perspectives sur l’énonciation autour de l’événement mai 1968

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Perspectives sur l’énonciation autour de l’événement mai 1968. Relire Benveniste. Résumé Je souhaite présentement montrer en quoi l’analyste du discours et le sémioticien dialoguent à leur façon pour rendre compte de l’impensé de l’énonciation, en lisant et relisant Benveniste. Ce dialogue, nous allons le présenter sur la base de divers exemples, le discours colonial et néocolonial de la France en premier et surtout le moment 1968 en France pour l’analyste de discours, avec à mi-chemin le discours européen pour le sémioticien. Le présent texte resitue principalement notre présentation d’une partie de nos Mémoires sur mai 1968 (Presses Universitaires de Franche-Comté, 2013) antérieurement publiée (« Mémoires d’un étudiant en mai 1968 : le flux des manifestations et le protagoniste de l’événement », Le Mouvement Social, octobre-décembre 2010, p. 165-181) dans le cadre d’une réflexion sur l’énonciation qui se situe au-delà de notre première investigation sur l’historique de la catégorie d’énonciation en analyse de discours du côté de l’histoire ( J. Guilhaumou et D. Maldidier, « De l’énonciation à l’événement discursif en analyse de discours », in J. Guilhaumou, D. Maldidier, R. Robin, Discours et archive, Bruxelles, Mardaga, 1994). Je souhaite présentement montrer en quoi l’analyste du discours et le sémioticien dialoguent à leur façon pour rendre compte de l’impensé de l’énonciation. C’est donc ce dialogue que nous allons présenter sur la base de plusieurs exemples, le discours colonial et néocolonial de la France et surtout le moment 1968 en France pour l’analyste de discours, et à mi-chemin le discours européen pour le sémioticien. Ici, ce qui fait lien, c’est la notion d’intentionnalité. De manière générale, en philosophie de l’esprit donc adopter une posture intentionnelle revient à considérer les choses dont on peut expliquer les comportements en leur attribuant des croyances appréhendées soit dans leur signification interne en esprit, soit dans leur signification contextuelle, externe donc (Denett, La stratégie de l’interprète, Paris, Gallimard, 1987). Plus précisément, l'intentionnalité est l'une des principales propriétés que possède certaines phénomènes mentaux, et en premier lieu les pensées et les croyances, de représenter quelque chose hors d'eux-mêmes de renvoyer à autre chose qu'eux- mêmes. Une telle disposition humaine ne préjuge pas du caractère réel ou possible de ces phénomènes externes, elle nous dit seulement que le moi dispose de manifestations particulières en lien avec d'autres dispositions particulières associés, du fait de la réciprocité humaine. Au centre de ces phénomènes se trouve bien le phénomène humain, un moi perçu comme un donné au sein de

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Perspectives sur l’énonciation autour de l’événement mai 1968. Relire Benveniste.

Résumé

Je souhaite présentement montrer en quoi l’analyste du discours et le sémioticien dialoguent à leur façon pour rendre compte de l’impensé de l’énonciation, en lisant et relisant Benveniste. Ce dialogue, nous allons le présenter sur la base de divers exemples, le discours colonial et néocolonial de la France en premier et surtout le moment 1968 en France pour l’analyste de discours, avec à mi-chemin le discours européen pour le sémioticien.

Le présent texte resitue principalement notre présentation d’une partie de nos Mémoires sur mai 1968 (Presses Universitaires de Franche-Comté, 2013) antérieurement publiée (« Mémoires d’un étudiant en mai 1968 : le flux des manifestations et le protagoniste de l’événement », Le Mouvement Social, octobre-décembre 2010, p. 165-181) dans le cadre d’une réflexion sur l’énonciation qui se situe au-delà de notre première investigation sur l’historique de la catégorie d’énonciation en analyse de discours du côté de l’histoire ( J. Guilhaumou et D. Maldidier, « De l’énonciation à l’événement discursif en analyse de discours », in J. Guilhaumou, D. Maldidier, R. Robin, Discours et archive, Bruxelles, Mardaga, 1994). Je souhaite présentement montrer en quoi l’analyste du discours et le sémioticien dialoguent à leur façon pour rendre compte de l’impensé de l’énonciation. C’est donc ce dialogue que nous allons présenter sur la base de plusieurs exemples, le discours colonial et néocolonial de la France et surtout le moment 1968 en France pour l’analyste de discours, et à mi-chemin le discours européen pour le sémioticien. Ici, ce qui fait lien, c’est la notion d’intentionnalité. De manière générale, en philosophie de l’esprit donc adopter une posture intentionnelle revient à considérer les choses dont on peut expliquer les comportements en leur attribuant des croyances appréhendées soit dans leur signification interne en esprit, soit dans leur signification contextuelle, externe donc (Denett, La stratégie de l’interprète, Paris, Gallimard, 1987). Plus précisément, l'intentionnalité est l'une des principales propriétés que possède certaines phénomènes mentaux, et en premier lieu les pensées et les croyances, de représenter quelque chose hors d'eux-mêmes de renvoyer à autre chose qu'eux-mêmes. Une telle disposition humaine ne préjuge pas du caractère réel ou possible de ces phénomènes externes, elle nous dit seulement que le moi dispose de manifestations particulières en lien avec d'autres dispositions particulières associés, du fait de la réciprocité humaine. Au centre de ces phénomènes se trouve bien le phénomène humain, un moi perçu comme un donné au sein de

l'activité de représentation du monde appréhendé dans sa dimension d'espace-temps. Mettre l'accent sur l'intentionnalité revient ainsi à prendre en compte l'activité énonciative du moi/agent qui représente ce monde multiple, hétérogène, et par là même à poser un fondement ontologique à son existence dans les termes du sens commun : quelqu'un parle de manière usuelle, donc quelque chose existe de manière commune. Si l’énonciation prise comme telle se situait au sein du paradigme de l’idéologie, sa mise en relation avec la notion d’intentionnalité nous introduit à une autre paradigme, le paradigme de la croyance.

I – Une sémiotique de l’énonciation (1) : l’énonciation du discours colonial.

Le programme de travail des analystes de discours a historiquement comme point de départ l’analyse distributionnelle, puis sa critique systématique. C’est à ce titre que la cohérence même de la théorie de l’énonciation proposée par Antoine Culioli dans ce parcours critique a une grande répercussion parmi les analystes de discours. [Pour une linguistique de l’énonciation. Opérations et représentations, T. 1, Paris, Ophrys, coll. HDL, 1990. Pour une linguistique de l’énonciation. Formalisation et opérations de repérage, T. 2, Paris, Ophrys, coll. HDL, 1999. Pour une linguistique de l’énonciation. Domaine notionnel, T. 3, Paris, Ophrys, coll. HDL, 1999. Onze rencontres sur le langage et les langues, avec Claudine Normand, Paris, Ophrys, coll. HDL, 2005.]

L’actualité de cette théorie apparaît d’autant mieux si l’on considère des travaux récents en analyse de discours qui la prennent en compte, en particulier ceux de Françoise Dufour. De façon générale, Il s’agit présentement, au delà des faits observables dans un circuit de communication, de décrire linguistiquement des assertions génériques, à la fois au fort potentiel d’abstraction et anticipant de ce fait un événement à venir. Le lien avec l’analyse de discours passe alors par les notions de formation discursive et d’événement discursif qui, par ailleurs, ont fortement marqué notre itinéraire d’historien du discours.

Dans la perspective culiolienne, si l’on considère l’énoncé comme un marqueur énonciatif - au sens, traduit en anglais, de uttering et non utterance - , il convient de souligner son rôle d’opérateur de généralisation, d’abstraction au sein de dynamiques configurationnelles, qui nous permettent d’entrer dans le domaine des possibles, de l’hétérogène à visée anticipatrice. Nous sommes ici dans l’ordre de la plasticité, du déformable, du dynamique. Les marqueurs énonciatifs sont autant de représentants matériels des procédures et opérations schématiques qui engendrent les représentations, dont la connaissance est décisive faute de pouvoir accéder directement à l’activité mentale. En déclenchant ces représentations, vous produisez un texte qui, une fois reconnu, est tout aussi présent en vous-même que dans l’autre.

Une telle approche suppose d’un point de vue cognitif de considérer une « démarche d’existence » de l’individu, c’est-à-dire une manière de poser le référent et de se donner un point de vue intentionnel, - quelque chose existe et quelqu’un parle -, en s’interrogeant non pas sur de quoi on parle dans le dit, mais sur quoi on parle, par rapport à quelle représentation. La notion de marqueur énonciatif, et la théorie de l’énonciation qui s’y attache, sont donc centrales en matière d’agencements énonciatifs, dans la mesure où elle nous incite, dans l’ordre de l’observable, de nous poser des questions sur nos représentations en tant qu’activité énonciative, et plus largement de ce qu’il en est de la production et de la reconnaissance des textes comme représentations matérielles des opérations mentales.Nous n’en dirons pas plus sur la théorie de Culioli, préférant en montrer la présence, autour des notions de marqueur énonciatif, domaine notionnel, attracteur et autres, au sein d’une étude précise d’analyse de discours.

Le corpus pris en compte par Françoise Dufour, dans son récent ouvrage De l’idéologie coloniale à celle du développement. Une analyse du discours France-Afrique (Paris, L’Harmattan, 2010), est construit à partir de la manière dont se présente le traitement textuel de l’Afrique, de sa période de « pacification », au profit de la « civilisation » jusqu’à son insertion actuelle dans la mondialisation, au nom de l’idéologie du « développement », avec une attention toute particulière au cas du Mali. Il est ainsi possible de rendre compte de configurations discursives construites autour d’une relation de dominance entre la France et l’Afrique sur un mode paradoxal, par l’association d’un projet civilisateur d’universalisation du modèle républicain en vue d’une politique d’assimilation d’une part, et d’une pratique basée sur la théorie des races humaines d’autre part. Il en ressort en effet un processus discursif construit autour des notions de progrès et de civilisation, pour la période coloniale, et de développement pour la période très contemporaine. Le point important est ici que ces configurations discursives se situent dans une relation de dominance entre la France et l’Afrique sur un mode paradoxal, par l’association d’un projet civilisateur d’universalisation du modèle républicain en vue d’une politique d’assimilation d’une part et d’une pratique basée sur la théorie des races humaines d’autre part.

Il s’agit alors d’aller le plus avant possible dans l’étude des types d’agencement linguistique que construisent de telles configurations, en particulier dans la relation dialogique à l’autre. Ce qui permet d’abord d’appréhender la formation discursive comme un espace de reformulation et de réagencement, donc de reconfiguration. Mais aussi de circonscrire des discours constituants à travers des actes de définition. Françoise Dufour en vient à caractériser, d’un point de vue cognitif, un intérieur et un extérieur du domaine notionnel, - au sens

d’Antoine Culioli - dans la dialectique même du Même et de l’Autre selon une gradation typifiante variable d’une pratique discursive à l’autre.

Ainsi le perfectionnement, corollaire de la civilisation, nous attire de l’intérieur, si l’on peut dire vers l’infini, attracteur pourtant liée à un type prédicatif à l’extérieur marquant nettement la différence, en particulier raciale. Entre prédication et typification, les catégories discursives du Même et de l’Autre sont sources de nature cognitive, du fait même de la non-coïncidence du prédicat civilisateur et de la typification raciale de stéréotypie, par exemple avec le couple civilisé vs barbare. Le Même peut aussi, dans ce schéma cognitif typifiant, se diviser en lui-même, par exemple avec le couple Sud vs Nord, du Même-Autre en voie de développement au Même du développement.

Une telle configuration en domaine notionnel de « civilisation non bornée » est bien constituante du discours colonial, et de même pour le discours ultérieur sur le développement, face à l’effacement du premier domaine notionnel, avec un autre attracteur, l’infini jamais atteint des richesses, et des types différents, en particulier avec le couple pays riches vs pays sous-développés.

L’analyse de discours permet ici de repérer des marqueurs de recatégorisation, d’une période à l’autre, et ainsi d’énumérer les reformulations signifiantes de la matrice discursive étudiée, par exemple de la recatégorisation de la civilisation en civilisation universelle, et par là même de la reformulation de la civilisation en son pluriel, les civilisations. Il existe donc bien, dans la mutation historique de la dominance revendiquée, un changement de paradigme : certes en matière notionnelle de civilisation et de développement, le mouvement est nommé, le champ des possibles est ouvert, mais, ce qui fait la différence discursive d’une formation discursive à l’autre, d’une période à l’autre, c’est la part toujours présente d’une délimitation négative qui réduit la participation de chacun au mouvement d’ensemble, certes dans une hiérarchie fortement typifiante. Ainsi, comme l’écrit Françoise Dufour, « les discours contemporains font coexister ou maintiennent une frontière en Même vs Autre, tracée par des opérateurs de négativisation : le sous-équipement, l’analphabétisme, la sous-alimentation, la faim, la pénurie d’eau potable, la maladie et l’absence de soins, les conflits armés, l’oppression politique souvent, et la mort prématurée » (page 227).

De la représentation notionnelle, et sa traduction catégorielle, à la mise en scène actantielle, il est ainsi possible de situer – et c’est le propre de l’analyse de discours – des agencements d’énoncés à la fois réguliers et repérables linguistiquement. Du suivi des configurations ainsi mises en évidence ressort une forte prégnance des valeurs d’attraction, et de type inscrites à l’horizon de l’altérité. La dialectique cognitive du Même et de l’Autre y occupe une place

centrale jusque dans le repérage linguistique des formes paradoxales de la dominance. Avec une analyse de discours centrée sur la matérialité discursive prend donc forme un registre de la dominance discursive se recomposant d’une idéologie à l’autre. De fait, ce qui est propre à la formation discursive France-Afrique, c’est d’abord un type de Même universel à visée homogénéisante au profit du maintien d’une idéologie de la domination. Mais c’est aussi un registre discursif spécifique fait de répétitions/reformulations d’un interdiscours avec son cortège de paradoxes et de contradictions. Ainsi le domaine de mémoire de la formation discursive se construit autour d’attracteurs, de types et d’altérités dont la stabilité est garante d’effets discursifs de dominance, en tant que formes d’actance dans le champ d’une rationalité de la domination à caractère évolutif, de la raison coloniale à la rationalité économique la plus contemporaine.La catégorisation notionnelle, que nous venons d’analyser avec Françoise Dufour, s’inscrit dans l’espace public, y instaure un lieu d’énonciation sur la relation dominants/dominés. La démarche sémiotique, qui nous présentons maintenant, donc à mi-chemin de notre parcours, s’interroge plus sur le cadre démocratique de l’espace notionnel, maintenant avec l’Europe politique.

II – Une sémiotique de l’énonciation (2) : l’énonciation du discours européen.

Tony Ramoneda considère, pour la part linguistique d’une réflexion qu’il partage avec Bernard Lamizet, les démarches qui s’intéressent au réel du discours, donc à la matérialité de l’énoncé, sous l’angle d’une sémiotique de l’énonciation qui permet de considérer ce qui relève de l’adresse à l’autre. C’est la pratique effective de la tension du sujet vers l’autre, du passage du sujet singulier à l’identité collective, qui situe le fait linguistique dans le champ de la communication. Les questions de la vérité et de l’interprétation s’en trouvent prises alors dans l’univers légitimant de l’énonciation. Temps de l’expérience commune de l’énonciation et temps de la rupture énonciative se partagent l’ensemble de l’espace de l’identification, de la reconnaissance et de la visibilité des processus d’énonciation. En fin de compte, c’est le réel de l’énonciation qui prend le dessus dans l’analyse au titre d’un réalisme immanent dont le récent travail doctoral de Tony Ramoneda sur La formation d’un Espace public européen : les élections européennes de 2004. Une approche communicationnelle de l’espace public, deux volumes (374 pages + 469 pages d’annexes), sous la direction de Bernard Lamizet, Université Lumière Lyon 2, 2007, précise bien les enjeux. Ce travail a donné lieu par ailleurs à la publication d’une livre, Europa como discurso (RBA Libros, 2014).

A partir de ce vaste travail, plusieurs questions se posent : qu’en est-il d’un état de choses en devenir, l’Espace public européen ? Quelles représentations

politiques en avons-nous, et comment lui conférer une intelligibilité propre ? Et surtout qu’en est-il de la distance intentionnelle entre un tel objet représenté et son objet représentant dans l’esprit des sujets agissants ? Qu’en est-il donc de la relation ternaire entre un tel objet (L’Europe est un référent, un état de choses désigné comme tel), son contenu intentionnel, en particulier collectif (les représentations communes de l’Europe), tout en considérant aussi son mode de présence dans l’esprit (L’Europe se concrétise dans une représentation particulière pour chaque sujet européen individué) ? Telles sont les questions que Toni Ramoneda pose dans le champ de la sémiotique politique, plus précisément dans le domaine d’une sémantique des identités politiques déployée au sein de l’espace public européen, à proximité des travaux sémiotiques de Bernard Lamizet, tout en y apportant sa contribution originale. La perspective de cette recherche se veut donc résolument intentionnaliste et réaliste, et non pas configurationnelle, - au sens de l’historien du discours -, comme nous l’avons vu précédemment avec le travail de Françoise Dufour, et comme nous le verrons, de manière très particulière, avec le moment 1968. Ainsi en est-il dans l’énoncé même de la définition proposée de l’intentionnalité : « L’intentionnalité, en tant que distance permettant la signification, est de fait le mécanisme par lequel toute forme de signification s’insère dans la réalité au moyen de la causalité » (p. 74). Si l’intentionnalité est une capacité générique à renvoyer à des états de choses hors de l’esprit, elle en est tout autant la représentation dans l’esprit de l’individu, elle renvoie à une ontologie de la première personne. Un état intentionnel est tout autant rapporté à une croyance qu’à une perception résultant de l’impact causal des objets sur les individus. Alors la croyance dispose d’une plus grande autonomie référentielle et peut permettre la création de référents virtuels, d’artifices, en particulier théoriques. Avec Mark Bevir (The Logic of the History of Ideas, Cambridge University Press, 1999, “How to be an intentionalist ?”, History and Theory, 41, mai 2002, p. 209-217), nous pensons alors pouvoir dire que toutes nos expériences (langagières) - de l’expression des croyances à la production des concepts –relèvent d’états intentionnels liés à des croyances plus qu’à de simples perceptions, ce qui constituent autant de référents des discours sous l’aspect de forme signifiantes insérées dans des classes d’objets (de type lexical, syntaxique, rhétorique, etc.) à partir desquelles sont produites les significations. Ainsi ce sont bien les croyances qui font réseau, au sein de l’intercommunication humaine, sur la base de l’activité des individus eux-mêmes. Avec l’historien du discours que nous sommes, l’intentionnalité relève donc plutôt de la réflexivité langagière des acteurs dans l’événement, et de son potentiel créatif, tout en se rapportant aussi à une norme commune au titre de l’intentionnalité collective. Pour avancer dans notre propos, il faut aussi s’attarder un temps sur la notion d’intentionnalité collective.

Dans une récente publication sur Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique, sous la dir. De Laurence Kaufmann et Danny Trom, Collection « Raisons pratiques », Paris, Editions de l’EHESS, 2010 , le débat, à partir de Searle (The Construction of Social Reality, New York, Free Press, 1995, John R. Searle, La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998) autour de l’intentionnalité collective est repris par Anita Konzelmann Nive,  après avoir fait l’objet de la publication antérieure de Fabrice Clément et Laurence Kaufmann sur Le monde selon Searle (Paris, Cerf, 2005). Certes l’identité collective est bien liée au rapport réfléchi à soi, ce qui suppose d’identifier de façon réaliste les moyens qui permettent à un sujet de se reconnaître dans un collectif, mais une telle identité renvoie tout autant à un ancrage pré-réflexif, voire ontologique, ce qui suppose, avec Searle, de considérer que l’intentionnalité en « nous » ne peut se réduire à une intentionnalité en « je », même associée à des croyances mutuelles. Et John Searle de préciser : « Aucun ensemble de consciences en ‘je’, même augmenté de croyances, ne se monte à une conscience en ‘nous’ » (La construction de la réalité sociale, op. cit., p. 42). L’intentionnalité collective est bien ici le sentiment naturel, quasi-biologique, que l’on a de faire quelque chose ensemble. Mais elle est surtout une modalité spécifique d’états intentionnels d’individus particuliers. Il convient donc de la considérer sous l’angle double du « je » et du « nous », et par là même d’y associer conjointement la structure réciproque d’un acte social et les données ontologiques d’une situation communicationnelle partagée. L’accent est certes mis sur une culture dialogique, réflexive du collectif, mais dans le fait même de l’irréductibilité de l’essence libre de tout individu. S’intéresser à l’identification qualitative des groupes pour comprendre ce qu’il en est de la conscience pratique collective nous renvoie à la qualité de la liberté de chacun dans le partage de la vie commune. Par contraste, dans le travail de Ramoneda, l’analyse intentionnelle se focalise sur l’élucidation de « la forme conditionnelle de représentation du monde », donc des causes qui président aux représentations, à leur intelligibilité propre. De ce fait, l’analyse de l’espace public européen autour de la connexion communicationnelle se situe ici à la connexion du réel et du discours par une approche d’un objet intentionnel bien réel et la description de contenus sémiotiques tout à fait concrets.Grâce au fait « naturel » de l’intentionnalité, l’esprit peut représenter des états de choses et viser des objets. Il construit ainsi la réalité sociale, il la crée pour nos fins propres, ce qui nous permet d’appréhender l’intelligibilité des moyens de sa réalisation aussi bien si ce n’est mieux que ses fins. Notons l’importance ainsi conférée à la question réaliste des moyens. Dans cette voie, l’esprit crée la réalité au sens où il s’y réfère réellement, et ne se contente pas de la dire. A ce titre s’imposent des faits institutionnels par le biais d’énonciations performatives explicites, sans que Toni Ramoneda parle pour autant de « performativité

institutionnelle » comme Bernard Lamizet. Point décisif qui s’explicitent par la référence combinée à deux auteurs majeurs, Habermas et Searle à nouveau. En effet, Toni Ramoneda considère d’abord, avec Habermas, qu’il est impossible d’appréhender des actions sans se référer aux intentions qui les guident et qu’une telle intentionnalité se trouve au fondement de l’agir communicationnel. Puis il y associe les analyses de Searle sur la manière d’attribuer un sens intentionnel à une action en se donnant les moyens de la réaliser. L’objet discours est donc étroitement lié, dans son intentionnalité même, à l’institution et son efficace. S’il convient d’étudier « les discours européens », cela ne peut se faire, de ce point de vue, que dans leur articulation à des faits institutionnels définis par Searle comme des institutions humaines permettant d’énoncer les faits selon des règles constitutives du lien social, et traduites présentement dans un contrat de communication. De la présence à l’opinion, le lien discursif se fait ici par le simple constat que l’énoncé discursif devient « institution » dans l’exercice public de la parole par des acteurs présents dans des instances légitimes d’énonciation. C’est ainsi que Toni Ramoneda propose de fonder l’intelligibilité de l’espace public européen sur la considération d’une distance intentionnelle qu’il traduit, en terme de rationalité, dans la présence d’un contrat de communication, avec son équivalent discursif, l’expression réaliste « au moyen de ». Là où le travail de l’esprit politique porte historiquement sur des objets spécifiques, par exemple l’ordre politique du temps de la Révolution française, et les institutions nouvelles qui en sont issues, dans le discours très contemporain, il s’agit présentement d’un travail en esprit sur l’espace public européen rapporté certes à un objet-discours, « les discours européens », mais qui ne confond pas avec lui dans la mesure où ces discours s’expriment à partir d’instances énonciatives, au sein de règles constitutives qui sont autant de conditions de possibilité du fait social européen comme fait institutionnel (« Nous considérons l’Europe comme un fait institutionnel, c’est-à-dire comme le résultat de l’attribution de ‘fonctions de statut’ à des groupes sociaux au moyen du langage, et à partir de règles régulatives et de règles constitutives », p. 245)Il importe alors d’appréhender l’objet discours, - et son double réaliste, si l’on peut dire, l’objet intentionnel présent jusque dans l’esprit, - dans l’hétérogénéité des éléments d’un corpus composé d’articles de journaux et d’affiches électorales pris dans un univers linguistique conjoint, français et espagnol, et situé dans la période mai-juin des élections européennes de 2004. Mais, encore une fois, cet objet discours ne peut se confondre avec l’objet représenté, du moins dans une approche intentionnelle. Nous verrons qu’il en est peut-être autrement au plan idéologique.

L’analyse sémiotique rend donc compte des faits d’institution relatifs aux actions légitimées dans l’espace public européen. La démarche de l’auteur prend ici un tour résolument kantien, au nom d’un schématisme causal qui permet

d’appréhender la présence du divers dans un premier temps, en comprendre la réalité discursive dans un second temps, enfin en présenter l’objet central - l’opinion comme institution - jusque dans l’idée républicaine d’émancipation en dernier lieu.

Ainsi mis en place de tels préalables méthodologiques, Toni Ramoneda procède à la mise en évidence d’un « je » énonciateur présentifié, dans la presse et les affiches électorales, par le nom du journal et le sigle du parti, et avec leur signature propre. Il s’agit alors de concrétiser des instances d’énonciation au sein même du contrat de communication. Il s’agit ensuite de considérer la concrétisation discursive proprement dite de ces instances, en décrivant « une expérience de l’institution » à visée fonctionnelle. C’est là où intervient la question de l’intentionnalité collective, présentée ci-dessus : elle est traduite sur le terrain du public, au titre d’un espace public européen comme « moment communicationnel » dans lequel la réflexivité du sujet est maximale, avec sa part éthique de conscience authentique. Le dispositif de la campagne électorale est alors perçu à travers la médiation journalistique entre l’actualité et le réel selon un principe véridictionnel de pertinence - est pertinent ce qui est susceptible d’être vrai -, ce qui nous rapproche d’une analyse de l’ethos, donc des qualités nécessaires à la véridiction, précisément décrites d’une instance d’énonciation à l’autre, et nous éloigne du pathos. Au-delà des distinctions discursives ainsi introduites auprès des instanciations des principaux partis politiques impliqués dans la campagne européenne, nous avons surtout retenu d’une telle « vérité journalistique » l’expression d’un rapport intentionnel spécifique au monde. Rapport qui se concrétise discursivement dans la phrase articulée autour de l’expression réaliste « au moyen de » (par exemple Le Monde/El Mundo, « nous faisons l’actualité au moyen du journal X ») et son fondement ontologique (« nous nous émancipons au moyen de l’indépendance »). Nous pouvons donc bien identifier « un moyen de faire » apte à lier l’identité républicaine de l’Europe, la liberté républicaine comme valeur partagée. D’un journal à l’autre, apparaissent des règles qui caractérisent autant de manières d’être et de faire l’Europe, ou de ne pas la faire à vrai dire. Ainsi se dessine une sorte de phénoménologie discursive « réaliste », donc causaliste, qui délimite le cadre idéologique au sein duquel peuvent s’insérer les discours politiques des dirigeants politiques sur l’Europe.

De façon générale, l’apport sémiotique de la science de la communication permet d’appréhender les processus discursifs d’auto-légimation de l’espace public dans le cadre posé par Habermas de l’auto-législation de la raison communicationnelle. Cependant cette approche intègre désormais les phénomènes de reconnaissance et de visibilité sociales dans la perspective d’Axel Honneth, en particulier avec la contribution d’Olivier Voirol dans le présent ouvrage. A ce titre, l’étude des dynamiques conflictuelles y occupe une

place grandissante. C’est ainsi que le caractère conflictuel du social devient une priorité pour le sémioticien, rejoignant une des préoccupations principales de l’analyse discours, la quête de l’émancipation, humaine dans les pratiques discursives. Précisons ce rapprochement à propos de l’événement le plus marquant de notre itinéraire, Mai 1968.

III - L’énonciation « heureuse » de l’événement discursif : Mai 68.  

En faisant l’histoire de l’analyse de discours depuis les années 1970, il apparaît que la catégorie d’énonciation occupe une position centrale par l’insistance sur l'idée de sujets en procès dans les textes, nous l’avons déjà souligné. Cette formule peut s'entendre d'une double façon. Il peut s'agir simplement de la construction d'un sujet dans le fil du discours, au sein même de l'enchaînement discursif. Cependant, d'un point de vue historique et configurationnel, le sujet se construit dans une dispersion d'énoncés dont il est l'élément unificateur, sans pour autant introduire l'homogène dans l'hétérogène. Le sujet prend place dans des dispositifs d'archive, des espaces non institutionnels, mais historiquement attestés par la diversité de l'archive ; il intervient dans le moment même où quelque chose s'annonce, se rapporte, se catégorise, se conceptualise La notion de situation d'énonciation n'est plus pertinente, de même celle de conditions de production, elle laisse place à l'événement. Les raisonnements en termes de situation de communication ne permettent pas en effet de penser la valeur interprétative des places énonciatives dans une description d'énoncé. Ainsi s'est opèré, dans l’histoire de l’analyse de discours, un double déplacement - D’un part les marques énonciatives ne sont plus au départ de l'analyse, elles sont délocalisées, elles dépendent d'un processus singulier de construction du sujet d'énonciation.- D’autre part toute interprétation d'une place énonciative nécessite, dans une perspective historique, la prise en compte de la conscience linguistique de l'époque considérée, et de la façon dont la question de l'énonciation y est posée.

Entre événement discursif et conscience linguistique, c’est un autre paradigme interprétatif qui se met en place, où là aussi l’échange entre l’historien du discours et le sémoticien s’avère particulièrement fructueux.

a- Une sémiotique de l’événement médiatique

Ainsi, dans son livre le plus récent, Sémiotique de l’événement (Paris, Lavoisier, 2006) Bernard Lamizet, considérant d’emblée que les medias participent de la construction du temps présent, s’interroge sur la médiation symbolique qu’elles instaurent sous la forme de l’événement. Au-delà du réel, c’est-à-dire du champ immédiatement expérimenté par les sujets de l’histoire, la reconnaissance de

l’autre dans le champ de la communication, la part de réalité du niveau symbolique donc, nous introduit dans la représentation que les médias donnent de l’événement en l’instituant comme tel.Bernard Lamizet nous propose plus particulièrement, à partir d’une lecture du Monde, une analyse des modalités de la représentation de l’événement, de sa valeur de médiation. A partir d’un tel corpus homogène, ces modalités se précisent sous la forme d’une multiplicité de concepts appelés à rendre raison des formes et des structures de la communication dans le processus de construction de l’événement médiatique. Il ne s’agit pas seulement de comprendre comment les médias construisent l’événement en lui donnant une signification compréhensible par tous, mais il s’agit aussi et surtout de cerner la manière dont la conscience de notre identité et de notre devenir peut se fonder à partir de la conscience de l’événement inscrite à l’horizon de l’historicité de la communication médiatique. L’événement apparaît ainsi, à travers les médias, comme la médiation par excellence dans la structuration de notre identité citoyenne.Nous sommes ainsi plongé dans l’univers analytique de la médiation de l’événement, plus que de l’événement lui-même tel qu’il peut être décrit par l’historien du discours à partir des configurations d’archive qui le spécifient. Nous y reviendrons. Cependant dans une telle démarche sémiotique comme dans celle de l’historien du discours, l’archive apparaît comme un matériau réel, brut, muet que l’historien et le sémiologue font parler en l’inscrivant dans une médiation analytique. Mais là encore, le sémioticien se démarque de l’historien de discours qui considère l’archive comme un dispositif non réglé a priori d’énoncés propres à configurer des figures, des sujets et des concepts singuliers. Il en ressort une approche de l’événement médiatique fortement ancrée dans notre présent le plus immédiat, dans notre conscience quotidienne qu’il serait caricaturale de réduire à un imaginaire, tant la part du symbolique participe de la construction médiate du lien social. Qui plus est, à la différence de l’historien, le sémioticien, en mettant l’accent sur un présent de l’événement permettant de penser le sens de l’action humaine, considère que la médiation de l’événement introduit une rupture énonciative dans le continuum empirique, là où l’historien du discours met plutôt l’accent sur le continuum entre le référent empirique et la dimension narrative de l’événement. Mais il ne réduit pas, pour autant, la médiation médiatique au temps de la rupture incarnée par la praxis des acteurs de l’événement, donc à des stratégies énonciatives particulières de communication mises en œuvre dans l’espace public. Il s’agit surtout d’entrer de plein pied dans l’interprétation narrative de l’événement, là où se montrent de nouvelles identités d’acteurs, de lecteurs, voire de spectateurs par le fait même de la médiation symbolique d’une temporalité de l’événement constitutive d’un continuum social, mémoriel, culturel. Ainsi « l’événement lui-même devient une médiation à partir du moment où il fait l’objet d’un récit dans lequel les lecteurs

se reconnaissent culturellement et politiquement, dans la figure des acteurs de l’événement et des personnages du récit » (p. 307).

Un tel effort du sémioticien pour dégager au mieux la matière communicationnelle de la temporalité médiatique d’un événement à l’autre se traduit donc par un travail analytique considérable, c’est-à-dire par une multiplication de catégories analytiques de l’événement dans le champ des sciences de la communication. Ainsi l’événement est pensé, à partir du matériau médiatique, jusque dans sa dimension mythique et esthétique. Ainsi le sémioticien fait appel à toutes sortes de mises en scène, sur la base du recours à des supports diversifiés tant dans le domaine de l’image que de celui de l’écrit, occupant tout à la fois un espace géographique et un espace mémoriel. Enfin, il témoigne de l’envers du sens, voire de sa perte lorsqu’il relève de la crise, et plus encore de la guerre. Bien sûr la politique, plus que l’histoire, occupe ici une place centrale dans la signification donnée par les médias à l’événement. Mais il ne s’agit pas ici de s’en tenir à des considérations vagues et générales sur la manipulation politique des médias dans l’événement, productrices à vrai dire de faux concepts analytiques. L’objectif du travail sémiotique est avant tout de rendre compte de la représentation des acteurs politiques de l’événement sous une forme à la fois passée, présente et future, donc dans une temporalité largement ouverte à l’anticipation, au potentiel de créativité des acteurs de l’événement.

C’est là où la démarche du sémioticien, fortement distincte au premier abord, dans ses choix méthodologiques, de la démarche de l’analyste de discours que nous sommes, la rejoint à sa façon sur le terrain essentiel de la reconnaissance et de l’identification du sujet comme acteur de sa propre histoire. Bernard Lamizet nous propose donc bien une approche « heureuse », et rationnelle du récit médiatisé de l’événement. Il est possible de prolonger ce « bonheur » par l’analyse d’un événement particulièrement « heureux », mai 68, pour le simple étudiant qui en devient le protagoniste. Ainsi, plutôt que de reprendre, donc résumer notre ouvrage, Discours et événement. L’histoire langagière des concepts (2006), nous proposons de revenir sur un événement, mai 1968 dont nous avons été un protagoniste de second plan, mais spectateur quand même. Nous rendons alors compte de ce que nous appelons le premier cycle des manifestations, au sein de l’événement Mai 68. Alice Krieg-Planque intervenant dans le volume collectif Le nom propre en discours, sous la direction de Michelle Lecolle, Marie-Anne Paveau et Sandrine Reboul-Touré, Les carnets du Cediscor N°11, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009, et auteure par ailleurs d’un ouvrage récent sur La notion de « formule » en analyse de discours (Presses Universitaires de Franche-Comté, 2009), aborde la question de l’événement « A propos des ‘noms propres d’événement’.

Evénementialité et discursivité ». Evénement discursif, événement linguistique, événement d’énonciation, événement tout court, autant d’expressions auxquelles s’attachent le linguiste, et Alice Krieg-Planque y ajoute celle d’événement de discours. Il s’agit là de considérer l’événement comme une occurrence inscrite dans une temporalité, renvoyant à quelque chose qui existe (un référent) et quelqu’un qui parle (un sujet d’énonciation), et surtout mis sous une description, en position réflexive donc. Il est alors possible d’explorer ce qu’il en est du Np d’événement, ici dans le discours médiatique. Elle retient tout particulièrement le Np Mai 68. Chrononyme, il se prête à toutes sortes de catégorisation, d’analogie, de comparaison, mais peut-il aller jusqu’à la prototypicité, telle est la question posée. Alors que, pour le linguiste proche ici du sémioticien, les « éléments d’intelligibilité » attestés dans le discours médiatique à propos de mai 68 suscitent un doute sur le fait que les journalistes, plutôt soucieux de le rendre inintelligible, mettent ce nom d’événement sous une description. Pour l’historien du discours, il s’agit de savoir si Mai 68 renvoie à une proto-politique annonciatrice de révolution jusque dans son utopie même, donc à une intelligibilité propre : c’est la position qui sous-tend le présent extrait de nos Mémoires d’étudiant à Nanterre en mai 68 publié dans Le Mouvement social.

b- Mai 1968 : le cycle des manifestations

Un témoin de mai 1968 à Nanterre, Françoise Schmidt, dit, dans un témoignage disponible sur le Web : « J'ai surtout gardé de cette période des sensations. Souvenirs olfactifs : l'odeur très particulière qui régnait dans les couloirs et les amphis de Nanterre, mélange de tabac froid, de shit, de peinture et de sueur ; l’odeur des gaz pendant les manifs… Souvenirs tactiles : le froid piquant à attendre le train sur le quai de la gare Nanterre-La Folie, la chaleur du seul troquet du coin, surpeuplé, plein d'étudiants et de travailleurs immigrés. Souvenirs visuels : la boue du campus encore inachevé, la masse des étudiants de Droit (et de droite !) essayant manu militari de nous empêcher d'entrer sur ledit campus. Et souvenirs auditifs : pour n’en citer qu’un seul, la voix de mon cher Cohn-Bendit surmontant le brouhaha d'une AG… ».

Ces sensations, bien d’autres ont été partagées par les étudiant(e)s de Nanterre. Pour ma part, j’ai plutôt gardé en tête les gestes, et surtout les sonorités de mai 68 : le bruit des voix des manifestants que je conserverai de longues années, immédiatement ravivé par toute nouvelle manifestation, la voix puissante et goguenarde de Cohn-Bendit dans les assemblées générales, la résonance des voix dans une cour de la Sorbonne bien étroite, les pas des CRS dans les rues du Quartier Latin, etc. Ici le moment de rupture est vécu à travers la description d’une multiplicité de formes, d’agencements, de choses sensibles à distance de

toute idéologie. C’est une manière de poser, en tant que femme, une différence que l’événement mai 68 n’a jamais pensée.

Comment peut se penser alors ma présence dans l’événement en tant qu’étudiant de première année, donc encore peu au fait de la vie universitaire ? Et comment déployer une histoire personnelle de mai 68 dont j’ai retenu dans ma mémoire des minutes décisives, mais rien que des moments donc ? Il me fallait d’abord la volonté de le faire, et il m’a fallu bien des journées de réflexion pour y parvenir. De plus, j’ai été soumis en permanence à plusieurs paradoxes.

D’abord le fait de considérer que la narration d’un événement doit être visibilisée dans tous ses possibles pour que cet événement soit compréhensible de soi-même et de tous. Ce qui suppose un certain achèvement de l’événement, et donc la question quelque peu lancinante de la fin sans cesse annoncée de mai 68, de ses effets novateurs. Un achèvement à vrai dire jusque dans le concept, avec sa langue propre au risque de lui donner une place plutôt lourde dans l’expression et le style, j’en suis conscient. A ce propos, Hannah Arendt considère que l’acteur-leader seul - ici les acteurs du mouvement de mai 68 visibilité par les médias de l’époque - ne dit pas grand-chose sur le récit de l’événement du point de vue de la mémoire créatrice de l’événement. Il convient plutôt de considérer que ce sont les spectateurs qui achèvent l’histoire, par le fait que la pensée de l’événement, saisie dans le souvenir, vient après l’acte. Non pas que la pensée et l’acte soient dissociés, mais c’est le fait même que le spectateur devienne progressivement un protagoniste de l’événement qui lui donne une capacité particulière à inscrire l’événement dans la mémoire, à en témoigner. Il s’agit alors de monter une intrigue - ce que j’essaye de faire de scène en scène dans une sorte de cartographie cognitive, surtout à partir de la deuxième partie – pour révéler un esprit de mai 68 qui se veut partageable, qui aboutit à l’engagement collectif d’une pensée. Ainsi Hannah Arendt écrit que : « Le point central est que l’achèvement qu’assurément tout événement accompli doit avoir dans les consciences de ceux à qui il revient de raconter l’histoire et de transmettre son sens leur échappa : et sans cet achèvement de la pensée après l’acte, sans l’articulation accomplie du souvenir, il ne restait tout simplement aucune histoire qui puisse être racontée »1.

Second paradoxe dans la prise en compte d’une permanente « dialectique négative » dont Adorno écrit qu’ «  elle réclame l’autoréflexion de pensée » - tel est le propre de cet autoentretien -, alors « ceci implique manifestement que pour être vrai du moins aujourd’hui, ce penser doit aussi être pensé contre soi-même »2. Exercice difficile par le fait de côtoyer en permanence, dans le 1 ARENDT Hannah, La crise de la culture, Gallimard, Idées 1972, p. 15 – Voir le commentaire de Julia Kristeva in Le génie féminin : Hanna Arendt, Paris, Fayard, 1999, p. 125.

2 ADORNO Theodor W., Dialectique négative, Paris, Payot, 1978, p. 286.

sentiment de ce que j’écris et surtout « en regard de l’absolument et indissolublement individué qu’on peut espérer »3, l’authentique et l’inauthentique, l’évidence du vrai et l’apparence du faux, la plénitude du bonheur de vivre l’instant et l’attente d’une promesse de bonheur que le monde me refusera après 68. Le tout pour finir sur une insistance quasi-obsessionnelle sur la pure immédiateté, l’immanence absolue de l’événement au risque de sa fétichisation.

A vrai dire, c’est ma position initiale de spectateur, peu de chose donc, voire presque rien, qui m’aide dans une telle ambition de rendre compte du quelque chose de l’événement de mai 68. Notre désir le plus profond, notre demande auprès de ceux qui légitiment les discours, et dont je ne suis pas, se trouvent formulés dans un des graffitis de 68 à Nanterre: « Un rien peut être un tout, il faut savoir le voir et parfois s'en contenter ». Proposons donc une courte narration qui de rien, simple spectateur en tant qu’étudiant historien en première année à la Fac de Nanterre, épicentre de l’événement, nous devenons, d’une manifestation à l’autre, quelque chose, un protagoniste de l’événement.

De manifestation en manifestation, devenir protagoniste de l’événement.

1- Annuler la différence : la quête de la révolution permanente

3 Id. p. 292.

La photo ici présentée s’est replacée dans ma mémoire au moment où je la visualisais récemment. D’autant qu’elle présente des étudiants d’histoire - et j’en étais un - sous la banderole « A bas la sélection - groupe d’étudiants d’histoire », en arrière-plan d’une rangée située en tête de responsables étudiants et enseignants bien connus.  Cette photo a pour spécificité de présenter une des premières manifestations étudiantes de l’année 68 évoluant dans le Quartier Latin, celle du 14 mars, plus précisément dans le quartier de l’Odéon, non pas par les boulevards comme à l’accoutumée dans les manifestations populaires, mais le long de rues plus étroites, ces rues qu’empruntèrent - voir les maisons anciennes - les ouvriers pendant les manifestations de 1848. Nous étions là, historiens, pour en témoigner. A chaque tournant de rue, ce souvenir de la révolution du peuple la plus oubliée de toutes les révolutions françaises, celle de 1848, me revenait à la mémoire, le simple fait de parcourir ces rues nous rappelant à son souvenir.

Rousseau précise, dans l’Essai sur l’origine des langues, que pour retrouver la nature, ici il s’agit de la nature de la révolution, il faut l’excéder, la franchir afin d’y revenir sans annuler la différence, une différence presque nulle à vrai dire. Jacques Derrida a longuement commenté cet aspect de la pensée rousseauiste dans De la grammatologie. Mais de quelle nature s’agit-il là ? De la nature inscrite dans l’action même de l’humanité souffrante et agissante, la révolution permanente.

Nul besoin en mai 68 d’imiter la révolution permanente - je pense aussi aux barricades érigées en 1848 autour du Panthéon à quelques pas de la barricade de la rue Guy-Lussac (référence à l’ouvrage sur 1848. Une révolution oubliée) - puisque rien ne la sépare de ce qu’elle imite, si ce n’est l’idéologie qui s’y attachera après coup pour susciter l’oubli d’une telle inscription dans la révolution, et qui lui fait toujours écran. C’est du moins ce que nous avons voulu montrer en dressant notre cartographie intime de l’événement, et en lui donnant valeur de connaissance pour l’action révolutionnaire.

Le trait majeur de la révolution permanente c’est qu’elle excède, voir détruit les conditions existantes de vie, empruntes de séparations entre les hommes, pour d’autant plus revenir à la vie générique. Elle est l’unité de l’imitation – bien des gestes de mai 68 sont emprunts à la gestuelle héroïque des révolutions françaises – et de ce qui est imité, ce dont nous héritons de ces révolutions, la force des manifestations, la démocratie directe et l’élan utopique.

Pleine d’énergie, loin de la transparence sociale, la révolution permanente abolit toute perte d’énergie, toute substitution au détriment de l’acte révolutionnaire en instaurant des points de passage obligés, là aussi ayant partie liés avec la cartographie cognitive ainsi dressée : ainsi en est-il par exemple de toute cette symbolique des affiches, des détournements picturaux, des fresques murales -les murs des amphis de Nanterre en étaient couverts - qui multiplient les suppléments substitutifs à la nature pour mieux la rejoindre. Ainsi s’impose un devenir progressif encore dans notre présent et qui nous implique en permanence dans le mouvement social, associe notre production intellectuelle à des raisons pratiques. Après coup, la culture communiste, pour encore une décennie, s’est avérée la plus apte à maintenir un tel lien. Le mouvement social a pris le relais dans les années 1990 et demeure toujours aussi présent dans la vie politique française. Ici la nature parle de ce qui fait le collectif d’une société par la voix de celui qui porte le mouvement, le PORTE parole.

Certains voudraient effacer ce toujours déjà-là de mai 68, ce qu’il détermine comme perpétuel espacement qui fait événement : ils en font même un slogan politique. A vrai dire, de l’esprit de mai 68, il ne s’agit là très naturellement que de la forme de la rationalité politique qui s’impose à nous depuis l’événement, et il est bien vain, et même un peu ridicule de vouloir s’y opposer. La quiddité de mai 68, ce qu’elle était destinée à être, et ce qu’elle est toujours, a pris une quasi tournure permanente, quoiqu’on en pense. Cependant, de ce perpétuel espacement, il est utile d’en situer les intervalles d’un mouvement à l’autre, le dernier en date étant le mouvement anti-CPE - voir l’épilogue ci-après -, pour en redoubler la présence. Ce n’est d’ailleurs pas tant l’intériorité de cet esprit qui nous importe et dont les principaux protagonistes ont parlé à satiété que ce qu’il

en a été exposé à l’extérieur dans toutes sortes de plis et de déplis, de ce qui en est l’expressivité révolutionnaire depuis quarante ans déjà.

La forme manifestation.

Le 7 mai, la manif part de la place Denfert-Rochereau. J’ai un vif souvenir de ce point de départ autour de l’immense lion sculpté. Pour la première fois, je crois, nous empruntons en partie l’itinéraire des grandes manifestations populaires, préfigurant ainsi le mélange des paroles étudiantes et des paroles de la revendication populaire, alors que les manifestations antérieures tournaient, si l’on peut dire, dans le Quartier Latin (voir ci-après et à vérifier). Tout un symbole bien sûr. Mais plus précisément, nous entamons ainsi « un procès de nomination » (Barthes) dans le but de désigner ce quelque chose qui allait nous caractériser, au-delà du nom propre Mai 68. Un mouvement en expansion dont vont s’extraire des signifiés historiques, la grève, la révolte, la barricade, associés à tout un vocabulaire de l’immédiateté (Aujourd’hui, maintenant, immédiat, urgent) et du changement radical (changer, transformer, neuf) à l’encontre des idéologies stéréotypées et par le fait qu’un objet symbolique, le lion de la victoire, prenait une charge réelle. Une thématique nouvelle prend forme, qu’il convient d’identifier en allant de butée signifiante en butée signifiante sur la base d’un tel corps rassemblé (voir l’image du sit-in autour du même lion). Ainsi, d’agrégation en agrégation de nouveaux arrivants tout au long du trajet, 50.000 étudiants en viennent à défiler sur le Boul Mich aux cris de « Nous sommes un groupuscule ». J’en retiens dans ma mémoire une seconde scène, des lycéens internes quittent leur lycée par les fenêtres, les portes étant fermées par le proviseur. Un grand sentiment de puissance traverse la manifestation. Il est vrai que la manifestation du jour d’avant, le 6 mai, avait été bloquée sur son parcours. Celle-ci s’écoule mieux. C’est là que j’apprends donc ce qu’il en est d’un spectateur enthousiaste devenant protagoniste de l’événement en s’y agrégeant. Pourtant des photos vus maintenant, une étonnante inactualité dans le côté vieillot de ses étudiants défilant en veste et pantalon gris. Un sentiment aussi de claustrophobie également éprouvé sur le moment, et resté imprimé dans mon souvenir.

Si la forme manifestation suscite une certaine claustrophobie, - et nous l’avons ressenti plus d’une fois, cette peur de l’écrasement par la foule, surtout dans les carrefours (voir la photo ci-dessus) -, elle est aussi un espace évidemment ouvert – un boulevard au printemps – d’une puissance extraordinaire, mais tout aussi provisoire. S’agit alors de l’apparition d’une contrainte formelle avec ses possibles couplés, sur le moment, à une situation angoissante perçue dans sa totalité : une telle masse humaine peut à tout moment se refermer sur elle-même, Charonne reste vif dans les esprits. C’est alors que les éléments spatiaux secondaires – voir l’épisode des lycéens ci-dessus - prennent toute leur importance parce qu’ils visualisent un moment où des individus isolés se transforment en protagonistes de plein droit. L’agrégation des éléments périphériques fait les possibles, la masse elle-même est un tout en mouvement qui se spatialise : tout arrêt – et les moments où la manifestation fait une pause sont ressentis de manière angoissante – est péril.

Flâner le long des manifestations, un signe d’émancipation

Depuis mai 68, flâner le long d’une manifestation, à l’exemple de mon spectre - sur le bord à gauche de la photo ci-dessus, la tête tournée vers les manifestants, mais il s’agit là peut-être d’une femme habillée à la garçonne -, a toujours été mon activité préférée, une fois passé un moment dans la manifestation elle-même. Remonter, descendre sans cesse la manifestation pour mieux l’appréhender, tel est l’exercice que j’ai répété des centaines de fois dans mon existence. Ce flâneur est-il celui, à l’exemple du philosophe allemand Benjamin dans Paris, qui est tout à fois dans la foule et hors d’elle. A vrai dire, nous le percevons tout autrement. C’est dire plutôt, « Je suis l’enfant de la révolution », à l’exemple de Heine, ici à l’horizon de la révolution de 1830, et vivre ce moment comme le fait même de l’émancipation, la perpétuelle confusion entre le « je » et le « nous ».

Rien de distrait donc dans l’attitude du flâneur, mais au contraire une attention maximale à tout ce qui se présente sous ses yeux, d’autant que ce qu’il voit est nouveau, étrange à son regard. Nul éphèmère, rien de fugitif dans ce qu’il perçoit, mais bien au contraire la présence quasi-ontologique de la figure émancipatrice. Et de surcroît, nulle marchandisation de l’expérience vécue, puisque tout ce qui se trouve à proximité, mais dans son dos, comme boutiques de toutes sortes n’existe plus à ses yeux. L’attrait par les casseurs de fin de manif pour les boutiques pleines de produits à consommer n’existait pas encore ; c’est plus « la société du spectacle » - ainsi du spectacle de la présence répressive des CRS, donc de l’Etat policier – que la société de consommation qui suscitait la colère, et par moments la violence, des manifestants. Pour mon spectre, il ne reste à sa vue que le combat toujours possible et indéfiniment répété des émancipateurs de l’humanité, de l’histoire de France depuis la Révolution de 1789 qui lui fait dire, comme Heine, « Vive la France quand même ».

C’est le moment de la connexion entre son moi et la réalité, sans cesse répétée, d’une transformation de soi dans la manifestation des et pour les autres. Le flâneur s’avère ici plus protagoniste qu’acteur : il s’implique dans la manifestation au fur et à mesure qu’il adhère à ses mots d’ordre. Il n’a rien d’un acteur préconstitué, en partie à l’origine du mouvement, du moins visible comme tel quand voit la première ligne de dirigeants au début de la plupart des manifestations. Nous avons eu l’occasion, par la suite, de décrire ce mouvement d’adhésion à « une promenade civique » au cours de la révolution française.

Le problème bien sûr, c’est le rapport, la relation, dans ces  Courts voyages au pays du peuple (Paris, Seuil, 1990) qui se profile à l’horizon dans quelque chose qui relève aussi du surplace, et d’une contrainte imposée au corps - la fatigue vient vite -, un espace de saturation où il s’agit de ne « laisser aucun espace vide, ni aucun temps mort : ce qui ne peut être joué peut toujours être dit, ce qui n’est pas vu peut toujours être raconté » (p. 44). Alors s’agit-il ici de jouer la révolution, au contact du mouvement et de se la raconter en esprit là où ce qu’il en était des journées révolutionnaires de 1789 revient vite à la mémoire ? C’est dit de manière un peu courte, et à vrai dire assez mal dit. L’affaire relève plus des formes du possible et de leur traduction conceptuelle. Dans l’espace du concept, la formation discursive est ce qui peut et doit être dit, et relève in fine de « la délocalisation tendantielle du sujet d’énonciation ». Ici, elle prend forme pratique, s’inscrit dans une narration et une sonorité perpétuelles – le bruit d’une manifestation me revient régulièrement, je l’ai déjà dit - qui instaurent un rapport de visibilité de quelque chose d’assez inexprimable, à vrai dire. Un exercice narcissique, là encore c’est vite dit. Plutôt le moment de l’immédiateté entre un concept et son point de réalité, une manière de pouvoir montrer du doigt, ou plutôt saisir du regard l’adéquation entre l’esprit et la réalité.

Le fait de la manifestation n’est pas sans part de sérieux et de manipulation. Le sérieux des dirigeants en première ligne - le plus souvent en costume cravate à cette époque -, la manipulation perceptible dans la joie un peu fébrile du dirigeant de gauche enfin apte à mobiliser ses troupes. Mais à cela s’oppose la forme de l’utopie que nous dessinons dans la cartographie de notre moi en mai 68, et présentement au sein des premières manifestations. La question, est bien de savoir ce que signifie ce lieu, la manifestation, où l’intellectuel inscrit une certaine utopie du discours de l’émancipation dans un ensemble plein, sans extérieur.

Dans le débat ouvert par l’ouvrage Science du texte et analyse de discours. Enjeux d’une interdisciplinarité, sous la dir. de Jean-Michel Adam et Ute Heidmann, Slaktine Erudition, Genève, 2005, il apparaît qu’un texte n’est un fait de discours que par sa mise en relation avec l’interdiscours d’une formation socio-discursive comme lieu de circulation des textes et de leur réunion en genres, ce qui revient à dire, dans notre présent propos, que le texte trouve son intelligibilité dans une approche à la fois sconfigurationnelle et sémiotique. Pourtant, il importe tout autant de préciser que toute catégorisation discursive perd de sa certitude dans la confrontation avec un questionnement ontologique du type, quelles entités (naturelles, individuelles, sociales, événementielles, etc) sont convoquées lorsque quelqu’un parle de quelque chose qui existe ? Quelles sont les opérations cognitives, impliquant des ressources propres aux acteurs et aux chercheurs, qui permettent de donner corps aux catégorisations discursives ? Le mode d’existence des faits discursifs, en tant qu’ils existent sous une description non réductible à une réalité externe tout en n’étant pas dissociés d’un tel substrat réel, nous semble donc une part majeure de la préoccupation de l’analyste de discours. De ce point de vue, il n’a pas été inutile de revenir, en conclusion, à une approche historique de la notion d’énonciation au sein même du corpus des linguistes français, présentement avec l’un des plus importants, Benveniste.

Conclusion.

L’énonciation chez Benveniste : un continuum discursif.

D’analyse discursive en analyse, la notion d’énonciation a pris une figure multiforme, en s’associant à d’autres notions, en particulier celle d’intentionnalité d’orientation plutôt cognitive. En conclusion, il n’est pas inutile de rendre compte, à propos de Benveniste et l’énonciation, d’une ultime démarche, celle de l’histoire des idées linguistiques. Un tel retour sur les premiers pas, si l’on peut dire, en linguistique de la notion d’énonciation permet de relativiser l’importance que nous avons accordée, dans une perspective nominaliste, au sujet d’énonciation – expression absente des écrits de Benveniste -, et de nous rappeler l’objectif essentiel, situer tel ou tel mode d’énonciation en comprendre le lien entre socialité et langage. Objectif partagé par le sémioticien et l’analyste de discours.

La linguiste Aya Ono, dans son ouvrage [La notion d’énonciation chez Emile Benveniste, Préface de Michel Arrivé, Postface de Claudine Normand, Limoges, Lambert-Lucas, 2007], montre que la notion d’énonciation se forme chez Benveniste progressivement et de façon non méthodique », et apparaît donc tardivement comme notion théorique, une fois mise en place à la jonction de plusieurs problématiques linguistiques.

La linguiste repère une trentaine d’emplois d’énonciation dans les deux volumes des Problèmes de linguistique générale qui se répartissent tantôt en une utilisation descriptive du mot, au plus près d’un acte concret, oralisé (usage, à vrai dire, présent dans l’ensemble de son œuvre), tantôt en un emploi plus théorique. On peut alors préciser le moment de la rencontre avec d’autres notions théoriques. Ainsi l’apparition de l’emploi théorique d’énonciation se fait en 1950 en union intime avec la phrase nominale : énonciation signifie alors phrase ou énoncé formulé. L’énonciation est l’acte de proférer, structurer un énoncé. En considérant alors la phrase nominale « hors de la subjectivité du locuteur », Benveniste opère également la distinction entre « deux plans d’énonciation », le discours et l’histoire (1959). Puis apparaît, toujours à proximité d’énonciation, l’expression instance de discours associée au mode d’énonciation. Quant à l’article emblématique, « De la subjectivité dans le langage » (1958), Benveniste y définit l’énonciation à la fois comme acte individuel d’utilisation et comme procès d’appropriation de la langue . Puis vient l’élucidation du procès d’individuation de l’énonciation, en passant d’abord par l’énoncé du lien entre l’acte et l’énonciation qui désigne alors  un acte référentiel à la réalité du discours, l’acte de conversion de la réalité en discours ». Et c’est alors que Benveniste en vient à énoncer que « l’ordre sémantique s’identifie au monde de l’énonciation et à l’univers du discours » (PLG 2, 64) sous couvert de la phrase, distincte du signe en tant que segment

linguistique actualisé par un locuteur. C’est là également où se précise ce qu’il en est de la communication en tant qu’interaction de locuteurs et de la temporalité spécifique de l’instance de discours, avec l’actualisation de la phrase dans le temps historique : « la phrase est donc chaque fois un événement différent » précise Benveniste (PLG, 2, 227), et de redoubler avec l’énoncé performatif, en considérant qu’il est « un acte unique et singulier » (PLG, 1, 273).

Le parcours autour d’énonciation ainsi mis en place, il devient possible d’en décrire plus avant les particularités du côté de la subjectivité et de l’acte de langage. L’examen de la relation entre énonciation et expression de la subjectivité nous introduit, à la nature du sujet parlant, de l’institution linguistique de l’homme. Une relation qui se résout dans un cadre binaire, subjectif (interne)/objectif (externe), et hors de la langue, par l’insistance sur le rôle de l’individu locuteur, doublé par une seconde instance de la subjectivité, l’historicité.

Un tel historicisme de Benveniste introduit alors, en position sous-jacente, la relation du psychanalyste à son patient. Certes Benveniste n’envisage pas de lien direct entre la linguistique et la psychanalyse. Mais la manière dont l’analyse permet de retrouver, dans la mémoire du sujet parlant, une donnée « historique » enfouie l’intéresse au plus haut point. Ainsi une « histoire » est produite par le patient, elle est la parole du sujet par le fait même que le sujet s’identifie à cette histoire. Ce sujet analysé se dit lui-même, au même titre que le sujet parlant actualise la langue en discours par historicisation. .Et Benveniste d’en conclure : «  Le langage est donc utilisé ici comme converti en cette expression de la subjectivité instante et élusive qui forme la condition du dialogue » (PLG 1, 77-78). Il rend donc bien compte de « la découverte freudienne » au moment (1956) où il commence à mettre en œuvre une problématique de la subjectivité en arrière-plan de ses analyses des indicateurs énonciatifs. Ainsi, hors de toute virtualité linguistique, le sujet ne peut exister qu’en s’historicisant dans le langage. Nulle surprise donc si ce linguiste n’utilise jamais l’expression de sujet de l’énonciation par refus de toute essence empirique du sujet parlant, avant même son existence jusque dans l’analyse de la notion d’« homme libre ». Seules comptent alors les relations interpersonnelles et sociales dans l’acte linguistique, une sorte d’art social de la langue, de socialité langagière. Dans la perspective d’une « histoire lexicale et conceptuelle », seule existe la relation dans le champ des réalités sociales. Par exemple, dans le modèle de la liberté antique (romaine), un civis n’existe que dans « la dépendance réciproque » d’un civis à l’égard d’un autre civis : c’est ainsi que l’on peut « fonder en rigueur le rapport linguistique de civis à civitas », civitas désignant alors un abstrait, « l’ensemble des cives » (PLG, 2, 276). A l’inverse, avec la liberté des modernes, c’est la notion de cité qui détermine l’appartenance du citoyen à la cité, et non l’inverse. Nulle place donc pour une tradition néo-romaine de la liberté qui pose la réalité naturelle de l’homme,

comme essence de la liberté, au sein de l’espace/temps de l’intercommunication humaine, et trouve sa réalité linguistique dans l’actualisation de la sociabilité empirique de la langue jusque dans le libéralisme politique des Modernes.

L’acte de langage, dernière pièce du scénario linguistique propre à Benveniste, procède alors d’une censure de la position d’Austin. Nulle considération sur le bonheur ou le malheur de la performativité qui nous introduit dans de nombreuses variations discursives. Le performatif n’est que sui-référentiel, donc renvoie à la propriété de la phrase de se référer à elle-même, ce qui revient à s’en tenir à la description de formes linguistiques spécifiques et internes à la phrase, et rien d’autres en ce domaine. Aya Ono montre d’ailleurs que cette volonté de s’en tenir à la volonté autonome du locuteur dans le performatif ne tient pas devant les exemples développés par Benveniste lui-même dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes : l’acte de parole apparaît tout à fait hétéronome, et en lien avec une convention qui en souligne le caractère déterminé.

Mais comment relit-on Benveniste aujourd’hui ? Telle est la tâche qu’Émilie Brunet et Rudolf Mahrer (Relire Benveniste. Réceptions actuelles des problèmes de linguistique générale, Paris, L'Harmattan, 2011) se sont donnée avec l’aide d’autres chercheurs. Les réceptions de Benveniste, au-delà du poids de sa notion internationalement reconnue d'énonciation, sont à la fois plurielles et singulières. Véritable ouvreur dans nombre de domaines des sciences du langage, Benveniste est de fait un linguiste complexe à cerner. Il n'est pas facile de s'orienter dans la forêt d'articles de Benveniste, plus de 250, qui touchent en particulier au vaste problème de l'intégration de l'observation de la langue à l'étude des discours. De ce point de vue, quel linguiste, quel sémioticien, quel analyste de discours ne se dit pas l'héritier de Benveniste ? Guère, à vrai dire. En premier lieu, c'est à l'analyse génétique qu'il convenait d'avoir recours de plus en plus, compte tenu de la mise à disposition récente des manuscrits de Benveniste. Almuth Grésillon et Jean-Louis Lebrave s'en chargent à propos de l'énonciation en externe, et à la fin du livre Irène Fenoglio en interne. En externe, il s'agit de passer par le cas des textes manuscrits de Proust, de Flaubert et de Heine pour introduire aux découvertes de Benveniste sur les valeurs du temps verbal qui donnent une dimension particulièrement originale à sa théorie de l'énonciation. Nous reviendrons sur l'approche interneUne autre intervention, celle d'Henri Meschonnic, sur la poétique de Benveniste était attendue vu l'importante de l'œuvre de ce linguistique benvenistien. Là commence à se préciser ce qui fait la spécificité majeure du point de vue de Benveniste : l'explicitation linguistique d'oppositions qui n'en sont pas toujours. Il s'agit d'abord de la relation du langage ordinaire au langage poétique. Les sépare-t-il vraiment, les différencie-t-il ? Telle est la question. Nous sommes

plus dans l'espace d'un continuum que d'une rupture: continuité et tension se côtoient constamment dans les analyses de Benveniste pour proposer un dépassement de la linguistique du signe au nom d'une linguistique de la phrase étendue aux œuvres, aux textes. De même pour les termes de métalinguistique et de métasémantique qui renvoient à deux niveaux d'énonciation là encore en terme de continuum discursif. Nulle surprise alors si Benveniste s'intéresse à la poétique des correspondances chez Baudelaire en se situant entre perception et langue, convention et institution, au profit d'une critique du réalisme, donc d'une linguistique basée sur une philosophie réaliste, très présente en histoire des idées linguistiques. Il va même jusqu'à dire que l'on trouve nulle part dans la langue la notion aristotélicienne d'être... Sa pensée d'un continuum discursif de la langue se nourrit donc de différences qui sont autant d'éléments de structuration discursive de la langue. L'exemple le plus parlant en la matière est celui du devenir de l'opposition histoire/discours avec sa circulation dans des formes à la fois proches et lointaines chez Todorov, Genette, Hamburger dont Sylvie Patron nous propose l'analyse. Un devenir particulièrement complexe et impossible à résumer présentement tant le jeu des substitutions est divers d'un auteur à l'autre, si ce n'est que l'on peut noter qu'il est encore ouvert à d'autres possibilités dans le champ des théories non communicationnelles et poétiques du récit de fiction. Mais où se pense le continuum chez Benveniste ? Dans le fait que l'histoire est un récit qui n'est pas une représentation, mais un discours, ce qui suppose seulement des niveaux différents d'énonciation et rien de plus. C'est là où se situe sans doute un "noyau" benvenistien distinct des auteurs cités. Nous en venons alors, avec Jean-Michel Adam, à « la sémiologie de la langue » sous la forme d'une translinguistique des textes et des œuvres. Là encore la référence à l'énonciation en termine avec la part belle donnée au signe qui serait la cause essentielle du blocage certes paradoxal d'une linguistique du discours. Jean-Michel Adam en vient ainsi à souligner qu'avec Benveniste "la linguistique de l'énonciation, centrée sur la phrase, assure le continu du dispositif théorique entre subjectivation énonciative de la langue et production d'un texte ou d'une œuvre d'art" (p. 130). C'est là où l'on retrouve Meschonnic, Todorov, Kristeva, Barthes autour de la poétique, de la théorie du discours, de la sémanalyse, de la translinguistique via un Benveniste appréhendé dans son travail critique qui en fait le seul véritable linguiste textuel de sa génération. La translinguistique des textes se définit alors comme l'analyse et la définition des grandes catégories de marques qui permettent d'établir des connexions en ouvrant ou en fermant des segments textuels plus ou moins longs. Nous sommes donc bien ici dans la fabrique d'un continuum linguistique peuplée de différences, de correspondances, de connexions en matière de langue et de discours, ce que Jean-Michel Adam appelle dans son œuvre importante l'analyse textuelle des discours.

Nous attendions bien sûr la confrontation avec l'analyse de discours. Vincent Guigue s'en charge avec succès, en lien avec l'héritage si riche de Michel Pêcheux. Là aussi, tout commence par une différence, entre base linguistique et processus discursif, rapportée à la distinction benvenistienne entre la reconnaissance par le signe et la compréhension par le discours, son extérieur spécifique. La spécificité d'une analyse de discours d'inspiration benvenistienne tient au fait de l'exploration de l'ordre des associations discursives sur la base de vaste corpus proche de l'archive. Là aussi l'ordre du discours procède d'un continuum à la fois social et linguistique. Articuler Culioli et Benveniste n'est pas chose facile, Sarah de Voguë s'y efforce dans l'intervention suivante à partir de sa théorie des formes lexicales et sur la base de la théorie culiolienne des formes schématiques. La pluralité du système linguistique propre à Benveniste entre dans sa langue même, si l'on peut dire. Il est donc plus question ici d'intégration des niveaux d'analyse linguistique que de continuum au titre de la théorie du schématisme d'inspiration kantienne. Une telle approche, en partie basée sur l'apport de la philosophie, ouvre le continent des idées linguistiques à Benveniste, comme le montre Gabriel Bergounioux à propos de l'affordance, terme de l'histoire des idées linguistiques désignant, entre perception et langage saisis d'un point de vue cognitif , la propriété d'un objet indiquant son usage. Il convient alors de remonter aux travaux comparatistes de Benveniste pour aller par étapes vers les notions d'énonciation et d'acte de discours. Reste alors à mesurer l'importance du binôme Saussure-Benveniste, dans un souci de les confronter. C'est ce que fait d'une part Rudolf Mahrer à propos de la linguistique de la parole articulée sur la conception saussurienne de la langue, et d'autre part Irène Fenoglio à propos des manuscrits de l'appareil formel de l'énonciation. Une telle présentation finale des manuscrits de Benveniste est tout à fait éloquente en la matière. On y voit, à partir de l'un des feuillets manuscrits reproduits, comment un processus de conceptualisation tend à placer l'effet de la prise en considération énonciative vis-à-vis de la perspective linguistique saussurienne. De fait précise Irène Fenoglio "le système saussurien de la langue demeure inchangé, mais il se double ou plutôt s'accompagne nécessairement d'un second système formel, un "appareil" qui permet de décrire la langue en usage" ( p. 290). Autour de Benveniste se dessine donc un dessein commun entre nombre de linguistes sur la question de l’énonciation et son continuum dans le discours, même s'il n'a pas voulu faire école de son vivant.