revue française de civilisation britannique, xvii-2
TRANSCRIPT
Revue Française de Civilisation BritanniqueFrench Journal of British Studies
XVII-2 | 2012Minorités, intégration en Grande-Bretagne et dansles pays du CommonwealthNuméro en hommage à Lucienne GermainMinorities and Integration in Britain and the Commonwealth
Pauline Schnapper (dir.)
Édition électroniqueURL : https://journals.openedition.org/rfcb/655DOI : 10.4000/rfcb.655ISSN : 2429-4373
ÉditeurCRECIB - Centre de recherche et d'études en civilisation britannique
Édition impriméeDate de publication : 15 octobre 2012ISBN : 2-911580-37-0ISSN : 0248-9015
Référence électroniquePauline Schnapper (dir.), Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012, « Minorités,intégration en Grande-Bretagne et dans les pays du Commonwealth » [En ligne], mis en ligne le 15mars 2016, consulté le 02 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/rfcb/655 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfcb.655
Ce document a été généré automatiquement le 2 juillet 2021.
Revue française de civilisation britannique est mis à disposition selon les termes de la licence CreativeCommons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
SOMMAIRE
Avant-proposSuzy Halimi et Didier Lassalle
Hommages
Lucienne à VilletaneuseMaurice Cling
Merci LucienneBenoît Eurin
L'héritage historique
Doublement minoritaire : le cas de Matthew Mead, « independent minister » (c. 1630-1699)Arlette Sancery
La minorité irlandaise à Londres au XVIIIe siècleSuzy Halimi
Une minorité et son guide spirituel : la communauté séfarade de Londres et le rabbin DavidNieto (1701-1728)Sarah Mimran
L'héritage colonial
Anti-Black Racism in British Popular Music (1880-1920)John Mullen
La presse nationale britannique et le Mandat du Royaume-Uni en Palestine (1922-1939)Jean-Claude Sergeant
Sous-métis d’Australie. Sort des métis issus d’unions entre Aborigènes et Asiatiques jusquedans les premiers temps de la FédérationMartine Piquet
Identités nationales, identités « raciales » en OcéanieAdrien Rodd
Minorités ethniques et intégration en Grande-Bretagne dans la périoderécente
Visibilités sikhe et musulmane au Royaume-Uni : tentative de comparaisonVincent Latour
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
1
L’insertion professionnelle des jeunes issus de l’immigration : enjeux et politiques publiquesen Grande-Bretagne et en FranceCorinne Nativel
Exploitation and human trafficking in the UK today: political debate, fictionalrepresentation and documentariesMichael Parsons
Le post-multiculturalisme de David CameronDidier Lassalle
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
2
Avant-proposForeword
Suzy Halimi et Didier Lassalle
1 Ce volume est dédié à la mémoire de Lucienne Germain emportée, à l’âge de 61 ans, par
la maladie terrible qui la consumait et qui a finalement eu raison de sa combativité, de
son énergie et de sa capacité à affronter l’adversité. Sa disparition précoce a bouleversé
ses proches et ses amis, mais également de nombreux collègues qui l’avaient côtoyée
lors de colloques, de jurys de thèse, de séminaires, de commissions de spécialistes et/ou
d’interminables réunions administratives où sa rigueur intellectuelle, son exigence
morale, son grand respect pour l’autre, mais également son humour parfois acerbe,
faisaient merveille.
2 Son parcours professionnel, particulièrement riche et exemplaire, s’est déployé sur
presque quatre décennies. Elle a débuté à l’UFR LLSH de Paris XIII en 1972, comme
vacataire puis assistante, et y a enseigné une discipline encore neuve : la civilisation
britannique. Elle a ensuite obtenu un poste de Maître de Conférences au département
informatique de l’IUT de Paris (université Paris V) et a finalement rejoint l’UFR d’études
anglophones de Paris-Diderot en 1990. Elle y fut recrutée sur une chaire de Professeur
de civilisation britannique en 2000.
3 Parallèlement à son activité d’enseignement qu’elle préservait farouchement, et dont
elle tirait une grande satisfaction, Lucienne s’est toujours investie massivement dans
l’institution qui l’employait. C’est à Paris Diderot qu’elle a donné toute la mesure de son
talent dans ce domaine. Membre du conseil de l’UFR d’études anglophones, mais aussi
du CA de l’université pendant de nombreuses années, ainsi que de multiples
commissions, elle a aussi assumé la tâche de Chargée de Mission puis les lourdes
fonctions de Vice-présidente aux Relations internationales sous le mandat du Président
Benoit Eurin.
4 Lucienne n’était pas seulement une enseignante passionnée défendant avec verve et
conviction le service public et l’éthique du métier d’enseignant-chercheur qu’elle
pensait menacée à terme par une dérive libérale généralisée, mais c’était également
une chercheuse méthodique et exigeante qui savait susciter l’intérêt de ses étudiants en
les accompagnants avec un rare dévouement dans leur cheminement intellectuel. Ses
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
3
étudiants, en particulier ceux du groupe de recherche qu’elle animait à Paris-Diderot
depuis 2004, et ses collègues peuvent témoigner de ses grandes qualités d’écoute et de
la gentillesse dont elle faisait preuve à leur égard.
5 Elle a aussi contribué au développement de la civilisation jusqu’à son statut actuel de
parité avec la littérature et la linguistique. Rappelons aux jeunes collègues, et même
aux plus anciens qui l’ont parfois oublié, que l’enseignement de la civilisation au sein de
la licence d’anglais n’est apparu que vers la fin des années 1960 sous la forme d’un
certificat dit d’« études pratiques ». De plus, la civilisation n’a été acceptée comme
option à l’agrégation qu’en 1977 (cinq ans après la linguistique), elle n’a été introduite à
l’oral du CAPES que dans les années 1980, n’est devenue épreuve obligatoire à l’écrit
qu’en 1992 et n’a été mise en parité effective avec la littérature et la linguistique à
l’agrégation qu’en 1998. Le CRECIB et sa revue ont accompagné cet essor en offrant un
cadre fédérateur d’échanges et de diffusion aux travaux des civilisationnistes1.
Lucienne était membre du CRECIB depuis sa création en 1972 et a collaboré à notre
revue à de nombreuses reprises. Elle en a même assumé les responsabilités de
secrétaire-adjointe de 1987 à 1992 puis de vice-présidente à partir de 2006. Cet
hommage posthume rendu à une civilisationniste de la première heure, qui a toujours
défendu notre discipline contre vents et marées, est donc un juste retour des choses.
6 Formée aux méthodes de la sociologie et des études politiques, Lucienne s’était
spécialisée dans l’histoire de la communauté juive anglaise ainsi que, plus
généralement, dans l’étude des phénomènes migratoires, des relations interethniques,
de l’intégration des minorités et des processus de création des identités ethniques et
religieuses en Grande-Bretagne. Cependant son approche était devenue résolument
comparative et diachronique comme le souligne l’examen plus approfondi de ses
thématiques de recherche récentes qui font référence à l’histoire passée ou
contemporaine d’autres pays de l’aire anglophone, en particulier des anciennes
colonies britanniques. Nous avons donc souhaité respecter ses choix de chercheuse et
illustrer dans ce volume à sa mémoire le large éventail de ses intérêts.
7 Le problème des minorités, de leur intégration, dont Lucienne Germain avait fait son
champ de recherche, n’est pas nouveau. Elle le savait bien, elle qui s’appliquait toujours
à relier les événements qu’elle analysait à leurs sources, leurs antécédents. Cette
dimension historique est rappelée dans la première partie de cet ouvrage. Arlette
SANCERY étudie le cas d’un prédicateur puritain du XVIIe siècle, Matthew Mead. En
butte aux tracasseries de l’Église établie sous Charles II, il mena toute sa vie une
croisade énergique pour réconcilier les deux branches du protestantisme dissident
dont il était proche : les presbytériens et les congrégationalistes, effort soldé par un
échec, les Anglicans mettant à profit les dissensions existant entre ces deux minorités
religieuses incapables de s’entendre pour obtenir une meilleure reconnaissance au sein
de la majorité anglicane dominante.
8 Au XVIIIe siècle, deux minorités d’immigrants à Londres retiennent l’attention de Suzy
HALIMI et de Sarah MIMRAN : celle des Irlandais d’une part et celle de la communauté
juive d’autre part. Une esquisse de typologie de la communauté irlandaise montre
qu’elle se compose de trois catégories de populations : celle des écrivains et artistes qui
« montent » à la capitale avec l’espoir, souvent frustré, d’y acquérir une certaine
notoriété, celle des ouvriers, peu ou pas qualifiés, que l’on retrouve dans l’industrie
textile, celle du bâtiment, dans les docks des berges de la Tamise ou encore au moment
des moissons, dans les campagnes qui s’étendent aux portes de la capitale. Enfin, dans
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
4
les quartiers les plus pauvres s’entassent tous les nécessiteux qui survivent tant bien
que mal et pour qui pauvreté et délinquance sont souvent inséparables. La société
d’accueil, bien sûr, a des réactions mitigées face à ces immigrés. Si les premiers ne
jouissent d’aucun traitement particulier lié à leurs origines, les ouvriers sont plutôt
bien accueillis, comme une main d’œuvre nécessaire et utile ; mais les derniers posent
un triple problème : de santé et de sécurité publiques, de lourdeur des charges sociales
pesant sur les paroisses, et d’hostilité latente envers ceux qui incarnent un papisme
honni en Angleterre. Les réformateurs sociaux de la fin du siècle essaieront, sans
beaucoup de succès, de trouver une solution à ces difficultés.
9 À l’inverse, la minorité juive ne pose pas les mêmes problèmes, la communauté se
chargeant elle-même de pourvoir aux besoins de ses membres les plus démunis. Sarah
MIMRAN la montre, sous la houlette de son chef spirituel, le grand rabbin David Nieto,
comme « un îlot tranquille, en pleine croissance à l’aube du XVIIIe siècle ». Frappée des
interdits qui s’appliquent à tous les dissidents en Angleterre, elle s’organise néanmoins
en une société solidaire, attentive à l’éducation des enfants, aux devoirs de charité à
l’égard de ses membres mais aussi de ses coreligionnaires en difficulté en Terre sainte
et ailleurs dans le monde. Son chef religieux, fin lettré et savant aux multiples talents,
déploie une activité incessante, jusqu’à sa mort, en 1728, pour la guider dans sa quête
d’identité spirituelle.
10 Le problème des minorités affleure aussi dans l’héritage colonial de la Grande-
Bretagne, dès le XIXe siècle. John MULLEN en étudie les manifestations dans la musique
populaire des années 1880 jusqu’en 1920. Le Noir y est présenté « comme une image en
miroir de la personne respectable victorienne ou edwardienne ». C’est l’époque où se
développe l’empire britannique « sur lequel le soleil ne se couche jamais » et où la
métropole construit l’idéologie du « Fardeau de l’homme blanc (The White Man’s
Burden) ». Le music-hall, qui triomphe sur les scènes de théâtre, illustre cette idéologie
en mettant en scène les « minstrel shows », dont le public raffole, et les héros de ces
comédies musicales sont des Noirs, largement importés des Etats-Unis. Ces spectacles
véhiculent le stéréotype de l’homme de couleur, d’une naïveté enfantine, un peu
paresseux au moment où le travail est vanté comme une vertu cardinale dans un pays
en pleine expansion économique, mais aussi doté de dons musicaux. Mais quand
survient la Première guerre mondiale, lorsque l’Angleterre a recours au soutien de ses
loyaux sujets de couleur, alors le stéréotype se module quelque peu avec la conjoncture
politique et le Noir des comédies musicales voit tomber ses oripeaux racistes pour
enchanter plus que jamais les auditoires des théâtres anglais.
11 Là où s’achève l’étude de John MULLEN, commence celle de Jean-Claude SERGEANT,
consacrée à la presse nationale britannique au moment du mandat du Royaume-Uni en
Palestine (1922-1959). Après un rappel des principes et ajustements de la politique
britannique en Palestine, est analysé le rôle joué par une presse largement antisioniste,
qui oscille d’abord entre indifférence et interventionnisme, puis qui choisit son camp
sur la question palestinienne. L’article examine les différentes formes d’intervention de
la presse. Si le propriétaire du Manchester Guardian salue la Déclaration Balfour et se
rallie intellectuellement à la cause défendue par Chaïm Weizmann, il n’en va pas de
même des autres potentats de Fleet Street. Lord Beaverbrook accuse les Juifs d’être à
l’origine de risques de guerre, et, après un voyage sur place, prédit l’échec du parti
sioniste. De son côté, le Daily Express, par la voix de son propriétaire Northcliffe, et
même après la mort de celui-ci en 1922, dénonce ce qu’il appelle »la mystification en
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
5
Palestine (The Deception in Palestine,) et qualifie de « malhonnête » la Déclaration
Balfour. Par le canal du Times, le même Lord Northcliffe développe ses objections au
projet sioniste et le journal ouvre ses colonnes aux polémiques que suscite l’implication
du Royaume- Uni en Palestine. Le Daily Herald, en 1937, avec la montée de l’activisme
arabe, aura cette formule tristement prémonitoire : « Nous avons vendu le même
cheval, qui ne nous appartenait pas, à deux acheteurs différents… un problème
pratiquement insoluble ».
12 Aux antipodes du Royaume-Uni, deux anciennes colonies, l’Australie et l’Océanie, au
lendemain de la colonisation, construisent leur identité nationale sur un rejet ferme
des minorités, qui risquent de diluer la pureté de la souche originelle, notamment par
le biais de mariages mixtes. Martine Piquet observe le phénomène en Australie, qui
pratique un ostracisme sévère à l’endroit des « métis issus d’unions entre Aborigènes et
Asiatiques ». Rallié de cœur à la politique de l’Australie blanche, le pays dut infléchir sa
position avec l’évolution du contexte mondial, mais les difficultés rencontrées par ces
métis pour accéder à la citoyenneté jusqu’au XXe siècle sont révélatrices du profond
rejet de l’altérité, des minorités, qui a caractérisé la société australienne, jusqu’à
l’adoption officielle du multiculturalisme dans les années 1970, grâce à une nouvelle
définition, plus souple, plus généreuse de l’aboriginalité.
13 En Océanie, comme le montre Adrien RODD, la volonté de créer un sentiment
d’appartenance, d’unité au lendemain de la colonisation, s’est heurtée à la diversité
sous toutes ses formes et à la présence de minorités rendues visibles « par leur
phénotype étranger ». Dans ce vaste ensemble géographique, l’Australie et la Nouvelle-
Zélande ont un parcours similaire, passant du rêve d’une identité raciale à une
tolérance de la diversité ethnique et culturelle. Après un cheminement heurté,
l’ensemble des pays océaniens reconnaît aujourd’hui la diversité ethnique, mais
certains Blancs ne cachent pas leur hostilité envers leurs concitoyens d’origine non-
européenne. De même, aux Tonga, se manifeste encore aujourd’hui une sinophobie
palpable ; en Papouasie-Nouvelle Guinée, les autochtones se plaignent de voir les
immigrés asiatiques « contrôler » le petit commerce ; les Fidgiens indigènes ne cachent
pas les tensions qui les opposent à leurs compatriotes d’origine indienne. Le
multiculturalisme officiel et l’acceptation, par les autorités, de la diversité ethnique ne
parviennent pas à masquer les revendications d’une primauté blanche ou autochtone
par une minorité agissante et parfois violente.
14 Avec ces deux derniers articles, nous sommes déjà entrés dans le XXe siècle et le
Royaume-Uni d’aujourd’hui, qui est, plus largement, l’objet de la troisième partie.
Vincent LATOUR s’intéresse aux deux minorités sikh et musulmane au Royaume-Uni, à
leurs démarches respectives pour gagner une visibilité et la reconnaissance de leur
spécificité culturelle. Après un rappel historique, qui retrace la présence des Sikhs et
des musulmans au Royaume-Uni, la conquête progressive de lieux de prière et
d’inhumation concédés par les autorités, l’article décrit leurs stratégies respectives de
mobilisation communautaire pour une reconnaissance publique. Crises ponctuelles –
comme les affaires Rushdie et Behzti – et/ ou campagnes à répétition à partir de faits
divers – port du turban et de la barbe pour les Sikhs, port du voile dans les écoles pour
les Musulmans – les deux communautés réussissent à acquérir une visibilité certaine
dans la société britannique. Mais après ce parallélisme, la conclusion pose la question
d’un traitement plus favorable à l’égard des Sikhs, dû à leur plus grande homogénéité
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
6
culturelle d’une part et au lien séculaire existant entre les Britanniques et les Sikhs en
Inde.
15 Corinne NATIVEL poursuit sur le mode comparatiste, mais cette fois pour examiner en
parallèle les politiques anglaise et française en matière d’insertion des jeunes issus de
l’immigration. L’article s’appuie sur des enquêtes conduites dans les deux pays sur les
discriminations dont souffrent ces populations de jeunes face à l’emploi. Du côté
britannique, le New Deal for Young People de Tony Blair marque la volonté de l’État
d’intervenir pour établir l’égalité des chances ; mais derrière les proclamations
officielles, les pratiques discriminatoires subsistent, ouvertes ou larvées. En France, pas
de distinction entre les jeunes exposés au chômage, quelle que soit leur origine
ethnique, mais une profusion de dispositifs, « mille-feuilles de la deuxième chance »,
puis tentative, avec le plan Espoir-Banlieues, d’introduire une discrimination positive
en faveur des plus défavorisés. Mais, au Royaume-Uni comme en France, les jeunes eux-
mêmes de l’ouest de Londres et de Seine-Saint-Denis ne sont pas très favorables à ces
plans spécifiques, perçus comme stigmatisants. La conclusion insiste sur la différence
d’approche des autorités britanniques et françaises en la matière : approche top down
pour les premières, – contrôle des lignes directrices par le biais d’appels d’offres –,
bottom up pour les secondes, qui laissent une plus grande marge de manœuvre aux
collectivités locales.
16 Michael PARSONS s’intéresse aussi au monde du travail, mais pour dénoncer
l’exploitation des immigrés par des employeurs peu scrupuleux, et aussi par des
« gangs » aux pratiques scandaleuses. Son étude s’appuie sur des exemples qui ont
défrayé la chronique : ramassage de coquillages de nuit et noyade de nombreux
ouvriers lors de la montée de la marée (Morecamb Bay Tragedy) ; trafic d’organes et
autres « dirty things » du même ordre, dont sont victimes des clandestins prêts à tout
pour se procurer les quelques sous dont ils ont besoin ; exploitation des saisonniers au
moment de la récolte des fruits dans les campagnes ; bonne conscience des
Britanniques qui emploient des serviteurs au noir, avec le sentiment de leur rendre
service dans leur condition difficile. Reste à examiner l’attitude des pouvoirs publics
devant des comportements que la presse se met à divulguer. Bien qu’ayant ratifié la
Convention du Conseil de l’Europe, Action against Trafficking of Human Beings, le pays
n’en applique pas les clauses correctement, semble-t-il. Le résultat est encore assez
confus et l’impact de la crise économique de 2008, qui encourage la compétition et donc
la production à coût réduit, n’est guère favorable à une application stricte des
dispositifs du législateur.
17 Constat en demi-teinte que vient confirmer l’article de Didier LASSALLE qui clôt cet
ouvrage. Il est consacré au post-multiculturalisme de David Cameron, dont le ton a été
donné lors d’une conférence à Munich sur la sécurité, en février 2011. L’argument selon
lequel cette doctrine est responsable des dérives communautaires, « compost sur lequel
prospère le terrorisme » n’est pas nouveau. Depuis 2005, des voix se font entendre pour
insister sur le « devoir d’intégration » des minorités ethniques et dénoncer le culte de
la diversité conduisant à la séparation des communautés. Tel est le contexte dans lequel
se développe la politique des gouvernements New Labour. Bien entendu, les partis
extrémistes et le BNP en particulier, font leur miel de cette hostilité croissante à l’égard
des immigrants, et la crise économique qui accroît le chômage, désigne tout
naturellement les immigrés à la vindicte de tous ceux qui accusent les nouveaux venus
de prendre les emplois des Britanniques. C’est dans cette atmosphère délétère,
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
7
aggravée par les attentats du 11 septembre que se développe l’islamophobie et le
« white backlash », réaction des classes populaires blanches aux tentatives des
gouvernements en faveur de l’égalité des droits et des chances au bénéfice des
minorités ethniques. Cette population se sent « trahie » par les grands partis politiques
et fait pression pour un réajustement des politiques publiques. C’est ainsi que David
Cameron est amené à tenir des propos teintés de xénophobie et de malthusianisme,
surtout à l’encontre des musulmans tenus peu ou prou pour responsables du terrorisme
qui se manifeste jusque sur le sol britannique. De là, bien sûr, des tensions avec les
minorités qui se sentent visées et qui n’apprécient guère le concept de « muscular
christianity », volontiers employé par les tenants d’une politique plus ferme en matière
d’intégration. Telle est l’ambiguité de la position de David Cameron désireux de se
concilier l’électorat populaire sans s’aliéner les minorités ethniques installées dans le
pays.
18 Lucienne GERMAIN eût sans nul doute apprécié cet ouvrage qui balaie son champ de
recherche d’élection du XVIIe au XXIe siècles. Nous souhaitons remercier ici les auteurs
des diverses contributions pour la générosité de leur réponse à notre appel et pour la
qualité des articles qu’ils soumettent ici au lecteur.
NOTES
1. Cf. Gilles LEYDIER, « The Jack of all trades, the master of one » in La Civilisation : objet,
enjeux, méthodes, Babel, n°9, Université du Sud Toulon-Var, 2004, pp. 8-10.
AUTEURS
SUZY HALIMI
Suzy Halimi est professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle-Université Paris 3. Son champ de
recherche porte sur l’Angleterre des Lumières : civilisation et littérature. Elle est notamment
l’auteur d’un ouvrage intitulé La Grande-Bretagne ; Histoire et civilisation (1994) et d’une étude sur
L’enseignement supérieur au Royaume-Uni (2004). Elle a été Présidente de son université. Elle est par
ailleurs Vice-présidente de la Commission française pour l’UNESCO et Présidente de son Comité
Education.
DIDIER LASSALLE
Didier Lassalle est professeur de civilisation britannique à l’Université de Paris Est-Créteil (UPEC).
Ses travaux ont essentiellement porté sur l’intégration des minorités ethniques ainsi que sur
l’évolution des concepts de citoyenneté et d’identité nationale en Grande-Bretagne. Depuis
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
8
quelques années, sa recherche a pris une dimension plus résolument comparatiste franco-
britannique. Il est l’auteur, dans ce domaine, de nombreux articles et de plusieurs ouvrages
individuels et collectifs, dont Les Relations interethniques dans l’aire anglophone : entre collaboration(s)
et rejet(s), l’Harmattan, 2009, en collaboration avec Lucienne Germain.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
9
Lucienne à VilletaneuseMaurice Cling
1 Collègue et ami de Lucienne GERMAIN durant son activité dans le département
d’anglais, qu’il me soit permis d’évoquer ici le cas particulier de cette université créée
peu après les « événements » de 1968 dans la banlieue Nord. Elle était défavorisée, qu’il
s’agisse des conditions matérielles ou du nombre de postes d’enseignants. Qu’il suffise
de citer cette salle de classe où l’on avait placé une poubelle en plastique pour recueillir
l’eau de pluie qui tombait du plafond... Cette situation contribuait sans doute à créer
une atmosphère plus chaleureuse qu’ailleurs, entre collègues et envers les étudiants.
2 Pour qui avait enseigné précédemment à la Sorbonne, le contraste était frappant. On
était d’emblée adopté par ce noyau qu’avait constitué Monica CHARLOT quand lui fut
confiée à l’origine la création du département. Lucienne en faisait partie, avec d’autres
jeunes enseignants tels que Mary ROSSELIN, Arlette SANCERY et John HUMBLEY.
Équipe de pionniers, pour ainsi dire, dans un environnement parfois difficile, mais aussi
stimulant. C’est ainsi que nous avions institué dans la foulée de la Loi Faure une
direction collective, où la lectrice qu’elle était avait autant voix au chapitre que ses
collègues. S’y ajoutaient des réunions périodiques avec les étudiants, qui entretenaient
un climat favorable. Elle partageait avec la plupart d’entre nous un véritable feu sacré
pédagogique hérité des années précédentes, un goût de l’innovation qui se traduisait
par exemple par ces stages de formation continue que nous avions organisés
bénévolement avec nos collègues des lycées environnants, en dehors des heures de
travail. Nous nous informions mutuellement de nos recherches et connaissions ses
publications et sa participation au CRECIB. Dans ce réseau amical de collègues de
diverses disciplines, elle réunissait la compétence, la conscience professionnelle, le
talent pédagogique et une rigueur qui n’excluait nullement la gaîté. Appelée
ultérieurement à de hautes responsabilités à Paris VII, elle avait conservé une certaine
nostalgie de cette complicité affectueuse qu’elle avait connue dans cette période
exceptionnelle de sa carrière. Dans ses nouvelles fonctions, elle ne se départit jamais de
ces qualités dont elle avait fait preuve.
3 Ceux qui connaissaient les épreuves qu’elle avait connues dans sa jeunesse, sur le plan
familial et médical, admiraient aussi son courage, sa ténacité et ce dévouement sans
faille qui la caractérisaient. Pour ma part, je garderai d’elle le dernier souvenir : celui
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
11
de son rire de bon cœur sur son lit d’hôpital, quand nous plaisantions peu avant que ne
s’éteigne cette flamme qui survit en nous.
AUTEUR
MAURICE CLING
Université Paris-Nord
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
12
Merci LucienneBenoît Eurin
1 Merci Lucienne d’avoir accepté de rejoindre mon équipe, en tant que vice-présidente
en charge des relations internationales de l’université Paris Diderot. Tu avais envie de
t’investir dans le fonctionnement de notre Université et ce poste te convenait
parfaitement.
2 Les Relations Internationales, c’est un peu, toute proportion gardée, comme les affaires
étrangères d’un État, une sorte de domaine réservé du Président et pour qu’il n’y ait pas
de conflit, il faut qu’il y ait une bonne harmonie de travail à la tête de l’exécutif ce qui
fut le cas. J’appréciais ta polyculture liée à ton histoire familiale et personnelle et celle-
ci, de même que ton domaine académique naturellement très ouvert sur le monde, ont
été des atouts pour ta fonction que tu as très bien exercée.
3 Merci Lucienne de t’être autant investi pour Paris Diderot, ne ménageant pas ton temps
et cherchant toujours la perfection, ce n’était pas pour me déplaire. Les conventions
étaient bien préparées, bien négociées et, comme nous étions en accord, nous n’avions
plus qu’à nous déplacer chez nos futurs partenaires pour signer les documents. Certes,
parfois il y avait des imprévus, avec des partenaires très pointilleux et nous avons dû
progresser ensemble dans le domaine juridique. Heureusement, grâce à ta ténacité
nous arrivions à franchir les obstacles et nous étions contents de progresser et de
pouvoir, in fine, offrir à nos étudiants et à nos collègues des programmes d’échanges et
un cadre de coopération mutuel intéressant. Merci donc pour eux !
4 Merci Lucienne pour ces moments si sympathiques que nous avons passé pendant nos
déplacements. Tes fous rires étaient contagieux et cette détente suivant les périodes de
tension des cérémonies officielles et des négociations nous faisaient du bien. Ceci a
largement contribué à développer notre amitié. Les soirées utilisées à nous remémorer
les épisodes cocasses de la journée, chacun racontant la façon dont il avait vu et vécu
les évènements étaient très contributives. En particulier, au début nous avons
découvert la Chine en compagnie de Botao FAN, dans la droite ligne du Parti
Communiste Chinois, mais très gentil et dévoué pour son Président. Nous remarquions
ses travers qui nous amusaient même s’ils pouvaient être agaçants. Malheureusement,
Botao a lui aussi été emporté par la maladie un peu avant toi et nous en étions très
tristes. Tout était énorme en Chine, avec une assistance plus de 40 000 personnes pour
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
13
la grande cérémonie des 110 ans de Wuhan. Mais les chinois sont très organisés et tout
se passait bien. Nous étions extrêmement pilotés voir surveillés, je sentais ton
agacement que je partageais mais j’étais plus philosophe et nous avons même réussi à
nous promener librement en ville.
5 Merci aussi Lucienne pour ces échanges devant des situations humaines difficiles à voir
comme la misère au Cambodge, c’est là qu’il est bien de ne pas être seul car la parole
avec les collègues réconforte.
6 Merci Lucienne pour nos discussions sur tous sujets, politiques, religieux et tu m’as
appris beaucoup sur la religion juive. C’est dire si rien n’était tabou dans nos
conversations. Nous n’étions pas toujours d’accord sur tous les sujets mais ces écarts de
point de vue participaient à l’intérêt de nos échanges.
7 Pour tout te dire, Lucienne, tu nous manques et, mon épouse Joëlle et moi, évoquons
souvent ta mémoire car l’amitié scellée pendant ces années a créé un lien fort qui
persiste malgré le temps qui passe.
8 Paris, le 25 octobre 2011
AUTEUR
BENOÎT EURIN
Président de l’Université Paris Diderot-Paris 7, de mars 2002 à mars 2007
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
14
L'héritage historiqueHistorical legacy
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
15
Doublement minoritaire : le cas deMatthew Mead, « independentminister » (c. 1630-1699)Doubly in the Minority: the Case of Matthew Mead, “Independent Minister”
(c. 1630- 1699)
Arlette Sancery
NOTE DE L’AUTEUR
« Independent » est, à l’époque, synonyme de « congregationalist ».
1 Le 6 février 1691, Matthew Mead prêchait à Stepney son célèbre sermon intitulé « Two
sticks made one » d’après Ezéchiel 37,191. Le prophète évoluait bien sûr dans un contexte
tragique, profondément différent de celui qui prévaut dans l’Angleterre du XVIIe siècle :
le royaume du nord a été anéanti presque un siècle et demi auparavant, et la
destruction de Jérusalem par les armées de Nabuchodonosor a eu lieu à deux reprises,
en 598 puis en 587. Chaque fois, une grande partie des survivants a été déportée
en Babylonie. La voix du prophète – qui a fait partie de la première vague de
déportation – s’élève alors pour annoncer – « Oracle du Seigneur » – que les ossements
desséchés seront revivifiés, que les deux morceaux de bois (sticks) séparés qui
représentent les deux royaumes d’Israël et de Juda « seront un dans ma main », que
l’unité – signe de la volonté de Dieu pour son peuple – reviendra, faisant la force du
nouvel Israël. Pour Matthew Mead, la division de ceux qui refusent de faire allégeance à
l’Église d’Angleterre et à ses évêques est une souffrance profonde. De plus, cette
division entraîne une grande faiblesse face au roi. Donc il s’appuie sur les accents et
l’ardeur du prophète pour prêcher en l’honneur de « the happy union », mouvement de
réconciliation entre presbytériens et congrégationalistes lancé par John Howe2 l’année
précédente. À peine quatre ans plus tard, tous les espoirs d’unité s’effondrent, au grand
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
16
regret de Matthew Mead qui continuera inlassablement à plaider pour le
rapprochement jusqu’à sa mort en 1699.
2 Cet article n’est sans doute pas le lieu pour expliquer en détail les différences
théologiques entre les deux mouvements, dont les presbytériens représentent une forte
majorité, les « Independents » restant très minoritaires, même si les historiens
n’avancent pas de chiffres précis. En réalité, l’opposition est moins doctrinale – les deux
tendances restant proches du système calviniste – que pratique : leurs vues divergent
sur le mode de fonctionnement des communautés. En quelques mots, rappelons que les
Églises de la Réforme ne sont pas régies par un seul type d’organisation, car on ne peut
tirer des Écritures un seul modèle organisationnel. Au contraire, l’Histoire montre que
différents modèles peuvent exister et prétendre les uns et les autres à une légitimité
scripturaire. On peut en dégager trois principaux :
le système hiérarchique ou épiscopal conservé par l’Église anglicane. Là, l’autorité vient d’en
haut et se trouve déléguée vers la base. La structure hiérarchique est considérée comme
d’inspiration divine. C’est elle qui assure l’unité de l’ensemble ;
le système congrégationaliste, où chaque assemblée est l’Église. Elle s’organise et se
gouverne librement et noue des liens fraternels avec les autres assemblées. Une structure
fédérative peut exister pour assurer des tâches communes, mais elle est dépourvue de toute
autorité sur les églises locales, ne pouvant au mieux que formuler des recommandations ;
enfin, le régime presbytérien/synodal, où le mot « Église » recouvre à la fois l’église locale et
l’union des églises locales. Le gouvernement de l’Église n’est pas confié aux seuls pasteurs ou
ministres, mais à des « conseils presbytéraux » subordonnés aux synodes régionaux, eux-
mêmes dominés par le synode national. Aucune hiérarchie à caractère sacré dans ce
système, mais un principe de collégialité et des mandats électifs, fondés sur la doctrine du
sacerdoce universel.
3 C’est dans ce contexte, où le monde réformé cherche à tâtons une forme viable de
fonctionnement, qu’évolue Matthew Mead.
4 Que savons-nous de ce Puritain indomptable, aussi connu en son temps que Richard
Baxter3 mais aujourd’hui tombé dans l’oubli ? Et surtout, comment expliquer
l’impossible réconciliation de deux courants minoritaires sous le règne d’abord des
Stuart, puis celui de William et Mary après la Glorieuse Révolution ? C’est ce que nous
allons tenter d’expliquer.
5 Le Oxford Dictionary of National Biography comporte dès 1894 un article fourni consacré à
notre auteur et signé d’Alexander Gordon, lui-même connu pour ses études sur le
puritanisme anglais4. Il nous apprend de nombreux détails sur Mead, dont nous nous
contenterons aujourd’hui de résumer l’itinéraire exceptionnel. Son cheminement hors
du commun révèle sa force de caractère et son esprit d’indépendance. Né vers 1630
dans le Derbyshire, il est admis à Cambridge (King’s College) en 1649 mais refuse de
signer « the Engagement »5 et doit démissionner en 1651. Auparavant, il avait eu des
controverses avec plusieurs de ses condisciples, et sa réputation de polémiste le
précède à Londres où il va s’opposer à un autre grand dissenter6, William Greenhill qui
loge au presbytère et occupe l’après-midi la chaire de Stepney où Mead prêche le matin.
En 1658, il est nommé par Cromwell à la New Chapel de Shadwell (St Paul’s), charge qu’il
perd en 1660 avec la Restauration. Il obtient néanmoins un poste à la paroisse du St
Sépulcre de Holborn, dont il est chassé en 1662 par l’Acte d’Uniformité7. Le Five Miles
Act8 qui devient exécutoire en 1664 le conduit à s’exiler à Leyden, aux Pays-Bas, avant
de retourner plus ou moins légalement à Londres où il semble avoir vécu la Grande
1.
2.
3.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
17
Peste de 1665. En 1669, à Stepney, il devient l’assistant de Greenhill qu’il remplace à sa
mort en 1671, devenant ainsi titulaire de la congrégation la plus importante de la
capitale. Sa renommée de prédicateur est alors établie, comme le prouve la foule de
ceux qui se pressent à ses prêches. Sa paroisse lui fait construire une grande maison à
laquelle contribuent « les États de Hollande », où il abritera James Peirce, the Exeter
heretic, en 1680.
6 Sur la fin du règne de Charles II, les ennuis de Matthew Mead recommencent. Le roi est
perçu comme trop proche de Louis XIV et soupçonné de volontés absolutistes. Son
frère, le futur Jacques II, se convertit au catholicisme en 1673, ce qui exaspère une
partie de la population, en particulier les républicains – qui vont par la suite former le
parti Whig. Mead n’a pourtant aucun lien avec eux, mais fait l’objet d’une stricte
surveillance policière comme tous les non-anglicans. Plusieurs fois interpellé par la
police, il est finalement inculpé de complicité dans le complot de la Rye House9 qui va
permettre au roi d’opérer un vaste coup de filet pour se débarrasser à la fois des
opposants politiques et religieux. Arrêté et déféré devant le Privy Council en 1683, ses
réponses sont si claires et son innocence si évidente que le roi lui-même requiert sa
libération. En 1683, il succède à John Owen10 et prêche le mardi matin aux presbytériens
et congrégationalistes réunis à la guilde des marchands de Pinners’Hall. La fougue avec
laquelle il plaida un jour la cause de pasteurs réduits à la misère est restée célèbre :
émues aux larmes, les dames présentes déposèrent dans la corbeille leurs bagues et
leurs bijoux.
7 Après une nouvelle série de passages en Hollande, il revient en Angleterre en 1687
lorsque Jacques – devenu roi en 1683 – se déclare pour la liberté de conscience et
s’oppose au Parlement qui tient à la suprématie de l’Église anglicane. Après la Glorieuse
Révolution et l’avènement de William et Mary, Matthew Mead reprend son bâton de
pèlerin et se consacre à sa dernière cause : la réconciliation des deux branches
anglaises du protestantisme dissident, presbytériens et congrégationalistes. Déjà en
1683 il prêchait aux deux communautés réunies à Pinners’Hall, mais son sermon le plus
célèbre reste celui de 1691 d’après Ezéchiel, dont la dédicace commence par ces mots :
« The dissenting ministers of London, formerly called Congregationalists and Presbyterians, but
now known by the name of United Brethren… ». Déçu par l’échec du rapprochement tant
théologique que tactique qu’il souhaitait ardemment, il garde pourtant des amitiés
dans les deux camps et poursuit une correspondance suivie avec leurs représentants
dans les colonies américaines, en particulier avec la famille Mather. Sa quête obstinée
d’union, malgré les obstacles innombrables, lui vaut le respect de tous et se traduit par
les multiples témoignages de tristesse lors de sa mort en 1699. Cette brève biographie
ne donne qu’une idée approximative du talent d’orateur de Matthew Mead, pour qui un
sermon n’a pas seulement pour fonction d’expliquer l’Écriture – parfois ardue ou
obscure pour le commun des mortels – et d’affermir ou propager la foi chrétienne. C’est
aussi l’œuvre d’un artiste, d’un visionnaire, voire d’un prophète qui se veut, comme
Baxter, la plume du Seigneur. Pourtant, malgré tout son talent et sa perspicacité, Mead
échoue dans sa tentative de rapprochement. Comment pouvons-nous l’expliquer ?
8 La situation politique est très complexe en cette fin du XVIIe siècle anglais, tout autant
que la situation religieuse d’ailleurs, et les historiens d’aujourd’hui expliquent qu’on ne
peut séparer les deux domaines. Si aux yeux des Anglicans, les non-conformistes ne
forment qu’une seule masse vague, le mouvement puritain depuis une trentaine
d’années s’est subdivisé en plusieurs courants nés de profondes divisions doctrinales
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
18
et/ou politiques, auxquels se surimposent des courants correspondants nés de
l’émigration outre-Atlantique avec lesquels ils restent en contact. Les Puritains des
débuts ne sont plus seuls. S’y sont ajoutés les Quakers, les Baptistes et de nombreuses
autres sectes. Lors de la Restauration de 1660, nous avons vu que Charles II avait rétabli
l’Église anglicane dans ses prérogatives d’avant la guerre civile (Acte d’Uniformité), ce
qui marginalise les dissidents. Cependant, la plupart des prédicateurs interdits
d’exercice continuent leur ministère « sous le manteau », malgré le Code de Clarendon11
complété par le Test Act12 qui tente de réduire au silence tous ces « schismatiques » et
de les exclure de la fonction publique. Paradoxalement, ce sont les manœuvres de
Jacques II pour imposer des nominations de catholiques à des postes de hauts
fonctionnaires, dans l’Armée et à l’Université, qui vont rapprocher les évêques
anglicans des non-conformistes et amener les plus intelligents d’entre ces derniers à
comprendre la nécessité de l’unité, d’autant que la révocation de l’Édit de Nantes en
1685 et l’afflux de réfugiés huguenots en Angleterre montrent que le Protestantisme
dans son ensemble est désormais menacé.
9 En effet, les archevêques et évêques anglicans eux-mêmes refusent en 1687 de lire la
Déclaration d’Indulgence en chaire, et Baxter comme Mead s’associent à eux, déclinant
de recevoir des mains d’un monarque ouvertement catholique des avantages et
privilèges qui les auraient encore plus éloignés des autres protestants. Lorsque le roi
fait emprisonner les sept évêques anglicans à la Tour de Londres, une délégation de dix
pasteurs non-conformistes leur rend visite en prison, événement impensable quelques
années plus tôt. Après l’acquittement des prélats, l’archevêque de Canterbury, Sancroft,
écrit dans sa lettre pastorale qu’il souhaite désormais voir le clergé traiter « their
dissenting brothers with great tenderness, to try to persuade them to conform, but in any case to
make common cause with them for the defense of the Reformed faith »13. Cet accès de bonne
volonté ne va cependant pas durer très longtemps, car Guillaume d’Orange qui monte
sur le trône après la chute de Jacques II est trop protestant, trop calviniste, aux yeux
des grands prélats, si bien qu’une majorité de la Haute Église refuse le Comprehension Bill
présenté à la Chambre des Lords en 1689. De même, l’énorme travail de la Jerusalem
Chamber Commission, imprégné de l’esprit de conciliation mis en avant par le futur
Archevêque de Canterbury, John Tillotson (de tendance latitudinaire), est refusé par les
Communes comme par les Lords. Le Parlement est dissout en 1690 et tout espoir de voir
les non-conformistes (dont le nombre est en forte augmentation, ce qui accroît encore
les réticences des Anglicans) rejoindre l’Église d’Angleterre est aboli14.
10 Avant sa dissolution, le Parlement avait toutefois voté l’Acte de Tolérance, considéré
par les parlementaires comme une concession amplement suffisante vis-à-vis des
dissidents. Tolérés, mais non acceptés à la communion anglicane, les deux plus grands
groupes dissidents commencent à envisager de s’unir, et traduisent cette idée dans les
faits en constituant une banque de ressources financières destinée à la formation de
leurs futurs pasteurs. La collecte des fonds est organisée par Matthew Mead pour les
Congrégationalistes et John Howe, passé des Indépendants aux Presbytériens. Un
Conseil d’administration réunit des membres des deux courants. John Howe propose
alors que les ministres du culte émanant de cette formation commune prennent le nom
de United Brethren, ce qui est accepté par environ cent membres du clergé à Londres. Ils
signent une charte extrêmement importante, intitulée « The Heads of Agreement assented
to by the United Ministers, in and about London, formerly called Presbyterian and
Congregational ». Ils y affirment qu’uniformité et unité sont deux notions différentes,
que certains points de divergence théologique ne peuvent pas être résolus d’un seul
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
19
coup, qu’il vaut mieux ne pas clore la discussion, qu’une structure paroissiale assez
flexible est préférable à un cadre trop strict. La tendance générale est plutôt
congrégationaliste, mais sans rigidité. À la signature de la Charte à Londres en avril
1691, Matthew Mead et Baxter laissent éclater leur joie, peu de temps avant la
disparition de Baxter, qui meurt persuadé que la fédération est enfin une réalité, et une
réalité durable.
11 Malheureusement, le successeur de Baxter à Pinners’Hall, Daniel Williams, est un
polémiste qui accuse ses adversaires d’être des « Antinomiens », lui-même et ses
partisans se faisant traiter d’« Arminiens » et même d’« Unitariens ». Les deux groupes
se déchirent par des discussions théologiques effrénées, se séparent, et tout espoir
d’unité s’évanouit quatre ans plus tard. Le fonds commun est dissout et si les
Congrégationalistes continuent de se réunir à Pinners’ Hall, les Presbytériens préfèrent
désormais Salters’ Hall. Les Anglicans en profitent pour renouveler leurs attaques
contre les non-conformistes, ou ceux qui ne pratiquent qu’une conformité
occasionnelle. La recherche d’une solution qui aurait profité à tous disparaît devant la
soif de pouvoir et l’individualisme des dirigeants. Être membre d’une minorité, nous le
voyons, n’est en aucun cas une garantie de clairvoyance ou de bon sens. La division des
deux branches est visiblement mortifère et les dissidents courent le risque tout
simplement de disparaitre de la scène religieuse, privés de tous moyens de survivre.
L’ironie de l’histoire réside dans le fait qu’aux États-Unis d’Amérique, le modèle de
Charte (Heads of Agreement ), rejeté en Angleterre, allait au contraire faire florès, peut-
être d’ailleurs sous l’influence de Matthew Mead qui rédige une préface à la vie de
Nathaniel Mather15, avec qui il avait entretenu une correspondance. Sans que Matthew
Mead le sache, les dissenters allaient devoir attendre la mort de la reine Anne, leur
farouche ennemie, et l’accession au trône d’Angleterre des premiers rois de Hanovre en
1714 pour obtenir enfin la tolérance.
NOTES
1. Toutes les citations de la Bible en français moderne sont tirées de la TOB ( Traduction
œcuménique de la Bible), éd. Le Cerf, Paris, 1972 pour le Nouveau Testament et 1975 pour l’Ancien
Testament.
Pour ses propres citations, Matthew Mead n’utilise pas la Bible de 1611 (King James’Version), mais
préfère la version anglaise de la Bible de Genève, dite Puritan Bible, London, 1588 « Imprinted in
London by the deputies of Christopher Barker ».
2. John Howe (1630-1705) fut brièvement aumônier de Cromwell. Théologien et instigateur du
mouvement presbytérien en Irlande, il fit partie de la délégation envoyée accueillir Guillaume
d’Orange en 1688.
3. Richard Baxter (1615-1691), un des plus grands théologiens et prédicateurs protestants,
respecté même de ses adversaires. Le juge Jeffreys s’acharne sur lui et l’envoie en prison à 70 ans.
Des anglicans comme des puritains assisteront à ses funérailles.
4. Alexander GORDON, English Presbyterianism, The Christian Life, London, 1888.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
20
5. « L’engagement » était celui d’utiliser le Book of Common Prayer (BCP) de règle à King’s et refusé
par les dissenters. Atténuées sous Cromwell (1599-1658), les pressions visant à rendre son usage
obligatoire reprennent de plus belle à la Restauration.
6. Pour une définition plus fine du terme de « dissenter », par opposition à « nonconformist », on
peut se référer à l’ouvrage de Paul SANGSTER, History of the Free Churches, London, 1983.
7. Act of Uniformity : CharlesII refuse la liberté de conscience aux non-conformistes. En 1661, le
« Cavalier Parliament » propose de rendre obligatoire le BCP pour tous les Ministres du culte,
proposition qui devient loi l’année suivante sous le nom d’Acte d’Uniformité. Les Puritains
l’appellent « Bartholomew’s Act », en référence à la St Barthélémy de sinistre mémoire, la loi
devenant exécutoire le 24 août 1662. Elle fait obligation de réordonner tous les ministres du culte
ne l’ayant pas été par un évêque et de « déjurer » (unswear) le serment prêté à la « Solemn League
and Covenant » depuis 1642. En conséquence, 1/5e des membres du clergé puritain sont
« éjectés » (the Great Ejectment), dont 1 285 diplômés de l’Université, parmi lesquels de très grands
noms.
8. Five Miles Act (Oxford Act ou Nonconformists Act) : passée sous Charles II en 1665 cette loi
interdisait aux dissenting ministers de résider à moins de 8km d’une paroisse d’où ils avaient été
chassés. Ils ne pouvaient y retourner que s’ils adoptaient le BCP et promettaient de ne plus
s’opposer au roi et à son gouvernement de l’Eglise et de l’Etat
9. Rye House plot (1683) : complot avorté contre le roi et son frère, qui donne lieu de la part des
Tories à une répression sévère. Cela explique le mécontentement populaire qui s’exprime lors de
la Glorious Revolution de 1688.
10. John Owen (1616-1683) très grand prédicateur calviniste.
11. Clarendon Code : il comprend les 4 statuts passés en 1661 et 1665.
12. Test Act : en 1673 puis en 1678, cette loi impose à tous les non-anglicans, catholiques comme
dissenters, de recevoir la communion selon le rite anglican et de répudier la transsubstantiation.
13. William Sancroft, 1617-1693. Doyen de St Paul en 1664, contribue à sa reconstruction après le
Grand Incendie de Londres. Nommé archevêque de Canterbury en 1677, il préside au
couronnement de Jacques II mais s’oppose à lui sur la Déclaration d’Indulgence et est
emprisonné. Il s’opposera également à Guillaume d’Orange et sera suspendu de ses fonctions en
1690, pour être remplacé par Tillotson.
14. Pour davantage de détails on peut se référer à Thomas MACAULAY, History of England, London,
1848, encore considéré aujourd’hui comme digne d’intérêt pour sa recherche approfondie de la
période, malgré son parti-pris whig.
15. Mort en 1688, fils du grand Increase Mather et frère de Cotton Mather.
RÉSUMÉS
Faut-il être doublement minoritaire en Angleterre à la fin du XVIIe siècle pour mieux apprécier
les vertus de l’adage : l’union fait la force ? Il semble que ce soit le cas d’un prédicateur
presqu’oublié de nos jours, Matthew Mead, né vers 1630 et mort en 1699. Appartenant au
mouvement dissident fortement opposé aux Anglicans mais minoritaire après la mort de
Cromwell, Matthew Mead vit les années tumultueuses de la Restauration et du retour de la
monarchie Stuart au pouvoir, avant que la Glorious Revolution ne la chasse. Conscient de la
faiblesse politique des « Independents » (congrégationalistes) dont il est l’une des grandes voix, il
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
21
ne cesse de prêcher en faveur de « the happy union », mouvement de réconciliations entre
presbytériens et congrégationalistes. L’échec de ses espoirs n’atténue en rien sa popularité, qui se
manifeste en particulier lors de ses funérailles où les adversaires se retrouvent dans un même
chagrin.
At a time in England when religion cannot be dissociated from politics, Independent minister
Matthew Mead (c.1630-1699) is nowadays almost forgotten, contrary to Baxter, another great
voice among dissenters. Yet, he knew that all dissenters had to unite if they wanted to influence
the leading politico-religious streams after the eviction of the Stuart monarchy following the
Glorious Revolution. Hence his efforts, mostly through his preaching, to persuade both
Congregationalists and Presbyterians to join “the happy union”. His failure does not put an end
to his renown, as shown by the crowds who met at his funeral service.
AUTEUR
ARLETTE SANCERY
Arlette SANCERY, agrégée d’anglais en 1961, exerce d’abord en lycée puis comme Assistante à
l’université de Nanterre. En 1972, elle est nommée Maître Assistante à Paris XIII Villetaneuse où
elle rencontre Lucienne Germain, alors jeune lectrice. C’est le début d’une amitié qui durera
jusqu’au décès de Lucienne. Après plus de 22 ans passés à Villetaneuse, où elle est successivement
chef du département d’anglais, assesseur auprès du directeur de l’UFR, présidente de la
commission de la pédagogie de l’Université, Vice-présidente auprès du Président Cornillot et
membre de la commission des relations internationales de Paris XIII, A. SANCERY obtient sa
mutation à l’Université Paris IV-Sorbonne. Elle y finira sa carrière à l’UFR d’anglais tout en
exerçant des responsabilités au sein du Bureau des relations internationales sous la présidence
de JR Pitte.
Formée à la phonétique anglaise sous la direction du professeur Gimson à University College,
Londres, son domaine de prédilection reste la linguistique historique vers laquelle Marguerite-
Marie Dubois, puis André Crépin de l’Université Paris IV la guident. L’histoire des mouvements
religieux et l’évolution de la pensée religieuse en Angleterre du Moyen Age à la Réforme forme
son 3e axe de recherche. L’article présenté aujourd’hui en hommage à Lucienne Germain se situe
dans ce cadre.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
22
La minorité irlandaise à Londres auXVIIIe siècleThe Irish Minority in London in the 18th Century
Suzy Halimi
1 Le problème des minorités et de leur intégration dans la société environnante, celui des
immigrants et de leurs relations avec la société d’accueil, remontent à la plus haute
Antiquité. Qu’on se souvienne des Hébreux en Égypte : reçus d’abord comme une main
d’œuvre bienvenue, utile à l’économie du pays, ils sont regardés avec suspicion quand
ils commencent à prospérer, parqués dans la région de Goshen – le premier ghetto de
l’Histoire – et réduits en esclavage par le Pharaon, jusqu’à l’intervention de Moïse, qui
les libère de « la maison de servitude ». Aujourd’hui, alors que la mondialisation
favorise les mouvements de populations, la question des minorités ethniques,
religieuses, linguistiques se pose avec plus d’acuité que jamais, liée à celle du
multiculturalisme et des identités nationales.
2 Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, Londres connaît un fort taux de mortalité dû à la
combinaison de divers facteurs : surpeuplement des quartiers les plus pauvres,
insalubrité, épidémies, famines, consommation excessive de gin de mauvaise qualité,
etc. On l’appelle « le monstre dévorant » (the devouring monster). Si sa population se
maintient à peu près, malgré cette hécatombe, c’est grâce aux immigrants de province
ou d’ailleurs, qu’elle attire en leur offrant l’espoir de conditions de vie et de travail plus
favorables que dans les pays d’où ils viennent.
3 L’Irlande, qui n’est pas encore rattachée institutionnellement à sa grande voisine – elle
ne le sera que par l’Acte d’Union de 1801 – vit néanmoins sous son joug économique. Sa
production textile est bridée par les Actes de Navigation de 1651 et 1660, qui lui
interdisent d’exporter ailleurs qu’en Angleterre ; son agriculture est largement aux
mains de grands propriétaires terriens d’origine anglaise qui pressurent leurs fermiers
irlandais et ne consomment même pas sur place le revenu de leurs fermages1. Les
paysans, qui ont de plus en plus de mal à survivre sur des lopins de terre de plus en plus
exigus à mesure que croît la population, s’expatrient, qui vers les colonies américaines,
qui vers le pays voisin, alors en pleine expansion économique.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
23
4 Qui sont-ils ces Irlandais qui viennent à Londres pour y chercher un asile temporaire ou
définitif ? Comment et de quoi vivent-ils dans la capitale ? Quelles sont les attitudes à
leur égard de la société qui les accueille en son sein ? Tels sont les trois points qui
seront examinés ici.
Les Irlandais à Londres au XVIIIe siècle : essai detypologie
Cette communauté ne forme pas un tout homogène.
Les hommes de lettres et les artistes
5 Il convient d’abord de mettre à part une mince frange de cette population : celle des
écrivains et artistes attirés par la capitale, où ils espèrent que leur talent sera reconnu.
De même que Samuel Johnson quitte sa ville de Lichfield, Tobias Smollett son Ecosse
natale pour « monter » à Londres, il y a aussi des Irlandais qui regardent vers le miroir
aux alouettes de la métropole, comme tous les Rastignac du monde. Beaucoup
déchantent et viennent grossir les rangs des besogneux de Grub Street2, immortalisés
par William Hogarth dans son tableau intitulé The Distressed Poet. Mais il en est tout de
même qui réussissent et dont le nom est passé à la postérité. Jonathan Swift est sans
doute le plus célèbre d’entre eux. Né à Dublin en 1667, il fait carrière en Angleterre,
mettant sa plume acérée au service des hommes politiques et des causes qu’il entend
défendre, avant de revenir au bercail, comme doyen de Saint Patrick. En 1724, il prend
la défense de son pays natal dans les célèbres Drapier’s Letters3.Oliver Goldsmith, fils
d’un pasteur irlandais, vient lui aussi tenter sa chance à Londres et 1756. Il y fréquente
les cercles littéraires à la mode ; les grandes revues lui ouvrent leurs colonnes ; son
nom reste attaché à quelques œuvres célèbres, un roman The Vicar of Wakefield (1762),
une pièce de théâtre She Stoops to Conquer (1773), et The Citizen of the World (1762),
correspondance imaginaire entre un voyageur chinois à Londres et ses amis restés au
pays, dans le style des Lettres persanes de Montesquieu. Plus tard dans le siècle, Maria
Edgeworth, fille d’un éducateur irlandais, publie Castle Rackrent (1800), tableau sans
concession des exactions des propriétaires fonciers en Irlande et The Absentee (1812),
dont le héros, affligé d’une épouse irlandaise honteuse de ses origines, essaie en vain de
forcer les portes de la bonne société anglaise. D’autres écrivains sont moins connus,
voire totalement oubliés aujourd’hui, comme le dramaturge Charles Macklin ,
originaire du comté de Roscommon, qui connut une gloire éphémère sur les scènes de
la capitale avec deux pièces intitulées Love à la Mode (1750) et The True-born Irishman
(1783), ou encore Thomas Sheridan – à ne pas confondre avec son homonyme, Richard
Brinsley Sheridan – auteur de The Brave Irishman. A Farce (1738). Célèbres ou non, tous
ces Irlandais ne constituent qu’une infime partie de la communauté installée dans la
capitale.
Les ouvriers et les indigents
6 Plus nombreux, plus visibles aussi dans leur spécificité sont les ouvriers qui viennent
chercher du travail à Londres, fuyant la misère qui est leur lot en Irlande. Des
descriptions de cette misère, on en trouve sous la plume de tous les voyageurs qui
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
24
visitent le pays. Dans une lettre au comte de Peterborough datée du 28 avril 1726, Swift
raconte qu’il n’est pas un fermier sur cent qui soit en mesure d’acheter des chaussures
et des bas à ses enfants, de consommer de la viande ou de boire autre chose que de l’eau
et du petit lait ; et il ajoute : « le royaume tout entier est un spectacle de misère et de
désolation sans égal de ce côté-ci de la Laponie4 ». Cinquante ans plus tard, Arthur Young ne
constate guère d’amélioration. Lui aussi voit des enfants pieds nus, des chaumières
misérables aux murs de boue pétrie avec de la paille, avec une seule pièce où tous les
membres de la famille dorment sur des paillasses. Mais sa conclusion est bien différente
du pessimisme de Swift : il admire la belle santé de ces paysans et s’attarde à décrire
« leurs corps vigoureux, bien formés, leurs masures grouillantes d’enfants, des hommes
athlétiques, de jolies femmes », tout en se demandant comment ils peuvent subsister
sur une nourriture aussi pauvre5. Ce sont ces malheureux qui vont alimenter une
émigration temporaire ou définitive vers l’Angleterre. Des Irlandais à Londres, il y en a
depuis le XVIIe siècle, dans l’industrie textile, en particulier le tissage de la soie qui fait
la renommée du quartier de Spitalfields. On les trouve aussi dans le secteur du
bâtiment, où l’on apprécie cette vigueur physique signalée par Arthur Young. Or, on
construit beaucoup dans la capitale georgienne : la ville s’étend vers l’ouest, où se
développent les magnifiques squares à l’architecture palladienne. Pour la même raison,
les Irlandais trouvent du travail dans les docks et chantiers navals de la Tamise. Enfin, à
l’époque des moissons – car la campagne est aux portes de la capitale au XVIIIe siècle –
des ouvriers agricoles irlandais prêtent leurs bras aux travaux des champs. Ils viennent
parfois avec leur famille et restent sur place, la fenaison terminée ; d’autres s’en
retournent au pays. Main d’œuvre éphémère ou permanente, ces immigrés apportent
une contribution appréciable, et appréciée, à la vie économique de la capitale. Et puis il
y a tous ceux qui, venus sans qualification particulière, subsistent de petits boulots –
marchands ambulants de fruits et légumes, portefaix, colporteurs, etc. Leur existence
est précaire, et bien souvent, le vol est leur seul recours. Ils appartiennent alors à cette
catégorie que Dorothy George appelle « les mendiants professionnels6 ». Entre mendier
et voler, la frontière est floue, et pas seulement chez les immigrés irlandais.
Comment vivent-ils : essai de géographie sociale :Little Irelands
7 Et d’abord, combien sont-ils ? Il est difficile, voire impossible, de répondre à cette
question, concernant une époque où les recensements officiels n’existent pas encore7,
où les données statistiques, économiques surtout, sont rares et peu fiables. Ici et là, on
rencontre quelques témoignages de contemporains, forcément partiels et partiaux, qui
ne sauraient constituer des documents scientifiques. Ainsi, vers 1750, l’évêque Berkeley
déclare-t-il que Londres est devenue la capitale irlandaise, boutade sans fondement
sérieux, mais qui peut témoigner de son rejet de ces étrangers8. Utilisant quelques
archives plus fiables, Dorothy George avance le chiffre de 5 000 saisonniers venant l’été
participer aux travaux de la moisson. On dispose en revanche de plus de précisions sur
les quartiers de la capitale où ils se regroupent, comme toutes les minorités ont
tendance à se rapprocher pour se sentir moins fragiles ou pour préserver leur
spécificité culturelle. En dehors des secteurs où leur main d’œuvre est requise, comme
les beaux quartiers en construction, ou encore Wapping, Shadwell sur les bords de la
Tamise, pour les dockers, on trouve surtout les immigrés irlandais dans les parties les
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
25
plus pauvres de l’East End. Ce qu’on pourrait appeler « le ghetto de la misère » s’étend
sur St Giles, Saffron Hill, Marylebone, Paddington, Whitechapel. Taudis à bon marché,
repaires de tous ceux qui ont maille à partir avec la justice, c’est, sans grand
changement, le Londres que décrira quelques années plus tard Dickens dans Oliver
Twist.
Les visages de la pauvreté
8 Ici, les informations ne manquent pas, sous la plume de témoins contemporains,
voyageurs anglais ou étrangers, travailleurs sociaux, horrifiés devant la dégradation
des conditions de vie dans ces quartiers. Quelques visiteurs comme Peter Kalm ou
P.J. Grosley nous livrent leurs impressions au milieu du siècle9 Mais c’est dans les
dernières décennies que sont conduites les premières enquêtes, parfois à la demande
du Parlement, au moment où le fardeau des charges sociales devient intolérable. The
State of the Poor, ouvrage-référence de Sir Frederic Morton Eden paraît en 1797. Deux
ans plus tard, Patrick Colquhoun, publie The State of Indigence… Casual Poor in the
Metropolis explained (1799) et il poursuit son étude avec Police of the Metropolis (1800) et
Report on Education (1816). Les témoignages de ce genre sont tout à fait dignes de foi ;
écoutons-les.
9 Montagu Burgoyne, secrétaire de la Calmel Society, visitant la colonie irlandaise de
Marylebone, rapporte que quelque 700 personnes y vivent dans 24 petites maisons, à
trois ou quatre familles par pièce, avec une centaine de porcs évoluant au milieu du
quartier ! Il conclut : « Je n’ai jamais vu tant de pauvres et, parmi eux, tant de détresse,
tant de délinquance, tant d’ignorance10 ». Voilà qui corrobore le récit d’un voyageur
français, Simond, cinq ans auparavant : « très pauvres, très sales, très turbulents. Nous
n’aurions jamais cru qu’il y eût de telles épaves à Londres, si nous n’avions pas résidé
par hasard dans Orchard Street, à Portman Square, par ailleurs un des quartiers les plus
chics de la capitale11 ». Ce témoignage montre que ces rues lépreuses pouvaient jouxter
des artères beaucoup plus résidentielles, d’où, nous le verrons, l’inquiétude de ces
Londoniens cossus devant les risques liés à cette proximité.
10 Quand, des décennies plus tard, Charles Booth mène la première grande enquête
sociologique publiée sous le titre Life and Labour of the People of London (1903) c’est le
fruit de dix-sept ans de travail de toute une équipe, qui, inspectant les taudis de
l’Angleterre victorienne, ne fait que constater l’héritage de la génération précédente.
C’est rue par rue qu’il dresse une image de Londres et dans les quartiers les plus
misérables, ceux qui sont colorés en noir sur la carte, ce sont bien souvent des Irlandais
qu’il y rencontre. Accompagnons ces enquêteurs dans Shelton Street. Au numéro 2, au
rez-de-chaussée, vivent un certain Mr. Mulvaney et sa femme. Ils s’y sont installés alors
que les maisons tombaient déjà en ruine. Au troisième étage, deux petites pièces
mansardées : dans l’une, un couple avec trois enfants ; dans l’autre, deux femmes. La
chambre qui abrite la famille est d’une saleté repoussante, grouillant de vermine. Les
deux voisines vivent de mendicité. Tous ces gens sont des Catholiques irlandais. Et le
film de la misère se déroule, immeuble après immeuble, avec les mêmes détails
accablants : « les occupants vivaient comme des porcs ; spectacles et odeurs donnaient
la nausée. » Arrivé au numéro 6, l’enquêteur doit devoir préciser, devant l’insoutenable
monotonie de son rapport : « Je vais peut-être mette à l’épreuve la patience de mes
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
26
lecteurs, mais mon but est de montrer la rue et ses résidents tels qu’ils étaient, non pas
comme une sélection d’exemples, ni comme le simple résultat d’une moyenne12 ».
La délinquance
11 De la pauvreté à la délinquance, il n’y a qu’un pas. On sait comment les héroïnes de
Defoe, Moll Flanders la voleuse et Roxana la prostituée, justifient leurs manquements à
la morale : c’est la Nécessité (Necessity) – ce qui, dans leur bouche, signifie la misère –
qui est responsable de leur déchéance. Les Irlandais de Londres pourraient sans doute
dire la même chose. Ils défraient souvent la chronique judiciaire et on les trouve dans
les registres de l’Old Bailey et des assises trimestrielles de la capitale (Quarter Sessions)
Tous les chefs d’accusation se retrouvent liés à leur nom : le vol, bien sûr, mais aussi la
boisson, qui permet d’oublier pour un temps sa détresse ; le jeu qui offre la tentation de
quelque gain ; la prostitution, seul moyen de survivre pour certaines femmes.
12 Querelleurs, chatouilleux sur leur honneur, solidaires quand l’un d’eux est en difficulté,
ils se font remarquer dans les scènes de violence qui sont le lot quotidien de la capitale
au XVIIIe siècle. Quand un « paddy », effigie de l’Irlandais en caricature, est brûlé le jour
de la St Patrick, en 1740, par des garçons bouchers, tous les étals de boucherie de Clare
Market sont mis à sac. En 1763, dans le cadre de la très contestée élection de
Westminster, une bataille rangée oppose marins et porteurs de chaises à Covent
Garden ; là encore, les fauteurs de trouble sont irlandais. Les pages de la presse de
l’époque sont émaillées de ces faits divers. The Rookery, dans St Giles est le repaire de
tous ces aigrefins et l’on ne s’y aventure pas aisément. Montagu Gore en parle en ces
termes en 1850, ajoutant que son témoignage serait tout aussi valable s’il s’agissait du
siècle précédent : « Les Irlandais venant à Londres semblent considérer la capitale comme une
ville païenne, et s’y adonnent à des comportements inconsidérés et à la délinquance… La misère,
la saleté, le surpeuplement des chaumières irlandaises se retrouvent à St Giles. La pureté des
femmes, qui fait la fierté des historiens irlandais, n’est ici que pure fiction13 ».
Comment les Anglais réagissent-ils face à cette minorité irlandaise ?
Intégration ou rejet : les attitudes de la sociétéd’accueil
13 Comme on peut s’y attendre, la réaction n’est pas monolithique. Elle varie en fonction
de la contribution que les immigrés apportent à la vie du pays et surtout des difficultés
que leur présence peut créer au quotidien dans les paroisses où ils sont implantés.
Un accueil plutôt positif
14 Pas de traitement spécial pour les écrivains et les artistes qui viennent tenter leur
chance dans la capitale. La critique les encense ou les écharpe comme leurs confrères
anglais, sans référence à leurs origines géographiques. Les réactions concernent
surtout les autres catégories sociales. Au milieu du siècle, Saunders Welch, magistrat,
fait la différence entre les travailleurs, les labouring poor, comme on les appelle à
l’époque, et les autres :
Les Irlandais des catégories sociales inférieures importés dans ce royaume sontceux qui viennent chaque année travailler aux moissons, et lorsque celles-ci sont
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
27
terminées retournent dans leur pays avec le fruit de leur labeur. Ce sont de bonsserviteurs, fidèles et utiles au fermier. Rendant un grand service au royaume, ilsméritent d’être protégés et encouragés. Les autres sont des individus rendusdésespérés par leurs méfaits et dont le séjour en Irlande n’offre plus de sécurité… Ilsviennent à Londres pour y commettre leurs méfaits. Londres sert d’asile à cesbandits… Irlandais ou Anglais14.
15 La fin de la citation montre qu’il n’est pas d’animosité particulière à l’égard des
Irlandais, pas de racisme chez ce magistrat soucieux d’abord de lutter contre la
violence dans la capitale, quels qu’en soient les auteurs.
16 Pour anecdotique qu’il puisse paraître, l’effort de Thomas Sheridan pour aider ses
compatriotes à mieux s’intégrer à la société anglaise, mérite d’être mentionné. En 1790,
il fait paraître un dictionnaire de la langue anglaise, avec un appendice significatif :
« règles à observer par les natifs d’Irlande pour acquérir une juste prononciation de l’anglais ».
Tel n’était sans doute pas le souci majeur des malheureux entassés dans les ghettos de
la misère que l’Angleterre victorienne appellera « Petites Irlandes (Little Irelands) ».
Pour les aider se crée, en 1799, la Calmel Society, du nom du quartier de Marylebone,
derrière Orchard Street, non loin de Portman Square, quartier mentionné à maintes
reprises par les témoins de l’époque pour son extrême destitution. Le secrétaire de la
société, Montagu Burgoyne, dresse une description détaillée de ces taudis devant le
Comité pour la mendicité, au tout début du XIXe siècle. Dans le rapport sur l’éducation,
qu’il produit en 1816, il s’attarde sur le spectacle affligeant de ce secteur de la capitale :
« Je n’ai jamais vu tant d’indigents, tant de détresse, tant de délinquance, tant
d’ignorance15. » La Calmel Society distribuera de l’aide, et surtout scolarisera quelque
400 enfants dans des écoles catholiques ; mais vu l’ampleur du problème, elle ne
réussira pas à éradiquer la misère des Calmel Buildings. L’effort, néanmoins, mérite
d’être souligné, comme une réaction positive, constructive, dans un océan
d’indifférence, voire d’hostilité.
La caricature littéraire
17 C’est entre les deux qu’il faut situer la caricature de l’Irlandais qui apparaît dans la
littérature de l’époque. Le croquis de James Gillray, intitulé Paddy on Horseback (1779),
illustre bien le stéréotype de l’Irlandais, tel que les Anglais peuvent le voir au théâtre
ou dans les romans de l’époque : imposant par sa stature, hirsute, en haillons, il
transporte dans sa besace des pommes de terre, nourriture de base des pauvres paysans
irlandais. Démuni, l’Irlandais s’est acquis une solide réputation de coureur de dots
anglaises. Ainsi le personnage de Gillray arrive-t-il à Londres avec une liste de riches
héritières à séduire. Ce dernier trait ne pouvait manquer de retenir l’attention des
dramaturges et des romanciers, auxquels il fournit un commode ressort à l’action.
Qu’on se souvienne du portrait de Mr Fitzpatrick, dans Tom Jones. Il est introduit en ces
termes : « ce gentilhomme était de ceux que les Irlandais appellent caballero, ou cavalier. Frère
cadet d’une bonne famille, sans aucune fortune dans son pays, il se trouva dans l’obligation d’en
chercher une ; ce pourquoi, il se rendait à Bath, pour tenter sa chance aux cartes et avec les
femmes16. » Le récit des événements qui entourent cette rencontre du héros avec ce
personnage haut en couleurs montre aussi son caractère ombrageux et colérique. Que
Fielding introduise un tel personnage dans son roman n’est pas tout à fait anodin, lui
qui a été confronté au problème des Irlandais à Londres au cours de ses fonctions de
magistrat de Westminster. Smollett place un individu du même genre sur la route des
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
28
membres de la famille Bramble dans Humphry Klinker (1771). À Berwick, ils rencontrent
un Irlandais de belle taille en compagnie d’une jeune héritière qu’il emmène en Écosse,
pour l’épouser, devant un ecclésiastique qui ne s’encombrerait pas des « formalités
exigées par la loi anglaise ». Mais son plan échoue quand un témoin de la scène
murmure à l’oreille de la dame que son soupirant n’est qu’un modeste tailleur, surtout
amoureux de sa fortune17. Mais le public qui sourit devant la déconfiture du coureur de
dot privé de sa proie, ne rit plus du tout quand il s’agit des Irlandais qui hantent les
rues de Londres, vivant d’aumônes et d’expédients. Cette minorité pose à la société
d’accueil un triple problème, sanitaire, économique et d’ordre public. Graham Davis
qualifie de « racisme anti-irlandais » les comportements négatifs des Londoniens à son
égard18.
18 Le problème religieux ne semble pas être le plus important, car nombre de ces
malheureux contraints à immigrer vers l’Angleterre et les colonies sont protestants, les
Catholiques restant attachés à leur sol et à l’héritage de leurs ancêtres, quitte à
accepter le grand dénuement décrit par Arthur Young, quand il visite l’Irlande. Mais le
stéréotype de l’Irlandais suppôt du papisme a la vie dure dans l’inconscient collectif. En
1773, Thomas Secker publie Five Sermons against Popery. En 1780, on trouve dans les faits
divers le passage en jugement d’une certaine Susannah Clark, pour avoir mis le feu à un
pub de Golden Lane. La prévenue justifie son geste par ces mots : « C’était une maison de
Catholiques romains ; il n’y avait là que des Catholiques romains. Il fallait la détruire […] Il y
avait eu une veillée irlandaise en ces lieux et la maison devait être démolie19. » En cette même
année 1780, Londres s’enflamme avec les Gordon Riots, manifestation violente anti-
catholique qui dure plusieurs jours, pendant lesquels la capitale est mise à sac par les
émeutiers20. Cette hostilité contre les Irlandais catholiques trouve un écho amplifié au
moment de la Rébellion de 1798, soutenue par la France révolutionnaire, qui envisage
même une invasion de l’Angleterre avec le soutien des Irlandais. La religion prend alors
plus d’importance dans la caricature de L’Irlandais dans les romans des années 90,
comme Lord Fitzbury (1794) d’Elizabeth Gunning ou The Irish Heiress (1797), de Mrs. F.C.
Patrick.
19 Ostracisée, regardée avec suspicion, la minorité irlandaise l’est aussi pour des raisons
économiques. Dans les rangs des classes populaires, on lui reproche - c’est classique - de
prendre le travail des ouvriers anglais, en acceptant de travailler à moindre prix. En
1736, ce sont les soyeux de Spitalfields qui sont pris à partie pour cette raison. Sir
Robert Walpole écrit une lettre à son fils, où il précise que les mêmes griefs sont
retenus contre les ouvriers du bâtiment : « On construit une nouvelle église à Spitalfields où,
me dit-on, les contremaîtres ont renvoyé sur-le-champ un grand nombre d’ouvriers de toute
sorte pour embaucher… des Irlandais travaillant pour un salaire inférieur de plus d’un tiers21 ».
20 Les ouvriers qui s’estiment privés de leur gagne-pain par cette concurrence déloyale ne
sont pas les seuls à protester. À l’autre bout de l’échelle sociale, on se plaint plutôt du
fardeau que représentent ces indigents irlandais. En effet, à la différence des immigrés
juifs, tout aussi démunis mais pris en charge par leurs coreligionnaires, ils sont à la
charge des paroisses obligées, depuis la loi de 1601 (Poor Law Act) , de venir en aide aux
pauvres résidant sur leur territoire. En 1799, Patrick Colquhoun évalue à 2 000 livres le
montant de l’impôt consacré en 1796 au soutien de quelque 1 200 réfugiés irlandais, et
il ajoute que c’est là de l’argent gaspillé en pure perte : « au lieu de rendre service, cette
lourde somme cause plutôt du mal, car elle est dépensée à la taverne22 ». Semblable doléance
se fait entendre à Liverpool, à Manchester, où se trouvent d’autres colonies
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
29
d’immigrants irlandais et où, comme à Londres, on redoute de voir s’effondrer le
système de l’assistance publique sous le poids de ce fardeau.
21 Menace économique, cette minorité irlandaise est aussi accusée de créer un problème
de santé publique. Tous ceux qui ont décrit ces taudis insistent sur la saleté des lieux
dévorés par la vermine. Quelques années plus tard, dans l’Angleterre victorienne, le
« roi Choléra » fera des ravages à plusieurs reprises dans la capitale. Le mal est déjà là,
en germe dans ces quartiers vétustes et insalubres à l’époque georgienne et qui ne
s’amélioreront point avec le temps. Par ailleurs un autre fléau menace la santé du pays
et de ses habitants, c’est la prostitution, mal répandu dans la capitale et là, encore les
femmes amenées à vivre du commerce de leur corps sont nombreuses dans les rangs de
la communauté irlandaise. À l’égard de ces malheureuses, le ton oscille entre
l’apitoiement et la condamnation. Mais la prostitution est aussi un délit aux yeux de la
loi. Elle vient s’ajouter à la liste des méfaits dont se rendent coupables les Irlandais qui
naviguent, comme nous l’avons vu, entre pauvreté et délinquance. Magistrats pour
Westminster, Henry Fielding et son frère John rencontrent forcément le problème dans
l’exercice de leurs fonctions. Compatissant, le romancier se demande si ces malheureux
sont plutôt à plaindre ou à blâmer. Quand il écrit An Enquiry into the Causes of the Late
Increase of Robbers, en 1751, il essaie de sensibiliser au problème et à ses conséquences
potentielles ceux de ses riches compatriotes, qui habitant les beaux quartiers, semblent
l’ignorer ou en tout cas s’en désintéresser. Et il ajoute, dans une note de bas de page,
que la plus grande partie des misérables dont il fait état sont des Irlandais23. Pour
enrayer le fléau, Fielding prône une (re)mise en vigueur des lois sur le vagabondage, ce
qui permettrait aux paroisses de reconduire hors de leur territoire tous ceux qui ne
rempliraient pas les conditions prévues par la loi pour être éligible à l’aide apportée par
l’assistance publique. Rien d’efficace ne sera fait, en fait, avant la grande loi de 1834,
(The Poor Law Amendment Act.), Et en attendant, les voix hostiles aux Irlandais se feront
entendre plus fort que celles qui s’apitoieront et tenteront de leur venir en aide par
charité.
22 Telle est la minorité irlandaise à Londres au XVIIIe siècle. Elle n’est pas homogène, mais
ceux qui retiennent l’attention de la société d’accueil, ce ne sont pas les hommes de
plume, qui viennent tenter leur chance, avec plus ou moins de succès, auprès des
maisons d’édition ou des théâtres de la capitale, mais ceux qui, fuyant la misère dans
leur pays, espèrent trouver de meilleures conditions de vie sur le sol anglais. Les
ouvriers apportent leur force de travail, même si les ouvriers anglais les repoussent
comme de nuisibles concurrents. Et puis, il y a tous ceux qui subsistent d’expédients.
On ne peut parler d’intégration pour ces indigents qui se regroupent dans les taudis de
la capitale. Pour les classes les plus démunies de la société d’accueil, ils deviennent le
bouc émissaire de leurs maux : chômage, criminalité. Ils ne sont certes pas les seuls
responsables, mais c’est dans les périodes de difficultés économiques et sociales, que les
« étrangers » sont montrés du doigt et marginalisés dans la société où ils espéraient
trouver refuge.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
30
BIBLIOGRAPHY
Sources primaires
D.B. HORN &Mary RANSOME (eds.) English Historical Documents, vol. X, 1714-1783, London: Eyre
and Spottiswoode, 1969, 964 p.
Patrick, COLQUHOUN, The State of Indigence and the Situation of the Casual Poor in the Metropolis,
Explained, London, 1799.
Patrick, COLQUHOUN, Police of the Metropolis, 1800
F.S. GROSLEY, A Tour to London: or, New Observations on England and its Inhabitants. Trans. From the
French by Th. Nugent, Dublin, 1772, 3 vols.
Jonas HANWAY, The Citizen’s Monitor: showing the Necessity of a Salutary Police, executed by
resolute and judicious magistrates, London, 1780, 355 p.
François LACOMBE, Observations sur Londres et ses environs, avec un précis de la constitution de
l’Angleterre, de sa décadence, par un athérome de Bern, Paris (i.e. Londres) 1777, 263 p.
Thomas SHERIDAN, A Complete Dictionary of the English Language, both with regard to Sound and
Meaning, 1770, 976 p.
Tobias SMOLLETT, The Expedition of Humphry Clinker, (1771), OUP., 1955, 440 p.
Arthur YOUNG, A Tour in Ireland… in the Years 1776, 1777, 1778, Dublin, 1780, é vols.
Sources secondaires
Albert FRIED & Richard ELLMAN (eds.), Charles Booth’s London, Penguin Books, 1969, 440 p.
M. D. GEORGE, London Life in the Eighteenth Century,(1925), Penguin Books, 1965, 457 p.
Timothy, McINERNEY, Paddies on Horseback: Representations of Irish Aristocracy and Nobility in the
Long Eighteenth Century, Mémoire de Master, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, 2010.
Roy PORTER, English Society in the Eighteenth Century, Penguin Books, 1982, 424 p.
NOTES
1. On estime à un million de livres le montant annuel des fermages qui quittent l’Irlande vers
1750. Voir Roy PORTER, English Society in the Eighteenth Century, p. 49.
2. Rue de Londres, près de Moorfields, à l’origine habitée par des artistes vivant chichement de
leur plume. Ce nom géographique devint ensuite un terme générique pour désigner toute cette
catégorie sociale subsistant à la limite de la misère.
3. Un brevet pour la frappe de monnaie à destination de l’Irlande avait été concédé à un Anglais,
William Wood. Le profit escompté était de 25 000 livres, soustraites à l’Irlande par cette
transaction. Les pamphlets de Swift, par leur virulence, firent reculer le gouvernement.
4. “The whole kingdom is a scene of misery and desolation hardly matched on this side of Lapland” in
D.D.HORN & Mary RANSOME (eds.), English Historical Documents, vol. X 1714-1783, (1957), London:
Eyre & Spottiswoode, 1969, p. 710.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
31
5. Arthur YOUNG, A Tour in Ireland, part II (1780), pp. 12-20, passim. In HORN & RANSOME, op. cit.,
p. 715.
6. Dorothy GEORGE, London Life in the Eighteenth Century (1925), Peregrine Books, 1965, p. 120.
7. Le premier recensement eut lieu en 1801. Pour la période antérieure, on doit se reporter aux
registres de paroisses, lesquels n’enregistraient que les données démographiques relatives à leurs
ouailles anglicanes.
8. Cité par Roy PORTER, op. cit., p. 49.
9. Peter KALM, Visit to England (1748) ; P.J. GROSLEY, A Tour to London, 1765, traduit en anglais par
T. NUGENT en 1772.
10. Cité par Dorothy George, op. cit., p. 122
11. Ibid., p. 123. “Very poor, very uncleanly, and very turbulent… We should never have known there wre
such wretches in London if we had not happened to reside in Orchard Street, Portman Square, wich, by the
way, is one of the finest parts in town”.
12. Alfred FRIED, Richard ELMAN, (eds), Charles Booth’s London, London: Pelican Classics, 1971,
p. 113. “I fear that I may tax the patience of my readers, but my aim is to show the street and its
inhabitants as it existed, not selected cases, nor the mere resultant of an average”.
13. Montague GORE , On the Dwellings of the Poor, 2nd ed. 1851, pp. XII-XVI. Cité par Dorothy
GEORGE, op. cit. p. 348: “But nine tenths of the inhabitants are Irish […] the Irish coming to London seem
to regard it as a heathen city and to give themselves up to a course of recklessness and crime […]. The
misery, filth and crowded condition of the Irish Cabin is realized in St Giles. The purity of the female
character which is the boast of Irish historians here at least is a fable.”
14. Cité par Dorothy GEORGE, op. cit. p. 126: “The Irish imported into this kingdom of the lower class are
those who annually come to harvest and when that is over return with the savings of their labour to their
own country. Those are useful, faithful, good servants to the farmer and as they are of great use to the
kingdom, deserve protection and encouragement. The others are a set of fellows made desperate by their
crimes, and whose stay in Ireland being no longer safe, come to London to perpetrate their crimes […].
London is the asylum of these rogues and vagabonds as well Irish as English.”
15. Montagu BURGOYNE, Report on Education, 1816, p. 125: “I have never met so many poor among
whom there was so much distress, so much profligacy and so much ignorance.”
16. Henry FIELDING, The History of Tom Jones, A Foundling, 1749, livre X, ch. 2, Claude RAWSON,
(ed.), Everyman’s Library, vol. II, p. 19: “He was a younger brother of a good family, and, having no
fortune at home, was obliged to look abroad in order to get one; for which purpose he was proceeding to the
Bath, to try his luck with cards and the women.”
17. Tobias SMOLLETT, The Expedition of Humphry Clinker, 1771, OUP. 1955, p. 257
18. Cité par Paul BRENNAN et Valérie PEYRONNEL, Civilisation Irlandaise, Hachette Supérieur,
1995, p. 19.
19. Session Papers, 28 juin 1780, cité par Dorothy GEORGE, op. cit., p. 125: “It was a Roman
Catholick’s house, and there was nothing but Roman Catholicks in it and it must be pulled down […] there
had been an Irish wake in the houses, they were Irish Roman Catholicks and the house must come down.”
20. Les émeutes éclatent lorsque le Parlement examine un projet de loi visant à améliorer le sort
des Catholiques, victimes de sévères lois d’exception. La foule est menée par Lord George Gordon.
21. Cité par Dorothy GEORGE, op. cit., p. 124: “They are building a new church at Spitalfields where, I
am told, the master workmen discharged at once a great number of all sorts of labourers and took in [ …]
Irishmen who served for above one-third less per day.”
22. Patrick COLQUHOUN, The State of Indigence and the Situation of the Casual Poor in the Metropolis,
Explained, 1799, p. 15. “In the United parishes of St Giles in the Fields and St George, Bloomsbury, this
expense amounted to 1,200 £ in the year 1796. It arose from the support of 1,200 poor natives of Ireland, who,
but for this, must have become vagrants… Instead of being useful, this large sum is perhaps hurtful… The
trifle they receive is too often spent immediately in the Gin shop.”
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
32
23. Henry Fielding, An Enquiry into the Causes of the Late Increase of Robbers, 1751, Georges Lamoine
(ed.), Presses universitaires du Mirail, 1989, p. 84.
ABSTRACTS
In the XVIIIth century, London which suffered from a high death-rate, maintained its
demographic balance thanks to its inflow of immigrants: provincial people coming from other
parts of the kingdom, foreigners such as Irish people suffering from poverty in their native
island, or Jews fleeing from persecutions on the Continent.
The Irish community in London was composed of various elements: artists and men of letters
hoping to find success in the capital; labourers in the textile, the building industries and the
naval dockyards; agricultural labourers who came at harvest time… and did not always go back
home at the end of the season; poor people surviving on odd jobs and criminals looking for preys
and anonymity in the large town.
The host country had no special treatment for the first category. It welcomed the labourers as a
necessary labour force for its economic development. But it was far more hostile to all those who
represented a threefold problem: a problem of public security and public health; a heavy burden
for the local authorities in charge of the poor of their parishes; and there was also lurking the
traditional grudge against those who were considered as papists.
Au XVIIIe siècle, Londres, qui connaît une forte mortalité, maintient son équilibre
démographique grâce à son flux d’immigrants : provinciaux venant d’autres régions du royaume,
étrangers comme les Irlandais chassés de leurs campagnes par la pauvreté ; Juifs fuyant les
persécutions dont ils sont victimes sur le Continent.
La communauté irlandaise de Londres se compose d’éléments variés : artistes et hommes de
lettres espérant trouver le succès dans la capitale ; ouvriers dans les industries textiles, celles du
bâtiment et les chantiers navals ; saisonniers agricoles qui arrivent au moment des moissons, et
qui ne retournent pas toujours chez eux, la saison terminée, pauvres vivant de petits boulots,
délinquants en quête de proies ou d’anonymat dans la grande ville. La société d’accueil ne
réserve pas de traitement spécial aux artistes ; elle est heureuse d’accueillir les ouvriers, main-
d’œuvre nécessaire au développement de son économie. Elle est beaucoup plus hostile à l’égard
des pauvres, des délinquants, qui lui posent un triple problème : problème de santé et de sécurité
publiques ; poids de plus en plus lourd pour les autorités locales chargées d’entretenir les
pauvres de la paroisse ; et toujours le ressentiment contre ceux qu’on rejette comme papistes par
tradition.
AUTHOR
SUZY HALIMI
Suzy Halimi est professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle-Université Paris 3. Son champ de
recherche porte sur l’Angleterre des Lumières : civilisation et littérature. Elle est notamment
l’auteur d’un ouvrage intitulé La Grande-Bretagne ; Histoire et civilisation (1994) et d’une étude sur
L’enseignement supérieur au Royaume-Uni (2004). Elle a été Présidente de son université. Elle est par
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
33
ailleurs Vice-présidente de la Commission française pour l’UNESCO et Présidente de son Comité
Education.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
34
Une minorité et son guide spirituel :la communauté séfarade de Londreset le rabbin David Nieto (1701-1728)A Minority and its Spiritual Guide: the Sephardic Jews of London and their
Rabbi, David Nieto (1701-1728)
Sarah Mimran
1 Il avait vu le jour à Venise en 1654 et, à l’instar peut-être de l’illustre Maïmonide
(1135-1204), il aspirait à devenir à la fois rabbin, philosophe et médecin. Le parcours
académique s’annonçait laborieux pour le Juif de l’époque qu’il était, mais ni le courage,
ni l’énergie et ni les capacités ne faisaient défaut à David Nieto.1 L’université de Padoue
lui ouvrit ses portes, et il étudia parallèlement la théologie juive et le Talmud auprès
des autorités rabbiniques locales. En 1687, la faculté décernait au jeune rabbin les
diplômes de médecin et de philosophe et, moins d’une décennie plus tard, il était déjà
célèbre à Livourne en tant que juge rabbinique, directeur de l’institut talmudique Réchit
Hokhma (Les Prémisses de la Sagesse), professeur de médecine, astronome réputé,
historien, théologien, poète, et il maîtrisait conjointement l’hébreu, le français, le grec,
le latin, l’italien, le portugais et l’espagnol – l’anglais ne devant s’ajouter
qu’ultérieurement à la liste2.
2 Lorsqu’en 1701, le haham3 Solomon Judah Ayllon quitta la petite communauté juive de
Londres pour rejoindre celle d’Amsterdam, le nom déjà célèbre de David Nieto jaillit
spontanément sur toutes les lèvres ; convaincus qu’il saurait les guider et redorer leur
blason, les Séfarades anglais lui offrirent en toute confiance la présidence de leurs
destinées spirituelles – à la condition toutefois qu’il se consacre pleinement à sa
mission et délaisse ses activités médicales.
3 Mais qui étaient au juste ces Juifs « espagnols et portugais » auprès desquels s’engageait
l’érudit livournais ? Comment se présentait et s’organisait cette communauté juive,
réadmise sur le sol britannique en 1656, et donc plus jeune même que son nouveau
haham ? Petit îlot d’apparence paisible, se développant à l’ombre protectrice d’une
tolérance nouvelle, la minorité séfarade de Londres était, à l’aube du XVIIIe siècle, en
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
35
pleine construction et en pleine croissance. Traditionnellement solidaire, férue de
lettres et d’éducation, elle ne se départait toutefois pas encore d’une préhistoire
troublante : en quête de son identité, elle luttait fougueusement pour affermir sa foi, en
définir un contenu lumineux et univoque, et en tracer des contours clairs et distincts.
Un îlot tranquille, une communauté diversifiée et enpleine croissance
4 Lorsque David Nieto arriva à Londres au cours du dernier trimestre de l’année 17014
accompagné de son épouse Sarah et de leurs trois fils, Moses, Pinhas et Isaac, les Juifs
avaient déjà bâti les grandes structures de leur nouvelle société. L’affluence progressive
d’immigrés ashkénazes – en provenance d’Europe centrale et orientale – ainsi que leur
nouvelle importance numérique avaient généré une scission d’ordre pragmatique entre
ces derniers et les Séfarades d’origine ; rendue nécessaire par la volonté de respecter et
de perpétuer les us et coutumes liturgiques en vigueur dans chacun des deux groupes,
la formation de la première congrégation ashkénaze s’était imposée dès 1690 autour
d’une synagogue, puis d’un cimetière propres. Régulièrement en relation, évoluant côte
à côte dans la capitale et fréquentant des synagogues voisines, les communautés
ashkénaze et séfarade suivirent depuis un cheminement parallèle, qui n’excluait pas
pour autant des points d’intersection, comme la naissance d’un organisme politique
commun, the Jewish Board of Deputies, en 1760.
5 C’est le Mahamad ou Conseil de la congrégation séfarade composé de cinq membres laïcs
élus parmi les affiliés privilégiés de la communauté, qui avait fait appel à David Nieto au
départ du précédent haham. La proposition était signée par Isaac Israel Correa, Isaac
Lopes Pereira, Abraham Vaes Martines, Isaac Israel Henriques et Moses Francia –
trésorier général5. Dès 1663, le Conseil s’était chargé de compiler les statuts de la jeune
collectivité et de rédiger les quarante-deux articles, inspirés des modèles d’Amsterdam
et de Venise, qui établissaient sa constitution ; la langue d’origine était l’espagnol puis,
jusqu’en 1819, les retouches et suppléments se faisaient en portugais, langue
vernaculaire des Séfarades de Londres – qui ne faisaient à l’époque usage de l’anglais
que lors des échanges commerciaux ou des contacts avec leurs concitoyens non-Juifs.
Le Conseil disposait d’un large éventail d’attributions : il déterminait les limites de
l’autorité du rabbin, accordait les divorces, établissait le montant de la participation
financière des résidents et des visiteurs sur la base de leurs revenus ou des transactions
commerciales effectuées, fixait l’aide octroyée aux pauvres et pourvoyait à leur
éducation, réglait les différends juridiques au sein de la communauté, et veillait au
respect de toutes ces mesures6. Ce document législatif souligne l’extrême prudence des
premiers responsables communautaires, soucieux de préserver la bonne réputation de
la congrégation et de prévenir à tout prix un nouvel épisode douloureux d’expulsion, et
leur volonté de pratiquer librement les préceptes du judaïsme sans perturber ou
risquer d’offenser, par l’acte ou la parole, ceux qui les accueillaient avec bienveillance.
Le Conseil se réservait donc un droit de censure : afin que l’un de ses membres ne porte
préjudice à l’ensemble du groupe, une autorisation préalable était exigée avant toute
publication. Pour éviter encore tout dérapage verbal ou scandale, les discussions
théologiques avec des non-Juifs étaient rigoureusement interdites7. Si toutes ces
mesures étaient théoriquement valables à l’arrivée du nouveau haham en 1701, il
apparaît toutefois que le Conseil ait voué une grande confiance à David Nieto : ce
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
36
dernier entretenait de nombreux échanges épistolaires avec des non-Juifs, tels John
Covel, professeur au Christ’s College de Cambridge, avec lequel il correspondait en
italien8 ou le pasteur Christian Theophilus Unger, auquel il écrivait en hébreu 9. Sans
compter que la réputation de l’érudit attirait de nombreux visiteurs, hommes de
sciences et de lettres, et qu’on n’avait jamais vu autant de non-Juifs autour de la
synagogue séfarade de Bevis Marks10 !
6 La synagogue représente, de fait, le centre de vie de toute société juive. Dès leur arrivée
à Londres, les pionniers de la petite communauté s’étaient empressés d’ouvrir leur
synagogue secrète dans Creechurch Lane11, entre Leadenhall Street et Duke’s Place : la
nouvelle congrégation avait pris le nom de Chaar Hachamayim (Porte des Cieux), et elle
s’était progressivement organisée, se développant et prenant de l’ampleur. En 1662,
John Greenhalgh estimait le nombre de fidèles à une centaine d’hommes12, mais en 1674
déjà, de gros travaux d’agrandissement du local de Creechurch Lane étaient engagés. Le
nombre d’hommes seuls dépassa bientôt 200, et il fallut songer à déménager. Les
responsables entreprirent rapidement les démarches visant à la construction de la
synagogue actuelle dans Bevis Marks. L’acquisition du bâtiment se fit au prix élevé de
2 650 £, réunies en grande partie sous forme de dons individuels concédés par les
membres de la communauté. L’inauguration de la nouvelle maison de prières, en
septembre 1701, coïncidait avec l’intronisation du nouveau haham, dont la première
tâche fut de composer et de publier une prière en faveur du monarque Guillaume III13 ;
la cérémonie inaugurale eut lieu à quelques jours du nouvel an juif, sous la présidence
des membres du Conseil – Isaac Israël Correa, Isaac Lopes Pereira, Abraham Vaes
Martines, Isaac Israël Henriques, et Moses Francia14 –, ceux-là mêmes qui avaient fait
venir David Nieto. Les bancs de chêne sur lesquels les fidèles s’étaient assis dans
Creechurch Lane furent incorporés au nouveau décor qui, dans la taille et la forme
curviligne de ses fenêtres, sa galerie supérieure réservée aux femmes, son Arche Sainte,
son pupitre, son candélabre et son arrangement général, ressemblait de façon
impressionnante à la grande synagogue d’Amsterdam, ouverte en 1675. L’Arche Sainte
témoigne de l’implication juive dans le commerce du bois avec l’Amérique du Sud au
XVIIe siècle : à la veille d’un périple au Brésil, le Conseil avait pu passer commande à ses
affiliés marchands d’un chargement du meilleur bois de cèdre15. Les dix chandeliers
symbolisent les Dix Commandements tandis que les douze colonnes soutenant la galerie
renvoient traditionnellement aux douze tribus d’Israël. C’est à l’intérieur de ce
bâtiment boisé et chaleureux qu’officiait David Nieto, prononçant plus de cinquante
sermons par an, composant de belles prières sous sa plume de poète, célébrant les
naissances, les mariages, et commémorant les décès. Plus de trois cents ans après, outre
quelques discrets ajouts, l’installation de l’électricité en 1929, et celle du chauffage,
l’ancienne synagogue est restée pratiquement inchangée16.
7 Les Séfarades de Londres étaient aux alentours de 520 en 169517, de 1050 en 1720, et de
2 000 en 1750 – n’évoluant plus beaucoup au cours du siècle suivant. Leur belle période
d’essor se situe précisément au temps de David Nieto qui enregistrait jusqu’à vingt
mariages par an18 et qui pouvait constater la croissance du revenu annuel de la
congrégation : 3 400 £ en 1702 et 6 700 £ en 172619. Jusqu’en 1730, l’immigration draina
un flux continu et régulier de réfugiés en provenance, directe ou non, du Portugal et
d’Espagne, qui fuyaient l’Inquisition et jouissaient là d’une certaine forme de
tolérance – nouvelle et porteuse d’espérances autant que de confiance. Impressionné,
Jacob Sasportes, rabbin de la congrégation séfarade entre 1664 et 1665, écrivait déjà
alors à son ami Josiah Pardo: « We live at a time in which God has seen fit greatly to
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
37
ameliorate the condition of his people, bringing them forth from the general condition of serfdom
to freedom [...] We are free to practice our own true religion20 ».
8 Dès la réadmission en effet, l’autorisation de séjour accordée aux Juifs impliquait
l’entière liberté de vivre où bon leur semblait, et nombre des barrières juridiques qu’ils
pouvaient rencontrer ne faisaient que les inclure dans le cadre plus large de la
communauté non anglicane. L’Acte de Tolérance de 1661 avait octroyé une
reconnaissance légale à la diversité religieuse, en autorisant le culte public des
dissidents protestants qui restaient dans le cadre de la Trinité. Considérant néanmoins
que les liens entre l’Église établie et l’État étaient toujours indissolubles, l’Église et les
dirigeants politiques continuèrent d’interdire aux non-Anglicans, jusqu’à la fin de la
période hanovrienne, la pleine participation à la vie politique de l’Etat. Le Corporation
Act de 1661 excluait des corporations municipales et commerciales ceux qui refusaient
de recevoir le sacrement selon les rites de l’église d’Angleterre et les Test Acts de 1673 et
1678 disqualifiaient ces derniers des carrières politiques et de la fonction publique.
Pour y avoir accès, il fallait nécessairement appartenir à l’Église établie.
9 Dissidents, Juifs et Catholiques étaient donc souvent victimes de la même législation
parlementaire, alors que dans la plupart des autres pays européens, les Juifs étaient la
cible de multiples restrictions spécifiques. En Angleterre aussi, certaines barrières
juridiques – qui leur étaient plus particulièrement destinées – pouvaient entraver leur
vie quotidienne, mais ne les visaient-elles pas plutôt en tant qu’étrangers ? Ne se
fondaient-elles pas davantage sur un argument d’ordre commercial que religieux ?
Toujours est-il que les Juifs ne pouvaient devenir citoyens-résidents de la Cité, y
posséder des magasins ni y faire du négoce de détail. L’Acte de Navigation (1660)
réservait quant à lui aux Anglais de naissance le commerce colonial, et les statuts
datant de la période précédant l’expulsion de 1290 (qui n’avaient pas été abolis)
interdisaient aux Juifs de posséder des terres. Les Juifs ne pouvaient pas non plus
devenir actionnaires de la Compagnie des Indes Orientales et les tarifs douaniers
discriminatoires (alien duties) qui les frappaient, les rendaient moins compétitifs21. Dans
les faits pourtant, l’absence de rigueur policière encourageait nombre de Juifs à
contourner ces lois restrictives : les marchands séfarades non naturalisés pouvaient se
dérober au Navigation Act en achetant des navires sous le nom de leurs commis anglais,
et ceux qui souhaitaient appartenir à la noblesse terrienne se prenaient à enregistrer
leurs acquisitions sous le nom de leurs employés chrétiens. À la Bourse de Londres, la
fonction de marchands de titres (stockjobber) leur était ouverte sans aucune restriction
et si, depuis 169722, le nombre d’agents de change (stockbrokers) juifs était réduit à douze
sur un total de 124, ce chiffre leur était à l’époque proportionnellement très favorable –
si l’on se rappelle que Londres comptait autour de 500 000 personnes en 1700, alors que
la communauté juive avoisinait à peine le millier d’âmes !
10 Dans l’ensemble donc, les Juifs vivaient à Londres au début du XVIIIe siècle, une belle
période de leur histoire. Très vite, ils oublièrent d’être inquiétés, de se cacher, de se
faire discrets. Les abords de la synagogue devinrent animés à la sortie des offices – et
notamment le dimanche ; Bevis Marks et Bury Street s’emplirent de fidèles insouciants
aux discussions parfois bruyantes. Le Conseil prit trois nouvelles mesures au cours de la
seule année 1701 : les membres de la congrégation se voyaient interdire les
attroupements dans le quartier ; au regard de l’injonction royale de s’abstenir des jeux
le dimanche, ils ne devaient plus se rencontrer ce jour dans des lieux publics, ou même
privés, pour y jouer ; les cortèges accompagnant la mariée lors des célébrations
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
38
devraient désormais se réduire aux seuls parents et frères. Toute transgression donnait
lieu à une amende23.
11 Le transport – à cheval ou en voiture – n’étant pas autorisé le samedi dans la religion
juive, les fidèles ont pris l’habitude, à travers les générations, de s’installer à distance
raisonnable de leur synagogue. À Londres, la grande majorité des Juifs vivait dans la
commune de St James (Dukes Place), qui devint dès 1722 le quartier juif de la capitale :
plusieurs synagogues s’y trouvaient – dont celle, séfarade, de Bevis Marks – et on y
rencontrait des membres des deux communautés, quelques bouchers, un laitier, voire
nombre de petites échoppes promettant de répondre aux mille besoins quotidiens ;
« Au Soleil Levant » était l’enseigne d’Abraham Benedictus, fabricant de chandelles
dans la rue Houndsditch, tandis que « Sam’s Coffee House » était l’adresse indiquée
pour la restauration des hommes d’affaires juifs24. De nombreux marchands juifs
étaient domiciliés dans St Mary Axe, Fenchurch Street, Leadenhall Street, Bishopsgate
Street, Crutched Friars, et Great St Helen’s25. Mais les Juifs habitaient également dans
les communes de St Katherine Creechurch, All Hallows, London Wall et St Andrew
Undershaft26. À l’instar des Anglais de la haute société, certains riches Séfarades
disposaient, en plus de leur domicile à Londres intra-muros, d’une résidence
secondaire, acquise ou louée dans les villages à proximité ou la campagne
environnante, pour y passer les weekends ou les étés. Dès 1675, Alvaro da Costa avait
fait l’acquisition d’une maison à Highgate, où le rejoignirent bientôt les familles de ses
cousins Fernando Mendes et John Mendes da Costa. En 1715, c’est Antony Mendes qui
s’offrait à Highgate une maison avec patio, suivi en 1721 par John Mendes da Costa qui
devenait propriétaire de Baron House, belle bâtisse dont le souvenir a été conservé sur
une peinture du XIXe siècle27. Les propriétés des da Costa étaient encore nombreuses
dans la région, mais la plus impressionnante semble avoir été Copped Hill à Totteridge
(à quelques kilomètres au nord de Highgate), achetée en 1721 par Joseph, l’un des fils
d’Alvaro da Costa. Le tracé de ses superbes jardins bordés d’arbres sur une étendue
vertigineuse et quasi royale, apparaît sur une gravure datant de 173928.
12 Dès les premières heures de la réadmission, les Crypto-Juifs29 se réfugiant à Londres au
cours des années 1650 avaient été des marchands30, dont le commerce se concentrait
dans les domaines qui, du fait de leur langue, leurs relations ou leur expérience
personnelle, les avantageaient. Antonio Fernandes Carvajal avait été importateur de
vins et c’est la famille Francia qui reprit son affaire. En général néanmoins, même après
que le Traité de Methuen31 de 1703 eut donné l’avantage aux vins portugais, désormais
moins taxés que les vins français, le commerce des vins était dominé par les marchands
des fabriques anglaises implantées à Lisbonne et à Porto32. Les marchands juifs
londoniens commerçant avec le Portugal, penchèrent alors plutôt pour la spécialisation
dans l’export du vêtement anglais et l’import des produits coloniaux et de l’or. La
communauté séfarade de Londres comptait ainsi de grands négociants tels les frères
Francia, Gomez Rodriguez, Alvaro da Costa ou Peters et Piers Henriques. Les pierres
précieuses et les diamants occupaient également une place privilégiée au cœur des
échanges, et ce, jusqu’à la fin du siècle des Lumières : les Juifs exportaient en Inde le
corail et importaient en retour des diamants qu’ils faisaient tailler et polir à
Amsterdam pour les revendre ensuite à Londres ; dès le début du XVIIIe siècle, ce sont
les familles Franco, Mendes da Costa, et Salvador qui pesaient le plus dans le négoce du
diamant. Entre 1717 et 1766 (à l’exception de quatre occurrences), l’importation
annuelle de diamants par les Juifs était largement supérieure à celle des non-Juifs.
Outre les diamants, le négoce avec l’Inde concernait l’importation de vêtements, mais
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
39
celle-ci était exclusivement réservée à la Compagnie des Indes Orientales. Les Juifs en
étaient officiellement exclus, mais ils participaient très largement aux grandes ventes
publiques des produits de ces importations à Londres, se spécialisant dans l’achat du
vêtement d’occasion. Ils y occupaient du reste une place assez importante pour que ces
ventes soient reportées lorsqu’on les avait programmées pendant les fêtes juives33. Les
échanges commerciaux étaient importants, voire florissants, entre les marchands
séfarades de Londres et leurs coreligionnaires à l’étranger, à Amsterdam, Hambourg,
Bordeaux, Bayonne, Livourne, mais aussi dans les colonies anglaises de la Jamaïque, la
Barbade34, et le Surinam35. Les Juifs étaient en revanche absents de certaines activités
lucratives, telle celle du sucre, par exemple, qui impliquait à l’époque le commerce
d’esclaves, auquel la communauté juive dans l’ensemble, ne semble jamais avoir pris
part36.
13 Lorsque David Nieto prit ses fonctions à la tête de la congrégation, les Séfarades de
Londres comptaient parmi eux un grand financier du nom de Solomon de Medina
(1650-1730), arrivé à Londres en 1672. Durant les années 1690, l’entreprise « Machado &
Pereira », dont il était l’agent, fut fournisseur en pain de l’armée du roi Guillaume III en
Irlande et, à plusieurs reprises, il avança les fonds, pour n’être remboursé que bien plus
tard par le gouvernement. En signe de reconnaissance pour ses services rendus au pays,
le monarque qui l’estimait assez pour avoir dîné chez lui, le fit chevalier en 1700,
privilège dont il fut le premier Juif à jouir en Angleterre37. Il fut élu au sein du Conseil
en 1676, puis en 170238. Il fut encore vivandier des armées royales au cours des années
1707, 1708, 1709, 1710 et 171139, mais il semble qu’il vivait à cette époque en Hollande,
laissant Moses de Medina gérer ses affaires à Londres.
14 Abraham Mocatta, fidèle privilégié de la congrégation de Bevis Marks était, quant à lui,
courtier en or à la Banque d’Angleterre. Les marchands séfarades importaient l’argent
de Cadix et l’or de Lisbonne et Mocatta, qui entretenait des liens étroits avec eux, savait
pertinemment qui disposait de stocks de lingots à vendre et qui cherchait à en acheter.
Il fut particulièrement prospère. En 1721, il commanda l’écriture d’un rouleau de Thora
au profit de la synagogue, la réalisation de ses ornements et la confection de son
manteau, et l’orfèvrerie comme les broderies étaient réputées pour leur qualité et leur
finesse. Le coût extrêmement onéreux d’une telle acquisition, ajouté au verset qu’il fit
graver sur les grenades d’argent ornant le rouleau, suggèrent une année
commercialement florissante : « Isaac sema cette année-là et récolta cent fois plus ; le
Seigneur le bénit40 ».
15 La communauté séfarade comptait donc bien quelques Juifs nantis, le plus souvent
marchands ou impliqués dans le monde de la finance, sur lesquels elle fondait sa
prospérité et sa belle croissance à l’aube du XVIIIe siècle : ce n’étaient plus 50 £ à
l’année, traitement de Jacob Abendana entre 1681 et 1685, qu’offrait le Mahamad à
David Nieto en 1701, mais bien 100 £ (qui devinrent bientôt 150 £), en sus du charbon
gratuit, d’une prime de 10 £ annuelle à l’occasion de Pourim (la fête d’Esther), d’un
logement de fonction et de 82,15 £ pour le meubler41 ! Nombreux étaient aussi ceux qui
vivaient plus modestement du savoir qu’ils avaient importé de leurs contrées d’origine :
graveurs, clercs, confiseurs et pâtissiers, brodeurs, tailleurs, traducteurs, enseignants,
professeurs de langues, maçons, laboureurs, tailleurs de diamants, bijoutiers, fabricants
de crayons et vitriers. Entre 1706 et 1711, Senhora Leonor Morais fut employée par la
congrégation à la confection de pâtisseries et confiseries pour la présentation du don
annuel au maire42. Abraham Lopes de Oliveira (1657-1730), orfèvre, était quant à lui
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
40
rémunéré pour prendre soin de l’argenterie de la synagogue Bevis Marks. La mobilité
sociale touchait peu les nouveaux immigrants juifs en Angleterre et nous n’avons pas
connaissance de Juifs immigrants pauvres qui aient prospéré dans les affaires43. La
difficulté et la pauvreté étaient enfin le lot quotidien de maintes personnes âgées ou
malades, des veuves et des orphelins, mais aussi des réfugiés en provenance d’Espagne
et du Portugal, fuyant l’Inquisition et vivant souvent de petits emplois peu rentables,
voire de la mendicité.
Une société solidaire, férue de lettres et d’éducation
16 L’assistance aux pauvres, la tsédaka, est l’une des composantes essentielles du judaïsme.
Rappelée à maintes reprises dans la Thora, elle s’impose pratiquement à tous : chacun44
des membres de la communauté juive est tenu de remettre aux plus démunis un
dixième (la dîme) au moins de ses gains. Étymologiquement dérivé de la racine tsédek
(justice), le concept de tsédaka ne se conçoit plus simplement comme le résultat
facultatif d’une bonne volonté ou d’un noble sentiment, mais comme un devoir de
justice. Les Sages d’Israël considèrent la charité comme une restitution au pauvre de ce
qui lui revient : Dieu fait de l’homme Son intermédiaire pour lui permettre de connaître
à son tour, en le répétant, le geste divin du don45. La création de toute communauté
juive passe donc nécessairement par la fondation d’institutions caritatives – d’autant
plus indispensables dans la société anglaise des Poor Laws qui ne connaissait pas encore
la sécurité sociale, et où la workhouse n’était pas toujours compatible avec le mode de
vie juive.
17 Dès les premiers jours de la réadmission, la congrégation séfarade de Londres avait eu à
sa charge de nombreuses familles démunies, souvent en provenance des pays où
sévissait encore l’Inquisition. Dans la pétition de 1689, adressée au Parlement par la
communauté juive46 et intitulée The Case of the Jews Stated, les auteurs faisaient déjà état
d’une population juive dont la moitié était composée de personnes vivant difficilement
de leur labeur ou à la charge des plus nantis47. La correspondance du Mahamad fait aussi
largement référence à la pauvreté : un courrier datant de l’hiver 1703 rappelait que de
nombreuses familles juives londoniennes accueillaient et hébergeaient les réfugiés
démunis, et une lettre du Conseil adressée en 1705 à la communauté de Livourne faisait
état des lourdes charges financières imposées à la congrégation par l’afflux de réfugiés,
notamment en provenance du Portugal. En 1710, les aides aux pauvres allouées par la
congrégation à des immigrants en provenance d’Italie et de Barbarie étaient élevées et
l’immigration séfarade en provenance de la péninsule ibérique ne s’affaiblit que bien
plus tard48. Dans le second volume des archives de la synagogue Bevis Marks, consacré
aux mariages célébrés jusqu’en 1837, plusieurs entrées de couples sont accompagnées
de la mention Vindos de Portugal49. Ces couples arrivaient à Londres et célébraient à
nouveau leur mariage selon les rites de la tradition juive -qu’ils avaient
momentanément abandonnée en raison de l’Inquisition. Seize remariages furent
enregistrés au point le plus haut de la courbe en l’an 1726, puis de nouveau en 1728,
l’année du décès de David Nieto. En 1726, 1727 et 1728, les comptes rendus du Mahamad
font même mention de sommes versées aux capitaines des navires (254 £ et 4s. en 1728)
pour payer le transport de ces réfugiés sans le sou50. On aidait alors les personnes âgées,
les malades, les veuves et les orphelins à survivre. On donnait un coup de pouce aux
jeunes en quête de travail en leur prêtant un peu d’argent – de quoi débuter en tant que
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
41
colporteurs ou revendeurs de vêtements de seconde main ; le commerce de rue de
fruits importés, telles les oranges ou la rhubarbe, était notamment assez typique.
18 La prise en charge des malades et l’accomplissement des derniers devoirs envers les
défunts occupent encore une place primordiale dans le judaïsme et dès la réadmission,
des bénévoles privés s’étaient chargés de ces responsabilités. En 1709, peu après
l’inauguration de l’association régulière Hebra de Bikur Holim (Association pour les
visites aux malades), David Nieto prononçait un sermon, intitulé « Los Triunfos de la
Pobreza » (Les triomphes de la pauvreté), publié et dédicacé aux responsables de
l’institution – le trésorier Abraham Nunez et les administrateurs Ab Fernandez Salazar
et David de Meza51. Le dispositif s’élargit au fil des années avec notamment le fonds,
inauguré en 1724, qui devait assurer une dot de 60 £ aux jeunes filles séfarades
orphelines52.
19 L’action caritative de la congrégation ne s’arrêtait pas aux seules frontières de
l’Angleterre. Deux fonds étaient déjà prévus dans le cadre des statuts d’origine, gérés
par deux trésoriers distincts et alimentés régulièrement par les dons des fidèles :
Cautivos était réservé à la rançon des captifs juifs, victimes des pirates barbaresques ;
soixante ducats étaient ainsi prélevés en 1705 pour racheter Aron Affia, Abraham Perez
et Joseph Haïm Esquenazy, captifs des Chevaliers de Malte. Les prisonniers étant
généralement vendus comme esclaves, le Conseil puisa à plusieurs reprises dans le
fonds Cautivos pour racheter les prisonniers juifs des mains de ces « Tyrans de Malte »53.
Le fonds Terra Santa était originellement destiné à soutenir les divers établissements
religieux de Terre Sainte et notamment de Jérusalem, Hébron et Safed54, représentés
par les prestigieux visiteurs qui se succédèrent à Bevis Marks : les rabbins Simon bar
Yaakov Vahbendanon en 1705, Abraham Rovigo de Jérusalem, Abraham Gedalla en
1726, et Moché Israel en 1728. La correspondance du Mahamad fait encore état de
nombreuses lettres de demandes d’aide en provenance d’autres communautés juives ; si
la priorité allait traditionnellement vers les autres Séfarades à travers le monde, la
copie d’une lettre écrite en 1710 par le trésorier Moses de Medina est conservée dans
les archives de la congrégation : Moses y demande à ses proches parents, Joseph de
Medina et ses fils d’Amsterdam, de partager entre « nos pauvres frères de Pologne,
touchés par les calamités », la somme de 2275,11 florins55. Enfin, lorsque l’aide
pécuniaire ne s’avérait d’aucun secours, la communauté se repliait sur la prière : au
temps où les autodafés représentaient au Portugal des attractions très courues et où de
nombreux Juifs croupissaient dans les prisons de l’Inquisition, une prière était
prononcée annuellement à Bevis Marks le jour de Kippour pour « nos frères
emprisonnés dans les cachots de l’Inquisition »56.
20 De tous temps, l’éducation a représenté une priorité au sein des communautés juives.
Dans le monde séfarade, les statuts de Valladolid de 143257 demandaient aux
congrégations de réserver un fonds devant permettre la gratuité de l’instruction pour
les enfants. Dès 1664 à Londres, l’école primaire ouvrait ses « Portes de
l’espoir », Chaaré Tikva, pour éduquer la jeunesse juive. L’illettrisme était tenu en
horreur et cela était palpable dans l’exigence de perfection manifestée à la synagogue :
l’officiant n’avait pas droit à l’erreur et sa lecture ne souffrait aucune faute, sous peine
d’une amende de 25 p par irrégularité58 ! La première institution éducative en faveur
des orphelins -Chaaré ora veavi yetomim (Portes de lumière et père des orphelins)
naissait en 1703, et David Nieto délivra le sermon d’inauguration, développant le
verset : « dans sa sainte résidence, Dieu est le père des orphelins »59, ainsi que l’adage
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
42
talmudique stipulant que : « celui qui éduque un orphelin est considéré par le Texte
comme son géniteur ». L’un des orphelins, Isaac Henriques Lopes, ainsi que les jeunes
Moses et Isaac Nieto, prirent à leur tour la parole le samedi suivant, traitant de la
charité « comparable en importance à tous les autres préceptes »60. L’institution était
chargée d’habiller douze garçons orphelins, de subvenir à leurs besoins, de les éduquer
et de les former à l’apprentissage d’un métier. Chaque hiver, les élèves recevaient un
grand manteau et cinq shillings d’argent de poche61 :
These children are not only instructed in the Jewish literature, but likewise to read,write and account in English; and after having been at least three years at school,have each of them twenty pounds given him for advancing them in the world62.
21 Dans l’œuvre sur le judaïsme qu’il publiait à Londres en 1706, Isaac Abendana
(1650-1710), professeur d’hébreu à Cambridge puis Oxford, décrivait les pratiques et la
juridiction juives, les dîmes, l’importance de la prière, et consacrait un long chapitre au
caractère fondamental de l’école au sein de la communauté juive :
The necessity as well as usefulness of schools for the instruction and education ofyouth, is so apparently manifest that, in the opinion of our doctors, mankind couldscarcely subsist without them; because, otherwise men could neither preserve thedignity of their nature, as reasonable creatures, nor have anything but theiroutward shape, to distinguish them from brutes63.
22 Isaac Abendana avait également achevé en 1671 une traduction latine de la Mishna64, et
publié des calendriers juifs en 1695, 1696, et les années suivantes. Il était le frère de
Jacob Abendana, guide spirituel de la communauté séfarade londonienne entre 1681 et
1685, et entretenait comme lui une correspondance soutenue avec plusieurs savants
chrétiens dont Ralph Cudworth, professeur à Christ’s College. Le haham Nieto reçut
d’ailleurs un courrier de John Covel, collègue de Cudworth, daté du 18 janvier 1706 et
commentant précisément l’un des almanachs d’Abendana65. David Nieto était de fait
réputé pour ses connaissances en astronomie et sa science des calendriers ; en 1693, il
avait composé Pascalogia, œuvre dans laquelle il discutait des différences de datation de
Pâques entres les églises grecque et latine et le judaïsme. Ce travail avait été généré par
la célébration de Pâques le 22 mars 1693, et celle de Pessah le 21 avril 1693, alors qu’en
règle générale la Pâque juive précède toujours les Pâques chrétiennes. Le haham avait
dédicacé Pascalogia à Francesco Maria de Medici, le 2 mars 1700 à Livourne, ce qui met
en lumière les relations amicales que pouvaient entretenir rabbin et cardinal à l’aube
du XVIIIe siècle66. A la tête de la congrégation séfarade de Londres, David Nieto s’attela à
préparer un almanach adapté aux latitudes britanniques, comprenant les dates de
nouvelle lune, des jeûnes, des fêtes (pour 83 années), des éclipses pour le méridien de
Londres (pour 23 années), les horaires du shabbat à Amsterdam et Londres, ainsi que
ceux des prières à Bevis Marks (Solomons 34) : Bina laïtim (Connaissance des temps)
paraissait en 1717 et, dès 1723, sur résolution du Conseil, ce calendrier était
officiellement adopté en Angleterre67. Tous les vendredis après-midi, le bedeau de la
synagogue séfarade se dirigeait avec une petite escorte vers Duke’s Place pour saluer la
congrégation ashkénaze au nom du Conseil et l’informer de l’heure de l’entrée du
shabbat. La coutume survécut de nombreuses années après la publication de
calendriers imprimés et annuels, pour ne s’éteindre qu’au XXe siècle68.
23 Outre ses dons en astronomie, David Nieto était poète et plusieurs de ses compositions,
signées de son nom de plume DaN69, apparaissent dans un recueil de poèmes écrits par
des Juifs italiens, intitulé Kol éguev (Son d’amour) et publié à Livourne en 1846 par le
haham Abraham Benedetto Piperno (Solomons 5-7). En 1720, il participa activement à la
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
43
publication, à Londres, de la première traduction espagnole versifiée des Psaumes :
Espejo fiel de vidas (Miroir fidèle de la vie). Ce travail d’art, si précieux pour la
communauté séfarade hispanophone londonienne, était l’œuvre de Daniel Israël Lopes
Laguna (1650-1723) – qui y consacra plus de vingt années de labeur. Avec ses cinquante
pages introductives, les dédicaces rimées composées en espagnol, portugais, latin et
anglais par des membres de la communauté, les lettres d’approbation – dont celle du
haham David Nieto – et les enluminures, l’œuvre est superbe ! Une phrase
d’introduction présente chacun des psaumes, renvoyant parfois aux propres
souffrances de l’auteur livré aux mains des cruels bourreaux de l’Inquisition, mais qui,
humble et pétri de reconnaissance, rend hommage à l’Eternel dans un poème final où il
exprime sa gratitude et qu’il conclut en rappelant : « Solo en Dios la confianza !” (Lopes
Laguna 339). L’ouvrage est encore particulier en ce qu’il révèle les talents de trois
femmes séfarades aristocrates de Londres qui apportèrent ainsi leur contribution à la
poésie juive espagnole : Sara Foncesca Pina y Pimentel, Manuela Nunes de Almeida et
Bienbenida Cohen Belmonte : elles étaient des parentes du mécène Mordekhay Nunes
de Almeida qui permit la publication de cette traduction, et chacune dédicaça une
composition poétique à l’auteur pour saluer son œuvre ; ces trois derniers hommages
laissent là le témoignage de voix féminines aptes à manier poétiquement la langue de la
lointaine Espagne.
24 L’un des tributs à Daniel Lopes Laguna était paraphé par l’un des médecins de la
congrégation de Bevis Marks, Sequeiro Samundo. La médecine est traditionnellement
une spécialité très respectée dans le monde juif et peut-être tout particulièrement dans
le monde séfarade – notamment en Espagne et au Portugal. Nombre des médecins,
chirurgiens et pharmaciens portugais étaient des Crypto-Juifs. Parmi eux, plusieurs
réfugiés immigrèrent en Angleterre et furent autorisés par le Royal College of Physicians à
pratiquer la médecine, tels les médecins Hector Nunes et Rodrigo Lopes au XVIe siècle
ou Fernando Mendes au XVIIe siècle. La liste de 1684 des membres de la congrégation
séfarade mentionne trois médecins70 et leur nombre s’accrut encore au XVIII e siècle.
David Nieto lui-même était médecin, diplômé de l’université de Padoue, et certaines
sources témoignent qu’il continua à prodiguer des soins à Londres71. En Angleterre,
Juifs et dissidents n’avaient pas accès aux universités nationales et ils se formaient donc
en Italie ou aux Pays-Bas. Jacob de Castro Sarmento put néanmoins compléter le titre
obtenu à l’université de Coimbra par le diplôme de médecin qu’il prépara par
correspondance dans l’une des universités écossaises, le Marischal College d’Aberdeen. Il
fut le médecin de l’ambassadeur portugais à Londres, Sebastiao Carvalho e Melo qui
devint par la suite le marquis de Pombal. Dans une correspondance très soutenue72 avec
le Portugal, il mettait en garde les hommes d’état contre les épidémies et il laissa de
nombreuses publications portant sur la variole73. Maîtrisant tant le latin et le portugais
que l’anglais, il fut élu à la Royal Society et s’illustra en tant que fondateur du Beth Holim,
l’hôpital juif qui vit le jour en 1748. Jacob de Castro Sarmento était un ami intime du
rabbin David Nieto, et il le remplaça plusieurs fois lorsque, vers la fin de sa vie, affaibli
et malade, il ne pouvait délivrer son sermon aux fidèles de Bevis Marks. Le médecin
prononça d’ailleurs une oraison funèbre très touchante, en 1728, à l’occasion du décès
du haham dont il avait été si proche74. Solidaires, charitables et éduqués ou du moins,
grands amateurs de sciences et de lettres, les Séfarades de Londres vivaient
tranquillement à l’ombre protectrice de la tolérance anglaise ; le guide spirituel qui
s’installait là découvrait toutefois très rapidement l’ampleur du défi qu’il devrait
relever au sein de cette petite communauté à la « préhistoire » très particulière. Car,
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
44
ainsi que l’écrivait si justement Albert Hyamson: « the Sephardim of England have not only
a history: they also have a prehistory »75.
Une congrégation en quête de son identité spirituelle
25 Les derniers rayons du soleil couchant de la liberté en Espagne à la fin du XVe siècle
virent 200 000 Juifs quitter ce pays dans lequel ils avaient vécu plus de mille ans. En
1492 en effet, Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille expulsaient les Juifs de leur
territoire. L’invasion des Almohades au XIIe siècle, puis la reconquête chrétienne et
l’institution de l’Inquisition, avaient déjà mis un terme à cette ère que l’on a nommée
l’âge d’or du judaïsme espagnol. En 1492 toutefois, l’édit d’expulsion marquait
véritablement la fin d’un long chapitre d’histoire juive. Les exilés abandonnaient leur
patrie et leurs biens ; ils étaient jetés sur des chemins hostiles, dans la souffrance et
l’incertitude de leur destin. Nombreux furent alors les Juifs qui s’installèrent dans le
royaume voisin du Portugal, mais en 1497, le roi Manuel Ier cédait aux pressions
diplomatiques des rois catholiques, et ordonnait lui aussi l’expulsion des Juifs du pays -
mesure qu’il faisait suivre un an plus tard par l’interdiction d’émigrer et le baptême
forcé. Les Juifs s’orientèrent vers l’est et s’installèrent, tant bien que mal, sur les bords
de la Méditerranée, à Venise en Italie, en Turquie, et dans d’autres pays d’Asie. La
lumière s’était éteinte pour les Juifs en Espagne. De temps à autre, l’obscurité s’éclairait
par les flammes rougeoyantes des autodafés. Les Crypto-Juifs qui, un temps trop faibles
pour résister à la tentation, avaient extérieurement abandonné la foi de leurs pères, se
portaient à présent, tels des sacrifices d’expiation, sur l’autel de l’Inquisition. Certains
parvinrent néanmoins encore à s’échapper, à fuir les filets et la traque de l’Inquisition.
Conduits par les remords de leur conscience, ils cherchèrent un foyer dans le nord de
l’Europe, afin de revenir à leur ancienne foi et de professer, librement devant les
nations, leur croyance dans le Dieu d’Israël76.
26 Le vécu des Crypto-Juifs impliquait une identité juive fragmentaire et instable. Ils
étaient nombreux à se caractériser par une pratique religieuse défaillante et une foi
confuse et faible, du fait que leurs ancêtres immédiats avaient vécu la majeure partie de
leur vie en tant que Catholiques et non en tant que Juifs. Au cours de la seconde moitié
du XVIIe siècle, lorsque les Nouveaux Chrétiens commencèrent à affluer vers
l’Angleterre, ces personnes d’origine juive en provenance de la péninsule ibérique
avaient été coupées d’un judaïsme intégral et pleinement vécu depuis plus d’un siècle
et demi. Le judaïsme qu’on leur avait transmis était tronqué, clandestin, et dépourvu du
support institutionnel que représentent les synagogues et maisons d’étude. Ils avaient
approfondi leur connaissance du judaïsme grâce au passage – en Espagne et au
Portugal – de Juifs pratiquants en voyages d’affaires, mais aussi à travers la lecture
d’une littérature polémique anti-juive ou les sermons prêchés lors d’autodafés… Si les
Crypto-Juifs n’avaient jamais abandonné leur judaïsme, leur observance religieuse
s’était bien souvent atrophiée au fil des générations, la surveillance resserrée de
l’Inquisition rendant difficile et périlleuse la transmission de la connaissance de
l’hébreu, des pratiques liturgiques et de l’observance des rites juifs. Sans compter que
les persécutions de l’Inquisition touchaient les Nouveaux-Chrétiens77 sans distinction, y
compris ceux qui avaient déjà cessé de pratiquer le judaïsme en secret ; lorsque ces
derniers échappèrent aux griffes de l’Inquisition pour vivre en Angleterre, ils ne
réintégrèrent pas toujours l’ensemble de la pratique du judaïsme. Ils pouvaient se
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
45
déclarer Juifs mais négliger par exemple de se circoncire – comme ce fut le cas de
Fernando Mendes et Alvaro da Costa78.
27 Une fois installée dans un pays tolérant, la grande majorité des Crypto-Juifs entamait
un processus de ré-judaïsation, réapprenant les rites, les croyances et les émotions
juives. Lorsque ces Nouveaux-Chrétiens s’installaient dans des communautés juives
majeures – comme Amsterdam ou Venise – dotées de structures établies et de
ressources intellectuelles à même de les rééduquer et de les réintégrer dans la vie juive,
ils devenaient généralement des Juifs pratiquants, capables de transmettre à leur tour
leur religion à leurs enfants et à leurs petits-enfants. Si ces Crypto-Juifs s’installaient en
revanche dans une communauté juive mineure, ils étaient plus largement susceptibles
de s’immerger complètement dans la société d’accueil et de s’assimiler79. Malgré ses
liens avec la communauté d’Amsterdam, la petite colonie juive de Londres se situait aux
confins de la vie juive structurée en Europe. Petite et négligeable, elle n’était réputée ni
pour sa piété, ni pour ses grands érudits en Thora – qui faisaient défaut. Lorsque le
haham David Nieto s’installa à Londres en 1701, la tâche se présenta dans toute son
ampleur – la foi constituant le dossier brûlant à l’ordre du jour : il lui fallait éclairer la
voie, renforcer la pratique religieuse, pointer du doigt les concepts biaisés et les
croyances étrangères, et affermir la foi en ravivant l’étincelle qui avait guidé jusque-là
toutes ces femmes, tous ces hommes au cours de leurs obscures pérégrinations.
28 David Nieto s’attacha très rapidement à faciliter l’intégration des réfugiés au sein de la
synagogue : il publia une traduction de certaines prières des Jours redoutables,
intitulée Bakachot (Suppliques), à l’intention du fidèle d’origine crypto-juive, étranger à
la langue hébraïque. Le fascicule, distribué gracieusement, comprenait notamment
quelques suppliques traduites en espagnol et une fervente exhortation à la pratique
religieuse ; il servait d’étape intermédiaire aux nouveaux arrivants et le haham devait
l’enrichir au fil des années80. Il importe de souligner ici le poids des idées à Bevis Marks.
Ce qui peut frapper l’observateur moderne est cette fougue que les fidèles pouvaient
investir dans la lutte pour les concepts, et la méfiance qu’ils témoignaient à l’égard de
toute opinion en apparence novatrice. Accrochés aux bases rudimentaires survivantes
de leur patrimoine idéologique d’origine, ils se dressaient jalousement face à qui
menaçait d’y opérer la moindre brèche, fût-il leur haham lui-même ! Deux années
seulement après son arrivée, le 20 novembre 1703, David Nieto prononça un sermon sur
la Providence divine, qui fit l’effet d’un coup de tonnerre et souleva la controverse au
sein de la congrégation : il avait avancé que la pensée juive ne reconnait aucun pouvoir
à la Nature, simple rideau voilant Dieu. Dieu est la Nature. Le Roi David n’avait-il pas
clamé, bien avant que ne naisse le concept même de la Nature dans la pensée
occidentale : « C’est [Dieu] qui couvre le ciel de nuages, prépare la pluie pour la terre,
fait pousser l’herbe sur les montagnes »81 ? Les propos étaient limpides, mais le haham
érudit fut accusé d’adhérer dans son exposé aux doctrines panthéistes hérétiques du
philosophe juif Baruch de Spinoza (1632-1677)82. Au cœur de la guerre de succession
espagnole, alors que d’aucuns se battaient pour survivre, les Séfarades de Londres se
passionnèrent pour cette polémique bouillonnante qui naquit sur les concepts de Dieu
et de Nature, et qu’on aurait pu croire le fait d’ecclésiastiques séparés des réalités
quotidiennes par les murs de leur maison d’étude. Sur le conseil d’Aaron Hart,
responsable de la communauté ashkénaze de Duke’s Place, le cas fut finalement soumis
à un observateur extérieur célèbre, le rabbin Tzevi Ashkénazi de Hambourg. « We do not
ignore how pernicious and sinful it is to originate dissensions in a congregation » précisaient
les opposants, assoiffés d’entendre « the Truth of our Holy Law on the point in question, so
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
46
that we may [...] know what should be believed, and so obviate different opinions in such an
important matter »83. David Nieto développa sa position sur la question dans un essai de
94 pages intitulé De La Divina Providencia et, en août 1705, le rabbin Tzevi l’appuya et la
fit publiquement valoir, notant vers la fin de son courrier :
We must thank H.H.R. David Nieto, whom God preserve, for the sermon he preachedto warn the people not to allow themselves to be led away by the opinion ofphilosophers who treat on Nature [...] and he enlightens the eyes with the truebelief, which is that everything comes from the providence of God. I say, may Godfortify his strength and valour, and all, who, after having seen these words, shallthink hardly of him, in my opinion, incur sin84 (Solomons 17).
29 Avec justice et fermeté, la crise au sein de la congrégation fut jugulée : on avait rappelé
à cette occasion que Dieu est le maître d’œuvre de tout ce que les philosophes
attribuent à la Nature85 .On avait également suscité la légitimation du haham à l’échelle
européenne et dans le monde ashkénaze, puisque le rabbin Tzevi ainsi que les juges
rabbiniques Solomon Hildesheimer et Aryeh Löb Lodzker qui signèrent la
reconnaissance de son travail, étaient tous trois des Ashkénazes. Les fidèles étaient
certes éclairés, mais d’autres champs d’action se profilaient à l’horizon. En raison de
son vécu historique particulier, la communauté éprouvait des difficultés à embrasser
toute la législation rabbinique, cette tradition « orale » qui s’était perpétuée au fil des
siècles aux côtés de la Loi écrite, la Bible. Certains Séfarades d’origine crypto-juive
s’avéraient particulièrement perméables à différents courants hérétiques comme celui
des Néo-Karaïtes86 ,le sabbataïsme87 ou le déisme. Ainsi que le rappelait David Nieto :
Il était un temps où Dieu régnait sur Israël en maître incontesté, sur le Mont Sion etJérusalem, […] un temps où les sages d’Israël étaient divinement inspirés […], untemps où toute la maison d’Israël orientait son regard et ses attentes vers ses jugeset ses anciens, faisant d’eux son seul soutien et son unique guide pour appréhenderla Loi écrite […], un temps où les maisons d’étude ne connaissaient pas lacontroverse et la dispute, mais seulement la justice et la paix, un temps où les sagesd’Israël étaient unanimes et clairs dans leur discrimination du pur et de l’impur88.
30 L’exil et les persécutions avaient toutefois assombri ce tableau de clarté et, dans
nombre de sermons, de tracts et d’écrits philosophiques à l’intention de ses fidèles, le
haham tentait de mettre les idées au clair, encore et toujours, et de défendre le
judaïsme rabbinique contre ses détracteurs. En 1714, il publiait à Londres son étude
philosophique majeure Maté DaN (la Verge de DaN) : en cinq chapitres écrits sous forme
de dialogues, et en guise d’écho au Kouzari du rabbin, philosophe et poète Juda Halévy
(1086-1145)89, il y prenait la défense de la Loi Orale. À ceux qui lui refusaient toute
autorité, David Nieto répondait qu’elle avait été la toute première en vigueur : Sous
quelle forme Dieu s’était-Il donc adressé à Adam pour lui enjoindre de ne pas
consommer du fruit défendu ? Comment avait-Il ordonné à Abraham de se circoncire ?
D’où les hommes savaient-ils que le vol ou l’adultère était prohibé ? La Loi n’avait pas
encore été consignée par écrit ! La transmission avait été orale et s’était poursuivie au
travers des familles, au fil des générations. D’où avons-nous appris quel était le membre
concerné par la circoncision ? D’où savons-nous si le mois biblique est lunaire ou
solaire, quels sont les textes à insérer dans les phylactères ou les règles de l’abattage
rituel ? La Thora ne le précise pas… N’est-il pas nécessaire d’admettre que tant de
données sont passées dans le vécu du peuple par le biais de la transmission orale ?
N’est-il pas nécessaire d’admettre aussi que la Thora écrite ne peut pas être
appréhendée sans l’aide précieuse et indispensable de la Thora orale90 (Nieto 6-8) ? En
cinq débats imaginés entre le sage juif et le roi des Khazars, David Nieto cumulait les
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
47
arguments et réduisait au silence les détracteurs de la Loi Orale, plus largement connus
sous le nom de Karaïtes. Il se voulait didactique, formateur, à la portée de tous :
« J’implore ceux qui enseignent la Thora de transmettre à leurs élèves les trois
premiers dialogues de ce livre et de bien les expliquer : c’est la raison pour laquelle je
les ai rédigés dans une langue claire et simple91 ». Dans son œuvre intitulée Ech Dat (le
Feu de la loi), publiée en 1715 par Thomas Ilive, il s’insurgea ensuite avec vigueur
contre le sabbataïsme que représentait à l’époque un certain Néhémie Hayyun, et qui
prenait de l’ampleur à Londres ; il y implorait passionnément ses coreligionnaires de
rester « in the holy and true faith and belief which we have received from our saintly
and pious ancestors, and that we should refuse, abhor and detest the new gods and
rituals which we do not know, nor our fathers »92. Il édita encore un opuscule traitant
du bain rituel, quatre volumes d’une concordance talmudique et une encyclopédie
talmudique, Chaar DaN (Portique de DaN), inachevée. Il laissa enfin des « notes
médicales » et une attaque virulente et circonstanciée contre l’Eglise catholique et
l’Inquisition espagnole, Recondite Notice of the Inquisition of Spain and Portugal, qui parut
en 1728, de façon posthume93. Il s’éteignit le 10 janvier 1728. Son fils Isaac composa
plusieurs oraisons funèbres, les Sermones fúnebres a las deplorables memorias del muy
Reverendo, y Doctísimo H. H. y Doctor R. David Nieto, sur 87 pages, et l’on peut lire sur sa
tombe cette inscription, composée par Isaac de Sequeira :
Sublime theologian, profound sage, distinguished physician, famous astronomer,sweet poet, elegant preacher, subtle logician, ingenious physician, fluentrhetorician, pleasant author, expert in languages, learned in history94.
31 Le haham David Nieto vit-il les fruits de ses efforts incessants et inlassables en faveur de
ses coreligionnaires ? Quelques années supplémentaires s’avérèrent de fait nécessaires
pour venir à bout des menaces contre lesquelles il avait lutté : Hayyun décéda en 1730,
oublié ; le sabbataïsme finit par disparaître, tout comme les Karaïtes et les Déistes, et
l’Inquisition espagnole fut enfin abolie en 1834. La Loi Orale représenta certes la cible
de maintes nouvelles attaques, mais elle incarne toujours le partenaire indissociable de
la Bible. Remarquée et célébrée de son vivant, son œuvre littéraire a traversé les
générations : réédité à de nombreuses reprises et notamment pour lutter contre la
Réforme judéo-anglaise en 1842, étudié aujourd’hui encore dans certaines académies
talmudiques en Israël et à travers le monde, Mateh DaN fait partie intégrante du corpus
intellectuel du judaïsme orthodoxe. De longues années encore, les Juifs de Londres
programmèrent l’entrée du shabbat en se référant aux horaires de Bina laïtim, et la
tradition des almanachs, qu’il avait amorcée en 1717, se perpétua dans la famille avec la
parution du calendrier juif d’Abraham Nieto, à New York en 1902. David Nieto avait eu
le bonheur de vivre à la tête de sa congrégation une période d’essor considérable, et la
communauté séfarade de Londres prolongea son développement au cours du
XVIIIe siècle, enrichissant ses structures éducatives et élargissant ses installations
caritatives, mais chérissant tout particulièrement et adoptant définitivement la
synagogue de Bevis Marks qu’il avait inaugurée, et au sein de laquelle se vivent toujours
les temps forts de son existence95. Elle connut assurément une période de déclin, mais
elle se reporte aujourd’hui encore, empreinte d’une nostalgie mêlée de fierté sur l’ère
de David Nieto – son âge d’or.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
48
Figure 1 : La synagogue de Bevis Marks aujourd’hui. Carte postale.
Figure 2 : Baron House96
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
49
Figure 3 : Copped Hall97
BIBLIOGRAPHIE
Sources primaires :
ABENDANA, Isaac. Discourses of the Ecclesiastical and Civil Polity of the Jews, London, 1706.
BARNETT, Lionel D. Bevis Marks Records; Contributions to the History of the Spanish and Portuguese
Congregation of London. Volume I: The Early History of the Congregation from the Beginning until 1800,
Oxford: O.U.P, 1940. Volume II: Abstracts of the Ketubot or Marriage-contracts of the Congregation from
Earliest Times until 1837, Oxford: O.U.P, 1949.
BOYER, Abel. The History of the Reign of Queen Anne, Digested into Annals, London, 1712.
LOPES LAGUNA, Daniel Israël. Espejo fiel de vidas que contiene los psalmos de David en verso, London, 5480
[1720].
MAITLAND, William. The History of London from its Foundation to the Present Time (2 vols.),
London, 1769.
NIETO, David. Maté DaN (en hébreu) London, 1714.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
50
SMITH, John. Chronicon rusticum-commerciale; or, memoirs of wool, &c. Being a collection of history and
argument, concerning the woolen manufacture and woolen trade in general, (2 vols.) London, 1747.
Sources secondaires:
BARNETT, Richard. “The Correspondence of the Mahamad of the Spanish and Portuguese
Congregation of London during the Seventeenth and Eighteenth Centuries” Transactions of the
Jewish Historical Society of England 20 (1964) 1-50.
BROWN, Malcolm. “Anglo-Jewish Country Houses from the Resettlement to 1800”, Transactions of
the Jewish Historical Society of England 28 (1984) 20-25.
ENDELMAN, Todd. Radical Assimilation in English Jewish History: 1656-1945, Bloomington &
Indianapolis: Indiana University Press, 1990.
GASTER, Moses. History of the Ancient Synagogue of the Spanish and Portuguese Jews: the Cathedra
Synagogue of the Jews in England situated in Bevis Marks. A Memorial Volume written Specially to
Celebrate the Two-Hundredth Anniversary of its Inauguration 1701-1901, London, 1901.
GERMAIN, Lucienne. Réflexes identitaires et intégration : Les Juifs en Grande-Bretagne de 1830 à 1914,
Paris : Honoré Champion, 2000.
HYAMSON, Albert M. The Sephardim of England, 1951; London: The Spanish and Portuguese Jews’
Congregation, 1991.
LEVY-MIMRAN, Sarah-Anna. La Communauté juive à Londres au XVIIIe siècle, thèse de doctorat sous la
direction de Suzy Halimi, soutenue le 6 janvier 2010 à la Sorbonne.
POLLINS, Harold. The Economic History of the Jews in England, London, Toronto: Fairleigh Dickinson
University Press, 1982.
ROTH, Cecil. History of the Great Synagogue, London, 1690-1940, London: E. Goldston, 1950.
NOTES
1. Nous avons opté pour « Nieto », la transcription espagnole, la plus courante, de son nom, dont
la signification est « petit-fils » ou « descendant ». On trouve aussi la version portugaise, « Neto »,
employée par la famille et, parfois encore, « Netto » ou « Nietto ».
2. Derek TAYLOR, British Chief Rabbis 1664-2006, London: Valentine Mitchell, 2007, pp. 80-81.
3. Ce terme hébraïque renvoie sémantiquement à la sagesse et à la perspicacité (hokhma en
hébreu) ; depuis l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492, haham est le titre du guide spirituel des
communautés séfarades.
4. Certains historiens datent son arrivée à Londres en 1702. Israel SOLOMONS, “David Nieto and some
of his Contemporaries”, 1915 ; Transactions of the Jewish Historical Society of England 12 (1931), p. 8.
5. Moses GASTER , History of the Ancient Synagogue of the Spanish and Portuguese Jews: the Cathedra
Synagogue of the Jews in England situated in Bevis Marks. A Memorial Volume written Specially to
Celebrate the Two-Hundredth Anniversary of its Inauguration 1701-1901, London, 1901, p. 102.
6. Lucienne GERMAIN, Réflexes identitaires et intégration : Les Juifs en Grande-Bretagne de 1830 à 1914,
Paris : Honoré Champion, 2000, p. 30.
7. Lionel D. BARNETT, Bevis Marks Records; Contributions to the History of the Spanish and Portuguese
Congregation of London. Volume I: The Early History of the Congregation from the Beginning until 1800,
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
51
Oxford : O.U.P, 1940. Volume II: Abstracts of the Ketubot or Marriage-contracts of the Congregation from
Earliest Times until 1837, Oxford: O.U.P, 1949, pp. 22-23.
8. Derek TAYLOR, op. cit., p. 96.
9. Israel SOLOMONS, op. cit., p. 2.
10. Derek TAYLOR, op. cit., p. 85.
11. Une plaque commémorative marque aujourd’hui l’emplacement de cette première
synagogue, dans Creechurch Lane, au cœur de la City.
12. Edgar SAMUEL, At the End of the Earth : Essays on the History of the Jews of England and Portugal,
London: The Jewish Historical Society of England, 2004, pp. 192-193.
13. Derek TAYLOR, op. cit., p. 84.
14. Lionel D. BARNETT, op. cit., vol. 1, pp. 24-25.
15. Derek TAYLOR, op. cit., p. 84.
16. Voir la figure 1.
17. Albert M. HYAMSON, The Sephardim of England, 1951; London: The Spanish and Portuguese Jews’
Congregation, 1991, pp. 70-71.
18. Derek TAYLOR, op. cit., p. 83.
19. Ibid., p. 91.
20. Ibid., p. 37.
21. Lucienne GERMAIN, op. cit., p. 31.
22. Cette restriction s’effaça en 1830.
23. Albert M. HYAMSON, op. cit., pp. 89-90.
24. Cecil ROTH, History of the Great Synagogue, London, 1690-1940, London: E. Goldston, 1950, p. 66.
25. Sarah-Anna LEVY-MIMRAN, La Communauté juive à Londres au XVIIIe siècle, thèse de doctorat sous
la direction de Suzy Halimi, soutenue le 6 janvier 2010 à la Sorbonne, pp. 127-128.
26. Albert M. HYAMSON, op. cit., p. 70.
27. Voir la figure 2.
28. Voir la figure 3. Malcolm BROWN , “Anglo-Jewish Country Houses from the Resettlement to
1800”, Transactions of the Jewish Historical Society of England 28 (1984), pp. 20-25.
29. Le terme que l’on rencontre le plus souvent dans les textes est celui de Marranes. Ce terme
exprime cependant le mépris des Chrétiens qui les dénommèrent ainsi : marranos = cochons… Les
Juifs les appelèrent les anoussim = convertis de force. Nous avons opté pour l’expression « Crypto-
Juifs » que l’on rencontre chez certains historiens, tels Edgar SAMUEL, David KATZ, et Gérard
NAHON. Juifs convertis au catholicisme dans des circonstances tragiques, ces Crypto-Juifs
continuaient de croire secrètement dans le Dieu d’Israël et d’observer en cachette les (ou une
partie des) préceptes du judaïsme.
30. Le terme « marchand » est une appellation banalisée et assez généralisée à l’époque, ayant
trait au commerce extérieur, mais renvoyant à un concept plutôt flou. Il arrive souvent que des
personnes soient classées sous la rubrique « marchands » mais exercent d’autres activités, dans
la finance ou le notariat, par exemple.
31. L’interdit d’importer des vêtements et tissus étrangers au Portugal s’imposa entre 1684 et
1703, date à laquelle le traité de Methuen ouvrit à nouveau la voie des importations et facilita
notamment l’importation du vin portugais.
32. John SMITH, Chronicon rusticum-commerciale ; or, memoirs of wool, &c. Being a collection of history
and argument, concerning the woolen manufacture and woolen trade in general, (2 vols.) London, 1747,
vol 2, pp. 142-144.
33. Harold POLLINS , The Economic History of the Jews in England, London, Toronto: Fairleigh
Dickinson University Press, 1982, pp. 44-46.
34. En 1688 déjà, on comptait deux synagogues à la Barbade et une autre à la Jamaïque.
35. Edgar SAMUEL, op. cit., p. 370.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
52
36. Derek TAYLOR, op. cit., p. 34.
37. Ibid., p. 83.
38. Albert M. HYAMSON, op. cit., pp. 427-428.
39. Abel BOYER, The History of the Reign of Queen Anne, Digested into Annals, London, 1712, p. 75.
40. Genèse 26 :12
41. Derek TAYLOR, op. cit., p. 82.
42. Entre 1679 et 1779, la communauté séfarade de Londres offrit annuellement au maire un don
accompagné d’une plaque. Au départ garni de pâtisseries, le cadeau fut plus tard rehaussé de
chocolats ou d’un don de 50 £. Enfin, en 1780, alors que la communauté traversait une crise
financière et alors qu’elle ne redoutait déjà plus la mauvaise volonté du maire à son égard, le don
annuel cessa. Cf. Edgar SAMUEL, op. cit., pp. 377-379.
43. Harold POLLINS, op. cit., p. 58.
44. Rappelons que, dans la loi juive, une personne dépendant de la charité doit également
contribuer à la charité : donner constitue une part essentielle de la dignité humaine.
45. Talmud de Babylone, Baba Bathra 10a : « Turnus Rufus interrogea Rabbi Akiva : « Si votre Dieu
aime véritablement les pauvres, pourquoi ne s’occupe-t-Il pas de subvenir à leurs besoins ? » Il
répondit : « Afin de nous épargner à nous le châtiment divin, et afin de donner aux êtres humains
l’occasion de multiplier les actes généreux ».
46. Cette pétition faisait suite à la proposition faite au Parlement d’imposer à la communauté
juive de Londres une taxe de 100 000 £ par an – proposition qui se vit finalement refusée.
47. Edgar SAMUEL, op. cit., p. 369.
48. Richard BARNETT , “The Correspondence of the Mahamad of the Spanish and Portuguese
Congregation of London during the Seventeenth and Eighteenth Centuries” in Transactions of the
Jewish Historical Society of England 20 (1964) 1-50, p. 3.
49. Lionel D. BARNETT, op. cit., vol. 2, pp. 66-69 & 73-84.
50. Richard BARNETT, op. cit., p. 4.
51. Israel SOLOMONS, op. cit., p. 25.
52. Cf. Neville LASKI, The Laws and Charities of the Spanish and Portuguese Jews’ Congregation of
London (1952). L’éducation des filles de familles pauvres fut prise en charge dès 1730, au sein de la
Villareal School, fondée par Isaac Da Costa Villareal et dirigée par un comité de dames bénévoles
qui leur consacraient de leur temps.
53. Richard BARNETT, op. cit., pp. 23-24.
54. Lionel D. BARNETT, op. cit., vol. 1, p. 26.
55. Richard BARNETT, op. cit., pp. 20-21.
56. Derek TAYLOR, op. cit., p. 96.
57. En 1432, le grand rabbin de Castille convoquait à Valladolid le congrès des Juifs de Castille
pour énoncer les statuts régissant toutes les communautés juives castillanes. Les ascamot (statuts)
furent composés en espagnol, mais transcrits en caractères hébraïques : la nécessité d’un fonds
destiné à l’éducation des enfants y occupe la toute première place ; le Rav (chef spirituel) joue un
rôle prépondérant, et le Ma'amad ha-Kahal (Conseil de la communauté) a la haute main sur
l'administration. Le texte complet (ne manquent que quelques lignes d’introduction) se trouve en
version anglaise sur le site : [http://www.fordham.edu/halsall/source/1432synod-castile-
jews.html] (25/5/2011).
58. Derek TAYLOR, op. cit., p. 84.
59. Psaumes 68 : 6
60. Israel SOLOMONS, op. cit., p. 9.
61. William MAITLAND, The History of London from its Foundation to the Present Time (2 vols.), London,
1769, vol. 2, p. 1190.
62. Ibid., p. 1191.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
53
63. Isaac ABENDANA, Discourses of the Ecclesiastical and Civil Polity of the Jews, London, 1706, p. 127.
64. « Enseignement », « répétition », Mishna est le nom donné à la première compilation de la Loi
Orale par le rabbin Juda Hanassi (vers 200), ainsi qu’à chaque paragraphe de cet ouvrage.
65. Israel SOLOMONS, op. cit., p. 21.
66. Ibid., p. 2-3.
67. Moses GASTER, op. cit., p. 105.
68. Cecil ROTH, op. cit., p. 72.
69. DaN est l’acronyme de son nom David Nieto.
70. Lionel D. BARNETT, op. cit., vol. 1, pp. 16-20.
71. Derek TAYLOR, op. cit., p. 83.
72. Cf. par exemple, Dissertatio in novam, tutam, ac utilem methodum inoculationis, seu
transplantationis variolarum, London, 1722.
73. Cf. par exemple, A Dissertation on the Method of Inoculating the Small-Pox, London, 1722.
74. Sermam funebre as deploraveis memorias do muy Reverendo, e doutissimo Haham Asalem Morenu,
A.R. David Netto, London, 1728.
75. Albert M. HYAMSON, op. cit., p. vi.
76. Moses GASTER, op. cit., pp. 1-2.
77. Les Juifs convertis d’Espagne et du Portugal étaient désignés comme Nouveaux-Chrétiens en
France, en Espagne (cristianos nuevos) et au Portugal (cristâos novos).
78. Albert M. HYAMSON, op. cit., p. 33.
79. Todd ENDELMAN , Radical Assimilation in English Jewish History : 1656-1945 , Bloomington &
Indianapolis : Indiana University Press, 1990, p. 24.
80. Israel SOLOMONS, op. cit., p. 24.
81. Psaumes 147 : 8
82. Philosophe hollandais, Baruch de Spinoza était issu d’une famille juive de commerçants,
d’origine portugaise. Il fut exclu en 1656 de la communauté juive d’Amsterdam, en raison de ses
idées religieuses non conformes à l’orthodoxie. Dans son ouvrage principal, l’Ethique (1677), il fait
l’exposé le plus complet, sous une forme à la fois rationnelle et mystique, des doctrines
panthéistes.
83. Israel SOLOMONS, op. cit., p. 13.
84. Ibid., p. 17.
85. John COVEL, professeur à Christ’s College (Cambridge) conclut une lettre adressée à David
Nieto en janvier 1706 à propos des calendriers, en notant qu’il embrasse également cette
position : « Universal Nature seems to me not more or less than the Platonic Chimera, that is, the
soul of the world, or a blind and vicarious Spirit, senseless, without reason, which, I do not know
by what plastic virtue, leads the particular Nature of everything. How I laugh about these foolish
things! From God alone proceeds every good thing [...] » (Solomons 24).
86. Les Néo-Karaïtes se caractérisaient par leur opposition à la Loi orale ou à la compréhension
littérale de certains écrits rabbiniques.
87. Mouvement qui s’organisa à l’origine autour du faux-messie Sabbatai Tzevi (1626-1676) et qui
eut au cours du XVIIIe siècle de grandes répercussions sur certaines croyances juives et,
notamment, sur le messianisme.
88. David NIETO, Maté Dan- Kouzari chéni, introduction (je traduis de l’hébreu), 2.
89. Sous une forme identique, le Kouzari avait pris en son temps la défense de la Loi écrite (la
Bible) alors que la communauté juive espagnole se laissait tenter, tantôt au Nord par le
christianisme, tantôt au Sud, par l’Islam. Notons d’ailleurs que le haham David Nieto a donné un
second titre à son œuvre Maté DaN : Kouzari chéni (second Kouzari).
90. David NIETO,. Maté DaN (en hébreu) London, 1714, pp 6-8.
91. Derek TAYLOR, op. cit., p. 95.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
54
92. Israel SOLOMONS, op. cit., p. 33.
93. Derek TAYLOR, op. cit., p. 96.
94. Richard BARNETT, op. cit., p. 15.
95. Voir le site de la synagogue : http://www.bevismarks.org.uk.
96. Malcolm BROWN, op. cit., p. 24
97. Ibid.., p. 24
RÉSUMÉS
Après avoir fui les persécutions de l’Inquisition et échappé à sa redoutable traque, les Juifs
séfarades trouvent à Londres un havre de relative tolérance et la promesse de nouvelles
espérances. Ils s’organisent activement et, en 1701, la congrégation inaugure l’admirable
synagogue de Bevis Marks et intronise David Nieto, auquel elle confie la présidence de sa destinée
spirituelle. Sous l’influence de cet homme d’envergure aux compétences multiples, une période
d’essor – que d’aucuns qualifient d’âge d’or - est amorcée, la croissance rayonnant sur la
solidarité, l’action caritative et l’éducation. Les défis restent toutefois nombreux et le rabbin est
notamment confronté au dossier brûlant de l’identité spirituelle de cette minorité juive à la
« préhistoire » troublante : les fidèles sont en effet issus pour la plupart de familles crypto-juives
ayant adopté la religion catholique en temps de turbulences, sans se défaire d’une appartenance
au judaïsme de laquelle ils se réclamaient en secret.
After they fled the persecutions of the Inquisition and escaped its awesome chase, the Sephardic
Jews found in London a haven of relative tolerance and the promise of new prospects. They
actively organised themselves and, in 1701, the community inaugurated the admirable Bevis
Marks Synagogue and installed David Nieto in his post of rabbi of the congregation. Under the
influence of this multi-skilled and brilliant spiritual guide, a period of development –which some
describe as a Golden Age- began, its social and economic growth including solidarity, charity and
education. Yet the challenges remained numerous and the rabbi was mainly confronted with the
burning issue of this particular Jewish minority’s spiritual identity: the members of the
community actually brought with them an unsettling “prehistory” since they mostly came from
Crypto-Jewish families, who had adopted the Catholic religion in times of difficulties, without
however getting rid of their membership to Judaism –which they had permanently practised in
secret.
AUTEUR
SARAH MIMRAN
Sarah-A. Mimran, diplômée du Jewish Teachers’ Training College (Gateshead, R.U), titulaire d’une
maîtrise d’hébreu moderne (INALCO) et d’un doctorat d’anglais (Sorbonne Nouvelle-Paris 3),
enseigne la littérature biblique, l’histoire et la pensée juives dans le privé. Sa thèse, soutenue en
janvier 2010, portait sur la communauté juive à Londres au XVIIIe siècle. Son champ de recherche
couvre l’histoire juive en général, et plus particulièrement l’Anglo-judaïsme, de la réadmission
(1656) à l’époque contemporaine.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
55
Anti-Black Racism in British PopularMusic (1880-1920)Racisme anti-noir dans la musique populaire britannique (1880-1920)
John Mullen
Imperialist expansion and “scientific” racism
1 The rapid expansion of the British Empire in the second half of the nineteenth century
very much involved Africa and Africans. From the 1880s, war in Sudan confronted
Charles Gordon, leading Egyptian and British forces, with the Sudanese revolt. White-
led “loyal natives” were faced with “African barbarians” in the dominant English world
view of the time. In 1884, the Berlin conference formalized the agreement made
between European powers (with no African representatives present), to divide up the
African continent between them. In 1893, the First Matabele war showed the dreadful
superiority of the British army with its Maxim guns, against spear-throwing locals.1
And, at the very end of the century, the Boer war between Dutch-speaking and English-
speaking settlers in South Africa involved, to say the least, a cruel indifference to the
fate of indigenous Africans.2 If there is no reason to adopt a conspirationist view of
racial stereotyping in popular culture, racist discourses and representations were
undoubtedly useful to the imperial vision of the world. If Black people could be
considered as inferior, incapable or childlike, the justification for the imperial mission
would be much facilitated. The supposed inferiority of African peoples could also serve
as a post-facto justification of British organization of the transatlantic slave trade.
Finally, it may be considered that racism played a role of social stabilisation often
commented on. As Pickering remarks, popular entertainment based on racial
stereotyping:
[…] encouraged all social classes in Britain to think in racial categories and to rankthose categories on the basis of allegedly innate inequality between races […] thisdeflected attention away from class and gender divisions.3
2 Much has been written about the development of racist theories among Victorian
intellectuals, theories sometimes referred to as “scientific racism”. In his book The
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
57
Mismeasure of Man, US science historian Stephen Jay Gould recounts the extreme
reluctance of many nineteenth-century intellectuals to doubt the “obvious” superiority
of the white man, even when faced with clear experimental evidence to the contrary.4
In 1863, James Hunt of the Anthropological Society of London posited that “negroes”
were a separate species, and were irredeemably inferior to Whites. Professor Francis
Galton’s book Hereditary Genius, published in 1869, theorized that, if the ancient
Athenians were even more intelligent than the modern English, the English were far
superior to Africans. He also affirmed that a suitable role for the British in Africa would
be to encourage the victory of the less inferior African tribes over the least “naturally
gifted”. In 1883 one of the few British writers who opposed racist ideas, philologist
Robert Needham Cust, complained that “the vast majority of the educated public appears to
have accepted at least some aspect of the new racial doctrine.”
3 The link between racist theory and imperial practice was, moreover, fairly direct. Lord
Lugard, Governor-General of Nigeria after 1914, wrote as late as 1922:
In character and temperament, the typical African of this race-type is a happy,thriftless, excitable person, lacking in self-control, discipline, and foresight,naturally courageous, and naturally courteous and polite, full of personal vanity,with little sense of veracity, fond of music and loving weapons as an oriental lovesjewellery. His thoughts are concentrated on the events and feelings of the moment,and he suffers little from apprehension for the future, or grief for the past. Hismind is far nearer to the animal world than that of the European or Asiatic, andexhibits something of the animal’s placidity and want of desire to rise beyond thestate he has reached. […] In brief, the virtues and defects of this race-type are thoseof attractive children.5
Popular imperialism and racism
4 What then of the attitudes of ordinary people, those most likely to be enthusiastic
participants in popular music events? In a period when most of the population do not
have the right to vote,6 and the opinions of the masses are rarely thought worthy of
recording, it is not easy to measure the influence of racist ideas outside the elite.
Certainly, this period saw a sharp rise in popular imperialism, helped along by the rise
of the mass-produced press and the development of the telegraph. In 1899, Rudyard
Kipling published his poem on the “White Man’s Burden” in a popular American
magazine, and it became the symbol of the racist defence of imperialism, even if it did
attract some criticism.7 The street parties in Britain during the Boer War showed the
prevalence of popular imperialism. Then in 1904, Empire Day began to be widely
celebrated, encouraged by the privately-funded Empire Day Movement.8 In particular,
schoolchildren were mobilized to celebrate a consensual image of the Empire as a force
for peace and civilization, and by 1910 the Church of England was publishing special
collections of hymns for Empire Day.9
5 Of course, in all historical periods, the ceremonial activities of schoolchildren may tell
us more about the values of headmasters than about those of children or their parents.
As Thompson points out:
There are real problems in reading from imperial propaganda - howeverwidespread or commercially successful - public acceptance or approval of theopinions therein expressed.10
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
58
6 We should not therefore be excessively definite – the most we can say is that there was
a sizeable current of popular imperialism in the middle and working classes. Popular
imperialism is not exactly the same as popular racism, even in this period when there
was a very limited presence of non-white people in Britain, but they did tend to go
together. Comic books and children’s magazines about the “heroes” of the British
Empire certainly did not hesitate to use racist stereotypes abundantly. Advertisements
for everyday products blithely played on them, too. It will be unsurprising, then, to find
a similar situation in popular entertainment. Thompson says of street ballads of the
time
From the Indian mutiny (1857-8) through the confrontation with the Zulus (1879) tothe struggle against the Boers (1899-1902), the empire's ‘small wars’ gave rise to astring of ballads that were very much alike in their emphasis on the savagery,brutality and treachery of non-European peoples, and the courage and bravery ofthose sent to fight in far-away locations.11
The rise and transformation of the minstrel shows
7 In late Victorian and Edwardian Britain, live entertainment and sheet music were the
main focuses of popular song. If, by 1910, many ordinary people had been able, at the
seaside or on a fairground, to listen to a few recordings on phonographs and similar
machines, the everyday experience of listening to music was purely one of live
performances: street singers, family sing-alongs at Christmas or musical evenings in a
pub or in the parlour, barrel organ performances, and so on. England was a musical
place: by 1914 there were over three million pianos in the country. Already, by the
1880s, the music hall was the dominant form of live musical entertainment, along with
the pantomime (a sort of topical musical show produced in the Christmas season) and
the much more expensively-ticketed musical comedy. But there was also a very
particular form of evening show, a format which was built around racist caricaturing.
8 This was blackface minstrelsy. Where other forms of entertainment might include
racial stereotypes, blackface minstrelsy, also generally known at the time as “nigger
minstrelsy”, was wholly built around the stereotyping of Africans or Black Americans.
The minstrel show in its theatre version was an evening’s entertainment performed by
a troupe of white men blacked up to resemble caricatures of Black men: thick red or
white lips, wigs of tightly curled hair and so on. This type of show was imported from
the United States in the 1830s, but subsequently followed a separate development in
Britain than on the American continent. By the 1850s in Britain, the minstrel show was
very much stylized and structured. In the first part, a semi-circle of minstrels sang and
played, and two clown minstrels, named Bones and Tambo, mocked the master of
ceremonies, who perorated in pretentious and incorrectly used intellectual language.
In the second part, a variety of circus-type acts and dancing acts were produced. The
third part was mock heroic drama, in the style of, say, Shakespeare, produced in “nigger
dialect” and overflowing with puns, malapropisms and exaggerated diction. A walk-
around song completed the show.12
9 This form of entertainment became extremely popular, especially with new layers of
clerks and shop workers with aspirations, and with the professional classes. More and
more concentrated in the hands of a small number of companies with large amounts of
capital, it experienced a veritable boom after 1870. As one commentator writes:
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
59
It caught the fancy of an amusement-starved public and was almost the onlyalternative to the doubtful humour of the music hall of the period. Minstrelsy was aform of family entertainment where husband and wife could take their childrenwithout fear of being asked embarrassing questions afterwards.13
It was thus considered as more “respectable” than the music hall, and certainly there
was no risk of hearing sexual innuendo or rude jokes, or seeing women’s legs, at the
minstrel show. Gradually, the shows became more sophisticated and the costumes and
sets more elaborate. Music-hall type songs or parlour ballads were added to the
“plantation songs”, and shows often now included virtuoso instrument playing, or
dancing. Although racism was at the centre of the concept of the blackface minstrel
show, it should not be assumed to be its only or even its principal attraction for the
millions who flocked to buy tickets. The music and dancing was often of high quality,
and the entertainment offered other pleasures. The minstrel was a clown figure who, at
the same time as reinforcing negative stereotypes of black people, gave delight to the
audience by mimicking and making ridiculous established elite figures, such as the
politician or headmaster. Minstrelsy also developed a number of forms and structures
which lived on in popular entertainment long after the minstrel show had died. Cross-
talk comedy duos, where one “straight man” and one comic interact, were developed
through minstrelsy, for example.
10 It is particularly important to underline that the social utility of the minstrel show was
different in the United States and in Britain. In the USA, minstrelsy was one of many
weapons to help keep down a large local minority population, and to cement white
fellowship in the public mocking of the denigrated Other. The audience of the US
minstrel show had everyday dealings with Black people and the show gave them images
which had a practical effect in everyday living. For a long period, the US audience was
made up essentially of working-class white men, whereas, as we have noted, the UK
audience would include large numbers of middle-class professionals and their families.
In the UK, the mocking of black people was the mocking of a distant denigrated Other:
the majority of the audience had probably never met anybody who wasn’t white. The
racist stereotypes remained functional as a way of reinforcing popular imperialism, but
impinged little on everyday living.
11 The minstrel shows’ popularity generated a mass market for sheet music of the songs. A
number of albums entirely made up of these songs were published, and many other
albums would include a song of this type. As late as 1915, the People’s Song Book,
published in London, promised “32 favourite Scottish songs, 33 favourite English songs,
35 favourite Irish songs. 34 favourite Welsh songs (…) and 32 Nigger minstrel songs. All with
music in sol-fa and staff notations, etc.”14 One of the most popular minstrel troupes, the
Mohawk Minstrels, published a regular magazine for a number of years. In each issue
were a dozen or so songs. Interestingly, it seems that in each issue there was one “coon
song” written in a caricature of Black American dialect. The rest of the magazine was
made up of other types of song: love songs, jealousy songs, songs of joie de vivre, cute
children, sick children dying, and dancing songs. There were also many “motto songs”
delivering moral advice. The latter included such titles as “Do Not Speak the Angry
Word”, “Never Be Ashamed of Your Mother,” “Think of the Lowly Ones” and “Do Not
Nurse Your Anger”
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
60
The coon song and other offshoots of minstrelsy
12 Blackface minstrelsy as an evening theatre show declined very rapidly after 1890. It is
difficult to identify precisely the reasons for this. Certainly the rise of musical comedy
as a more versatile evening of respectable entertainment was one factor: musical
comedy aimed at the same market sector. Pretty dancers, sumptuous costumes and
decor, the staged threat of loose morals and a spectacular wedding finale were the key
attractions of this genre. While remaining more respectable than the music hall, the
form was much more open than was the minstrel show to storylines of male-female
relationships and “naughty” girls, the rise of which themes paralleled the very slow
relaxation of Victorian morals.15
13 Blackface minstrel shows did not owe their decline to public protest over their racist
content. We have found no examples at all of denunciations of blackface minstrelsy in
Victorian and Edwardian Britain.16 If such denunciations existed, they must have been
very much a minority affair. This is despite the fact that we know of severe criticism of
minstrelsy in the US context from many decades earlier. Indeed, the great black
abolitionist orator, Frederick Douglass, had declared as early as 1848 that blackface
performers were “the filthy scum of white society, who stole from us a complexion denied to
them by nature, in which to make money, and pander to the corrupt taste of their fellow white
citizens.” And in the 1850s, some in the US music industry had come to consider
“minstrel dialect” as degrading.17
14 Even if a rejection of public racism was not one of the causes of the decline, it may well
be that the abolition of slavery in the United States in the mid-1860s contributed to
making the blackface stereotypes slowly appear out-dated. It does seem that the most
violent racist content became considerably more muted as the genre moved into the
twentieth century. The blackface minstrel continued for some decades to be
widespread in many other forms, which developed in parallel with the theatre show. As
a shorter seaside show, for example, blackface still had a long future – Uncle Mack’s
Minstrels, at Broadstairs near Brighton, played three shows a day from 1900 for almost
fifty years. In town fairs or village fetes, the amateur minstrel troupe was omnipresent
before the First World War. The street parade organized in support of the Crewe
Memorial Cottage Hospital in 1907 “included no less than eight minstrel troupes from local
workshops, with names like ‘Original Golliwogs’ and the ‘Colombo Troupe of Dancing Darkies’.”18
15 In particular, the blackface music-hall turn remained popular long after the decline of
the full minstrel show. Dozens of greater and lesser artists tried their hand at it. Eugene
Stratton, who died in 1918, G. H. Chirgwin, who died in 1922, and G. H. Elliott, who died
in 1962, were the biggest stars. Elliott was billed as “The Chocolate-Coloured Coon” and
Chirgwin as “The White-eyed Kaffir” (for reasons we shall see below). Chirgwin starred in
the very first Royal Variety Command Performance in 1912, a show organized for the
King, and an important milestone in the long campaign of music-hall proprietors to be
accepted as respectable entertainment. The music hall chose, after 1880, to portray one
particular version of the Black stereotype, one suited to the one-man turn generally
presented. As Pickering explains:
The coon was a particular extension of an earlier blackface stereotype, the uppity,socially pretentious, outlandishly attired nigger buck of countless songs. This urbandandy Jim figure contrasted with the plantation sambo.19
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
61
Into the twentieth century
16 In the minstrel show, there were only men on stage, but in the music-hall turn, after
1890, women or even children could be “negro imitators” or “negro delineators”, as they
were also called. Bessie Wentworth, who died in 1902, was one of the most successful,
and May Henderson did blackface on the music-hall stage at least as late as 1927.20 In
1915, the “youngest ever” negro imitator was presented at the music hall – a child of
eight years old.21 The music-hall turn saw some development in the caricature and the
stage use of it. This is particularly notable in the case of Chirgwin, billed as the “White
eyed Kaffir”. Chirgwin played in blackface make-up, but with a diamond over one eye
which was made-up white. This adaptation, apparently of accidental origin, allowed
him to make his stage persona more complex; one had the impression of the artist
peering from behind the mask, therefore identified as artificial. “Chirgwin's persona was
as much cockney as nigger” writes Michael Pickering,22 “and in this he contrasted with some
other performers who wanted their nigger mask to be 'realistic'.”
17 The “coon song” often faded gradually, in the twentieth century into the “Dixie song”, a
genre which could be presented by blackface or by other artists. These songs idealized a
past in the South of the United States, in times supposed to be nobler and simpler. For
the artists and their audiences, Dixie stood for a lost paradise which could just as easily
have been located elsewhere. Indeed “Old Dixie could merge hazily into an equally
vague concept of 'old England'”23 These Dixie songs were very popular during the First
World War, in particular after the Dublin revolt of 1916 made songs about Ireland as a
rural paradise more difficult to sell. We found at least twenty-five different ones sung
in the music halls of the war years. They included titles such as the following:
How’s Every Little Thing in Dixie? I’m on My Way to Dixieland Mixing in Dixie Night-time Down in DixieRock a Bye Your Baby with a Dixie Melody Down Where the Swanee River FlowsEverything is Peaches Down in GeorgiaMy old Kentucky HomeWhen it’s Honeysuckle Time in MarylandThey’re Calling Me in Tennessee Down Texas Way.Oh! That Virginian Tune.
The racist content in songs
18 We are now going to look in more detail at the racist content of the songs in the period
1880-1920, though we have omitted some of the most deeply distasteful examples. In
the twenty-first century, some aspects of racism are widely understood; in the period
we are studying, this was not the case. As Pickering writes, Victorian racism "was a
social phenomenon that did not know itself, and as such had not been publicly named,”24 and
this observation seems to us equally valid for the racism of the early twentieth century.
It is thus a rather different phenomenon from twenty-first century racism in Britain.
Racism today may be structural and institutionalized – as was shown by the
Macpherson report of 1999, and by the results of attempts to “promote racial equality”
since this objective became compulsory for public bodies in 2000. Or it may be part of
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
62
the programme of a minority, militant organization such as the British National Party
or the English Defence League. However, although almost any member of an ethnic
minority can explain that more subtle racist attitudes are widespread, it is difficult for
us today to imagine the situation where the biological superiority of the “white race”
was taken for granted across all social classes.
19 In the songs about “niggers” and “coons” from 1880 to 1920, the Black man and, less
frequently, the black woman, are generally imagined as the mirror image, the polar
opposite of the ideal white Victorian or Edwardian gentleman and lady. The first
element to consider is the supposed physical characteristics of the black Other. The
blackface mask was deep black (“racial mixing” was to remain invisible), and
characterized by big eyes, big lips, very white teeth, and tightly curled hair. The
audience immediately recognized the type and associated it with other characteristics
they had read of or heard of, since racial stereotyping was widespread. Indeed, the
description of the “typical negro” in the mass-circulation magazine The Boy’s Own Paper
in 1895, was not unusual at the time:
The arm is two inches longer in proportion than that of a Caucasian, and the handshang level with the kneecaps; the facial angle is seventy as against eighty three, thebrain weighs thirty five as against forty five; the skull is much thicker [...]there isno growth in intelligence once manhood is reached.25
20 In the songs from minstrel shows, we see many examples of grotesque physical
characteristics. In the song “Happy Am de Boys Down Dere”, we see the narrator’s
auntie, Aunt Deb, “has a mouth two acres wide”. Some years later, Eugene Stratton’s hit
song “The Whistling Coon” presents his character as “an independent, free and easy, fat
and greasy ham, with a cranium like a big baboon.”26 A number of songs present the colour
of the skin as a painful problem. The 1898 song27 “She’s a Thoroughbred”, as well as
using a word “thoroughbred” normally reserved for animals , to refer to a black
woman, boasts that she is not as black as some : “She’s a thoroughbred, the best in town,
she’s not so dark, just a chocolate brown.” The 1910 song “I’m Sorry You’re a Coon” has a
similar focus. The hair of the black Other is presented, in songs such as “You Must Have
de Wool on de Top” as automatically hilarious. Typical is an 1898 song, “Dere’s
Something about Yer I like,” which has the following chorus, sung by a young man to
his girl:
You're not good looking, you're a big fat ugly coon You’re not so stylish for your clothes am out of tune You are de blackest wench dat ever crossed de pike Yet dere's something about yer I like.
21 A few songs fantasize about being able to “correct” the “defects” of black people. An
1894 song looks forward to the day “When They Straighten All the Coloured People’s
Hair,” whereas the 1906 song “De Whitewashed Coon” imagines a story of a white coon,
who is disliked by the other coons, because all the black girls prefer him.
Happy, childlike, stupid…
22 Moving onto psychological characteristics, the imaginary black people are first
portrayed as childlike and full of fun, (“De Sun Am Shining All de Time” 1889),
tremendously attached to their white masters and their life as slaves on the
plantations, devastated when their master dies (“Ole Massa’s Passed Away”, “Massa’s in
De Cold Cold Ground”), delighted when the master comes home after a holiday
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
63
(“Massa's Sent a Jellygram to Say He’s Coming Home). They love their work, southern
cooking, and singing in the evenings. Here are a few more song titles:
Happy Little Sam 1874
Nuffin’ Hurts Me 1877
I’m a Happy Darkey lad 1880
The Laughing Darkie 1897
Happy Am de Boys Down Here
Happy Little Darkie 1899
The Laughing Nigger Boy 1914
23 Only very rarely is the black man represented as menacing, as in “The Cannibal Nigger”
in 1891, or “Li’l Cannibal Coon” in 1921. This presentation of the happy black slave did
not prevent quite a number of minstrel shows from including scenes or even songs
which opposed slavery. “The Flight of the Slave”, “Chorus of Freed Slaves” and
“Emancipation Day” are three examples. If the black Other was happy, he was also
stupid. He would often speak in a caricature of Black American English, and one of the
turns in each evening minstrel show would be a “stump speech” where an artist gave a
pretentious delivery, filled with intellectual words incorrectly used or wrongly
pronounced. Here is an example of the emphasis on stupidity, a piece entitled “The
Nigger that Never Knew Nuffin at All:”
His name was Peter, he thought it was SamHe thought a pig’s head was a shoulder of lambAnd he blacked his boots with strawberry jam,The nigger that never knew nuffin at all.His Aunt Susannah disliked him soFor he always called her his Uncle JoeAnd he thought his right thumb was his left big toe,He was such a nigger noramus
24 The 1905 hit “The Silliest Coon in Town” and the 1913 number, “The Simple Nigger”
paint a similar picture.
25 In addition to being stupid, he was lazy. An 1899 song explains: “I know a coon who never
worked a day in all his life.” The 1912 song “The Lazy Coon’s Dream” follows a similar
vein. One of Eugene Stratton’s 1896 hits, “The Idler,” presents a lazy Black narrator
who is proud to be so: “I’m just about the idlest coon that ever shook a leg. Too idle for to work
and too idle for to beg.” The sing-along chorus continues:
I'm an I D L E R I'm an idlerI'm an I D L E RI can take a drink all gay But when it comes my turn to pay I'm an I D L ER
26 The sing-along chorus allows the audience, as well as endorsing the stereotype, to
borrow the mask of the idler and to enjoy celebrating being lazy at a time when hard
work was a key social value. A similar phenomenon is seen in a fair number of music-
hall songs.
27 We are not surprised to see innate dishonesty as another part of the Black caricature.
“The Flyaway Coon” presents a Black man who eats in expensive restaurants and drinks
champagne, but manages to disappear when the bill arrives. The narrator of “The
Coster Coon” had to leave the United States and come to London because he had stolen
a chicken, whereas the titles of the 1896 song “Cunning Little Coon” or the 1901 song
•
•
•
•
•
•
•
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
64
“The Burglar Coon” speak for themselves. In some songs the nature of the Black man is
a subject of “debate”. The song “The Coon’s Conscience” in 1908 examines the question
of whether Blacks are responsible for their dishonesty, and suggests that they cannot
help themselves. The “coon” brings back a dead chicken he had stolen from a parson,
and explains himself in these words:
In my heart dere’s a good man a-living and a bad man too.Dey both start telling me what I’m to do.Bad man says do what isn't right,Den de good and the bad man quarrel in my heart And keep me awake all night.
The “ridiculous” black man
28 The black Other is above all presented as ridiculous. There is also however an even
more vicious undercurrent. In a number of songs the black man suffers violence. In
“The Whistling Coon” (1891), the black character has his head smashed by a brick, but
continues to whistle happily. This festive recounting of the black Other suffering is a
key ingredient of racist humour throughout the centuries. Thus the 1902 song “Ten
Little Niggers from Ohio” presents ten black men who all love the same woman.
Although they know she will not want a black sweetheart, they are all determined to
win her over. One buys a gun, and they fight until all are killed. The whole story is of
course sung in a joyous and jaunty tone. In “The Nigger and the Bee”, a lazy black man,
who tries to steal honey from a beehive, gets attacked by swarms of bees.
29 A fair number of songs deal with the idea of a black man filling a prestigious role: a
military major, a society gentleman and so on. In the racist atmosphere of the time, this
is automatically funny. Titles such as the following are in this category:
The Black Philosopher (1878)
The Military Coon (1896)
The Darky Aristocrat (1896)
The Coon Drum Major (1899)
The Phrenologist Coon (1901)
Ma Coon’s Got Lots of Money (1902)
The Coon Ambassador (1903)
The Society Nigger
Ma Coon Am a Millionaire (1904)
Oh! I Am a Darkie Beau (1911)
If You Should See a Dandy Coon. (1911)
30 The 1899 song “I’se a lady” is exceptional in that it is sung by a blackface woman. A
coloured woman declaring herself to be a lady is supposed to be amusing in itself.
Three years previously, the song, “De Next President Am Gwine to Be a Coon,”
published both in Boston and London, laughs at the idea that the next US president will
be a black man:
I tell yer Mr Johnson, if times keep growin’ worseDe next president am gwine ter be a coonWhen Bill he gets elected he’s gwine to make things humHe’s gwine ter banish white folk ter the moon There weren’t be no more working
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
65
Jest only eat and bumDe next president am gwine ter be a coon.
31 Other songs place the black man once more “in the wrong place”. For example “The
Cockney Coon” (c1899) tells of a Black man who lives in London:
You heard about the coon who sings about the moonWell there’s a coon I know Just as big a mouth as a nigger from the SouthJust as short of rhino28 He thinks that Allybama is as far off as the moonHe knows more of Ally Sloper29 For he’s a cockney coon!
32 The emotive force of the song comes from the supposition that black people who are
also cockneys are a hilarious impossibility. Here the black Other invades the home
territory of the popular audience, in a publicly recounted nightmare, at which the
white people laugh together to reassure themselves of its impossibility. Along the same
lines is a song called “The Tipperary Coon”. It tells of a Black man who falls in love with
“an Irish girl, face fair, red hair.” He goes to see his future father in law who:
Emptied first his whisky flaskSaid “why the divil, may I askDon't you remove that ugly mask you brute?” But when I told him t’was my faceSaid he “Oh Bridget, don't disgraceThe bould McCarthy blood and race
33 This song manages to denigrate both the black man, and the “stupid Irishman”,
another traditional target of racist stereotyping in England. In racist imagination over
the ages, the fact of black men becoming intimate with white women has always been a
leitmotiv.
34 After this survey of the main elements of racist content, it is worth reflecting on the
structure of the communication of these racist stereotypes. Black people are here
denigrated on stage in front of a white audience enjoying one of their rare leisure
evenings. The representation gains even more emotional force from the fact that the
audience is seeing, or pretending to see, black people denigrating black people, rather
than white people doing so. Finally, the tradition of collective sing-along choruses
reinforces the emotional weight further. It may well be that the ideological effect on
the mass audience is far greater than all the ministerial speeches about imperial policy.
35 It seems that the most vicious of the racist songs became much rarer after the 1900s.
When Chirgwin writes his memoirs in 191230 he only mentions sentimental songs, not
ones with an easily identifiable racist content. G. H. Elliott’s later production is almost
exclusively made up of nostalgic “Old Dixie” Songs, love songs and cheer-up songs, and
they are not generally sung in mock dialect, though some songs still represent the
“ridiculous” Black Other, such as the 1929 recording about a man who learns to yodel,
and seems so strange in the evening sing-alongs among the “Darkies” on the
plantation. Though the blackface minstrel could be seen on British television as late as
the 1970s, the content had been watered down tremendously. Words like “coon” and
“nigger” were no longer used, and the songs were cheer-up songs, Dixie songs and
lovesick songs. The visual caricature however, has changed little.31
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
66
“Positive” stereotypes
36 We must not think, though, that blackface is only based around the political need to
have a black Other. The stage Other is constructed, mostly subconsciously, by the
artists and goes much deeper into the Victorian and Edwardian psyche than do the
commands of British imperialism. Notably, the characteristics imagined in the black
Other are not always negative. As Michael Pickering puts it “the Black low Other was both
derided and desired.”32 Victorian and Edwardian gender roles were complex, but very
strict. Since almost all blackface represented black men, the rules about masculinity are
the ones we must look at. The black Other is represented as being able to be and do
those things which are forbidden to a respectable Victorian or Edwardian man.
Therefore, he can ignore such dull virtues as thrift, hard work, and seriousness, and
instead be lazy, playful, light-hearted and emotional.
37 The black man on stage is, then, portrayed as being much more sentimental, and
attached to his children, than is the white man. So songs from the 1880s like “Baby Boy
Has Passed Away” and “My Honey Baby Coon”, in each of which a man mourns the
death of his baby, would be extremely difficult to perform in that society with a white
stage persona.33 This despite the fact that the experience of having babies in the family
die was widespread in all social classes. Other songs such as “De Nigger’s Babbies”
(1876) and “I’m the Father of a Little Black Coon” (“Enjoy yourselves with me. I’m as happy
as can be – I’m the father of a little black coon.”) show men celebrating their relationship
with their children – in the former, the persona sings of how he loves to sing his
children to sleep with his banjo.
38 The black-character-on-stage is also frequently represented as lovesick or jealous.
Although readers today are very familiar with lovesick or jealous male narrators in
popular songs, from Bing Crosby via Human League to The Streets, it is important to
remember that this was practically unknown at this time.34 The white male lover
narrator was almost always either completely in love (and planning to marry) a perfect
woman, who was made to love him back, or married to a hopeless nag. The
introduction of sentimental male narrators into popular song was not without its
conflicts. During the Second World War, important sections of the BBC establishment
opposed the broadcasting of melancholic “crooners’” songs”, seen as “anaemic”,
“debilitated” and “slushy in sentiment”. The radio programme Sincerely Yours, presented
by Vera Lynn, was criticized in parliament as “a potential threat to the national fibre”.35
The BBC was convinced that the jaunty and boisterous tone of First World War songs
was still what was needed for national morale in the Second war.
39 This is then the reason why the lovesick and jealous roles are left to the imaginary
black character. They are not generally meant to be comic, but moving, at the same
time as distanced from the respectable white audience’s gaze, although they may
sometimes combine the portrayal of a desired sentimental Other and a ridiculing of the
suffering of the black man. These songs include the following:
Every Nigger Had a Lady but Me 1895
Don’t Yer Trifle Wid Me, Honey 1896
Now de Eyes I lubb’d Am Flown 1897
Are You Gwine ter Kiss Yer Jacob?
A Lovesick Nigger
The Bachelor Coon's Lament ...
•
•
•
•
•
•
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
67
There's One More Coon Who Has Lost His heart
Why Don’t Yer Lub Me, Honey? 1900
The Only Coon Without a Gal 1905
A Lovesick Coon 1911
40 A final element of the desired Other involves the supposed capacity for spontaneity and
musicality. Expressing emotion, in Victorian and Edwardian conceptions of
respectability, was problematic, and this was one of the reasons for the cool reception
the British establishment gave to Jazz music, when it arrived in Britain shortly before
1920. The black characters in minstrelsy and in coon songs are, then, presented as able
to express themselves in frowned on but exciting ways. “Over and over again, Blacks
are venerated for the emotional spontaneous music and at the same time reviled for its
allegedly degenerative influence.”36 This trope will of course continue to be present in
racial stereotyping for many years afterwards.
The Great War
41 The arrival of the Great War in 1914 gave rise to a change in the British view of African
peoples. They were now to be praised as noble allies and fighters for the Empire. Tom
Clare’s 1915 music-hall song “Once the Kaiser’s Army” emphasized the “heroic” role of
empire armies. This theme did not produce a large number of songs which mention
black soldiers as such, but the 1915 song “John Bull’s Little Khaki coon” is to be noted.
The narrator is a black soldier, the title identifies him as childlike (“little”), and the
lyrics include the following:
Germany has found that the colours won't run No matter how you shootWe always stand our groundAnd John Bull's very proud of his little khaki coon
And the sing-along chorus is as follows: I’m not a common darkie That's why I'm dressed in khakiOne of the boys that helped to bear the bruntWe’ve been very very busy at the frontWilliam thought he had us cornered But we’ve made him change his tuneI’m an absent minded beggarBut everybody’s proud ofJohn Bull’s little khaki coon
42 As part of the imperial forces fighting “German barbarism”, the African man has lost
most of the traditional elements of his stereotype. He speaks in normal, grammatical
English, and, importantly, as the narrator is the black man, the audience is asked to
identify with him, and sing with his mask on, in the sing-along section.37 The
paternalism of the song was not necessarily reserved for black peoples. The popular
1916 song “Well Done, Little Ones, Bravo Belgian Boys” demonstrates this, as do the
1914 hits “Good Luck, Little French Soldier Man” “Three Cheers for Little Belgium” and
“Bravo, Little Belgium.”
43 There had been at least one precedent for a Black soldier narrator – a song some fifteen
years earlier: “Victoria’s Black Hussars”.38 Here are some of the lyrics:
•
•
•
•
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
68
Niggers want free trade to fight as well as whitesAnd so we’ve got a black brigade to put the world to rightsThough we’re all black we won’t turn back but fight till all is blue.
The Irish and the Jews
44 Anti-Black racism is not the only form of racial stereotyping in the popular songs of the
time. Both Irish and Jewish people were caricatured and mocked in song, and there is a
link between the development of immigration in England and these songs. In both
cases, the phenomenon differs from the case of anti-Black racism in the sense that the
music-hall audiences of the time would know and meet Irish and Jewish people in their
everyday lives, and so the construction of the Other would fill different needs. In both
cases, too, the desirable Other is mixed in with the denigrated Other. Considerable
further work is needed on the articulation of racial stereotypes of the Irish and the
Jewish and popular entertainment of the time.
Conclusion
45 We hope we have shown in this article the weight of racist stereotyping in popular song
of this period, and its probable usefulness for the Empire project. The public
denigration of the Black Other is, of course, not reducible to its racist content or
imperial role. Public denigration of any Other is a form of general psychological
compensation for popular audiences whose own denigration in the social economy of
Victorian and Edwardian Britain was ferocious and continuous. It seemed to us
important to pull out the specifically racist strands of popular entertainment in this
period when it is turning into a veritable industry and has an ever wider influence on
the way people see the world.
APPENDIXES
Note on sources
By far the majority of the songs quoted come from the vast, but very far from
comprehensive, sheet music collections of the British Library in London. The songs
there were generally published and sold as sheet music for piano and/or banjo, with
the words to the songs included. Sometimes they were sold as albums – the “greatest
hits” of a given year, or of a given artist or genre. Other song titles in our article were
found in Michael Kilgarriff’s encyclopaedia of the British music hall39, or are available
from Windyridge, a small home-run company which has re-released on Compact Disc a
few hundred songs transferred from the original phonograph cylinders or gramophone
records of the time. In general, we have only mentioned US songs if they were also
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
69
published in London, or if we had other evidence that they were sung on stage in
Britain.
A few of the songs we have mentioned, though quite offensive, can be listened to or
downloaded from the internet. A 1917 US version of “The Whistling Coon” can be heard
here: [http://www.archive.org/details/
EdwardMeekerEmpireVaudevilleCompwithBillyMurray] (24/06/20011)
And a 1902 US version of “All coons look alike to me can be heard here: [http://
www.archive.org/details/ArthurCollinswithVessLOssman] (24/06/20011)
Illustrations
Newcomb’s minstrels were an American group who had great success touring Britain.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
70
Uncle Mack’s Minstrels still played at the seaside in Brighton in the 1930s.
Adverts did not hesitate to use racism: an advert from 1907
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
71
A racist caricature on a sheet music cover.
G.H. Elliott (1884-1962)
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
72
G H Chirgwin “The White-eyed Kaffir” adapted for his own purposes the blackface tradition, andmixed it in with the cockney persona.
After 1890, some female “negro imitators” made a good living on the music-hall stage; here, MayHenderson, who worked at least until 1927.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
73
A CD release today
NOTES
1. Leading Hilaire Belloc to pen the aphorism “Whatever happens, we have got / The Maxim gun,
and they have not.”
2. Niall FERGUSON, Empire: How Britain Made the Modern World, Harmondsworth: Penguin, 2004, p.
278.
3. Michael PICKERING, Blackface Minstrelsy in Britain, Aldershot: Ashgate, 2008, p. 109.
4. Stephen J GOULD, The Mismeasure of Man, New York: Norton, 1981, passim.
5. F.J. LUGARD, The Dual Mandate in British Tropical Africa, s.l.: Blackwell, 1922, p. 70.
6. The Representation of the People Act 1918 would increase the electorate from 7.7 million
people to 21.4 million, 43 % of them women.
7. See for example Edmund MOREL, The Black Man’s Burden, in Louis L. SNYDER, The Imperialism
Reader, Princeton: Van Nostrand, 1962, pp. 163-164. It was first published in 1903.
8. One can view a fascinating film of a popular Empire Day celebration in the North West of
England, at the following address http://www.colonialfilm.org.uk/node/461.
9. Bishop of Durham, Bishop of Ripon, et al., Hymns for Empire Day, London: Skeffington and Son,
1910.
10. Andrew THOMPSON, The Empire Strikes Back: the Impact of Imperialism on Britain from the Mid-
Nineteenth Century, London: Pearson, 2005, p. 39.
11. Ibid. p. 51.
12. PICKERING op. cit., pp 17ff.
13. John ABBOTT, The Story of Francis, Day and Hunter, London: William Chappell, 1952, p. 9.
14. The Peoples Song Book, Dundee and London: John Leng and Company, 1915.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
74
15. Peter BAILEY, “Naughty but Nice: Musical Comedy and the Rhetoric of the Girl” in Michael
R. BOOTH and Joel H. KAPLAN (Eds), The Edwardian Theatre: Essays on Performance and the Stage,
Cambridge: Cambridge University Press, 1996.
16. Michael Pickering, the author of the only full-length academic study of blackface minstrelsy
in Britain confirmed to us that he knew of no such denunciations in Britain.
17. Derek SCOTT, Sounds of the Metropolis: The 19th-Century Popular Music Revolution (in London, New
York, Paris, and Vienna), Oxford: Oxford University Press, 2008, p. 52.
18. PICKERING op. cit., p. 87.
19. Ibid. p. 160.
20. The Encore, 19 July 1917.
21. The Performer, 18 February 1915.
22. PICKERING op. cit., p. 98.
23. Ibid. p. 133.
24. PICKERING op. cit., p. 117.
25. Quoted in PICKERING op. cit., p. 125.
26. This song was previously recorded in the US in 1891, by George W. Johnson, a Black American,
often considered the first Black recording star in the USA.
27. We will often note the date of publication of the sheet music. This is not always possible:
sheet music is not infrequently undated in this period. If the song was published in the United
States and in Britain, we have used the British publication date. In addition, it is worth
remembering that some of the more popular songs will be sung on stage for periods of thirty
years or more.
28. A slang word for “money”.
29. A very popular British comic strip character, first published in 1867.
30. G. H. CHIRGWIN, Chirgwin’s Chirrup: Being the Life and Reminiscences of George Chirgwin, the ’White
Eyed Musical Kaffir’, London: J. and J. Bennett, 1912.
31. Conflicts concerning blackface continue into the twenty first century. An Australian TV show
which presented a blackface sketch by « The Jackson Jive », in 2009, caused considerable
international uproar. Sydney Morning Herald, 8 October 2009.
32. PICKERING op. cit., p. 140.
33. It is not only the Victorian or Edwardian gentleman who cannot gush over his children – a
famous 1915 music-hall song “A Little Bit of Cucumber” shows a “typical” working class man who
cannot recall exactly how many children he actually has.
34. Although more common in the more up-market operettes of Gilbert and Sullivan.
35. Siân NICHOLAS “The People’s Radio: the BBC and its Audience 1939-1945” in Nick HAYES and
Jeff HILL (Dirs..), ‘Millions Like Us ?’ British Culture in the Second World War, Liverpool: Liverpool
University Press, 1999, p. 82.
36. PICKERING op. cit., p. 131.
37. Another song, from the previous year, “Our Boys in the Army” mentions Indian soldiers in a
positive light: “The hindoos with their knives
Are offering up their lives For the honour of the empire’s glorious name!”
38. Auckland Star 10 November 1880
39. Michael KILGARRIFF, Sing Us one of the Old Songs – a Guide to Popular Song 1860 – 1920, Oxfor:
Oxford University Press, 1999.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
75
ABSTRACTS
The rapid expansion of the British Empire in the second half of the XIXth century was
accompanied by a rise in the diffusion and the legitimacy of racist ideas in Britain. Intellectuals
wrote of the “scientific” differences between the races, and racial hierarchies were generally
accepted by educated people. What of the uneducated? Comic books and children’s magazines
about the “heroes” of the British Empire certainly did not hesitate to use racist stereotypes
abundantly. Popular racism against Black people served to legitimize the imperial project, but for
most of this period was little aimed at a visible ethnic minority in Britain. Our article will aim at
analysing the racist content of popular music in this period – both that of the extremely popular
“minstrel shows”, where white performers disguised themselves as stereotypical black slaves for
the purposes of entertainment, and the “coon songs” which were common in the music halls. We
will trace the depiction of the Black Other as the mirror image of the Victorian and Edwardian
respectable gentleman and lady, and how, while generally denigrated, the Black persona could
also be desired or envied.
L’expansion rapide de l’empire britannique durant la deuxième moitié du XIXe siècle fut
accompagnée par une généralisation et une légitimation des idées racistes au Royaume-Uni. Des
intellectuels discouraient sur les différences “établies par la science” entre les races, et une
hiérarchie raciale était généralement acceptée par les gens instruits. Que dire du peuple non
instruit ? On constate que les bandes dessinées et les revues pour enfants, qui racontaient les
aventures des héros impériaux, n’hésitaient pas à se servir abondamment de stéréotypes racistes
et que les publicités de l’époque en faisaient autant. Le racisme populaire envers les Noirs
contribuait à légitimer le projet impérial, mais, pour l’essentiel, durant cette période, ne visait
pas une minorité ethnique visible en Angleterre. Notre article compte analyser le contenu raciste
de la musique populaire entre 1880 et 1920, à la fois dans les spectacles des “blackface minstrels”,
lors desquels des hommes blancs se déguisaient en caricatures d’esclaves noirs pour divertir leur
public, et dans les “chansons de nègre” très courantes dans les music-halls britanniques de
l’époque. Nous retracerons la représentation du Noir, qui est présenté comme une image en
miroir de la personne respectable victorienne ou édouardienne. Nous verrons aussi comment le
Noir, l’Autre dénigré, pouvait aussi être envié ou désiré.
AUTHOR
JOHN MULLEN
John Mullen est Maître de conférences à l'Université Paris-Est Créteil. Il a fait sa thèse de
doctorat sur le syndicalisme des fonctionnaires en Grande-Bretagne sous les gouvernements
conservateurs de Margaret Thatcher. Depuis lors, il a publié une série d'articles sur le
syndicalisme, mais a commencé, il y a cinq ans, des recherches sur la musique populaire
britannique. Il prépare un ouvrage sur la musique populaire en Grande-Bretagne pendant la
Première Guerre Mondiale.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
76
La presse nationale britannique et leMandat du Royaume-Uni enPalestine (1922-1939)The British Mandate in Palestine as seen by the British Press (1917-1939)
Jean-Claude Sergeant
1 Puissance victorieuse au sortir de la Première Guerre mondiale, le Royaume-Uni avait
obtenu à l’issue du conflit la reconnaissance d’une zone d’influence au Proche-Orient
qui s’étendait de la Méditerranée au golfe persique, incluant la Palestine et la
Mésopotamie. L’autorité du Royaume-Uni sur ces zones sera officiellement légitimée
par l’approbation de mandats approuvés par la Société des Nations en 1922.
2 Cette date marque le début de la tutelle britannique, qui avait été précédée par une
administration militaire installée en Palestine depuis l’entrée à Jérusalem du général
Allenby en décembre 1917 après six mois de campagne contre les troupes turques. Le
1er juillet 1920, Herbert Samuel, haut-commissaire pour la Palestine, succédait à Louis
Bols, dernier administrateur militaire de la région, qui exprimait, déjà, son inquiétude
face à la remise en cause de ses pouvoirs dans une lettre adressée à l’état-major
britannique au Caire : « Mon autorité et celle de chaque département de mon
administration est contestée ou contrecarrée par la commission sioniste et je suis
convaincu que cette situation ne peut se prolonger sans mettre gravement en péril la
paix publique1. »
3 Entre-temps, la Déclaration Balfour du 2 novembre 1917 avait exprimé le soutien du
gouvernement britannique à la création en Palestine d’un « foyer national pour le
peuple juif », déclaration qui sera intégrée au texte définissant les termes du mandat en
Palestine confié au Royaume-Uni par la Société des Nations. Vingt ans plus tard, le
gouvernement britannique en arrivait à la conclusion que seul le partage de la Palestine
en deux États autonomes pouvait permettre de régler le problème palestinien auquel
une douzaine de rapports de commissions diverses avait été consacrés au cours de la
période, sans parvenir à trouver une solution permettant aux communautés arabe et
juive de vivre en bonne intelligence dans la région que les Britanniques s‘étaient
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
77
attribuée dans le cadre de l’accord Sykes-Picot signé en 1916, tenu secret jusqu’à ce que
les autorités bolchéviques le rendent public. En contrepoint de la Déclaration Balfour,
le rapport de la Commission royale publié en 1937 – le rapport Peel – prenait acte de
l’impasse dans laquelle se trouvaient les Britanniques :
Sous la pression de la guerre mondiale, le gouvernement britannique a fait despromesses aux Arabes et aux Juifs afin d’obtenir leur soutien, sur la base desquellesles deux communautés ont entretenu certains espoirs […]. Un conflit insoluble estné entre les deux communautés nationales dans ce territoire exigu […]. Ce conflitétait en germe dès le départ.2
4 Il importera, dans un premier temps, de retracer l’évolution de la position de différents
gouvernements britanniques qui se sont succédé sur la question palestinienne et d’en
rappeler les principaux jalons, avant d’aborder l’examen du positionnement de la
presse face à cet enjeu rémanent sur lequel quelques propriétaires de journaux ont
tenté de peser.
Principes et ajustements de la politique britannique enPalestine
5 L’implication du Royaume-Uni en Palestine, consacrée par l’attribution d’un mandat de
la SDN en juillet 1922, avait été préparée par l’intérêt que portait une partie de la classe
politique britannique à la situation des Juifs en Europe orientale. Chaïm Weizmann,
président de l’Organisation sioniste mondiale, rappelle dans un discours au dix-
septième Congrès sioniste (1931) la protection que les consuls britanniques en Palestine
accordaient aux Juifs avant 1914. Il évoque également le projet de création d’un foyer
national juif en Afrique orientale débattu à la Chambre des communes en 1904, à
l’initiative de Joseph Chamberlain, alors ministre des Colonies (Colonial Office). Selon
Weizmann, la Déclaration Balfour qui, en 1917, ouvrait de nouvelles perspectives aux
communautés juives d’Europe centrale et orientale, s’expliquait par trois facteurs. Le
premier, d’ordre sentimental, était le fruit de la familiarité du peuple britannique,
formé à la culture biblique, avec l’attachement des communautés juives à la terre de
leurs ancêtres. Le second facteur mis en avant par Weizmann concernait l’idéal
démocratique qui prenait alors forme et auquel le Président Wilson allait donner corps
avec sa proclamation des Quatorze Points (janvier 1918). Pour que l’acte de naissance
de ce nouveau monde en gestation soit totalement vierge, il convenait de régler
l’ancien contentieux avec le peuple juif3.
6 La dernière considération avancée par Weizmann, d’ordre stratégique celle-là, était en
fait double. Il s’agissait d’une part pour le gouvernement britannique de s’assurer le
soutien des Juifs américains afin qu’ils fassent pression sur le Congrès pour qu’il
autorise l’entrée en guerre des États-Unis. D’autre part, la perspective de l’implantation
d’un point d’appui en Palestine permettant de protéger le canal de Suez et donc les
voies de communication avec l’Inde plaidait en faveur de l’établissement d’un État juif
entretenant d’étroites relations avec Londres. En novembre 1914, Herbert Samuel,
membre du gouvernement Asquith et futur haut-commissaire en Palestine, avait
évoqué cette option avec le Secrétaire au Foreign Office, Edward Grey, qui semble avoir
été convaincu par le projet4. Lloyd George, lui-même, avait marqué son intérêt pour le
projet, non pas tant par sympathie pour la cause sioniste, que par souci de faire pièce
aux ambitions françaises dans la zone. Selon Weizmann, cette dernière considération,
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
78
qu’il qualifie d’utilitaire, était loin d’être centrale, et il en veut pour preuve la prudence
des Britanniques qui, lors des débats à la SDN concernant le choix de la puissance
mandataire en Palestine, auraient volontiers accepté de n’être que l’un des partenaires
d’un condominium occidental.
7 De la Déclaration Balfour – cette « déclaration de sympathie pour les aspirations
sionistes » selon les termes de la lettre adressée par Arthur Balfour à lord Rothschild5 –
allait découler une série de recadrages et de redéfinitions des conditions d’application
du principe central – « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple
juif » – à mesure que s’intensifieront les antagonismes entre les deux communautés et
la défiance à l’égard de la puissance de tutelle.
8 La première clarification est intervenue sous la forme d’un Livre blanc6 publié en 1922,
quelques mois avant la confirmation du mandat britannique par la SDN et deux ans
après l’arrivée à Jérusalem d’Herbert Samuel en qualité de haut-commissaire. La
nomination d’un sioniste déclaré à la tête de l’administration britannique en Palestine
avait suscité des manifestations hostiles parmi la communauté arabe qui, l’année
suivante, considérera comme de très mauvais augure le transfert de la gestion politique
du mandat du Foreign Office au Département Moyen-Orient créé en février 1921 au sein
du Colonial Office dirigé par Winston Churchill qui ne faisait pas mystère de son soutien
à la cause sioniste. Le recrutement par le Département du colonel Richard
Meinertzhagen, pro-sioniste ardent, en qualité d’expert militaire, ne pouvait
qu’accroître les appréhensions de la communauté arabe qui constituait à l’époque 90 %
de la population palestinienne.
9 Les violences perpétrées contre les Juifs en 1920 et en mai 1921 incitèrent Samuel à
décréter la suspension provisoire de l’immigration juive en Palestine. Dans une
correspondance à Churchill, le haut-commissaire ne cachait pas son inquiétude : « Je ne
peux m’ôter de l’esprit la possibilité de voir ces perturbations se renouveler ou même,
si j’en crois les avertissements de mes conseillers militaires, d’assister à un
soulèvement général7. » Dix jours auparavant (3 juin 1921), Herbert Samuel tentait
d’apaiser les arabes en s’efforçant de clarifier le « regrettable malentendu » qu’avait
suscité la Déclaration Balfour en assurant musulmans et chrétiens de Palestine que « le
gouvernement britannique, qui avait reçu mandat d’assurer le bonheur des populations
de Palestine, ne leur imposerait jamais une politique qu’elles considèreraient comme
contraire à leurs intérêts religieux, politiques et économiques8. »
10 C’est dans ce contexte que Winston Churchill et ses conseillers ont élaboré, en étroite
concertation avec Herbert Samuel, le premier Livre blanc proposant une actualisation
de la politique en Palestine, en tentant de trouver un point d’équilibre entre
l’engagement en faveur de l’établissement du foyer national promis aux Juifs et le souci
de répondre aux inquiétudes des populations musulmane et chrétienne. Il s’agissait,
déjà, de clarifier la portée du concept ambigu de « foyer national pour le peuple juif » et
de réaffirmer que la présence des Juifs en Palestine était de droit et non pas tolérée –
« of right and not on sufferance ». Par ailleurs, le Livre blanc indiquait que la mise en
œuvre de la Déclaration de 1917 impliquait le développement du peuplement juif par
l’apport d’immigrants, cette immigration devant toutefois être régulée en fonction des
capacités d’absorption de l’économie du pays. Le document précisait également, pour
lever les craintes de la communauté arabe, que les immigrants juifs ne devaient pas
constituer une charge supplémentaire pour les Palestiniens – « the people of
Palestine » – et que leur présence ne devait en aucun cas priver cette communauté de
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
79
ses emplois. Enfin, le Livre blanc annonçait la création d’un Conseil législatif composé
de dix représentants élus et de dix membres nommés, premier pas vers une future
autonomisation du territoire.
11 Rédigé dans une perspective de clarification du projet politique du gouvernement en
Palestine en vue de la confirmation du mandat par le Conseil de la SDN appelé à se
prononcer le 24 juillet 1922, le document présenté par Churchill ne parvenait pourtant
pas à faire l’unanimité. Le 21 juin, la Chambre des lords adoptait par soixante voix
contre vingt-neuf une motion proposée par lord Islington s’opposant à l’attribution du
mandat au Royaume-Uni, au motif que celui-ci était en contradiction avec
l’engagement pris en 1915 à l’égard des Arabes9 et avec « les sentiments et les souhaits
de la grand majorité de la population de Palestine ». Après le rejet d’une motion
identique par les Communes, le gouvernement put préparer les élections au Conseil
législatif palestinien auxquelles il dut au bout du compte renoncer suite à l’appel au
boycott lancé par les organisations arabes. Le projet de création d’une Agence arabe
faisant pendant à l’Agence juive qui assistait le Conseil exécutif à Jérusalem se heurta
également à une fin de non recevoir, si bien que l’Administration britannique en
Palestine en fut réduite à mettre en place une instance de représentation de la
population arabe, le Conseil supérieur musulman, présidé par le Grand Mufti de
Jérusalem, à laquelle sera transféré le contrôle des organes de financement et des
tribunaux civils musulmans. Présentée par Herbert Samuel comme la mise en place
d’un intermédiaire entre les musulmans et les autorités britanniques, la création du
conseil marquait en fait une nouvelle étape dans le dessaisissement de l’Administration
britannique de ses pouvoirs. S’agissant de la communauté juive, ceux-ci avaient déjà été
largement délégués à la Commission sioniste – l’organe exécutif sioniste – dont le rôle
d’auxiliaire de l’Administration avait été explicitement reconnu par l’article 4 du
mandat. Incapable de mettre en place une structure législative représentative et
unitaire, le gouvernement britannique, en l’occurrence le haut-commissaire et le
Colonial Office, avait ainsi été contraint d’accepter un partage du pouvoir avec deux
organes distincts au service des seuls intérêts des communautés qu’ils géraient de façon
quasi autonome.
12 En 1930, le gouvernement britannique tentait une nouvelle fois de « dissiper les
malentendus existants et de définir plus précisément ses intentions » en publiant un
nouveau Livre blanc10 rédigé sous la responsabilité de Sidney Webb – lord Passfield –
nommé ministre en charge du Colonial Office dans le gouvernement de Ramsay
MacDonald issu des élections de 1929. Cette nouvelle tentative de refondation de la
politique britannique en Palestine s’imposait après les violentes émeutes qui avaient
fait plus de deux cents morts dans différentes villes du territoire en août 1929. Le
Colonial Office avait dépêché une commission d’enquête sur place dirigée par un ancien
magistrat colonial, Walter Shaw, qui remit son rapport en mars 1930. Ses principales
recommandations concernaient la protection des droits des communautés non juives,
notamment en matière d’accès à la propriété des terres agricoles et l’application plus
stricte des dispositions régissant l’immigration. Le rapport préconisait également que
soient plus précisément définies les limites des prérogatives de l’Organisation sioniste
dans la gestion des affaires palestiniennes.
13 Ce rapport marquait une nette réorientation des priorités britanniques en faveur des
doléances de la majorité musulmane. Une commission supplémentaire, dirigée par John
Hope Simpson, fut chargée d’apporter un complément d’information afin de nourrir la
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
80
nouvelle doctrine palestinienne du gouvernement. Telle qu’elle était exposée dans le
Livre blanc de lord Passfield, cette doctrine visait à mettre résolument les deux
communautés en face de leurs responsabilités. Le document annonçait le renforcement
des forces de sécurité à la disposition des autorités de Jérusalem ; deux escadrons de
l’Armée de l’air et quatre sections d’unités blindées viendraient appuyer les deux
bataillons d’infanterie déjà sur place. Plus fondamentalement, le Livre blanc, reprenant
les points principaux du Livre blanc de 1922 et les articles pertinents du mandat,
réaffirmait l’intention du gouvernement de procéder une nouvelle fois à la mise en
place d’un conseil législatif, mais c’est surtout sur les questions de développement
économique et social et sur le problème de l’immigration juive que portait l’essentiel du
document. La politique d’acquisition foncière appliquée par l’Organisation sioniste
aboutissait à déposséder de leurs terres les paysans arabes qui se trouvaient, par
ailleurs, exclus du marché du travail du fait de la pratique qui empêchait les
propriétaires juifs d’avoir recours à une main-d’œuvre non juive. La politique
d’immigration était plus directement mise en cause par les concepteurs du Livre blanc
qui précisaient :
Si l’immigration juive a pour effet d’empêcher la population arabe d’obtenir lesemplois qui lui permettraient de suffire à ses besoins ou si le chômage parmi lacommunauté juive a un effet négatif sur le marché du travail dans son ensemble, ilappartient à la puissance mandataire, selon les termes du mandat, de réduire et, lecas échéant, de suspendre cette immigration tant que les chômeurs des « autressections » n’auront pas retrouvé un emploi11.
14 Les organisations sionistes considérèrent ce document comme une provocation et un
reniement de l’engagement de 1917. Selon un universitaire travaillant dans une
perspective sioniste : « Le Livre blanc de lord Passfield a été interprété, du moins par
les Juifs, comme un document délibérément rédigé pour humilier, ce que d’ailleurs
confirmait Beatrice Webb, peu suspecte de sympathie sioniste […], qui notait dans son
Journal [le 26 octobre 1930] : “cet exposé […] est un document mal rédigé et dépourvu
de tact12.” »
15 En signe de protestation, Chaïm Weizmann se démit de ses fonctions à la tête de
l’Agence juive, tandis que des manifestations à Londres, New York, Varsovie et en
Afrique du Sud dénonçaient le « reniement » britannique et que les ténors
conservateurs et libéraux – Stanley Baldwin, Leo Amery, Austen Chamberlain et Lloyd
George en tête – exprimaient dans la presse leur désaccord. Faute d’obtenir du
gouvernement la mise en chantier d’un autre Livre blanc rectificatif, les dirigeants
sionistes obtenaient du Premier ministre MacDonald la mise en place d’un sous-comité
du Cabinet, sous la présidence du ministre des Affaires étrangères, Arthur Henderson,
chargé de faire le point, en concertation avec les représentants sionistes, sur les
priorités britanniques en Palestine, ce qui revenait à désavouer lord Passfield et à
remettre en cause les recommandations de sa commission.
16 Les travaux du sous-comité aboutirent à un projet de lettre qui, remanié à cinq
reprises, fut soumis à MacDonald. Il était prévu que cette lettre soit adressée à Chaïm
Weizmann après que lecture en aurait été donnée aux Communes, de façon à ce qu’elle
soit consignée au Hansard, le procès-verbal officiel des débats parlementaires. Le Times
publiera le 15 février 1931 le texte de cette longue mise au point de dix-huit
paragraphes dont l’introduction donnait toute satisfaction aux dirigeants sionistes :
Afin de dissiper certaines interprétations erronées et certains malentendus relatifsà la politique du gouvernement de Sa Majesté concernant la Palestine, telle qu’elle a
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
81
été exposée dans le Livre blanc d’octobre 1930, et qui ont fait l’objet d’un débat à laChambre des communes, afin, également, de répondre à certaines critiquesformulées par l’Agence juive, j’ai le plaisir de vous adresser le texte qui suitexposant notre position, qu’’il conviendra de considérer comme l’interprétationofficielle du Livre blanc concernant les points abordés dans la présente lettre13.
17 Les assouplissements consentis par MacDonald en matière de seuils d’immigration et
d’acquisitions foncières permirent aux Juifs de Palestine de consolider le foyer national,
ce dont convenait Weizmann dans ses Mémoires : « C’est à la lettre que MacDonald m’a
adressée que l’on doit le changement qui s’est opéré dans l’attitude du gouvernement et de
l’Administration en Palestine, changement qui nous a permis d’accomplir les remarquables
progrès des années suivantes14. »
18 L’opposition des Arabes de Palestine au mandat allait prendre une forme plus active en
1936, après que la France eut accepté de mettre un terme à son mandat en Syrie et que
Londres eut jugé préférable de replier ses troupes en Égypte sur la zone du canal de
Suez. Par ailleurs, l’Irak avait vu sa souveraineté reconnue en 1932, tandis que la
Transjordanie s’acheminait vers une autonomie élargie. Les Arabes de Palestine
n’avaient pas oublié que l’esprit du mandat impliquait, à terme, le passage à la pleine
souveraineté du territoire temporairement placé sous tutelle et c’est autour de cette
revendication que se cristallisera en 1936 l’opposition arabe à l’ordre britannique
incarné par les forces de sécurité – 20 000 hommes à cette époque contre 5 000 en
1920 –, accompagnée de violences et d’attentats contre les Juifs de Palestine. En
avril 1936, le territoire fut largement paralysé par une grève générale organisée par un
collectif d’opposants arabes dirigé par le Grand Mufti de Jérusalem, qui ne prendra fin
qu’en prévision de l’arrivée en Palestine des six membres d’une nouvelle commission
royale chargée de faire la lumière sur les causes des « perturbations » – le terme
original alors en vigueur était « disturbances » – et de proposer une issue à ce problème
qui s’enkystait depuis vingt ans.
19 Présidée par lord Peel, ancien ministre chargé des affaires indiennes, la commission fut
accueillie à Jérusalem en novembre 1936. Elle procéda en Palestine à de multiples
auditions et à de nombreuses visites sur le terrain avant de regagner Londres en
février 1937 où elle compléta son information, notamment auprès de la hiérarchie
militaire. C’est en juillet que fut publié son rapport15 qui, de l’avis d’une spécialiste,
« constitue l’analyse la plus complète et la plus extensive de la situation en Palestine
jamais produite par une instance officielle britannique16. » L’essentiel des quatre cents
pages du rapport retrace l’historicité des peuplements juif et arabe en Palestine et fait
l’inventaire du contentieux entre les deux communautés. Les membres de la
commission se sont divisés sur la question de savoir s’il fallait suspendre
provisoirement l’immigration juive ou bien considérer que l’établissement du foyer
national promis en 1917 étant réalisé, il convenait d’y mettre définitivement un terme.
La commission a préféré trancher radicalement en concluant que l’idéal qui sous-
tendait le mandat, à savoir l’émergence progressive d’une identité nationale
palestinienne, s’étant avéré inaccessible, il restait à en tirer la conclusion. Celle-ci,
détaillée dans les vingt dernières pages du rapport, préconisait le partage du territoire
en trois zones, dont deux auraient vocation à se muer en États, l’un arabe, l’autre juif, la
troisième zone incluant Jérusalem et ses lieux saints ainsi qu’un certain nombre de
villes dont le port d’Haïfa restant sous contrôle britannique. Conscients que cette
solution chirurgicale ne serait pas du goût des Juifs, pas plus que de celui des Arabes de
Palestine, la commission concluait son rapport par ce proverbe : « Half a loaf is better
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
82
than no bread ». Visiblement décontenancé par les propositions de la commission, le
gouvernement n’avait d’autre recours que d’en nommer une nouvelle – The Woodward
Commission – afin d’en évaluer les modalités pratiques d’application, avant de conclure
en novembre 1938 que « la proposition de créer en Palestine des États juif et arabe
indépendants comportait des difficultés politiques, administratives et financières telles
que cette solution [était] inapplicable17. »
20 Le gouvernement de Neville Chamberlain ne pouvait pourtant pas laisser la question
palestinienne en l’état. Dans la perspective de plus en plus vraisemblable de l’ouverture
d’un conflit avec l’Allemagne et l’Italie, il importait de s’assurer du soutien ou, à tout le
moins, de la neutralité des pays arabes. C’est dans ce contexte que s’est ouverte le
7 février 1939 à Londres une série de « conférences » organisées par le Colonial Office,
réunissant des représentants de l’Agence juive, des Arabes de Palestine ainsi que des
envoyés des États arabes voisins, la négociation étant conduite avec chaque délégation
séparément. Le Colonial Office avait fait savoir que faute de pouvoir parvenir à un
accord entre les différentes parties, le gouvernement serait amené à produire ses
propres conclusions. Le 17 mars, les participants se séparaient sur un constat d’échec,
laissant au Colonial Office le soin d’élaborer un nouveau plan pour la Palestine. Ce sera
l’objet du dernier Livre blanc sur la question, publié le 17 mai 193918. Le document
abordait les trois sujets litigieux traditionnels : l’enjeu constitutionnel, l’immigration et
la question des terres. Sur le premier thème, le gouvernement envisageait la création
d’un État palestinien indépendant dont le gouvernement serait partagé entre Juifs et
Arabes de telle sorte que les intérêts de l’une et l’autre communauté soient préservés.
Cette structure de gouvernement serait mise en place au cours d’une période de dix ans
une fois la paix revenue et l’ordre rétabli en Palestine. Les responsables britanniques
prévoyaient en outre de limiter à 75 000 le nombre d’immigrants juifs admis en
Palestine au cours des cinq années suivant l’adoption du Livre blanc, toute immigration
supplémentaire étant soumise ensuite à l’accord des Arabes de Palestine. Enfin,
s’agissant de la question foncière, le document rappelait que le transfert de terres entre
Arabes et Juifs n’avait fait l’objet d’aucune restriction mais qu’afin de prévenir
l’augmentation d’une population agricole arabe privée de terres, il convenait de doter
le haut-commissaire du pouvoir de contrôle et d’arbitrage en matière de transferts
fonciers.
21 Les Arabes n’ont pas tardé à rejeter les projets britanniques, au motif qu’ils ne
prévoyaient pas l’arrêt immédiat de l’immigration juive, l’Agence juive, de son côté,
dénonçant cette trahison – « breach of faith » – qui aboutirait « à parquer les Juifs dans
un ghetto territorial dans leur propre patrie19. » Soumis pour approbation à la
Commission des mandats de la SDN, conformément à la procédure, le projet
britannique était jugé non conforme aux termes du mandat confié au Royaume-Uni,
mais la déclaration de guerre, intervenue le 3 septembre 1939, allait laisser la question
pendante jusqu’à la fin des hostilités.
La presse britannique entre indifférence etinterventionnisme
22 La couverture de la question palestinienne par la presse britannique, entendue ici au
sens restrictif de presse nationale ou quasi nationale – on songe au Manchester
Guardian – s’appréhende sous plusieurs aspects, celui d’abord de l’enregistrement des
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
83
événements, celui du commentaire ensuite et enfin sous l’aspect tribunitiel permettant
l’exposition dans le débat public de points de vue et de mises au point dans l’espace
réservé au courrier des lecteurs (Letters to the Editor) dans les principaux titres et, en
premier lieu dans le Times. Sans qu’il soit possible de mesurer l’impact de la couverture
de la question par la presse sur les décisions politiques et encore moins sur l’opinion
publique à une époque où les sondages d’opinion commençaient à peine à poindre, on
peut néanmoins tenir pour acquis que les commentaires de la presse étaient pris en
compte par les différents protagonistes du problème. Ainsi, Chaïm Weizmann,
président de l’Organisation sioniste, déclarait en 1922 dans un discours public à
Oxford :
Le lecteur de journaux type pense qu’il existe en Palestine un État juif, entendantpar « État » ce que ce terme désigne quand on songe à ce que fut la Prusse, c’est-à-dire une sorte d’entité qui se soucie comme d’une guigne de quiconque n’appartientpas à l’élite dominante. Il estime que cet État – cela a été dit – est financé grâce à lagénérosité britannique et alimenté par les impôts des Britanniques. Telle est, plusou moins, l’opinion qui prévaut dans l’esprit du lecteur de journaux moyen20.
23 En notes, le responsable éditorial de la correspondance de Weizmann ajoutait : « À cette
époque, la presse britannique s’activait contre le sionisme et singulièrement contre
Weizmann, accusés d’être responsables des difficultés dans laquelle se débattait la
Grande-Bretagne en Palestine, aux frais du contribuable britannique21. » C’est
précisément la thématique que développa, de façon particulièrement vigoureuse, le
Daily Mail jusqu’à la mort de son fondateur, lord Northcliffe, en 1922 et qui fut
exploitée, sous une forme plus nuancée, après le départ en 1926 du directeur de
rédaction, Thomas Marlowe, que Northcliffe avait recruté en 1899, trois ans après le
lancement du quotidien.
Situation de la presse dans l’Entre-deux-guerres
24 La presse nationale a connu une certaine stabilité au cours des vingt années qui ont
séparé les deux conflits, du moins si l’on s’en tient au nombre de titres quotidiens
disponibles. En 1919, le lecteur londonien pouvait choisir entre onze quotidiens du
matin et six quotidiens du soir. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, le choix était
pratiquement aussi large. Certes, trois titres avaient été absorbés par d’autres
publications, le Morning Post étant intégré au Daily Telegraph, tandis que la Westminster
Gazette fusionnait avec le Daily News, avant que ne s’opère la jonction avec le Daily
Chronicle pour donner naissance en 1930 au News Chronicle, organe du parti libéral. Ces
trois disparitions étaient compensées par le lancement en 1930 du Daily Worker,
quotidien officiel du parti communiste, et par la refondation du Daily Herald qui, passé
sous le contrôle de la confédération syndicale (TUC) en 1922, avait évité la faillite grâce
à l’intervention de la société Odhams Press, qui propulsera le Daily Herald en tête des
ventes des quotidiens – plus de deux millions d’exemplaires au milieu des années
trente – au moyen de stratégies commerciales offensives. La presse du soir, qui
comptait encore six titres en 1919, résista en revanche moins bien à l’évolution des
comportements du public, sollicité par de nouvelles formes de loisir, la radiodiffusion
et le cinématographe. Les influentes publications qui alimentaient les conversations
dans les clubs – la Westminster Gazette, devenue quotidien du matin avant son
absorption par le Daily News, la Pall Mall Gazette et The Globe – disparaissaient, sans
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
84
successeurs, d’un marché que se disputeront dorénavant trois titres – The Star, The
Evening News et The Evening Standard – jusque dans les années 1960.
25 Cette apparente stabilité dissimulait en fait une importante réorganisation des forces
capitalistes qui dominaient le marché. Le démembrement de l’empire Northcliffe qui,
en 1915, incluait les titres phares de la presse nationale – le Times, le Daily Mail,
l’Observer, l’Evening News et la Weekly Dispatch –, sans compter les titres régionaux,
amena une recomposition du secteur. Le Times sera vendu à la famille Astor qui avait
déjà acquis l’Observer avant la mort de Northcliffe. Harold Harmsworth (lord
Rothermere), frère de lord Northcliffe, à qui avait été confiée la gestion du Daily Mirror,
fondé par Northcliffe en 1903, mit en vente ses parts sur le marché, ce qui permit la
constitution d’une nouvelle société, Daily Mirror Newspapers Ltd, dirigée par Cecil King
qui fit de ce titre le fleuron de la presse populaire aux cours des années 1940. La période
de l’Entre-deux-guerres sera également marquée par l’exacerbation de la concurrence
entre les principaux quotidiens populaires, parmi lesquels le Daily Express n’était pas le
moins agressif. Racheté par Max Aitken, futur lord Beaverbrook, en 1916, le quotidien,
renforcé par le dominical Sunday Express fondé en 1918, n’allait pas tarder à faire
puissamment résonner la voix de son propriétaire très impliqué dans les affaires
politiques de sa patrie d’adoption.
26 Les bouleversements qui affectaient périodiquement l’équilibre du secteur de la
presse – acquisitions, fusions, disparitions – étaient suivis avec attention par les
rédactions qui ne manquaient pas de commenter les péripéties en cours. Ainsi, le 2 juin
1930, le Daily Express annonçait en « une » le rachat du Daily Chronicle par le Daily News
sous le titre « La Tragédie du ‘Daily Chronicle’ ». Cette « tragédie » s’expliquait, selon le
quotidien, par l’instabilité de la structure de gestion du journal, lequel avait connu trois
propriétaires différents depuis la guerre, instabilité dont le rédacteur soulignait
implicitement le contraste avec l’engagement financier sans faille de Beaverbrook en
faveur de ses journaux. L’auteur de l’article du Daily Express voyait, en outre, dans la
disparition du quotidien libéral la fin de l’époque où les journaux étaient liés à un parti
politique – « tied party organs » – à laquelle avait succédé l’ère des journaux
indépendants, commentaire pour le moins paradoxal au moment où Beaverbrook
mettaient ses journaux au service de l’United Empire Party qu’il avait fondé pour
s’opposer à la politique de libre échange défendue par le parti conservateur.
Les différentes formes d’intervention de la pressedans la question palestinienne
27 L’implication de la presse dans l’évolution de la politique du gouvernement britannique
en Palestine reste limitée, même si, au début des années 1920, elle a pu colorer la
perception qu’en avait le public. Cette implication était naturellement fonction de
l’intérêt que lui portaient les éditeurs de journaux et les directeurs de rédaction. À cet
égard, on peut opposer le soutien régulier, mais sobre, à la cause sioniste apporté par le
Manchester Guardian à l’hostilité bruyante déployée par lord Northcliffe.
28 C’est à C.P. Scott, propriétaire et directeur de la rédaction du Manchester Guardian
jusqu’en 1929, que Chaïm Weizmann doit ses premiers contacts avec les responsables
politiques britanniques. Né en Russie, chimiste de formation, Weizmann avait été
recruté en 1904 par l’université de Manchester où ses travaux sur l’acétone avaient
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
85
retenu l’attention des militaires. En 1916, Weizmann était en charge d’un programme
d’extraction de la nitrocellulose du maïs en vue de la production de cordite, un puissant
explosif. Le responsable sioniste avait eu l’occasion de rencontrer Balfour à Manchester
en 1906, mais ce n’est qu’en 1914 qu’il fut reçu par Lloyd George sur la recommandation
de Scott qui le mit également en contact avec Herbert Samuel. En juin 1917, Balfour le
recevait en compagnie de lord Rothschild et c’est au cours de cet entretien que le
ministre des Affaires étrangères leur promit « un document dans lequel le
gouvernement britannique exprimerait sa sympathie avec le mouvement sioniste et
son intention de soutenir la création d’un foyer national juif en Palestine22. » C.P. Scott
n’était pas sioniste. Le quotidien s’était peu intéressé à la Palestine entre 1914 et 1916,
ce qui n’empêcha pas Scott de saluer la Déclaration Balfour en ces termes : « Nous
parlons de la Palestine comme d’un pays, mais ce n’est pas un pays. C’est, à présent, à peine plus
qu’un petit district dans le vaste empire ottoman tyrannique. Mais elle deviendra un pays ; ce
sera celui des Juifs23. »
29 Si Scott s’était intellectuellement rallié à la cause défendue par Weizmann, certains de
ses collaborateurs étaient totalement acquis au mouvement sioniste. Spécialiste des
questions militaires, Herbert Sidebotham était arrivé au sionisme par l’analyse
stratégique. Il avait très tôt défendu l’idée de faire de la Palestine un État-tampon lié au
Royaume-Uni, destiné à protéger le canal de Suez. Il concluait un éditorial publié le
22 novembre 1915 par la recommandation suivante : « La Palestine doit soit être
intégrée à l’Égypte […] soit être un Etat-tampon incapable de faire preuve d’hostilité
envers l’Egypte. C’est de cette condition que dépend l’avenir de l’empire britannique en
tant que puissance impériale maritime24. » Au sein de la rédaction du Manchester
Guardian, Sidebotham côtoyait un autre éditorialiste, Harry Sacher, diplômé d’Oxford et
beau-frère de Simon Marks, le fils du fondateur des Marks and Spencer’s Penny
Bazaars, qui entretenait des relations amicales avec Chaïm Weizmann lors de son séjour
à Manchester. Tout au long de la période, le Manchester Guardian s’efforcera de
maintenir une ligne rédactionnelle équilibrée, ne remettant cependant pas en cause
son soutien au foyer national promis par Balfour.
30 Il n’en allait pas de même des autres organes de Fleet Street. Lord Beaverbrook est taxé
d’antisionisme par Jason Tomes25, mais son biographe, A.J.P. Taylor, l’exonère de tout
soupçon d’antisémitisme. « Beaverbrook n’avait aucune sympathie pour
l’antisémitisme », note-t-il, après avoir néanmoins fait état d’une lettre en date du 9
décembre 1938 accusant les Juifs d’être à l’origine des risques de guerre contre lesquels
le gouvernement britannique tentait par tous les moyens de se prémunir : « Voilà des
années que je prédis qu’il n’y aura pas de guerre. Mais, au bout du compte, je suis ébranlé. Les
Juifs peuvent nous mener à la guerre, non pas consciemment, tel n’est pas leur projet, mais ils
nous conduisent inconsciemment vers la guerre. Leur influence politique nous conduit dans cette
direction26. » Et Beaverbrook de procéder à un inventaire de cette influence dans la
presse nationale :
Les Juifs sont très solidement implantés dans la presse de ce pays. J’estime qu’untiers des lecteurs du Daily Telegraph est juif. Il n’est pas impossible que le DailyMirror soit contrôlé par des Juifs. Les propriétaires du Daily Herald sont juifs. Quantau News Chronicle, il devrait s’appeler le Jewish Chronicle, non pas tant à cause deses propriétaires qu’à cause de ses sympathies. Il ne reste en fait que le Times, leDaily Mail et l’Express et encore, je ne suis pas sûr du Daily Mail27. »
31 Cette lettre, que Taylor qualifie de « déplorable », révèle l’ambiguïté du personnage qui,
tout en laissant paraître dans l’Evening Standard qu’il contrôlait un compte rendu très
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
86
favorable du livre d’Hilaire Belloc The Jews, peu de temps après qu’un article du Sunday
Express eut expliqué, sous le titre « The Jews », que la montée de l’hostilité envers les
Juifs n’avait d’autre cause que le sionisme, informe en 1927 lord Rothermere qu’il a
interdit à ses journalistes de mentionner Hilaire Belloc et G.K. Chesterton dans les
colonnes de ses journaux.
32 Beaverbrook justifie son antisionisme par l’entretien qu’il avait eu en 1917 avec deux
parlementaires juifs antisionistes, Lionel de Rothschild et Charles Henry, qui lui avaient
fait part des réserves qu’avait exprimées Lloyd George, alors Premier ministre, à l’égard
du projet d’établissement d’un foyer national juif en Palestine. Beaverbrook était à
cette époque secrétaire d’État responsable de l’information et de la propagande. À ce
titre, il était notamment chargé de diffuser aux États-Unis la position britannique sur la
question palestinienne. À la suite de cet entretien, Beaverbrook avait largement
atténué la coloration sioniste des messages diffusés par ses services, s’attirant ainsi un
sec rappel à l’ordre d’Arthur Balfour, en charge des Affaires étrangères : « La politique du
gouvernement de Sa Majesté en Palestine est celle définie par le ministre des Affaires étrangères
dans son dernier discours. Tant qu’elle n’aura pas été modifiée officiellement, elle ne saurait en
aucune façon être affectée par des conversations entre Sir Charles Henry et le Premier
ministre28. »
33 Au printemps de 1923, accompagné d’un journaliste du Sunday Express, Beaverbrook se
rendit en Palestine pour se forger sa propre opinion, ainsi qu’il le déclare à son
entourage. Il adresse à la rédaction du Daily Express au cours du mois d’avril une série de
câbles centrée sur ce qu’il percevait comme l’échec programmé du pari sioniste. Mais la
Palestine ne fut qu’occasionnellement un thème de préoccupation majeur pour
Beaverbrook, de plus en plus engagé dans son combat en faveur du système de
préférence impériale et dans son action d’opposant au courant belliciste qui montait en
puissance face à l’arrivée au pouvoir des totalitarismes en Europe. À titre d’exemple,
l’édition du 14 février 1931 du quotidien se bornait à reproduire en page deux un bref
extrait de la lettre de Ramsay MacDonald à Chaïm Weizmann, assorti de la « titraille »
suivante : « Premier’s Palestine Peace Gesture / ‘We adhere to Mandate’ / Zionist leader
Gratified by Statement / Revival of Confidence (Dr Weizmann ». Aucun commentaire éditorial
ne venait en revanche éclairer cet important désaveu du Livre blanc de 1930.
34 Lord Northcliffe s’est lui aussi rendu en Palestine, un an avant Beaverbrook, au cours
d’un voyage autour du monde entrepris à la fin de sa vie. Voici le commentaire
qu’inspirait cette brève étape à Norman Bentwich, Attorney General (conseiller
juridique) du gouvernement de Palestine de 1922 et 1931 :
La campagne de désinformation menée par la Presse et au Parlement a connu sonapogée au cours de la première moitié de l’année 1922. En février, lord Northcliffe,au retour de son voyage autour du monde, est passé par la Palestine au cours de sonitinéraire météorique et perturbateur. Il est dommage que, durant son bref séjour,la maladie ait empêché le haut-commissaire de le recevoir ou de dissiper certainesde ses illusions. Car lord Northcliffe, malade lui-même, est arrivé avec une idéepréconçue, acquise pendant son voyage en Extrême-Orient et en Inde, selonlaquelle la politique visant à établir un foyer national juif en Palestine était uneprovocation majeure de l’opinion des musulmans dans le monde et compromettaitl’édification de notre empire musulman29.
35 À la différence de celle du Daily Express, la couverture de la question palestinienne par
le Daily Mail, sera dense, attentive et minutieuse, notamment au cours des années 1920.
La brève étape de Northcliffe en Palestine fut, comme il se doit, largement évoquée par
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
87
le quotidien. Le 9 février 1922, un article à la « une » rendait compte de la rencontre du
« Chef » – c’est ainsi qu’on le surnommait parmi son personnel – avec le Grand Mufti de
Jérusalem et l’Exécutif sioniste. Le correspondant du journal relate le don de 100 livres
sterling fait à l’hôpital St Jean de Jérusalem et surtout quelques extraits significatifs
d’un discours prononcé ce jour-là par Northcliffe :
Il a exprimé son regret de constater que la Palestine, qu’il avait connue il y aquelques années, paraissait nettement moins heureuse. Il est convaincu que lepublic britannique n’est qu’imparfaitement informé des sentiments desPalestiniens. Par exemple [il a déclaré] avoir été approché par d’importantespersonnalités juives « orthodoxes » de la communauté ashkénase qui lui ont faitpart de leur mécontentement face aux méthodes sionistes actuelles, sur le planpolitique et religieux. Et pourtant, [a-t-il poursuivi] le public britannique semblecroire que tous les Juifs sont cent pour cent sionistes. Lord Northcliffe a conclu enpromettant que l’opinion des différentes composantes de la populationpalestinienne serait accueillie de façon équitable et complète dans ses journaux30.
36 Le 16 février, le quotidien publiait en bonne place la demande de Northcliffe en faveur
d’une commission d’enquête sur la politique palestinienne du gouvernement. Après
avoir affirmé son soutien à la cause sioniste – « I am an old supporter of Zionist ideals in my
newspapers » – Northcliffe justifiait ainsi sa demande : « Selon moi, faute de contrôler
fermement la situation et de tenir davantage compte des droits des 700 000 musulmans et
chrétiens de Palestine, le pays court le risque de devenir une nouvelle Irlande31. »
37 Northcliffe mourait en 1922 sans que la ligne rédactionnelle du quotidien soit en
aucune manière infléchie, au contraire. En 1923, l’envoyé spécial du quotidien,
J.M.N. Jeffries, ancien correspondant de guerre, allait publier une série d’articles –
vingt-cinq au total – entre le 8 janvier et 8 février sous le titre générique The Deception
in Palestine (Palestine : la mystification), détaillant, sous couvert de reportages, les
arguments en faveur du retrait britannique du territoire. L’éditorial accompagnant le
second volet de la série (9 janvier 1923), intitulé « A Real Axe Wanted » (Il faut trancher
dans le vif), résumait l’argumentaire du quotidien : cette affaire coûte cher au
contribuable britannique et ne sert en rien les intérêts du pays. L’argument financier se
doublait d’une considération géopolitique. Il était notoire que les dirigeants
britanniques redoutaient l’installation en Palestine d’immigrants juifs originaires
d’Europe de l’Est suspectés d’avoir des sympathies bolchéviques, ceux que le Daily Mail
qualifiait de Judéo-Slaves. La dix-septième livraison du reportage de Jeffries, en date du
26 janvier 1923, était publiée sous le titre suivant : « The Palestine Deception / What Britain
has spent / For Slav-Jews to get power ». Le corps de l’article expliquait les raisons de cette
prévention :
Les nouveaux groupes d’arrivants en Palestine sont judéo-slaves ; leur conceptionde la vie est judéo-slave ; leur esprit est en proie à une obsession judéo-slave et sicet état de choses se prolonge, une fois passées les premières années de contactavec « l’émancipation » britannique, tout indique que l’on s’oriente vers laconstitution d’un État qui, au lieu de protéger l’Égypte, constituera une menace,non seulement pour elle, mais pour le Proche-Orient et les voies de communicationbritanniques32.
38 Le dernier reportage de Jeffries, en date du 8 février, était annoncé en « une » par la
« titraille » suivante : « The Palestine Deception / Zionist claims refuted by J.M.N. Jeffries in
concluding article / Mad Finance / Phantom benefits for the Empire but £ 1,400,000 in British
taxes ». Il se concluait par cette affirmation péremptoire : « La Déclaration Balfour et le
Livre blanc [celui de 1922] sont tous deux – et je dis la vérité – malhonnêtes et frauduleux33. »
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
88
L’éditorial du lendemain tirait la conclusion : « M. Jeffries a montré […] que notre présence
en Palestine est basée sur un système sophistiqué de mystification et de malhonnêteté politique
dont les factures doivent être honorées par les malheureux Britanniques34. » On l’aura
compris ; l’animosité du Daily Mail à l’égard des sionistes ne se nourrit pas d’un
antisémitisme viscéral. Il procède d’une perception précoce de l’impasse dans laquelle
se sont engagés les responsables britanniques qui, outre qu’elle s’avère coûteuse, risque
de compromettre l’équilibre de l’Empire auquel le quotidien est particulièrement
attaché. Du reste, en cohérence avec sa ligne rédactionnelle, le Daily Mail ne limite pas
sa demande d’abandon des mandats à la seule Palestine, celui relatif à la Mésopotamie
étant également visé par le quotidien. La ligne du Daily Mail sur la question ne variera
guère au cours des années suivantes, à ceci près qu’elle perdra de son acuité à mesure
que d’autres thèmes de campagnes – celles menées conjointement avec Beaverbrook en
faveur de la préférence impériale ou de la pacification des dirigeants totalitaires
européens – accapareront l’énergie de la rédaction.
39 Lord Northcliffe disposait d’un autre canal d’expression, autrement plus influent, à
savoir le Times, malgré une diffusion six fois moindre que celle du Daily Mail. La
notoriété du Times faisait du quotidien un instrument de référence cité aux Communes
et une sorte de forum public où s’échangeaient les points de vue dans l’espace
important consacré aux lettres à la rédaction (Letters to the Editor). Ainsi, c’est le Times
que choisissent D.L. Alexander et Claude Montefiore, respectivement responsable du
Conjoint Committee of the Board of Deputies of British Jews et de l’Anglo-Jewish Association,
pour publier sous le titre « The Future of the Jews », le 24 mai 1917, une correspondance
dans laquelle ils exprimaient leur opposition à la création d’un État juif autonome qui,
selon eux, risquait de mettre à l’épreuve le sentiment d’identité nationale des juifs qui
avaient choisi de s’intégrer au pays qui les avait accueillis. Pour les auteurs de la
correspondance, le judaïsme était affaire de religion, non de nationalité. Quatre jours
plus tard, le Times ouvrait ses colonnes aux réactions de lord Rothschild (Walter
Rothschild), du Grand Rabin J.H. Hertz et de Chaïm Weizmann, condamnant l’initiative
de ces personnalités qui estimaient pouvoir se mettre en travers de la « concrétisation
d’un espoir qui a soutenu la nation juive pendant 2 000 ans d’exil, de persécutions et de
tentations » rappelle Weizmann35. Prenant parti dans la polémique, un éditorial publié
le lendemain (29 mai) sous le titre « The Future of the Jews » donnait raison aux trois
défenseurs du sionisme, estimant avec eux que ce mouvement concrétisait les
aspirations de la plus grande partie de la communauté juive dispersée à travers le
monde. L’éditorialiste ajoutait, toutefois, que « l’intérêt du monde, si l’on excepte la
communauté juive, est que ces aspirations, pour autant qu’elles soient susceptibles de se traduire
concrètement, puissent être examinées de façon impartiale en fonction de leurs mérites36. »
40 La position du Times allait nettement évoluer après la Déclaration Balfour et surtout à
la suite du bref séjour de Northcliffe en Palestine déjà évoqué. Le quotidien publiera à
cette occasion un commentaire très réservé de celui qui commence par réaffirmer son
soutien initial au projet sioniste « qui nous semblait offrir l’occasion de sortir les juifs de la
position ambiguë et anormale qui est la leur dans de nombreux pays et paraissait de nature à
leur offrir la possibilité de retrouver un équilibre naturel grâce à l’affirmation progressive de
leur spécificité nationale37 ». Northcliffe mentionne deux objections au projet sioniste tel
qu’il le voit se développer. D’abord, tous les Juifs ne se réclament pas du sionisme ;
beaucoup inscrivent leur judaïté dans la sphère religieuse et non dans une
revendication nationale. Ensuite, estime Northcliffe, le projet risque d’être compromis
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
89
par l’arrivée de Juifs d’Europe de l’Est, la tête pleine « d’espoirs démesurés et de demandes
irréalistes et qui n’ont aucune idée de la complexité de la situation38. » Dans le même texte,
Northcliffe réclamait, comme il l’avait fait dans les colonnes du Daily Mail, la mise en
place d’une enquête officielle sur la question palestinienne, demande à laquelle
souscrivait le lendemain Chaïm Weizmann dans une lettre à la rédaction.
41 Northcliffe avait laissé en Palestine un correspondant du Times, Philip Graves, qui en
mars et en avril 1922 publiera dans les colonnes du quotidien une série de reportages
dont un éditorial, le 11 avril, tentera la synthèse. Dès le premier paragraphe apparaît la
réserve majeure – le contribuable britannique n’a pas été consulté –, réserve bientôt
élargie à la remise en cause globale de la Déclaration Balfour : « Rétrospectivement, il
paraît incroyable que les responsabilités impliquées par la Déclaration Balfour aient été
souscrites si légèrement, avec si peu de capacité d’anticipation et avec une telle absence de
perspective historique39. » L’éditorial se concluait par l’exigence de l’abolition de la
Commission sioniste accusée de jouir de privilèges excessifs et suspectée de desseins
politiques inavoués. Allaient suivre d’autres éditoriaux de la même veine, tel celui du
26 avril 1922 intitulé « The Burden of Palestine » réclamant à nouveau la suppression de la
commission soupçonnée de s’arroger des pouvoirs indus en matière de gestion de
l’immigration.
42 La tonalité des articles du Times traitant de la question palestinienne perdra son
aspérité après la mort de Northcliffe (août 1922), sans que, pour autant, les
interrogations essentielles, touchant la capacité du gouvernement à résoudre les
engagements contradictoires impliqués par la Déclaration Balfour et surtout le coût de
cette politique, disparaissent du champ des questionnements des éditorialistes. Si, au
lendemain de la publication du Livre blanc de lord Passfield, le Times estime que la
politique poursuivie depuis la conquête du territoire en 1917 est la seule capable de
servir les intérêts légitimes de la population arabe et ceux, non moins légitimes, des
sionistes, l’éditorialiste s’inquiète de l’augmentation des dépenses nécessaires au
fonctionnement d’une administration palestinienne pléthorique et à l’entretien d’une
garnison britannique constamment renforcée, sans perspective discernable de retrait
(21 octobre 1930). Deux jours plus tard, c’est dans le Times que les chefs de file du parti
conservateur, alors dans l’opposition, – Stanley Baldwin, Austen Chamberlain et Leo
Amery – choisissaient d’affirmer leur rejet des conclusions du Livre blanc, jugées en
contradiction, non seulement avec les termes du mandat, mais aussi avec la politique
menée depuis douze ans par les gouvernements britanniques successifs. Le 4 novembre,
c’était au tour de lord Hailsham et de John Simon de contester les points du Livre blanc
concernant les restrictions d’accès des juifs aux terres encore disponibles et la
limitation des flux d’immigration. Deux jours plus tard, lord Passfield tentait de
démontrer que les « déductions opérées par lord Hailsham et Sir John Simon sont infondées et
reposent sur une interprétation erronée des intentions officielles du gouvernement de Sa
Majesté40. » La polémique s’est poursuivie jusqu’à la fin de l’année 1930, chaque nouvelle
lettre entraînant un correctif ou une nouvelle mise au point, quand il ne s’agissait pas
de prises de position péremptoires comme celle du colonel Meinertzhagen. L’ancien
collaborateur de Churchill au Colonial Office concluait sa lettre au Times, publiée le
21 novembre, par la profession de foi suivante : « Le sionisme est aujourd’hui une réalité
établie pour longtemps. Tenter de faire obstacle à la communauté juive revient à faire obstacle à
l’histoire. Le gouvernement de Sa Majesté et les ennemis du sionisme peuvent retarder
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
90
l’évolution de la Palestine vers son destin ultime, mais ils ne peuvent en empêcher
l’accomplissement41. »
43 La montée de l’activisme arabe au cours des années trente, empruntant de plus en plus
la voie de la violence terroriste, ne pouvait que conforter le Times dans l’idée que le
pays s’épuisait à tenir des engagements irréalistes, parce que contradictoires, rendus
encore plus inaccessibles par l’exacerbation de l’antagonisme qui opposait les deux
communautés. C’est également l’analyse du Daily Herald au lendemain de la publication
du rapport Peel (juillet 1937) préconisant le partage de la Palestine entre deux États
souverains et une zone placée sous mandat. « Nous avons vendu le même cheval, qui ne
nous appartenait pas, à deux acheteurs différents » résumait l’éditorial du 8 juillet 1937
publié sous le titre purement référentiel de « Palestine »42. L’éditorialiste estimait, par
ailleurs, que les propositions de la Commission Peel, dont on savait par avance qu’elles
seraient mal accueillies, étaient, à tout prendre, celles qui étaient le plus susceptibles
de régler un problème pratiquement insoluble – « a well-nigh insoluble problem ».
44 La position du Daily Herald va, du reste, évoluer compte tenu des réactions suscitées par
le rapport Peel. Proche du parti travailliste, le quotidien n’est pas insensible aux
arguments de Morgan Jones, porte-parole du Labour sur la question, qui, aux
Communes, juge le plan de partition insensé et inacceptable. Le projet de « corridor »
reliant Jérusalem au port d’Haïfa, placé sous mandat britannique, lui paraît
particulièrement irréaliste : « J’aurais cru que les membres de cette Chambre avaient eu leur
content de ‘corridors’. La situation en Prusse orientale vous satisfait-elle tant que vous vouliez un
corridor supplémentaire ? » déclarait le parlementaire aux Communes43, avant de
réclamer l’avis d’une commission mixte composée de représentants des Communes et
de la Chambre des lords préalablement à la soumission du rapport Peel au Parlement
pour approbation. Rapportés en détail, les propos du député travailliste étaient
prolongés par un éditorial dans lequel la rédaction appuyait la demande d’examen
préalable par une commission mixte après avoir fait part de ses doutes : « La partition
apparaît aux membres de la Commission [Peel], après une étude approfondie de la question,
comme la seule solution possible. Mais, plus on examine leurs propositions et moins il semble
qu’elles puissent en fait être appliquées, aussi ingénieuses soient-elles44. »
45 Le Daily Herald restera constamment attentif à la réaction des différents protagonistes,
notamment à celle des sionistes dont le congrès mondial, réuni à Zürich en août 1937,
amènera Chaïm Weizmann à revenir sur sa position initialement favorable à la
constitution d’un État juif dans les limites territoriales préconisées par le rapport Peel.
La question palestinienne était suivie au Daily Herald par A.L. Easterman qui était
particulièrement bien informé, au point d’annoncer bien avant la publication du
rapport Peel l’essentiel de ses recommandations, ce dont le quotidien tire quelque
fierté dans un encadré publié dans l’édition du 5 juillet : « Les recommandations de la
Commission sont très largement conformes aux prévisions publiées par le Daily Herald le 2 avril
et le 17 juin ». Les informations livrées en avant-première par le Herald eurent pour effet
de déclencher un flot de réactions, tant en Europe qu’aux États-Unis, dont beaucoup
furent transmises au Colonial Office. Les plus pertinentes furent vraisemblablement
prises en compte par la Commission Peel pour modifier en conséquence le tracé des
zones assignées aux futurs États en gestation45.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
91
Conclusion
46 Pour importante qu’elle puisse paraître rétrospectivement, la question palestinienne ne
semble pas avoir retenu l’attention soutenue de la presse britannique tout au long de la
période. D’autres enjeux ont monopolisé l’actualité au cours de l’Entre-deux-guerres,
notamment la question irlandaise, la crise financière de 1929, le règlement du problème
indien et la montée en puissance des régimes totalitaires en Europe. Certains titres ont
été mis au service des positions hostiles au sionisme de leur propriétaire – lord
Northcliffe en particulier –, d’autres ont connu une évolution de leur ligne
rédactionnelle en fonction de l’enlisement des positions sur le terrain et à mesure que
se confirmait l’incapacité des autorités britanniques à mettre en place des solutions
viables. Tel fut notamment le cas du Times qui servit tout au long de la période de caisse
de résonance à la question palestinienne, en faisant office de forum et de cadre
d’échanges entre les différents protagonistes. Ce sera également le rôle que s’efforcera
de jouer au cours des années trente le Daily Herald, ancré à gauche et donc, par
implication, plus ouvert à la cause sioniste, encore que celle-ci ait très largement
transcendé les clivages partisans de l’époque.
47 Il ne semble pas non plus que la presse ait collectivement été en mesure d’influer sur
les décisions, sauf peut-être, de façon marginale, en ce qui concerne la préparation du
Livre blanc de 1922 réclamé par Northcliffe. La presse a essentiellement joué un rôle
réactif, dont les manifestations ont contribué à établir un climat dont les politiques ont
nécessairement tenu compte, sans qu’il soit possible d’en mesurer précisément le poids
dans l’élaboration des différents plans de règlement qui se sont succédés au cours de la
période.
NOTES
1. « […] my own authority and that of every department of my Administration is claimed or
impinged upon by the Zionist Commission and I am definitely of opinion that this state of affairs
cannot continue without grave danger to the public peace », rapporté par The Daily Mail,
17 janvier 1923.
2. « Under the stress of the World War the British Government made promises to Arabs and Jews in order to
obtain their support. On the strength of these promises both parties formed certain expectations […]. An
irrrepressible conflict has arisen between two national communities within the narrow bounds of the small
country […]. The conflict was inherent in the situation from the outset. ». Palestine – Royal Commission
Report (The Peel report), Cmd 5479, Londres : HMSO, 1937, p. 370.
3. « The old account with the Jewish people had to be squared if the new world was to start with a clean
balance-sheet. » Chaïm Weizmann, allocution au dix-septième Congrès sioniste, 1 juillet 1931 in
Barnet LITVINOFF (dir.), The Letters and Papers of Chaim Weizmann, vol. I, série B, Rutgers
University and Israel University Press, Transaction Books, 1983, p. 614.
4. Voir Leonard STEIN, The Balfour Declaration, Londres : Valentine, Mitchell, 1961, pp. 103-104.
5. Il s’agit de Walter Rothschild, fils aîné de lord Leopold Rothschild, décédé en 1917, lequel ne se
rallia que sur le tard au projet sioniste auquel n’adhérait pas son plus jeune fils Lionel.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
92
6. Correspondence with the Palestine Arab Delegation and the Zionist Organisation. And a Statement of
British Policy in Palestine (The Churchill White Paper), Cmd. 1700, Londres : HMSO, juin 1922.
7. « I cannot exclude from my mind the possibilty of further disturbances or even, as my military advisers
have warned me, of a general uprising. » Lettre de Samuel à Churchill, 13 juin 1921. Rapporté par
Bernard WASSERSTEIN, The British in Palestine – The Mandatory Government and the Arab-Jewish
Conflict 1917-1929, Oxford : Basil Blackwell, [1978], 2e éd. 1991, p. 110.
8. « The British Government, the trustee under the Mandate for the happiness of the people of Palestine,
would never impose upon them a policy which that people had reason to think was contrary to their
religious, their political and their economic interests. » Rapporté par Bernard WASSERSTEIN, Ibid.,
p. 110.
9. En date du 24 octobre 1915, Sir Henry McMahon, haut-commissaire britannique en Égypte,
adressait à Hussein, chérif de la Mecque, une lettre lui garantissant, en échange du soulèvement
des Arabes contre les Turcs, le soutien du Royaume-Uni à la création d’un État arabe indépendant
aux frontières imprécises. Les leaders arabes affirmeront que la Palestine faisait partie de cet État
virtuel, ce que contesteront inlassablement les dirigeants britanniques. Le texte de la lettre
restera longtemps secret.
10. Palestine – Statement of Policy by His Majesty’s Government in the United Kingdom Presented by the
Secretary of State for the Colonies to Parliament, Cmd. 3692, Londres: HMSO, octobre 1930.
11. « If immigration of Jews results in preventing the Arab population from obtaining the work necessary
for its maintenance, or if Jewish unemployment unfavourably affects the general labour position, it is the
duty of the Mandatory Power under the Mandate to reduce or, if necessary, to suspend, such immigration
until the unemployed portion of the ‘other sections’ is in position to obtain work. » Ibid., par. 28.
12. « The Passfield White Paper was considered to be formulated in a manner calculated to cause offence.
That, at any rate, is how the Jews reacted. And Beatrice Webb, who could by no standard be considered
sympathetic towards Zionism […] confirms this when she recorded that ‘The Statement […] is a badly
drafted, a tactless document’. » N.A. Rose, The Gentile Zionists – A Study in Anglo-Zionist Diplomacy
1929-1939, Londres : Frank CASS, 1973, p. 17.
13. « In order to remove certain misconceptions and misunderstandings which have arisen as to the policy
of His Mjesty’s Government with respect to Palestine, as set forth in the White Paper of October, 1930, and
which were the subject of a debate in the House of Commons on November 17, and also to meet certain
criticisms put forward by the Jewish Agency, I have pleasure in forwarding you the following statement of
our position, which fall to be read as the authoritative interpretation of the White Paper on the matters
with which this letter deals. » The Times, 15 février 1931.
14. « […] it twas under MacDonald’s letter to me that the change came about in the Government’s attitude
and in the attitude of the Palestine administration which enabled us to make the magnificient gains of the
ensuing years. » Chaïm Weizmann, Trial and Error, 1950. Rapporté par Charles L. GEEDES (dir.), A
Documentary History of the Arab-Israeli Conflict, New York : Praeger, 1991, p. 152.
15. Palestine Royal Commission Report (The Peel Report), Cmd. 5479, Londres : HMSO, 1937.
16. « This report provides by far the most comprehensive and wide-ranging analysis of the situation in
Palestine to be produced by a British authority. » Penny Sinanoglou, « The Peel Commission and Partition,
1936-1938 » in Rory MILLER (dir.), Britain, Palestine and Empire – The Mandate Years, Londres:
Ashgate, 2010, p. 119.
17. « The political, administrative and financial difficulties involved in the proposal to create independent
Arab and Jewish States in Palestine are so great that this solution is impracticable. » Palestine. Statement
by His Majesty’s Government in the United Kingdom, Cmd. 5893, Londres: HMSO, novembre 1938.
Rapporté par Charles L. GEDDES, op. cit., p. 184.
18. Palestine: Statement of Policy, Cmd. 6019, Londres : HMSO, 1939.
19. « It is a policy which […] sets up a territorial ghetto for the Jews in their homeland. » Rapporté par
Charles L. GEDDES, op. cit., p. 198.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
93
20. « [He said that] the average newspaper reader thought that there was a Jewish State in Palestine,
meaning by ‘State’ what was usually meant in Prussia, a sort of body which rode roughshod over anybody
who did not happen to belong to the ruling authority. This State was maintained (it was said) by British
bounty, and was paid by British taxes. That was, more or less, the opinion which prevailed in the mind of
the average newspaper reader .» Discours prononcé à Oxford le 22 février à l’invitation de la Société
sioniste de l’Université, in Barnet LITVINOFF (dir.), The Letters and Papers of Chaim Weizmann, vol. I,
op. cit., p. 341.
21. « Agitation in the British Press at this time accused Zionism, and Weizmann specifically, of organizing
Britain’s entanglement with Palestine, to the cost of the British taxpayer. » Ibid., note 67, p. 341.
22. « A document in which the British Government would express its sympathy with the Zionist movement
and its intention to support the creation of a Jewish national home in Palestine. » Rapporté par David
AYERST, Guardian – Biography of a Newspaper, Londres : Collins, 1971, p. 385.
23. « We speak of Palestine as a country, but it is not a country ; it is at present little more than a small
district of the vast Ottoman tyranny. But it will be a country, it will be the country of the Jews. »
Manchester Guardian, 5 novembre 1917.
24. « Palestine must either be part of Egypt […], or it must be a buffer State which is prevented
from becoming hostile to Egypt. On the realisation of that condition depends the whole future of
the British Empire as a sea Empire. » Rapporté par Herbert Sidebotham, Great Britain and Palestine,
Londres : Macmillan and Co, 1937, p. 27.
25. « In 1918 the anti-zionist Beaverbrook deprecated Zionist propaganda on the ground that the
Ministry of Information had no success with religious material. » Jason Tomes, Balfour and Foreign
Policy, Cambridge University Press, 1997, p. 200.
26. « I have been for years a prophet of no war. But at last I am shaken. The Jews may drive us
into war ; I do not mean with any conscious purpose of doing so. They do not mean to do it. But
unconsciously they are drawing us into war; their political inflence is moving us in that
direction. » Rapporté par A.J.P. Taylor, Beaverbrook, New York : Simon & Schuster, 1972, p. 387.
27. « The Jews have got a big position in the press here. I estimate that one-third of the
circulation of the Daily Telegraph is Jewish. The Daily Mirror may be owned by Jews. The Daily
Herald is owned by Jews. And the News Chronicle should really be the Jewish Chronicle. Not
because of ownership but because of sympathy. The Times, the Daily Mail and the Express are the
only papers left. And I am not sure of the Mail. » Ibid.
28. « The policy of His Majesty’s Government in Palestine is that laid down by the Foreign Secretary in his
last speech. Until it is altered officially, it is in no way affected by conversations between Sir Charles Henry
and the Prime Minister. » Lord BEAVERBROOK, Men and Power 1917-1918, Londres : Hutchinson, 1956,
pp. 292-293.
29. « The Press and parliamentary campaign of misrepresentation reached its peak during the first half of
the year 1922. In February of that year Lord Northcliffe, returning from his tour round the world, passed
through Palestine in his meteoric and disturbing course. It was unfortunate that, during his short visit, the
High Commissioner was seriously ill to see his guest or remove any of his illusions. For Lord Northcliffe, who
was ill himself, came with a prepossession gathered during his journey in the Far East and India that the
policy of the Jewish National Home in Palestine was a major provocation of Moslem opinion throughout the
world and endangered the foundations of our Moslem Empire. », Norman BENTWICH, England in
Palestine, Londres : Kegan Paul, Trench, Trubner & Co, 1932, p. 79.
30. « He expressed his regret that Palestine, which he had known years ago, was now apparently decidedly
less happy. He believed that the British public is imperfectly informed in regard to Palestinian feeling. For
example, he had been approached by prominent ‘othodox’ Jews of the Ashkenazim who expressed profound
discontent with the present Zionist methods from a political and religious standpoint. Yet the British public
appeared to believe that every Jew is an out and out Zionist. Lord Nothcliffe […] concluded with a promise
that the opinions of all sections of Palestians would have a fair and full hearing in his newspapers . » The
Daily Mail, 9 février 1922.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
94
31. « In my opinion, unless the situation is firmly dealt with and greater respect is shown for the right of
700,000 Palestinian Moslems and Christians, the country runs the risk of becoming a second Ireland. » The
Daily Mail, 16 février 1922.
32. « The new groupings in Palestine are Judeo-Slav ; their attitude upon life is Judeo-Slav ; their mental
intoxication is Judeo-Slav ; and should the present régime continue, when the first few years in contact with
Britannic ‘emancipation’ have been passed, all points to the constitution of a State not protective but
perilous to Egypt, to the Near East, and to British communications. » The Daily Mail, 26 janvier 1923.
33. « The Balfour Declaration and the White Book are both – and I speak the truth – dishonest and
fraudulent. » The Daily Mail, 8 février 1923.
34. « Mr. Jeffries has shown […] that our presence in Palestine is based on an elaborate system of deception
and political fraud for which the unfortunate British public have to pay the bills. » Éditorial du Daily Mail
du 9 février 1923 publié sous le titre « Evacuate the Near East ».
35. « The realization of a hope which has sustained the Jewish nation through 2,000 years of exile,
persecution and temptation. » Chaïm Weizmann in The Times, 28 mai 1917.
36. « The interest of the world outside Jewry is that these aspirations, in so ar as they may be susceptible of
realization, should be fairly faced on their merits. » The Times, 29 mai 1917.
37. « […] which seemed to us to afford an opportunity of releasing the Jews from the ambiguous and
anomalous position that they occupy in many countries, and of enabling them to recover a natural
equilibrium by a progressive affirmation of their national individuality. » The Times, 17 février 1922.
38. « They come to the home of their remote ancestors […] with extravangant hopes and impossible claims
and have no perception of very complex realities. » Ibid.
39. « As we look back now it appears incredible that the responsibilities involved in the Balfour Declaration
should have been undertaken so lightly, with so little forethought, and with such a lack of historical
perspective. » The Times, 11 avril 1922.
40. « […] the inferences drawn by Lord Hailsham and Sir John Simon are unfounded and are based upon a
misconception of the declared intentions of His Majesty’s Government. » The Times, 6 novembre 1930.
41. « Zionism has come to stay. To attempt to interfere with Jewry is to interfere with history. His Majesty’s
Government and enemies of Zionism can delay the ultimate destiny of Palestine but they cannot prevent its
ultimate fulfilment. » The Times, 21 novembre 1930.
42. « We sold a horse that wasn’t ours to two different buyers ». The Daily Herald, 8 juillet 1937.
43. « I should have thought […] that most members of this House would have enough by now of ‘corridors’.
Do you like the situation in East Prussia so much that you want another corridor? » The Daily Herald,
22 juillet 1937.
44. « Partition seems to the Commissionners, after an intensive study of the question, the only possible
solution. But the more their proposals are examined, the less likely does it seem that, however ingenious,
they should work in fact. » Ibid.
45. Voir sur ce point Penny SINANOGLOU, « The Peel Commission and Partition, 1936-1937 » in
Rory MILLER, Britain, Palestine and Empire: The Mandate Years, op. cit., pp. 128-132.
RÉSUMÉS
Les gouvernements britanniques qui se sont succédé au pouvoir au cours de l’Entre-deux guerres
se sont invariablement heurtés à l’insoluble contradiction en germe dans la Déclaration Balfour.
De Livres blancs en rapports de commissions, la position des responsables britanniques évoluera
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
95
vers une plus grande prise en compte des réalités palestiniennes, avant que la Deuxième Guerre
mondiale n’impose d’autres priorités.
La question palestinienne est globalement peu traitée par la presse britannique, à l’exception de
certains titres dont les propriétaires ont défendu leur vision personnelle de l’engagement
britannique en Palestine, jugé coûteux et voué à l’échec. Telle était notamment la position de lord
Northcliffe, largement développée dans le Daily Mail et, dans une moindre mesure, dans le Times
qui a essentiellement servi de tribune aux différents protagonistes
The successive British governments which alternated in office during the interwar years
invariably failed to solve the contradictory commitments included in the Balfour Declaration.
The British official stance as reflected in the numerous White Papers and reports devoted to the
issue gradually evolved towards a more realistic approach to the Palestinian question which was
sidelined with the outbreak of World War Two.
Palestine did not get much in-depth coverage by the British Press except in those dailies owned
by opinionated newspaper proprietors such as Lord Northcliffe who used The Daily Mail to
criticize the British Mandate as both too costly and doomed to fail. The Times also aired Lord
Northcliffe’s views but was mostly used as a tribune by all those involved in the handling of the
Palestinian question.
AUTEUR
JEAN-CLAUDE SERGEANT
Jean-Claude Sergeant est professeur émérite à l’université de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3).
Spécialiste de civilisation britannique, il a publié, seul ou en collaboration, une demi-douzaine
d’ouvrages et une centaine d’articles consacrés aux médias et à la vie politique britanniques.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
96
Sous-métis d’Australie. Sort desmétis issus d’unions entreAborigènes et Asiatiques jusquedans les premiers temps de laFédérationSubstandard Australian Half-Castes. Fate of Half-Castes of Aboriginal and Asian
Descent during the Founding Years of the Commonwealth
Martine Piquet
1 À la proclamation officielle de la Fédération australienne (Commonwealth of Australia) le
1er janvier 1901, à Centennial Park à Sydney, l’un des pères fondateurs et premier
Premier ministre fédéral, Edmun Barton, déclarait : « Pour la première fois, nous avons
une nation pour un continent et un continent pour une nation ». Dans son esprit,
comme dans celui de ses compatriotes, la nouvelle nation-continent devait être une et
blanche, un sanctuaire pour la race britannique (a preserve for the British race) dont les
colons qui prenaient leur indépendance (en réalité toute relative) représentaient la fine
fleur. Tenant l’un des postes les plus avancés de l’Empire, ils se considéraient en effet
comme « de meilleurs Britanniques que les Britanniques eux-mêmes » (Better Britons
than the Britons themselves) dans leur environnement à leurs yeux plus sain et plus
égalitaire que celui d’une Grande-Bretagne victorienne aux classes sociales figées, aux
valeurs rigides, aux cités industrielles enveloppées par le smog, où régnait la pauvreté.
L’idéal eût été de demeurer entre gens de bonne compagnie. Ainsi, Alfred Deakin, autre
père de la Fédération qui allait lui-même devenir Premier ministre quelques années
plus tard, affirmait lors de débats parlementaires : « L’unité de la race est une condition
absolue à l’unité de l’Australie »1. Pour lui, il convenait « [d’interdire] toute
immigration étrangère de couleur » et d’organiser « par des moyens justes et
raisonnables, le plus rapidement possible, l’expulsion ou la réduction du nombre
d’étrangers parmi nous ». Il concluait : « Les deux vont de pair et constituent les
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
97
éléments indispensables d’une seule et même politique – celle qui consiste à garantir la
viabilité d’une “Australie blanche” »2. Ceci allait être réalisé par la mise en place de tout
un appareil législatif, comme on le verra plus loin.
2 Si les propos de Deakin ne mentionnaient pas les Aborigènes, c’est que leur sort
semblait scellé. À l’arrivée des Britanniques à la fin du XVIIIe siècle, les populations
autochtones étaient peu nombreuses, puisqu’on les estime généralement à environ un
demi-million d’individus répartis sur l’ensemble du territoire. Nomades chasseurs-
cueilleurs sans notion du travail de la terre tel que le concevaient les Européens, ils
n’avaient pas d’organisation sociale identifiable par les nouveaux arrivants, notamment
pas de hiérarchie politique ni de structure militaire reconnaissables par eux. Au cours
du XIXe siècle, succès des théories raciales et darwinisme social aidant, les Aborigènes
australiens furent perçus comme une race primitive qui serait incapable de survivre au
contact de celle qui, au faîte de sa gloire impériale, ne doutait pas d’être la plus évoluée
au monde, la britannique. Dès cette époque, entre pitié, parfois sincère, pour des êtres
ainsi inexorablement condamnés à disparaître (doomed to die) et malveillance délibérée,
plus répandue, envers les occupants de terres où l’on voulait s’installer, et alors que
ceux-ci n’avaient pas toujours le bon goût de se laisser faire, les colonies n’avaient pas
tardé à concevoir des dispositifs réglementaires et législatifs propres à hâter la
réalisation de la prophétie de leur disparition prochaine. On imagina ainsi que les
Aborigènes « pur sang » (full blood) devraient être isolés et placés dans des réserves
protégées où ils finiraient par s’éteindre naturellement, où, en quelque sorte, on les
veillerait (smoothing their dying pillow), alors que les métis « demi-sang » (half-castes)
devraient être acclimatés de force dans la société blanche, quitte à les arracher manu
militari à leurs familles et à les placer dans des institutions religieuses ou d’État, voire
au sein de familles blanches. En les coupant de tout contact avec leurs communautés
d’origine et en ne leur autorisant de mariages qu’avec des blancs ou d’autres métis
n’ayant pas un degré d’aboriginalité plus élevé que le leur, on espérait rapidement
aboutir à la disparition des Aborigènes par dilution génétique au sein de la race
blanche. Contrairement à ce qui était le cas aux États-Unis, on ne craignait pas de
retour atavique car le « sang » indigène était considéré comme « primitif » et donc plus
« faible » que le sang britannique. Dans les colonies, puis les États et Territoires issus
des colonies, des « Protecteurs des Aborigènes » furent chargés de veiller à l’application
de la mise sous tutelle des autochtones australiens pour mener à bien cette opération
de « blanchiment ».
3 Avec la Fédération, ce qu’on appela, quoique jamais officiellement, « Politique de
l’Australie blanche », allait viser à finir de régler la « question aborigène », mais surtout
celle de l’immigration non européenne. Dès la Fédération proclamée, c’est au nom de
cette politique que l’on verrouilla l’accès au pays, que l’on expulsa certains résidents
(notamment mélanésiens), que l’on déplaça de force voire que l’on interna certaines
catégories de population (dont certains Européens) et, envers les autochtones, que l’on
institutionnalisa des pratiques génocidaires, le refus de la citoyenneté et la ségrégation.
L’une des toutes premières lois votées par le nouveau Parlement fédéral fut ainsi la Loi
de restriction de l’immigration (Immigration Restriction Act) dont le but, comme son nom
l’indiquait sans ambiguïté, était de barrer l’entrée du continent aux immigrants jugés
« non désirables ». Parallèlement, on mit tout en œuvre pour écarter les non-Européens
présents sur le territoire de la vie de la Cité. L’Article 4 de la loi sur le droit de vote
fédéral de 1902 (Commonwealth Franchise Act) excluait des listes électorales fédérales,
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
98
outre les Aborigènes d’Australie, « tout indigène aborigène d’Asie, d’Afrique ou des îles du
Pacifique à l’exception de la Nouvelle-Zélande », qui ne jouissait pas du droit de vote dans
son État de résidence au titre de l’Article 41 de la constitution fédérale. L’année
suivante, les mêmes « indigènes aborigènes d’Australie, d’Asie, d’Afrique ou des îles du
Pacifique à l’exception de la Nouvelle-Zélande » se voyaient écartés du champ
d’application de la loi sur la naturalisation (Naturalization Act 1903). À partir de 1920,
l’octroi de la naturalisation releva de « la discrétion absolue » du Gouverneur général,
le texte précisant : « il peut, avec ou sans justification explicite, accorder ou retirer le certificat
[de naturalisation] en fonction de ce qu’il juge être l’intérêt public, et sa décision est sans appel ».
La législation sociale n’était pas davantage applicable aux non-Européens. Ainsi, la Loi
sur les pensions d’invalidité et de retraite de 1908 (Invalid and Old Age Pensioners Act)
excluait « les Asiatiques » (sauf s’ils étaient nés en Australie) et « les indigènes
aborigènes d’Australie, d’Asie, d’Afrique, des îles du Pacifique et de Nouvelle-Zélande ».
En 1912, l’État fédéral refusait l’attribution de la prime de maternité aux « Asiatiques
ou indigènes natives d’Australie, d’Asie, d’Afrique ou des îles du Pacifique ». De même,
dans le domaine de l’emploi, la législation discriminatoire se généralisa entre 1901 et
1920. Dans les secteurs subventionnés par l’État fédéral, comme l’agriculture,
l’exploitation minière ou la poste, seul était autorisé l’emploi d’une main-d’œuvre
blanche. Au niveau des États, c’est au Queensland et en Australie-Occidentale que la
discrimination fut la plus sévère. Au Victoria et en Nouvelle-Galles du Sud, la législation
visait à contrecarrer la « concurrence déloyale » des travailleurs de « couleur », en
limitant leurs heures de travail et les soumettant à des contrôles stricts, souvent
vexatoires, sur leurs lieux de travail, etc.
4 On s’aperçoit à la lecture de ces quelques exemples que si les Aborigènes n’étaient pas
les seuls à être visés pour des raisons raciales, ils étaient les seuls à figurer dans
l’écrasante majorité des législations et réglementations exclusives mises en place tant
au niveau des états qu’au niveau fédéral. Être « sujets britanniques » ne leur servait à
rien car, selon la définition du « sujet britannique » établie dès le début du XVIIe siècle,
reprise dans la législation britannique en 1914 puis en Australie dans la loi sur la
nationalité de 1920, celui-ci n’était qu’une « personne née dans les possessions du Roi et
sous son allégeance » (à l’exception de certaines catégories telles que des enfants de
diplomates ou de prisonniers de guerre). Une telle définition couvrait ainsi beaucoup
de monde, y compris les Indiens ou les Hongkongais qui étaient exclus de l’accès aux
droits de citoyens en Australie. Il n’exista d’ailleurs aucune définition de la
« citoyenneté australienne » jusqu’en 1948, et même lorsque le « citoyen australien »
devint une entité légale à l’occasion du vote de la Loi sur la nationalité et la citoyenneté
(Nationality and Citizenship Act), cela ne changea pas grand chose pour les autochtones.
En juin 1949, cinq mois après le vote de la loi, le ministère de la Justice conseilla au
ministère de l’Immigration de répondre en ces termes sur le statut des Aborigènes et
des « demi-sang » : « Les indigènes ou les indigènes demi-sang sont […] des citoyens
australiens. Il faut noter cependant que la loi sur la nationalité et la citoyenneté n’a pas pour but
en elle-même de modifier les effets de la législation existante sur les droits et devoirs des
individus et que la position des indigènes relativement à cette législation n’a pas été modifiée par
le seul fait du vote de cette loi »3.
5 Les termes des lois d’exclusion votées au début de la Fédération étaient assez larges
pour s’appliquer à la plupart des gens de couleur, mais la véritable obsession des
Australiens était de fermer leur pays aux « Orientaux ». Une peur irraisonnée du « Péril
jaune » leur faisait craindre le déferlement massif de « hordes » en provenance des
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
99
régions les plus surpeuplées de Chine, alors que la main d’œuvre asiatique déjà sur
place était perçue comme déloyalement concurrentielle. Celle-ci était employée dans
l’ensemble des colonies sur les grandes exploitations d’élevage (cattle stations), les
plantations sucrières, dans l’industrie perlière, les transports, les travaux publics ou la
domesticité. Dans les années 1850, au moment de la ruée vers l’or, les Chinois avaient
afflué sur les champs aurifères, où ils avaient repris avec succès des concessions
abandonnées par des Européens moins opiniâtres qu’eux. Plus rarement, ils ouvraient
de petits commerces (dont les légendaires blanchisseries) ou s’installaient comme
petits exploitants agricoles. Dans le nord, les petits patrons chinois employaient
couramment des Aborigènes pour des salaires plus élevés que ceux qu’auraient offerts
des Européens. Le plus souvent originaires du sud-est de la Chine, parfois de Singapour,
la plupart d’entre eux étaient illettrés, ne parlaient pas l’anglais et ne connaissaient
rien de la culture occidentale. C’étaient des travailleurs frugaux, méthodiques,
honnêtes et loyaux envers leurs employeurs, mais qui avaient tendance à vivre entre
eux, selon leurs propres usages. Leur présence était mal perçue par des colons
européens qui nourrissaient des préjugés contre leur prétendue immoralité,
notamment parce qu’ils fumaient l’opium. On les accusait des pires crimes dont le rapt
d’honnêtes femmes blanches par des réseaux de proxénètes ou encore le vol d’enfants à
des fins anthropophagiques. Les dispositions contre les Chinois ne furent pas sans effets
puisque leur nombre chuta de 50.000 en 1888 à 32.000 dès 1901.
6 Pour autant, toutes ces mesures ne résolvaient en rien le problème particulier qui
touchait le nord tropical du continent australien, à savoir celui de populations asiatico-
aborigènes métissées de longue date. De fait, si l’histoire contemporaine de l’Australie
commence avec l’arrivée de la Première Flotte et sa cargaison de bagnards à Sydney
Cove en janvier 1788, marquant le début de la colonisation par les Britanniques, les
contacts entre autochtones et ultramarins sont bien antérieurs. Il est établi que depuis
au moins le XVIIe siècle, des commerçants et des pêcheurs macassans venus d’Indonésie
visitaient régulièrement la Terre d’Arnhem, au nord du continent, nouant des liens
économiques et culturels, apportant avec eux non seulement des marchandises mais
aussi de la technologie, des croyances et des cérémonies, s’installant parfois. Il est
également très probable que des marins arabes et chinois atteignirent, voire
fréquentèrent sporadiquement ces régions bien avant l’arrivée des Européens. Il n’y a
pourtant qu’une ou deux décennies que ces éléments sont véritablement pris en
compte. Jusque-là, on se focalisait sur les rapports entre Blancs et Aborigènes, et l’on
n’accordait qu’un intérêt limité au fait que les autochtones aient pu avoir commerce
avec des voisins du nord ou avec des individus non européens arrivés au gré des besoins
de la colonisation. Ainsi, un effet d’optique a longtemps fait présenter l’Australie
comme un contient isolé du reste du monde depuis les temps les plus reculés, un lieu
préservé où flottait encore un parfum de Préhistoire, dont les indigènes, avec leur
faciès prognathe, ne pouvaient être que des fossiles vivants, descendants de quelque
cousin de Cro-Magnon. En 1982, l’historien Geoffrey Blainey dans son ouvrage intitulé
sans la moindre ambiguïté The Tyranny of Distance : How Distance Shaped the History of
Australia montrait comment le pays avait été façonné par la distance : celle séparant
entre elles les régions d’une contrée vaste comme quatorze fois la France, mais celle
surtout la séparant de la Grande-Bretagne, voire plus largement du monde occidental :
Londres est à 17.000 km de Sydney. Or il suffit de regarder une carte régionale pour
s’apercevoir que le Cap York, au nord du continent australien n’est séparé de la
Papouasie-Nouvelle Guinée que par les quelque 150 kilomètres du Détroit de Torres, et
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
100
que la capitale du Territoire-du-Nord, Darwin, est moins éloignée de Jakarta (un peu
plus de 2 700 km) que de la capitale fédérale, Canberra, ou des deux grandes métropoles
du sud, Sydney et Melbourne (un peu moins de 3 150 km). La capitale d’État la plus
proche, Brisbane, est à un peu plus de 1 750 km quand Dili, la ville indonésienne
d’importance la plus proche, est distante d’à peine 720 km. Pourtant, cette proximité
d’avec l’Asie du sud-est a longtemps été délibérément ignorée au profit d’un tropisme
maladif vers l’ancienne mère-patrie. Il est vrai que la colonisation britannique s’est
effectuée à partir du sud-est vers le nord et l’ouest plutôt qu’à partir du nord, ceci
expliquant plus que probablement cela.
7 Pour ces raisons de proximité géographique avec l’Asie et, inversement, d’éloignement
des grands centres de colonisation britannique plutôt situés dans les régions côtières
du sud-est, les rencontres, échanges et mariages entre Asiatiques et Aborigènes furent
surtout fréquents dans le nord du continent, plus particulièrement le Territoire-du-
Nord et l’Australie-Occidentale, mais aussi le Queensland. Dans ces régions
septentrionales éloignées des régions plus peuplées du sud et de l’est, les Européens
restèrent minoritaires jusqu’à la seconde guerre mondiale. Malgré le sentiment anti-
asiatique très largement partagé décrit plus haut, la rareté de la main d’œuvre fit que
l’on se vit contraint de continuer à recruter Chinois, Japonais, Philippins, Malais,
Afghans… dans les secteurs essentiels au développement de la colonisation du nord du
continent australien : l’industrie pastorale (surtout au Queensland), l’industrie perlière
(principalement l’Australie-Occidentale) et le transport (chemins de fer dans le
Territoire-du-Nord, transport de marchandises à dos de chameau à travers les régions
désertiques, etc.). L’infériorité numérique européenne ne manquait pas de frapper les
visiteurs qui ne pouvaient que constater la vigueur de la concurrence asiatique au
niveau des entreprises locales mais, bien pire, celle d’un développement
démographique métissé, qui contredisait les oracles évolutionnistes et montrait les
limites de la politique de l’Australie blanche. On avait là le pire mélange imaginable,
celui précisément des groupes que l’on voulait voir disparaître du pays. Ni la législation
ciblant les immigrants asiatiques ni celle relative à l’administration des populations
autochtones ne faisaient sens pour cette population largement métissée. On tâcha donc
de limiter les rapprochements entre Asiatiques et Aborigènes, souvent sous des
prétextes prophylactiques où le moral le disputait au médical. La « malpropreté », la
« lascivité » et la « paresse » qu’on prêtait aux Asiatiques étaient désignées
responsables de la propagation de maladies telles que la variole ou la lèpre, ou encore
des problèmes d’addiction à l’opium. En 1901, au Queensland, par exemple, la Loi de
protection des Aborigènes de 1897 qui prévoyait déjà l’interdiction de vente d’opium
aux autochtones fut renforcée par un amendement interdisant aux Chinois d’employer
des indigènes. En 1905, en Australie-Occidentale, la Loi de Protection locale interdit
tout contact entre femmes aborigènes et pêcheurs de perles japonais. Les Protecteurs
des Aborigènes, dont cela entrait dans les attributions, opposaient quasi
systématiquement leur veto aux demandes de mariages mixtes entre Aborigènes et
Asiatiques (et non-Aborigènes plus généralement, Mélanésiens en particulier, par
exemple au Queensland dès 1890). Au sein de ces populations métissées, l’une des
difficultés auxquelles ils étaient confrontés était la difficulté à distinguer les
« Aborigènes » des « non-Aborigènes », les « Asiatiques » des « non-Asiatiques ». On
était par ailleurs fort embarrassé par l’appellation « demi-sang » (half-castes) que l’on
avait plutôt l’habitude d’employer pour les enfants issus d’une mère aborigène et d’un
père blanc, d’où l’apparition d’une catégorisation « ni Aborigène ni demi-sang » qui
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
101
reléguait les intéressés au rang de parias. Pour autant, la confusion et l’arbitraire
régnaient. La catégorisation variait selon l’endroit où l’on était né, la date à laquelle on
avait vu le jour et la discrétion des autorités. Les membres d’une même fratrie, issus des
mêmes parents, pouvaient se trouver placés dans des catégories différentes et une
même personne pouvait voir sa catégorisation modifiée plusieurs fois.
8 La définition de l’aboriginalité elle-même ne fut jamais claire. On a vu dans les
premières lois votées au moment de la Fédération des colonies australiennes
l’importance accordée à la notion « d’indigène aborigène » (aboriginal native). Sous ses
dehors redondants, cette expression était spécifiquement australienne au sein de
l’Empire. En effet, les Britanniques n’utilisaient pas les mots « aborigine » et
« aboriginal » pour désigner les populations indigènes de leurs colonies, préférant le
terme de « native ». Dans l’usage australien les mots « aboriginal » et « native »
s’appliquaient à deux types bien distincts de population, comme l’avait d’ailleurs noté
Trollope en son temps4, le premier désignant les autochtones, avec le sens d’habitant ou
descendant d’habitant originel d’une contrée, tandis que le second désignait les colons
blancs nés en Australie, ce qu’on aurait appelé un « créole » en Louisiane ou dans la
Caraïbe française. Le mot « native » en Australie renvoyait donc au lieu de naissance
tout autant qu’à l’origine ethnique proprement dite. Ainsi, malgré son apparence
pléonastique, le terme « aboriginal native » était à lire en fonction de l’étymologie de ses
composantes et désignait le descendant du peuple originel d’une région (aboriginal) né
dans cette région (native). Or si la notion « d’indigénéité » ainsi définie ne posa jamais
problème, il en alla tout autrement de la définition de « l’aboriginalité » en raison des
enjeux qui y étaient liés : la ligne de démarcation entre qui était « aborigène » et qui ne
l’était pas conditionnait en effet l’exclusion ou non des droits civiques et des
prestations sociales. La question était cruciale pour les « demi-sang », qui se trouvaient
ballottés d’un côté à l’autre de la frontière pour eux très fluctuante de l’accession à la
citoyenneté, mais elle concernait aussi les immigrés de couleur requérant la
naturalisation, l’inscription sur les listes électorales ou l’accès aux prestations sociales.
9 C’est d’ailleurs à propos de ces derniers que se posa rapidement la question, quand il
fallut déterminer le statut des « indigènes aborigènes d’Asie, d’Afrique et du Pacifique ». Un
avis donné en 1904 au ministère de l’Intérieur par le Conseil juridique de la Couronne
sur la nationalité d’enfants nés en Australie de parents asiatiques afin de savoir s’il y
avait lieu ou non de les inscrire sur les listes électorales arguait que « les personnes nées
dans l’Empire britannique sont des sujets britannique – quelle que soit la nationalité de leurs
parents ». On appliquait ainsi strictement la loi du sol puisque le terme native se
rapportait au lieu de naissance, quels que fussent la nationalité et le lieu de naissance
des parents. Pourtant, la même année, le Conseil donna un avis exactement contraire
dans une affaire de naturalisation. Il s’agissait du cas d’un certain R.A. Salleeby,
d’origine syrienne et né à New York. Sa demande de naturalisation avait été rejetée au
motif que l’intention du parlement avait été de « refuser le privilège de la naturalisation
aux personnes d’ascendance asiatique ». L’intéressé interjeta appel, alléguant (1) que les
Syriens modernes n’étaient plus les Syriens des origines, (2) que ses ancêtres
descendaient des Croisés et (3) qu’il était par ailleurs admis que les Syriens modernes
étaient de race caucasienne. Cette argumentation plongea les autorités dans le plus
grand embarras, puisque le requérant tentait de faire valoir une interprétation littérale
et étroite du terme aboriginal. Lui donner raison aurait rendu les dispositions de la loi
inapplicables. Pour éviter cet écueil, l’avis fut donné que, dans le cadre de la loi sur la
naturalisation aboriginal native désignerait « tout indigène appartenant à une « race
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
102
indigène » d’Asie, d’Afrique, etc. » Dans cette acception large, aboriginal native en venait à
désigner tout non-Européen.
10 Cet avis fut confirmé en 1923 dans un cas similaire, sur lequel eut à se prononcer la
Haute Cour fédérale5, où un Japonais, Jiro Murramats, né au Japon de parents japonais,
naturalisé au Victoria en 1899 et installé en Australie-Occidentale depuis 1900,
n’obtenait pas son inscription sur les listes électorales fédérales, alors qu’il avait été
inscrit sans difficulté sur les listes électorales de cet État qui pourtant ne reconnaissait
pas le droit de vote aux « indigènes aborigènes d’Australie, d’Asie, d’Afrique ou des îles
du Pacifique, ni au personnes de demi-sang ». Comme le Syrien R.A. Salleeby avant lui,
Jiro Murramats avait tenté de faire valoir qu’il ne descendait pas des premiers
habitants du Japon, les Ainus, mais de colons plus tardifs. Dans les attendus de son
jugement, la Haute Cour indiqua « qu’il ne suffisait pas [au plaignant] de montrer que sa race
n’était pas une race “aborigène” du Japon, il fallait qu’il montre qu’il n’appartenait pas à une
race aborigène d’Asie ou des Îles du Pacifique ». Pour la Haute Cour, « aborigène » signifiait :
[…] aborigène dans le sens commun du terme : ceux qui appartiennent à la race quihabitait un pays au moment où les Européens y sont arrivés. Il se peut, commecertains le prétendent, qu’il ait existé une race peuplant l’Australie avant ceux quenous appelons « les aborigènes australiens » (…) ; il se peut qu’avant que lesJaponais arrivent au Japon il y ait eu une race appelée « les Ainus », et même avanteux des hommes des cavernes. Mais cela n’empêcherait pas les Noirs australiensd’êtres les aborigènes d’Australie du point de vue des colons blancs, de la loiaustralienne ni les Japonais actuels d’être les aborigènes du Japon.
11 Ces interprétations ne furent pas sans affecter les métis d’ascendance aborigène et non
européenne pour leur accession à la citoyenneté. Comme pour l’appréciation de
l’opportunité d’accorder l’autorisation des mariages mixtes, une situation similaire
pouvait être jugée complètement différemment. Ainsi un insulaire de l’île Thursday, de
père originaire des îles Loyauté naturalisé australien et de mère insulaire « pur sang »
du Détroit de Torres, obtint sans difficulté son inscription sur les listes électorales,
puisqu’on considéra que la naturalisation de son père suffisait à faire de lui un « demi-
sang ». Au contraire, à Broome en Australie-Occidentale, une femme de mère aborigène
« pur sang » et de père « présumé » originaire des Philippines mais non naturalisé, se
vit refuser son inscription sur les listes électorales au motif qu’étant « moitié
philippine » et « moitié aborigène », donc n’ayant pas de sang européen, elle ne pouvait
être considérée comme « demi-sang ». Cette aboriginalité à géométrie variable pouvait
s’appliquer à un seul et même individu En Australie-Méridionale, par exemple, les
« demi-sang » étaient assujettis à la conscription militaire mais pas les « pur-sang ».
Pourtant les « demi-sang » étaient souvent classés avec les « pur-sang » dans d’autres
cas. Au niveau fédéral, un « demi-sang » incapable de subvenir à ses besoins pouvait
être rétrogradé au rang de « pur-sang pour être placé sous tutelle mais, en tant que
« demi-sang », il conservait son droit de vote.
12 Malgré les efforts pour tenter de fixer la définition de « l’aboriginalité », celle-ci resta
largement à la discrétion des autorités locales jusque dans les années 1950. La seule
certitude était qu’elle se déclinait alors en termes de « sang » plutôt que d’identité
culturelle. Pourtant, contrairement aux Américains, Canadiens ou Sud-Africains, les
autorités australiennes refusèrent d’adopter un système complexe de classification
sanguine distinguant « mulâtre » (mulatto), « quarteron » (quadroon) , « octavon »
(octavoon), etc. On préféra se cantonner au principe plus simple, implicite depuis 1901,
que toute personne ayant moins de 50 % de « sang blanc » serait considérée comme
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
103
« indigène ». Ainsi, les « demi-sang » devenaient des « Européens » dans la plupart des
cas, sauf lorsqu’il arrangeait les autorités qu’il en fût autrement. Les métis « ni
Aborigènes ni demi-sang », pour leur part, devaient rester pour longtemps aux marges
de la société australienne, des « étrangers de l’intérieur » pour reprendre l’expression
de Peta Stephenson6. La définition de l’aboriginalité demeure sujet d’âpres débats, mais
on considère aujourd’hui qu’est Aborigène « toute personne d’origine aborigène s’identifiant
comme telle et reconnue par la communauté aborigène au sein de laquelle elle vit7 », ce qui
laisse enfin toute leur place aux métis de toutes ascendances.
BIBLIOGRAPHIE
CHESTERMAN John et GALLIGAN Brian, Citizens without Rights : Aborigines and Australian Citiznship,
Cambridge University Press, Cambridge, 1997.
EDWARDS Penny & YUANFANG Shen (dir.), Lost in the Whitewash. Aboriginal-Asian Encounters in
Australia, 1901-2001, ANU, 2003.
GANTER, Regina, Mixed Relations. Asian-Aboriginal Contact in North Australia, University of Western
Australia Press, 2006.
HAVEMANN Paul (dir.), Indigenous Peoples’ Rights in Australia, Canada & New Zealand, Oxford
UniversityPress New Zealand 1999.
POVINELLI Elizabeth A., The Cunning of Recognition. Indigenous Alterities and the Making of Australian
Multiculturalism, Duke University Press, Durham & London, 2002.
STEPHENSON, Peta, The Outsiders Within. Telling Australia’s Indigenous-Asian History, University of
Ne South Wales Press, Sydney, 2007.
NOTES
1. Commonwealth Parliamentary Debates, 12 septembre 1901, vol. iv, pp. 4.804-07.
2. Commonwealth Parliamentary Debates, 12 septembre 1901, ibid.
3. « Aborigines or half caste aborigine are […] Australian citizens. It is pointed out, however, that the
Nationality and Citizenship Act does not itself purport to alter the effect of existing legislation upon the
rights and duties of individuals, and the position of aborigines in relation to such legislation has not been
altered solely by reason of the provision of that Act. »
4. « It will be as well to call the race by the name officially given to it. The government styles them
“aboriginals” … the word native is almost universally applied to white colonists born in Australia. »,
Anthony TROLLOPE, Australia and New Zealand, Melbourne, Authorized Australian Edition, 1873,
pp. 504.
5. Haute Cour : rôle équivalent à celui de la Cour suprême américaine.
6. Titre de son ouvrage The Outsiders Within, 2007.
7. Report on a review of the administration of the working definition of Aboriginal and Torres Strait
Islanders (Canberra, 1981) : « An Aboriginal or Torres Strait Islander is a person of Aboriginal or Torres
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
104
Strait Islander descent who identifies as an Aboriginal or Torres Strait Islander and is accepted as such by
the community in which he (she) lives ».
RÉSUMÉS
Pendant une bonne partie de sa courte histoire et particulièrement aux cours des années
fondatrices du Commonwealth, l’Australie se projetait comme une nation « britannique » des
Antipodes. L’idéal de la « politique de l’Australie Blanche » eût été de limiter l’accès de son
territoire aux seuls immigrants originaires des Îles britanniques, de diluer génétiquement
comme culturellement la minorité aborigène. Pourtant, le monde changeant, l’Australie finit,
bien à contrecœur, par se résoudre à accepter l’arrivée croissante d’Européens de l’Est et du Sud,
puis d’Asiatiques. Le rapport Bringing Them Home de 1997 sur les « Générations volées » d’enfants
arrachés à leurs foyers pour être « civilisés » dans des institutions religieuses ou d’État a dénoncé
l’un des aspects peu glorieux du traitement réservé aux métis. Il était là question surtout de
métis issus d’unions entre blancs et Aborigènes. Or quoi qu’eussent voulu oublier et/ou faire
oublier les Australiens, il existait avant même l’installation des premiers colons européens des
relations entre les Aborigènes et leurs voisins du nord, et il y eut une immigration asiatique non
négligeable dès le XIXe siècle. En raison de leur double ascendance, les métis issus d’unions entre
Asiatiques et Aborigènes se trouvèrent doublement stigmatisés par l’addition des préjugés
raciaux. Leurs difficultés spécifiques à accéder à la citoyenneté jusqu’au XXe siècle sont
particulièrement révélatrices du profond rejet de l’altérité qui a caractérisé la société
australienne jusqu’à l’adoption officielle du multiculturalisme dans les années 1970.
For a long period of its short history, most particularly during the founding years of the
Commonwealth, Australia thought of itself as a “British” nation of the Antipodes. Ideally, the so-
called “White Australia Policy” was meant to bar the access of its territory to immigrants other
than from the British Isles, and to gradually dilute the Aboriginal minority, both genetically and
culturally into white society. This, however, eventually proved impossible to achieve as times
were changing and Australia increasingly found it had no choice but to let come the immigrants
it needed from other parts of the world (Eastern and Southern Europe, then Asia). The 1997
Bringing Them Home Report on the “Stolen Generations” of children forcibly removed from their
families to be “civilised” by religious or state institutions illustrated one of the most scandalous
aspects of the way in which half-caste children were treated. Most of those were children with a
white parentage. However, and although those facts were often more or less deliberately ignored
until recently, Aboriginal people had entertained contacts with their northern neighbours before
the arrival of the first white settlers, and there had been a substantial Asian immigration since
the XIXth century. Half-castes of Aboriginal and Asian descent were doubly stigmatised by the
prejudices against both races. The specific difficulties they met before they could be regarded as
citizens are very typical of the deep reject of otherness among Australian society, until the
official adoption of multicultural policies in the 1970s.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
105
AUTEUR
MARTINE PIQUET
Martine Piquet est Professeur à l’Université Paris-Dauphine où elle dirige le CICLaS EA 4405. Elle
est spécialisée dans l’étude de la civilisation des Pays du Commonwealth et plus particulièrement
celle d’Australie à laquelle elle a consacré de nombreux articles et l’ouvrage Australie Plurielle,
l’Harmattan, 2004. Elle co-dirige les revues Cultures of the Commnwealth (ISSN 1245-2971) et Les
Cahiers du CICLaS (ISSN 1637-7060).
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
106
Identités nationales, identités« raciales » en OcéanieNational Identities and ‘Racial’ Identities in the Pacific
Adrien Rodd
1 La construction identitaire nationale a été, à des degrés plus ou moins importants, une
préoccupation dans les États issus de la décolonisation dans le Pacifique, à l’instar
d’autres régions du monde. Comme ailleurs, la volonté de bâtir un sentiment d’unité,
d’appartenance commune à la nation sur le fondement de critères aisément
identifiables, a parfois paru difficilement compatible avec la reconnaissance de la
diversité sous toutes ses formes, et avec l’acceptation des minorités au sein de
l’imaginaire national – notamment les minorités rendues particulièrement visibles par
leur phénotype « étranger ». Cet article s’intéresse aux États nés des anciennes colonies
britanniques en Océanie. Cet ensemble recouvre des pays en apparence bien
différents – des colonies de peuplement que furent l’Australie et la Nouvelle-Zélande,
aux îles du Pacifique demeurées (à deux exceptions près) majoritairement autochtones.
Pourtant, malgré leurs différences, notamment en termes de population, plusieurs de
ces pays ont connu ou connaissent la tentation de fonder leur affirmation d’unité
identitaire nationale sur une adéquation entre la nation et son ethnie, voire sa ‘race’,
majoritaire. Dans un tel contexte, la place des minorités s’est inscrite dans une
gradation entre pleine jouissance des droits civiques malgré une exclusion, explicite ou
non, de l’imaginaire national ; et un rejet total prônant une pleine homogénéité
« raciale » de la société nationale.
Des terres pour la « race » blanche
2 L’histoire de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie les distingue dans une grande mesure
des autres pays de la région. L’Australie, on le sait, n’avait pas pour vocation première
d’être une colonie florissante, accueillant en grand nombre des migrants britanniques
venus de leur plein gré. Le statut de colonies de peuplement de ces deux territoires fut
en partie une réponse à des initiatives privées. Ce fut un homme politique et homme
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
107
d’affaires anglais, Edward Gibbon Wakefield, qui, le premier, orchestra de sa propre
initiative un début de peuplement organisé de l’Australie méridionale, dans les années
1830. Il fonda ensuite la New Zealand Company, anticipant sur – voire précipitant –
l’annexion britannique de la Nouvelle-Zélande en y dépêchant des colons en 18391.
3 Dès lors, ces territoires aux antipodes n’étaient viables que dans la mesure où ils
accueilleraient des colons en grand nombre, agents de leur transformation en sociétés
ordonnées, inspirées du modèle britannique. À partir de la fin du XIXe siècle, une
immigration blanche massive était également considérée comme une nécessité absolue
pour la sécurité nationale, face au fantasme d’un « péril jaune », militaire ou
démographique. Le slogan alarmiste « se peupler ou périr » (populate or perish) provint
du premier ministre australien Billy Hughes en 19372, résumant une notion clef des
discours politiques depuis des décennies. De 1851 à 1861, 40 % des immigrés arrivant en
Australie avaient bénéficié de financement public pour permettre leur voyage. Ce taux
atteignit plus de 50 % entre 1861 et 1900, puis plus de 67 % de 1919 à 19293. Ces
financements s’adressaient en priorité aux ressortissants des Îles britanniques – dont
les Irlandais, qui furent nombreux à en bénéficier. Quant à la Nouvelle-Zélande, dans
les années 1870, la politique du premier ministre Julius Vogel résulta en un bond
démographique. Il finança avec des fonds publics la venue d’une centaine de milliers
d’immigrés blancs, originaires à plus de 90 % des Îles britanniques4.
4 Initialement, les politiques d’immigration visaient avant tout à faciliter et à encourager
la venue de migrants britanniques, dans le but de développer la société coloniale et de
la consolider, tant face aux autochtones qu’aux « hordes » asiatiques perçues comme
une menace bien proche. Mais à partir de la fin du XIXe siècle, ces politiques
d’incitation allaient s’accompagner de mesures restrictives fermant ces deux pays aux
migrants non-blancs. En 1879, Sir George Grey, Premier ministre de Nouvelle-Zélande,
affirma devant la Chambre des Représentants de la colonie la nécessité pour ses
habitants « d’être fidèles à eux-mêmes, et de préserver, indemne et sans mélange, cette
population anglo-saxonne qui l’habite à présent »5. Bien plus tard, en 1924, l’un de ses
successeurs, le premier ministre William Massey, écrivit qu’il s’évertuait à faire du pays
« un foyer digne des meilleurs éléments de la race anglo-saxonne – un pays de l’Homme
blanc »6. Au même moment, un journaliste australien, Keith Murdoch, écrivait : « [L] a
politique [australienne] est fondée […] sur un des idéaux les plus nobles qui puissent
motiver l’homme. […] La pureté raciale est son objet sacré, bien plus sacré pour la
nouvelle génération d’Australiens que toute autre attache terrestre7 ». Le Haut-
commissaire australien au Royaume-Uni affirmait pour sa part, dans une lettre au
Times, que l’adoption des politiques de l’Australie blanche avait eu lieu « parce que la
possibilité d’un continent à la race pure était devenue une question de fierté nationale
unanime. Elle l’est toujours, et elle le demeurera8 ». Entre les deux dates, le discours
n’avait pas varié ; cette idée de « pays de l’Homme blanc », de terre réservée à la ‘race
anglo-saxonne’, demeura consensuelle pour les gouvernements successifs dans les deux
colonies. Alfred Deakin, l’une des personnalités politiques les plus influentes au
moment de la fédération de l’Australie en 1901, affirmait que les Australiens devaient
être « un seul peuple, et demeurer un seul peuple, sans mélange avec d’autres races », car
« [l]’unité de l’Australie n’est rien si cela n’implique pas une race unie9 ». « Pays », « peuple »
et « race » devenaient essentiellement synonymes dans le contexte australien et néo-
zélandais.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
108
5 Principale minorité visible dans les mines d’or, à partir des années 1850, les Chinois
furent la cible de préjugés sinophobes, qui aboutirent aux premières politiques
d’exclusion. Le rejet qu’ils subirent était motivé principalement par quatre facteurs. Les
travailleurs, les dirigeants syndicaux et les journalistes évoquaient la menace qu’ils
feraient peser sur l’emploi des Blancs, tandis que les hommes politiques et les
théoriciens de la « race »s’inquiétèrent d’une « contamination » de la « race blanche »,
risquant de perdre sa « pureté »10. Cette « contamination » apparaissait d’autant plus
évidente que les Chinois furent caricaturés en hommes fourbes, pervers, drogués à
l’opium – une menace pour les femmes blanches. Le New Zealand Times en 1896 titrait :
« Le Quartier chinois de Wellington : des lieux de vice asiatique comme la peste parmi
nous »11. Rapidement, le potentiel démographique de la Chine fut aussi décrit comme
un danger pour la sécurité nationale des « petites » colonies blanches – le « Péril
jaune ». Enfin – et paradoxalement –, les Chinois furent accusés de ne pas s’investir
dans l’avenir de la colonie. Ces migrants temporaires (huaqiao) ne cherchaient qu’à
s’enrichir avant de retourner en Chine, firent remarquer les hommes politiques néo-
zélandais des années 1890. Parlant souvent mal l’anglais, de religion « païenne », ils
furent décrits comme inassimilables, ne s’identifiant aucunement à leur pays de
résidence12. Ils étaient donc des étrangers permanents – une anomalie dans des sociétés
qui se voulaient homogènes.
6 À partir des années 1880, les autorités australiennes et néo-zélandaises commencèrent
à interdire aux Chinois l’accès à leur territoire, le plus souvent encore de manière
ponctuelle et aléatoire, pour satisfaire aux revendications populaires. Cette époque
correspondait, en Nouvelle-Zélande, à une stagnation économique, propice à la
xénophobie. En 1881, la loi Chinese Immigrants Act, en Nouvelle-Zélande, imposa aux
seuls Chinois le paiement d’une taxe d’entrée de £ 10, et interdit à tout navire d’aborder
dans ses ports avec à son bord plus d’un migrant chinois par centaine de tonnes de
marchandises. En 1896, la loi Asiatic Restriction Bill stipula qu’aucun navire ne pourrait
transporter plus d’un migrant chinois pour deux cent tonnes de marchandises, et tout
immigré chinois – défini par sa « race », et non par sa nationalité – devrait s’acquitter
d’une taxe d’entrée de £ 100 – une somme astronomique pour l’époque. En 1899, la
Nouvelle-Zélande adopta la loi Immigration Restriction Act. Celle-ci fermait les frontières
de la nation insulaire à toute personne n’étant pas de descendance britannique ou
irlandaise et qui échouerait à un exercice de dictée en langue anglaise – cette dernière
étant une idée empruntée à la colonie sud-africaine du Natal. Le nombre de Chinois en
Nouvelle-Zélande fut réduit de 5 004 en 1891 à 2 857 en 1901, puis à 2 072 en 191613. La
« politique de la Nouvelle-Zélande blanche » (White New Zealand policy) s’était dotée d’un
appareil législatif efficace. Les auteurs du recensement de 1921 pouvaient ainsi
déclarer :
Du point de vue de la race, la population du Dominion est, et a toujours été,conforme à une haute norme de pureté ; en effet, le maintien d’une norme depopulation purement européenne ou « blanche » a été invariablement pris encompte dans la législation sur l’immigration. L’importance de la pureté raciale estreconnue depuis longtemps. L’histoire nous a montré que le mélange de la raceblanche et des races dites de couleur n’est pas favorable à l’amélioration des typesraciaux14.
7 La préservation de la « pureté raciale » était donc une fin en soi ; toute présence non-
blanche – outre celle des Maori – risquait d’entraîner une « pollution », et un « déclin »
du « type racial » blanc, le plus « avancé ». La position de l’Australie était similaire, et le
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
109
gouvernement australien en 1925 publia un communiqué se félicitant du fait que sa
population était « britannique » à « 99 % » – et qu’elle le resterait15. Ce chiffre excluait
bien sûr les Aborigènes, qui n’étaient pas comptés dans les recensements. Le
recensement de 1947 annonça que la population non-blanche de l’Australie était de
0,25 %16. Tous les Blancs n’étaient pas ‘britanniques’, mais tous les « Britanniques »
étaient blancs, et comprenaient officiellement la quasi-totalité de la population. De
même, en Nouvelle-Zélande, des hommes politiques à la fin du XIXe siècle et au début
du XXe affirmèrent à plusieurs reprises que le pays était britannique à « 98,5 % » –
affirmation qui requérait « [d] ivers tours de passe-passe statistiques et sémantiques17 ». Les
statistiques officielles furent invoquées pour preuve de l’unité « raciale », et donc
nationale, de chaque pays.
8 Dès l’unification de l’Australie en janvier 1901, le gouvernement œuvra à la
consolidation d’une société blanche. Le Parlement fédéral adopta la loi Pacific Island
Labourers Act – six jours avant d’adopter la loi Immigration Restriction Act. Ces deux
textes, combinés au Commonwealth Franchise Act de 1902, qui interdisait le droit de vote
à toute personne non-blanche, constituèrent les fondements de la « politique de
l’Australie blanche » (White Australia policy). Le Pacific Island Labourers Act prévoyait la
déportation massive des travailleurs mélanésiens présents dans le nord du pays. Au
nombre de 10 000 en 1901, ils n’étaient plus que 4 500 en 1906, et seuls 1 654 furent
autorisés à rester après 190818. Ayant « réglé » le « problème » des Mélanésiens, les
législateurs se tournèrent vers les Chinois. Il y avait alors environ 30 000 personnes
nées en Chine résidant en Australie19. La jeune nation, unie pour la première fois et en
passe de se définir, fit de la « politique blanche » l’une de ses priorités. Ainsi,
« l’exclusion […] d’Asiatiques fut au centre de la formation même de la nation
australienne moderne »20 ; l’Australie, à sa naissance, fut définie explicitement comme
un pays blanc. Restreindre l’immigration chinoise n’était pas une idée nouvelle. Des
chercheurs d’or blancs dans les années 1850 avaient demandé l’interdiction de leur
entrée sur le territoire. Dans les années 1850, 1860 et 1870, il y eut plusieurs violentes
émeutes anti-chinoises, notamment dans les mines d’or, faisant plusieurs morts21. Dès
1855, les autorités du Victoria leur imposèrent une taxe d’entrée de £ 1022. En 1884,
l’Assemblée législative du Queensland adopta une loi interdisant, comme en Nouvelle-
Zélande, à tout navire d’« importer» en Australie plus d’un migrant chinois pour
cinquante tonnes de marchandises, et imposant à ces immigrés une taxe de £ 2023. La
Nouvelle-Galles du Sud et le Victoria firent de même quelques années plus tard.
9 La loi fédérale Immigration Restriction Act de 1901 s’inspira du précédent néo-zélandais.
Les agents d’immigration furent invités à soumettre à un test de dictée, dans n’importe
quelle langue européenne, tout candidat non-blanc à l’immigration. Une circulaire
transmise par le gouvernement aux autorités douanières précisait explicitement que
« le test, lorsqu’il est appliqué à un immigré, est fait pour empêcher absolument cette personne
d’entrer en Australie […]. Le test doit donc être appliqué dans une langue que l’immigré ne
connaît pas suffisamment bien pour pouvoir rédiger une dictée dans cette langue24 ». Un député
du parlement du Queensland, interrogé par un journaliste en 1902, confirma en outre
que « les douaniers ont reçu pour ordre de n’appliquer cette loi qu’aux Asiatiques25 ». La
« politique de l’Australie blanche » fut, dans une large mesure, un succès. La population
asiatique, notamment chinoise, cessa de croître, et connut un déclin marqué. Au
nombre de 29 907 en 1901, les personnes nées en Chine et résidant en Australie
n’étaient plus que 15 224 en 1921, et 6 404 en 1947. Parmi eux, il y avait 394 femmes en
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
110
1901, 322 en 1911, et 365 en 1921. La population chinoise ne connaîtrait pas
d’accroissement naturel conséquent. En 1941, un journaliste pouvait écrire au sujet de
la politique de l’Australie blanche que « tous les partis politiques la soutiennent pleinement.
Elle est l’une des institutions les plus chéries des Australiens26 ».
10 Quant aux Aborigènes et aux Maori, leur présence était potentiellement problématique
pour deux sociétés se voulant exclusivement blanches. Les perceptions à leur égard, et
les politiques qui en découlèrent, furent néanmoins assez différentes. En Australie, la
nature même du projet colonial, qui saisissait les terres aborigènes sans compensation,
et déplaçait de force les populations, les contraignant souvent à la famine, ne leur
offrait aucune place dans la société blanche. Les massacres furent fréquents, se
combinant aux maladies avec des effets dévastateurs. Entre 1788 et 1930, la population
aborigène sur l’ensemble de l’Australie chuta d’environ 90 %27. Les Maori, pour leur
part, devinrent explicitement des sujets britanniques en vertu de l’article trois du
Traité de Waitangi28. Leur nationalité britannique fut confirmée par la loi Native Rights
Act de 1865, qui réaffirmait leur égalité en droits et en devoirs. Aux yeux de la loi, et des
autorités, les Maori étaient britanniques. A contrario, les Aborigènes ne disposaient
d’aucun statut clairement établi, relatif à leur hypothétique nationalité. Tandis que la
Nouvelle-Zélande tentait, de manière souvent imparfaite et discriminatoire,
d’encourager la participation des Maori à la vie économique, sociale et politique de la
colonie, dont ils étaient citoyens, les Aborigènes « ne furent simplement pas reconnus
comme des membres de la société29 ». « Une fois conquis ils souffrirent […], car ils n’avaient
aucune place utile dans la nouvelle société [où] les Aborigènes étaient perçus comme
superflus30 ». Ils n’eurent pas accès à l’école des Blancs31. Les autochtones qui
souhaitaient être assimilés ne pouvaient l’être. Dès le XIXe siècle, il fut considéré
« désirable d’employer des Maori dans le service public », de les intégrer à l’administration
coloniale32. Les Pakeha (non-autochtones) acceptèrent le plus souvent la notion que les
Maori « devenaient des Britanniques à la peau brune [Brown Britons] par mariage, par
l’individualisation, par la modernisation et l’assimilation33 ». En 1920, le député maori
Apirana Ngata demanda au Parlement si la loi qui restreignait le retour en Nouvelle-
Zélande de résidants néo-zélandais non-blancs ayant quitté le pays s’appliquait aux
Maori. Le premier ministre conservateur William Massey lui répondit : « Dans ce cadre, le
Maori est considéré comme un Européen. Les Maori sont de très bons citoyens, ils ont les mêmes
droits et les mêmes privilèges que les Européens, et ils les méritent34 ». Dans les deux sens du
terme, les Maori étaient considérés comme assimilables aux Blancs.
11 En Australie, il ne fut jamais question d’accorder aux Aborigènes une place d’égaux
dans la société blanche. Les politiques « assimilationnistes » tardivement déployées à
l’égard d’enfants métis, et appliquées par la force, ne visèrent nullement à assimiler
tous les Aborigènes. La ségrégation s’appliqua sans discontinuité aux full-bloods – les
autochtones au « sang non-mêlé ». Elle se « justifiait » au moyen de trois convictions.
D’une part, les Aborigènes étaient trop « primitifs »pour pouvoir être « civilisés ». En
second lieu, l’Australie blanche ne pouvait tolérer la présence de citoyens noirs, égaux
en son sein. Antithèse des Maori, les Aborigènes avaient la peau très sombre, des traits
physiques différents de ceux des Blancs, un niveau d’« avancement » technologique
perçu comme le plus faible du monde, et ils ignoraient l’agriculture. Ils furent placés
« au dernier rang, ou presque, d’une échelle hiérarchique humaine35 ». Si les Maori étaient les
Noirs les plus « civilisés » du monde britannique, les Aborigènes furent situés à leur
opposé. Enfin, la certitude que les Aborigènes allaient disparaître d’eux-mêmes rendait
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
111
futile toute notion d’assimilation. Le « problème aborigène » se résoudrait en isolant les
survivants jusqu’à ce que leur « race » expire.
12 La fierté « raciale » et le désir d’homogénéité – source de certitude identitaire – ne
furent bien entendu pas les seuls fondements des affirmations identitaires nationales
australiennes et néo-zélandaises à la fin du XIXe siècle et au cours des deux premiers
tiers du XXe. Mais leur importance – aux côtes de valeurs censément nationales telles la
débrouillardise coloniale ou la solidarité entre mates36 – fut néanmoins primordiale. Le
démantèlement des politiques discriminatoires fut toutefois une initiative politique
bipartite.
13 Les Aborigènes australiens obtinrent le droit de vote au niveau fédéral en 196237. En
1967, le gouvernement du conservateur Harold Holt abolit, par référendum et avec le
soutien des Travaillistes, les clauses discriminatoires de la Constitution à l’égard des
Aborigènes. En 1972, le travailliste Gough Whitlam fut élu en promettant de mettre fin
à toute politique raciste, que ce fût à l’encontre des Asiatiques ou des Aborigènes38. Il
déclara que le gouvernement ne rechercherait plus l’assimilation des Aborigènes ; que
ces derniers deviendraient maîtres de leur destin, avec l’assistance du gouvernement
pour surmonter les difficultés auxquelles ils faisaient face ; qu’ils seraient libres de
maintenir leur identité s’ils le souhaitaient. Il perdit le pouvoir en 1975, mais ses
successeurs, des deux bords, poursuivirent sa politique. Quant à la politique de
l’Australie blanche, elle fut définitivement enterrée par Gough Whitlam en 1975, avec
notamment la loi Racial Discrimination Act, rendant illégale toute discrimination fondée
sur la « race ». La Nouvelle-Zélande avait adopté une loi similaire en 1971.
14 Cette inversion de l’un des aspects centraux de la politique australienne depuis
l’unification ne fut pas sans conséquences. « La restructuration des lois sur
l’immigration au début des années 1970 représenta une césure radicale dans le discours
national officiel, non seulement au sujet de qui pouvait, maintenant, être formellement
inclus dans « le peuple australien », mais aussi au sujet de l’image préférée qu’aurait la
nation d’elle-même39. » Brièvement, Canberra et Wellington prônèrent l’assimilation de
ces nouveaux immigrés, qui devraient renoncer à leur culture d’origine. En Australie,
toutefois, le terme de « multiculturalisme » – emprunté au Canada – fit sa première
apparition majeure en politique dès 1973, lorsque le Ministre de l’Immigration Al
Grassby publia un article intitulé « Une Société multiculturelle pour l’avenir40 ». Le
multiculturalisme en tant que doctrine d’État en Australie émergea réellement sous le
gouvernement travailliste de Bob Hawke dans les années 1980. Le gouvernement
encouragea explicitement les minorités, aborigènes ou d’origine immigrée, à conserver
et à pratiquer leur culture d’origine. En 1989, le gouvernement publia un Programme
national pour une Australie multiculturelle (National Agenda for a Multicultural Australia), qui
reçut le soutien de l’opposition conservatrice. Aujourd’hui, les autorités australiennes
placent le multiculturalisme au cœur de l’identité de la nation, tandis qu’en Nouvelle-
Zélande, depuis les années 1980, le gouvernement promeut officiellement un
« biculturalisme » (union des Maori et des Pakeha, Néo-Zélandais non-autochtones), et
de facto une diversité culturelle bien plus large41.
15 La Nouvelle-Zélande et l’Australie ont ainsi connu un parcours similaire, en matière de
discours et de politique identitaires, affirmant tout d’abord une nécessaire
homogénéité fondée sur la certitude d’une identité raciale « objective », avant de
tolérer puis, très rapidement, de promouvoir, la diversité ethnique et culturelle. Les
autres pays de la région, sous administration impériale jusque dans les années 1960 ou
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
112
1970, et demeurés – à deux exceptions près – majoritairement autochtones, ont fait
l’expérience d’un parcours différent, bien que similaire par certains points.
Configurations identitaires dans les îles du Pacifique
Politiques coloniales
16 Les Fidji britanniques, sous l’administration d’Arthur Gordon et de ses successeurs,
initièrent une politique de « préservation » des indigènes, qui allait influencer les
autres colonies de la région. A. Gordon, confronté dès son arrivée en 1875 à une
épidémie de rougeole dévastatrice, déclara que la « continuation de l’existence de la race
fidjienne dépend de la préservation de ses traditions, contre les influences corruptrices de la
communauté des planteurs42 ». Philip Mitchell, Gouverneur des Fidji de 1942 à 1945,
affirma notamment qu’« il est généralement reconnu que la communauté villageoise forme la
base de la société fidjienne et qu’il serait idiot, et même pernicieux, de la part du gouvernement
d’intervenir pour la détruire43 ». Extraire les Fidjiens de leur identité collective
traditionnelle et les reconstituer en individus « libres »et autonomes, dénués de leurs
réseaux d’entraide coutumiers, aurait des effets destructeurs et serait injustifiable.
Cette approche protectrice s’effectua par le biais de politiques discriminatoires et
ségrégationnistes. L’alcool ayant fait des ravages dans le Pacifique, les Fidjiens, même
les chefs de plus haut rang, ne purent s’en procurer qu’au moyen d’un permis, règle qui
ne s’appliquait pas aux Blancs44. Plus généralement, le gouvernement limita autant que
possible les rapports entre colons blancs et Fidjiens, et « [l] eur isolement de la société
coloniale dominante était quasi absolu »45. La grande majorité des Fidjiens furent confinés
en milieu rural, maintenus à l’écart du développement de la colonie, jusque dans les
années 1960. En 1946, le député blanc A.A. Ragg affirma : « [L] e temps est venu […] de
souligner les termes de l’Acte de Cession assurant la sauvegarde des intérêts de la race
fidjienne, et d’offrir la garantie que Fidji sera préservé et maintenu en tant que pays
pour les Fidjiens, à tout jamais46 ». Les Îles Fidji, à l’inverse de l’Australie, n’avaient pas
pour vocation de devenir un « pays de l’homme blanc » – encore moins un pays où une
importante population indienne immigrée serait dotée d’une réelle influence politique.
Sir Arthur Grimble, qui gouverna les Kiribati et les Tuvalu de 1926 à 1932, insista lui
aussi sur la préservation des coutumes autochtones47, et adopta une politique similaire.
Sir Hubert Murray, Gouverneur de la Papouasie australienne de 1908 à 1940, s’inspira
de la politique « protectrice » d’Arthur Gordon aux Fidji, et, en 1925, un décret
(Uncontrolled Areas Ordinance) interdit aux Blancs de quitter les territoires directement
sous le contrôle du gouvernement pour s’aventurer en terres papoues, le but avoué
étant de protéger les Papous face aux incursions blanches48. Les autochtones furent
confinés à leurs villages.
17 Pour autant, l’une des conséquences de la colonisation et de ses politiques fut le
développement de sociétés pluriethniques, rassemblant non seulement des Blancs et
des autochtones aux origines diverses, mais également des communautés asiatiques
plus ou moins importantes – travailleurs sur les plantations ou commerçants
indépendants. En 1908, le Colonial Office à Londres demanda aux autorités de tous les
territoires et protectorats britanniques dans le Pacifique de ne pas autoriser le
recrutement collectif de travailleurs chinois. Les immigrés chinois individuels et
indépendants pouvaient être tolérés, si les autorités locales le souhaitaient. En 1918 le
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
113
gouvernement fidjien s’opposa donc à une requête de la Planters Association, qui
souhaitait recruter des Chinois en nombre conséquent suite à la cessation de
l’« importation » de travailleurs indiens49. Malgré tout, les Chinois des Fidji, ainsi que
des autres territoires directement sous administration britannique, échappèrent à la
discrimination bien plus flagrante imposée aux Chinois des territoires australiens et
néo-zélandais. Aux Îles Salomon, dirigées par les Britanniques, les quelques Chinois –
principalement des commerçants indépendants – n’attirèrent pas l’animosité du
gouvernement50. De même, au Vanuatu, condominium franco-britannique, il y eut peu
de discrimination institutionnelle à leur encontre. Malgré les plaintes de boutiquiers
français et britanniques face à la concurrence, le commerce chinois ne fut pas
entravé51.
18 À Nauru, à l’inverse, île à phosphate sous administration australienne, le gouvernement
colonial mit en place une « politique d’apartheid »52, interdisant aux Chinois de
commercer avec les autochtones, et d’entrer dans leurs maisons pour quelque raison
que ce fût. Un « quartier chinois » fut établi sur l’île, et soumis à un couvre-feu
permanent ; pour la « protection » des autochtones, il ne devait y avoir aucune
rencontre entre Chinois et Nauruans après la tombée de la nuit. Et ce d’autant que les
Chinois de Nauru furent proportionnellement bien plus importants que dans tout autre
territoire du Pacifique. Ils étaient plus de 1 500 à la fin des années 192053, dépassant
légèrement la population autochtone, qui franchit la barre des 1 500 personnes en 1932.
En Papouasie australienne, l’immigration chinoise fut tout simplement interdite54.
19 Lorsqu’ils prirent le contrôle des Samoa, les Néo-Zélandais expulsèrent plus de 1 300
des 2 200 membres de la communauté chinoise en l’espace de deux ans – avant
d’autoriser une nouvelle vague migratoire d’environ 3 000 personnes dotées des
contrats de travail dans les années 1920, puis de procéder à nouveau à l’expulsion de
Chinois, pourtant résidents de longue date, en 1938 et après la Seconde Guerre
mondiale. Les autorités néo-zélandaises interdirent à ces immigrés d’épouser des
Samoanes, et « le concubinage [fut] combattu avec force »55. En 1923, le Gouverneur
George Richardson demandait ainsi aux autorités d’« empêcher la souillure jaune […] de
polluer la race britannique et les autres races »56, samoane et îliennes. Cette mesure eut
pour double effet de restreindre les rapports entre les communautés, et de freiner
l’implantation durable et l’accroissement démographique de la population chinoise,
essentiellement masculine. Plus généralement, la discrimination infligée aux Chinois
dans les territoires australiens et néo-zélandais refléta les politiques
« raciales »adoptées dans les métropoles de ces deux micro-puissances.
20 Alors que les Chinois s’installèrent dans l’ensemble du Pacifique, sans jamais constituer
une proportion importante de la population de leur terre d’« accueil » – sauf à Nauru –,
les Indiens n’immigrèrent qu’aux Fidji, où ils formaient, à la veille de l’indépendance en
1970, environ 50 % de la population57. De 1879 à 1916, la Colonial Sugar Refining Company
fit venir près de 63 000 Indiens, venus travailler sur les plantations de la compagnie
pour une durée de cinq ans, renouvelable. Autorisés à immigrer avec leur famille, 60 %
restèrent aux Fidji à l’expiration de leur contrat58. Leur présence suscita peu à peu
l’inquiétude. Dès 1924, un homme politique blanc remarquait que, « [a] u vu du grand
nombre de travailleurs indiens à Fidji, le maintien d’une majorité fidjienne adéquate a
suscité une profonde réflexion59 ». Le « problème indien » était posé, articulé autour de
l’idée que les intérêts des autochtones pâtiraient de leur mise en minorité. En 1936, il y
avait 85 000 Indiens aux Fidji, représentant près de 43 % de la population de l’archipel.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
114
Environ 60 000 d’entre eux étaient nés aux Fidji. Il s’agissait dès lors d’une communauté
propre à la colonie, non plus simplement indienne mais « indo-fidjienne ».
21 Le recensement de 1946 marqua une année charnière, puisque, pour la première fois, il
y avait plus d’« Indiens » (46,4 %) que de Fidjiens autochtones (45,4 %)60. En 1956, ces
chiffres étaient de 49 % et de 42,8 % ; l’écart s’accentuait. Dans ce contexte, les autorités
coloniales et les chefs autochtones s’inquiétèrent des revendications de porte-parole de
la communauté indienne, qui réclamaient l’égalité en droits de tous les sujets
britanniques dans la colonie, ainsi que l’instauration d’un suffrage universel sans
distinction de « race ». Les autorités répondirent à ces revendications en « se référant à
leur devoir concernant la protection des intérêts des Fidjiens autochtones ». Ils soulignèrent
« le caractère ‘primitif’des Fidjiens, et donc leur vulnérabilité61 ». En 1946, notamment,
A. A. Ragg, membre « européen » du Conseil législatif, passa sommairement en revue la
place des trois principales « races » dans la colonie. Les Fidji appartenaient aux
Fidjiens, affirma-t-il, mais la présence des Blancs était légitimée par leur fonction
protectrice envers les autochtones, en accord avec l’Acte de Cession. Les Indiens, pour
leur part, n’étaient que des étrangers62. Cette logique devait conforter le soutien des
autochtones au gouvernement colonial, en présentant comme nécessaire une
résistance commune aux demandes indiennes. Ses répercussions marquèrent
profondément la vie politique fidjienne post-coloniale, et ce jusqu’à ce jour. En misant
sur une forme de partenariat stratégique entre chefs fidjiens et Blancs, le
gouvernement colonial rendait par avance très problématique la constitution d’une
identité nationale post-coloniale, commune à tous les citoyens de l’archipel.
Politiques identitaires et nationalité au moment de l’indépendance
22 Les Constitutions proclamées par les États nouvellement indépendants condamnent et
interdisent la discrimination « raciale ». Sur presque tous les plans, les résidents
d’origine étrangère bénéficient des mêmes droits que les autochtones ; ceci est vrai
également pour ce qui est de la citoyenneté. Tous les pays admettent la naturalisation
des étrangers, par naissance, par mariage ou par immigration, sujette à diverses
restrictions et obligations. La nationalité n’est donc pas « ethnique ». Nauru,
néanmoins, constitua longtemps une exception. La Constitution conféra la citoyenneté
nauruane aux personnes définies comme étant de « race » nauruane par un décret
colonial de 1956, et à leurs descendants, tout en stipulant que le Parlement pouvait
légiférer pour étendre ces dispositions (art. 75.1). Seules les femmes épousant un
Nauruan, et les apatrides nés à Nauru, pouvaient être naturalisés. Puisque le Parlement
ne légiféra pas en la matière avant trente-sept ans, les résidents blancs, chinois et
autres non-indigènes, majoritaires à la veille de l’indépendance63, étaient privés de la
citoyenneté nauruane. Étant l’un des deux seuls pays îliens – avec les Fidji – confrontés
à une population non-autochtone importante, Nauru opta ainsi de privilégier ses
indigènes. Par voie de conséquence, seuls les autochtones (ou presque) pouvaient voter,
être élus, et diriger le pays. L’article 75.1 ne donna lieu à une nouvelle législation qu’en
2005, lorsque le Parlement adopta la loi Naoero Citizenship Act, autorisant les étrangers à
solliciter leur naturalisation s’ils étaient mariés à un (e) Nauruan (e) depuis au moins
dix ans, dont trois au moins passés sur l’île. Leur requête devait être examinée par le
Conseil des ministres (art.5). En 2006, la population non-autochtone de Nauru était
estimée à 464 personnes (5 %), dont 93 « Européens » et 273 « Chinois »64. Ces derniers,
résidents permanents, descendants de colons chinois, souvent gérant des boutiques et
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
115
des restaurants sur l’île65, étaient donc – pour la plupart – privés de la citoyenneté de
leur pays de résidence.
23 Sur le plan législatif, les Samoa établirent un Parlement monocaméral composé de
quarante-neuf députés, sélectionnés selon des critères ethniques. Les citoyens non-
autochtones – principalement blancs ou d’origine chinoise – élisaient deux
représentants, tandis que les autres sièges étaient réservés à des candidats élus (au
suffrage universel depuis 199066) parmi les matai, les chefs de communautés familiales
indigènes67. En 2009, la loi Electoral Amendment Act étendit l’obligation d’être matai aux
candidats pour les deux sièges réservés aux élus des minorités ethniques. Début 2011,
briguant avec succès un nouveau mandat, le premier ministre Sailele Malielegaoi
déclara que cette décision était sa plus grande source de fierté. Elle avait établi une
« égalité » au sein de l’assemblée législative, dit-il, et « [c]’est la première fois […] que
notre parlement est pleinement samoan68 ». En pratique, cela signifie que les candidats
aux sièges des députés non-autochtones doivent obtenir un titre de matai, et donc
appartenir – si ce n’est que par le biais de l’adoption – à une famille autochtone. Aux
élections législatives de 2011, les candidats Pat Ah Him et Niko Lee Hang, ayant chacun
obtenu un titre de matai, remportèrent ces sièges69. La mesure ne constituait donc pas
une exclusion totale des « afakasi » ou des citoyens non-indigènes, mais symbolisait
néanmoins une « autochtonisation » accrue des instances dirigeantes.
24 Fidji fut le seul autre pays à subdiviser les citoyens en listes électorales ethniques. En
vertu de la seconde section du chapitre 5 de la Constitution de 1970, tous les électeurs
seraient inscrits sur une liste nationale, mais également sur l’une des trois listes
« raciales » : celle des « Fidjiens » (autochtones), celle des « Indiens », et celle des
personnes d’une autre appartenance ethnique. Par le biais d’un système complexe,
chaque personne pouvait placer quatre bulletins dans l’urne : deux pour élire des
députés de sa propre « race », et un pour un député de chacune des deux autres
catégories ethniques. La Constitution définit juridiquement les appartenances
« raciales » pour la composition de ces listes. Était « fidjienne » (Fijian) toute personne
dont le père, ou l’un des ancêtres dans la lignée paternelle, était le fils de deux parents
autochtones fidjiens, ou de deux parents autochtones de n’importe quelle île du
Pacifique, ou d’un parent de chacune de ces deux catégories. Seule une personne
correspondant à ces critères pouvait s’inscrire sur la liste électorale « fidjienne ».
25 La « fidjianité » était donc « biologique », la Constitution ne prévoyant aucune
possibilité pour une personne de redéfinir ou de contester son appartenance ‘raciale’ ;
de plus, tout électeur devait être catégorisé. En outre, le choix du terme est significatif.
Si une personne non-« fidjienne » pouvait être citoyenne, elle ne pouvait se considérer
fidjienne, bien qu’elle fût citoyenne des Fidji. « Race » et nationalité se voyaient
sémantiquement brouillées ; une personne de « race » indienne ou blanche peinerait à
qualifier sa propre nationalité. Cette définition n’encourageait pas les « Indiens » à
s’identifier à la nation fidjienne. Ceci était d’autant plus vrai qu’un immigré polynésien
de première génération devenait « fidjien », tandis que les descendants d’Indiens
établis aux Fidji depuis plusieurs générations ne l’étaient pas.
26 Ces dispositions extraordinairement compliquées garantissaient qu’il y aurait toujours
vingt-deux autochtones à la Chambre des Représentants, soit autant que d’« Indiens »,
malgré le fait que la population indo-fidjienne était plus importante que celle des
indigènes. Cette « parité » contrebalançait un léger déséquilibre démographique, et se
prémunissait par avance des effets de la croissance démographique « indienne » : les
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
116
« Fidjiens » ne seraient pas mis en minorité au Parlement par les effets de la
démocratie.
27 La facilitation d’une identité nationale ancrée dans les esprits avait une valeur pratique
impérative aux yeux des gouvernements, au moment de l’indépendance. L’autorité de
l’État sur l’ensemble du territoire, condition nécessaire à la garantie de l’ordre et de la
stabilité, dépendait de l’adéquation entre « État » et « nation ». Si la nation ne
constituait pas une réalité identitaire ressentie par les citoyens, la légitimité de l’État
devenait problématique, tout particulièrement dans les régions reculées. Dans ce
domaine, les mesures de promotion identitaire aux Fidji ont été fluctuantes, voire
contradictoires. Le gouvernement de Ratu Kamisese Mara vit dans les cérémonies
d’indépendance l’occasion de mettre en scène, pour la première fois, une image de
l’identité du pays. Bien qu’il ait été élu en s’appuyant principalement sur l’électorat
autochtone, il prit soin de souligner le caractère multiethnique et multiculturel du
pays. Les festivités célébrant l’indépendance durèrent une semaine à Suva, et plusieurs
jours dans le reste du pays. Elles incorporèrent des rituels et des représentations
culturelles de toutes les communautés ethniques, accordant la primauté – à égale
mesure – aux aspects autochtones et indiens. Les autorités présentèrent le pays comme
un « tabouret à trois pieds », reposant sur les apports des indigènes, des « Indiens » et
des « Européens », les autres minorités étant associées à ces derniers. La métaphore du
tabouret était certes ethnicisante, reléguant les citoyens individuels à leurs « races »
distinctes, mais elle construisait l’image d’une unité nationale respectueuse des
différences, où chaque communauté était essentielle à la nation : Sans les « Indiens »,
les Fidji ne seraient plus qu’un « tabouret à deux pieds »… Le festival hindou de Diwali et
l’anniversaire du prophète Mahomet furent reconnus comme jours fériés ; le
christianisme autochtone n’occulterait pas les religions indiennes. Au cours des années
1970, toutefois, le Parti de l’Alliance reposa de plus en plus nettement sur l’électorat
autochtone, et les cérémonies nationales – lors de l’accueil de dignitaires étrangers, par
exemple – accentuèrent la place des rituels autochtones, réduisant puis éclipsant les
représentations de la culture indienne. Sous le gouvernement de l’Alliance, la nation en
venait à être assimilée à son ethnie indigène, bien que les minorités ne fussent jamais
totalement exclues70.
28 La démocratie fidjienne a été confrontée aux écueils d’une vie politique – et plus
largement d’une société – cadrées par des identifications « raciales ». En 1995, Jai Ram
Reddy, chef officiel de l’opposition, déclara : « [N] ous ne sommes pas une nation. […] [N]
ous sommes des étrangers culturels [cultural strangers], nous ne connaissons pas nos voisins,
nous ne connaissons pas leur langue, nous ne connaissons pas leur système de valeurs »71. Il
n’existait pas de « valeurs nationales », ciment nécessaire à toute nation, mais
uniquement des valeurs communautaires. Si l’anglais servait de langue nationale, les
« Indiens » méconnaissaient la langue fidjienne. Aux yeux de Ratu Joni Madraiwiwi72,
les premiers ministres autochtones du pays – Kamisese Mara (1970-87, 1987-92),
Sitiveni Rabuka (1992- 99) et Laisenia Qarase (2000-06) – ont tous encouragé une unité
ethnique indigène plutôt qu’une unité nationale pluri-ethnique ; Timoci Bavadra,
brièvement premier ministre en 1987, étant la seule exception. J. Madraiwiwi ajoute :
« [L] a plupart [des personnalités politiques fidjiennes] ont de réelles difficultés à concevoir
collectivement toutes les communautés ethniques sous le terme de ‘nous’. Leur discours “ nous ”
oppose toujours à ‘eux’, tout particulièrement lorsqu’il s’agit des Indo-Fidjiens »73. Fidji ne
possède pas d’identité nationale, affirme-t-il. Le pays est multiculturel, mais ses
différentes communautés ne se reconnaissent pas une identité commune. Vijay Naidu,
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
117
Professeur à l’Université du Pacifique Sud, évoque pour sa part un « État fidjien ethnicisé
[incapable] de créer une “ nation ” à partir des citoyens culturellement divers des Fidji »74. Cette
incapacité relèverait en grande partie d’un manque de volonté, dû à des intérêts
politiques profondément ancrés. Les conservateurs autochtones, au pouvoir quasiment
sans interruption depuis l’indépendance, s’appuient sur l’électorat indigène, mobilisé
en tant que tel. Le Département de la Culture du gouvernement insiste aujourd’hui sur
l’unité nationale – mais se réfère à la diversité culturelle de la population, plutôt qu’à
une culture nationale, pluri-ethnique mais partagée, émergeant de cette diversité75. Son
multiculturalisme intègre les minorités d’origine immigrée, mais peine à proposer une
unité culturelle inclusive. La notion de vakavanua – la « voie de la terre» –, avancée par
les dirigeants indigènes comme fondement de l’identité nationale, est spécifique aux
autochtones. Les terres étant réservées aux « Fidjiens », les minorités ne peuvent se
réclamer de cette culture « nationale » ou de ce mode de vie.
29 Par-delà le cas fidjien, toute invocation de la « tradition »76 et de l’histoire risquait, et
risque, de brouiller la distinction entre les citoyens d’un pays et sa population
autochtone. Les implications pour les citoyens non-autochtones sont problématiques.
Les références politiques aux Papou-Néo-Guinéens, aux Samoans ou autres, sont
souvent ambiguës : désignent-elles une nationalité, une appartenance ethnique, ou
confondent-elles les deux ? La rhétorique traditionaliste sous-entend que les immigrés
et leurs descendants soient ou bien intégrés à une nation reposant sur des valeurs
autochtones qui deviendraient les leurs, ou bien exclus de la conception de la nation. La
« culture » promue par les autorités est celle des autochtones. Le Centre culturel du
Vanuatu, par exemple, a pour fonction de rechercher, de promouvoir et de préserver
les cultures indigènes de l’archipel, sous toutes leurs formes et dans leur pluralité77,
sans s’intéresser aux particularités des minorités chinoise, française ou vietnamienne,
par exemple.
30 Pour autant, les minorités d’origine immigrée ne sont pas toujours exclues d’un
imaginaire national défini par les autorités. Aux Samoa par exemple, le gouvernement
demande aux enseignants de sciences sociales au collège d’encourager les élèves à
« voir le monde tel que d’autres personnes le voient », en leur permettant, entre autres,
de comprendre les valeurs de personnes issues de ces minorités78. La nation et l’identité
samoanes doivent ainsi s’extraire au moins partiellement, à travers l’éducation, d’un
modèle purement autochtone. De manière plus ponctuelle, la médaille d’or obtenue par
le nageur blanc papou-néo-guinéen Ryan Pini aux Jeux du Commonwealth en 2006 fut
décrite par le premier ministre Michael Somare comme « faisant partie de la
construction de la nation », un « événement [qui] toucha tous les Papou-Néo-
Guinéens », un « puissant facteur d’unification »79. Bien que non-autochtone, ce héros
sportif portait haut les couleurs du pays, et contribuait – aux yeux des autorités – à
souder la nation. Dans ce cadre, sa nationalité primait bien évidemment sur ses origines
ou sa couleur de peau.
La tentation du rejet
31 Aujourd’hui, dans l’ensemble des pays océaniens issus de l’Empire britannique, la
diversité ethnique et culturelle est admise, voire – notamment en Australie et en
Nouvelle-Zélande – promue et célébrée. Malgré des restrictions durables dans certains
pays (Nauru, Samoa, Fidji), sur le plan civique ou politique, les minorités d’origine
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
118
immigrée sont intégrées à la société nationale, et leurs membres exercent parfois un
rôle de premier plan dans le domaine politique, économique, culturel ou encore sportif.
Néanmoins, la décennie 2000 a été marquée, dans toute la région, par des mouvements
populaires d’hostilité à l’encontre de communautés d’origine asiatique ; dans cinq pays
(Australie, Fidji, Salomon, Tonga, Papouasie-Nouvelle-Guinée), ces mouvements ont
donné lieu à des actes de violence ; dans d’autres, à l’expression d’une sinophobie plus
ou moins importante. Ainsi, alors même que leurs dirigeants prônent un
rapprochement diplomatique et économique avec les puissances d’Asie, les Océaniens,
aux portes de cette région, sont parfois tentés de bannir de la communauté nationale
leurs concitoyens qui en sont originaires.
32 En Australie et en Nouvelle-Zélande, l’État se fit l’architecte de la (re)définition
identitaire du pays, cherchant à altérer l’image que pouvaient avoir les citoyens de leur
nation. Cette initiative de l’État faisait suite à l’altération, là aussi par l’État, des
politiques d’immigration, et donc de la composition ethnoculturelle de la population. Il
n’y eut pas de pression populaire significative en faveur de l’abolition de l’Australie
blanche ; les gouvernements australiens des deux bords – dans les années 1970 et 1980 –
promurent activement le multiculturalisme, face à l’opposition grandissante d’une
partie de la population. Dans ce contexte, certains Blancs aujourd’hui, refusant de se
subsumer dans une « culture » pluri-ethnique, expriment une hostilité marquée envers
leurs concitoyens d’origine non-européenne. En 1984, l’historien australien Geoffrey
Blainey argua que le taux d’immigration asiatique dépassait le seuil de tolérance de la
population d’accueil, et qu’il devait être réduit pour maintenir la cohésion et la paix
sociale80. Cette opinion généra un début de controverse publique, reprise et amplifiée
par la suite. Selon G. Blainey, les Australiens différencieraient toujours leurs
concitoyens selon leur couleur de peau – et, implicitement, se méfieraient des
Australiens d’apparence asiatique, s’ils étaient visibles en grand nombre. Accusé d’être
lui-même hostile à un accroissement de la minorité ‘asiatique’, l’historien, attaché à la
notion d’héritage britannique de la nation, ne démentit pas. L’idée selon laquelle la
population blanche devait demeurer largement majoritaire était désormais posée. John
Howard, chef de l’Opposition, allait bientôt reprendre ce point de vue à son compte81.
33 En août 2001, un navire norvégien, le Tampa, recueillit en haute mer 433 Afghans
entassés dans un bateau de pêche, et se dirigea vers les côtes australiennes. John
Howard, devenu Premier ministre, interdit au Tampa de pénétrer les eaux territoriales
de l’Australie. Lorsque le navire entra malgré tout dans les eaux australiennes, il fut
intercepté, et les Afghans expédiés dans un centre de détention à Nauru, avec la
permission des autorités nauruanes. John Howard, alors en campagne électorale,
afficha sa décision comme le symbole de sa politique, la présentant comme une défense
des intérêts australiens face à des immigrés indésirables82. Dans le contexte qui suivit
les attentats de New York en septembre, le gouvernement Howard fut soutenu par
l’opinion publique. 77 % des Australiens se dirent d’accord avec ses actes lors de
l’affaire du Tampa, et il fut réélu en novembre avec 51 % des voix ; les sondages avant le
mois d’août avaient été nettement favorables à ses adversaires travaillistes83.
34 En 1996, le parti New Zealand First intégrait un gouvernement de coalition conservateur.
Son fondateur Winston Peters – de père pakeha et de mère maori – bâtit sa rhétorique
sur une réactualisation du « péril jaune » ; il y avait, à ses yeux, trop d’Asiatiques en
Nouvelle-Zélande84. La même année, un sondage indiqua que 60 % des Néo-Zélandais
partageaient cette opinion, l’étendant aux immigrés originaires des îles du Pacifique ;
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
119
40 %, en outre, pensaient que les Asiatiques et les îliens apportaient une concurrence
malvenue sur le marché de l’emploi, privant certains Néo-Zélandais « natifs » d’accès
au travail85. En soi, le sondage normalisait d’ailleurs la question, indiquant aux tenants
d’opinions racistes que leur question pouvait légitimement être posée, et les informant
qu’ils s’inscrivaient dans une mouvance majoritaire. En 1996, également, Pauline
Hanson fit son entrée au Parlement fédéral australien. Élue députée indépendante, elle
fonda par la suite le parti One Nation, dont le thème d’unité nationale reposait sur
l’exclusion des personnes non-blanches. Son premier discours au Parlement fut
fortement médiatisé. Se présentant comme une femme ordinaire, elle affirma être la
voix du bon sens en dénonçant les aides dont bénéficiaient les Aborigènes, et ajouta :
Comme la plupart des Australiens, je veux une révision radicale de notre politiqued’immigration, et l’abolition de celle du multiculturalisme. Je crois que noussommes en danger d’être submergés par des Asiatiques. Entre 1984 et 1995, 40 % detous les migrants entrant dans ce pays étaient d’origine asiatique. Ils ont leurpropre culture, leur propre religion, ils forment des ghettos86 et ne s’assimilent pas.[…] Un pays vraiment multiculturel ne peut jamais être fort ou uni.
35 Confondant « multi-ethnique » et « multi-culturel », elle déclara ne vouloir aucune
personne non-blanche supplémentaire dans le pays. Ses paroles ravivèrent la
rhétorique du « péril jaune » :
Le temps nous manque. Il ne nous reste peut-être que 10 à 15 ans pour inverser latendance. En raison de nos ressources et de notre position dans le monde, nousn’aurons pas notre mot à dire car nos pays voisins comme le Japon, avec125 millions de personnes ; la Chine, avec 1,2 milliard de personnes ; l’Inde, avec846 millions de personnes ; l’Indonésie, avec 178 millions de personnes ; et laMalaisie, avec 20 millions de personnes sont tout à fait conscients de nos ressourceset de notre potentiel. Éveille-toi, Australie, avant qu’il ne soit trop tard.87
36 Cette hantise ancestrale, rénovation des peurs du XIXe siècle, trouva un écho favorable
au sein d’une frange de l’électorat. Le phénomène One Nation fut, en soi, de courte
durée. En juin 1998, le parti remporta onze sièges sur 89 au Parlement du Queensland,
mais aucun à la Chambre des Représentants fédérale – et un seul au Sénat fédéral – en
octobre de la même année. Il avait obtenu près de 8,5 % des voix sur le plan national,
faisant de lui le troisième parti derrière les Libéraux et les Travaillistes, mais n’était
arrivé en tête dans aucune circonscription88. Pauline Hanson elle-même perdit son
siège. En 2001, son parti disparut totalement du Parlement. Son influence dans le débat
public, toutefois, fut durable. Quant à New Zealand First, il obtint dix-sept sièges (sur
cent vingt) en 1996, cinq seulement en 1999, puis treize en 2002, sept en 2005, et aucun
en 2008. Winston Peters, député depuis 1978 sous diverses étiquettes, perdit alors son
siège pour la première fois89. Par le jeu des coalitions, il avait été vice-Premier ministre
et Trésorier dans un gouvernement conservateur de 1996 à 1998, et Ministre des
Affaires étrangères dans un gouvernement travailliste de 2005 à 2008. L’une des figures
les plus marquantes de l’histoire néo-zélandaise contemporaine semble aujourd’hui
écartée du pouvoir – éclaboussée notamment par un scandale financier –, mais il fut
longtemps l’écho et le promoteur d’opinions qui ne peuvent avoir entièrement disparu.
Ainsi, des deux côtés de la Mer de Tasman, Winston Peters et Pauline Hanson se
faisaient un temps écho, introduisant avec fracas le thème du « péril jaune » dans le
discours public et politique des deux pays.
37 Au XXIe siècle, en Australie, cette hostilité s’est focalisée également sur les
musulmans – bien qu’ils n’y constituent que 1,5 % de la population90. Elle s’étend par
ailleurs aux Arabes de toutes confessions. En décembre 2005, les « émeutes de
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
120
Cronulla » (Cronulla riots) choquèrent le pays. L’agression de deux Blancs, attribuée à
des hommes d’origine arabe, et faisant suite à des incidents similaires, provoqua un
déferlement de haine et de violence. Plusieurs milliers de Blancs, principalement de
jeunes hommes, s’assemblèrent, et agressèrent systématiquement toute personne arabe
qu’ils rencontrèrent. Quelques heures plus tard, des Blancs étaient agressés en retour
par de petits groupes d’Arabes. La violence se poursuivit le lendemain, malgré les
efforts de la police ; des affrontements eurent lieu dans plusieurs banlieues de Sydney.
Le rassemblement d’émeutiers blancs avait été coordonné spontanément ; aucune
organisation ne semblait l’avoir initiée91. En 2006, la députée Danna Vale, ancienne
Ministre des Anciens Combattants sous John Howard, appela les Australiennes à cesser
d’avoir recours aux avortements, et à avoir plus d’enfants, car – dit-elle – les
musulmanes en Australie étaient plus fécondes que les autres Australiennes92. Le « péril
jaune » justifiant autrefois les appels à une procréation patriotique s’était mué en ‘péril
islamique’, lui aussi présenté comme démographique. La même année, Pauline Hanson,
après plusieurs années de silence, prit la parole à nouveau pour dénoncer la « menace »
que posaient les immigrés musulmans envers les traditions australiennes93.
38 En 2007, pour la première fois, dix-huit jeunes Australiens arabes, musulmans,
devinrent des sauveteurs de bord de mer. Leur démarche était une réponse aux
émeutes de Cronulla94. Les lifesavers se classent au sommet des « héros ordinaires »
vénérés par de nombreux Australiens, et sont presque tous blancs. Il s’agissait ainsi,
pour ces jeunes hommes, de proclamer, avec un symbolisme retentissant, leur
appartenance à l’Australie, leur intégration, leur identité, la légitimité de leur présence.
Il était possible d’être un musulman et un héros australien. En 2008, toutefois, les
médias relayèrent la colère d’habitants de Camden, ville de la banlieue de Sydney, qui
s’opposaient à la construction d’une école musulmane : « Ils sont en train de détruire
l’Australie. Ils prennent le dessus. […] Nous sommes tout à fait prêts à intégrer des Italiens, des
Grecs, des Anglais, des Écossais – cette ville a toutes les nationalités. Les musulmans n’ont pas
leur place dans cette ville – on est des Aussies, ok ? »95. Les étrangers blancs pouvaient donc
être « australianisés », mais il n’était pas concevable d’être australien et musulman. Ni,
d’ailleurs, blanc et musulman, l’islam étant assimilé à une « race » étrangère. Les
lifesavers arabes n’étaient toujours pas australiens ; ils ne pourraient jamais l’être. Peu
après, un sondage suggéra qu’un Australien sur dix se déclarait ouvertement raciste, et
que plus de 40 % des habitants de cinq des six États croyaient que certains groupes
ethniques ou culturels n’avaient pas leur place en Australie – le plus souvent, les
musulmans96. De leur point de vue, la possibilité de se considérer australien n’était
toujours pas ouverte à tous, et ne devait jamais l’être.
39 Dans bon nombre d’esprits, donc, le ressenti national peine à se dégager d’une
adéquation à un sentiment d’appartenance « raciale » à visée exclusive. Il en est parfois
de même dans les îles du Pacifique. La plupart de ces pays sont caractérisés par une
grande homogénéité ethnique, la quasi-totalité de la population étant autochtone. Aux
Tonga, 98,2 % de la population est composée d’indigènes, ou de métis ayant un parent
indigène. Il y avait, au recensement de 2006, 569 « Européens », 526 personnes
originaires d’îles du Pacifique – dont plus de la moitié des Fidji –, et 646 « Asiatiques »,
dont 395 personnes s’identifiant comme étant d’appartenance ethnique chinoise97. La
proportion d’autochtones – métis inclus – aux Samoa est estimée à 99,6 %98, aux côtés
de quelques Blancs et d’une infime minorité d’Asiatiques. Aux Kiribati, la population est
autochtone à 99,4 %, métis compris99 ; le pays compte quelques centaines de personnes
d’origine polynésienne, européenne ou chinoise. Tuvalu ne collecte pas de statistiques
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
121
ethniques, mais sa population autochtone polynésienne est estimée à 96 %100, la quasi-
totalité des autres personnes de nationalité tuvaluane étant les descendants d’immigrés
micronésiens établis depuis des siècles sur l’atoll de Nui.
40 Les tensions interethniques y ont été quasi inexistantes. Les citoyens d’origine
immigrée sont le plus souvent « autochtonisés » aux yeux de leurs concitoyens. La
notion de fa‘aSamoa (mode de vie samoan), par exemple, est suffisamment intégrante
pour permettre à un citoyen samoan de père indo-fidjien et de mère sino-samoane de
parler de « notre fa‘aSamoa »101. À la tête du Parti des Samoa (Samoa Party), Su‘a Rimoni
Ah Chong, d’origine chinoise, peut ainsi se présenter comme le défenseur de la
propriété foncière collective autochtone, et dénoncer le caractère « non- samoan » (not
Samoan) de projets de réforme du gouvernement102. L’actuel Procureur général du pays,
Aumua Ming Leung Wai103, est également d’origine chinoise. Lorsqu’un député en 2005
suggéra que trop d’immigrés chinois s’installaient dans le pays, le Premier ministre
Sailele Malielegaoi condamna fermement cette remarque, et qualifia son auteur de
« raciste »104. Malgré l’adéquation populaire entre culture autochtone et identité
nationale, les Samoans se montrent, dans l’ensemble, ouverts à une certaine diversité
ethnique – d’autant que les citoyens issus de minorités mettent en avant leur
intégration et leur identité samoane.
41 Aux Kiribati, des ressentiments se sont exprimés à l’encontre de personnes d’origine
chinoise, accusées de « prendre » les emplois des autochtones105. En juin 2009, une
commission parlementaire fut chargée de déterminer si des commerçants immigrés
avaient corrompu des hommes politiques pour obtenir leur permis de séjour. La
commission devait se « concentrer sur la communauté des hommes d’affaires chinois, qui croît
rapidement »106. L’accroissement de la « communauté » chinoise et ses répercussions
socio-économiques généraient une certaine inquiétude. Néanmoins, Anote Tong, de
père immigré chinois, fut élu Président de la République par ses concitoyens en 2003 –
face à son frère Harry, candidat de l’opposition, et loin devant le seul candidat de
parenté exclusivement autochtone, Banuera Berina. Il fut réélu en 2007107. Il demeure
donc tout à fait concevable pour un citoyen d’origine immigrée d’être considéré
pleinement i-Kiribati, au point d’aspirer aux plus hautes fonctions.
42 En Polynésie, ce n’est qu’aux Tonga qu’une sinophobie conséquente s’est exprimée.
L’opposition à l’immigration chinoise a été articulée en lien étroit avec les
revendications en faveur de la démocratie. En 1992, le journal du mouvement, le Ko e
Kelea, titrait en première page : « Les Chinois et les Indiens vont prendre le contrôle :
arrêtons-les maintenant, ou il sera trop tard108 ». Le ton rappelait la presse australienne du
XIXe siècle, et anticipait les discours de Pauline Hanson à la fin du XXe. En 1998, le
principal porte-parole du mouvement, ‘Akilisi Pohiva, déclara que le nombre de Chinois
dans le pays générait des problèmes socio-économiques – privant d’emplois les
autochtones –, et même « moraux »109. Cette hostilité s’est accrue au début du
XXIe siècle. Le journal Matangi Tonga, pourtant très critique à l’égard du mouvement
démocrate, publie des lettres de lecteurs hostiles à la présence d’immigrés chinois110. En
2000, répondant aux requêtes de commerçants autochtones, un noble local à Nukunuku
ordonna la fermeture de toutes les boutiques chinoises dans le district111. En 2001, une
première vague d’agressions sinophobes marqua le pays ; plusieurs boutiques furent
incendiées, séparément. En novembre, le roi Taufa‘ahau Tupou IV demanda à ses sujets
de mieux accueillir les immigrés chinois – et de s’inspirer de leur éthique du travail.
Quelques jours plus tard, toutefois, son fils cadet, le Premier ministre Prince ‘Ulakalala
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
122
Lavaka Ata, ordonna l’expulsion de six cent résidents chinois, cédant apparemment aux
pressions populaires dans un contexte de chômage croissant112. Les partisans de cette
décision arguèrent que les Chinois risquaient de « dominer » l’économie locale, à
l’instar des « Indiens» aux Fidji113. Aux Tonga, bien plus que dans le reste de la
Polynésie, apparaissent ainsi des échos du racisme australien de One Nation. La
population dominante serait victimisée par une vague migratoire asiatique,
inassimilable et décidée à exploiter la population locale. L’homogénéité et l’harmonie
tongiennes en seraient menacées. Ce phénomène constitue une nouveauté dans le pays.
Les démocrates ont ainsi accru leur popularité en attisant les craintes sinophobes d’une
partie de la population, et en dénonçant le « laxisme» du gouvernement en matière
d’immigration – jusqu’à ce que ce gouvernement ne les prenne de court en expulsant
les victimes de ces discriminations et de ces violences.
43 En novembre 2006, les relations troubles entre le mouvement démocrate et les pulsions
sinophobes d’une partie de la population – et de ses représentants – trouvèrent leur
expression la plus violente. Une manifestation pour exiger l’instauration de la
démocratie dégénéra en émeute, la première qu’ait connue le royaume depuis son
unification au XIXe siècle. Le quartier chinois de Nuku‘alofa fut incendié et ravagé ; six
émeutiers présumés périrent dans l’un des incendies. « Presque toutes les boutiques
chinoises du centre ville de Nuku‘alofa » furent pillées et saccagées114, même si
certaines furent protégées par leurs voisins autochtones115. Environ deux cents
résidents de nationalité chinoise quittèrent le pays, avec l’assistance des autorités de
Beijing116. Les attaques à l’encontre des Chinois furent condamnées par les Internautes
tongiens sur les forums de discussion117. Si certains exprimèrent leur inquiétude ou leur
hostilité face à des immigrés « païens » qui travaillaient le dimanche et
concurrençaient les autochtones, la très grande majorité des participants soulignèrent
les contributions positives des immigrés, et dénoncèrent les mauvais traitements à leur
encontre. Même si cette tendance n’était peut-être pas représentative, elle suggère que
le racisme sur lequel se sont appuyés certains hommes politiques est loin d’être
généralisé.
44 La population des Fidji, quant à elle, compte 56,8 % d’autochtones, 37,5 % d’Indo-
Fidjiens, et 5,7 % de personnes d’autres appartenances ethniques118. Plus de 47 000
citoyens des Fidji ne sont ni autochtones, ni « indiens ». Parmi eux, outre des îliens
d’origines diverses, plusieurs milliers de Blancs et d’Asiatiques, presque tous d’origine
chinoise. Ces communautés sont quasi invisibles, au sens où les « Indiens » sont la
principale cible des ressentiments autochtones. Le rejet des « petites» minorités par les
indigènes est presque inexistant – ou, du moins, peu étudié et peu médiatisé. Les
gouvernements, même issus de coups d’État indophobes, ont été tolérants à l’égard des
Sino-Fidjiens, recherchant – et obtenant – le soutien de personnalités politiques telles
Paul Chan, Francis Hong Tiy, Yee Hon Wing ou James Ah Koy119. Quant aux citoyens
blancs des Fidji, ils ne rencontrent presque aucune hostilité de la part de leurs
compatriotes indigènes. Le stéréotype de l’Européen individualiste, matérialiste et
mécréant, véhiculé ailleurs dans le Pacifique, est plutôt réservé aux ‘Indiens’120. Dans les
années 1990, en outre, le gouvernement nationaliste autochtone, héritier du coup
d’État de 1987, reconduit au pouvoir par les élections de 1992 et de 1994, gouverna avec
le soutien du Parti des Électeurs généraux (General Voters’Party)121, représentant la
majorité des électeurs blancs et asiatiques. Les porte-parole des « petites » minorités
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
123
ont su s’associer aux autorités nationalistes indigènes, et leurs membres, éviter une
xénophobie autochtone focalisée sur les « Indiens ».
45 Au recensement de 1999 – le plus récent –, le Vanuatu comptait 98,7 % d’autochtones122.
La composition ethnique de la population non-indigène – soit 2 349 personnes – n’était
pas spécifiée, mais inclut des « Européens » et des « Asiatiques », installés depuis l’ère
coloniale, et leurs descendants. En 2006, l’ambassade de la République populaire de
Chine au Vanuatu estimait que la population « chinoise » du pays était d’environ
600 personnes, dont la plupart étaient de petits commerçants urbains123. L’Association
chinoise de Port Vila comptait, en 1998, soixante-cinq membres124. Soucieux de
préserver une identité communautaire, ils n’attiraient pas d’hostilité notable de la part
de leurs concitoyens. La Papouasie-Nouvelle-Guinée n’établit pas de statistiques
ethniques, mais la population compte quelques milliers de personnes d’origine
australienne, et d’immigrés chinois125, répartis dans l’ensemble des villes principales. Il
n’y a pas, non plus, de statistiques officielles pour les Îles Salomon, mais la population
autochtone mélanésienne est estimée à 93 %. Les descendants d’immigrés polynésiens
installés depuis bien avant l’arrivée des Européens comprendraient 4 % de la
population, les 3 % restants – soit 14 000 personnes environ englobant des personnes
d’origine immigrée plus récente, telles que les Blancs et les Asiatiques126.
46 En 2000, Paul Sillitoe affirmait qu’il y avait peu de « tensions raciales dans la Mélanésie
contemporaine », sauf aux Fidji, même s’il existait « une antipathie dans toute la région
contre les personnes d’origine chinoise »127. En 1997, les hommes d’affaires Moon Pin
Kwan et Thomas Koh Chan, Salomonais d’origine chinoise, furent élus députés par les
électeurs – presque tous autochtones – de Honiara et de Guadalcanal-ouest,
respectivement128. Preuve que cette ‘antipathie’était limitée dans la capitale et dans la
province la plus ‘cosmopolite’du pays129. De même, en 2001, l’historien John Waiko
écrivait qu’il y avait « peu de racisme antiblanc » en Papouasie-Nouvelle-Guinée, et que
« [l] es Chinois nés dans le pays sont, dans l’ensemble, acceptés comme étant des
citoyens papou-néo-guinéens ». Il attribuait cette « absence de conflit ethnique »
principalement au faible nombre de non-autochtones130. Le pays n’avait-il pas, en 1980,
porté à sa tête Julius Chan, dont le père était un immigré chinois ? Bien avant l’I-
Kiribati Anote Tong en 2003, il fut le premier métis à accéder aux plus hautes fonctions
d’un État océanien. Plus tard, le Papou- Néo-Guinéen d’origine chinoise Mao Zeming fut
élu député et devint Vice-Premier ministre et ministre de la Défense131.
47 En avril 2006, suite à des élections législatives, une foule importante s’assembla devant
le Parlement salomonais pour entendre la décision des députés, devant élire l’un des
leurs comme premier ministre. L’annonce de l’élection de Snyder Rini, député sans
étiquette, provoqua la colère des partisans de ses adversaires. Encouragée, selon des
témoins, par des hommes politiques hostiles au nouveau dirigeant132, une partie de la
foule se dirigea vers le quartier chinois de Honiara et « se mit à tout saccager », brûlant
notamment des magasins133. Soixante-quatorze bâtiments furent incendiés dans la
capitale, dont cinquante-sept dans le quartier chinois. 317 personnes émigrèrent alors
vers la Chine avec l’aide de l’Association chinoise, et de l’ambassade chinoise en
Papouasie-Nouvelle-Guinée. Une commission gouvernementale sur les causes et les
conséquences de l’émeute rapporta que certains hommes politiques avaient, pendant
leur campagne, attisé la haine sinophobe des électeurs, l’exploitant dans une visée
populiste. En période de difficulté économique, remarqua-t-elle, une minorité ethnique
devenait une cible facile pour la rancœur populaire ; les commerçants chinois s’étaient
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
124
ainsi vu accuser – sans preuve – d’avoir corrompu des membres du gouvernement. Les
incendies, poursuivit-elle, avaient clairement été déclenchés pour des raisons racistes,
et avec « une indifférence inhumaine envers la vie humaine » ; il aurait pu y avoir des morts
ou des blessés graves134. Comme aux Tonga, un acte populaire de revendication
politique s’était mué en violence sinophobe. Les immigrés chinois, naturalisés ou non,
devenaient la cible de tous les ressentiments, dans un cadre d’instabilité politique et
économique.
48 En 2007, le Taipei Times notait qu’environ 30 000 immigrés asiatiques s’étaient installés
en Papouasie-Nouvelle-Guinée au cours de la décennie précédente. Certains
autochtones se plaignaient de les voir « contrôler » les petits commerces, ainsi que de
la piètre qualité des produits que l’on y trouvait parfois. De tels ressentiments –
rappelait le journal – avaient généré des violences racistes aux Tonga et aux Îles
Salomon135. La prévision s’avéra malheureusement exacte. Deux mois plus tard, les
boutiques du quartier chinois de la ville de Mont Hagen furent dévalisées par des
« gangs de pilleurs », et certaines incendiées136. En mai 2009, une vague d’agressions
sinophobes se répandit en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Elle suivit une confrontation
entre travailleurs autochtones et responsables chinois d’une mine de nickel, provoquée
par un accident du travail qui avait blessé un employé. Les autochtones protestaient
également contre les dégâts environnementaux infligés par la mine à leurs terres. Trois
ouvriers « chinois » avaient alors été « très gravement blessés » par leurs confrères
indigènes137. Une « manifestation antichinoise », autorisée, se déroula à Port Moresby,
rassemblant une centaine de personnes. Elle dégénéra en pillage de boutiques
chinoises. Pendant plusieurs jours, des magasins chinois furent saccagés et des
personnes d’origine asiatique agressées à Port Moresby, puis dans plusieurs autres
villes, dont Mont Hagen à nouveau. Selon le Post Courier, les commerces de Mont Hagen
étaient tenus à « 90 % » par des « Asiatiques »138. Des émeutiers expliquèrent qu’ils
souhaitaient protester contre l’accroissement de l’immigration chinoise, leur
« contrôle » des petits commerces, et les prix jugés excessifs de leurs produits – faisant
écho aux prédictions, et aux événements de Nuku‘alofa et de Honiara. Certains
demandaient l’expulsion de tous les « Asiatiques »139. Les émeutiers, dans l’ensemble du
pays, auraient été des « dizaines de milliers » ; les affrontements avec les forces de
l’ordre se soldèrent par quatre morts parmi les fauteurs de troubles140. Mekere
Morauta, chef de l’Opposition et ancien Premier ministre, s’appuya sur les émeutes
pour demander au gouvernement de restreindre l’immigration, afin d’empêcher des
immigrés de venir « exploiter »le pays et ses habitants. Le gouvernement de Michael
Somare, dit-il, avait permis à « des étrangers qui ne parlent pas un mot d’anglais de diriger
des commerces que seuls les Papou-Néo-Guinéens devraient être autorisés à gérer »141. Les
citoyens et leurs dirigeants découvraient la notion de priorité indigène, déjà
développée aux Fidji. En novembre, un rapport des services de renseignement papou-
néo-guinéens (National Intelligence Organisation) avertit que les sentiments anti-
asiatiques demeuraient virulents, et que la possibilité de nouvelles violences était
« potentiellement la menace la plus sérieuse envers la sécurité nationale du pays »142. Le
Vanuatu a été épargné par de tels phénomènes, malgré quelques actes d’agression
isolés. Néanmoins, des ressentiments racistes se font parfois entendre. En 2005, un
éditorial de l’Indépendant affirmait ainsi : « Au Vanuatu, les Chinois tiennent les
commandes du commerce en particulier dans la capitale. Leur nombre croît de jour en
jour. Ils risquent de nuire à la société [puisque], pour eux, le Vanuatu est l’endroit idéal
pour s’enrichir, manipuler et tromper ses citoyens indigènes. La drogue et l’argent sale
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
125
viendraient par la suite »143. Ces propos haineux, dignes d’une certaine presse
australienne du XIXe siècle, ou d’une rhétorique populiste tongienne plus récente, font
écho aux thèmes développés en Papouasie-Nouvelle-Guinée et aux Îles Salomon.
49 Les tensions entre Mélanésiens autochtones et citoyens mélanésiens d’origine chinoise
ont toutefois une portée bien moins conséquente que celles qui opposent les Fidjiens
indigènes à leurs compatriotes d’origine indienne. En mai 1987, le colonel Sitiveni
Rabuka renversa le gouvernement du travailliste Timoci Bavadra, accusant ce Premier
ministre autochtone d’avoir trop de ministres ‘indiens’dans son gouvernement. S.
Rabuka, qui se qualifiait lui-même d’homme « d’extrême droite »144, se fit le champion
de la suprématie taukei (indigène). L’armée, composée presque exclusivement
d’autochtones, le soutint sans hésitation. Il reçut en outre le soutien du Gouverneur-
Général Ratu Penaia Ganilau – qui dissout le Parlement –, de l’Église méthodiste – la
principale Église chrétienne du pays –, et du Grand Conseil des Chefs. La crise révéla
ainsi que les dirigeants des institutions les plus influentes étaient peu attachés à la
démocratie. Un nouveau ‘mouvement taukei’, composé d’extrémistes nationalistes
violents, soutint lui aussi le colonel, et orchestra des agressions physiques à l’encontre
des biens et des personnes indo-fidjiens145.
50 Le coup d’État eut pour conséquence une nouvelle Constitution, restreignant la
représentation politique des ‘Indiens’, contraignant chacun à ne voter que pour des
candidats de sa propre ‘race’, et interdisant aux « Indiens » les plus hautes fonctions.
Elle inscrivit dans les institutions nationales la suprématie politique de la
« communauté » indigène146. Dans ce contexte, le pays connut une émigration
« indienne » sans précédent. Des dizaines de milliers de citoyens des Fidji, d’origine
indienne, fuirent l’archipel pour se réfugier en Australie et en Nouvelle-Zélande
principalement. Constituant 48,7 % de la population à la veille du coup d’État, les Indo-
Fidjiens n’en comprenaient plus que 43,7 % en 1996, tandis que la proportion
d’autochtones avait crû de 46 % à 50,7 %147. Le coup d’État avait eu pour conséquence
d’offrir aux « Fidjiens » une majorité non seulement relative mais absolue, pour la
première fois depuis l’ère coloniale. Fidji n’était plus un pays majoritairement non-
autochtone.
51 Les difficultés économiques des années qui suivirent, combinées aux pressions
internationales, au climat de crise politique, et à l’éclatement du mouvement
nationaliste en factions rivales, amenèrent à la rédaction d’une nouvelle constitution
sept ans plus tard, avec l’accord des principaux partis politiques – et le soutien de
Sitiveni Rabuka, qui s’était reconverti abruptement en défenseur du dialogue
interculturel. La Constitution de 1997 révoqua l’obligation pour un premier ministre
d’être indigène. Le préambule proclame : « Nous, le peuple des Îles Fidji, […] reconnaiss [ons]
que les descendants de tous ceux qui ont choisi de vivre dans ces îles constituent notre société
multiculturelle ; affirm [ons] les contributions qu’apportent toutes ces communautés au bien-
être de [notre] société »148. Le thème d’unité dans la diversité recevait ainsi une
officialisation constitutionnelle. Ce texte législatif suprême renomma en outre la
République des Fidji en ‘République des Îles Fidji’(Republic of the Fiji Islands), ce qui
permit enfin à tous ses habitants de se décrire comme Fiji Islanders (terme sans
équivalent en français). Pour la première fois, les habitants de l’archipel recevaient une
appellation nationale commune, censée promouvoir un sentiment d’unité. Le terme fut
peu employé dans la langue courante, dans les médias ou par les hommes politiques.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
126
52 En 1999, fut élu Mahendra Chaudhry, ancien leader syndicaliste, qui avait été ministre
des finances sous Timoci Bavadra, et qui avait pris la tête du Parti travailliste.
M. Chaudhry devint le premier Indo-Fidjien à accéder à la fonction de premier ministre.
Un an plus tard, il fut renversé lors d’un coup d’État civil, mené par George Speight,
ancien homme d’affaires en faillite, d’origine à la fois indigène et « européenne ».
Adoptant l’ancienne rhétorique de Sitiveni Rabuka, il annonça qu’il était inadmissible
qu’un Indo-Fidjien dirige le pays. À la tête d’un petit groupe de sept militants armés, il
entra de force au Parlement et prit en otage pendant huit semaines le Premier ministre
et plusieurs autres membres du gouvernement. Parallèlement, les partisans de
G. Speight brûlèrent des écoles indo-fidjiennes et saccagèrent des temples hindous149.
En conséquence, les « Indiens » continuèrent à émigrer par milliers. George Speight se
rendit finalement à l’armée, et fut condamné à la prison à perpétuité pour haute
trahison. Mais plutôt que de restituer Mahendra Chaudhry à ses fonctions, l’armée
nomma un nouveau premier ministre par intérim – le banquier autochtone Laisenia
Qarase, de tendance nationaliste. Il remporta les élections de 2001, et forma une
coalition avec le parti fondé par les partisans de George Speight, l’Alliance
conservatrice. Le gouvernement fut réélu en 2006. Il axa très explicitement sa politique
sur la garantie de la suprématie des intérêts autochtones, et sur une politique de
« discrimination positive » à leur égard. En 2003, le chef des armées, Voreqe
Bainimarama, l’accusa d’appliquer la politique voulue par George Speight150. En 2005, le
commodore accusa le premier ministre de racisme anti-indien, et le somma, en vain, de
retirer les projets de loi discriminatoires, qu’il jugeait dangereux pour l’unité et
l’harmonie du pays. Le 5 décembre 2006, V. Bainimarama et l’armée renversèrent le
gouvernement. Pour la première fois, un coup d’État opposait l’armée, presque
exclusivement autochtone, à un gouvernement autochtone nationaliste. Mais le
contentieux concernait bien, avant tout, la question des relations entre les deux
principaux groupes ethniques des Îles Fidji, et leurs places respectives dans la société.
53 Dirigeant un gouvernement « de transition », Voreqe Bainimarama demeure au pouvoir
à ce jour, ayant muselé la presse, abrogé la Constitution, et promis des élections
démocratiques en septembre 2014, suite à l’application de réformes visant à inhiber par
avance toute politique « raciste » de la part d’un gouvernement élu. Son objectif
annoncé est de « bâtir la nation » (nation-building)151. Une nouvelle Constitution en
2013 – la quatrième dans l’histoire du pays – doit abolir les listes électorales ethniques.
Chaque voix aurait la même valeur, et les députés représenteraient les citoyens dans
leur ensemble, plutôt qu’une communauté ethnique. Par ailleurs, le nom du pays
cesserait d’être Fiji Islands, et redeviendrait Fiji. Ceci permettrait à tous les citoyens de
s’appeler « Fidjiens ». Le terme ne serait plus réservé aux autochtones ; il deviendrait
une appellation nationale, et non pas ethnique. Les écoles enseigneraient les diverses
langues du pays, ainsi que les fondements de ses différentes religions. Plus
généralement, l’enseignement devrait promouvoir le multiculturalisme. Le
gouvernement cesserait d’étiqueter les citoyens selon leur « race », sauf dans la
perspective de préserver les droits fonciers spécifiques aux autochtones. Enfin, les
autorités promouvraient « une vision morale, des récits, des rituels et des symboles
nationaux »152. Une « cérémonie du drapeau » serait instaurée dans toutes les écoles. Un
patriotisme pluri-ethnique serait ainsi forgé par le gouvernement, mobilisant les
principaux acteurs de la société. Les ressentis identitaires seraient, dans la mesure du
possible, altérés par l’action « pédagogique » de l’État.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
127
54 Ainsi, de manière inquiétante, certains Mélanésiens revendiquent pour identité
nationale une unité « raciale » face à des communautés d’origine immigrée,
principalement asiatiques. Une reconnaissance ethnique serait apte à souder les
autochtones, à travers l’exclusion des « autres », et à l’image d’identités nationales
« raciales » longtemps prônées en Nouvelle-Zélande et en Australie. Les dirigeants
mélanésiens actuels rejettent ces polarisations fondées sur la méfiance et la haine, mais
ne parviennent pas encore – trois à quatre décennies après l’indépendance – à fédérer
leurs citoyens autour d’un sentiment d’appartenance plus constructif. L’ensemble des
États océaniens a dépassé le stade de la promotion d’une identité « raciale » ou
monoethnique – bien qu’aux Fidji ce dépassement soit principalement la conséquence
d’un coup d’État –, mais une minorité conséquente de citoyens demeure attachée à des
identités « raciales » exclusives, en apparence plus simples et mieux enracinées.
55 Pendant l’ère impériale, l’Australie et la Nouvelle-Zélande s’auto-définissaient comme
des terres réservées la « race » blanche, sur le fondement d’un consensus politique
durable. Cet objectif fut mis en application par la fermeture des frontières selon des
critères « raciaux », et par l’assimilation des autochtones (en Nouvelle-Zélande), ou leur
exclusion et leur ségrégation (en Australie). Simultanément, dans les îles du Pacifique,
les autorités britanniques mettaient en œuvre une politique de « préservation » des
populations indigènes par le biais d’un respect et d’une promotion de certains aspects
au moins de leur mode de vie ; par le biais également de la ségrégation ; et, parfois –
notamment dans les îles sous administration australienne ou néo-zélandaise –, en
restreignant la venue de migrants asiatiques, ou leurs rapports avec les autochtones. À
partir des années 1960, l’Australie et la Nouvelle-Zélande démantelèrent leurs
politiques de discrimination ‘raciale’, tandis que l’Empire se retirait petit à petit de ses
micro-territoires du Pacifique. À l’heure où Canberra et Wellington proclamaient
soudain la promotion de la diversité culturelle et ethnique, dans les années 1970, les
nouveaux États indépendants de la région envisageaient leurs propres politiques
identitaires. À quelques exceptions près, ils fondèrent leurs affirmations d’identité
nationale sur les « traditions » – nécessairement autochtones – tout en garantissant aux
citoyens non-indigènes l’égalité des droits civiques et politiques. Le multiculturalisme
officiel intégrant les minorités d’origine immigrée (en Australie, aux Fidji et en
Nouvelle-Zélande), ou simplement l’acceptation par les autorités de la diversité
ethnique, ne sont toutefois pas toujours en adéquation avec la revendication d’une
primauté blanche ou autochtone exprimée par une minorité conséquente – et parfois
violente – de la population.
NOTES
1. Toon VAN MEIJL, “The New Zealand Wars and the Maori King Movement”, in Donald DENOON,
(éd.), The Cambridge History of the Pacific Islanders, Cambridge: Cambridge University Press, 1997,
pp. 165-6.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
128
2. Geoffrey BLAINEY, “Australia Unlimited”, Boyer Lectures, Radio National, 11 novembre 2001,
[http://www.abc.net.au/radionational/programs/boyerlectures/lecture-1-australia-unlimited/
3501650#transcript]
3. James JUPP, The English in Australia, Cambridge: Cambridge University Press, 2004, pp. 68-9.
4. Michael KING, The Penguin History of New Zealand, Auckland: Penguin Books, 2003, p. 229.
5. George GREY, discours à la Chambre des Représentants, 1879, cité in Nigel MURPHY, “Joe Lum v.
The Attorney General: The Politics of Exclusion”, in IP, Manying (éd.), Unfolding History, Evolving
Identity : The Chinese in New Zealand, Auckland : Auckland University Press, 2003, p. 49.
6. “a home fit for the best of the Anglo-Saxon race – a White Man’s country”. William MASSEY, “A White
Man’s Country”, Empire Mail, vol. 13, n° 10, oct-nov 1924, p. 587.
7. Keith MURDOCH, “Australia Day : 133 years of progress”, The Times, 26 janvier 1921, p. 11.
8. M.L SHEPHERD,“White Australia : An Enduring Ideal”, lettre à l’éditeur du Times, 7 janvier
1922, p. 6.
9. Alfred DEAKIN, discours devant le Parlement fédéral, 12 septembre 1901, cité in KELLY, Paul,
The End of Certainty : Power, Politics & Business in Australia, St Leonards : Allen & Unwin, 1994, p. 3.
10. Vince MAROTTA, “The ambivalence of borders: the bicultural and the multicultural”, in John
DOCKER & Gerhard FISCHER, (éds.), Race, Colour & Identity in Australia and New Zealand, Sydney:
University of New South Wales Press, 2000, p. 180.
11. Anon., “Wellington’s Chinatown: Plague Spots of Asiatic Vice in Our Midst”, New Zealand
Times, 30 juin 1896, p. 2.
12. Brian MOLOUGHNEY, Tony BALLANTYNE, & David HOOD, “After Gold: Reconstructing Chinese
Communities, 1896-1913”, in Henry JOHNSON & Brian MOLOUGHNEY, Asia in the Making of New
Zealand, Auckland: Auckland University Press, 2006, pp. 72-4.
13. Francine TOLRON, La Nouvelle-Zélande : du duel au duo ?, Toulouse : Presses Universitaires du
Mirail, 2000, p. 210.
14. Anon., rapport accompagnant les données du recensement de 1921, 6ème partie : “Race aliens”,
p. 1.
15. James JUPP, The English in Australia, op.cit., pp. 120-1.
16. James JUPP, From White Australia to Woomera, Cambridge: Cambridge University Press, 2002,
p. 9.
17. James BELICH, Making Peoples: A History of the New Zealanders from Polynesian Settlement to the
End of the Nineteenth Century, Honolulu : University of Hawai’i Press, 1996, p. 315.
18. Gouvernement du Queensland, “The Australian South Sea Islander community”, p. 6, [http://
www.premiers.qld.gov.au]
19. Brian MURPHY, The Other Australia: Experiences of Migration, Cambridge : Cambridge University
Press, 1993, p. 23.
20. Ien ANG, “Asians in Australia : a contradiction in terms ?”, in John DOCKER, & Gerhard
FISCHER, (éds.), Race, Colour & Identity in Australia and New Zealand, op.cit., p. 126.
21. Francine TOLRON, La Nouvelle-Zélande : du duel au duo ?, op.cit., p. 130.
22. Geoffrey BLAINEY, The Tyranny of Distance, Melbourne: Sun Books, 1980 [1966], p. 203.
23. Bessie NG KUMLIN ALI,, Chinese in Fiji, Suva : University of the South Pacific, 2002, p. 29.
24. Circulaire du gouvernement aux autorités douanières, Home & Territories Department, 4 mars
1927, reproduite in La Trobe University, Asian Studies Program, “Example of material held in the
Boarding Branch Circulars detailing how the Dictation Test should be applied”, Digital Documents
Record, [http://www.latrobe.edu.au]
25. Anon., cité in Anon., “Labour Questions in Australia: ‘A White Australia’”, The Times, 3
septembre 1902, p. 6.
26. Anon., “Australia in the Pacific: The beginning of direct representation relations with the
‘Near North’”, The Times, 6 septembre 1941, p. 5.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
129
27. Donald DENOON, “New Economic Orders: Land, Labour and Dependency”, in Donald DENOON,
(éd.), The Cambridge History of the Pacific Islanders, op.cit., p. 244.
28. Traité de 1840 signé par des chefs maori et des représentants de la Couronne, permettant au
Royaume-Uni d’annexer la Nouvelle-Zélande en contrepartie de la reconnaissance de certains
droits aux autochtones.
29. Frank WELSH, Great Southern Land: A New History of Australia, Londres : Penguin, 2005, p.xxxiv.
30. Geoffrey BLAINEY, A Land Half Won, Melbourne: Sun Books, 1987, p. 93.
31. Peter BISKUP, Not Slaves Not Citizens, St Lucia: University of Queensland Press, 1979, p. 154.
32. George W. RUSDEN, History of New Zealand, Melbourne: Chapman & Hall, Ltd., 1883, p. 375.
33. James BELICH, Paradise Reforged: A History of the New Zealanders from the 1880s to the Year 2000,
Honolulu: University of Hawai’i Press, 2001, p. 189.
34. William MASSEY,cité in Anon., “Banning the undesirable: Immigration Restriction Bill”,
Auckland Star, 15 septembre 1920, p. 8.
35. Myrna E. TONKINSON, “Is It in the Blood? Australian Aboriginal Identity”, in Jocelyn
LINNEKIN & Lin POYER, Cultural Identity and Ethnicity in the Pacific, Honolulu: University of Hawai‘i
Press, 1990, p. 203.
36. Le terme renvoie à une forme de camaraderie fondée sur l’entraide, fréquemment invoquée,
du XIXe siècle à aujourd’hui, comme une valeur australienne primordiale.
37. Amendement de la loi Commonwealth Electoral Act de 1918.
38. Phillip KNIGHTLEY, Australia: a biography of a nation, Londres: Vintage, 2001, p. 261.
39. Ien ANG, “Asians in Australia: a contradiction in terms ?”, in John DOCKER & Gerhard
FISCHER, (éds.), Race, Colour & Identity in Australia and New Zealand, op.cit., p. 121.
40. Al GRASSBY, A Multi-Cultural Society for the Future, Canberra: Australian Government
Publishing Service, 1973.
41. Anon., “Multicultural laws could harm biculturalism – Carter”, Radio New Zealand, 28 juin
2008, [http://www.radionz.co.nz].
42. Arthur GORDON, cité in Margaret JOLLY, “Custom and the Way of the Land: Past and Present
in Vanuatu and Fiji”, in Robert BOROFSKY, (éd.), Remembrance of Pacific Pasts: An Invitation to
Remake History, Honolulu: University of Hawai‘i Press, 2000, p. 348.
43. Peter MITCHELL, cité in Stewart FIRTH, “Colonial Administration and the Invention of the
Native”, in Donald DENOON, (éd.), The Cambridge History of the Pacific Islanders, op.cit., p. 268.
44. Brij V. LAL, “The passage out”, in K.R., HOWE, Robert KISTE & Brij LAL,Tides of History : The
Pacific Islands in the Twentieth Century, Honolulu : University of Hawai‘i Press, 1994, p. 405.
45. Brij V. LAL, Islands of Turmoil: Elections and Politics in Fiji, Canberra : Australian National
University, Asia Pacific Press, 2006, p. 3.
46. A.A. RAGG, 1946, cité in John D. KELLY & Martha KAPLAN, Represented Communities: Fiji and
World Decolonization, Chicago : University of Chicago Press, 2001, p. 169.
47. Barrie MACDONALD, Cinderellas of the Empire: Towards a history of Kiribati and Tuvalu, Suva :
University of the South Pacific, 2001, p. 137.
48. Judith BENNETT, “Holland, Britain, and Germany in Melanesia”, in K.R. HOWE, Robert KISTE,
& Brij LAL, Tides of History, op.cit., p. 57.
49. Bessie NG KUMLIN ALI, Chinese in Fiji, op.cit., pp. 56-7.
50. H. Ian HOGBIN, Experiments in Civilization: The Effects of European Culture on a Native Community of
the Solomon Islands, New York: Schocken Books, 1970 [1939], p. 242.
51. Bill WILLMOTT, “Early History of the Chinese in Vanuatu: 1844-1944”, in Brian MOLOUGHNEY
& Jim NG, (éds.), Chinese in Australasia and the Pacific: Old and New Migrations and Cultural Change,
Dunedin: University of Otago, 1998, pp. 244-246.
52. Pierre Yves TOULLELAN & Bernard GILLE, De la Conquête à l’Exode : Histoire des Océaniens et de
leurs migrations dans le Pacifique, Tahiti : Au Vent des Îles, 1999, p. 181.
53. Ibid, p. 178.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
130
54. Donald DENOON, “New Economic Orders: Land, Labour and Dependency”, in Donald DENOON,
(éd.), The Cambridge History of the Pacific Islanders, op.cit., p. 160.
55. Pierre Yves TOULLELAN & Bernard GILLE, De la Conquête à l’Exode, op.cit., p. 177.
56. George RICHARDSON, “That Yellow Taint”, New Zealand Times, 28 février 1923, cité in F.Ben
LIUA‘ANA, “Dragons in Little Paradise: Chinese (Mis-)Fortunes in Samoa, 1900-1950”, The Journal
of Pacific History, vol. 32, n° 1, 1997, p. 34.
57. Joeli BALEDROKADROKA, “The Fijian Understanding of the Deed of Cession Treaty of 1874”,
Indiana University Digital Library, 2003, p. 52, [http://dlc.dlib.indiana.edu].
58. Pierre Yves TOULLELAN & Bernard GILLE, De la Conquête à l’Exode, op.cit., p. 178.
59. Maynard HEDSTROM, “Fiji Today: Fifty Years of British Rule”, The Times, 10 octobre 1924,
p. 11.
60. Élise HUFFER, Grands hommes et petites îles : la politique extérieure de Fidji, de Tonga et du Vanuatu,
Paris : Orstom, 1993, pp. 22-3.
61. John D. KELLY & Martha KAPLAN, Represented Communities, op.cit., p. 130.
62. Ibid, p. 169.
63. La population de Nauru en 1966 était de 6 048, dont seulement 2 921 autochtones. Nancy J.
POLLOCK, “Nauru’s Post-Independence Struggles”, in Brij V. LAL & Hank NELSON, (éds.), Lines
Across the Sea : Colonial Inheritance in the Post Colonial Pacific, Brisbane : Pacific History Association,
1995, p. 53.
64. Département d’État américain, “Background Note : Nauru”, [http://www.state.gov].
65. Bill WILLMOTT, The Chinese Communities in the Smaller Countries of the South Pacific: Kiribati,
Nauru, Tonga and the Cook Islands, Christchurch: Macmillan Brown Centre for Pacific Studies, 2007,
p. 35.
66. Electoral Amendment Act, 1990.
67. Uentabo NEEMIA, “Decolonization and Democracy in the South Pacific”, in Ron CROCOMBE,
Uentabo NEEMIA, Asesela RAVUVU & Werner VOM BUSCH, (éds.), Culture & Democracy in the South
Pacific, Suva : University of the South Pacific, 1992, p. 8.
68. Aigaletaule’ale’ā TAUAFIAFI, “Samoan elections : Tuilaepa perches on the cusp of history”,
Pacific Media Centre, 3 mars 2011, [http://pacific.scoop.co.nz].
69. Parlement des Samoa, “Members of Parliament 2011 – 2016”, [http://
www.parliament.gov.ws].
70. John D. KELLY & KAPLAN, Martha, Represented Communities, op.cit., pp. 130-3.
71. Jai Ram REDDY, in Constitutional Review Commission: Verbal Transcripts of Hearings, vol. 3, 24 août
1995, p. 5.
72. Vice-Président de la République des Îles Fidji de 2004 à 2006.
73. Joni MADRAIWIWI, “Governance in Fiji : The Interplay between Indigenous Tradition, Culture
and Politics”, in Stewart FIRTH, (éd.), Globalisation and Governance in the Pacific Islands, Canberra :
Australian National University, 2006, p. 294.
74. Vijay NAIDU, “The State of the State in Fiji: Some Failings in the Periphery”, in Ibid, p. 297.
75. Ministère des Affaires fidjiennes et de la Culture, [http://www.culture.gov.fj].
76. La plupart des Constitutions des États océaniens déclarent que la nation est fondée sur les
coutumes et les traditions autochtones, ancestrales.
77. Vanuatu Cultural Centre, [http://www.vanuatuculture.org].
78. Ministère de l’Éducation, des Sports et de la Culture, Social Studies Years 9-11 : Sāmoa Secondary
School Curriculum, janvier 2004, [http://www.mesc.gov.ws].
79. Michael SOMARE, discours prononcé le 16 septembre 2006, [http://www.pm.gov.pg].
80. Ann CURTHOYS, “An uneasy conversation : the multicultural and the indigenous”, in John
DOCKER & Gerhard FISCHER, (éds.), Race, Colour & Identity in Australia and New Zealand, op.cit.,
p. 28.
81. Ien ANG, “Asians in Australia: a contradiction in terms?”, in Ibid, p. 124.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
131
82. James JUPP, From White Australia to Woomera, op.cit., p. 56.
83. Fran KELLY, “Tampa issue improves Coalition election prospects”, Australian Broadcasting
Corporation, 4 septembre 2001, [http://www.abc.net.au].
84. Philippa MEIN SMITH, A Concise History of New Zealand, Cambridge : Cambridge University
Press, 2005, p. 246.
85. Sekhar BANDYOPADHYAY, “Reinventing Indian Identity in Multicultural New Zealand”, in
Henry JOHNSON & Brian MOLOUGHNEY, Asia in the Making of New Zealand, op.cit., p. 136.
86. Cette accusation est démentie par les études démographiques.
87. Pauline HANSON, discours prononcé le 10 septembre 1996, [http://nswonenation.com.au].
88. James JUPP, From White Australia to Woomera, op.cit., p. 135.
89. Jared SAVAGE & Leah HAINES, “Winston Peters’ last stand is a lost battle”, New Zealand Herald,
9 novembre 2008, [http://www.nzherald.co.nz].
90. Australian Bureau of Statistics, “Religious Affiliation”, [http://www.abs.gov.au].
91. Kim CAMBERG, “Long-term tensions behind Sydney riots”, British Broadcasting Corporation,
13 décembre 2005, [http://news.bbc.co.uk].
92. Francene NORTON, “Danna Vale recycles ‘populate or perish’ politics”, Australian Broadcasting
Corporation, 14 février 2006.
93. Anon., “Bar Africans with ‘diseases’, Hanson says”, Daily Telegraph, 6 décembre 2006, [http://
www.news. com.au/dailytelegraph].
94. Nick BRYANT, “Surf’s up for Australian Muslims”, British Broadcasting Corporation, 2 février
2007.
95. Anon., cité in Nick BRYANT, “Town moves against Islamic school”, British Broadcasting
Corporation, 26 mai 2008.
96. Anon., “One in 10 Tasmanians racist”, The Mercury, 29 septembre 2008, [http://
www.news.com.au/mercury].
97. Tonga Department of Statistics, “Population Census 2006: Social characteristics”, [http://
www.spc.int].
98. Département d’État américain, “Background Note : Samoa”, [http://www.state.gov].
99. Kiribati National Statistics Office, “Population by Ethnic Group and Island – 2005”, [http://
www.spc.int].
100. Programme des Nations unies pour le Développement, “Tuvalu”, [http://www.undp.org.fj].
101. A. Morgan TUIMALEALI‘IFANO, “Matai Titles and Modern Corruption in Samoa : Costs,
expectations and consequences for families and society”, in FIRTH, Stewart (éd.), Globalisation and
Governance in the Pacific Islands, op.cit.,
102. Anon., “Land Reform Bill not Samoan, says Samoa Party”, Radio New Zealand International,
30 avril 2008, [http://www.rnzi.com].
103. Anon., « Étude de faisabilité pour une Commission des droits de l’Homme au Samoa », ABC
Radio Australia (Brèves du Pacifique), 6 avril 2009, [http://24hdanslepacifique.com].
104. Anon., “Samoa MP accused of racism over anti-Chinese remark”, Radio New Zealand
International, 21 janvier 2005.
105. Batiri BATAUA, “Burning Of Truck In Tarawa A Sign Of Escalating Anti-Chinese
Sentiment ?”, Pacific Magazine, 20 septembre 2008, [http://www.pacificmagazine.net].
106. Anon., “Kiribati committee to probe immigration approvals”, Radio New Zealand International,
7 juin 2009.
107. Anon., “Tong re-elected Kiribati president”, ABC Radio Australia, 18 octobre 2007.
108. Anon., “The Chinese and Indians will take over: Stop it now or it will be too late”, Ko e Kelea,
vol. 7, n° 3, juin 1992, p. 1.
109. John HENDERSON, “China, Taiwan and the Changing Strategic Significance of Oceania”,
Revue Juridique Polynesienne, hors série n° 1, 2001, p. 157.
110. Anon., “Chinese in Tonga”, Matangi Tonga, 17 mars 2006, [http://www.matangitonga.to].
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
132
111. Anon., “No More Chinese!”, Tongatapu.net, 19 août 2000, [http://www.tongatapu.net.to].
112. Paul RAFFAELE & Matthew DEARNALEY, “Tonga to expel race-hate victims”, New Zealand
Herald, 22 novembre 2001.
113. Anon., “Editorial: Racist moves will rebound on Tonga”, New Zealand Herald, 23 novembre
2001.
114. Anon., “Pro-democracy supporters and youth take to the streets of Nuku‘alofa, damaging
and looting government and business offices”, Tonga Broadcasting Corporation, 16 novembre 2006,
[http://www.tonga-broadcasting.com].
115. Anon., “People of Havelu apologise to Chinese shop owner”, Tonga Broadcasting Corporation,
14 décembre 2006.
116. Anon., “Tonga’s king vows more democracy”, British Broadcasting Corporation, 23 novembre
2006.
117. Sujets de discussion : “Why Targeting the Chinese ?” [sic] ; “Leave the Chinese and Indians
alone – They contribute ! ! !”, Planet Tonga, novembre 2006, [http://www.planet-tonga.com/
forums].
118. Fiji Islands Bureau of Statistics, recensement de 2007, [http://www.statsfiji.gov.fj].
119. Ces hommes furent tous nommés sénateurs par des gouvernements de tendance nationaliste
autochtone. Bessie NG KUMLIN ALI, Chinese in Fiji, op.cit., pp. 195, 211.
120. Margaret JOLLY, “Custom and the Way of the Land: Past and Present in Vanuatu and Fiji”, in
Robert BOROFSKY (éd.), Remembrance of Pacific Pasts, op.cit., p. 354.
121. Michael ONG, “Fiji: May Elections and the New Government”, Current Issues Brief, n° 17,
Parliamentary Library (Australie), 29 juin 1999, [http://www.aph.gov.au].
122. Vanuatu Statistics Office, “Vanuatu Population Summary”, [http://
www.vanuatustatistics.gov.vu].
123. Ambassade de la République populaire de Chine au Vanuatu, “Chinese in Vanuatu”, [http://
www.vanuatu embassy.org.cn].
124. Bill WILLMOTT, “Early History of the Chinese in Vanuatu : 1844-1944”, in Brian
MOLOUGHNEY & Jim NG, (éds.), Chinese in Australasia and the Pacific, op.cit., p. 241.
125. Commonwealth des Nations, “Papua New Guinea – Society”, 2008, [http://
www.thecommonwealth.org].
126. Commonwealth des Nations, “Solomon Islands – Society”, 2008.
127. Paul SILLITOE, Social Change in Melanesia: Development and History, Cambridge : Cambridge
University Press, 2000, p. 15.
128. Parlement des Îles Salomon, “Members of the Sixth Parliament”, [http://
www.parliament.gov.sb].
129. Honiara se situe à Guadalcanal, où s’installent de nombreux migrants internes venus
d’autres provinces.
130. John D.WAIKO, A Short History of Papua New Guinea, Melbourne : Oxford University Press,
1993, p. 251.
131. Joe R. KANEKANE, “Governance, Globalisation and the PNG Media : A survival dilemma”, in
Stewart FIRTH, (éd.), Globalisation and Governance in the Pacific Islands, op.cit..
132. Rapport de la Commission d’enquête sur les troubles civils à Honiara en avril 2006
(Commission of Inquiry into the April 2006 Civil Unrest in Honiara), publié dans le Solomon Star,
20 septembre 2007, [http://www.solomonstarnews.com].
133. Anon., “Pacific Almanac 2007 : Solomon Islands”, Pacific Magazine.
134. Rapport de la Commission d’enquête sur les troubles civils à Honiara en avril 2006, op.cit..
135. Anon., “China’s fuel drive draws ire in Papua New Guinea”, Taipei Times, 9 juillet 2007,
[http://www.taipeitimes.com].
136. Phil MERCER, “Chinese targeted by PNG rioters”, British Broadcasting Corporation,
21 septembre 2007.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
133
137. Ilya GRIDNEFF, “More attacks at PNG’s Chinese run mine”, The Age, 11 mai 2009, [http://
news.theage.com.au].
138. Robert PALME, “Total mayhem”, Post Courier, 20 mai 2009, [http://www.postcourier.com.pg].
139. Pisai GUMAR, “Asian shops hit in Lae”, The National, 15 mai 2009, [http://
www.thenational.com.pg].
140. Rowan CALLICK, “Looters shot dead amid chaos of Papua New Guinea’s anti-Chinese riots”,
The Australian, 23 mai 2009.
141. Mekere MORAUTA, interrogé par ROBERTS, Greg, “Papua New Guinea [sic] vow to burn all
Asian shops”, The Australian, 29 mai 2009.
142. Liam FOX, “PNG intelligence agency warns of ethnic tensions”, Australia Network News,
6 novembre 2009, [http://australianetworknews.com].
143. Gratien TIONA, « Éditorial : Quel sera le sort de Ham Lini avec les Chinois ? », L’Indépendant,
7 mars 2005, [http://www.news.vu].
144. Sitiveni RABUKA, août 1990, cité in LAL, Brij V., Islands of Turmoil, op.cit., p. 105.
145. Sanjay RAMESH, “The Fijian Military’s ‘Clean Up’”, World Press, 2 février 2007, [http://
www.worldpress.org].
146. Constitution of the Sovereign Democratic Republic of Fiji, 1990.
147. Joeli BALEDROKADROKA, “The Fijian Understanding of the Deed of Cession Treaty of 1874”,
Indiana University Digital Library, op.cit., p. 52.
148. Constitution (Amendment) Act, 1997.
149. Brij V. LAL, Islands of Turmoil, op.cit., p. 188.
150. Sanjay RAMESH, “The Fijian Military’s ‘Clean Up’”, World Press, op.cit..
151. Anon., “Fiji interim PM restates constitution will be in place for 2014 polls”, Radio New
Zealand International, 21 juillet 2009.
152. National Council for Building a Better Fiji, Peoples [sic] Charter for Change, Peace and Progress, Suva,
15 décembre 2008, p. 18.
RÉSUMÉS
La tentation de fonder une affirmation identitaire nationale sur une adéquation entre ‘race’ et
nation a marqué les discours et les politiques en Océanie, à l’instar d’autres régions du monde.
Cet article se donne pour objectif d’analyser la manière dont l’impératif d’unité nationale s’y est
appuyé sur la perception ou la mise en avant d’une homogénéité non seulement culturelle mais
ethnique ou « raciale », accompagnée parfois de politiques d’exclusion des minorités. En
Australie et en Nouvelle-Zélande, la politique actuelle de promotion de la diversité culturelle fait
suite à une longue période d’accord bipartite sur la préservation de nations exclusivement
« blanches » et « britanniques ». Dans les îles du Pacifique, les politiques de discrimination sont
rares depuis l’indépendance – malgré des contre-exemples aux Fidji et à Nauru, pays dotés
d’importantes minorités d’origine étrangère–, mais l’image que se donnent ces nations repose
sur une homogénéité ethnoculturelle autochtone, où les minorités paraissent toujours
« étrangères ». En outre, des violences sinophobes, fruit d’un rejet de minorités chinoises trop
visibles, ont frappé ces dernières années plusieurs pays insulaires, comme en écho à des
violences similaires qui ont marqué autrefois l’Australie. Cette étude s’intéresse à la place
accordée aux minorités dans des pays du Pacifique partagés entre des nations sûres de leur
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
134
identité homogène, et celles tentant de bâtir une identité nationale multiculturelle encore
incertaine.
Discourses and politics in the Pacific, as in other regions of the world, have at times equated
‘race’ and nation as a basis for statements on national identity. The objective of this article is to
analyse the ways in which the requirement for national unity has been grounded, in that region,
on the perception or promotion not just of a cultural homogeneity, but also an ethnic or ‘racial’
one, sometimes reinforced by policies to exclude minorities. In Australia and New Zealand, the
current promotion of cultural diversity by the governments contrasts with a long-lasting, earlier
bipartisan agreement on the preservation of exclusively ‘White’ and ‘British’ nations. In the
Pacific islands, state-endorsed discrimination has been rare since independence –despite
counter-examples in Fiji and Nauru, two countries with sizeable minorities of foreign descent–,
but the self-image of these nations rests upon that of a homogenous indigenous ethnicity and
culture, wherein minorities appear permanently ‘foreign’. In addition, persons of Chinese origin,
part of an increasingly visible minority, have been subject to rejection, and even to racially
motivated violence, in several island countries in recent years – as though in echo to a similar
violence which once marked Australia. This study focuses on the place granted to minorities in
Pacific countries, divided between nations certain of their homogenous identity, and those
attempting to build a still uncertain form of multicultural national identity.
AUTEUR
ADRIEN RODD
Adrien Rodd est maître de conférences en civilisation britannique à l’Université de Versailles-St
Quentin, membre du laboratoire Suds d’Amériques. Ancien élève de l’École Normale Supérieure
de Cachan et agrégé d’anglais, il a soutenu en 2010 une thèse intitulée « Constructions
identitaires nationales et britannicité dans les pays du Commonwealth en Océanie ». Son centre
d’intérêt principal en recherche porte sur les problématiques identitaires dans les anciennes
colonies britanniques. Il a à son actif plusieurs articles et communications dans ce champ
d’études.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
135
Minorités ethniques et intégration enGrande-Bretagne dans la périoderécenteEthnic Minorities and Integration in the UK in Recent Years
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
136
Visibilités sikhe et musulmane auRoyaume-Uni : tentative decomparaisonSikh and Muslim Visibilities in the Uk: an Attempted Comparison
Vincent Latour
1 Au cours de la décennie passée (émeutes interethniques dans le Nord et les Midlands,
attentats du 11 septembre et du 7 juillet 2005), le débat politique, universitaire et
médiatique sur le multiculturalisme en tant que mode d’incorporation s’est focalisé de
manière quasi exclusive (voire, obsessionnelle) sur la place de l’Islam et des musulmans
dans la société britannique. À cet égard, le discours prononcé à Munich par David
Cameron le 5 février 2011, si abondamment commenté, illustre l’ampleur de cette
fixation, mais également sa permanence depuis les attentats du 11 septembre, voire
depuis l’affaire Rushdie. En effet, l’irruption de la « communauté musulmane » sur le
devant de la scène politico-médiatique britannique à la fin des années 1980 suite à la
publication des Versets Sataniques tend à occulter la mobilisation coordonnée et
constante des Sikhs du Royaume-Uni au cours des cinquante dernières années. Ils
devancèrent largement les musulmans et les autres groupes minoritaires issus de
l’immigration dans la formulation des demandes de reconnaissance culturelle.
2 Dix ans après les débuts de la remise en cause du « consensus multiculturel » né des
émeutes des années 1980, il semble opportun de s’interroger sur deux stratégies
distinctes de la visibilité, afin d’en identifier points de divergence et de convergence.
3 Cet article s’articulera autour de deux grandes parties. La première dressera un
historique de leur présence au Royaume-Uni et s’intéressera aux prémices des
visibilités musulmane et sikhe outre-Manche, notamment par le biais des aspects
cultuels. La deuxième tentera de mettre en parallèle les modalités de structuration
communautaire et de demande de reconnaissance publique de ces deux groupes, y
compris dans un contexte de remise en cause apparente du multiculturalisme1.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
137
Historique de la présence des deux groupes religieuxau Royaume-Uni et premiers pas vers la visibilité
4 Les musulmans du Royaume-Uni (environ 1,6 millions d’après le recensement de 20012,
mais qui pourraient être 2,4 millions selon des projections de novembre 20083, dans
l’attente des résultats du recensement de 2011) sont pour quasiment les trois quarts
(74 %) issus du sous-continent indien4. L’obédience très majoritaire en leur sein est le
sunnisme, au sein duquel deux grands groupes spécifiquement issus du sous-continent
indien se détachent. D’une part, les déobandis, (du nom de la ville de Déoband,
aujourd’hui dans l’état de l’Uttar Pradesh, dans le Nord de l’Inde), qui revendiquent
l’héritage d’un grand juriste des premiers siècles de l’islam, l’imam Abou Harifa (45 %
des lieux de culte). D’autre part, les barelwis, qui se réclament d’un mouvement lancé
en 1880, notamment dans le but de contrer certains courants réformistes (25 % des
mosquées britanniques). Les salafistes (6 %) et mawdudistes (3,3 %) sont, par contraste,
très minoritaires. On trouve également diverses écoles de pensée de tradition sunnite
très minoritaires, ainsi que des Chiites (4,5 % des mosquées), souvent originaires d’Iran,
Irak, du Liban, du Yémen ou du Koweït.5 Il est à noter que les ismaéliens, minorité
musulmane indo-pakistanaise très bien intégrée du point de vu socio-économique au
Royaume Uni6, appartiennent à une branche du chiisme.
5 Même si dès le XVIIIe siècle des marins de confession musulmane originaires du Bengale
ou du Gujarat séjournèrent sporadiquement dans les grandes villes portuaires
(Liverpool, Bristol, Cardiff ou Londres), la première vague importante d’installation (le
plus souvent temporaire) de musulmans remonte à la deuxième partie du règne de
Victoria, puisqu’on estime que 70 à 80 000 Yéménites, marins pour l’essentiel,
séjournaient en Angleterre dans les années 1870, leur circulation étant beaucoup plus
aisée depuis l’ouverture du Canal de Suez en 1869.
6 Les Sikhs sont aujourd’hui un peu plus de 20 millions dans le monde (dont quelque
19 millions en Inde). La plus grosse communauté sikhe en dehors de l’Inde vit au
Royaume-Uni, avec, selon le recensement de 2001, 336 179 représentants7, 389 000 selon
une estimation de novembre 2008.8 Le Sikhisme, religion syncrétique dérivée de
l’Hindouisme et de l’Islam, mais aussi de diverses mouvances philosophiques ou
spirituelles indiennes, a pour berceau historique le Pendjab (où vivent 14 millions et
demi des Sikhs indiens), d’où est issue la quasi-totalité des Sikhs de la diaspora présente
au Royaume-Uni, au Canada, aux États-Unis, en Malaisie, en Thaïlande, Singapour ou
Hong Kong. C’est un prédicateur, Nanak, qui fonda le sikhisme au début du XVIe siècle.
Il créa le village de Kartarpur, entouré de sikhs (disciples). Le Sikhisme adopta la
tradition martiale et égalitaire des jats, anciens éleveurs nomades sur les terres
desquels de nombreux villages sikhs furent fondés. L’enseignement de Nanak reposait
notamment sur la foi en un dieu unique, éternel, tout puissant, sans forme ni attribut.
Après la mort de Nanak, neuf gurus dits « fondateurs » se succédèrent, chacun
contribuant à l’édification du sikhisme : le premier successeur de Nanak, Angad,
inventa l’écriture gurmukhi, dans laquelle sont écrits les textes religieux des Sikhs et
avec laquelle ils écrivent le pendjabi. C’est le dernier guru, Gobind (1666-1708) qui
institua « les cinq k », les préceptes les plus connus du sikhisme : barbe et cheveux non
coupés (kes) et retenus par un peigne (kangha), une petite épée (kirpan), un bracelet de
métal (kara) et une culotte courte (kaach).9 Le turban, quant à lui, constitue un enjeu
symbolique, identitaire et politique primordial, mais ne fait toutefois pas partie, à
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
138
proprement parler, des prescriptions du sikhisme.10 Il existe, par ailleurs, un certain
nombre de tabous séculaires, toujours en vigueur chez les Sikhs orthodoxes :
consommation de tabac et de viande d’animaux tués selon le rite musulman, ainsi que
rapport sexuels avec des femmes musulmanes. Les hommes sikhs ajoutèrent Singh
(« lion ») à leur patronyme, et les femmes, Kaur (« princesse »). Ce sont ces mots qui
permettent de distinguer les noms des hommes et des femmes, dans la mesure où, dans
ce groupe religieux, il n’existe pas de prénoms masculins ou féminins.
7 Loyaux à la Couronne lors de la Révolte des Cipayes (1857), les Sikhs bénéficièrent d’un
recrutement préférentiel dans l’armée des Indes. Cette fidélité leur valut l’animosité
durable des hindous et musulmans, mais elle créa, selon Gurharpal Singh, un « lien
anglo sikh »11 privilégié, fondé sur le respect mutuel. Si la réalité de cette relation est
sujette à caution12, elle fut longtemps inculquée aux jeunes Britanniques, comme en
témoigne ce passage, extrait d’un manuel à la gloire des forces armées britanniques
destiné aux enfants et largement diffusé dans le premier quart du XXe siècle, The
Wonder Book of Soldiers for Boys and Girls :
It is a mistake to suppose that when the tragedy of the Mutiny occurred, everynative regiment sided with the rebels. […] Our chief help, perhaps, came from theFrontier and Punjab battalions; and also from the Sikh troops. Indeed, but for theirdevoted assistance in the dark days of’57, it is doubtful if the British flag would stillbe flying in India, as the white soldiers were immensely outnumbered by thefollowers of Nana Sahib13.
8 Le Maharajah Duleep Singh, dernier souverain du royaume sikh du royaume du Pendjab
chassé du pouvoir par la East India Company, fut le premier Sikh à s’installer outre-
Manche, en 1849, même s’il s’était converti au christianisme avant son arrivée en
Angleterre. Dunleep Singh, surnommé le « Prince noir », percevait une pension très
conséquente de l’India Office et menait grand train à Elveden Hall, domaine du Suffolk
dont il fit l’acquisition en 1863, où il côtoyait aristocrates et capitaines d’industrie. Il
envisagea même un temps de se présenter à la Chambre des Communes, avant d’en être
dissuadé par la Reine Victoria elle-même14.
9 Sans surprise, la construction et le contrôle des gurdwaras et des mosquées allaient
figurer parmi les enjeux initiaux des visibilités sikhe et musulmane dans la seconde
moitié du XXe siècle15, période au cours de laquelle on vit véritablement Sikhs et
musulmans s’installer et s’organiser outre-Manche, selon des modalités tantôt
comparables, tantôt différentes.
Mosquées et gurdwaras
10 À l’inverse des Sikhs, qui constituaient un groupe clairement identifié (bien qu’à de
nombreux égards méconnu) depuis l’époque coloniale, les musulmans en tant que tels
n’étaient pas perçus comme un groupe distinct. À de rares exceptions près16, les
sciences sociales les considéraient au premier chef comme des Indiens, Pakistanais et,
plus tard, Bangladais ou, encore, « Asiatiques » (Asians).
11 En ce qui concerne les lieux de culte, on assista à l’ouverture de mosquées et gurdwaras
« pionnières » bien avant les débuts de l’immigration de masse. L’aménagement des
premières « mosquées » (le plus souvent dans des maisons particulières, comme ce fut
le cas à Cardiff, où la première « mosquée » du pays ouvrit en 1860) fut motivé par la
présence d’une forte communauté yéménite dans le dernier tiers de l’ère victorienne,
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
139
mais, également, par l’initiative d’une poignée de convertis, comme Henry Quilliam, qui
fonda le Liverpool Muslim Institute en 1889. La même année, à Woking, était inaugurée la
première mosquée construite à dessein sur des plans de l’orientaliste d’origine
hongroise Gottlieb Wilhem Meitner, financée par des mécènes indo-musulmans.
Pendant la Première Guerre mondiale, c’est à proximité de cette mosquée qu’allait être
installé le premier cimetière militaire musulman, afin d’inhumer les milliers de soldats
de l’Empire morts au combat.17 Pendant la Deuxième Guerre, en 1941, la mosquée de
l’East End fut inaugurée à Londres, même si contrairement à la Grande Mosquée de
Paris, inaugurée en 1926, elle n’avait pas ni le statut, ni la stature d’une grande
mosquée centrale18.
12 Au tournant du XXe siècle, nombre de jeunes Indiens des classes aisées séjournaient à
Londres, dont quelques Sikhs, qui fondèrent en 1908 la première association sikhe du
royaume, Khalsa Jatha of the British Isles (KJBI) affiliée à la Chief Khalsa Divan (CKD), basée
à Amritsar et alors principale association sikhe du Pendjab. Les Sikhs de la KJBI levèrent
des fonds, en Angleterre et en Inde, afin de fonder une gurdwara à Londres. Une maison
fut d’abord louée à Putney en 1911, avant l’achat d’un immeuble situé Sinclair Road,
dans le quartier de Shepherd’s Bush, qui après une modification architecturale totale,
devint en 1913 la première véritable gurdwara du pays 19. Traditionnellement, la
gurdwara joue un rôle politique fondamental au Pendjab, où fut fondé dans les années
1920 le SGPC (Shiromani Gurwara Prabandak Committee), instance chargée de gérer les
gurdwaras, souvent surnommée le « Parlement sikh » et dotée d’une aile politique, le
SAD (Shiromani Akali Dali), principal parti politique sikh du Pendjab depuis 1925.
13 Ces lieux de culte pionniers, bien que hautement symboliques, ne doivent pas occulter
le fait que pendant plusieurs décennies, les deux groupes religieux utilisèrent pour
l’essentiel des lieux de prière informels, notamment dans des maisons particulières.
Olivier Esteves fait remarquer que le manque de moyens n’était pas la seule raison à
cela : les immigrés pakistanais ou indo-musulmans, souvent seuls en Grande-Bretagne,
percevaient leur présence comme temporaire et ne voyaient pas la nécessité de
construire des mosquées, qui de toutes les manières, au-delà de considérations
financières et de l’attitude souvent hostile des autorités à l’égard de tels projets,
auraient été disproportionnées compte tenu du nombre de fidèles potentiels20.
14 De la même manière, Singh et Singh Tatla observent que, en raison du nombre encore
réduit de Sikhs, la gurdwara de Shepherd’s Bush demeura la seule du pays jusqu’au
début des années 1950. Comme chez les musulmans, les lieux de culte informels
dominèrent les années 1950 et le début des années 1960 (malgré l’aménagement, voire,
la construction de quelques gurdwaras, comme ce fut le cas à Bristol, dans le quartier de
Easton, dès 1958). L’accélération de l’immigration en raison de l’imminence des
restrictions induites par le Commonwealth Immigrants Act de 196221, conjuguée au
développement du regroupement familial puis à l’arrivée de Sikhs chassés des
anciennes colonies d’Afrique de l’Est en vertu des politiques dites « d’indigénisation »,
décuplèrent en vingt ans le nombre de Sikhs présents outre-Manche (de 7 000 en 1951 à
72 000 en 197122) et créèrent donc de nouveaux besoins en termes de lieux de culte dans
les localités ou quartiers où ils étaient les plus représentés, les « petits Pendjabs » :
Slough, Hounslow, Ealing (Southall), Wolverhampton ou encore, Gravesham, par
exemple23.
15 La deuxième moitié des années 1960 et les années 1970 furent caractérisées par l’achat
d’immeubles plus conséquents, le plus souvent délabrés, situés dans des inner cities dans
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
140
lesquels (ou en lieu et place desquels) furent installées des gurdwaras. Dans les années
1980, les gurdwaras existantes allaient fréquemment être modifiées ou agrandies (en
1981, le nombre de Sikhs avaient doublé en l’espace de dix ans, passant à 144 000)24. Par
ailleurs, sous l’impulsion de factions dissidentes mues par des rivalités de caste, on
commençait à assister à l’apparition de nouveaux lieux de culte. Depuis les années 1990,
la tendance est à la construction de gurdwaras beaucoup plus grandes, comme la Sri
Guru Singh Sabha Gurdwara, (SGSSGS), inaugurée dans le quartier de Southall à Londres,
en 2003. D’une capacité de trois mille fidèles, elle est la plus grande gurdwara en dehors
de l’Inde25. En 2006, il existait deux cent quatorze gurdwaras au Royaume Uni (cent
quatre-vingt-dix-neuf en Angleterre, trois au Pays de Galles, onze en Ecosse et une en
Irlande du Nord), contre une seule en 1951.
16 Sans surprise, chez les musulmans pakistanais et indiens, c’est également la perspective
de la fin de l’immigration de masse, au tournant des années 1960 et le développement
du regroupement familial par la suite qui sont à l’origine de l’augmentation du nombre
de fidèles et donc, de mosquées26. L’arrivée des East African Asians dans les années 1960
et 1970, quant à elle, a eu un impact démographique bien moindre que pour les Sikhs et
les Hindous, car les populations originaires du sous-continent indien installées au
Kenya, en Ouganda, en Tanzanie ou au Malawi comptaient peu de musulmans. Comme
pour les gurdwaras, l’installation des mosquées, de taille généralement beaucoup plus
conséquente que les lieux de culte pionniers mentionnés plus haut s’accéléra dans les
années 1970 : Manchester (1971-1972), Birmingham (1975), Londres (Mosquée centrale
de Regent’s Park, 1977) etc.27.
17 Il est à noter qu’à l’instar des gurdwaras , les mosquées (qui hébergeaient nombre
d’associations cultu(r)elles) étaient souvent construites ou aménagées dans des inner
cities où immeubles et terrains étaient relativement accessibles et où, en outre, vivaient
de nombreux immigrés. Dans ces quartiers, lieux de culte musulmans et sikhs avaient
parfois été précédés par des synagogues construites dans les années 1930, lorsque s’y
installèrent des Juifs d’Europe centrale et orientale qui fuyaient les persécutions
antisémites : ce fut le cas à Easton, inner city de Bristol, où une synagogue fondée dans
l’entre-deux-guerres côtoie mosquées et gurdwara. Ce schéma a prévalu dans de
nombreuses villes et le nombre de mosquées est estimé aujourd’hui à 159528, contre 600
en 199029.
Inhumation
18 Parmi les autres demandes exprimées assez tôt par les immigrés de confession
musulmane figurait en bonne place la prise en compte des spécificités de l’inhumation
dans l’islam (ensevelissement dans les vingt-quatre heures suivant le décès, orientation
de la tête du défunt vers la Mecque, absence de cercueil, notamment) à une époque où
le « mythe du retour », encore vivace dans les années 1970, s’estompait peu à peu30 et
où, par conséquent, commençait à se poser la question de l’enterrement des
musulmans au Royaume-Uni. Si cette préoccupation émergea vraiment dans les années
1980 avant de prendre une ampleur inédite dans les années 1990, elle s’était néanmoins
ponctuellement posée avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. En dehors du
cimetière attenant à la mosquée de Woking, le premier carré musulman fut créé en
1937 à South Shields31, non loin de Newcastle-upon-Tyne. Cinq ans plus tard, à
Birmingham, une Anglaise mariée à un musulman indien, Mary Amirullah, fit
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
141
campagne pour la création d’un carré musulman, au sein du cimetière de Lodge Hill,
demande à laquelle la municipalité accéda en 1942, Jusqu’alors, dans les cimetières
paroissiaux, les rares musulmans étaient enterrés, comme tous les autres non-
anglicans, dans le carré réservé aux non-conformistes. Dans les cimetières municipaux,
ils l’étaient dans la section générale mais sans aucun signe distinctif32.
19 La question de l’inhumation ne se posa pas pour les Sikhs, en raison de la pratique
généralisée de la crémation (proscrite chez les musulmans) et de la dispersion des
cendres, le plus souvent dans des rivières ou dans la mer, mais aussi, parfois, dans un
lieu auquel le défunt était attaché33. La crémation sur des bûchers funéraires à ciel
ouvert, qui est la norme pour les Sikhs (et les Hindous) en Inde est interdite au
Royaume Uni, en vertu du Cremation Act de 1902. Bien que rares, des entorses à la loi ont
été commises, comme en 2006, lorsque la famille de Rajpal Mehat avait procédé dans
l’illégalité à sa crémation34. Néanmoins, une décision de la Court of Appeal rendue en
février 2010 risque de faire jurisprudence, puisque ce tribunal a reconnu à Davender
Ghai, leader religieux hindou, le droit d’être incinéré sur un bûcher à ciel ouvert35.
Cette décision ouvre donc la voie à de nouvelles demandes similaires, bien qu’elles
demeurent marginales et que la plupart des incinérations de Sikhs (et d’Hindous) aient
lieu dans des crématoriums classiques.
20 La prochaine partie portera sur les avancées dont musulmans et Sikhs ont bénéficié au
cours des dernières décennies. Elle comparera l’affirmation identitaire et la
construction communautaire de ces deux groupes religieux et analysera l’impact des
rapports avec la société dominante dans ce processus.
Modalités de mobilisation communautaire etreconnaissance publiqueLes affaires Rushdie & Behzti
21 Dans les années 1980, on assista à un frémissement dans l’apparition d’associations
musulmanes, qui, fréquemment, constituaient les branches de mouvements
transnationaux, implantés dans les pays musulmans ou dans des pays occidentaux où
vivaient désormais d’importantes populations musulmanes. Parmi elles, on pourra citer
Young Muslims (1984), émanation d’un mouvement transnational qui lança une
association équivalente en France en 1987 (Jeunes Musulmans de France) et Hizb ut-Tahrir
(1986), association controversée et teintée de radicalisme, branche du mouvement
éponyme fondé à Jérusalem en 1953.
22 Ces associations apparurent surtout à partir du milieu des années 1980, au terme d’une
période marquée par les émeutes urbaines de l’ère Thatcher, qui s’étalèrent de 1980 à
198536. Ces incidents, qui impliquèrent essentiellement de jeunes Noirs originaires de la
Caraïbe, servirent de caisse de résonnance aux revendications culturelles jusqu’alors
peu coordonnées de ce groupe et signala l’entrée dans le « multiculturalisme »,
transition facilitée par l’existence d’une matrice différentialiste mise en place par les
travaillistes dans les années 1960 et 197037.
23 Quasi absents des émeutes urbaines du début et du milieu des années 1980, les
Pakistanais, Bangladais et Indiens musulmans eurent, eux aussi, leur crise structurante,
qui les fit émerger en tant que « musulmans » : l’affaire Rushdie. Cette crise eut une
dimension internationale et même, transnationale. Elle éclata en 1988 avec la
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
142
publication de Versets sataniques et culmina en février 1989 avec la fatwa de Khomeiny,
le leader iranien, appelant à l’exécution de l’auteur anglo-indien. Le refus du
gouvernement Thatcher d’interdire les Versets sataniques et celui de la Chambre des
Lords d’appliquer à l’islam38 les lois séculaires sur le blasphème, radicalisa une partie
des musulmans britanniques, qui accepta la fatwa et, peu à peu, s’érigea en
communauté39, même si Olivier Esteves observe qu’une majorité de musulmans fut tout
autant choquée par l’ouvrage de Rushdie que par la fatwa de Khomeiny40.
24 L’affaire Rushdie conféra aux musulmans britanniques une visibilité jusqu’alors inédite
et en fit une menace aux yeux de l’opinion, qui pour la première fois vraiment,
commença à les percevoir en tant que groupe religieux distinct (ce qui était déjà le cas
des Sikhs, et, dans une moindre mesure, des Hindous). Du jour au lendemain,
Pakistanais et Bangladais devinrent non seulement des musulmans, mais aussi, pour
une bonne partie de l’opinion, des extrémistes. Une partie de la mobilisation et de
l’action collective nées de la publication des Versets sataniques prit d’emblée une
tournure assez radicale, certes minoritaire mais amplement relayée dans les médias,
comme les propos désastreux de Iqbal Sacranie (leader national qui émergea lors de
cette crise), qui semblaient justifier la condamnation à mort de Salman Rushdie41. Un
autodafé eut lieu dans les rues de Bradford en janvier 1989, un mois avant la fatwa. Les
images de cet événement eurent, là aussi, un effet calamiteux, en créant des tensions
dans le monde musulman, et en convainquant nombre de Britanniques de la
dangerosité d’un groupe jusqu’alors invisible et désormais réduit à son identité
religieuse supposée. Les associations musulmanes laïques ou interconfessionnelles qui
condamnèrent ouvertement la fatwa et défendirent la liberté d’expression42 furent pour
l’essentiel ignorées par les grands médias nationaux qui cédèrent au sensationnalisme.
La crise contribua à la notoriété d’associations telles que the Bradford Council of
Mosques43, une des premières structures qui chercha à mobiliser les musulmans en tant
que groupe spécifique, à l’instar du Islamic Party of Britain, parti politique musulman
créé en 1989 et dont l’impact fut néanmoins minime.
25 Les centaines d’associations, le plus souvent locales et de petite taille, créées en
réaction à l’affaire Rushdie cherchèrent à se fédérer. Désunies et novices en politique,
les associations existantes au début de la crise n’avaient su faire suffisamment pression
sur les pouvoirs publics pour obtenir l’interdiction de l’ouvrage controversé. C’est à cet
effet que des structures temporaires furent créées, regroupant des associations le plus
souvent très conservatrices et des militants très majoritairement originaires du sous-
continent indien : UKACIA (United Kingdom Action Committee on Islamic Affairs) créée fin
1988, au tout début de la crise puis le NICMU (National Interim Committee on Muslim
Unity), en 1994 et qui deux ans après décida de la création d’une grande instance
représentative, le Muslim Council of Britain (MCB), officiellement lancée en 1997 avec le
soutien du gouvernement britannique, qui ne lui accorda toutefois pas de monopole sur
la représentation de l’islam44.
26 Même il ne s’agit évidemment pas de réduire la visibilité et l’affirmation identitaire
musulmanes à la seule affaire Rushdie ou de nier l’impact d’événements ultérieurs
(Guerres du Golfe, de Bosnie, d’Irak et d’Afghanistan, caricatures de Mahomet), il
demeure que la crise suscitée par la publication des Versets sataniques fut de loin la plus
structurante, puisque c’est celle qui donna corps à une « communauté » (même si son
homogénéité est illusoire) jusqu’alors faiblement identifiée et constituée. De nombreux
commentateurs ont dressé un parallèle entre la crise suscitée par les Versets sataniques
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
143
et celle déclenchée en 2004, en plein débat sur le rôle de la religion dans la vie publique
par la pièce de théâtre Behzti (déshonneur, en pendjabi), souvent qualifiée d’« affaire
Rushdie sikhe »45, même si ces deux affaires intervinrent à des moments très différents
dans la structuration des deux communautés. L’auteure de Behzti, Gurpreet Kaur Bhatti,
sikhe elle-même, avait placé l’action de sa pièce dans une gurdwara, théâtre d’aventures
homosexuelles, viols et finalement, d’un meurtre perpétré à l’aide d’un kirpan, la petite
épée rituelle sikhe. Avant la première représentation, des représentants du Conseil des
gurdwaras de Birmingham firent part de leur inquiétude au Repertory théâtre de
Birmingham où la pièce devait être jouée. Conviés à une lecture de la pièce, ils
demandèrent à ce que l’action ne se déroule pas dans une gurdwara, mais dans un
centre communautaire. La direction du théâtre n’accéda pas à cette demande, qui,
selon elle, s’apparentait à une tentative de censure. Le soir de la première, le 18
décembre 2004, des échauffourées eurent lieu en marge d’une manifestation organisée
à l’appel des associations sikhes de la ville et regroupant 400 personnes. Un groupe
s’introduisit dans le théâtre, obligeant l’évacuation de 800 personnes (des familles, pour
l’essentiel), qui assistaient à un spectacle de Noël. Trois policiers furent blessés et trois
manifestants, interpelés. Le théâtre décida de déprogrammer les représentations,
tandis que Gurpreet Kaur Bhatti, menacée, dut se cacher et être placée
momentanément sous la protection de la police, comme Rusdhie quinze années
auparavant. Fiona MacTaggart, ministre du gouvernement Blair et députée de Slough,
refusa de critiquer la violence, tout en soulignant que la manifestation constituait « un
signe de liberté d’expression, qui fait éminemment partie de la tradition
britannique »46. Presse et médias audiovisuels s’emparèrent de l’affaire, provoquant un
nouveau débat sur la liberté d’expression. De nombreux artistes et intellectuels
exprimèrent leur soutien à la dramaturge dans les colonnes du Guardian.47 Salman
Rushdie lui-même critiqua la déprogrammation de la pièce, ainsi que la déclaration de
Fiona MacTaggart, emblématique, selon lui, de l’ambivalence du New Labour à l’égard de
la liberté d’expression, alors que les conservateurs l’avaient soutenu au moment de
l’affaire Rushdie48.
27 Néanmoins, la comparaison entre les deux affaires a ses limites. En effet, une lecture
moins superficielle des modes de mobilisation des deux groupes religieux révèle que le
caractère soudain et relativement unique de l’affaire Rushdie (qui se solda par un
échec) se distingue des crises multiples qui ont opposé les Sikhs à la société dominante
et dont la campagne victorieuse contre Behzti a été un des derniers avatars. Les
paragraphes suivants proposeront une lecture à rebours de cette lutte des Sikhs pour la
visibilité et la reconnaissance. Ils en analyseront les principaux épisodes et
comporteront des éléments de comparaison avec les musulmans lorsque cela sera
pertinent.
Des crises à répétition et un fonctionnement par à-coups :mode d’affirmation identitaire des Sikhs
28 Bien avant les Antillais et les musulmans, pourtant bien plus nombreux qu’eux, et
même, bien avant le tournant des années 1980, qui signala l’entrée dans le
multiculturalisme à proprement parler, les Sikhs surent se mobiliser et faire pression
sur les autorités afin d’affirmer leur identité. Cette mobilisation fut essentiellement le
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
144
fait des Sikhs kesh-dari, c’est-à-dire, ceux qui ne se coupent ni cheveux ni barbe et
portent le turban. C’est précisément au nom du droit à porter le turban que quatre
campagnes s’enchaînèrent sur trois décennies.
29 La première campagne des turbans s’étala sur dix ans au total, à Manchester
(1959-1966) puis Wolverhampton (1967-1969). À l’origine de la première phase cette
campagne, le refus de la régie municipale des transports de Manchester de recruter un
contrôleur sikh, G.S. Sagar, en raison du turban qu’il portait. La toute récente gurdwara
de Manchester le soutint et mena une campagne de longue haleine (appels au boycott
des bus de la ville, manifestations etc.). Finalement, après d’âpres débats, le Council de
Manchester reconnut le droit des Sikhs à porter leur turban dans l’exercice de leurs
fonctions en 1966, un an après l’adoption du premier Race Relations Act et l’année même
où Roy Jenkins, Home Secretary de Harold Wilson, donna sa définition de l’intégration,
rejetant toute tentative d’« uniformisation » culturelle49.
30 La deuxième phase de cette campagne eut lieu dans les Midlands en 1967, à
Wolverhampton, dont une des circonscriptions, Wolverhampton South West, était alors
celle de Enoch Powell. Tarsem Singh Sandhu, chauffeur de bus sikh qui avait les
cheveux courts lors de son recrutement par le Council, revint au travail coiffé d’un
turban au terme d’un congé maladie, ce qui lui valut d’être licencié pour violation du
code vestimentaire de la compagnie. La campagne qu’il lança en réaction à cette
décision, revêtit une dimension locale, nationale et même, transnationale. Locale car,
ayant manifestement mal jaugé le personnage, la Indian Workers’Association de
Wolverhampton sollicita, en vain, Enoch Powell afin qu’il intervienne auprès de la
municipalité50. Nationale, car dans son célèbre discours apocalyptique de 1968, le ténor
conservateur fit spécifiquement référence aux revendications culturelles sikhes, en
citant, pour apporter de l’eau à son moulin, les propos du travailliste John Stonehouse,
alors ministre du gouvernement Wilson :
‘The Sikh communities' campaign to maintain customs inappropriate in Britain ismuch to be regretted. Working in Britain, particularly in the public services, theyshould be prepared to accept the terms and conditions of their employment. Toclaim special communal rights (or should one say rites?) leads to a dangerousfragmentation within society. This communalism is a canker; whether practised byone colour or another it is to be strongly condemned.' All credit to John Stonehousefor having had the insight to perceive that, and the courage to say it51.
31 Transnationale, car à l’issue de deux marches pacifiques qui rassemblèrent 5 000 Sikhs
à Wolverhampton, un leader communautaire local, Sohan Singh Jolly, menaça de
s’immoler par le feu, le 13 avril 1969, deux ans après le début du différend. Cette
menace suscita l’intervention du Haut-Commissaire indien, qui alerta le Council et le
gouvernement des répercussions que ce suicide pourrait avoir en Inde. Suite à cette
intervention, les règles furent changées, quatre jours avant l’expiration de l’ultimatum
de Singh Jolly.
32 Cette victoire sembla remise en question par l’entrée en vigueur, le 1er juin 1973, d’une
loi rendant obligatoire le port du casque pour les motocyclistes (Section 32 du Road
Traffic Act de 1972), ce qui obligeait donc les motards sikhs à ôter leur turban et donna
lieu à la deuxième campagne des turbans (1973-1976). Après la fin de non-recevoir
opposée à une délégation reçue au Ministère du Transport, la campagne monta en
puissance, un candidat sikh se présentant même à Ealing lors de l’élection générale de
1974, avec pour tout programme l’obtention d’une dérogation pour ses
coreligionnaires. Ce candidat, Baldev Singh Chahal, avait préalablement saisi la High
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
145
Court, qui avait confirmé que les Sikhs étaient bien soumis à la loi, concluant en
substance que c’était leur religion et non pas la loi britannique qui les empêchait de
conduire une moto. La Cour Européenne des Droits de l’Homme, également saisie,
conclut que l’interférence éventuelle avec la liberté religieuse était justifiée par des
impératifs de sécurité et de santé52.
33 Le gouvernement travailliste de Harold Wilson finit par accorder cette exemption, avec
le Motor-Cycle Crash Helmets (Religious exemption) Act en 1976, année de l’adoption du
troisième Race Relations Act. Elle fut par la suite confirmée sous les conservateurs, en
1988 (Road Traffic Act). Ce débat, bien que largement symbolique compte tenu du
nombre très limité de motocyclistes parmi les Sikhs kesh-dari, eut un écho important et
illustrait bien les clivages émergents au sein de la société britannique au sujet du
« multiculturalisme », même si le terme n’avait pas encore cours outre-Manche. Pour
protester contre la dérogation accordée aux Sikhs deux motards « chrétiens » se
coiffèrent d’un turban pour piloter leur deux-roues, l’un d’entre eux étant même coiffé
de ce couvre-chef lors de son procès53.
34 La troisième campagne des turbans débuta en 1978 et se conclut en 1983 par une
décision de justice décisive dans le processus de construction communautaire des Sikhs
de Grande-Bretagne, et, au-delà, à travers le monde. Un élève sikh, Gurinder Singh
Mandla qui souhaitait poursuivre sa scolarité dans un établissement privé de
Birmingham, Park Grove School, vit sa candidature rejetée, car son turban contrevenait
aux règles de l’école en matière d’uniforme. Le père de l’adolescent porta plainte pour
discrimination raciale auprès de la Commission for Racial Equality. L’instance utilisa cette
affaire pour tester la notion de discrimination indirecte54, concept identifié deux ans
auparavant par le Race Relations Act de 1976. En première instance, la county court rejeta
la plainte au motif que le port du turban ne constituait qu’une pratique religieuse,
étrangère donc à toute discrimination raciale55. Cette décision fut confirmée en 1982
par la Cour d’appel, dont le Président tourna en ridicule la plainte déposée :
The right not to be discriminated against must give way to the beliefs and free willof others. If persons wish to insist on wearing bathing suits, they cannot reasonablyinsist on admission to a nudist colony; similarly people who passionately believe innudism cannot complain if they are not accepted on ordinary bathing beaches56.
35 L’affaire Mandla mobilisa énormément au Royaume-Uni, où se déroulèrent de
nombreuses manifestations à Birmingham et Londres, dont une de 40 000 personnes à
Hyde Park, en octobre 1982. Elle mobilisa également au Pendjab, où le SAD, principal
parti sikh qui faisait alors campagne pour une plus grande autonomie politique des
Sikhs, en fit un symbole. La Commission for Racial Equality et la famille Mandla saisirent
la Chambre des Lords, qui, le 23 mars 1983, donna raison aux plaignants et reconnut
aux Sikhs57 le statut de groupe ethnique, en raison d’une longue histoire commune, qui
les distingue des autres groupes et d’une tradition culturelle spécifique, souvent mais
pas exclusivement associée à la pratique religieuse. Cette décision historique conférait
donc aux Sikhs, à l’instar des Juifs, le statut double de minorité religieuse et raciale,
reconnu depuis à aucun autre groupe religieux, hindous et musulmans compris. Cette
victoire allait ouvrir aux Sikhs de nouveaux droits et exemptions, même si clairement
la lutte se poursuivait, conformément à la stratégie de l’à-coup et de la victoire
symbolique.
36 La dernière campagne des turbans à ce jour s’est achevée à la fin de l’ère Thatcher,
lorsque par le biais de la Section 11 du Employment Act de 1989 le gouvernement accorda
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
146
aux Sikhs employés du secteur de la construction une dérogation relative au port du
casque de chantier, obligatoire depuis 197958. Cette concession, qui intervint en pleine
affaire Rushdie, fit suite à une campagne très habilement menée par la British Sikh
Association dans les gurdwaras et la presse pendjabie. Lorsqu’elle fut remise en cause par
une directive européenne sur le port obligatoire de casques de chantiers par les
travailleurs censée entrer en vigueur en 1992, le Royaume-Uni négocia une exception,
qui ne s’appliquait qu’aux travailleurs du bâtiment, en raison du nombre important de
Sikhs dans ce secteur (40 000 environ, à l’époque)59.
Place des Sikhs et des musulmans dans le systèmescolaire
37 L’issue de Mandla Vs Dowell Lee avait montré que la place des Sikhs dans le système
scolaire constituait un élément moteur dans leur affirmation identitaire et leur
reconnaissance par la société dominante. Comme nous allons le voir, l’école continue à
jouer ce rôle, pour les Sikhs, mais aussi pour les musulmans. Si l’immense majorité des
Sikhs fréquentent des écoles d’État (et pour certains, des écoles privées ou sous-contrat
non-sikhes) il existe aussi plusieurs écoles sikhes privées, notamment dans les Midlands
et dans la région de Londres. En 1999, l’une d’entre elles, Guru Nanak Sikh College, à
Hillingdon, Londres, fondée en 1993, fut la première à recevoir des financements
publics, avant d’être rejointe en 2006 par un établissement de Slough (localité qui, avec
ses 10 000 Sikhs, fait partie des « Petits Pendjabs »).
38 Les écoles musulmanes privées, quant à elles, ont vu leur nombre fortement augmenter
dans les années 1990 et 2000, même si in fine, les 115 écoles recensées n’accueillent
qu’1 % des élèves de confession musulmane60. Les premières demandes de financement
public furent formulées par des établissements musulmans à la fin des années 1980. Le
gouvernement Blair accéda aux deux premières demandes en 1998. On compte
aujourd’hui huit établissements musulmans « sous contrat », l’apparition
d’établissements confessionnels que Tony Blair entendait un temps promouvoir ayant
été sérieusement contrariée par les heurts interethniques de l’été 2001, les attentats du
11 septembre et le virage « intégrationniste » qui les a suivis.
39 La question du code vestimentaire de certains musulmans a suscité moins de
controverses chez les garçons musulmans que chez leurs homologues sikhs, dans la
mesure où, a priori ils sont moins concernés par le port de signes religieux.
Ponctuellement, néanmoins, le port d’une barbe fournie chez des garçons de 17-18 ans
a pu être controversé dans certains établissements. La question du voile islamique pour
les filles n’est pas jugée problématique en soi, mais, au cours des dernières années, des
mesures ont été prises pour autoriser les chefs d’établissement à interdire le port de
voiles intégraux61(ou, du moins, très couvrants) et on a assisté à des exclusions
définitives d’élèves ou à des licenciements d’enseignantes pour ce motif62. Cette fermeté
relative ne doit cependant pas occulter le fait que des aménagements, parfois très
significatifs, ont été mis en place au cours des dernières années afin d’aider les élèves
musulmans qui le souhaitent à mieux vivre leur foi au sein des écoles d’État. En 2007, le
Muslim Council of Britain, principale instance représentative musulmane, a publié un
guide destiné aux chefs d’établissement, recommandant, entre autres, que le port du
voile islamique ou de la barbe soit toléré, que filles et garçons soient autorisés à porter
un survêtement plutôt qu’un short en cours d’éducation physique etc. Ce fascicule
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
147
préconisait également l’aménagement de salles de prière, y compris de salles non-
mixtes si des élèves, leurs parents ou des enseignants musulmans en formulaient la
demande63. De nombreux établissements ont accédé à de telles revendications, même
lorsqu’elles étaient marginales, comme Fairfield High, par exemple, à Bristol, qui, en
outre, a décidé de relayer dans l’enceinte de l’établissement les appels à la prière du
vendredi pendant la période de Ramadan64, en contradiction flagrante tant avec les
objectifs de la community cohesion, qu’avec la fermeté affichée par ailleurs envers
d’autres pratiques culturelles ou coutumes musulmanes.
40 Malgré les victoires acquises par les Sikhs à la faveur des diverses campagnes des
turbans, l’autorisation sous certaines conditions du port du kirpan65 dans les écoles
britanniques peut légitimement laisser perplexe, surtout au vu du débat de ces dernière
années sur la présence inquiétante de couteaux dans les établissements scolaires outre-
Manche66 et le projet du gouvernement Brown, finalement peu appliqué, d’installer des
détecteurs de métaux à l’entrée des écoles67. Cette exemption surprenante, justifiée au
nom du Race Relations (Amendment) Act de 2000, est laissée à la discrétion du chef
d’établissement, qui doit rencontrer les élèves concernés et leurs parents et leur
conseiller le port d’un kirpan symbolique, en plastique. En cas de refus, le port d’un
kirpan métallique à bout arrondi est proposé. Si la famille s’y oppose, un vrai kirpan est
autorisé à titre dérogatoire et sous diverses conditions. La taille et le type du kirpan est
alors déterminée entre le chef d’établissement et la famille, le maximum autorisé étant
de 8 pouces (soit 20,32 cm), lame incluse. Il est à noter que ce port n’est autorisé que
pour les Sikhs dits baptisés, les amrit-dhari, comme en atteste le texte suivant, daté de
juin 2010 et émanant de l’autorité locale de Milton Keynes, dans le Buckinghamshire :
If a Kirpan is worn in school it should be:- restricted to pupils who have gone through the Amrit Pahul ceremony;- sheathed and secured, so that it cannot be withdrawn in school. This may besoldered or sewn into a purpose-made pouch;- hidden at all times, worn under clothing and bound to the body with a long strapof fabric (kamarkassa) […]- securely locked up by the school if removed by a pupil for whatever reason. […]68.
41 Bien que la distinction entre sphère publique et sphère privée, qui régit la place de la
religion en France, soit infiniment plus perméable outre-Manche et que les
établissements privés, sous contrat et même publics soient très majoritairement
confessionnels, on ne peut être que très surpris que collèges ou lycées d’Etat exigent un
« certificat de baptême » afin de valider l’autorisation de porter un kirpan, même si le
port de cet attribut symbolique illustre une nouvelle fois le combat de longue haleine
mené par les Sikhs pour la reconnaissance de leurs spécificités culturelles. En effet,
aussi surprenant que cela puisse paraître, une exemption accordée aux employés
d’aéroport pour leur permettre de porter le kirpan dans l’exercice de leur fonction par
le gouvernement Thatcher en 1979 et confirmée en 1988 demeure également valable
dans le contexte hyper-sécuritaire de l’après-11 septembre69, malgré le tollé qu’une
telle dérogation a suscité au sein des syndicats de pilotes de ligne.
Conclusion
42 Au vu de cet état des lieux partiel et des pistes de comparaison ébauchées dans cet
article, il apparaît que chacune des communautés a réussi un tour de force : les
musulmans, celui d’émerger en tant que communauté en l’espace de quelques années,
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
148
voire quelques mois à peine, même si cette visibilité s’est effectuée au prix d’une
stigmatisation et d’une suspicion durables ; les Sikhs celui, très paradoxal, de devenir
de plus en plus visibles du point de vue ethnique et religieux, tout en restant, dans une
grande mesure, invisibles aux yeux de l’opinion et, pour l’essentiel, absents du discours
politique contemporain critique à l’égard du multiculturalisme, qui tend à se focaliser
exclusivement sur la place de l’islam et des musulmans au Royaume-Uni et à ignorer la
question du communautarisme sikh, pourtant pas toujours exempt de dérapages,
comme lors de l’affaire Behzti en 2004.
43 Même s’il ne s’agit pas de nier la réalité de certains aménagements dont ont pu
bénéficier les musulmans, y compris dans le contexte de l’après-11 septembre, on a tout
de même l’impression que les autorités britanniques jugent les revendications sikhes
beaucoup moins problématiques que celles des musulmans. On peut légitimement se
demander si, par exemple, la question du kirpan aurait été traitée de la même manière
si cette petite épée avait été l’attribut d’une minorité de musulmans.
44 Quelles sont donc les raisons de cette différence d’attitude et de l’efficacité redoutable
de l’action collective des Sikhs du Royaume-Uni ?
45 Tout d’abord, le fameux lien séculaire anglo-sikh remontant à l’époque coloniale ne
saurait être négligé, même s’il semble avoir été largement construit a posteriori. En
deuxième lieu, l’homogénéité culturelle, linguistique et ethnique des Sikhs est sans
commune mesure avec celle des musulmans et a également joué un rôle dans
l’efficacité de l’action collective de ce groupe, même si les clivages et rivalités
(notamment de castes) qui traversent les Sikhs du Royaume-Uni sont très souvent sous-
estimés et trouvent d’ailleurs une illustration dans les difficultés rencontrées par les
instances représentatives sikhes. En effet, les diverses tentatives pour créer une
instance représentative relativement consensuelle et reconnue des pouvoirs publics a
échoué. Si diverses fédérations (Sikh Human Rights Group, Network of Sikh Organisations,
Sikh Secretariat) affirment parler au nom de l’ensemble de la communauté, c’est le
factionnalisme qui domine. À tout pendre, l’instance qui a établi les contacts les plus
constants avec le gouvernement semble être la Sikh Federation, bien qu’elle n’ait jamais
atteint l’influence et la relative légitimité dont put se prévaloir le Muslim Council of
Britain sous les deux premiers mandats de Tony Blair (1997-2005), période où l’instance
parvint à convaincre le gouvernement d’ajouter une question sur l’affiliation religieuse
dans le recensement, alors que par contraste, à ce jour, les associations sikhes n’ont pu
obtenir la création d’une catégorie ethnique « Sikh » qui leur permettrait de ne pas se
définir comme « Indien ». Troisièmement, les Sikhs, bien que beaucoup moins
nombreux que les musulmans (et que les Antillais) ont su d’emblée se mobiliser, sans
doute parce que ce groupe, en Inde70 comme dans les anciennes colonies britanniques
d’Afrique de l’Est où plusieurs dizaines de milliers s’étaient implantés à l’époque
impériale, a toujours constitué une minorité, avec tous les réflexes de défense qu’un tel
statut implique. À cet égard, on se souviendra par exemple des réactions de la
minuscule communauté sikhe de France au moment de l’annonce puis de l’entrée en
vigueur de la loi de 2004 sur les signes religieux dans les établissements scolaires
publics. La stratégie des Sikhs outre-Manche est, comme nous l’avons vu, celle de la
crise permanente et de l’à-coup, chaque victoire (dont la portée peut parfois passer
pour symbolique, voire anecdotique, comme dans le cas des casques de moto) leur
ayant permis d’affirmer leur identité et d’asseoir davantage leur présence au Royaume-
Uni. La dernière raison découle directement de la précédente : il s’agit d’une
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
149
communauté numériquement moins importante que la « communauté musulmane », et
donc, sans doute, moins anxiogène, surtout si l’on garde à l’esprit que la gestion d’une
masse numérique problématique a été au cœur du couplage des politiques
d’immigration avec des mesures d’intégration dès le début des années soixante et que
la peur de voir le Royaume-Uni submergé par des populations et/ou des cultures
différentes est une constante du discours xénophobe britannique, de Enoch Powell à
Nick Griffin, en passant par Margaret Thatcher et Winston Churchill Junior.
NOTES
1. En raison du format imparti, les questions socio-économiques, qui, à elles seules pourraient
justifier un article entier, ne seront pas (ou très peu) abordées.
2. Focus on Religion, London : Office of National Statistics, 2004, [http://www.statistics.gov.uk/
downloads/theme_compendia/for2004/FocusonReligion.pdf] (lien actif le 1er juin 2011).
3. Richard KERBAJ, « Muslim Population rising ‘ten times faster than the rest of society’», The
Times, 30 January 2009. [http://www.timesonline.co.uk/tol/news/uk/article5621482.ece]
4. Soit : 43% de Pakistanais / Britanniques d’origine pakistanaise ; 16% de Bangladais /
Britanniques d’origine bangladaise ; 8% d’Indiens / Britanniques d’origine indienne ; 6% d’autres
« Asiatiques » (originaires notamment du Sri Lanka ou d’Afghanistan) Source : Focus on Religion,
[http://www.statistics.gov.uk/downloads/theme_compendia/for2004/ FocusonReligion.pdf], p.5
5. [http://www.muslimsinbritain.org/resources/masjid_report.pdf] (lien actif le 20 mai 2011)
6. Comme en témoigne le somptueux Ismaili Centre de Londres (South Kensington) inauguré en
1985 par Margaret Thatcher.
7. On en compte 278 000 au Canada, 250 000 aux États-Unis, mais à peine 4000 en France. Source :
Gurharpal SINGH & Darshan SINGH TATLA, Sikhs in Britain : The Making of a Community, London /
New York : Zed Books, 2006, p. 32.
8. Richard KERBAJ, « Muslim Population rising ‘ten times faster than the rest of society’ », The
Times, 30 January 2009. [http://www.timesonline.co.uk/tol/news/uk/article5621482.ece]
9. Denis MATRINGE, « Sikhs », CD-ROM Universalis Version 4, (Paris : Encyclopaedia Universalis,
1998).
10. SINGH & SINGH TATLA, p. 127.
11. SINGH & SINGH TATLA, p. 130.
12. Ainsi, en 1919, Akali Dal (« Armée de l’Eternel »), une organisation prônant le retour aux
sources du sikhisme, obtint une victoire importante contre les mahants, religieux corrompus à
qui les Britanniques avaient confié la gestion de leurs temples. Beaucoup de Sikhs entrèrent dans
le mouvement national, pris en tenaille entre un Congrès très majoritairement hindou et la
Muslim League de Jinnah.
13. Harry GOLDING, The Wonder Book of Soldiers for Boys and Girls, third edition, London : Ward Lock
& Co Limited, 1922, p. 120.
14. SINGH & SINGH TATLA, p. 44.
15. SINGH & SINGH TATLA, p. 69.
16. Voir par exemple Patricia JEFFERY, Migrants and Refugees :Muslim and Christian Pakistani
Families in Bristol, Cambridge : CUP, 1976.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
150
17. Nada AFIOUNI, " Les cimetières britanniques à l'image du multiculturalisme britannique?" in
Sexe, Race et Mixité, Michel PRUM (dir), Paris : L'Harmattan, collection “Racisme et eugénisme”,
2011.
18. La Central Mosque de Londres n’allait être inaugurée qu’en 1977.
19. SINGH & SINGH TATLA, p. 70.
20. Olivier ESTEVES, De l’invisibilité à l’islamophobie : les musulmans britanniques (1945-2010), Paris :
Presses Universitaires de Sciences Po, 2011, p. 90.
21. On a alors de beat-the-ban immigration pour désigner cette course contre la montre.
22. Ceri PEACH & Richard GALE, ‘Muslims, Hindus and Sikhs in the New Religious Landscape of
England’, The Geographical Review, 93:2, 469-90, cité dans Singh & Singh Tatla, p. 58
23. SINGH & SINGH TATLA, p. 63.
24. Ibid.
25. SINGH & SINGH TATLA, p. 69.
26. Olivier ESTEVES, De l’invisibilité à l’islamophobie : les musulmans britanniques (1945-2010), op.cit.,
p. 91.
27. Ibid., p. 92
28. « UK Mosque Statistics », 16 March 2011 [http://www.muslimsinbritain.org/resources/
masjid_report.pdf] (lien accessible le 15 juin 2011).
29. Olivier ESTEVES, De l’invisibilité à l’islamophobie : les musulmans britanniques (1945-2010), op.cit.,
p. 93.
30. Ibid., pp. 69-85.
31. Nada AFIOUNI, « Les cimetières britanniques à l'image du multiculturalisme britannique? » in
Sexe, Race et Mixité , Michel PRUM (dir), Paris, L'Harmattan, collection “Racisme et eugénisme”,
2011.
32. Ibid.
33. « Commemorating death in Staffordshire : Sikh funerals » [http://
www.staffspasttrack.org.uk/exhibit/ilm/Mourining%20and%20Remembrance/
Types%20of%20funerals/Sikh%20Funerals.htm] (lien acessible le 15 juin 2011)
34. Sam JONES, « Police say Sikh funeral pyre may have broken cremation laws », The Guardian,
Thursday 13 July 2006.
35. Jerome TAYLOR, « Hindu healer wins funeral pyre battle », The Independent, Wednesday,
10 February 2010. [http://www.independent.co.uk/news/uk/home-news/hindu-healer-wins-
funeral-pyre-battle-1895116.html].
36. On pourrait y ajouter les émeutes de Southall, le 23 avril 1979, qui eurent lieu quelques jours
avant l’élection de Margaret Thatcher (4 mai 1979), bien qu’elles aient eu une physionomie assez
différente : heurts violents entre militants d’extrême droite et manifestants antiracistes dans un
quartier où réside une des plus fortes concentrations de populations originaires du sous-
continent indien du pays.
37. Pour plus de détail, voir Vincent LATOUR, « Les métamorphoses du multiculturalisme
britannique », Revue Française de Civilisation Britannique, Volume XIV N° 3, Le défi multiculturel en
Grande- Bretagne, sous la direction de Gilbert MILLAT, Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle,
décembre 2007.
38. Le délit de blasphème ne fut cependant aboli qu’en 2008, avec l’adoption du Criminal Justice and
Immigration Act.
39. Anthony MC ROY, From Rushdie to 7/7. The Radicalisation of Islam in Britain, London: Social
Affairs Unit, 2006, p. 2
40. Olivier ESTEVES, op. cit., p. 145.
41. « Rushdie broke Islamic Pact », The Guardian, 17 December 1991.
42. Stella ETCHEPARE , «Ruptures et dissensions au sein de la communauté musulmane
britannique: quand les musulmans mettent en garde contre les dérives intégristes », Lucienne
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
151
Germain & Didier Lassalle (dir.), Les relations interethniques dans l’aire anglophone: entre
collaboration(s) et rejet(s), Paris : L’Harmattan, 2009, p. 69.
43. John SOLOMOS, Race and Racism in Britain (2nd edition), London: Macmillan, 1993, p. 223.
44. D’autres associations, radicales mais « participationnistes » (c'est-à-dire ne rejetant pas le
dialogue avec les pouvoirs publics) ont été consultées à plusieurs reprises : Islamic Human Rights
Commission, Muslim Association of Britain, Mawdudist Network ; Muslim Public Affairs
Committee etc.
45. SINGH & SINGH TATLA, p. 138.
46. SINGH & SINGH TATLA, p. 140. (traduction de l’auteur)
47. « Theatre community defends 'courageous' Birmingham Rep », The Guardian, Tuesday 21
December 2004, [http://www.guardian.co.uk/uk/2004/dec/21/arts.religion]
48. SINGH & SINGH TATLA, p. 140.
49. Pour plus de détails, voir Vincent LATOUR, « La communauté musulmane : une émergence tardive mais
une installation durable dans le paysage politique et institutionnel britannique », Hérodote n° 137, revue
de géopolitique, «Géopolitique des Iles britanniques », sous la direction de Béatrice Giblin et Yves Lacoste.
Paris : Edition La Découverte, juin 2010.
50. SINGH & SINGH TATLA, p. 127.
51. « Enoch Powell's 'Rivers of Blood' speech », The Daily Telegraph, 6 November 2007. [http://
www.telegraph.co.uk/comment/3643826/Enoch-Powells-Rivers-of-Blood-speech.html] (lien actif
le 17 juin 2011).
52. POULTER, Ethnicity, Law and Human Rights, 293-297, cité dans SINGH & SINGH TATLA, p. 129.
53. SINGH & SINGH TATLA, p. 130.
54. La candidature de l’élève n’avait pas été rejetée parce qu’il était sikh mais parce qu’il portait
un turban.
55. SINGH & SINGH TATLA, p. 132.
56. All England Law Report, Vol. 3, London : Butterworth & Co, 1983, 1062, cité dans SINGH & SINGH
TATLA, p. 132.
57. Justifiant ainsi l’emploi d’une majuscule pour le substantif.
58. « Any attempt to wear a safety helmet…..[which] would , by virtue of any statutory provision or rule of
law, be imposed on a Sikh who is on a construction site shall not apply to him at any time when he is
wearing a turban.», cité dans SINGH & SINGH TATLA, p. 134.
59. SINGH & SINGH TATLA, p. 135.
60. Rob BERKELEY (with research by Savita Vija), Right to Divide? Faith Schools and Community
Cohesion, London : Runnymede Trust, December 2008. [http://www.runnymedetrust.org/
uploads/publications/Summaries/RightToDivide-Summary.pdf] (lien actif le 17 juin 2011)
61. Patrick WINTOUR, « Minister gives schools right to ban Muslim veil », The Guardian,
Tuesday 20 March 2007. (17 juin 2011).
62. En 2003, Shabina Begum alors âgée de 13 ans, fut exclue d’un établissement de Luton, Denbigh
High School, pour port du jilbab (qui n’occulte pas le visage mais dissimule l’ensemble de corps et
la chevelure). L’élève gagna son procès contre l’école en première instance, avant de perdre en
appel puis à la Chambre de Lords, qui, en mars 2006, jugea que son exclusion ne contrevenait pas
au Human Rights Act de 1998. Avec prudence, les Lords dirent que ce jugement n’avait ni portée
générale, vocation à se prononcer sur les prescriptions vestimentaires en vigueur chez les
musulmans. [http://www.publications.parliament.uk/pa/ld200506/ldjudgmt/jd060322/
begum-1.htm] (17 juin 2011). Par ailleurs, en novembre 2006 Aishah Azmi fut licenciée pour port
du niqab par l’autorité locale de Kirklees qui l’employait en qualité d’auxiliaire d’enseignement
avant d’être déboutée à deux reprises par la justice. A l’occasion de l’affaire Azmi Vs Kirklees
MBC, le Premier ministre Tony Blair commenta, contrairement à la coutume, la décision de
justice pour dire qu’il approuvait le licenciement de la jeune femme.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
152
63. Towards Greater Understanding. Meeting the needs of Muslim pupils in state schools. Information and
Guidance for Schools, London: MCB, 2007, p. 26. [http://www.mcb.org.uk/downloads/
Schoolinfoguidancev2.pdf] (17 juin 2011).
64. Pour plus de détails, voir Vincent LATOUR, Revue Hérodote n° 137, juin 2010.
65. Petite épée faisant partie des cinq préceptes du sikhisme (« les cinq k »). Elle est l’attribut
exclusif des amrit-dhari, parfois appelés « Sikhs baptisés » (baptised Sikhs).
66. Voir par exemple Judith KNEEN,« Why do so many young people carry knives? », The
Guardian, Tuesday 13 June 2006. [http://www.guardian.co.uk/education/2006/jun/13/
learnlessonplans.secondaryschools] (lien accessible le 5 juin 2011).
67. Rosa PRINCE, « Metal detectors in schools to stop knife crime », Daily Telegraph, 21 January
2011.
68. « Key Messages concerning the Kirpan (a ceremonial sword in Sikhism): Guidance for
Schools », [www.miltonkeynes.gov.uk/.../
Guidance_on_Wearing_the_Kirpan_for_schools_May_2010.doc] (lien accessible le 17 juin 2011).
69. À condition, toutefois, que la lame soit dissimulée sous les vêtements et que le kirpan ne
puisse pas être arraché.
70. Les vingt millions de Sikhs y représentent environ 2% de la population totale (soit 20 millions
environ). Leur statut légal de minorité au Pendjab, le berceau historique de cette religion est en
revanche controversé, depuis que la Cour Suprême indienne a refusé de leur reconnaître ce
statut en 2008.
RÉSUMÉS
Au cours de la décennie passée (émeutes interethniques dans le Nord et les Midlands, attentats
du 11 septembre et du 7 juillet 2005), le débat politique, universitaire et médiatique sur le
multiculturalisme en tant que mode d’incorporation s’est focalisé de manière quasi exclusive
(voire, obsessionnelle) sur la place de l’Islam et des musulmans dans la société britannique. A cet
égard, le discours prononcé à Munich par David Cameron le 5 février 2011, si abondamment
commenté, illustre l’ampleur de cette fixation, mais également sa permanence depuis les
attentats du 11 septembre, voire depuis l’affaire Rushdie. En effet, l’irruption de la
« communauté musulmane » sur le devant de la scène politico-médiatique britannique à la fin
des années 1980 suite à la publication des Versets Sataniques tend à occulter la mobilisation
coordonnée et constante des Sikhs du Royaume-Uni au cours des cinquante dernières années. Ils
devancèrent largement les musulmans et les autres groupes minoritaires issus de l’immigration
dans la formulation des demandes de reconnaissance culturelle.
Dix ans après les débuts de la remise en cause du « consensus multiculturel » né des émeutes des
années 1980, il semble opportun de s’interroger sur deux stratégies distinctes de la visibilité, afin
d’en identifier points de divergence et de convergence.
Cet article s’articulera autour de deux grandes parties. La première dressera un historique de
leur présence au Royaume-Uni et s’intéressera aux prémices des visibilités musulmane et sikhe
outre-manche, notamment par le biais des aspects cultuels. La deuxième tentera de mettre en
parallèle les modalités de structuration communautaire et de demande de reconnaissance
publique de ces deux groupes, y compris dans un contexte de profonde remise en cause
apparente du multiculturalisme.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
153
Over the past decade (interethnic riots in the North and the Midlands, 9/11 et 7/7/2005), the
political academic and media debate on multiculturalism as a mode of incorporation has focused
almost exclusively (or indeed, obsessively) on the place of Islam and Muslims in British society.
David Cameron’s Munich speech (5 February 2011), which has been so abundantly commented
upon, illustrated the extent of that focalisation, as well as its permanence since 9/11 or indeed,
since the Rushdie Affair. As a matter of fact, the sudden emergence of the ‘Muslim community’ to
the fore of the British political and media scene at the end of the 1980s following the publication
of Rushdie’s Satanic Verses has tended to overshadow the Sikhs’ remarkably consistent and co-
ordinated mobilisation over the past fifty years. Indeed, they preceded Muslims and other
minority groups in the formulation of cultural demands.
A decade after the beginning of the questioning of the ‘multicultural consensus’, it seems both
relevant and timely to look into two distinct visibility strategies, in order to identify both
divergences and convergences. This paper will be divided into two parts. First, a historical record
of the presence of Sikhs and Muslims in Britain shall be drawn, with a special reference to
worship-related aspects, which provided early signs of both communities’ visibility across the
Channel. Then, part two shall endeavour to compare the Sikhs’ and Muslims’ modes of
community mobilisation and the way each group has managed to formulate cultural demands,
including in a context characterised, seemingly, by a profound questioning of multiculturalism.
AUTEUR
VINCENT LATOUR
Vincent Latour est Maître de conférences en civilisation britannique à l’Université Toulouse 2 -
Le Mirail et membre de l’équipe EEE (Europe, Européanité, Européanisation, FRE 3392/CNRS). Ses
travaux s’inscrivent dans une démarche comparatiste et portent notamment sur la gestion de la
diversité en Grande-Bretagne et en Europe. Parmi ses dernières publications, on notera sa
contribution à l’ouvrage collectif Les politiques de la diversité. Expériences anglaise et américaine,
(« Bristol : un multiculturalisme moribond »), sous la direction de Denis Lacorne, Emmanuelle Le
Texier & Olivier Esteves, Paris : Presses Universitaires de Science Po, avril 2010, ou à la Revue
Hérodote (« Conditions de l’émergence et de l’installation durable de la communauté musulmane
dans le paysage politique et institutionnel britannique »), Hérodote n° 137, « Géopolitique des Iles
britanniques », sous la direction de Béatrice Giblin et Yves Lacoste. Paris : Edition La Découverte,
juin 2010. Il dirige par ailleurs, depuis 2010, le séminaire de l’équipe Europe, Européanité,
Européanisation sur les signes religieux dans l’espace public en Europe.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
154
L’insertion professionnelle desjeunes issus de l’immigration :enjeux et politiques publiques enGrande-Bretagne et en FranceHelping Ethnic Minority Youth in the Labour Market: Problems and Policies in
Britain and France
Corinne Nativel
NOTE DE L’AUTEUR
L’auteure tient à remercier Francesca Froy et Lucy Pyne du Programme LEED de l’OCDE
pour leur autorisation à diffuser une partie des résultats de l’étude « Fulfilling Promise »
dans le cadre de cet article ainsi que John Blackmore, le directeur d’Action Acton pour
le partage de ses données. Mes remerciements vont également aux professionnels de
l’action sociale et aux jeunes ayant pris part à l’étude ainsi qu’à Nick Palmer du Office for
National Statistics pour la mise à disposition de données du Labour Force Survey.
In ten years’time, ethnic minority groups should
no longer face disproportionate barriers to
accessing and realising opportunities for
achievement in the labour market.1
It is a tragedy that, when the economy was
booming and New Labour was in its pomp and
power, the government was unwilling to focus
specifically on disproportionately high levels of
black and Muslim youth unemployment.2
1 L’insertion professionnelle des jeunes issus de l’immigration revêt des enjeux
considérables des deux côtés de la Manche. Dans les deux pays, les enfants d’immigrés
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
155
subissent de fortes « pénalités », qui se traduisent par des difficultés d’accès ou de
progression sur le marché du travail, tout particulièrement en raison de
discriminations ethno-raciales et de relégation dans des quartiers urbains défavorisés.
Les recensements, enquêtes et statistiques de l’INSEE et de l’INED en France et de
l’Office National des Statistiques en Grande-Bretagne indiquent que le taux de chômage
de ces jeunes est en moyenne systématiquement deux fois supérieur à celui de leurs
homologues blancs, même lorsque la conjoncture s’améliore. Lorsqu’elle se détériore,
comme c’est le cas depuis 2008, ils sont nettement plus touchés et leur avenir est
durablement compromis. Avant d’approfondir et d’étayer ces propos, il conviendrait en
tout premier lieu de préciser nos questionnements et hypothèses.
Insertion et intégration : opposition ou convergencedes modèles ?
2 Depuis une dizaine d’années, le chômage et l’insertion professionnelle des jeunes et des
travailleurs immigrés reçoivent une attention considérable au sein de l’analyse des
politiques publiques. On constate toutefois que ces populations font rarement l’objet
d’un « décloisonnement », puisque les descendants d’immigrés sont implicitement
inclus dans l’une ou l’autre catégorie. De plus, les rares ouvrages et travaux consacrés à
l’insertion professionnelle des jeunes issus de minorités ethniques et de l’immigration3
traitent essentiellement de la question au prisme de l’État-nation, de son modèle
d’intégration et de ses institutions, sans pour autant adopter de perspective
comparative4. L’état des savoirs dans le domaine de l’étude comparative des politiques
d’intégration pourrait a priori nous amener à formuler l’hypothèse d’une divergence
entre la Grande-Bretagne et la France. En effet, le postulat encore très répandu consiste
à opposer le modèle multiculturel britannique favorisant la prise en compte de la
diversité ethnique sur le marché du travail au modèle français fondé sur la citoyenneté
républicaine et le droit commun qui exclut toute distinction de race ou d’origine. La
confrontation de ces deux modèles pourrait laisser présager des contrastes saisissants
quant aux dispositifs retenus en matière d’insertion et d’accompagnement vers et dans
l’emploi. Existe-t-il par conséquent une nette opposition entre d’un côté, des actions
« colour-conscious » s’appuyant sur des normes différentialistes, et de l’autre, des actions
« colour-blind » fondées sur des principes universalistes ? Si l’on s’en tient aux récents
travaux en civilisation britannique pointant les métamorphoses que connaissent les
deux modèles d’intégration5, il semblerait plus pertinent de démentir cette dichotomie
et de postuler une convergence, ou tout du moins la présence de certaines limites et
contradictions.
3 D’autre part, comme le souligne Didier Fassin lorsqu’il aborde la problématique des
discriminations sous l’angle d’une psychologie politique, il importe d’articuler
l’argument racial et l’argument économique. Ceci revient à saisir comment la pauvreté
qui frappe certains territoires renforce les représentations et vice-versa6. Les récentes
émeutes urbaines et la crise économique et financière ont mis en évidence la prégnance
et la persistance des inégalités socio-spatiales. Il n’est donc guère surprenant que
celles-ci préoccupent de plus en plus les pouvoirs publics et posent, en creux, la
question du ciblage renforcé (des jeunes, des minorités ethniques et des quartiers dits
« sensibles »). Il nous semble donc également judicieux d’appréhender les enjeux que
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
156
revêt l’insertion professionnelle des jeunes issus de minorités « visibles » à la lumière
de leur inscription territoriale.
4 À partir d’une analyse de données statistiques et de la littérature afférente ainsi que
d’une enquête menée en 2010 auprès de jeunes et d’acteurs du milieu associatif
spécialisés dans la formation et l’insertion professionnelle des jeunes dans la commune
de Ealing (ouest de Londres) et dans le département de Seine-Saint-Denis (Ile-de-
France)7, l’objectif de l’article est d’apporter des éléments pour nourrir le débat
concernant l’articulation et l’évolution des modèles d’insertion et d’intégration. Il
s’agira dans un premier temps de faire ressortir les tendances et les faits les plus
saillants en matière de chômage et de difficultés d’insertion. Puis nous examinerons la
place que les politiques de l’emploi accordent à cette catégorie particulière de jeunes
pour nous pencher sur leur mise en œuvre locale, ce qui nous amènera en conclusion à
pointer quelques contrastes et similitudes entre les deux pays.
Chômage, discriminations et inégalités face à l’emploi
5 Les pénalités ethniques que subissent les groupes minoritaires sur le marché du travail
ont été amplement documentées et analysées. Par exemple, ainsi que le note Didier
Lassalle pour le Royaume-Uni, à qualification égale, les minorités ethniques présentent
des taux de chômage nettement plus élevés que leurs homologues blancs et « sont
également fortement représentées dans les emplois temporaires ou à temps partiel,
souvent peu rémunérés, qui ne remplissent que très imparfaitement leur rôle dans le
processus d’intégration sociale des individus, particulièrement des jeunes »8. Il souligne
également la nécessité de nuancer les observations à la lumière des différences
interethniques et de genre. Des observations similaires sont faites en France, où les
enquêtes du CEREQ (Centre d’Études et de Recherches sur les Qualifications) montrent
que 40 % des jeunes d’origine maghrébine et d’Afrique subsaharienne connaissent
davantage de difficultés que les ceux originaires d’Europe du sud et disent avoir subi
une discrimination à l’embauche en raison de caractéristiques « visibles » tels que le
nom ou la couleur de peau9. Les pratiques discriminatoires peuvent avoir une incidence
sur les aspirations des jeunes et renforcer les mécanismes d’exclusion ainsi que
l’illustrent les propos d’une professionnelle des politiques de la ville de Saint-Denis.
Celle-ci relate les perceptions exprimées par des jeunes représentants de comités
locaux de jeunesse lors d’ateliers de travail :
Ils avaient le sentiment que pour eux tout était bloqué. Ils étaient tous blacks oumaghrébins. C’est la réalité de Seine-Saint-Denis. Ce sentiment que « de toute façon,nous la fac, on ne peut aller qu’à Paris 8. Un animateur du service jeunesse àl’époque me disait : « moi j’avais envie de faire un doctorat mais j’avais pas le droitd’aller à la Sorbonne parce que j’arrivais d’ici ». Vrai ou faux, c’est quelque chosequi est porté très fortement par beaucoup de jeunes10.
6 En Grande-Bretagne, le Labour Force Survey (LFS) qui, tout comme le recensement
comprend des catégories ethno-raciales11, laisse apparaître d’importantes variations
des taux d’activité et de poursuite d’études en fonction de l’appartenance ethnique. En
2011, les jeunes blancs âgés de 16 à 24 ans affichent des taux d’activité nettement plus
élevés (65 %) que les jeunes de minorités visibles, lesquels sont plus susceptibles de
poursuivre leurs études (voir graphique 1).
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
157
Source : Labour Force Survey (1er trimestre 2011)
7 Au-delà des différentiels entre groupes majoritaires et minoritaires d’une même classe
d’âge, les recherches consacrées à la situation des immigrés s’orientent depuis quelques
années vers l’observation et l’analyse des trajectoires suivies par ces descendants de
deuxième ou de troisième génération. La raison de cet intérêt pour les mobilités
intergénérationnelles est qu’elles permettent de mieux cerner les modalités et
processus intégratifs des sociétés post-migratoires12. Aux États-Unis, de nombreuses
études ont été menées autour de l’hypothèse d’un déclassement (downward assimilation)
et d’une « assimilation segmentée » selon laquelle seulement une partie des minorités
accèderaient à un emploi stable tandis que les minorités visibles seraient reléguées à
l’underclass13. Si ces théories et méthodes n’ont été que peu développées en Grande-
Bretagne, elles ont plus volontiers été importées en France dans le cadre d’enquêtes
longitudinales telles que les enquêtes « Génération » du CEREQ ou « Trajectoires et
Origines » réalisées conjointement par l’INED et l’INSEE. Cette dernière montre que
toutes choses égales par ailleurs – c’est-à-dire à âge, sexe, niveau de diplôme,
composition de la famille et lieu de résidence comparables – le risque de chômage est
2,7 fois plus élevé pour les immigrés algériens que pour la population majoritaire,
2,1 fois plus important pour les immigrés marocains, tunisiens et d’Afrique
subsaharienne. Ces écarts se réduisent mais perdurent pour les descendants
d’immigrés : le ratio est de 2 pour les enfants d’immigrés algériens et de 1,8 pour les
enfants d’immigrés marocains, tunisiens et d’Afrique subsaharienne14.
8 En Grande-Bretagne, des comparaisons intergénérationnelles ont été effectuées par
Richard Berthoud ainsi que par Sin Yi Cheung et Anthony Heath à partir de l’enquête
générale des ménages – le General Household Survey (renommé General Lifestyle Survey en
2006) – réalisée chaque année auprès d’un échantillon d’environ 9 000 ménages
correspondant à 16 000 adultes de plus de 16 ans. Ces travaux montrent très nettement
que les descendants de seconde génération connaissent des taux de chômage plus
élevés que ceux de la première génération. Ceci est particulièrement frappant pour les
hommes originaires d’Afrique et des Antilles britanniques (voir tableaux 1.A et 1.B).
9 Enfin, il convient de mesurer l’importance grandissante de ces enjeux dans le contexte
de la crise économique qui s’est déclenchée à l’été 2008. Un rapport de l’Institute for
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
158
Public Policy Research (IPPR) montre qu’en l’espace de dix-huit mois (entre le premier
trimestre de 2008 et le troisième trimestre de l’année 2009), la jeunesse a été gravement
touchée dans son ensemble puisqu’un jeune sur quatre était au chômage. Ce sont
toutefois les non-diplômés et les jeunes de minorités ethniques qui ont le plus souffert
et sont les plus exposés à un « effet cicatrice »15 sur le marché du travail.
Tableau 1.A : Catégories socioprofessionnelles : 1ère et 2ème générations en fonction des originesethniques (hommes, en %), 1991-200116.
Tableau 1.B : Catégories socioprofessionnelles : 1ère et 2ème générations en fonction des originesethniques (femmes, en %), 1991-2001.
Notes tableaux 1.A & 1.B : 1) compte tenu de la faiblesse de l’échantillon annuel du General HouseholdSurvey, les données ont été compilées sur la période 1991 à 2001 à l’exception des années 1997 et1999 où l’enquête n’a pas été réalisée ; 2) compte tenu de leur faible taux d’activité, afin d’éviter toutbiais de sélection, les données concernant les femmes de seconde génération noires africaines,pakistanaises et bangladaises n’ont pas été incluses.
10 Ces tendances étaient déjà visibles lors des précédentes récessions. Par exemple, au
début des années 1990, le chômage chez les jeunes de groupes ethniques minoritaires
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
159
avait augmenté de 10 points de pourcentage comparé à 6 points pour le groupe
majoritaire. Alors que le taux de chômage des jeunes blancs de 16 à 24 ans est passé de
12,4 % à 20,4 % entre début 2008 et fin 2009, l’augmentation a été nettement plus élevée
pour les jeunes Afro-antillais puisque quasiment la moitié (48 %) était au chômage, ce
qui représente une augmentation de 12,4 % sur la période. Les Métis ont connu
l’augmentation la plus importante (de 21 % à 35 %). L’augmentation la plus faible (5,9 %)
concernait les Asiatiques (Pakistanais, Indiens et Bangladais) mais leur taux de
chômage s’élevait tout de même à 31,2 % au troisième trimestre 2009. Nous avons mis à
jour ces données en comparant le premier trimestre 2008 et le premier trimestre 2011
(au lieu de 2009 dans le rapport IPPR). Les écarts restent similaires hormis une légère
augmentation de 3 points pour les Métis et un recul à 42,1 % pour les Noirs Africains et
Antillais (voir graphique 2).
Source : Labour Force Survey (données trimestrielles)
11 Face à cette situation, le rapport de l’IPPR préconise une intervention accrue,
notamment par un ciblage territorial renforcé du dispositif alors en vigueur, le Future
Jobs Fund, sur lequel nous reviendrons dans la section suivante :
These findings are a worrying reminder that although the recession is affecting allyoung people, those from ethnic minorities or with fewer qualifications are farmore likely to become part of a generation lost to unemployment and disadvantage.Extra action should be considered, such as increasing the number of Future JobsFund places in disadvantaged areas.17
L’intervention de l’État, du côté britannique…
12 Des deux côtés de la Manche, les enfants issus de l’immigration ont été insérés dans les
divers dispositifs nationaux de droit commun qui se sont succédé depuis une vingtaine
d’années. L’égalité des chances et de traitement de tous les jeunes était déjà inscrite
dans les programmes mis en œuvre sous les gouvernements conservateurs de Margaret
Thatcher et John Major tels que le Youth Opportunities Programme (YOP) et le Youth
Training Scheme (YTS) 18. Et pourtant, même si les directives concernant le YTS
proscrivaient toute discrimination à l’égard des groupes minoritaires, les pratiques de
sélection et de recrutement au sein des offres de formation ont clairement été teintées
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
160
de racisme19. Par la suite, le New Deal for Young People, dispositif phare du gouvernement
blairiste en direction des jeunes âgés de 18 à 24 ans n’a pas manqué d’inclure des
références « politiquement correctes » aux Britanniques issus de l’immigration dans ses
communiqués officiels sans pour autant leur proposer de mesures concrètes. Vincent
Latour relève que cette approche peut paraître atypique dans le contexte britannique,
car elle tranche avec l’orientation prise par les politiques publiques qui, depuis les
années 1960, se sont souvent distinguées par une approche différenciée vis-à-vis des
minorités ethniques, notamment avec l’adoption d’une législation spécifique sur les
relations raciales, l’importance accordée à la notion d’Equal Opportunity et plus
récemment, la mise en œuvre de suivis statistiques (ethnic monitoring) 20. En ce qui
concerne l’impact du New Deal, une enquête menée par des chercheurs britanniques à
Oldham, dans le nord-ouest de l’Angleterre, auprès de 75 bénéficiaires issus de
minorités ethniques laisse apparaître que l’égalité des chances a été davantage
respectée que dans les précédents dispositifs des gouvernements conservateurs et que
la perception des bienfaits est similaire à celle exprimée par l’ensemble des
bénéficiaires. En définitive, le New Deal semble avoir produit des résultats équivalents
en aidant uniquement ceux considérés comme « employables » dans le sens où ils
n’étaient pas confrontés à des difficultés particulières autres que la pénurie d’offres
d’emploi.
13 La crise économique et la hausse brutale du chômage des jeunes incitent le
gouvernement de Gordon Brown à lancer en juillet 2009 une campagne
interministérielle de soutien à la jeunesse, « Backing Young Britain ». L’objectif principal
est de sensibiliser les employeurs pour qui, en période de crise, la jeunesse a tendance à
constituer une « variable d’ajustement ». En parallèle, le Ministère de l’emploi et des
retraites (Department for Work and Pensions) lance un nouveau dispositif pour l’emploi
des jeunes de moins de 25 ans : la Young Person’s Guarantee (Garantie pour le jeune)
assortie d’un financement s’élevant à un milliard de livres sterling : le Future Jobs Fund
(FJF) (Fonds pour les emplois d’avenir). La YPG se place dans la continuité du New Deal
pour les jeunes puisqu’il s’agit de « garantir un emploi, une formation ou un stage à tous les
jeunes âgés de 18 à 24 ans inscrits au chômage depuis plus de douze mois. L’objectif est qu’aucun
jeune ne soit laissé sur le carreau en raison du chômage de longue durée »21.
14 Le FJF soutient la création de 150 000 emplois jeunes dans le secteur associatif ou
municipal (assistants scolaires, animateurs, coachs sportifs, agents affectés à la
protection de l’environnement, etc.) entre octobre 2009 et mars 2011. Le ciblage d’un
tiers de ces emplois sur les quartiers les plus frappés par le chômage est explicitement
présenté comme un bienfait pour les groupes minoritaires :
the creation of 50,000 jobs in unemployment hotspots will be expected to activelyhelp ethnic minority groups and therefore have a positive impact that promotesopportunity. This is because ethnic minority groups are traditionally found in areasof higher unemployment. The Working Neighbourhoods Fund (WNF), for example,is given to the most deprived Local Authorities in England. The WNF areas includemore than half (52%) of all workless ethnic minorities.22
15 Cependant, le FJF restera peu de temps en vigueur puisque le gouvernement de
coalition supprimera en mars 2011 ce qu’il considère comme un élément « inefficace »
des politiques de retour à l’emploi. Bien qu’il existe quelques évaluations ad hoc du
dispositif au niveau local23, un flou demeure quant à ses retombées sur les bénéficiaires
au sens large, et surtout sur les jeunes issus de minorités ethniques. L’étude de cas
présentée dans la suite de l’article nous permettra d’en saisir quelques-unes mais à
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
161
petite échelle et dans une perspective qualitative. Quoi qu’il en soit, le bilan des
mesures mises en œuvre par les gouvernements de Tony Blair et de Gordon Brown
indique clairement qu’ils ont été réticents à inclure des mesures radicales de
discrimination positive au sein des politiques sociales. En effet, ces pratiques courantes
aux USA montrent que les bénéficiaires se sentent souvent stigmatisés dans le
processus24. Certains élus travaillistes tels que Diane Abbott25 ainsi que des associations
telles que Race for Opportunity26 militent toutefois en faveur d’actions ciblant les jeunes
des minorités ethniques.
16 Le gouvernement de coalition de David Cameron a instauré à partir de juin 2011, le
Work Programme qui renforce l’obligation de travailler pour tous ainsi qu’une Youth
Employment Initiative dotée d’un budget global de 60 millions de livres sterling dans le
but de créer 100 000 stages de 250 000 places d’apprentissage en alternance entre 2011
et 2015. Les discriminations qu’affiche ce secteur laissent dubitatif quant à sa capacité à
répondre aux enjeux. En effet, selon la source, les jeunes de minorités ethniques ne
seraient qu’entre 6 % (selon le syndicat Unionlearn) et 8 % (selon le National
Apprenticeship Service, une agence gouvernementale) à suivre un apprentissage. De plus,
la suppression en 2011 de la bourse d’études (Education Maintenance Allowance) dont le
montant hebdomadaire s’élevait à 30 livres sterling affecte tout particulièrement ces
groupes. En effet, en 2008, 43 % des jeunes scolarisés âgés de moins de 18 ans en étaient
bénéficiaires, comparé à 67 % de Noirs africains et 88 % de Bangladais. Il en va de même
pour les places d’apprentis27.
… et du côté français
17 Tout comme son voisin britannique, la France se caractérise par une profusion de
dispositifs pour les jeunes éloignés de l’emploi, qu’un récent rapport du CREDOC28
qualifie de « mille feuilles de la deuxième chance » en soulignant la grande complexité
du paysage de l’insertion et l’absence de lisibilité pour les jeunes eux-mêmes, qui tient à
la fois à la valse des mesures gouvernementales mais aussi à la multitude des approches
parallèles. Depuis les années 1980, de nombreux contrats aidés et dispositifs
d’accompagnement (tels que les « Emplois Jeunes », le programme TRACE, et plus
récemment les contrats d’insertion dans la vie sociale, dits « Civis ») relevant des
politiques générales de l’emploi et de la formation professionnelle ont été mis en œuvre
par les organismes au service des jeunes âgés de 16 à 25 ans que sont les Missions
locales et les P.A.I.O (Permanences d’accueil, d’insertion et d’orientation). Par ailleurs,
d’autres actions sont mises en place dans le cadre de la politique de la ville et de la lutte
contre les discriminations. La dynamique de décentralisation accentue la dispersion de
ces actions. L’apprentissage et la formation professionnelle des jeunes et des adultes
entrent dans les compétences des régions, le volet insertion des minima sociaux dans
celles des départements, et des actions complémentaires sont mises en place par les
communes ou groupements de communes par le biais des CCAS (centres communaux
d’action sociale). Ces grandes orientations politiques, en raison de leur manque de
continuité et de leur dispersion (au sein des administrations centrales comme des
collectivités territoriales), ont abouti à un émiettement saisissant des actions et
dispositifs en place. Dans ce paysage foisonnant, les jeunes issus de l’immigration sont
implicitement ciblés dans les actions mises en place dans le cadre de la lutte contre les
discriminations ou à travers les Contrats urbains de cohésion sociale (CUCS).
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
162
18 L’irruption des émeutes urbaines, conséquence ultime des phénomènes de ségrégation
et de ghettoïsation, a favorisé le rapprochement entre la problématique des jeunes
issus de l’immigration et celles des territoires, notamment avec en juin 2008,
l’introduction du « Plan Espoir Banlieues » du gouvernement Sarkozy dont l’objectif
était précisément d’introduire des mesures de discrimination positive, (notamment
dans le service public), de développer des « écoles de la deuxième chance » et de
promouvoir la création de 100 000 emplois pour les jeunes sur une période de quatre
ans. En 2011, les acteurs de terrain s’accordent à dire qu’en dehors de quelques
avancées sur le plan de la rénovation urbaine, ce dispositif n’a produit aucun effet
spectaculaire, la crise économique ayant balayé les promesses gouvernementales.
19 En somme, les deux pays présentent d’importantes similitudes : qu’il s’agisse d’une part
de la transformation de l’État-providence en État-gestionnaire encourageant
opérateurs privés et acteurs du monde associatif à « coproduire » localement les
politiques sociales, manifeste sous le New Labour et renforcé depuis 2010 par le
gouvernement de coalition de David Cameron ou d’autre part, de l’émiettement du
paysage d’insertion en France, les actions envers les jeunes de groupes minoritaires
sont à chercher dans les interstices de l’action publique où il existe un large spectre
d’initiatives, tout particulièrement dans les quartiers dits « prioritaires » des politiques
de la ville.
L’exemple du Future Jobs Fund dans l’Ouest deLondres
20 En raison d’un afflux croissant de réfugiés depuis le début des années 1990, Londres a
développé une vaste infrastructure d’accueil opérant un ciblage précis sur les primo-
arrivants, tels que le London Refugee Economic Action ou les Refugee Forums29. Bien que les
analyses territoriales soient généralement centrées sur ces groupes, nous restreignons
ici notre réflexion à l’intervention destinée aux descendants d’immigrés. Ceux-ci
bénéficient des prestations de Jobcentre Plus (le Service Public de l’Emploi) qui depuis
2003 a intégré des objectifs de performance vis-à-vis des demandeurs d’emploi issus de
minorités ethniques, notamment via un accord, le Public Sector Agreement30. Les jeunes
eux-mêmes ne se montrent guère enclins à voire proliférer des dispositifs labellisés
« ethniques » qu’ils perçoivent comme stigmatisants ainsi que l’illustre l’enquête
réalisée auprès des bénéficiaires du Future Jobs Funds mis en œuvre par Action Acton en
2010. Action Acton est une organisation caritative fondée en 1999 et dont la mission est
de contribuer à l’insertion professionnelle des communautés résidant dans les quartiers
ouest de Londres, en particulier dans la commune de Ealing où elle est implantée et
dans une moindre mesure à Hammersmith, Fulham et Hounslow. L’octroi de
financements publics lui permet d’intervenir chaque année auprès d’environ 2000
personnes, dont 70 % issus de minorités ethniques. Sur les 354 boroughs anglaises,
Ealing est classée en quatrième rang pour la diversité de ses communautés ethniques et
en sixième rang pour la diversité de ses confessions31. Dans le recensement de 2001 (mis
à jour en 2006), la proportion de la population se déclarant de minorités ethniques
autres que « blanches » (britannique, irlandaise, européenne, etc.) s’élevait à 41,1 % et
selon les prévisions atteindra 50 % en 202632. Parmi les groupes minoritaires, les
ressortissants d’origine indienne représentent le groupe le plus important (14,8 % de la
population totale d’Ealing).
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
163
21 En 2010, Action Acton s’implique dans le FJF en tant que membre de deux partenariats,
l’un coordonné par Barnardo’s (la principale association caritative pour l’enfance) et le
deuxième piloté par un consortium d’une dizaine d’acteurs de la société civile, le 3SC
(Third Sector Consortium) créé en 2009 spécifiquement en vue de répondre à des appels
d’offres de services dans le domaine des politiques sociales. Le FJF repose sur une
coopération forte entre ces associations, la municipalité de Ealing et Jobcentre Plus, dont
le rôle consiste à mettre en lien les jeunes demandeurs d’emploi avec les offres
disponibles. Outre ses actions traditionnelles de formation et d’accompagnement
(ateliers de simulation d’entretiens d’embauche, préparation de CV, etc.), Action Acton,
a créé neuf « emplois d’avenir » dont six pour des jeunes issus de l’immigration. Il s’agit
de postes à temps partiel (d’une durée hebdomadaire de 25 heures) que le
gouvernement subventionne à hauteur de £ 5,80 par heure et que l’association
complète pour atteindre le London living wage (ou « salaire décent ») de £ 7,60. Certains
de ces jeunes ainsi que d’autres bénéficiaires des emplois d’avenir à Ealing ont été
réunis par Action Acton dans le cadre d’un groupe de réflexion collective (focus groups).
La discussion laisse apparaître une grande diversité d’opinions quant aux bienfaits du
FJF, la plupart estimant qu’il s’agit d’un « bon dispositif », d’autres manifestant un
soulagement de le voir arriver à terme (voir annexe).
22 Action Acton n’est pas la seule association de l’ouest londonien à s’être mobilisée pour
la création d’emplois d’avenir. Une association œuvrant en vue de promouvoir la
diversité dans le monde de l’entreprise s’est également saisie du FJF. Le Network for
Black Professionnals (NBP) est connu pour ses prestations dans le domaine de la
formation professionnelle des salariés de minorités visibles. En 2010, l’association est
intervenue en tant que partenaire de la municipalité et des établissements de
formation professionnelle de Ealing (ainsi que dans la commune de Lambeth située au
sud de Londres) auprès d’employeurs prêts à créer des emplois d’avenir spécifiquement
destinés aux jeunes issus de l’immigration. Les employeurs bénéficient d’une
subvention de 3 000 livres sterling sur une période de six mois tandis que le NBP se
charge de recruter les candidats et de les accompagner par des actions de coaching
pendant toute la période de leur contrat de travail. Une soixantaine d’emplois ont ainsi
vu le jour à Londres.
L’exemple de la Seine-Saint-Denis
23 Avec une population de 1,5 million d’habitants dont plus de 20 % âgés de moins de vingt
ans et 40 % résidant en logement social, la Seine-Saint-Denis est sans aucun doute le
département français qui illustre de manière exemplaire les effets d’une
« stigmatisation en triptyque »33 : l’image négative du « 9-3 », la méfiance persistante
vis-à-vis des jeunes, diplômés ou non à la recherche d’un emploi, et une peur
récurrente de l’immigré. Selon l’INSEE, au premier trimestre de l’année 2011, le taux de
chômage y est de deux points supérieurs à la moyenne nationale (11,3 % contre 9,2 %)
tandis qu’environ un tiers des moins de 25 ans (inscrits ou non auprès de Pôle Emploi)
sont sans emploi. Les collectivités territoriales se sont saisies de ces questions et parmi
un vaste éventail d’associations à but non lucratif œuvrant pour l’insertion des jeunes
dans les zones urbaines sensibles (ZUS) de Seine-Saint-Denis, nous avons sélectionné
deux structures en raison de leur rapport à la question ethno-raciale. En effet, celle-ci
est placée au cœur de leur intervention : créées en 2005 suite aux émeutes qui ont
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
164
secoué le pays, Mozaïk RH et Créo-Adam bousculent chacune à leur manière les idées
reçues. La première s’est établie en tant que cabinet de recrutement et de conseil en
ressources humaines et intervient à contrecourant dans le paysage institutionnel de
l’insertion. En effet, il s’agit de promouvoir l’égalité des chances et la diversité en
proposant aux recruteurs de la région Ile-de-France des candidats issus de
l’immigration et résidant en Seine-Saint-Denis. Par son action auprès de grands
groupes tels que BNP Paribas, GDF-Suez ou SFR, l’association accompagne en priorité
les jeunes diplômés (bac +2 à bac +5) des quartiers populaires vers l’emploi et cherche à
initier de nouvelles pratiques professionnelles en faisant évoluer les représentations
des employeurs. L’association opère selon un modèle d’entreprenariat social34 lui
permettant une forte capacité d’autofinancement. Elle est construite sur un modèle
hybride : 70 % du budget proviennent de fonds privés et 30 % de subventions publiques.
Elle articule ses actions avec celle du service public de l’emploi (l’agence Pôle Emploi)
tout en restant indépendante de tout mouvement, politique ou religieux. Elle est menée
par un directeur dynamique lui-même issu de la Seine-Saint-Denis qui table sur les
changements organisationnels intervenus depuis 2004 sous l’impulsion de l’Union
européenne. En effet, de nombreuses multinationales ont adopté des politiques
volontaristes promouvant le multiculturalisme au sein de leur personnel, afin non
seulement de valoriser leur image de marque auprès de la clientèle, mais aussi d’être en
accord juridique avec la Charte de la Diversité européenne35. Chaque année, Mozaïk RH
place en moyenne deux cents candidats dans des postes de cadres.
24 Cette approche reste toutefois très controversée puisqu’elle est à contre-courant du
fameux modèle républicain. À Aulnay-Sous-Bois, une ville de 80 300 habitants où se
côtoient plus de 65 nationalités et où le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans
dans la ZUS « la rose des vents-cité Emmaüs-les Merisiers » atteint 40 %, l’association
Créo-Adam, contrairement à Mozaïk RH, ne cherche pas à convaincre les entreprises
d’embaucher les jeunes des quartiers populaires, mais préfère jouer la carte de l’aide à
la création d’activité économique en soutenant les porteurs de projets. Cette approche
est donc en rupture avec le modèle traditionnel de recherche d’intégration par l’emploi
salarié et vise plutôt l’autonomie. L’association fait partie d’un réseau de structures
ADAMs (Associations de Détection et d’Accompagnement des Microentrepreneurs)
soutenues par Planet-Finance, une organisation de solidarité internationale créée en
1998 pour lutter contre la pauvreté par le développement de la micro-finance. En
France, Planet-Finance soutient l’entrepreneuriat dans les ZUS. Depuis sa création en
2005, Créo accompagne en moyenne 150 jeunes chaque année grâce à des actions de
coaching et de conseils. L’âge moyen des jeunes entrepreneurs est de 25 ans et les
secteurs d’activité couvrent entre autres, le transport, le bâtiment, la distribution, les
technologies de l’information et les services à la personne. De plus, l’association
organise en partenariat avec L’Oréal et PSA Peugeot Citroën une remise de prix, le
« révélateur de talents ». Cette manifestation annuelle se tient dans un centre
commercial et représente un moment fort pour célébrer la réussite sociale et ainsi
véhiculer une image positive des jeunes au sein de la communauté aulnaysienne. La
notion de « talent », tout comme la notion de « créativité », fortement en vogue dans le
nouvel esprit du capitalisme, sont mises en exergue afin de proposer une vision
alternative au diplôme comme unique condition d’accès légitime à l’emploi.
25 Bien qu’ayant opéré des choix stratégiques très différents, Mozaïk RH et Créo partagent
le fait qu’elles font appel à des facteurs intangibles qui influencent les normes et
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
165
représentations sociales : l’utilisation de capital symbolique (par le prestige que confère
l’image de marque des grandes multinationales qui s’associent à leur action), une
importante médiatisation, non seulement via les réseaux sociaux mais également
auprès des chaînes et radios « grand public » et des « effets d’exemplarité » faisant que
certains jeunes se distinguent et suscitent le désir d’émulation auprès de leurs pairs.
Par ailleurs, le travail de médiation est très prégnant mais c’est moins le rôle
traditionnel de travailleur social ou de « grand frère » que celui d’intermédiaire entre
individus et institutions de la sphère économique que jouent les responsables de ces
structures.
Conclusions
26 L’action sociale en faveur de l’insertion et de l’emploi des jeunes issus de minorités
ethniques est hautement révélatrice de la place que les sociétés contemporaines
accordent à cette frange de la population. Une large partie des politiques de l’emploi
sont élaborées au niveau national et leur déclinaison territoriale permet à l’État de
mener des politiques implicites d’accompagnement des jeunes. C’est donc
essentiellement à travers les politiques de la ville que les acteurs territoriaux,
structures municipales et associatives mais aussi opérateurs du secteur privé, viennent
s’insérer dans les interstices de l’intervention publique pour tenter d’en combler les
lacunes mais surtout et de manière croissante, de se positionner sur le « marché de
l’insertion ». Si ces pratiques volontaristes demeurent encore isolées car réalisées à
petite échelle, elles dessinent des possibilités qu’offrent les expérimentations au niveau
local. Il est difficile de prédire dans quelle mesure ces micro-initiatives changeront le
destin des jeunes issus de l’immigration en Grande-Bretagne et en France. Du point de
vue méthodologique, l’intérêt est de pointer les limites de la comparaison des modèles
nationaux lorsque l’on opère un changement d’échelle. À l’heure du démantèlement de
l’État-providence et des mesures d’austérité budgétaire, ces initiatives soulignent par
conséquent la nécessité de nuancer les idées reçues concernant les modèles
d’intégration des populations immigrées et de leurs descendants.
27 En définitive, le contraste le plus saisissant semble davantage se situer au niveau des
modalités de l’action publique, entre une approche descendante (top-down) britannique
et, dans une certaine mesure, ascendante (bottom up) française. Cette différence tient
essentiellement aux modalités de financement des dispositifs en direction des jeunes.
On constate que la Grande-Bretagne se caractérise par davantage de centralisation et
de contrôle dans l’élaboration de grandes lignes directrices et une mise en concurrence
de prestataires des secteurs privés et associatifs, par le biais d’appels d’offres pour la
mise en œuvre sur le terrain de grands dispositifs nationaux. En France, les collectivités
territoriales disposent encore d’une certaine marge de manœuvre pour aider au
financement d’actions associatives spécifiques, mais les restrictions budgétaires et la
montée des impératifs gestionnaires en réduisent la portée.
28 En tout état de cause, lorsqu’il s’agit de relever le défi d’insertion des jeunes, et en
particulier de ceux issus de l’immigration, dans les deux pays, les pouvoirs publics sont
tiraillés entre la tentation de se cacher derrière l’argument territorial ou de céder au
risque d’enfermement des jeunes dans un traitement catégoriel. C’est bien ce dilemme
qui, à ce jour, continue de perdurer.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
166
BIBLIOGRAPHIE
BEAUCHEMIN, C. et al. Trajectoires et origines, Document de Travail n° 168, Paris : Institut National
des Études Démographiques, 2010.
BERTHOUD, R. « Ethnic Penalties in Britain », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 26, n° 3,
2000, pp. 389-416
BERTHOUD, R. « Patterns of non-employment, and of disadvantage, in a recession », Working
Paper No. 2009-23, Institute for Social and Economic Research, University of Essex, 2009.
CHEUNG, S.Y. & HEATH, A.F. « Nice work if you can get it: ethnic penalties in Great Britain », in A.
F. Heath and S.Y. Cheung (eds.) Unequal Chances: Ethnic Minorities in Western Labour Markets.
Proceedings of the British Academy, Oxford: Oxford University Press, 2007, pp. 507-550.
DOYTCHEVA, M. Une discrimination positive à la française. Ethnicité et territoire dans les politiques de la
ville, Paris : La Découverte, 2007.
FIELDHOUSE, E.A., KALRA, V.S. & ALAM, S. « A New Deal for Young People from minority ethnic
communities in the UK », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 28, n° 3, pp. 499-513.
HOUARD, N. & NAVES, M.-C., La prise en compte des critères ethniques et culturels dans l’action
publique : une approche comparée, Note d’analyse, n° 220, Centre d’Analyse Stratégique, avril 2011.
Institut d’Aménagement et d’Urbanisme Ile-de-France, Les jeunes issus de l’immigration : politiques et
bonnes pratiques en matière de formation et d’insertion, Paris : IAU île de France, 2010.
LASSALLE, D., L’intégration au Royaume-Uni. Réussites et limites du multiculturalisme, Paris : Ophrys,
2009.
LATOUR, V. « Les minorités ethniques et les politiques de retour à l’emploi. Étude des stratégies
mises en place par l’autorité locale de Bristol », Observatoire de la société britannique, n° 2, 2006,
pp. 211-222.
LATOUR, V. « Les métamorphoses du multiculturalisme britannique », Revue Française de
Civilisation Britannique, vol. 14, n° 3, 2007, pp. 23-36.
LEFRANC, A., « Unequal Opportunities and Ethnic Origin: The Labor Market Outcomes of Second-
Generation Immigrants in France, American Behavorial Scientist, vol. 53, n° 12, 2010, pp. 1851-1882.
NATIVEL, C. « Royaume-Uni : “Génération perdue” et politiques de workfare dans un contexte de
crise économique et d’alternance politique », Informations Sociales, n° 165-166, 2011, pp. 92-100.
ORGANISATION DE COOPÉRATION ET DE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUES, Des emplois pour les
jeunes, Paris : Editions OCDE, 2009.
UK COMMISSION FOR EMPLOYMENT AND SKILLS, The Youth Inquiry, Wath-Upon-Dearne, London:
UKCES, March 2011.
Sites web des associations figurant dans l’étude
Action Acton: [http://www2.ealing.gov.uk/]
Créo-Adam: [http://www.creo-adam.fr]
Mozaïk-RH: [http://www.mozaikrh.com/]
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
167
Network for Black Professionals: [http://www.nbp.org.uk/]
ANNEXES
Extraits du groupe de discussion avec sept jeunes de minorités ethniques, descendants
de deuxième génération âgés de 19 à 24 ans et employés dans le cadre du dispositif
« emplois d’avenir », (Ealing, septembre 2010).
Question: What do you think of the job centre and the Future Jobs Fund?
B: I don’t think job centres are very good at their job.
C: I don’t really agree with you.
D: I signed on with jobcentres for 6 months and then they put you on that New Deal
program. They make you come in every week and they act like they’re interested but
they don’t care. You come in, do your thing, then go.
C: Well, I got on really great with my advisor. We’re still in contact now and we still
speak… maybe it’s how you present yourself.
E: The jobcentre is great for giving you money.
B: What is your job position now?
E: Assistant manager through Future Jobs Fund.
D: Because I have a degree, the jobs offered by job centres didn’t match my
qualification. My position now is project manager.
B: I do 25 hours a week and I get paid just under £ 6 an hour. Assistant manager they
have to pay you more than £ 6 an hour.
E: They’re paying me £ 7.60, but they should be giving me more because of my position.
F: But it’s a government scheme. I mean they get us to do a lot of hard work sometimes
more that the job position and the pay does not match that.
B: I have been liaising with the Future Jobs Fund advisor and I’ve never been happy
with this job from the start.
Question: This scheme will be ending so, what do you think of that?
C: That’s so bad. I love my job and I finish my assignments and then I ask for more.
B: They should come up with a better idea.
G: I reckon that there will be something similar to this in the future.
B: I’m glad.
C: This is a really good scheme actually! I don’t understand how you can say that it’s a
bad scheme. It’s a really good scheme.
G: It’s a good scheme.
C: We help unemployed people get jobs. We find a job vacancy, we send it to the job
centre, the job centre then advertises it, people then email their CVs to the job centre,
the job centre then emails the CVs back to us, we then interview them and give people
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
168
jobs. So we actually give people jobs, we make a vacancy for people, so how is it a bad
scheme, I don’t understand that.
B: Well if the scheme is so great why is it getting stopped?
G: Because of the new government.
D: So what happens to us?
You continue until the contract ends.
D: What contract? I didn’t know we had to sign a contract.
B: See how misinformed people are. I’m glad David Cameron has axed the scheme.
NOTES
1. Tony BLAIR “Foreword” in Strategy Unit, Ethnic Minorities and the Labour Market. Final Report,
Cabinet Office, Londres, mars 2003, p. 3.
2. Diane ABBOTT, “Labour can still help Black jobless youth”, The Guardian, 21 janvier 2010.
3. Les difficultés à nommer les enfants d’immigrés ont souvent été pointées dans la littérature.
L’expression « minority ethnic youth » est courante en Grande-Bretagne tandis qu’en France, on
fait généralement référence aux « jeunes issus de l’immigration » ou aux « descendants
d’immigrés ».
4. France AUBERT, Maryse TRIPIER & François VOURC’H, Jeunes issus de l’immigration. De l’école
à l’emploi, Paris : l’Harmattan, 1997 ; Mustapha BOURMMANI (dir.), Les discriminations à
l’emploi. L’insertion professionnelle des jeunes issus de l’immigration, 2001, Amiens : Licorne ;
John SOLOMOS, The Politics of Black Youth Unemployment. A critical analysis of official
ideologies and policies, Working Paper on Ethnic Relations, n° 20, Birmingham: Research Unit on
Ethnic Relations/Social Science Research Council, 1983.
5. Vincent LATOUR, « Les métamorphoses du multiculturalisme britannique, Revue Française de
Civilisation Britannique, vol. 14, n°3, 2007, pp. 23-36 ; Romain GARBAYE, Émeutes vs intégration,
comparaisons franco-britanniques, Paris : Presses de Sciences Po (Collection Nouveaux débats),
2011 ; Olivier ESTÈVES, De l’invisibilité à l’islamophobie : les musulmans britanniques (1945-2010), Paris :
Presses de Sciences Po, 2011.
6. Didier FASSIN, « Du déni à la dénégation. Psychologie politique de la représentation des
discriminations » in Didier FASSIN & Eric FASSIN (dir.) De la question sociale à la question raciale ?
Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006, pp. 133-157.
7. Les développements présentés ici sont issus de travaux menés en 2010 dans le cadre d’une
étude comparative (Fulfilling Promise. Ensuring Labour Market Success for Ethnic Minority and
Immigrant Youth) commanditée par l’Organisation de Coopération et de Développement
Économiques (OCDE).
8. Didier LASSALLE, L’intégration au Royaume-Uni. Réussites et limites du multiculturalisme, Paris :
Ophrys, 2009, p. 40. ; (nous ajoutons ici le soulignage).
9. Roxane SILBERMAN & Irène FOURNIER, Jeunes issus de l’immigration : une pénalité à l’embauche qui
perdure, Bref n°226, 2006, Marseille : Céreq.
10. Directrice d’une structure associative de la ville de Saint-Denis (entretien réalisé le 6 octobre
2010).
11. Le Labour Force Survey est une enquête annuelle réalisée depuis 1973 par l’Office National des
Statistiques (Office for National Statistics) auprès d’un échantillon représentatif de la population
correspondant à 59 000 foyers, c’est-à-dire à environ 138 000 personnes. Depuis 1979, le LFS
inclue des informations sur l’appartenance ethnique en fonction des déclarations faites par des
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
169
enquêtés. Tout comme dans le recensement, des modifications ont été apportées en 2001 avec
notamment l’ajout de la catégorie « Métis » au « niveau 1 » ainsi que d’un deuxième niveau plus
précis de sous-catégories, par exemple « Blanc-Antillais », « Blanc-Africain », « Blanc-Asiatique »,
etc. Ici, nous utilisons uniquement les principales catégories.
12. Dominique MEURS, Ariane PAILHÉ, & Patrick SIMON, Mobilité intergénérationnelle et persistance
des inégalités : l’accès à l’emploi des immigrés et de leurs descendants en France, Document de travail
n°130, Paris : Institut national des études démographiques, 2005.
13. Voir par exemple, Alejandro PORTES & Min ZHOU « The New Second Generation : Segmented
Assimilation and its Variants among Post-1965 Immigrant Youth », The Annals of the American
Academy of Political and Social Sciences, vol. 530, 1993, pp. 74-96.
14. Cris BEAUCHEMIN, Christelle HAMEL & Patrick SIMON (coord.), Trajectoires et Origines. Enquête
sur la diversité des populations en France, Document de travail n°168, Paris : Institut national des
études démographiques, 2010.
15. La notion d’effet cicatrice (« scarring effect ») est utilisée en économie pour décrire les
conséquences durablement néfastes d’une entrée « ratée » sur le marché du travail. Voir, par
exemple, David ELLWOOD (1982) “Teenage Unemployment: Permanent Scars or Temporary
Blemishes” in Richard B. FREEMAN & David A. WISE (Eds.) The Youth Labor Market Problem: Its
Nature Causes and Consequences, Chicago: University of Chicago Press, pp. 349-390.
16. Source : Sin Yi CHEUNG & Anthony HEATH, op. cit., 2007, p. 522.
17. Institute for Public Policy Research, Youth Unemployment and the Recession, London, IPPR,
janvier 2010.
18. Le Youth Opportunities Programme (YOP) fut créé par les Travaillistes en 1978 puis remplacé au
début des années 1980 par le Youth Training Scheme (YTS) du gouvernement Thatcher.
19. E. DE SOUZA, « Racism in the YTS », Critical Social Policy, vol. 7, n°20, 1987, pp.66-74.
20. Vincent LATOUR, « Les minorités ethniques et les politiques de retour à l’emploi : étude des
stratégies mise en place par l’autorité locale de Bristol, Observatoire de la Société Britannique, n°2,
2006, pp.211-222.
21. Présentation du dispositif dans le budget de 2009 : HM Treasury, Budget 2009, HC 407, Chapitre
5, p.87.
22. Communiqué du DWP, Equality Impact Assessment Young Person’s Guarantee and Future Jobs Fund,
Londres: Department for Work and Pensions Welfare and Well-Being Group-Employment Group,
2009, p. 5. Téléchargeable: http://webarchive.nationalarchives.gov.uk/20130128102031/http://
www.dwp.gov.uk/docs/ia-young-person-guarantee-jobs-09.pdf
23. Voir par exemple le rapport d’évaluation réalisé par le cabinet Merida Associates pour le
compte du Local Strategic Partnership, « Be Birmingham » : http://www.bebirmingham.org.uk/
(consulté le 24 juin 2011).
24. LASSALLE, op.cit., p. 79.
25. Voir note de bas de page n°1.
26. Site Internet: http://www.bitc.org.uk/workplace/diversity_and_inclusion/race/
27. Janet MURRAY, “Youngsters from ethnic minorities miss out on apprenticeships”, The
Guardian, 22 février 2011.
28. Matthieu ANGOTTI, Isa ALDEGHI, Manon BREZAULT & Christine OLM, Deuxième change? La
prise en charge des jeunes éloignés de l’emploi de qualité, CREDOC, Cahier de recherche, n°257,
décembre 2008.
29. Anne GREEN, « Routes into Employment for Refugees : A Review of Local Approaches in
London » in Francesca FROY & Sylvain GIGUÈRE (eds) From Immigration to Integration. Local
Solutions to a Global Challenge, Paris: OECD, pp.189-238.
30. Ibid., p. 198.
31. London Borough of Ealing, State of Ealing 2009: Population, p. 7, (document téléchargeable:
http://www2.ealing.gov.uk, consulté le 30 juin 2011).
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
170
32. Ibid., p. 8.
33. Hervé VIELLARD-BARON « Seine Saint-Denis, entre misère sociale et intégration
économique », Géoconfluences, 2006 (article téléchargeable : [http://geoconfluences.ens-lyon.fr/
doc/territ/FranceMut/FranceMutScient4.htm], consulté le 30 juin 2011).
34. Pour une définition de l’entrepreneuriat social, voir Corinne NATIVEL « Social
Entrepreneurship » in Tony Fitzpatrick et al. (eds) International Encyclopedia of Social Policy,
London, New York : Routledge, 2006, pp. 1248-49.
35. Milena DOYTCHEVA, « Réinterprétations et usages sélectifs de la diversité dans les politiques
d’entreprises », Raisons Politiques, 2009/3, n°35, pp. 107-123.
RÉSUMÉS
L’insertion professionnelle des jeunes issus de l’immigration revêt des enjeux considérables des
deux côtés de la Manche. Dans les deux pays, les enfants d’immigrés subissent de fortes
« pénalités » qui se traduisent par des difficultés d’accès ou de progression sur le marché du
travail, tout particulièrement en raison de discriminations ethno-raciales et de relégation dans
des quartiers urbains défavorisés. L’article examine les problèmes de chômage et d’exclusion des
jeunes issus de minorités « visibles » et les réponses qu’y apportent les pouvoirs publics. Ces
questions sont appréhendées non seulement à partir des modèles d’intégration britanniques et
français, mais aussi à la lumière de leur inscription territoriale, abordée ici à travers des
exemples d’actions associatives dans les quartiers de l’Ouest londonien et de la Seine-Saint-Denis.
The inclusion of ethnic minority youth in the labour market presents considerable challenges on
both sides of the Channel. In Great Britain and in France, the children of immigrants face strong
“ethnic penalties” which result in difficulties accessing to or progressing in the labour market,
particularly due to racial discrimination and segregation in disaffected neighbourhoods. The
article examines the problems of unemployment and social exclusion as well as the policies
designed to help these young people into the labour market. These policies are not only explored
through the lens of the British and French models of integration but also in the light of their
local dimension, which is illustrated through voluntary sector initiatives in the West London
borough of Ealing and in the county (département) of Seine-Saint-Denis, in the eastern periphery
of the French capital.
AUTEUR
CORINNE NATIVEL
Corinne Nativel est Maîtresse de conférences dans la filière Langues étrangères appliquées à
l’Université de Franche-Comté et membre du CREW (Centre for Research on the English-Speaking
World) de l’Université - Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Ses travaux portent sur le chômage, la
pauvreté, les recompositions de l’État-providence, les politiques de l’emploi, du logement et de la
jeunesse. À paraître en 2012 : Les politiques de jeunesse au Royaume-Uni et en France : désaffection,
répression et accompagnement à la citoyenneté, co-dirigé avec Sarah Pickard et Fabienne Portier-Le
Cocq, aux Presses de la Sorbonne Nouvelle.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
171
Exploitation and human traffickingin the UK today: political debate,fictional representation anddocumentariesExploitation et trafic d’êtres humains en Grande-Bretagne : débat politique,
représentation fictionnelle et documentaires
Michael Parsons
1 Throughout the New Labour years, at least until the recent financial crisis which begain
in 2008, Britain was considered, and saw itself, as prosperous and successful, in stark
contrast with the “sick man of Europe” of the 1970s. According to dominant discourses,
this strong and stable upturn in the economy was largely due to a job market which
was much less regulated than, for example, that in France. The minimum wage was
supposed to protect the lowest-paid workers, but in many other respects employers
were much freer to “hire and fire” than most of their European counterparts. Many
people from the EU and elsewhere came to the UK to find work. London became, for
example, an attractive city for many talented French workers in the business sector
and elsewhere. The reality may have been more complex, as is suggested in the Spring
2003 issue of this journal, but the perception of a British economy which was
flourishing because of the relative lack of regulation in the job market was an enduring
one.
2 There has however been a gradual realisation that there may be a dark side to this
generally attractive picture of economic regeneration. There is increasing awareness
that behind many of the goods and services that have characterised this dynamic
economy and society there are sometimes some rather unpleasant truths. In many
sectors, work which many British people are reluctant to do is done by poorly-paid
precarious workers or, in the worst cases, by people who are kept in a state bordering
on slavery. Apart from the sex industry, where such exploitation is rife, agriculture,
food processing and packaging and shellfish gathering1 as well as construction are all
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
172
areas were abuses of this kind have been identified. This is not to say that such
exploitation of workers or human trafficking is ubiquitous but it is clearly widespread.
There have been a number of enquiries and reports, new legislation has been
introduced and various agencies have been set up.
3 Work done by charities and pressure groups on the one hand, and official reports,
enquiries and legal investigations, on the other hand, have been accompanied by an
increasing interest in this issue shown by filmmakers and novelists. We will be looking
at the ways in which a small selection of these more-or-less fictional representations
have attempted to bring the issue into the public eye and give it more “substance” and
humanity than can be provided by the dry prose of a report.
4 Lucienne Germain was always prompt to denounce discrimination; always ready to
protest when she felt other people were not being give proper, decent treatment. She
told me once how she had witnessed the police consistently harrassing a group people
for no real reason apart, no doubt, from some kind of “délit de sale gueule” and had
protested vigourously against what she told them was unacceptable behaviour on their
part. In the end she was taken off to the police station to have her own papers
checked… I hope she approves of my decision to write about an extreme form of
mistreatment and how people have tried to do something about it.
Cockle-pickers
5 Perhaps the most striking and tragic of the events to have brought home to the public
in Britain the appalling results of human trafficking and exploitation was the drowning
of at least 21 Chinese cockle-pickers in Morecambe Bay on 5 February 2004. They had
been brought in at night to collect cockles from the well-stocked cockle-beds in the
bay, unaware that its treacherous tides made it extremely dangerous. They worked at
night because their activity in the bay was not popular with local cockle-pickers. The
men and women had been driven to the bay by a Chinese gangmaster and left
unsupervised with no knowledge of the environment in which they had been left. They
were all illegal immigrants from the Chinese province of Fujian. As the icy waters rose
around them in the darkness, not knowing in which direction to try and escape, some
of them made phone calls to their families in China explaining that they were certain
they would die. There were 15 survivors, 21 bodies were found in the days following the
accident, and it is believed there were two other cockle-pickers who were also
drowned.
6 The tragedy was widely reported and reconstructed for television in a documentary
called Ghosts2. (The Chinese apparently call whites “ghosts”, but equally the Chinese
workers themselves were among the “ghosts” who are the invisible workers who
provide food and services at competitive rates). The gangmaster was tried for
manslaughter and in 2006 received a four year and nine month sentence.
7 The public outcry generated by the Morecambe Bay incident was undoubtedly a major
force behind the legislation introduced in 2004 to regulate “gangmasters” or “labour
providers”. It did not end there: journalists found that even after the event families in
Fujian were still suffering from the after-effects and a public appeal was launched,
initially with only limited success, to relieve their distress. It was believed that the
public were reluctant to contribute to the fund because they feared that the money
would only end up going into the pockets of the “snakeheads” who had organised the
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
173
trafficking in the first place. When this was shown not to be the case contributions
flowed in and the fund was later closed once its target had been reached. Most reports
on illegal workers in the UK make some reference to the incident.
Organ trafficking and other “dirty things”
8 A rather different view of the lives of migrant workers, whether undocumented or not,
is provided by the first major film of the 2000s to look at the seamier side of London
life, Stephen Frear’s film Dirty Pretty Things, released in 2002. The hero is a Nigerian,
Okwe, who has not been granted asylum because he has been “framed” by the
authorities after he had taken a publicly critical stand against them. His wife had been
burnt to death by the government and he had then been accused of the murder. He is a
taxi driver by day and at night a receptionist in the Baltic hotel. He is also a doctor and
helps people who need medical care and cannot take the risk of consulting a GP or
going to hospital, and in this he is aided and abetted by a Chinese doctor who works in
the morgue. He shares a bedsit with an undocumented Turkish worker called Senay,
played by Audrey Tautou, who is a cleaner at the hotel.
9 Their lives change dramatically when different strands in the plot come together.
Senay has to leave her work in the hotel because the immigration authorities, who
make a very intimidating visit to her bedsit, have found out that she works there. She
decides to go and work in a sweatshop making clothes, but is forced under threat of
denunciation to the authorities to have oral sex with the owner; after taking her
revenge, she flees and seeks a more desperate solution to realise her dream of finding a
new life for herself in the United States.
10 Okwe discovers that the hotel manager “Sneaky” Juán is using the hotel to traffic
human organs. Okwe is confronted with an unfortunate Somali suffering the appalling
effects of a bungled operation to take one of his kidneys which has left him with a
horrific wound and septicemia: Okwe looks after him, but in doing so reveals to Juán
that he is a doctor. Juán tries to persuade him to work for him and Okwe, who is
sensitive and honest, unsurprisingly refuses. However when he discovers who Juan’s
next victim will be he changes his mind and agrees to do the operation in return for a
passport offering him a new identity: Senay has agreed to sell a kidney to get the
money and passport she needs.
11 The twist at the end comes when Okwe, helped by an engagingly optimistic and human
prostitute who regularly works at the hotel, drugs Juán, removes one of his kidneys
(but insists on stitching him up again properly) and leaves with Senay and the
prostitute to deliver the kidney to a waiting driver and collect the £ 10,000 for which
the organ is being sold. At this point the driver of the car (an English surgeon?)
remarks that it is not Juán who is bringing the kidney and points out that “we don’t
usually see you people”. Okwe memorably replies that they are just the invisible people
who work to provide services for the better-off people who don’t even notice them: “we
are just the people who drive your cabs, clean your rooms and suck your cocks”, he
says. The remark of course applies much more widely to describe the fate of all the
migrant workers whose lives in London are at one stage or another briefly mises en
scène.
12 Perhaps what makes Dirty Pretty Things a successful film is not so much that it provides
a fleshed-out, haed-hitting though sometimes amusing portrayal of this seamier
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
174
London, but also because its characters are engaging, honest and resourceful, victims
and not criminals guilty of being illegal immigrants. Okwe in particular is an admirable
person, as is his Chinese doctor friend at the morgue, who helps him do his good work
as a doctor.
13 The abuses described by Dirty Pretty Things are varied but often extreme. The villains,
with the exception of the rascally Russian porter who makes a little extra running a
“parallel” room service delivering food filched from the kitchens to hotel patrons who
are asked to pay cash, are thoroughly unpleasant characters. However exploitation of
migrant workers can be much more complex.
Invisible workers
14 Amanda Craig’s novel Hearts and Minds (2009) also presents a number of migrant
workers or trafficked victims but offers a more varied range of people taking advantage
of them. The thugs who force a teenage Ukrainian girl into slavery in the sex industry
are anything but subtle, but the main character in the book is a much more interesting
figure. She is a British solicitor, Polly Noble, a single mother who specializes in
defending “illegals” threatened with expulsion. Her heart is in the right place, she
almost certainly reads the Guardian, and she does what she can to help. Indeed she
herself employs an undocumented Russian worker Iryna to look after her children, take
them to school, clean the house and so on. She does so with a clear conscience because
she treats her well and has even kitted out a bedroom for her with a TV set and so on.
She almost feels she is doing her a favour.
15 When Iryna disappears she realises acutely that without her she simply cannot manage.
When she learns that Iryna has been murdered, she begins to suffer pangs of remorse.
The bedroom she had fitted out for her was not so attractive after all, with “its forlorn,
tatty walls”. Polly is perhaps not so noble after all, and represents the double standards
which help London exploit the migrant workers without which it would probably grind
to a halt. She is not a despicable person, but is rather naïve and has a flexible social
conscience which she only becomes aware of when it is too late.
16 The character who undoubtedly comes out best in the novel is another illegal cab
driver, a Zimbabwean this time, like Okwe essentially a good man, though permanently
sad3. He finds a new purpose in life when he saves the Ukrainian sex worker from her
enslavement and in return is given the papers he needs to leave the country and
rebuild his life. London takes on a new flavour for the young girl he has helped to
recover her freedom:
All around, the tall pale buildings with their neat soldierly railings, identical as thedays in a calendar, march forwards into the future and back into the past, and thecity sighs its unending exhalation of hope, or exhilaration, or change.4
17 In short, despite man’s inhumanity to migrant worker, there is still room for hope.
London has seen it all before, and still offers a space for personal redemption. There is
a future, and Amanda Craig, like Stephen Frears, allows her “good” characters to
emerge more or less triumphant.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
175
Politics, reports and surveys
18 Amanda Craig is a journalist, and her novel is based on documentary evidence of the
lives she portrays, in particular a report published in 2007—200 years after the
abolition of the slave trade in Britain—by the Joseph Rowntree Foundation, entitled
Contemporary Slavery in the UK. The definition of slavery is loose enough to include many
of the people she describes: it involves “severe economic exploitation, the absence of
any framework of human rights [and] the maintenance of control of one person over
another by the prospect or reality of violence”. The report stresses that “the key aspect
of slavery… is that of coercion. Coercion exists ‘in any situation in which the person has
no real or acceptable alternative but to submit to the abuse involved’”5.
19 The increasing emphasis on “cracking down” on illegal immigration, which finds
regular and dramatic expression in newspapers like the Daily Mail but can be found in
political and other discourses with increasing frequency, makes it all the easier for the
unscrupulous to exploit migrant workers in particular and exert the sort of coercion
which makes any other course of action difficult to take. Some of the case histories
provide graphic examples of the way in which people have been tricked into coming to
Britain by the promise of well-paid work and found themselves trapped. Frequently the
gangmasters for whom they work take their passports or other papers and reinforce
the isolation that comes from the language barrier by keeping the workers constantly
hidden from the rest of society and maintains them in a state of economic dependence.
20 The government has increasingly been criticised for failing to treat the victims of
trafficking as just that, victims, rather than criminals, despite the fact that in March
2007 it ratified the Council of Europe Convention on Action against Trafficking of
Human Beings. This convention, which came into effect in the UK in 2009, defines
trafficking of human beings as
the recruitment, transportation, transfer, harbouring or receipt of persons, bymeans of the threat or use of force or other forms of coercion, of abduction, offraud, of deception, of the abuse of power or of a position of vulnerability or of thegiving or receiving of payments or benefits to achieve the consent of a personhaving control over another person, for the purpose of exploitation. Exploitationshall include, at a minimum, the exploitation of the prostitution of others or otherforms of sexual exploitation, forced labour or services, slavery or practices similarto slavery, servitude or the removal of organs.6
21 The Convention states in its preamble that respect for victims rights, protection of
victims and action to combat trafficking in human beings must be the paramount
objectives, and article 14 stipulates that,
Each Party shall issue a renewable residence permit to victims, in one or other ofthe two following situations or in both:a- the competent authority considers that their stay is necessary owing to theirpersonal situation; b- the competent authority considers that their stay is necessary for the purpose oftheir co-operation with the competent authorities in investigation or criminalproceedings.7
22 Recent analysis, such as that presented in a report published by the Anti-Trafficking
Monitoring Group, suggests that the provisions of the Convention have been either
misinterpreted or inadequately enforced. The conclusion of the executive summary
finds that,
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
176
in practice, the UK has not established a system led by the principle that a personwho has been trafficked has experienced abuse and requires time to recover beforebeing exposed to the rigours of an immigration system that is designed to identifyand remove people without entitlement to remain in the UK. The existing system isneither satisfying the provisions of the Convention nor key principles of rule of lawitself. Pockets of local good practice contrast with the centralised system that lacksany formal coordination and seems to be failing to refer trafficked persons toassistance and protection. The system has so far failed to contribute significantly toeither an increase in prosecution or a wider knowledge on trafficking.8
23 Not all the people subjected to this coercion and exploitation are illegal immigrants or
the victims of human trafficking. Many are asylum seekers whose request for asylum
has been refused; they are allowed to stay in the country pending appeal but are not
allowed to work and only entitled at best to inadequate support. Chris Cleave’s novel
The Other Hand depicts a woman whose experiences in her own country would seem to
provide ample justification for asylum, and yet her request is refused. She finds herself
effectively imprisoned in a detention centre until she is let out along with a small group
of other women after one of them secures their release in return for sexual favours
given to one of the wardens. The sense of vulnerability as they leave the centre and
finally walk free on English soil is palpable. The women are taken in by a farmer who is
intensely critical of the way the government treats not only people like the heroine
Little Bee but also farmers and country people generally:
The government doesn’t care about anyone. You’re not the first people we’ve seen,wandering through these fields like Martians. You don’t even know what planetyou’re on, do you? Bloody government. Doesn’t care about you refugees, doesn’tcare about the countryside, doesn’t care about farmers. All this bloody governmentcares about is foxes and townspeople.9
24 Others are legal migrant workers (one of the first case studies in the report charts the
exploitation of a group of polish workers who came to the UK after Poland had joined
the EU10) who are tricked into handing over their documentation and gradually
overwhelmed in a web of debt and threats of physical violence.
25 One of the areas where this kind of exploitation is widespread, according to a number
of reports published by the government and various pressure groups, is agriculture
(fruit picking and so on). This features in another novel published in the late 2000s,
Monica Ali’s In the Kitchen, which is, like Dirty Pretty Things, also set in a hotel which this
time is used as a cover for human trafficking. The rather weak-willed main character,
the head cook in the kitchen of the Imperial Hotel, only realises at the end of the novel
during his own descent into depression and disarray that the hotel manager is
involved, through his brother, in providing labour for a farm in Norfolk where the
conditions meet every one of the conditions outlined above in the definition of modern
slavery. Workers are underpaid, money is deducted from the pay without justification
and they are subjected to threats of various kinds.
26 In short, the conditions on the farm where he picks spring onions are in all respects
similar to the numerous case studies presented in the reports and studies which have
proliferated over the last few years. For example an article in the Guardian published in
December 2006 describes how 700 workers, including Poles, Indians, Pakistanis and
Afghans, were bussed from Southampton to a huge flower packing unit in Hook, in
Hampshire. The company was preparing deliveries of flowers for the shops to be sold
over Christmas. The gangmasters were apparently registered with the Gangmasters
Licensing Authority which was set up under the Act which was introduced in the wake
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
177
of the Morecambe Bay tragedy. The journalist was able nonetheless to establish the
same dreary pattern of people being misled about registration, underpaid, not given
regular pay slips, having money deducted for various services such as transport in ways
which are illegal and unfair and ultimately only sustainable by the threat of violence or
dismissal. The company has since terminated its contract with the gangmaster. Such
mistreatment may not always satisfy all the conditions to be considered as human
trafficking or modern slavery, but it often comes very close.
Some conclusions
27 This story is just another example of the way that goods are available at prices people
can afford only because vulnerable people are forced with varying degrees of severity
into working long hours for low wages in precarious conditions, rather mocking the
concept promoted by the EU of “flexicurity”, the idea that more flexible working
conditions are beneficial both to employers, who gain a competitive edge in a global
economy because of their access to flexible, cheap labour, and to employees, who are, it
is argued, able to adjust their working practices to suit the requirements of their
private lives11.
28 The situation today is a rather mixed bag. The GLA, for example, has clearly begun to
have an effective impact on exploitation of migrant workers in the areas over which it
has authority. The “down side” is that gangmasters have moved on to other less
regulated areas. Pressure groups and charities have been very active, and there is no
doubt that the higher profile that has been generated on this problem by the films,
documentaries and novels which have focused on these questions, of which those
mentioned in this paper are only a few of the more visible examples, along with the
reports and debates in Parliament and elsewhere, have had an effect. As mentioned
above, Britain has signed the Council of Europe Convention on Action against
Trafficking of Human Beings, even though it has been suggested that not all of its
provisions are being properly implemented. And finally the crisis which has struck the
British economy since 2008 has undoubtedly had a negative impact. It has sharpened
still further the competition which encourages even multi-billion pound multinationals
to use cheap, undocumented labour12, and it has led to budget cuts to charities and
official agencies. For example, the GLA’s funding is to be reduced over the next few
years as part of the general savings required in public expenditure. It would be a
tragedy if the progress that has been made was reversed because of the cold economic
climate.
BIBLIOGRAPHY
ALI, Monica. In the Kitchen, London: Doubleday, 2009
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
178
AROCHA, Lorena. Wrong Kind of Victim? One year on: an analysis of UK measures to protect trafficked
persons. Anti-Slavery International for the Anti-Trafficking Monitoring Group, June 2010. [http://
www.antislavery.org/includes/documents/cm_docs/2010 /f/full_report.pdf]
BROOMFIELD, Nick. Ghosts. Channel 4 Films, 2006
BURNETT, Jon, Wage Exploitation and Undocumented Labour, PAFRAS Briefing Paper no. 7,
October 2008
BURNETT, Jon & WHYTE, David, The Wages of Fear: Risk, Safety and Undocumented Work,
PAFRAS & The University of Liverpool, 2010. http://www.pafras.org.uk/wp-content/uploads/
2011/01/The_Wages_of-Fear.pdf
CLEAVE, Chris. The Other Hand. London: Sceptre, 2008.
CRAIG, Amanda. Hearts and Minds, London: Little, Brown & Co., 2009.
CRAIG, Gary et al., Contemporary Slavery in the UK: Overview and Key issues. Joseph Rowntree
Foundation, 2007. [http://www.jrf.org.uk/sites/files/jrf/2016-contemporary-slavery-uk.pdf]
FREARS, Stephen. Dirty Pretty Things. BBC Films, 2002.
GANGMASTERS LICENSING AUTHORITY, Annual Report and accounts, 1 April 2010 to 31 March 2011,
London: The Stationery Office, 2011. HC 1211
HANSARD, Westminster Hall, “Migrant Domestic Workers (Visas)”, Wednesday 17 March 2010.
Cols. 251WH-273WH.
HOUSE OF COMMONS HOME AFFAIRS COMMITTEE, The Trade in Human Beings: Human
Trafficking in the UK, Sixth Report of Session 2008-09, vol. I, Report, together with formal
minutes. London: TSO, 2009.
HOUSE OF COMMONS HOME AFFAIRS COMMITTEE, The Trade in Human Beings: Human
Trafficking in the UK, Sixth Report of Session 2008-09, vol. II, Oral and written evidence. London:
TSO, 2009.
HSIAO-HUNG, Pai. Chinese Whsipers: the true story behind Britain’s hidden army of labour. London:
Penguin, 2008.
HSIAO-HUNG, Pai. “On the Cheap”, The Guardian, 16 December 2006.
POINASAMY Krisnah & BANCE Antonia, “Turning the Tide”, Oxfam Briefing Paper, Oxfam UK, 31
July 2009. Available at http://www.oxfam.org.uk.
TOMBS, Steve & WHYTE, David. “Worker safety and Regulatory Degradation under New Labour”,
British Journal of Criminology, 2010, 50, 46-65.
WATTS, Jonathan, “Going Under”, The Guardian, 20 June 2007.
NOTES
1. Areas for which the Gangmasters Licensing Authority has power to regulate
2. Nick BROOMFIELD, Ghosts, Channel 4 Films, 2006.
3. This long-suffering victim who despite all his trials manages to preserve his belief in humanity
is, perhaps unimaginatively, called Job.
4. Amanda CRAIG, Hearts and Minds, London: Cape, 2010, p. 410.
5. Gary CRAIG et al., Contemporary Slavery in the UK: Overview and Key issues, Joseph Rowntree
Foundation, 2007, pp. 12-13.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
179
6. Council of Europe Convention on Action against Trafficking of Human Beings, Article 4,
paragraph a. http://conventions.coe.int/Treaty/EN/Treaties/Html/197.htm.
7. Ibid, Preamble.
8. Lorena AROCHA. Wrong Kind of Victim? One year on: an analysis of UK measures to protect trafficked
persons. Anti-Slavery International for the Anti-Trafficking Monitoring Group, June 2010. http://
www.antislavery.org/includes/documents/cm_docs/2010/a/1_atmg_report_for_web.pdf.
9. Chris CLEAVE, The Other Hand, London, Spectre, 2008, p. 88.
10. Contemporary slavery in the UK, op. cit., pp. 13-15.
11. Cf. Jon BURNETT & David WHYTE, The Wages of Fear: Risk, Safety and Undocumented Work,
PAFRAS & The University of Liverpool, 2010.
12. Cf. for example Pai HSIAO-HUNG, Chinese Whispers: the true story behind Britain’s hidden army of
labour, London: Penguin, 2008, on Samsung in the UK.pp. 1-25.
ABSTRACTS
Britain in the late 1990s and most of the 2000s was presented as a remarkable economic success
story underpinned by a flexible job market which, it was claimed, encouraged the creation of jobs
and wealth. There was however a dark side to this image, with an emerging picture of a
workforce at the bottom of the pile, made up mainly of international migrants, which was
shamefully exploited, to the extent that fears began to be expressed that there was a significant
amount of human trafficking and even forms of contemporary slavery underlying the general
prosperity. The tragic death of some twenty Chinese “illegals” who were cockle-picking in
Morecambe Bay in 2004 alerted public opinion to the issue and a number of reports and surveys
focused on the issue. Films and novels also played a role in bringing this situation to life and thus
generating further public interest. This article analyses these representations of exploitation and
assesses their impact.
Le Royaume-Uni à la fin des années 90 et pendant la majeure partie des années 2000 a été
présenté comme un succès économique remarquable soutenu par un marché de l’emploi flexible
qui, disait-on, encourageait la création d’emplois et de richesse. Il y avait cependant à cette
image un côté moins avouable, et on s’apercevait qu’il y avait également, en bas de l’échelle, une
main d’œuvre honteusement exploitée, composée essentiellement de migrants étrangers, si bien
que l’on craignait l’existence à un niveau significatif d’un trafic d’êtres humains et même de
formes d’esclavage moderne derrière la prospérité générale. La mort tragique en 2004 d’une
vingtaine de clandestins chinois qui ramassaient des coques dans la baie de Morecambe a alerté
l’opinion publique. De nombreux rapports et enquêtes ont été consacrés à cette question et des
films et romans ont également joué un rôle dans la sensibilisation du public en étoffant le côté
humain du problème. Cet article analyse ces représentations de l’exploitation et en évalue la
portée.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
180
AUTHOR
MICHAEL PARSONS
Michael Parsons est Professeur de civilisation britannique à l’Université de Pau et des Pays de
l’Adour. Il participe depuis longtemps aux travaux du CRECIB et a connu Lucienne Germain à
l’occasion des réunions, séminaires et autres activités de la société. Il était, de 2006 à 2010,
Président du CRECIB ; Lucienne était « sa » vice présidente. Elle était également un membre actif
des comités de la Revue française de civilisation britannique dont il était le directeur. Cette
collaboration amicale lui laisse de beaux souvenirs d’une femme exceptionnelle qui a
énormément apporté au CRECIB et à tous ceux qui partageaient sa passion pour la recherche et
pour la vie d’une véritable communauté universitaire
.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
181
Le post-multiculturalisme de DavidCameronDavid Cameron’s Post-Multiculturalism
Didier Lassalle
1 À Munich, lors d’une récente conférence internationale consacrée à la sécurité, David
Cameron s’est violemment attaqué au « multiculturalisme d’état » (state
multiculturalism) à la britannique. Il a ainsi accusé cette doctrine d’être à l’origine du
séparatisme communautaire et du climat d’aliénation qui constituent, selon lui, le
compost sur lequel prospère le terrorisme des fondamentalistes musulmans. Il a appelé
de ses vœux un « libéralisme musclé » (muscular liberalism) capable à la fois de faire face
à l’extrémisme islamiste et de promouvoir une identité britannique inclusive1. Son
discours, calibré à la perfection, a eu les effets escomptés en déclenchant, au plan
national, une véritable tempête médiatique : les Conservateurs se félicitant
bruyamment de la fin annoncée du multiculturalisme ; le porte-parole de l’opposition
travailliste pour la justice, Sadiq Khan, accusant le Premier ministre de faire le jeu de
l’extrême droite ; les groupes musulmans et antifascistes mettant en cause ses
intentions en faisant remarquer que son discours coïncidait étrangement avec une
manifestation organisée le même jour par le parti d’extrême droite English Defence
League (EDL) à Luton2.
2 Pourtant, l’argumentaire développé par David Cameron à Munich n’était pas nouveau
puisqu’il l’avait déjà éprouvé lors d’un débat organisé par la Commission pour l’Égalité
et les Droits Humains (Equality and Human Rights Commission) en 2008. Il affirmait à
l’époque que : « le multiculturalisme – l’idée que différentes cultures doivent être
respectées au point de les encourager à vivre séparément – a dangereusement sapé le
sentiment identitaire de la Grande-Bretagne et entrainé un « apartheid culturel«3. Il
ajoutait qu’il était du devoir des Conservateurs de s’assurer que tous les immigrants
apprennent l’anglais, de promouvoir le droit des femmes et de lutter contre l’extension
du séparatisme dans le pays4.
3 D’autre part, le multiculturalisme avait déjà subi de sérieuses attaques bien avant son
arrivée au pouvoir en mai 2010. En 2002, les prises de position de David Blunkett, alors
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
182
ministre de l’Intérieur, sur l’impératif linguistique et la nécessité d’un minimum
d’intégration culturelle de la part des minorités allaient déjà dans ce sens5. Elles
faisaient suite aux deux rapports analysant les causes ainsi que le déroulement des
émeutes de l’été 2001 à Bradford, Burnley et Oldham qui avaient dénoncé les effets
négatifs de la « balkanisation ethnique » sur la cohésion sociale dans ces villes6. Dans un
discours prononcé en 2005, le président de la CRE, Trevor Phillips, stigmatisait déjà les
dérives d’un multiculturalisme « à l’américaine » qui conduisait tout droit vers un
renforcement de la ségrégation et des inégalités7. En 2006, Ruth Kelly, ministre de
l’éducation, se réjouissait même de l’effritement rapide du consensus multiculturaliste
accusé d’avoir favorisé la séparation entre les communautés8. De même, dans son
discours Our Nation’s Future – multiculturalism and integration de décembre 2006, Tony
Blair insistait tout particulièrement sur le « devoir d’intégration » (the duty to integrate)
des minorités ethniques compatible, selon lui, avec leur droit à la différence. Il
n’hésitait pas non plus à dénoncer les dérives de la « diversité » qui conduisaient à la
séparation des communautés et au rejet des valeurs fondamentales de la société
britannique9. Les controverses sur le port du voile islamique, déclenchées par Jack
Straw (alors président des Communes), ainsi que les inquiétudes exprimées par Trevor
Phillips sur l’éventualité d’émeutes à la française dans les quartiers sensibles
soulignaient que le revirement idéologique était déjà bien engagé10. De même, Gordon
Brown, dans son discours de 2008 (Managed Migration and Earned Citizenship), souhaitait
que les nouveaux arrivants fassent preuve d’un plus grand désir de rejoindre le « projet
collectif » que représente la nation britannique11. Il reprenait à son compte le concept
très controversé de « citoyenneté méritée » (earned citizenship) développé par David
Goodhart le rédacteur en chef de Prospect Magazine12.
4 Enfin, lorsqu’il était encore dans l’opposition, David Cameron dénonçait avec verve la
dangereuse confusion introduite, selon lui, par le gouvernement New Labour entre
cohésion sociétale, intégration des musulmans britanniques et menace terroriste. Son
insistance à découpler les questions d’intégration et de cohésion des problèmes
sécuritaires lui avait même valu les louanges du Muslim Council of Great-Britain (MCB)13.
Le discours de Munich revient partiellement sur cette position. En effet, il y insiste sur
les conséquences néfastes du séparatisme communautaire – encouragé par des leaders
charismatiques qualifiés d’ « extrémistes non-violents » – qui conduirait les musulmans
à se définir uniquement en fonction de leur appartenance religieuse. Par un processus
de contagion, l’enfermement au sein de ce maillage serré de croyances radicales
amènerait les plus influençables ou les plus déterminés à basculer dans la violence
terroriste14.
5 En surface, il existe donc une filiation évidente entre la politique développée par les
gouvernements New Labour en matière d’intégration à partir de 2001 et celle désormais
impulsée par le gouvernement de coalition de David Cameron. Plus en profondeur, des
différences notables apparaissent tant sur la forme que sur le fond. Mais avant de les
discuter en détail, il est nécessaire de se pencher sur le contexte sociopolitique
britannique qui permet de mieux appréhender la politique actuelle en matière
d’intégration et de cohésion sociétale. Trois éléments majeurs sont à considérer : les
craintes suscitées dans la population britannique par le volume croissant du solde
migratoire ; la montée en puissance de l’islamophobie et la multiplication des réactions
xénophobes ; la prise en compte du ‘white backlash’ engendré par la mise en place des
politiques multiculturelles.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
183
Immigration : l’habituel bouc-émissaire
6 Depuis le discours enflammé d’Enoch Powell de 1968 dénonçant l’immigration en
provenance du Nouveau Commonwealth et critiquant la mise en place d’une législation
antidiscriminatoire, la question de l’immigration est récurrente dans le débat politique
au Royaume-Uni15. Examinons d’abord la réalité des estimations chiffrées fournies par
l’ONS sur la période 1997-2009 qui couvre pratiquement l’ensemble de la gestion New
Labour. Le tableau n° 1 indique un solde migratoire global de plus de 2,2 millions de
personnes dont environ la moitié (1,1 million) est issue des pays du Nouveau
Commonwealth. Ces arrivées massives ont largement contribué à l’accroissement
général de la population britannique qui est passée de 58,3 à 61,8 millions sur la même
période16.
Tableau n° 1 : Long-Term International Migration. Time series 1991 to 2009 by Country of last ornext residence, UK – balance inflow/outflow (thousands).
Source : ONS [http://www.statistics.gov.uk/STATBASE/Product.asp?vlnk=15053]
7 À ces chiffres, il convient d’ajouter un nombre relativement important de migrants en
situation irrégulière, dont l’estimation peut varier du simple au double selon les
sources. Une étude publiée en 2009 propose le chiffre moyen de 618 000 personnes pour
l’année 2007 sur l’ensemble du pays – compris dans une fourchette qui va de 417 000
pour l’estimation basse à 863 000 pour la plus haute17. La conclusion manifeste est que
la gestion d’ensemble du phénomène migratoire par les trois gouvernements New
Labour s’est traduite par l’augmentation massive de la population étrangère résidant au
Royaume-Uni : environ 3 millions de personnes supplémentaires.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
184
8 Le contrôle de l’immigration devient une question politique centrale pour le New Labour
dans les années 2000. Dans un premier temps, le second gouvernement Blair assouplit
la règlementation afin de répondre aux besoins du pays en personnel qualifié, comme il
s’y était engagé dans son programme électoral de 200118. Les Conservateurs accusent
alors les Travaillistes de sous-estimer le problème et ses conséquences néfastes pour
l’avenir du pays ainsi que d’avoir abandonné leurs engagements de 199719. En 2003, un
groupe de pression très marqué à droite, MigrationWatch UK, se constitue et lance une
campagne d’opinion dans la presse (Daily Mail, Daily Telegraph, Daily Express, Daily Star
mais également le Times et le Guardian) contre le supposé laxisme gouvernemental en
matière d’immigration et de droit d’asile. Son credo est celui de la migration équilibrée
(balanced migration) qui consiste à rapprocher au maximum les volumes des flux
migratoires entrant et sortant20. Ses conceptions radicales en matière de contrôle de
l’immigration seront ensuite relayées à la Chambre des Communes par l’intermédiaire
d’un groupe « trans-partis » (Cross-Party Group on Balanced Migration) dirigé par les
députés Frank Field (travailliste) et Nicholas Soames (conservateur) en 2008.
9 À partir de 2004, l’économie britannique, qui joue à fond le jeu de la mondialisation,
emploie une main d’œuvre étrangère abondante et bon marché provenant, en
particulier, des pays nouvellement entrés dans l’Europe (A8 countries) au détriment de
la main-d’œuvre locale qui se retrouve au chômage et commence à protester
sérieusement21. Dans un discours de 2007, le Premier ministre, Gordon Brown, reprend
alors la rhétorique habituellement associée au BNP : il déclare vouloir créer des
« emplois britanniques » pour les « travailleurs britanniques »22. La même année, le
Select Committee on Economic Affairs de la Chambre des Lords publie un rapport
concernant la politique migratoire du gouvernement dans lequel l’impact de
l’immigration sur l’économie et la société britannique est analysé. Ses conclusions sont
sans appel: « we have found no evidence for the argument, made by the Government, business
and many others, that net immigration —immigration minus emigration— generates significant
economic benefits for the existing UK population »23. En 2008, les premiers effets de la crise
des « subprimes » se font sentir avec pour corollaire une dégradation continue des
chiffres de l’emploi, qui conduit à des manifestations et des grèves sauvages dans de
nombreuses raffineries et centrales électriques du pays début 2009. À cette occasion, les
travailleurs expriment leurs inquiétudes concernant l’avenir compromis de leurs
emplois et reprennent à leur compte la phrase malheureuse du Premier ministre24.
Quelques semaines plus tard, le ministre en charge de l’immigration, Phil Woolas,
réutilise sans complexe le même argumentaire protectionniste lorsqu’il insiste sur la
nécessité de réformer le système de permis de travail à point (points-based system) afin
de restreindre le nombre des immigrants qualifiés (hors UE) et de permettre ainsi à
plus de diplômés britanniques de décrocher un emploi25.
10 Plus gênant, en 2009, un ancien conseiller et rédacteur de discours de Tony Blair,
Andrew Neather, dévoile dans un article de presse la politique concertée d’ouverture
des frontières des premiers gouvernements travaillistes destinée, selon lui, à
transformer radicalement le pays en le rendant véritablement multiculturel26. Ses
affirmations, discutables, sont reprises avec délectation par des chroniqueurs de droite,
comme Mélanie Phillips, qui étrillent les gouvernements travaillistes successifs,
coupables à leurs yeux d’avoir favorisé la montée du BNP en négligeant les aspirations
et les intérêts de leurs propres électeurs issus de la classe ouvrière27. À partir de cette
date, le virage ultra-protectionniste amorcé par le gouvernement de Gordon Brown en
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
185
2007 en matière d’immigration est totalement assumé. Par exemple, la ministre de
l’Intérieur Jacqui Smith déclare aux journalistes de la BBC que les immigrants ne
devraient pas pouvoir occuper un emploi qualifié au Royaume-Uni qui n’ait été
préalablement proposé aux travailleurs britanniques ; son successeur Alan Johnson
reconnait pour sa part la « maladresse » des administrations Conservatrice et New
Labour précédentes et le fait que certaines régions du pays ont été particulièrement
affectées par l’immigration qui a pesé lourdement sur le marché de l’emploi et les
services publics locaux28. Le rapport du Select Committee on Economic Affairs de la
Chambre des Lords, mentionné précédemment, leur donne en partie raison, puisque
tout en soulignant le faible nombre des études réalisées sur ce sujet, il indique :
The available evidence suggests that immigration has had a small negative impacton the lowest-paid workers in the UK, and a small positive impact on the earningsof higher-paid workers. Resident workers whose wages have been adverselyaffected by immigration are likely to include a significant proportion of previousimmigrants and workers from ethnic minority groups29.
11 Les partis extrémistes surfent sur l’hostilité croissante à l’égard des immigrants. Le
British National Party (BNP) demande l’arrêt immédiat de toute immigration (pays de
l’Union Européenne inclus) ainsi que la mise en place d’un programme de rapatriement
volontaire qui coïncide étrangement avec la réhabilitation d’Enoch Powell et de ses
idées. Les nationalistes de l’UKIP, quant à eux, exigent le gel pour cinq ans de toute
immigration permanente et l’instauration de permis de travail pour les citoyens
européens. Enfin, lors de la campagne électorale de 2010, Gordon Brown, dans l’espoir
de regagner les faveurs d’un électorat populaire très hostile à l’immigration, n’hésite
pas à fustiger les « immigrants illégaux » tout en appelant cyniquement les trois grands
partis à condamner la xénophobie30.
12 Ainsi adoubée par les plus hauts représentants de l’État, l’idée que les étrangers
immigrés menacent les moyens d’existence d’une partie non négligeable de la
population britannique (les travailleurs les moins qualifiés) s’ancre de plus en plus
fermement dans l’opinion. Une enquête réalisée par Ipsos Mori en 2007 indique que 77 %
des Britanniques interrogés s’inquiètent des conséquences possibles de l’immigration
sur le fonctionnement des services publics de santé et d’éducation dans leur localité, et
82 % des conséquences possibles au plan national. De plus, ils sont 80 % à ne pas faire
confiance au gouvernement quant à l’ampleur réelle de l’immigration31. L’enquête
comparative, Transatlantic Trends : Immigration, réalisée en 2010 souligne que
l’immigration est le problème politique majeur pour 23 % des Britanniques et que,
d’autre part, ces derniers sont les plus réservés des Européens sur l’apport de
l’immigration, avec 65 % des sondés considérant qu’elle constitue plutôt un problème
qu’une chance pour le pays32. Ce sentiment est largement répandu dans toutes les
strates de la société. Par exemple, l’enquête de l’institut Populus met en évidence une
convergence de vue manifeste au sein des différentes communautés qui constituent la
société britannique. En effet, 34 % des Blancs et 39 % des Asiatiques sont favorables à
une ligne générale très restrictive concernant la politique d’immigration. Les deux
raisons principales invoquées étant d’une part, que les immigrants constituent une
menace pour l’emploi pour 40 % des Asiatiques et 23 % des Blancs, et d’autre part, qu’ils
ont un effet négatif sur le niveau des salaires pour 47 % des Asiatiques et 34 % des
Blancs33. Enfin, l’amplification de la crise économique qui secoue le pays et fait monter
en flèche le nombre des chômeurs contribue à renforcer dans l’opinion ces perceptions
négatives de l’immigration et des migrants. Les dernières enquêtes confirment cette
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
186
impopularité croissante. Celle du Citizenship Survey 2010 montre que 78 % des personnes
interrogées sont favorables à une réduction de l’immigration, dont 56 % favorables à
une forte diminution34.
Islamophobie et xénophobie : fruits amers du doublediscours sécuritaire et protectionniste
13 Les émeutes du printemps et de l’été 2001 (qui ont constitué un sévère avertissement
pour ceux qui pensaient que l’intégration était sur la bonne voie), les attentats du
11 septembre, l’intervention militaire en Afghanistan et la reprise du conflit avec l’Irak,
ont réactivé le sentiment de méfiance à l’égard des musulmans vivant sur le territoire
britannique. Les attentats meurtriers de Londres en juillet 2005, triste illustration du
fossé qui s’est creusé entre certains jeunes musulmans et la société britannique dans
son ensemble, l’ont radicalisé. De plus, la montée concomitante des revendications
religieuses, culturelles et éducatives de ces communautés, souvent associée à
l’apparition de formes contemporaines de fondamentalisme religieux, sont suivies avec
hostilité par la plupart des politiques et des acteurs sociaux. Cet amalgame de craintes
infondées entourant la foi islamique et ses règles de vie, s’exprime dans les médias par
l’intermédiaire de stéréotypes négatifs, parfois très violents, visant les pays musulmans
et la culture musulmane en général ainsi que les communautés britanniques de cette
obédience religieuse, qui sociologiquement regroupent les personnes les plus touchées
par la pauvreté et le chômage, tels les Pakistanais, les Bangladais ou les Somaliens. La
presse populaire fustige leur intransigeance, leur esprit antidémocratique et le
caractère fondamentaliste de leurs croyances et de leurs pratiques religieuses d’autant
plus que la force montante de l’Islam, même modéré, inquiète énormément35. Ainsi, la
chroniqueuse Yasmin Alibhai-Brown n’hésite pas à dénoncer le courant raciste et
xénophobe qui se répand dans la société britannique, où ce type de discours est
désormais considéré comme acceptable puisqu’il se contente de stigmatiser la présence
de ces « ‘étrangers’ immigrés [qui] sont un désastre pour la nation ». Elle critique aussi
férocement les intellectuels et les médias qui, selon elle, ont contribué à le rendre
respectable36. La conséquence la plus néfaste de ces dérives est que le discours radical
des petits partis d’extrême droite ouvertement islamophobe, tels que le National Front,
le BNP ou le mouvement plus récent mais très actif de l’English Defence League (créé en
2009 à Luton), sort progressivement de sa marginalité et bénéficie de ces circonstances
favorables pour diffuser largement dans l’opinion.
14 Pour sa part, Iqbal Sacranie, ancien secrétaire général du Muslim Council of Britain (MCB),
déclare dans une interview réalisée en avril 2011 :
The last few months have seen the curse of Islamophobia on the increase; we haveseen a number of nasty and unpleasant incidents happening in the communityincluding mosques being vandalised, desecration of Muslim graves, women beingattacked because of wearing Hijab or Nikab and list goes on. With all such attackshappening, the mainstream media is either silent or ignorant at worst of these anti-Muslim hate crimes. What one finds amazing instead of showing signs of concern togood community relations and social cohesion by reporting these incidents, theright wing media continues to pursue its agenda of denigrating Islamic values byconcentrating on the un-Islamic acts of the few which have been condemned bymainstream Muslim organisations37.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
187
15 La baronne Warsi (co-présidente du parti Conservateur et ministre sans portefeuille du
gouvernement de David Cameron) quant à elle, met en garde contre la banalisation de
l’islamophobie qui serait désormais considérée comme « normale et acceptable lors des
dîners »38. Cette affirmation est confortée par le sondage commandé par la fondation
Searchlight Educational Trust à l’institut Populus en 2010 qui montre que l’Islam et les
musulmans font l’objet de jugements extrêmement négatifs dans de nombreux secteurs
de la population : plus de la moitié des personnes interrogées pensent que les
musulmans « create problems in the UK » et 43 % soutiendraient même une campagne
destinée à empêcher la construction d’une mosquée dans leur quartier39.
16 Nous avons vu précédemment que la stigmatisation s’est progressivement étendue à
l’ensemble des immigrés au cours de la décennie 2000. En effet, des argumentations à
caractère nationaliste et xénophobe font leur apparition pour condamner l’arrivée
massive des européens de l’Est, en particulier des Polonais, accusés de faire baisser les
salaires et de prendre les emplois des travailleurs britanniques40. Ceci conduit le
gouvernement New Labour à abandonner sa politique de la « porte-ouverte » (« open-
door » policy) en imposant des restrictions à la mobilité des travailleurs roumains et
bulgares, pays nouvellement entrés dans l’UE, en janvier 2007. Il s’agit de ne pas
reproduire la même erreur qu’avec les pays du groupe A8 et de limiter l’influx
prévisible de ces nouveaux citoyens, qui déstabiliserait encore un peu plus le marché de
l’emploi. Cette mesure marque un tournant de la politique migratoire du
gouvernement qui, dans le discours politique du moins, devient plus restrictive et
prend un caractère véritablement protectionniste. Curieusement, la fameuse
déclaration de Gordon Brown (« British jobs for British workers ») fut très critiquée à
l’époque par l’opposition Conservatrice conduite par David Cameron qui dénonça son
illégalité au regard de la législation européenne ainsi que le recyclage politicien de
l’argumentaire raciste du BNP au cours d’un vif débat parlementaire41.
Multiculturalisme et « white backlash »
17 L’expression « white backlash », popularisée par le livre de Roger Hewitt (2005), fait
référence à la réponse des classes populaires blanches aux politiques d’égalité des
droits, d’égalité des chances et antiracistes progressivement mises en place en faveur
des groupes ethniques minoritaires. Dans un contexte où la politique de classe est
progressivement supplantée par celle de l’identité et de la différence, certains Blancs se
sentent dépossédés et développent le sentiment d’être traités d’une façon « injuste ».
Ils avancent même l’argument que c’est leur propre culture, et non plus celles des
minorités, qui fait l’objet d’un manque de reconnaissance de la part des autorités
administratives et politiques du pays42. Depuis les années 1980, le « white backlash » et
les discours associés de marginalisation matérielle et culturelle – engendrés par la
croyance que les avantages dont bénéficiait la population blanche auraient été rognés
par l’avancée du multiculturalisme – ont été récupérés par des acteurs politiques
variés. Enoch Powell est le premier à avoir tenté d’instrumentaliser ces craintes à la fin
des années 1960s. Les gouvernements successifs de Margaret Thatcher ont également
joué cette partition avec beaucoup d’habileté, réussissant à marginaliser l’extrême
droite dans le même mouvement : rejet d’une gauche jugée trop libérale et censée
mettre en péril la nation britannique par sa promotion irréfléchie des politiques
multiculturelles.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
188
18 Depuis 1999, la presse de droite ainsi que certains hommes politiques ont réactivé ces
discours dans un contexte de déclin de la souveraineté nationale, de menace terroriste,
d’immigration massive, et de questionnement identitaire. C’est la publication du
rapport Macpherson sur le meurtre du jeune Stephen Lawrence qui, en dénonçant le
racisme institutionnel des forces de police, et plus généralement des institutions,
semble en être le déclencheur. En effet, les critiques acerbes de Macpherson ont été
interprétées dans la presse de droite comme une attaque contre l’« Anglicité »
(« Englishness ») ainsi qu’une capitulation en ras-campagne de l’élite cosmopolite
dirigeante « anti-anglaise » devant le concept étranger du « politiquement correct »43.
L’idée est alors avancée que si le racisme est le résultat de la non-prise en compte
institutionnelle des spécificités de chaque groupe, alors les Anglais constituent le
groupe le plus mal loti puisqu’ils ne peuvent prétendre à aucun privilège44. Dans le
même temps, en dépit d’un positionnement relativement conservateur des
gouvernements New Labour sur les questions de la diversité et du multiculturalisme, ces
derniers ont été vilipendés pour leur incapacité à contrôler les frontières, pour avoir
imposé la dictature du politiquement correct et pour avoir échoué à réduire les
inégalités sociales persistantes qui transcendent les frontières de la ‘race’ et de
l’appartenance ethnique.
19 Bien entendu, le BNP s’est engouffré dans cette brèche en se présentant comme le
champion de la population blanche laissée pour compte et appelant à la « justice » pour
les Blancs (« Rights for Whites ») dans des zones sensibles telles que Burnley ou Barking
et Dagenham. C’est au cœur des bastions traditionnels ouvriers du parti travailliste que
le BNP a recueilli le plus de transfuges, mais il a également attiré des militants
provenant des deux autres grands partis politiques et issus de toutes les strates de la
classe ouvrière et de la basse classe moyenne45. De plus, des personnalités politiques de
premier plan ont tenté d’utiliser ces dangereux leviers pour s’assurer un gain politique
ou ne pas perdre leurs électeurs. Pendant la campagne électorale de 2005, le chef du
parti Conservateur, Michael Howard, a combiné une ligne politique très dure sur
l’immigration et une critique cinglante du « politiquement correct »46. Les Travaillistes
ne sont pas en reste. En 2003, le député d’Oldham East et de Saddleworth, Phil Woolas,
critique la police qui, selon lui, ne traite pas les attaques racistes contre les Blancs de la
même manière que celles ciblant les personnes issues des minorités ethniques47. De
même, la députée de Barking, Margaret Hodge, a exprimé son inquiétude de voir les
Blancs négligés par l’ensemble des grands partis à de nombreuses reprises. En 2006, elle
fait sensation en déclarant que les familles de la classe ouvrière blanche se sentent
tellement abandonnées par le gouvernement et qu’elles sont si mécontentes du niveau
élevé de l’immigration qu’elles désertent le parti pour aller directement s’inscrire au
BNP :
They can’t get a home for their children, they see black and ethnic minoritycommunities moving in and they are angry […]. When I knock on doors I say topeople, ’are you tempted to vote BNP?’ and many, many, many - eight out of 10 ofthe white families - say ’yes’. That’s something we have never seen before, in all myyears. Even when people voted BNP, they used to be ashamed to vote BNP. Nowthey are not48.
20 En 2009, la ministre en charge des Communautés (Communities Secretary), Hazel Blears,
admet que les Blancs de la classe ouvrière pensent parfois que personne ne les écoute
ou ne parle en leur faveur et qu’ils devraient être autorisés à exprimer leurs
inquiétudes légitimes sans craindre de se faire traiter de racistes49. Cela fait suite à un
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
189
rapport publié par ses services qui souligne que cette population se sent « trahie » et
« abandonnée » par le personnel politique des grands partis qui les place généralement
en seconde position, derrière les immigrants, dans ses préoccupations. Tel est l’un des
points clés de ce rapport:
Where immigration and integration are discussed in depth as problematic, there isa focus on real or perceived competition for resources; housing, benefits, jobs,territory and national culture. The implications of this for the political capital thatcan be accrued by the Far-right are very grave. Our white interviewees’ responsesto minorities are far from universally negative. In fact everything fromindifference, through empathy, a desire for more and better engagement, toanxiety was registered in these interviews. People express a desire for equality anda level playing field, not only in economic terms, but also in terms of ethnic groups(and even sections of ethnic groups). In this reading, there is injustice andunfairness because the same rules do not seem to apply to everyone. However, theassumptions about who is entitled to resources seem to lean toward a racial base,with local variations50.
21 Le député travailliste Frank Field, co-président du groupe « trans-parti » pour une
« immigration équilibrée », en profite pour insister sur le danger politique que
constitue à ses yeux l’inaction gouvernementale dans ce domaine :
No wonder people feel the government is riding roughshod over their wishes, andnot only in the poorest areas, which are bearing the brunt of the present massivelevel of immigration. Unless further action is taken soon, immigration will addnearly 10 million to the population of England in the next 20 years. […] If Labourwants to influence the outcome of the next general election, it had better startaddressing white working-class concern about immigration, not simply reportingon it51.
Ébauche d’une politique post-multiculturellespécifique ou simple reconditionnement despolitiques du New Labour ?
22 Lors de la campagne électorale de 2010, David Cameron s’était fermement engagé sur
trois points afin de rendre plus efficaces les politiques d’intégration et de contrôle de
l’immigration qui, selon lui, n’avaient pas été suffisamment prises au sérieux par les
gouvernements précédents. En premier lieu, et pour répondre aux souhaits de son
électorat ainsi que d’une partie non-négligeable de l’électorat travailliste qu’il comptait
séduire, il avait proposé de limiter l’immigration drastiquement en introduisant une
limite supérieure annuelle fixée par le gouvernement en fonction des besoins. En
second lieu, il avait promis d’en finir avec les errements ‘désastreux’ du
multiculturalisme, qu’il n’avait d’ailleurs jamais cessé de critiquer depuis son accession
à la direction du parti Conservateur. Enfin, il prônait un retour à une vision
assimilationniste classique de ce qu’il appelait l’« intégration » ainsi qu’un
renforcement de la « cohésion sociétale ».
23 Dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement de coalition se fixe l’objectif de réduire le
solde annuel du flux migratoire. La ministre de l’Intérieur, Theresa May, confirme la
mise en place de restrictions immédiates limitant l’admission des travailleurs hors UE
et souligne la volonté gouvernementale: « What we have as an aim is indeed to bring
immigration down from the hundreds of thousands that it became under Labour to the tens of
thousands that it used to be52 ». Cependant, cette ligne politique ferme, très en phase avec
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
190
les attentes d’une large majorité de la population, fait aussitôt l’objet de sérieuses
critiques. La focalisation du gouvernement sur la réduction du solde migratoire en est
la première cible car elle souligne son impuissance à réellement contrôler le
phénomène : le solde migratoire dépend autant de l’immigration que de l’émigration et
le gouvernement n’a aucun moyen d’influencer cette dernière. D’autre part, le contrôle
de l’immigration est limité par les traités internationaux, ce qui réduit d’autant sa
marge de manœuvre. Par exemple, il est désormais impossible d’empêcher l’arrivée de
travailleurs polonais, bulgares ou roumains dans le pays car ils ont légalement le droit
de s’y installer en tant que citoyens de l’UE, ce qui provoque l’ire et renforce
l’argumentaire d’un parti nationaliste et anti-européen comme le United Kingdom
Independence Party (UKIP). De même, la Convention internationale sur le droit d’asile, la
Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), la Charte des Droits
Fondamentaux de l’Union Européenne, constituent des contraintes importantes, en
particulier pour ce qui concerne la migration familiale. La décision récente d’étendre
les exigences en termes de compétence linguistique aux conjoints de Britanniques
souhaitant s’installer dans le pays pourrait ainsi faire l’objet d’un recours sur la base de
l’article 8 de la CEDH53. Enfin, la volonté gouvernementale de réduire l’immigration en
provenance des pays hors zone UE se heurte aux besoins en main d’œuvre qualifiée des
entreprises, et celle de faire la chasse aux « faux étudiants » (« bogus students ») aux
intérêts économiques des universités et des nombreuses écoles de langue du pays54. Le
gouvernement a cédé en exemptant de toute restriction les transferts de personnels au
sein des grands groupes industriels (intracompany transfers ( ICTs)) qui représentaient
plus de la moitié des visas d’entrée délivrés en 2010 : 29 175 sur un total de 55 935. Cette
exemption, largement exploitée par les grands groupes, constitue une faille importante
dans le dispositif comme l’indiquent les statistiques puisque seulement 22 030 ICTs
avaient été accordés l’année précédente55.
24 Lors d’un discours de campagne pour les élections locales de 2011, le Premier ministre a
dénoncé le rôle ambigu joué par le précédent gouvernement dans le débat sur
l’immigration. Selon lui, les Travaillistes auraient tenté de le museler en accusant leurs
adversaires de racisme tout en validant dans leurs déclarations les arguments de
l’extrême-droite :
The last government, in contrast, actually helped to inflame the debate. On the onehand, there were Labour ministers who closed down discussion, giving theimpression that concerns about immigration were somehow racist. On the other,there were ministers hell bent on burnishing their hardline credentials by talkingtough but doing nothing to bring the numbers down. […]It created the space forextremist parties to flourish, as they could tell people that mainstream politiciansweren’t listening to their concerns or doing anything about them56.
25 Pourtant, au cours de la même intervention, il défendait lui-même des positions
susceptibles de populariser un certain type de discours xénophobe. Tout en
reconnaissant certains bénéfices à l’immigration, il soulignait que l’immigration
massive de ces dernières années était responsable des tensions et de l’inconfort
ressentis dans certains quartiers en raison de la pression supplémentaire qu’exerçaient
les nouveaux arrivants sur les services sociaux de la santé, du logement et sur les
établissements scolaires publics. Il stigmatisait aussi les immigrés incapables de parler
l’anglais ainsi que ceux qui ne voulaient pas ou n’étaient pas vraiment disposés à
s’intégrer. Les nationalistes de l’UKIP n’ont pas manqué de relever une certaine
convergence avec leurs idées. Nigel Farage, le dirigeant de cette formation politique,
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
191
s’est réjoui que David Cameron reconnaisse enfin le caractère néfaste de l’immigration
de masse mais a déclaré aussitôt que le pays ne retrouverait sa pleine liberté en matière
de gestion des flux migratoire qu’une fois hors de l’UE. Pour sa part, le BNP l’a accusé
d’opportunisme cynique pour avoir pillé leurs idées sur le sujet quelques semaines
avant ces échéances électorales57. Les attaques sont également venues de son propre
gouvernement. Vince Cable, le ministre du Commerce et de l’Industrie, et ancien vice-
président du Parti libéral-démocrate a déclaré dans la presse que les propos du Premier
ministre sur l’immigration étaient « très imprudents », et Nick Clegg, le vice-Premier
ministre a fait savoir qu’il en avait pris connaissance sans les approuver. Le chef du
Parti travailliste, Ed Miliband, est alors en mesure d’ironiser à son tour sur les
contradictions qui se font jour au sein de la coalition gouvernementale: « it’s hard to
have a government policy that is clear and coherent if your business secretary, who’s in charge
of your student visa policy, is saying one thing, and actually going out of his way to attack the
prime minister58 ».
26 Bien que le gouvernement conservateur ne puisse pas encore en être tenu pour
responsable, les récentes statistiques publiées par l’ONS montrent combien il est
difficile de faire des prévisions fiables dans ce domaine : le solde migratoire sur la
période comprise entre septembre 2009 et septembre 2010 a augmenté de 80 % par
rapport à la période précédente (passant de 147 000 à 243 000). Ce chiffre résulte de la
combinaison de deux facteurs inattendus : une baisse du nombre des émigrants ; une
reprise de l’immigration en provenance des pays de l’Est de l’UE. Pour Matt Cavanagh,
le directeur adjoint de l’Institute of Public Policy Research (IPPR), les Conservateurs n’ont
pas tenu compte de la baisse possible de l’émigration lorsqu’ils ont fixé leur objectif de
réduction du solde migratoire. Comme il est très délicat de réduire sensiblement
l’immigration familiale, ils seront contraints de limiter fortement le nombre des
étudiants et des travailleurs qualifiés hors UE (qui constituent leur seule réelle variable
d’ajustement) pour l’atteindre, ce qui pénalisera l’économie britannique car cette
immigration est la plus intéressante de ce point de vue59.
27 Le Premier ministre, qui risque sa crédibilité politique sur cette question, est aussi
continuellement aiguillonné par le lobby anti-immigration très actif. Ce dernier a
marqué des points en obtenant pour la première fois un débat à la Chambre des
Communes sur ce sujet délicat grâce au dépôt d’une motion. Le texte de cette dernière,
présentée par Frank Field, était sans la moindre équivoque :
That this House calls on Her Majesty’s Government to act on the overwhelmingpublic concern about the present scale of immigration by taking firm measures toreduce immigration without excluding those individuals who are genuinelyessential to economic recovery, on which so much else depends.
28 Deux arguments principaux ont été avancés. Le premier est typiquement malthusien : il
est absolument vital de contrôler le nombre des immigrants afin de limiter
l’accroissement considérable prévu de la population britannique (70 millions en 2030 –
80 millions en 2050) ce qui constituerait un fardeau économique et social bien trop
lourd pour le pays, surtout en termes d’éducation, de santé et de logement. Le second
est plus pragmatique et prétend favoriser l’intégration : les immigrés doivent
absolument parler l’anglais pour participer pleinement à la vie sociale et démocratique
de leur pays d’accueil60. De même, l’ancien archevêque de Canterbury et membre du
groupe « trans-parti » pour une immigration équilibrée (Cross-Party Group on Balanced
Migration), George Carey, a affirmé que la masse des immigrants en provenance
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
192
d’Europe et d’ailleurs plaçait non seulement les ressources du pays sous une énorme
pression mais menaçait l’ADN même de la nation61.
29 La doctrine multiculturaliste et le muticulturalisme d’État ont constitué deux cibles
privilégiées pour les attaques politiques de David Cameron lorsqu’il était chef de
l’opposition conservatrice. Dans un discours de 2007, il en pointait déjà les
failles, responsables selon lui de l’affaiblissement du sentiment de cohésion nationale. Il
dénonçait en particulier l’accent placé sur ce qui divise plutôt que sur ce qui rassemble
la nation : la sanctuarisation du « droit à la différence » (un concept clivant) au
détriment du « droit à un traitement égal » en dépit des différences (un concept
unificateur). Il proposait en outre quelques pistes : s’assurer que tous les citoyens
britanniques soient capables de s’exprimer dans la langue nationale afin qu’ils puissent
communiquer entre eux ; renforcer l’enseignement de l’histoire britannique dans les
écoles et multiplier les occasions de célébrer le sentiment d’identité nationale62. Dans
son intervention de 2010 à Munich en qualité de Premier ministre, il reprend une partie
de ces arguments tout en accusant le multiculturalisme d’État d’avoir encouragé
« different cultures to live separate lives, apart from each other and apart from the main
stream » et d’avoir instauré une politique de complaisance passive irresponsable qui a
longtemps toléré que « these segregated communities behave in ways that run completely
counter to our values » à condition que ces communautés respectent les lois63. La doctrine
multiculturaliste serait ainsi passée, dans une sorte de dérive épistémologique, de la
tolérance des autres cultures à la tolérance d’autres systèmes de valeurs, dont certains
peuvent être hostiles au pays. À la place, il propose de mette en place un « libéralisme
musclé » (« muscular liberalism ») qui n’hésite pas à s’opposer à toutes les formes
d’extrémisme et à promouvoir activement une série de valeurs communes britanniques
non négociables : liberté d’expression, liberté de culte, démocratie, l’État de droit,
l’égalité des droits quels que soient l’appartenance ethnique, le sexe ou l’orientation
sexuelle64. Enfin, un document récent définit plus précisément les orientations
politiques de son gouvernement de coalition en matière d’égalité des droits. Il s’agit
d’en finir avec le « politiquement correct », l’ingénierie sociale et la culture de
consignation bureaucratique générée par la législation des « Race Relations », chers aux
idéologues du New Labour. Cette nouvelle approche (Equality Strategy) est donc censée
prendre ses distances avec la « politique identitaire » (« identity politics ») du passé, en
reconnaissant et en valorisant l’individu plutôt que son appartenance :
Equality is not an add-on, but an integral part of this government’s commitment tobuild a stronger economy and fairer society. This strategy sets out a new approachto delivering equality: one that moves away from treating people as groups or‘equality strands’ and instead recognizes that we are a nation of 62 millionindividuals65.
30 On apprend pourtant dans la section 3 de ce même document que, conformément à la
logique de la « Big Society » développée par le Premier ministre lors de la dernière
campagne électorale, le gouvernement reconnaît et souhaite valoriser la « contribution
précieuse et significative » que les communautés religieuses, les associations
communautaires locales, les institutions caritatives et les associations culturelles,
apportent à la société dans son ensemble en leur donnant plus de pouvoir66. De même,
le gouvernement doit reconnaître que des groupes ethniques ou religieux (Antillais,
Pakistanais, Gens du voyage, Musulmans) sont victimes d’inégalités persistantes sur le
marché de l’emploi, dans l’éducation et dans la santé. Pour y remédier, il conservera
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
193
donc certains aspects de la politique précédente, mais sous une nouvelle
appellation (Equality Duty)67. Un multiculturalisme « allégé » en quelque sorte.
31 De nombreuses critiques se sont élevées contre le discours de Munich qui reprend
beaucoup d’idées aux gouvernements précédents tout en les présentant comme
novatrices. C’est ainsi que le concept de « Britishness » fait l’objet d’un extraordinaire
recyclage alors qu’il était devenu, au fil du temps, une véritable obsession pour Tony
Blair et Gordon Brown. En 2005, ce dernier avait même évoqué l’éventualité
d’introduire une journée dédiée à la nation (British day) dans le calendrier. En 2007,
deux de ses ministres, Ruth Kelly et Liam Byrne respectivement Communities Secretary et
Immmigration Minister avaient réclamé un « national ‘Britain’ day » afin de renforcer la
citoyenneté68. Il est donc particulièrement ironique qu’après avoir tourné Gordon
Brown en ridicule pour sa campagne en faveur de la ‘britannité’, David Cameron utilise
un cadre de référence pratiquement identique pour encourager certaines
communautés à s’intégrer69. De même, les valeurs qu’il propose sont extrêmement
générales et n’ont vraiment rien de spécifiquement britannique : elles pourraient
théoriquement s’appliquer à l’ensemble des démocraties occidentales. Un aspect plus
contesté est l‘enthousiasme immodéré du Premier ministre pour les écoles
confessionnelles (faith schools) qu’il souhaite voir se développer. Si un grand nombre de
ces écoles confessionnelles ne sont en réalité que des écoles d’État sélectives déguisées
qui répondent aux exigences des classes moyennes dans leur recherche d’homogénéité
sociale et culturelle, d’autres sont nettement plus inquiétantes. Par exemple, les écoles
chrétiennes évangéliques, hindouistes, juives orthodoxes ou privées musulmanes
peuvent légalement consacrer près de la moitié de leurs enseignements journaliers à
l’étude de la théologie ou du Coran et faire pratiquement l’impasse sur les matières
artistiques et littéraires. Il y a donc danger à subventionner ces écoles non-étatiques de
manière indiscriminée, ce qui reste pourtant le cas général pour les établissements
confessionnels autres que musulmans70.
32 En dépit des précautions oratoires du Premier ministre, ce sont surtout les
communautés musulmanes qui ont fait l’objet de ses attaques et de ses préoccupations
en matière d’intégration et de prévention du terrorisme. Ainsi, il a réactivé le lien entre
cohésion sociétale, intégration des Musulmans britanniques et menace terroriste, un
amalgame auquel il s’était fermement opposé comme chef de l’opposition. Ce
revirement était d’autant plus notable que le Premier ministre avait choisi d’aborder
les thèmes de l’intégration, de l’immigration, du multiculturalisme et des échecs de
certaines communautés ethniques à se forger une identité britannique spécifique, dans
le cadre assez inapproprié de la Conférence sur la Sécurité de Munich : elle était
parrainée, entre autres, par de grands groupes de l’industrie de la défense et de la
sécurité comme Thales et Cassidian. Pourtant, en novembre 2010, Theresa May assurait
encore que le gouvernement de coalition refuserait de fonder sa stratégie d’intégration
sur la lutte anti-terroriste comme l’avaient fait ses prédécesseurs :
But we will not securitise our integration strategy. The kind of society which wewish to encourage will not emerge through counter terrorism work. Under the lastgovernment ‘Prevent’ muddled up work on counterterrorism with the normal workthat needs to be done to promote community cohesion and participation. Counter-terrorism became the dominant way in which Government and some communitiescame to interact. That was wrong and no wonder it alienated so many71.
33 Pour David Cameron, les Musulmans sont directement ou indirectement responsables
de la menace terroriste liée à l’islamisme radical. Il les accuse de promouvoir le
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
194
séparatisme en se définissant avant tout comme musulmans plutôt que comme
britanniques ou européens. Il insiste sur la relation conflictuelle entre culture
musulmane et valeurs essentielles de la société britannique, en particulier en ce qui
concerne la position des femmes ou les mariages forcés. L’implicite étant que les
Musulmans britanniques sont entièrement responsables de leur propre marginalisation
sociale, politique et économique. En résumé, il contribue à alimenter le ‘racisme
culturel’ ambiant qui dépeint l’Islam sous les traits d’une religion incapable de
s’acclimater au contexte britannique, et attise les flammes dangereuses de la
stéréotypisation ethno-religieuse au lieu de les combattre. Les répercussions d’un
argumentaire aussi brutal sur les relations parfois tendues entre Musulmans et non-
musulmans sont imprévisibles mais potentiellement contre-productives en termes
d’intégration.
34 Certaines organisations musulmanes telles que la Quilliam Foundation (peu
représentative) ont accueilli ses propos avec bienveillance :
Quilliam welcomes the British government’s new commitment to tackling all formsof non-violent extremism as well as violent extremism and terrorism as laid out inPrime Minister David Cameron’s speech in Germany earlier today. Quilliam has longadvocated the need to tackle non-violent extremism not only because it can be aroute to violent extremism but also because such extremism is in itself harmful tomodern, multi-ethnic and multi-faith societies72.
35 D’autres se sont empressées de les critiquer avec virulence. Par exemple, Inayat
Bunglawala, l’un des porte-parole de Muslims4UK, a accusé le Premier ministre d’être
condescendant, de tirer sur la mauvaise cible et de développer une argumentation
totalement erronée73. Pour sa part, Mahmud Al-Rashid d’Emel Magazine a évoqué une
occasion manquée de David Cameron: « He desecrated the memory of Muslims who had
contributed to Britain; he singled out a largely powerless minority group that is constantly
demonised; he conflated terrorism with cultural identity74 ». Certains pensent même que
l’aboutissement logique de son discours pourrait être l’instauration d’une « citoyenneté
conditionnelle » pour les Musulmans qui dépendrait de leur comportement religieux :
les attributs complets de la citoyenneté leur étant attribués en fonction de leur
conformité plus ou moins grande à un modèle de comportement validé par le
gouvernement75. Enfin, l’utilisation de l’expression « muscular liberalism » a également
été très mal perçue. D’une part elle implique l’imposition de mesures contraignantes
destinées à favoriser l’intégration des Musulmans : tests de citoyenneté obligatoires,
programmes de mixité ethnique et culturelle dans les domaines du logement et de
l’environnement de travail, etc. D’autre part, elle renvoie au concept victorien de
« muscular christianity » et à ses évidentes connotations impériales : la mission
civilisatrice de l’homme blanc. Ce n’était pas la première bévue du Premier ministre
dans ce domaine. En 2007, il avait déclaré: « inspiring as well as demanding loyalty from
every citizen will require a new crusade for fairness »76. Une expression qui avait fait
quelques vagues dans les milieux musulmans et avait nécessité une mise au point d’un
de ses porte-parole : « Mr Cameron’s reference to a “crusade” had not been intended to cause
offence77 ».
Conclusion
36 La politique de David Cameron en matière d’immigration et d’intégration est donc
conditionnée par un contexte social tendu ainsi que par les fortes attentes de son
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
195
électorat et de l’aile droite du parti Conservateur qui exigent un contrôle beaucoup plus
strict et efficace des flux migratoires ainsi que l’abandon pur et simple des politiques
multiculturelles. Ces dernières sont censées avoir conduit le pays dans une impasse
sociale et identitaire en favorisant le séparatisme ethnoculturel, et avoir généré le
terrorisme islamique en tolérant la mise en place de systèmes de valeurs
antidémocratiques au sein de communautés issues de l’immigration, en particulier les
Musulmans. L’idée centrale est qu’une ‘intégration’ réussie prend du temps et que ce
long processus serait compromis par l’arrivée massive et continue de nouveaux
immigrants, souvent incapables de communiquer avec la population autochtone et ne
cherchant parfois même pas à s’intégrer. Ceci engendrerait un sentiment d’inconfort
croissant ou une sensation de délitement communautaire dans les quartiers où
s’installent ces nouvelles populations : des quartiers souvent déshérités où vivent
également les Blancs les plus démunis de la classe ouvrière qui craignent cette
concurrence venue d’ailleurs en matière de logement, de santé ou de prestations
sociales. Les réponses que propose le Premier ministre sont d’une part la réduction
drastique du solde migratoire, qui se chiffrerait en dizaine de milliers plutôt qu’en
centaines de milliers comme sous les gouvernements précédents, et d’autre part, la
mise en place d’un « libéralisme musclé » censé promouvoir les valeurs essentielles de
la nation britannique et lutter avec acharnement contre les dérives sectaires
pernicieuses.
37 Rien donc de très nouveau comme nous l’avons vu, puisqu’il reprend en les accentuant
la plupart des idées lancées et des mesures déjà mises en place par ses prédécesseurs du
New Labour dans ce domaine. Cependant, il est possible de dégager plusieurs inflexions
spécifiques qui les prolongent et les amplifient. Tout d’abord, on assiste à une remise en
cause extrêmement radicale de l’ensemble de la « politique identitaire » du passé, qui, à
ses yeux, souffre du défaut rédhibitoire de reconnaître les appartenances
communautaires au détriment de la valorisation de l’individu, et son remplacement par
une nouvelle « stratégie pour l’égalité ». Cette dernière place donc l’individu – et non
plus son appartenance ethnique et/ou religieuse – au centre du nouveau dispositif, met
sur un même plan tous les types de discriminations ou de handicap sociaux, et cherche
à instaurer un nouveau cadre institutionnel censé offrir à chacun le droit d’être traité
équitablement ainsi qu’une ‘véritable’ égalité des chances (equal opportunity). Ensuite, la
volonté d’imposer le système de valeurs britannique aux nouveaux arrivants afin de
rétablir un minimum d’homogénéité culturelle marque un retour évident au concept
classique d’assimilation, totalement abandonné au milieu des années 1960. Mais c’est
surtout, bien qu’il s’en défende avec véhémence, sa stigmatisation de l’Islam et des
Musulmans qui est la plus inquiétante, car elle pourrait conduire à isoler encore plus
des communautés déjà fréquemment marginalisées et fragiliser d’autant leur
« intégration » : une politique qui repose sur le « clivage » qu’il dénonçait si fermement
lorsqu’il était dans l’opposition.
38 Ainsi, il existe une ambivalence perceptible dans la pensée post-multiculturaliste de
David Cameron qui cherche à percer dans l’électorat populaire blanc viscéralement
hostile à l’immigration et aux politiques multiculturelles sans toutefois s’aliéner les
communautés ethniques installées. Par exemple, sa « stratégie pour l’égalité » répond
clairement au sentiment d’abandon et à la demande de justice sociale de la classe
ouvrière blanche. Par contre, il condamne les dérives communautaristes tout en
reconnaissant que certains groupes ethniques et/ou religieux sont désavantagés
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
196
économiquement et socialement, et que ceci doit être corrigé. Il n’hésite pas non plus à
accorder la plus grande importance aux « communautés locales » qui constituent des
rouages essentiels pour assurer le fonctionnement de la ‘Big Society’ dont il prône
l’avènement. Cependant, le rôle qu’il compte leur faire jouer dans cette partition et leur
définition exacte (politique, culturelle, éducative et confessionnelle, etc.) suscite
toujours de nombreuses interrogations.
NOTES
1. PM’s speech at Munich Security Conference, Saturday 5 February 2011. [http://
www.number10.gov.uk/news/speeches-and-transcripts/2011/02/pms-speech-at-munich-
security-conference-60293] (04/4/2011).
2. “David Cameron sparks fury from critics who say attack on multiculturalism has boosted
English Defence League”, The Observer, Saturday 5 February 2011. [http://www.guardian.co.uk/
politics/2011/feb/05/david-cameron-speech-criticised-edl] (24/5/2011).
3. “multiculturalism – the idea that different cultures should be respected to the point of
encouraging them to live separatel – has dangerously undermined Britain’s sense of identity and
brought about ‘cultural apartheid’”. The Daily Mail, “‘Sharia law will undermine ‘British society’
warns Cameron in attack on multiculturalism”, 26 February 2008.
4. Ibid.
5. David BLUNKETT, “Integration with Diversity: Globalization and the Renewal of Democracy
and Civil Society”, in Phoebe G riffith and Mark L eonard, Reclaiming Britishness, London: The
Foreign Policy Centre, 2002, pp. 65 à 77.
6. John DENHAM, Building Cohesive Communities: A report of the Ministerial Group on Public Order and
Community Cohesion, London: Home Office, 2001 & Ted CANTLE, Community cohesion: A report of the
independent review team, London: Home Office, 2001.
7. Trevor PHILLIPS, Sleepwalking to segregation, discours prononcé le 22/09/2005 au Manchester
Council for Community Relations, [http://www.cre.gov.uk].
8. Ruth KELLY, Integration and Cohesion, discours prononcé le 24/08/2006 lors de l’inauguration de
la Commission sur l’Intégration et la Cohésion, [http://www.guardian.co.uk].
9. Tony BLAIR, discours du 8/12/2006. [http://www.number10.gov.uk].
10. “Warning over UK race riot danger”, BBC NEWS, 22 October 2006, [http://www.bbc.co.uk] et
“Muslim veil debate could start riots, warns Phillips”, The Guardian, 23 October 2006.
11. Gordon BROWN, Managed Migration and Earned Citizenship, [http://www.number10.gov.uk/
Page14624] (15/02/2010).
12. David GOODHEART, Earned Citizenship, [http://www.pm.gov.uk/output/Page10554.asp]
(4/16/2008).
13. “Cameron blast at crude bullying on 'British values”, The Observer, Sunday 28 January 2007,
[http://www.guardian.co.uk/politics/2007/jan/28/uk.conservatives] (24/5/2011) et “No one will
be left behind in a Tory Britain”, The Observer, Sunday 28 January 2007, [ http://
www.guardian.co.uk/commentisfree/2007/jan/28/comment.conservatives] (24/5/2011).
14. PM’s speech at Munich Security Conference, op.cit.
15. Le fameux ‘Rivers of Blood’ speech.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
197
16. ONS, Table 1.2 - Population: constituent countries of the UK.. [ http://www.statistics.gov.uk/
STATBASE/Product.asp? vlnk=15354].
17. Ian GORDON, Kathleen SCANLON Tony TRAVERS & Christine WHITEHEAD, Economic impact on
the London and UK economy of an earned regularisation of irregular migrants to the UK, LSE London, GLA
Economics, 2009, table 1, p. 6.
18. “As our economy changes and expands, so our rules on immigration need to reflect the need to meet
skills shortages”, Labour election manifesto 2001.
19. “Every country must have firm control over immigration and Britain is no exception”, Labour
election manifesto 1997.
20. http://www.migrationwatchuk.org/.
21. Cf. tableau n°1 et “Half of new jobs go to migrants”, BBC NEWS UK, 30 October 2007. [http://
news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/politics /7069779.stm].
22. "[...] to create British jobs for British workers", BBC NEWS UK, 16 November 2007. [http://
news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news /politics/7097837.stm].
23. House of Lords, Select Committee on Economic Affairs First Report - Abstract, session 2007-8.
[http://www.publications.parliament.uk/pa/ld200708/ldselect/ldeconaf/82/8202.htm].
24. “'British jobs for British workers': Wildcat strikes spread over foreign workers shipped into
the UK”, Mail On Line, 31 January 2009. [http://www.dailymail.co.uk/news/article-1131708/
British-jobs-British-workers-Wildcat-strikes-spread-foreign-workers-shipped-UK.html] et
“'British jobs for British workers' is the cry of our worst instincts”, The Telegraph, 4 February
2009. [http://www.telegraph.co.uk/comment/ columnists/maryriddell /4516854/British-jobs-
for-British-workers-is-the-cry-of-our-worst-instincts.html].
25. “Now it's British jobs for British graduates”, The Independent, 4 February 2009. [http://
www.independent.co.uk/news/uk/politics/now-its-british-jobs-for-british
graduates1544987.html].
26. Andrew NEATHER, “Dont’ listen to the whingers - London needs immigrants”, London Evening
Standard, 23 October 2009. Andrew Neather a également travaillé pour Jack Straw et David
Blunkett.
27. “The outrageous truth slips out: Labour cynically plotted to transform the entire make-up of
Britain without telling us”, Mail On Line, 28 October 2009. [http://www.dailymail.co.uk/ debate/
article-1222977/MELANIE-PHILLIPS-The-outrageous-truth-slips-Labour-cynically-plotted-
transform-entire-make-Britain-telling-us.html].
28. “Migrants face tighter work rules”, BBC NEWS, 22 February 2009 et “Johnson admits migration
mistakes”, BBC NEWS, 2 November 2009. [http://news.bbc.co.uk/go/pr/fr/-/2/hi/uk_news/
politics/8338276.stm].
29. House of Lords, Select Committee on Economic Affairs First Report, op.cit., §78.
30. "To those migrants who think they can get away without making a contribution; without
respecting our way of life; without honouring the values that make Britain what it is - I have only
one message - you are not welcome." in Brown steps up immigration battle, BBC NEWS, 31 March
2010.[http://news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/politics/8595973.stm].
31. Immigration Poll for the Sun, Ipsos Mori, November 2007. [http://www.ipsos-mori.com/content/
polls-07/immigration-poll.ashx].
32. Transatlantic Trends : Immigration, joint project of the German Marshall Fund of the United
States, the Lynde and Harry Bradley Foundation, the Compagnia di San Paolo, and the Barrow
Cadbury Trust, with additional support from the Fundación BBVA, 2010, Chart 1, p. 5.
33. Fear and HOPE, Searchlight Educational Trust, 2011. [http://www.fearandhope.org.uk /project-
report/ ]
34. Suzane COOPER, Citizenship Survey: April–September 2010, England, Attitudes to Immigration –
fig. 13, Department for Communities and Local Government, HMSO: London, 2011. [http://
www.communities.gov.uk/documents/statistics /pdf/1815799.pdf].
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
198
35. “Islamophobia pervades UK – report”, BBC NEWS, 2 June 2004 et “Muslims in the European
Union − Discrimination and Islamophobia”, EUMC, Austria: Manz Crossmedia, 2006, pp. 84-90.
[eumc.europa.eu/eumc/material/pub/muslim/Manifestations_EN.pdf].
36. “Powell’s Rivers of Blood are back again”, The Independent, 10 March 2008. [http://
www.independent.co.uk] (20/03/2008).
37. Interview réalisée par Mozammel Haque, Sir Iqbal Sacranie on Islamophobia and Multiculturalism,
17 April 2011. [http://muslimscanner.blogspot.com/2011/04/sir-iqbal-sacranie-on-
islamophobia-and.html].
38. “Muslim baroness warns the 'bigots': Dinner party Islamophobia is rife, says Warsi”, Mail On
Line, 18 May 2011.
39. Fear and HOPE, Searchlight Educational Trust, 2011. [http://www.fearandhope.org.uk/project-
report/]
40. “The British workers denied jobs 'because they can't speak Polish'”, London Evening Standard,
19 June 2007 et “Polish workers: Help or Hindrance?”, BBC – Kent, 3 April 2008. [http://
www.bbc.co.uk/kent/content/articles/2006/12/11/polish working_feature.shtml].
41. “What does 'British jobs' pledge mean?”, BBC NEWS UK, 16 November 2007. [http://
news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/politics/7097837.stm].
42. Roger HEWITT, White Backlash and the Politics of Multiculturalism, New York: Cambridge
University, 2005.
43. Arun KUNDNANI, ‘”Stumbling On”: Race, Class and England’, Race and Class, 41(4), pp. 1-18.
44. Ibid., p. 12.
45. James RHODES, White Backlash, ‘Unfairness’ and Justifications of British National Party (BNP)
Support, Ethnicities, Vol. 10(1), 2010, pp. 77-99.
46. “Howard: I've had enough of political correctness”, Mail On Line, 10 August 2004.[http://
www.dailymail.co.uk/news/article-313489/Howard-Ive-political correctness.html].
47. “‘Treat anti-white attacks equally’, urges Oldham MP”, The Guardian, 3 February 2003. [http://
www.guardian.co.uk/politics/2003/feb/03/immigrationpolicy.equality].
48. “’White voters are deserting us for BNP’, says Blair ally”, The Telegraph, 16 April 2006. [http://
www.telegraph.co.uk/news/uknews/1515854/White-voters-are-deserting-us-for-BNP-says-Blair-
ally.html].
49. “’White working class feels ignored over immigration’, says Hazel Blears”, The Guardian,
2 January 2009. [http://www.guardian.co.uk/politics/2009/jan/02/immigration-working-class].
50. Steve GARNER, James COWLES, Barbara LUNG & Marina SCOTT, Sources of resentment, and
perceptions of ethnic minorities among poor white people in England, Report compiled for the National
Community Forum, DCLG, London: HMSO, January 2009, pp. 9-10.
51. “’White working class feels ignored over immigration’, says Hazel Blears”, op.cit.
52. “Theresa MAY: immigration cap will not harm UK economy”, The Guardian, 28 June 2010.
[http://www.guardian.co.uk/uk/2010/jun/28/theresa-may-immigration-cap-economy].
53. “English Language Requirement for Spouses”, Impact Assessment HO 006, UK Border Agency,
London, 1 October 2010.
54. Ibid.
55. “Immigration cap loophole sees massive surge”, The Telegraph, 27 November 2010. [http://
www.telegraph.co.uk/news/uknews/immigration/8164911/Immigration-cap-loophole-sees-
massive-surge.html].
56. “Immigrants who fail to integrate have created 'discomfort', says Cameron”, The Guardian,
14 April 2011. [http://www.guardian.co.uk/politics/2011/apr/14/immigrants-fail-integrate-
discomfort-cameron?intcmp=239].
57. Ibid.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
199
58. “Vince Cable attacks Cameron's 'very unwise' immigration remarks”, The Guardian, 14 April
2011. [http://www.guardian.co.uk/politics/2011/apr/14/vince-cable-david-cameron-
immigration-extremism].
59. Net migration to the UK jumps by nearly 100,000, The Guardian, 26 May 2011. [http://
www.guardian.co.uk/uk/2011/may /26/net-migration-uk-jumps-100000].
60. House of Commons, Débat parlementaire du 18 Novembre 2010. [ http://
www.publications.parliament.uk/pa/cm201011/cmhansrd/cm101118/debtext/
101118-0002.htm#10111862000001].
61. George CAREY, “Migration threatens the DNA of our Nation”, The Times, 7 January 2010.
[http://www.timesonline.co.uk/tol/comment/columnists/guestcontributors/article6978389.ece]
62. “David CAMERON : No one will be left behind in a Tory Britain”, The Observer, 28 January 2007.
[http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2007/jan/28/comment.conservatives].
63. PM’s speech at Munich Security Conference, op.cit.
64. Ibid.
65. Home Office, The Equality Strategy – Building a Fairer Britain, London: HMG, December 2010,
p. 24.
66. Ibid., p. 18.
67. Ibid, p. 7 et “section 5 : Making it happen”, pp. 23-24.
68. “Cameron : UK should follow US example on national identity”, The Guardian, 5 June 2007.
[http://www.guardian.co.uk/politics/2007].
69. Andrew MYCOCK, Cameron’s approach to ‘British values’ is outdated and divisive, 9 February 2011.
[http://www.opendemocracy.net].
70. “David Cameron challenges radical Islamists to a contest of ideas”, The Economist, 10 February
2011. [http://www.economist.com/node/18112127].
71. Theresa MAY, 'Our response to the terrorist threat'. This speech was given by the Home
Secretary to the Royal United Services Institute (RUSI) on 3 November 2010. [http://
www.homeoffice.gov.uk/media-centre/speeches/terrorist-response].
72. “Quilliam welcomes new UK direction on extremism”, Quilliam Foundation, 5 February 2011.
[http://www.quilliamfoundation.org/component/content/article/61-press-releases/761-
quilliam-welcomes-new-uk-direction-on-extremism.html].
73. “Muslims4Uk says Cameron speech is 'patronising”', BBC News, 5 February 2010. [http://
www.bbc.co.uk/news/uk-politics-12372632].
74. David Cameron and Muscular Liberals, Emle Magazine, 7/8 March 2011. [http://emel.com/
article.php? id=83&a_id=2300&c=73&return=cameron].
75. Liz Fekete citée par Ayesha KAZMI, “It is not multiculturalism that has failed, it is David
Cameron”, Cageprisoners, 3 March 2011. [http://www.cageprisoners.com/our-work/opinion-
editorial/item/1271-it-is-not-multiculturism-that-has-failed-it-is-david-cameron?
tmpl=component&print=1].
76. “David Cameron : No one will be left behind in a Tory Britain”, op.cit.
77. “Cameron 'crusade' to emancipate Muslim women”, Mail On Line, 29 January 2007. [http://
www.dailymail.co.uk/news/article-432016/Cameron-crusade-emancipate-Muslim-women.html].
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
200
RÉSUMÉS
Il existe une filiation évidente entre la politique développée par les gouvernements New Labour en
matière d’intégration des minorités et de contrôle de l’immigration à partir de 2001 et celle
désormais impulsée par le gouvernement de coalition de David Cameron : en particulier, le rejet
de la doctrine multiculturaliste et le retour à une vision plus classique de l’intégration.
Cependant, il est possible de dégager plusieurs inflexions spécifiques. En premier lieu, une remise
en cause extrêmement radicale de l’ensemble de la « politique identitaire » antérieure et son
remplacement par une nouvelle « stratégie pour l’égalité ». Ensuite, la volonté gouvernementale
d’imposer le système de valeurs britannique aux nouveaux arrivants afin de rétablir un minimum
d’homogénéité culturelle, ce qui marque le renouveau de la conception assimilationniste tombée
en désuétude au milieu des années 1960. Enfin, la stigmatisation continue et appuyée de l’Islam et
des musulmans est devenue une pratique inquiétante qui accentue le « clivage sociétal » que
David Cameron dénonçait si fermement lorsqu’il était dans l’opposition.
There is an obvious link between the policies developed by the New Labour governments as
regards ethnic minorities’ integration and immigration control after 2001 and the new set of
policies recently introduced by David Cameron’s coalition government: in particular, the
rejection of multiculturalism and the return to a more traditional view of integration. However,
several specific trends can be underlined. First, the previous policies based on “identity politics”
have been radically challenged and replaced by a new “strategy for equality”. Second, the
government wants to force the British system of values on the newcomers in order to restore a
minimum of cultural homogeneity, which marks the revival of the concept of assimilation
abandoned in the mid-1960s. Finally, the continuous and severe stigmatization of Islam and of
Muslims has become a worrying tendency which increases the ‘community divide’ that David
Cameron adamantly denounced when he was the leader of the opposition.
AUTEUR
DIDIER LASSALLE
Didier Lassalle est professeur de civilisation britannique à l’Université de Paris Est-Créteil (UPEC).
Ses travaux ont essentiellement porté sur l’intégration des minorités ethniques ainsi que sur
l’évolution des concepts de citoyenneté et d’identité nationale en Grande-Bretagne. Depuis
quelques années, sa recherche a pris une dimension plus résolument comparatiste franco-
britannique. Il est l’auteur, dans ce domaine, de nombreux articles et de plusieurs ouvrages
individuels et collectifs, dont Les Relations interethniques dans l’aire anglophone : entre collaboration(s)
et rejet(s), l’Harmattan, 2009, en collaboration avec Lucienne Germain.
Revue Française de Civilisation Britannique, XVII-2 | 2012
201