistante sociale motivés, d’une association comme Aides

Guyane ou Sol en Si, la demande tarde à aboutir à moins que la personne ne soit elle-

même familiarisée avec les méandres des services sociaux. Cela dit, les dérapages ne sont

pas rares et l’auteur de ces lignes a personnellement recueilli les témoignages de femmes

et d’hommes expulsés bien qu’étant sous médication (à l’image de C.) ou la nécessitant.

Les immigrés de langue lusophone représentent une petite partie de l’échantillon des

personnes contaminées étrangères sous traitement en Guyane. Ceux en situation illégale

sont encore plus minoritaires : ils constituent des cas « humanitaires ». Un constat

édifiant, dans un cas comme dans l’autre, est leur absence de contact avec les associations

qui se consacrent au sida. D’une manière générale, et contrairement à d’autres

populations implantées en Guyane, les Brésiliens « intégrés » n’utilisent pas de tels

réseaux d’entraide ayant pignon sur rue. Au mieux, ils développent des associations de

quartiers à l’intérieur desquelles les questions de santé comme la prévention et le soutien

aux personnes contaminées ne s’inscrivent aucunement dans l’agenda. La responsabilité

en est imputée à l’État et, de toutes manières, les communautés brésiliennes installées

sachant l’image négative qu’elles véhiculent (les femmes dévoreuses de mâles, les

hommes polygames indisciplinés) ne tiennent pas à l’aggraver en conférant une

quelconque visibilité de l’épidémie en leur sein.

Les considérations juridiques et sociales conjuguées aux itinéraires géographiques

singuliers interfèrent sur les démarches de santé. Les individus inquiets, voire obsédés,

par l’éventualité d’une reconduction à la frontière, assimilent tout contact avec une

7 Le prêt de la Banque mondiale qui finance en grande partie le programme sida (mais pas la

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institution à un risque potentiel de dénonciation (ce qui n’est pas absolument faux, ni

toujours exact). Etre sans papiers empêche de faire valoir ses droits, nuit à toute

reconnaissance sociale. C’est du moins ce que pensent certains immigrés, à l’image de G.,

ce vétéran chercheur d’or, affirmant qu’en cas de complications celui qui est sans

documents d’identité demeure un « moins que rien » et ne peut pas se défendre. Le

passage pour un temps bref ou circulaire, que connaissent la majorité des garimpeiros, et

peut-être encore plus les employés intermittents en zone urbaine, est constitutif d’une

vulnérabilité accrue. La durée du séjour se comptabilise et mérite, à ce titre, d’être

rentabilisée. Elle laisse peu de temps pour se pencher sur des préoccupations sanitaires

qui sont alors laissées de côté et dont on va s’accommoder un moment. La notion de

risque évoquée dans le discours préventif, avec ce qu’elle sous-entend comme probabilité

de ne pas survenir, apparaît en conséquence largement secondaire. En témoignent les

supposées « réticences » des populations, relevées par le corps médical, à utiliser le

préservatif ou, dans la cas des personnes asymptomatiques, à observer les

recommandations médicales et d’hygiène de vie. Sachant le temps limité, les immigrés

brésiliens se concentrent sur l’effort à fournir, moyennant quelques échappatoires

ponctuels, et attendent le retour au pays pour vraiment s’occuper du problème de santé

qui les affecte8 ainsi que le montrent les tranches de vie de G. et de T. déjà relatées.

Différer la maladie, remettre à plus tard sa prise en charge auprès des institutions

modernes de soins ne signifie pas se désintéresser de sa santé. On essaie les remèdes

caseiros (populaires), on prend des fortifiants. On fréquente les services de santé quand

c’est possible mais jusqu’à un certain point, tant que l’on est sûr de ne pas être identifié,

donc stigmatisé. Dans le cas du sida, ceux qui se savent contaminés et qui bénéficient des

médicaments ont le souci de les prendre secrètement. Vivant avec des compatriotes

distribution des médicaments s’arrête fin 2002. L’espoir, comme pour beaucoup d’autres pays du Sud, repose désormais sur l’utilisation des médicaments génériques.

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comme C. dans un garimpo, travaillant comme L. au sein d’un microcosme d’artisans où

tout le monde se connaît : les contraintes de préparation et de prise des antirétroviraux

trois par jour ne sont pas moindres. Tous s’accordent à dire que le sida est une

malédiction qui se vit seul et doit être cachée des autres, et ce d’autant plus qu’on est loin

de l’univers familier. Là, si ce chez soi existe encore, il y aura toujours un intime à qui se

confier : une tante, un frère aîné, une grand-mère. En attendant, la solitude face à la

maladie prédomine. G. va encore plus loin en constatant que parallèlement à l’évolution

du sida (il en est à un stade avancé), a vida estragou : la vie rétrécie. Il se réfère à

l’univers des possibles auquel son autonomie d’orpailleur le prédisposait. Respecté dans

son milieu, autonome et décideur, il est maintenant en proie à une dépendance accrue,

contraint d’obéir à des directives sanitaires dont la signification est insuffisamment

explicitée.

Quitte à choisir entre rester ou repartir en cas de santé fragilisée, les immigrés

brésiliens affichent donc une position ambiguë. D’un côté la contradiction flagrante entre

les politiques de migration et les politiques de santé – ces dernières reconnaissent l’accès

aux soins à (presque) tout le monde alors que la loi est utilisée pour se débarrasser des

personnes indésirables - suscite une réticence compréhensible à demeurer en Guyane. Les

Brésiliens savent qu’ils ne sont pas les bienvenus une fois leur force de travail moins

opérante. Par ailleurs, s’installer à Cayenne demande des investissements économiques et

humains qui ne sont pas à la portée de tout le monde. Pour ceux, minoritaires, qui

possèdent de la famille et sont parvenus à s’insérer dans de solides réseaux d’entraide ou,

mieux encore, qui ont réussi à se marier, le problème ne se pose pas aussi brutalement en

ces termes. Mais pour la plupart, la volonté - ou la résignation - de retourner au Brésil

prédomine, même si ce n’est pas forcément vers le lieu natal ou auprès des siens.

8 Cela ne se vérifie pas systématiquement, à l’image de cette femme vivant avec des orpailleurs en

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Politiques de tension et politiques d’accalmie

L’idéologie de la bonne santé qui inclut la parabole du migrant idéal devant être en

pleine santé puise ses sources moins dans le souci d’évacuer la question de l’accès aux

services de santé pour tous que dans la volonté manifeste d’apporter à quiconque venant

d’ailleurs les normes d’une bonne conduite d’hygiène social et moral. Or les normes

abstraites qui négligent ou méconnaissent les usages locaux, à l’image de la conception

vernaculaire du corps décrite plus haut, produisent des phénomènes de marginalisation

très visibles chez les Brésiliens9.

En mettant ainsi à jour les représentations que les acteurs de santé engagent pour

imposer, manipuler et réinterpréter les règles de santé publique, on en vient à poser les

rapports de domination tacites qui s’exercent à l’encontre de la population immigrée. Le

but de ce papier n’est pas de détailler la nature complexe de ces interférences ni de

déterminer quelles relations elles entretiennent avec les structures internes (la politique

spécifique de la Guyane en matière de migration) et externes (l’universalisation du dogme

de la santé publique) de la société, mais il convient de souligner la nature biaisée des

interactions soignants/soignés. Il s’agit, à vrai dire, plutôt d’une relation à sens unique

que d’une interaction car ce qui prime c’est que les malades adhèrent aux consignes

médicales, sans sa soucier des contraintes qui les accablent. En réponse aux échecs

d’adhésion de la population immigrée, la notion du culture est constamment évoquée. Un

exemple édifiant est que les « aspects culturels », les « traditions », les « croyances » -

pour reprendre les termes employés par les médecins et les gestionnaires de la santé -

s’avèrent de terribles obstacles incontournables mais que l’on ne sait pas comment

plein cœur guyanais et qui profita de son rapatriement à l’hôpital de Cayenne à l’occasion d’un paludisme pour demander un bilan général de santé (y compris sida et autres MST). 9 De telles observations s’étendent à d’autres populations caraïbes : une communauté déjà marginalisée est investie d’une autre discrimination qui l’exclut doublement, ainsi que le dépeint avec brio Paul Farmer en Haïti (1992).

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aborder. Inversement, le fonctionnement et l’idéologie véhiculée par la médecine

moderne ne sont jamais remis en cause.

Les relations malaisées entre gestionnaires de la santé et gestionnaires de

l’immigration surenchéries par la surveillance accrue des frontières, les contrôles

incessants dans les villes et plus rarement dans la forêt, les coups de filet de la PAF

(police aux frontières) génèrent des « politiques de tension » en ce sens qu’elles montrent

du doigt un phénomène qui n’est pas nouveau mais dont les armes du débat changent (on

n’a plus autant besoin d’étrangers comme avant, ne sont acceptés que les migrants

laborieux). Ces politiques de tension compliquent le recours systématique aux soins. D’un

côté, l’accès aux services de santé n’est pas interdit pour les populations non régularisées,

surtout pour les pratiques de prévention qui incluent le dépistage des MST et du VIH.

Tout laisse à penser qu’il est même encouragé ne serait-ce que pour se faire une idée du

profil épidémiologique de cette population et par conséquent pour envisager l’ampleur du

risque de diffusion et de propagation des maladies véhiculées par les immigrés. Mais d’un

autre côté, rien n’est fait pour les inciter à se faire soigner à partir du moment où la

maladie implique une longue prise en charge. Il suffit de rappeler l’histoire de C. qui

reçut tous les examens possibles avant d’être transférée à Cayenne pour une urgence

(paludisme grave) puis renvoyée au Brésil en dépit de son sida déclaré, de sa grossesse et

de sa situation de précarité extrême. Une femme enceinte étrangère et séropositive

constitue une double menace : son enfant pourrait demander plus tard la nationalité et

tous deux vont nécessiter de soins onéreux. La biographie de G. illustre également

comment des centres de santé ne poussent guère les investigations médicales en dépit des

moyens, des liaisons et des réseaux dont ils disposent avec Cayenne et comment ils se

contentent de fournir des remèdes pour des affections bénignes, tout en recommandant à

la personne de se faire examiner plus tard « chez elle ». Ces phénomènes sont révélateurs

de la collusion entre les contraintes inhérentes aux lois migratoires et les conditions

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d’accès à la santé dans la mesure où le corps médical explique sa difficulté à gérer dans le

moyen et le long terme des malades sans papiers qui dans la pratique ne sont pris en

charge ni pas leur consulat, ni par les structures locales. « Comment fournir des soins

réguliers dont un individu a besoin durant deux mois s’il lui est défendu de rester et, de

toutes manières, ne sait pas où résider à Cayenne ? » déplorait un médecin. Pour

empêcher son expulsion, l’alternative, au coût social et économique énorme, réside dans

l’internement, alors que des visites à l’hôpital de jour ou en consultation externe une fois

par semaine seraient largement suffisantes. En même temps, les gestionnaires de la santé

reconnaissent qu’il leur est impossible d’adopter systématiquement de telles stratégies,

que chaque cas mérite évaluation.

L’extraordinaire dispositif de soins dont dispose la Guyane est loin d’être

équitablement partagé au sein de l’ensemble de la population vivant sur le territoire et les

personnes en situation d’irrégularité en ont pleinement conscience. Étant elles-mêmes

victimes de ces politiques d’exclusion qui exacerbent les disparités entre les populations

du terroir, les bons migrants et les indésirables, rien d’étonnant à ce que les tensions

fassent tâche d’huile et se répercutent dans la vie quotidienne : violence, agression,

suspicion envers les groupes sociaux privilégiés. En revanche, les comportements

déviants d’une certaine partie de la population laissée pour compte ne font que légitimer

les actes de stigmatisation et de rejet ainsi que le refus des administrateurs et de la

population locale de comprendre les difficultés d’insertion des immigrés.

Ces prises de positions administratives fermes sont pondérées par des politiques

d’apaisement ou d’accalmie, conséquences historiques d’un ensemble de revendications

de la société civile française, donc applicables aux départements d’Outre-mer. Les droits

d’accès à la santé puis au traitement par les antirétroviraux pour les immigrés ne se sont

pas effectués du jour au lendemain. Les associations de France métropolitaine et de

Guyane ont âprement lutté pour qu’à l’aube du 21ème siècle tout le monde (ou presque)

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puisse en théorie bénéficier de soins sans conditions de nationalité ni de régularité

préalable sur le territoire. Évidemment cela ne signifie pas une continuité des bonnes

intentions dans la pratique car des personnes nécessitant le traitement, comme C. et

d’autres femmes rencontrées au cours de nos enquêtes, figurent parmi les personnes

congédiées. Certains individus, à l’image de G, quittent de guerre lasse la Guyane sans

savoir toujours où aller. Si une partie de la société civile veille à ce que de tels abus

fondamentaux surviennent le moins possible, une autre frange de la population approuve

en silence et développe de forts ressentiments envers un péril migratoire ressenti de façon

exagérée. L’étranger, assimilé à un exportateur de tensions, est invoqué en tant que grand

déstabilisateur de la santé publique, ainsi que le retrace en catimini un rapport ministériel

récent assimilant les Brésiliens à des sujets immoraux et à des vecteurs de maladies tel

jadis le choléra et plus récemment le sida et le paludisme (Taubira-Delannon, 2000). Le

fait qu’ils se soignent eux-mêmes et « n’importe comment » ne serait pas sans

conséquences sur les nouvelles formes de résistance à la chloroquine, dixit le rapport.

Encore serait-il judicieux de comprendre les conditions qui les poussent à agir ainsi et de

voir en quoi les systèmes de santé publique sont eux-mêmes créateurs de tension. En

attendant, la santé se transforme en alibi pour évoquer une menace extérieure et pour

justifier un renforcement du contrôle, au plus grand mépris des contextes de vie locale et

des relations historiques et économiques qui sont à l’origine des vagues de migration. Les

politiques d’accalmie n’en n’existent pas moins : elles sont étiquetées sous le label

« raison humanitaire », qui renvoie au caractère d’exception méritant d’être réévalué

épisodiquement. L’humanitaire est commode car il autorise à déroger de la loi sans la

modifier. Il n’instaure pas de précédent. Certains individus sans papiers ont ainsi

l’opportunité de pouvoir rester sur le territoire dans la mesure où un état grave de santé le

justifie. Les démarches prennent du temps et, en ce qui concerne le sida, c’est

essentiellement l’association Aides Guyane qui s’évertue à lutter pour les droits sociaux

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et sanitaires des personnes appartenant à leur file active. Mais rien n’est jamais définitif ni

généralisable. Les débordements relatifs à la politique de répression aux frontières restent

toujours possibles et une vigilance constante s’impose. Autant de facteurs qui ne font

qu’accroître le sentiment de marginalisation et d’insécurité chez les immigrés, y compris

chez les personnes provisoirement régularisées ou en attente de l’être.

Il est toutefois nécessaire d’examiner l’autre versant qui vise à comprendre plutôt que

d’accuser les logiques propres aux sphères médicale et administrative. Ces dernières

subissent en Guyane d’énormes pressions de la part des élites locales et de certains

groupes revendicatifs (mouvements identitaires, indépendantistes, syndicats de

travailleurs créoles) qui associent les étrangers à une menace davantage réelle que

potentielle. Face à ces lobbies, l’État se donne la priorité d’assumer la stabilité du

département, d’éviter les risques d’agitation, de garantir la paix sociale tout en s’attachant

à renforcer les frontières.

Les secteurs médicaux guyanais se trouvent donc, malgré eux, impliqués dans des

négociations d’ordre politique. Les acteurs de santé ont pleinement conscience de leur

propre engrenage dans un système éminemment politique dont les tenants et les

aboutissants les dépassent. De nombreux médecins éprouvent également une certaine

difficulté à établir une relation avec les personnes de culture différente, ne serait-ce que

pour des raisons de compréhension linguistique. Sans envisager de les cerner dans leur

ensemble, signalons la façon dont est distingué le « bon » du « mauvais » malade. Les

acteurs directement engagés dans la lutte contre le sida perçoivent une série de contraintes

supposées prendre ses racines dans des comportements humains, arbitrairement isolés de

leur contexte. Une des entraves à l’application des programmes est ainsi rattachée à

l’instabilité des malades. Un bon malade doit rester en place et venir quand on l’appelle

sinon on le considère comme irresponsable à la fois à son égard et envers le projet de

santé publique dont il est un des bénéficiaires directs. Ainsi se pose la question de

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l’imprévisibilité des Brésiliens clandestins (un jour là, un jour ailleurs) qui n’est guère

compatible avec une certaine stabilité escomptée par les services de santé s’occupant de

la prise en charge des malades. Mais c’est surtout l’absence de marche à suivre, de

directives précises que déplore le corps médical à propos des populations non

régularisées. « Rien n’est clair, on doit prendre des décisions et des initiatives qui

dépassent notre fonction de soignant », avançait un médecin de Guyane.

Ainsi émergent les incompréhensions au sein du système de santé où malades,

familles, société civile, corps médical, administrateurs, logisticiens et décideurs forment

un grand réseau désuni, où chacun sait qu’une partie du processus global lui échappe, où

l’un et l’autre sont condamnés et réduits à démasquer un bouc-émissaire. La société

accuse l’État de ses atermoiements ou au contraire de son intransigeance. Le médecin

regrette que les gestionnaires de la santé soient incapables d’indiquer une voie cohérente

et il en veut à son patient ignorant de ne pas suivre les consignes préventives et

thérapeutiques. L’État déplore le manque d’implication des médecins, voire même leur

refus de comprendre les lois restrictives liées à l’immigration. Pourtant, au-delà de ces

hiatus qui détériorent la qualité des relations entre soignants et soignés, l’ethnographie

des parcours des immigrés brésiliens en temps de sida remet à l’ordre du jour l’idée toute

simple, mais trop souvent négligée dans l’analyse des pratiques de santé, que les malades

en quête de soins aspirent à un minimum de dignité et de reconnaissance sociale (Massé,

2000), cherchent en priorité à être correctement informés, à éviter toute forme de

discrimination - sanitaire, délit de migration - et savent se montrer conciliants s’ils

perçoivent un minimum de compréhension chez leurs interlocuteurs.

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