parergon. une herméneutique documentaire dans l'art contemporain : le cas du land art...

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UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE ARTS PLASTIQUES ESTHÉTIQUE ET SCIENCES DE L’ART Doctorat en ARTS & SCIENCES DE L’ART Champ disciplinaire : ESTHÉTIQUE Benjamin RIADO PARERGON UNE HERMÉNEUTIQUE DOCUMENTAIRE DANS LART CONTEMPORAIN : LE CAS DU LAND ART Thèse dirigée par M. le professeur Dominique CHATEAU Soutenue le 29 janvier 2013 1

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UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE

ÉCOLE DOCTORALE ARTS PLASTIQUESESTHÉTIQUE ET SCIENCES DE L’ART

Doctorat en ARTS & SCIENCES DE L’ART

Champ disciplinaire : ESTHÉTIQUE

Benjamin RIADO

PARERGON

UNE HERMÉNEUTIQUE DOCUMENTAIRE DANS L’ART CONTEMPORAIN : LE CAS DU LAND

ART

Thèse dirigée par

M. le professeur Dominique CHATEAU

Soutenue le 29 janvier 2013

1

Jury :M. Dominique Chateau, Professeur à l’Université Paris 1M. Pere Salabert, Professeur à l’Université de Barcelone M. Gilles A. Tiberghien, Maître de conférences à l’UniversitéParis 1M. Jean-Marc Lachaud, Professeur à l’Université de Strasbourg

2

 UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNEÉcole doctorale (ED 279) Arts plastiques, Esthétique & sciences

de l’art47, rue des Bergers 75015 Paris

RésuméParergon. Une herméneutique documentaire dans l’artcontemporain : le cas du Land ArtL’objet de ce travail est la façon dont se pensent les œuvres qui, àl’image des sculptures de l’art contemporain ou du Land Art, ne sesuffisent pas à elles-mêmes mais réclament des enregistrements oud’autres documents venant les compléter. Quoique tangibles, cesœuvres restent en effet difficiles à exposer, parce qu’elles sontsolidaires d’un lieu reculé auquel on ne peut les soustraire,parfois éphémères ; les documents qui les accompagnent permettentalors de rendre compte de leur forme auprès de l’institution. Nousappelons du mot grec parergon (« accessoire») le document par lequell’œuvre apparaît sous la forme d’un enregistrement qui engage lespectateur sur la voie de la réception esthétique. Le paradoxe estalors que ce qui permet cette expérience esthétique n’est pasl’œuvre elle-même mais bien un élément hors d’œuvre. Pour justifierl’application de ce terme antique à une situation contemporaine, cetravail s’est d’abord attaché à ses usages anciens afin de mettre enévidence que le parergon ne se rencontre que dans des cas demalentendu entre ce qui est essentiel et accessoire dans une œuvred’art – la méprise dans ce cas ne peut être dissipée que parl’interprétation. Philosophiquement, ce problème est ressaisi par laquestion des limites de l’œuvre d’art : où commence et finit uneœuvre qui se présente sous plusieurs formes ? L’étude montre quec’est au prix d’un travail de déconstruction de la présenceimmédiate de l’œuvre dans les musées que se sont engagées lespratiques Land Art. Cependant la photographie n’est pas seulement leprolongement de la sculpture dans l’institution : c’est aussi unmode d’apparaître de l’œuvre qui réduit parfois celle-ci à être unlieu reconnu par l’artiste comme digne d’être artificiellementexposé. L’analyse d’exemples précis permet finalement de montrer quele parergon ne consiste pas seulement dans la photographie d’œuvressculpturales, mais est aussi une façon documentaire de faire œuvrephotographique.

Mots-clés : parergon, œuvre d’art, Land Art, déconstruction,photographie, interprétation, document

Abstract3

Parergon. A documentary hermeneutic in contemporary art: thesituation of Land ArtThis work focuses on how artworks that are not sufficient inthemselves can be defined. We here refer to artworks needing to becompleted by recordings or documents – such as sculptures fromcontemporary art or Land Art. Although tangible, these artworks areuneasy to exhibit because they cannot be removed from the remoteareas where they stand. Therefore, the documents matching theartworks allow the institution to realize their form. Wecall parergon, from Ancient Greek (“accessory”), a recording of theartwork’s form. That kind of document leads the viewer to the pathof aesthetic reception. Here is the paradox: this aestheticexperience is not allowed by the artwork itself, but by a besidework. In order to justify the use of this antic word in acontemporary context, this work first studies its old uses, to bringout the fact that the parergon can only be found in somemisunderstanding between what is essential and what is accessory inan artwork. In that case, the confusion can only be cleared up byinterpretation. This problem is philosophically continued by thequestion of the artwork’s limits: where does a piece of art comingin many different forms begin or end? This study shows that beforeinitiating Land Art practices, a deconstruction of the instantpresence of artworks in museums was required. However, photographyis not only the sculpture’s extension in the institution. It is alsofor the artwork, a way to appear only as a location elected by theartist as worthy to be artificially exhibited. Finally, the analysisof specific examples helps to show that the parergon does not onlylie in sculptures’ photographs, but is also a documentary way tomake a photographic work of art.

Keywords: parergon, artwork, Land Art, deconstruction, photography,interpretation, document

4

Sommaire

Introduction

Partie ILe parergon face au sujet : une approche hermÉneutique

1) Foudres autour du sujet de l’œuvre

2) Supplément du corps de l’œuvre

Partie IILes limites de l’œuvre : essai de déconstruction

1) Le parergon dans les lectures de Derrida

2) Lecture rapprochée du modernisme américain et de son autre : la

question des frontières esthétiques de l’art

Partie IIIFaire œuvre documentaire, une esthétique en situation

1) Le documentaire comme lecture

2) Conduites photographiques

3) L’insuffisance documentaire, le cas des observatoires

Conclusion5

Bibliographie

Index

6

Introduction

Plaise à Dieu que j’achève avec mon esprit ce voyageauquel j’aspire nuit et jour, tout comme j’aisurmonté les difficultés et achevé ce voyaged’aujourd’hui avec mes pieds bien réels1 !Pétrarque

Les œuvres d’art en général sont soumises à

l’interprétation. Non pas d’abord pour tâcher d’en

déterminer le sens, mais pour adopter face à elles la

conduite appropriée : cela implique de faire la

différence entre une chose quelconque de la vie

quotidienne et une chose dont l’existence vient

satisfaire aux exigences parfois impénétrables de

l’art. Le problème n’est donc pas avant tout de

percevoir l’œuvre, mais de comprendre dans quel cadre

1 PÉTRARQUE, L’Ascension du Mont Ventoux (1336), Y. Migoubert (trad.), Paris,Sillage, 2011, p. 21-22.

8

elle est perceptible. Or c’est là ce qui nécessite

l’acte d’interpréter.

À chaque époque depuis l’Antiquité, on a cru

pouvoir s’accorder sur ce qu’était ou pas un ouvrage

de l’art, sur ce qui en faisait la valeur

spécifique ; mais des malentendus sur ce qui

constitue un bel ouvrage sont survenus, qui ont

nécessité que soit repensée l’œuvre d’art ou que du

moins sa compréhension générale s’ajuste par rapport

à la réalité.

Accompagnant souvent ces malentendus dans les

récits ou les discours, mon objet est le parergon, le

nom grec donné à ces détails pensés comme

anecdotiques mais renforçant le caractère de ce qui

est essentiellement l’œuvre d’art. Mon travail est de

montrer qu’au lieu d’être un problème pour

l’intégrité d’une œuvre – la possibilité par exemple

qu’elle soit prise pour un simple ornement –, le

parergon est un outil de redéfinition de ce qui fait

l’art à travers l’interprétation (l’herméneutique).

Aussi dans ce travail vais-je opérer un patient

relevé des usages du terme « parergon » en rapport avec

des questions artistiques, pour tâcher de mettre en

évidence ce que l’opération même de l’interprétation

révèle : avant d’être une question de fabrication

9

puis d’instauration2 d’un objet du monde, l’œuvre

d’art, ses atours et ses à-côtés relèvent d’abord

d’une décision, d’un acte interprétatif ressemblant

fort à un jugement de valeur.

Sans pour autant mobiliser cette notion de parergon,

la modernité artistique apporte la preuve éclatante

que l’interprétation est au cœur de l’art avec la

multiplication des « indiscernables », ces objets

dada, pop, minimalistes, Land Art ou conceptuels

proposés à l’appréciation artistique dans un risque

de confusion toujours renouvelé avec ce qui ne relève

pas de l’art. Pour continuer de voir dans pareilles

propositions des œuvres, il faut accepter d’en

reconsidérer l’acception, de sans cesse l’élargir

pour en sauvegarder paradoxalement la spécificité. Je

propose à cet effet de faire du parergon un concept

philosophique permettant de repérer par

l’interprétation un mode d’apparaître de l’œuvre – le

mode documentaire – dans l’art contemporain. Ce mode

perdure sous plusieurs formes dans l’art actuel et

soulève de passionnantes questions d’esthétique qui

font l’objet de recherches récentes3. J’ai ici choisi

2 Étienne SOURIAU, Vocabulaire d’Esthétique, Paris, PUF, 1990, p. 892 :« expérience dialectique qui conduit à donner l’existence à uneœuvre ».3 Voir ces ouvrages qui ne représentent qu’un aperçu des recherches encours sur cette question : Helen WESTGEEST (éd.), Take Place : Photography andPlace from Multiple Perspectives, Amsterdam, Valiz, 2009 ; L’image déjà là : usages del’objet trouvé, photographie et cinéma, Les Carnets du BAL, 02, Paris, LEBAL/Images En Manœuvres, 2011 ; le no 8 de la Nouvelle Revue d’Esthétique

10

de travailler plus particulièrement sur le Land Art

parce que l’ensemble des démarches très différentes

que l’appellation recouvre de façon artificielle

s’est distingué par un usage singulier du document et

pour la première fois l’a placé au centre du

dispositif d’exposition. Et même si cet usage a déjà

été commenté dans la théorie de l’art, il me semble

correspondre à la visée herméneutique que je vais

développer, laquelle se concentre sur cette simple

question : comment se fait-il que ces documents

divers, photographies, vidéos, relevés

cartographiques, récits illustrés, soient considérés

à bon droit comme des œuvres d’art alors que leur

lisibilité de documents confère à leur position hors-

d’œuvre ?

***

Avant d’être un objet d’étude, le Land Art est une

expérience. Cependant, cette expérience ne peut se

faire que dans la mesure du possible. Forme de

sculpture monumentale inscrite dans le paysage, née

aux États-Unis à la toute fin des années 1960, le

Land Art se veut en effet un art à parcourir autantconsacré au thème de la disparition de l’œuvre d’art auquel j’aicontribué sous la forme d’un article intitulé « L’art sous couverturemédiatique ». Voir aussi mon article « Terrorisme artistique, actes delangage dans l’espace public » in Proteus, no 3, 2012.

11

qu’à voir. Or, entreprendre de se confronter

directement à l’expérience de l’œuvre, c’est aussi se

heurter à la représentation que chacun a de cette forme

d’art par le biais des publications dont elle fait

l’objet. Juger sur place de toute la géographie de la

sculpture alors qu’elle se situe dans des lieux

volontairement reculés, en admirer les contours dans

l’état de délabrement où elle est peut-être, quitte à

n’avoir d’elle qu’une expérience elle-même altérée,

biaisée, est-ce bien nécessaire ? Peut-être faut-il

au contraire en garder une image droite, conforme à

l’état immédiat dans lequel l’artiste a achevé

l’œuvre et qui se trouve souvent immortalisé à l’aide

de la photographie. Une telle attitude supposerait

alors que l’on pense chaque œuvre d’art comme un

segment temporel de la création humaine,

l’intersection entre une influence et une postérité,

conforme en cela à la théorie développée par Henri

Focillon, pour qui « l’œuvre d’art n’est

qu’apparemment immobile. Elle exprime un vœu de

fixité, elle est un arrêt, mais comme un moment dans

le passé4 ».

Paradoxalement, cette conception de l’œuvre ne

semble vraiment appropriée que pour celles qui

contreviennent à cette fixité de manière interne,

4 Henri FOCILLON, Vie des Formes, Paris, PUF, 1984, p. 8.

12

comme les œuvres éphémères, dont le Land Art offre

quelques exemples. Creusées dans la neige ou la

glace, plusieurs œuvres de Dennis Oppenheim

constituent des pièces d’autant plus prisonnières de

leur moment du passé qu’elles n’ont connu que celui-

là avant de disparaître, même si la photographie en

conserve la trace, comme indice dernier de leur

fugacité. C’est là que se situe la différence entre

la connaissance de l’art et son expérience, dans la

mesure où l’on ne peut plus tenir ensemble l’image de

l’œuvre à son point d’achèvement (sa finitude) et

celle – égotiste – que l’on peut s’en faire in situ. Le

fait que l’art ne se limite pas à des objets d’art

donne à penser les images d’œuvres suivant leur degré

d’infidélité à la chose. C’est pourquoi la

démocratisation importante de la technique de la

photographie ainsi que le développement d’un art

environnemental dépassant nécessairement le seul

cadre de la galerie et du musée introduisent la

question des images, et plus généralement de la

représentation, dans une ère du soupçon

caractéristique des années 1960. Cette question, plus

philosophique qu’historique – celle de la relation

complexe entre expérience et représentation – sera l’objet

de la présente étude.

13

À la question de la représentation de l’œuvre d’art

s’ajoute celle de la représentation du Land Art comme

ensemble de démarches plastiques diverses, recouvrant

des approches contrastées selon les pays et

l’héritage culturel des artistes. Le sociologue Jean-

Paul Brun distingue les Land artistes américains

suivant un axe social Est-Ouest, mais surtout selon

un axe historique particulièrement cohérent,

remontant à l’influence considérable de l’art de

Marcel Duchamp aux États-Unis et déterminant deux

sensibilités différentes5. L’une, portée par Robert

Morris, subit l’influence de John Cage et du courant

Fluxus et gravite au sein du réseau organisé autour du

galériste Leo Castelli. L’autre, menée par Robert

Smithson, est plus proche de la Beat Generation et

profite des moyens et de l’engouement de la galériste

Virginia Dwan pour déplacer l’art vers les déserts du

Sud-ouest américain. Il serait peut-être plus juste

de parler d’Earth Art plutôt que de Land Art

(appellation comprenant généralement aussi les

artistes britanniques et néerlandais) mais tous les

artistes étudiés ne se reconnaissent pas dans cette

mouvance – Robert Morris, par exemple, la critique6.

5 Jean-Paul BRUN, Nature, Art contemporain et société : Le Land Art comme analyseur dusocial, t. 2 : New York, déserts du Sud-ouest et cosmos, l’itinéraire des Land Artists,Paris, L’harmattan, 2006, chapitre premier, résumé en p. 99-101, dontun graphique de type promémie p. 100.6 Cependant il produit explicitement au moins un « Earthwork », àKent, Washington, en novembre 1979. Cf. J.-P. BRUN, Nature, Art contemporain

14

De plus, le britannique Richard Long tient

l’expression Land Art pour une désignation

américaine :

Cela veut dire des bulldozers et de grands projets.Il me semble que c’est un mouvement américain ;c’est de la construction sur de la terre qu’ontachetée les artistes, le propos est de faire ungrand monument permanent7.

Le net partage qui s’opère entre l’imaginaire

étatsunien et continental du Land Art n’a rien

d’arbitraire, il détermine les manières de traitement

du paysage presque antithétiques qu’évoquent Long.

Par exemple, Michael Heizer, lequel nourrit un

rapport technologique au paysage du Nevada, région

d’expérimentation d’armement militaire, déclare :

« Ma pratique reflète en particulier ma conscience de

vivre à l’ère nucléaire8 », tandis que la pratique

pédestre délicate de Long hérite de l’art de la

promenade anglais et allemand du XVIIIe siècle. Or, une

séduction des images, reproduites en posters, sur des

catalogues d’exposition, des ouvrages monographiques

ou de réflexion sur l’art en plein air, explique que

l’appellation Land Art évoque plus facilement en

et société, t. 2, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 213.7 Richard LONG, « Entretien avec Claude Gintz », Art Press, juin 1986,p. 8, cité in TIBERGHIEN, Land Art, Paris, Éd. Carré, 2012, p. 45, note 10ad locum.8 Cité in Serge PAUL, « Michael Heizer et les risques du sublimetechnologique », in Marges, no 14, 2012, p. 29.

15

France les œuvres de Christo et Jeanne-Claude – des

proches justement de Leo Castelli9 – que celles des

Américains James Turell ou Walter De Maria. Du Land

Art lui-même, on a souvent l’idée vague d’œuvres

monumentales, parfois éphémères, situées dans des

lieux reculés ou inaccessibles. Et bien que beaucoup

d’œuvres de Christo et Jeanne-Claude conjuguent ces

aspects, les plus connues du grand public sont celles

qui réalisent le fantasme d’un Land Art qui vient à

soi pour dispenser d’aller à lui. Que ce soit au

Pont-Neuf à Paris, au Reichstag de Berlin, ou encore

au musée d’art contemporain de Chicago – ces édifices

publics que Christo a empaquetés – l’œuvre investit

des lieux emblématiques et même touristiques des

grandes villes, accessibles sans effort. Les œuvres

qui seront principalement étudiées dans ce travail

relèvent du Land Art proprement américain, un champ

de la création contemporaine tout à fait différent de

celui du couple d’artistes français, ainsi que le

rappelle Brian O’Doherty10. Il est cependant possible

9 C’est sur son conseil que le couple part s’installer aux États-Unisen 1964.10 Brian O’DOHERTY (dir.), « Still Running » in Christo and Jeanne-Claude :Remembering the Running Fence, catalogue de l’exposition qui s’est tenue auSmithsonian American Art Museum du 2 avril au 26 septembre 2010,Berkeley et Los Angeles, University of California Press, p. 54 : « Deslittéralistes tels que Michael Heizer, Robert Smithson et James Turellont investi des lieux reculés pour y concrétiser leur visions […]Christo et Jeanne-Claude sont différents. Ils situent chaque projet ausein d’une communauté, dans l’agilité d’esprit du quotidien ». Notretraduction. Christo s’est néanmoins trouvé exposé en compagnie desprincipaux Land artistes américains à Boston pour l’exposition

16

de partir de l’œuvre de Christo pour situer, avec le

recul nécessaire, les enjeux principaux des démarches

d’art environnemental américain.

* Le Land Art comme problème

Une première question, relative au corpus, peut se

poser d’emblée : si le Land Art qualifie des

attitudes transversales, à la fois américaines et

continentales, et se traduisant par des productions

sculpturales tantôt pérennes tantôt éphémères,

pourquoi choisir de ne travailler que sur des

artistes américains ? Y a-t-il une particularité

nationale de cet art, qui nécessite des aménagements

méthodologiques spécifiques ?

En marge de la réponse préalable attendue,

consistant à rappeler que Land Art est une

appellation quelque peu inadéquate et rétrospective

pour qualifier des pratiques qui ont parfois bien peu

en commun, il faut tout d’abord invoquer des raisons

philosophiques. Il était en effet important pour la

clarté théorique de notre champ d’étude et sa

spécificité de travailler sur des formes se donnant

comme dissidentes du modernisme greenbergien, non

pour relancer à peu de frais la problématique posée

« Earth, Air, Fire, Water. Elements of Art » du Museum of Fine Arts endécembre 1971.

17

par Arthur Danto de l’« assujettissement

philosophique de l’art11 », mais pour avoir sous les

yeux un objet qui bien qu’artistique fait progresser

une réflexion théorique. Il n’est à cet égard pas

inutile de rappeler que le Land Art américain est

constitué de travaux provenant d’artistes que l’on

rattache généralement au minimalisme12, ou du moins

sur qui l’œuvre du sculpteur Tony Smith a eu une

influence déterminante. Or, le Land Art s’est

confronté d’une manière inédite à la critique et la

théorie de l’art moderniste, représenté par

l’historien de l’art Michael Fried. Si bien que des

artistes comme Smithson se sont engagés dans de

houleux débats par articles interposés, dont les

colonnes d’Artforum se sont fait la chronique. Un

commentateur remarquait très justement en 1968 dans

cette même revue :

Le mouvement des Earthworks apparaît ainsi à unmoment où le modernisme est au point le plus bas deson histoire et il participe, comme symptômenaturellement, de la faiblesse du modernisme commetel13.

11 Cf. Arthur DANTO, L’Assujettissement philosophique de l’art, C. Hary-Schaeffer(trad.), Paris, Seuil, 1993.12 Cf. Gilles A. TIBERGHIEN, Land Art, op. cit., chapitre 1 « La traversée duminimalisme », p. 29-59.13 Sidney TILLIM, « Earthworks and the New Picturesque », Artforum,décembre 1968, p. 45, cité in Tiberghien, Land Art, op. cit., p. 45, note11 ad locum.

18

Il serait alors quelque peu artificiel de chercher

à différencier à tout prix positions théoriques des

artistes et œuvres quand il est somme toute plus

simple de les juger contiguës : que dire par exemple

du récit de la sortie des limites de l’art produit

par le même Tony Smith14 dans Artforum en 1966, et qui

sera analysé plus en détail au cours de notre

développement ? S’agit-il davantage d’un texte

programmatique ou bien de l’évocation d’une

expérience esthétique confinant à

l’ekphrasis contemporaine ? Si la réponse semble encore

indécidable, on peut tenir pour certain que les

formes ne peuvent être analysées sans puiser dans un

ensemble de textes qui en éclaire le contenu et

trahit le projet de cette avant-garde américaine non-

picturale. Les artistes qui la composent et auxquels

nous nous intéresserons sont tous nés vers la fin des

années 1930, et comptent Robert Morris, le plus âgé

(né en 1931), Robert Smithson, né tout comme Dennis

Oppenheim et Nancy Holt en 1938 ; Walter De Maria,

Carl Andre et Richard Serra – pour lequel on

s’intéressera davantage à la pensée qu’au travail –,

nés en 1935 ; enfin les plus jeunes, James Turrell et

Michael Heizer, respectivement nés en 1943 et 1944.

14 Samuel WAGSTAFF Jr., « Talking with Tony Smith », in Minimal Art : aCritical Anthology, G. Battcock (éd.), New York, Dutton, 1968.

19

Ce corpus trouve aussi un fondement plastique. Il

me semble en effet que la sensibilité américaine pour

le paysage – et surtout l’idée de sculpture dans le

paysage – génère des réponses plastiques variées mais

cohérentes les unes par rapport aux autres. Elles

s’inscrivent toutes ou presque dans ce qu’il est

convenu d’appeler la sculpture monumentale, dont

elles explorent le potentiel de négativité à la fois

dans le traitement des volumes et dans la réception.

En effet, aussi monumentales soient-elle, ces

sculptures ont un caractère déceptif. Cette

négativité participe au fait qu’elles ont assuré une

certaine renommée à leurs auteurs, sans pourtant

avoir été perçues dans de bonnes conditions par le

public. Quoi qu’il en soit, les artistes, pour avoir

parfois travaillé ensemble, avoir été exposés en même

temps et aux mêmes endroits, s’être même entretenus

collectivement, ont produit des œuvres qui dialoguent

les unes avec les autres, s’affrontent peut-être

aussi, mais interrogent de concert l’esthéticien

aussi bien que le sociologue. Cela signifie que, même

à circonscrire dans l’ensemble hétérogène du Land Art

une portion congrue de réalisations propres à

stimuler une réflexion sur la nature changée de

l’œuvre d’art plastique dans le contemporain, on se

20

trouve néanmoins devant un objet complexe, c’est-à-

dire jamais seulement plastique.

En effet il ne s’agit pas de s’intéresser à des

formes prises dans le contexte des carrières

personnelles des artistes. Par là il n’est pas

question d’analyser le moment Land Art d’individus

dont les trajectoires artistiques15 sont après amenées

à diverger considérablement, comme ce fut le cas pour

Oppenheim, qui donnera par la suite naissance au Body

Art américain et accomplira bien d’autres choses. Il

convient au contraire de centrer l’analyse sur les

œuvres elles-mêmes et ce qui motive la compréhension

que l’on peut en avoir. Par conséquent, l’étude des

formes me semble inséparable de l’étude des discours

qui les accompagnent. Aussi est-il tout aussi

important d’analyser les œuvres échappant à la mise

en discours associée à la nomenclature

institutionnelle de la galerie ou du musée. Que l’on

songe par exemple aux catalogues d’exposition : un

discours extérieur à cette sphère traditionnelle les

soutient. Dans cette perspective, les écrits

d’artistes constituent non pas un corpus additionnel,

rassemblé par l’esthéticien sous l’impulsion d’un

15 La faiblesse de ce type d’analyse de l’art selon un schèmebiographique a justement été soulignée par un théoricien de l’histoirede l’art des années 1960, abondamment lu par les artistes américainsde l’époque : George KUBLER, Formes du temps : remarques sur l’histoire des choses(1962), Y. KORNEL et C. NAGGAR (trad.), Paris, Champ Libre, 1973.

21

zèle théorique plus ou moins bienvenu, mais il

informe des œuvres sans lesquelles il serait parfois

impossible de postuler l’existence ou de décider du

statut. Tous les artistes n’ont pas, bien sûr, une

production textuelle aussi foisonnante que celle de

Morris ou de Smithson16 ; il est néanmoins possible

d’avoir accès à la réflexion des autres par le biais

d’entretiens et de documents publiés. La parution

récente du recueil Speaking of Art, par les soins de

William Furlong, rassemblant des conversations sur

l’art enregistrées pendant près de quarante ans, en

est un bon exemple17.

En résumé, se donner pour objet d’étude le Land

Art, ce n’est pas sélectionner un mouvement mais

plutôt un problème, dont l’analyse réclame d’examiner

bien autre chose que de la sculpture. C’est pourquoi,

en sus des œuvres, notre corpus se constitue de

textes polémiques ou théoriques émanant d’artistes

tout aussi bien que de spécialistes de l’art moderne,

d’essais sur ce mouvement, de catalogues sur la façon

dont il est « exportable » en galerie, comme par

16 Cf. Robert MORRIS, Continuous Project Altered Daily : The Writings of Robert Morris,MIT Press, Cambridge, 1993 ; I Have Reasons : Work and writings 1993-2007,Durham, Duke University Press, 2008 ; Robert SMITHSON, Collected Writings,J. Flam (éd.), Berkeley, University of California Press, 1996. 17 William FURLONG (éd.), Speaking of Art, Four décades of art in conversation, NewYork, Phaidon, 2010. Cet ouvrage reprend le principe de l’interviewd’artiste dans lequel Patricia Norvell s’est illustrée en 1969 donnantl’ouvrage Recording Conceptual Art, et que perpétue la Smithsonian sous laforme d’archives de l’art américain (AAA).

22

exemple le catalogue de l’exposition du MoMA « The

Original Copy18 » paru en 2010. Une fois ces documents

rassemblés, il reste à partir à la découverte de ces

œuvres dans leur lieu propre. Mon parcours se divise

en deux campagnes, qui m’ont conduit de l’Ouest des

États-Unis aux Pays-Bas.

Au cours de la première campagne, pendant l’été

2010, j’ai visité le site de Double Negative (1969) de

Michael Heizer, le 19 août 2010, non loin de la

localité d’Overton, Nevada, armé d’une carte, de

récits de voyages, et autres GPS. Puis le jour

suivant, ce fut la découverte du site de Spiral Jetty,

œuvre de Robert Smithson réalisée en avril 1970 et

longtemps immergée sous les eaux du Grand Lac Salé.

Paradoxalement, cette dernière œuvre est beaucoup

plus isolée et délicate à localiser. Elle se trouve à

l’extrémité du parc national de Golden Spike dans

l’Utah. Je ne me suis pas risqué à localiser les Sun

Tunnels de Nancy Holt, réputés introuvables. J’ai par

ailleurs vu les installations de Walter De Maria

abritées par la fondation Dia pour l’art contemporain

: la pièce désormais célèbre The New York Earth Room

(1977), ainsi que The Broken Kilometer (1979), à

Manhattan. À une heure de train de New York, une

18 Roxana MARCOCI, The Original Copy : Photography of Sculpture, 1839 to today,catalogue de l’exposition du même nom qui s’est tenue du 1er août au 1er

novembre 2010 au Museum of Modern Art de New York.

23

antenne de la Dia foundation à Beacon permet

d’admirer dans d’excellentes conditions d’exposition

des œuvres conçues pour l’intérieur par Heizer,

Smithson, Serra, LeWitt, etc. Enfin, dans une galerie

de Chelsea, j’ai eu par chance l’occasion de voir une

exposition exceptionnelle des œuvres des années 1960

d’Ann Truitt, commentées en son temps par Greenberg,

et sur lesquelles je reviendrai au cours de cette

étude.

La seconde campagne, à l’hiver 2011, m’a conduit

aux Pays-Bas. J’ai approché trois œuvres importantes,

toutes réalisées au cours de l’année 1971. Quelques

quarante ans après leur fabrication, dans une usine

de sable de la localité d’Emmen, se tiennent les

œuvres Broken Circle et Spiral Hill de Robert Smithson, en

très bon état. Mais la nécessité de partir à une date

précise vient des conditions dans lesquelles il

convenait de voir l’œuvre de Robert Morris,

Observatory, située entre les champs cultivés des

villes de Lelystad et Dronten. Œuvre calculée selon

la trajectoire du soleil à l’image de sites

néolithiques comme Stonehenge, il fallait pour en

jouir pleinement s’en approcher lors d’un solstice ou

d’une équinoxe. J’ai choisi le solstice d’hiver.

Cette dernière œuvre apportait la preuve édifiante

que l’on peut à la fois parcourir un site et le

24

manquer, puisque l’intérêt de l’œuvre ne réside plus

ici dans sa simple visite mais dans son utilisation,

comme un observatoire astronomique.

Au cours de ces campagnes, alors qu’il s’agissait

de parcourir les sites « avec mes pieds bien réels »

– comme le dirait Pétrarque –, il était intéressant

de voir le questionnement philosophique et

l’expérience du spectateur se rejoindre parfaitement

autour du même épineux problème : qu’est-ce qui au

juste constitue l’œuvre d’art ? In situ, on ne pouvait

que se trouver désemparé par le paysage ainsi créé

par l’artiste : sans le cadrage photographique et

même oserai-je dire sans le cadre théorique développé

sur le sujet, le problème de l’extension de l’œuvre

semblait pour une large part insoluble. La question

du matériau du chercheur nous amène donc à celle,

esthétique, des modalités d’existence de l’œuvre

d’art à même le paysage.

* L’extension de l’œuvre d’art

Certaines œuvres de Christo et Jeanne-Claude

relèvent de cette interrogation apparue avec l’art

environnemental américain, et peuvent donc contribuer

à saisir ce qui « fait œuvre » dans cette mouvance à

laquelle elles n’appartiennent pas. L’œuvre d’art

25

plastique connue sous le nom de Running Fence a été

réalisée par le couple d’artistes en 1976. Elle se

présente comme un long rideau de plus de 5m de

hauteur courant, grâce à un système de câblages et de

poutres métalliques, sur la campagne californienne

pour enfin se jeter dans l’Océan Pacifique. Cette

pièce, longue de près de 40 km, a nécessité la

collaboration d’une cinquantaine de fermiers des

comtés de Marin et Sonoma parce qu’elle traverse leur

propriété. Les efforts de conciliation et la force de

conviction du couple d’artistes ont eu raison des

institutions fédérales américaines ; mais cette œuvre

n’a eu d’existence physique que pour une très courte

durée, deux semaines saisies « entre deux

éternités19 ». Inscription dans le paysage et paysage

elle-même à la manière dont elle vient en redessiner

le relief, Running Fence, comme beaucoup d’œuvres de

Christo, doit son identité à sa configuration

spatiale, à ses dimensions colossales, mais aussi à

la toile spécifique qui la compose. Matériau

composite d’un blanc légèrement nacré, le « rideau »

de Christo a été conçu et fabriqué spécifiquement

pour les besoins de cette œuvre, et sa blancheur a

mis en valeur la qualité de la lumière à toutes les

heures du jour (à ma connaissance, aucune vue

19 Edwin C. ANDERSON Jr., « Between Two Eternities », in Christo and Jeanne-Claude : Remembering the Running Fence, loc. cit., p. 105.

26

nocturne de Running Fence ne nous est parvenue) tandis

que sa longueur a souligné le relief du paysage :

c’est la raison pour laquelle certains lui trouvent

une ressemblance avec la grande muraille de Chine.

Pour réaliser la pièce, les artistes ont fait appel à

la société de construction A & H Builders, qui avait

auparavant travaillé sur leur œuvre Valley Curtain, en

1972.

En marge de l’œuvre proprement dite, Christo est

l’auteur de croquis et dessins préparatoires de très

belle facture, lesquels ont servi de support de

communication du projet pour lequel l’artiste devait

obtenir le consentement de tous les participants. En

outre, ces éléments graphiques, combinant parfois

fusain, photographies, pastel et matériaux textiles,

ont été mis en circulation sur le marché de l’art, en

vue de financer sans l’aide de sponsors les œuvres

qui n’existent pas encore. C’est donc au domaine de

l’architecture20 que l’expression « dessin

préparatoire » est empruntée, et l’artiste a pour

principe de toujours réaliser ces planches en amont

de la construction de l’œuvre et jamais en aval, à

l’exact inverse d’autres artistes comme Richard

20 CHRISTO et JEANNE-CLAUDE, Conversation avec Anne-Françoise Penders, Gerpinnes,Tandem, 1995, p. 7 : « Les dessins ne sont que des “produits” quipeuvent être collectionnés ou vendus, mais ils ne se subtituent pas auprojet proprement dit [...] Ils sont semblables aux dessins desculpture, de gratte-ciel ou de pont qu’un architecte réalise pourvoir à quoi ressemble son idée... »

27

Serra. Le matériel documentaire dont les spectateurs

disposent pour mémoire après la construction est

strictement photographique. Christo en confie la

réalisation à des photographes professionnels, tels

que Wolfgang Volz, Gianfranco Gorgoni ou bien Harry

Shunk. Aussi Christo et Jeanne-Claude sont au centre

de toute une industrie artistique qui donne à voir

l’œuvre comme une spectaculaire conjonction d’efforts

et de compétences variées.

Il reste que penser Running Fence en tant qu’œuvre

d’art ne va pas sans poser plusieurs problèmes. En

effet, la richesse de cette proposition artistique

repose sur quelques paradoxes qui sont aussi ceux de

beaucoup d’autres productions des années 1960-1970.

En cela, il n’est pas anodin qu’elle revête la forme

symbolique du rideau, lequel suppose une scène

divisant le spectacle et les coulisses, la

représentation et le texte, l’évident et l’abscons.

Nous voici donc devant une œuvre au cœur de laquelle

entrent en tension monumentalité et caractère

éphémère ; virtuosité technique et arrière-fond

socio-politique ; mais encore inexposabilité et

muséification. Ces problèmes concernent pêle-mêle les

spectateurs, les artistes eux-mêmes et les

institutions. Enfin un dernier conflit anime Running

Fence, ici choisi comme parangon de la production

28

plastique dite environnementale : c’est celui de la

limite entre œuvre, projet de l’œuvre et

documentation. Il faut noter, pour ordonner une

pensée de toutes ces notions, que les problèmes que

leur rencontre génère ne tiennent pas tant à la

configuration particulière de l’œuvre qu’à

l’extension qu’elle est censée avoir pour ses

créateurs même. Aussi faut-il porter attention aux

propos des artistes, au risque parfois d’un léger

flottement. Christo dit de ses dessins que s’ils

« traitent du projet, ils ne sont pas le projet »

mais aussi que « les dessins ne sont pas éphémères et

font aussi partie de l’œuvre21 ». À la fois ambigu et

perfectible, le discours tenu par les artistes doit

néanmoins être pris en compte, notamment pour les

indices de détermination de la nature de l’œuvre.

Ainsi pour Christo, les réalisations ne valent pas

pour elles-mêmes, à l’inverse d’un Zhang Huan, par

exemple, pour qui seules comptent les images qu’il va

pouvoir tirer de ses performances. « La photographie

est donc le résultat final de son geste

artistique22 », commente une commissaire d’exposition.

Enfin, l’artiste espagnol Jordi Colomer fait des

vidéos et des photographies dans lesquelles se

21 CHRISTO et JEANNE-CLAUDE, Conversation, op. cit., p. 7 et 31.22 Charlotte COTTON, La Photographie dans l’art contemporain, P. Saint-Jean(trad.), Paris, Thames & Hudson, 2005, p. 24.

29

déroulent d’étranges manifestations solitaires. Dans

la série intitulée Anarchitekton (2002-2004), on peut

voir des personnes tenant des pancartes qui

n’énoncent aucune revendication mais se présentent

davantage comme des maquettes aplaties d’édifices

architecturaux reproduisant les constructions devant

lesquelles elles se tiennent23. Pour l’artiste, c’est

la situation qui fait œuvre dans cette série, ce qui

signifie en principe que les pancartes

d’architectures ne devraient en aucun cas constituer

des objets d’art. Pourtant Colomer s’est fait

connaître en tant que sculpteur : ce n’est la preuve

de rien, mais cela pourrait laisser penser à

l’amateur que là est l’essentiel de son travail. Dans

cette nébuleuse, et en l’absence d’indices permettant

d’interpréter ce qu’est l’œuvre entre les maquettes,

les photographies, la vidéo et la performance, il

convient peut-être de considérer tous les éléments

plastiques convoqués dans ce que Jacques Derrida

appellerait leur itérabilité24, à savoir leur

indécidabilité constitutive. Il est ainsi parfois

23 Ce travail est visible sur le site officiel de l’artiste, pageconsultée le 15 avril 2012 à l’adresse :[http://www.jordicolomer.com/?lg=2&id=4&prid=4].24 L’itérabilité est un « quasi-concept » utilisé par Derrida poursoustraire le langage à tout fondement logique. Une situationd’itérabilité apparaît quand il est impossible de départager deuxinterprétations opposées d’un même signifié, si bien que préférerl’une à l’autre serait abusif. Cf. Jacques DERRIDA, Limited, Inc., Paris,Galilée, 1990, p. 171.

30

impossible de déterminer si tel objet ou telle image

relève de l’art ou d’un matériel documentaire. On

comprend par ces exemples que c’est l’artiste qui

décide quelle est l’extension de son œuvre. Dans le

Land Art, l’œuvre est « site specific », elle appartient

au lieu dont elle est solidaire, par conséquent les

photographies ne peuvent remplir qu’un rôle

documentaire lorsqu’elles cadrent le paysage de

l’œuvre. Pour Huan, au contraire, l’action suppose

déjà sa survivance à l’état d’image, minutieusement

composée : celle-ci n’est donc pas documentaire mais

objet d’art.

Ces problèmes d’extension mobilisent pour leur

résolution la parole des artistes ; ils la décident,

l’affirment et la revendiquent en convoquant dans

leur discours une axiologie : une hiérarchie entre ce

qui leur apparaît comme le plus important et ce qui

est accessoire. Ce dernier problème intéresse le

philosophe de l’art, dans la mesure où il s’appuie

pour penser le phénomène artistique sur le maintien

de la notion d’œuvre issue pourtant d’un paradigme de

l’art dépassé, et que tout en apparence vient ici

contredire : permanence, unicité, transportabilité de

l’objet d’art, etc. Cette axiologie présente une

structure circulaire : la différence entre

l’essentiel et l’accessoire suppose la notion

31

d’œuvre, comme centre de gravité du contenu

artistique. Inversement, le maintien d’une conception

de l’œuvre comme catégorie esthétique reconduit un

partage entre essentiel et accessoire, centre et

périphérie, artistique et non artistique. Qu’un

élément non artistique intègre une œuvre d’art ne le

qualifie pas pour autant d’élément artistique : ainsi

pour réaliser son premier Merzbild en 1921, Kurt

Schwitters a utilisé des fragments de journaux et un

ticket d’autobus trouvés par terre ; cela ne signifie

pourtant pas que les journaux et les tickets

abandonnés sur la chaussée sont des œuvres de Kurt

Schwitters, même en puissance.

Si donc de façon abusivement schématique on

s’aperçoit que l’artiste pour œuvrer n’a qu’à

manifester une dépense d’énergie se répercutant dans

la matière, alors il lui suffit de faire événement

des états de changement de la matière, par exemple en

les médiatisant. C’est ce qu’en bon aristotélicien

l’artiste américain Claes Oldenburg donne à voir le

1er octobre 1967 en faisant creuser par un fossoyeur

indépendant un trou de la dimension d’une tombe dans

Central Park, non loin du Whitney Museum. L’artiste,

en habit, préside devant témoin la création de cette

œuvre comme volume négatif, dont il est la cause

32

efficiente25. Une fois l’audace documentée par des

photographies de la scène, rien n’empêche que le trou

ne soit rebouché ; au contraire, cela achève

l’œuvre : Placid civil Monument consiste en un volume

négatif dans lequel vient se loger un volume positif.

Quasiment imperceptible et tout à fait impalpable,

l’œuvre n’en existe pas moins26. La question qui se

pose alors est celle des modalités de son existence

en tant qu’œuvre et celle de son extension.

En toute rigueur, l’œuvre d’Oldenburg existe au

niveau plastique. L’artiste s’est fait, comme le veut

la tradition esthétique la plus ancienne, opérateur

du changement d’état de la matière. Son œuvre n’est

pas en terre dans le même état que celle de Michel-

Ange dans le bloc de marbre, c’est-à-dire déjà

existante mais demandant de l’artiste qu’il l’en

extrait. Ce qui se trouve dans la terre est la

25 D’après le raisonnement d’Aristote, le fait qu’Oldenburg ne soitpas celui qui creuse ne l’empêche pas en principe d’être la cause dela sculpture, ce qui est communément admis dans le monde de l’art, ill’est juste d’une autre manière que le fossoyeur car leurdifférentiation peut n’être qu’accidentelle. Voir ARISTOTE, Physique, II,3, 195a, P. Pellegrin (trad.), Paris, GF, 2002, p. 131-132 : « D’unestatue sont causes différemment Polyclète et un statuaire, parce quepour le statuaire c’est un accident que le fait d’être Polyclète ».L’exemple est repris en Métaphysique, , 2,1014a. Sur le « cas »Oldenburg, voir aussi Nelson GOODMAN, Manières de faire des mondes, M.-D. Popelard (trad.), Paris, Gallimard, 1992, p. 99.26 Emmanuel KANT en fait en quelque sorte la démonstration dans soncourt traité Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative(1763), R. Kempf (trad.), Paris, Vrin, 1997, p. 23 : « Une grandeurest négative par rapport à une autre grandeur en tant qu’elle ne peutlui être réunie que par une opposition, c’est-à-dire, en tant quel’une fait disparaître dans l’autre une grandeur égale à elle-même. »Autrement dit, A est une grandeur négative si – A + A = 0.

33

réalisation achevée. En tant que tel son travail a un

statut ontologique proche d’une réalisation encore

prisonnière d’un moule à la cire perdue, sa forme

quoi qu’il en paraisse aux spectateurs depuis

l’extérieur est parfaite. Il serait donc vain de

chercher à voir l’œuvre d’art en dehors de sa

négativité sculpturale, que ce soit dans une sorte de

performance donnée à Central Park, où le médium de

l’art réside dans l’action, ou bien encore dans la

photographie, car elle n’est ici qu’une image-témoin

des étapes de fabrication de l’œuvre dont la forme

est égale à zéro. On peut d’autant plus s’en

persuader que les noms parfois donnés à l’œuvre,

Invisible Sculpture ou encore the Grave piece (la pièce

tombale) indiquent assez sagacement la manière dont

la pièce évoque un cas limite de volume, tout comme

le triangle plat27 évoque un cas limite de triangle à

priori indiscernable d’un simple segment.

Même en l’absence de toute trace matérielle de

l’œuvre, le spectateur devrait en principe tenir pour

œuvre ce qui est énoncé comme tel par l’artiste.

Davantage de l’ordre du concevable que du

discernable, l’extension de l’œuvre se fonde sur la

27 Si l’on admet en géométrie euclidienne que la définition dutriangle est une figure à trois cotés dans les somme des angles estégale à 180°, il peut en théorie exister un triangle dont les sommetssont alignés, composé de deux angles nuls et d’un troisième égal à180°, soit un triangle plat.

34

détermination, par l’artiste, des éléments devant

être comptés comme faisant œuvre, et donc chair de

l’art pour le spectateur. Or, on le voit, n’est pas

toujours œuvre ce que l’on croit. Les projets

dessinés avec grand talent par Christo ne sont pas

l’œuvre bien qu’ils la financent, qu’ils soient

intégrés au circuit traditionnel des musées et

galeries d’art, et qu’ils soient nés d’un travail de

la main auxquels le public reconnaît

traditionnellement le statut d’œuvre d’art. À

l’inverse, l’accord trouvé entre tous les

propriétaires terriens, et qui ne se laisse pas

deviner par le spectateur, détermine une condition de

possibilité essentielle de l’œuvre, et en fait donc

pour l’artiste français légitimement partie. Christo

ratifie lui-même cette ambivalence, laquelle recoupe

finalement une distinction entre art de musée et art

en plein air :

Au musée ou dans une galerie d’art, vous voyez untravail que vous aimez ou que vous n’aimez pas maisvous ne l’anticipez pas au travers de ce processuscomplexe qui caractérise mes œuvres : nousempruntons littéralement l’espace public. L’œuvregénère un grand nombre de relations avec les gensqui ont un droit sur cet espace (qu’il soit privé oupublic). Cela crée un engagement étroit avec leprojet28.

28 CHRISTO et JEANNE-CLAUDE, Conversation, op. cit., p. 9.

35

Ce qui ne se laisse pas deviner comme faisant

partie de l’œuvre en amont – l’accord et le concours

des personnes concernées pour permettre son

existence – définit pourtant son étendue en aval, car

la notion d’espace public se détermine autant par le

réseau des relations entre les individus que par

l’espace que ceux-ci sont libres d’occuper pour

échanger hors de la sphère privée. Le projet n’est

donc pas la seule étape qui contienne une dimension

sociale, il y a aussi la réalisation, dans tout le

temps de sa durée. Chez Christo comme plus

généralement dans le Land Art, cela implique au-delà

de la question de la matérialité que la réalisation

artistique soit directement plutôt qu’indirectement

l’objet d’une expérience du spectateur. Mais cela

n’est pas toujours possible, c’est pourquoi il appert

que le Land Art est un objet particulièrement

intéressant pour qui se propose de croiser la

question de l’ontologie de l’art et celle de la

réception esthétique.

Dans la mesure où la configuration de l’œuvre

détermine peu ou prou les conditions dans lesquelles

elle sera appréhendée, il y a une relation évidente

entre son mode d’être et son mode de réception.

Néanmoins, si ce mode d’être est en principe

univoque, la façon dont les spectateurs seront amenés

36

à côtoyer l’œuvre, elle, ne l’est pas. En se sens,

l’expérience esthétique présente un problème plus

aigu que celui de l’art, car comment savoir si le

public entretiendra avec le site de la sculpture Land

Art, une « relation artistique » ? Comment savoir si

c’est bien en tant qu’art que l’expérience se nouera

au site, et non en tant que phénomène aux qualités

esthétiques fortuites ? Les dispositions ou les

conditions dans lesquelles on part à la découverte

des sites sont-elles susceptibles d’influencer la

qualité de l’expérience qu’on peut en faire ? Le

chercheur est-il assuré de bénéficier d’une aussi

bonne ou d’une meilleure réception de cet art que les

autres ? De cette inquiétude d’abord personnelle est

née la réflexion qui suit sur le tourisme artistique.

* Le tourisme paradoxal

Mais avant de voir en quoi le tourisme peut être

relatif à l’art, il faut déjà considérer les manières

de le définir, et en quoi une constante le relie au

monument.

Les touristes se déplacent pour voir, et peut-être

jouir déjà de ce qu’ils préjugent valoir le « coût ».

D’une certaine manière leur intérêt est commandé :

ils savent où cela se trouve, ils savent déjà comment

37

l’apprécier parce que les paramètres de ce qu’ils

vont vivre sont déjà connus, même quand ils composent

avec un aspect inconnu ou une certaine désorientation

constitutive de la destination désirée. Il n’est

ainsi pas de guide de voyage qui ne recommandent

de « se perdre » dans les rues de Venise pour mieux

découvrir la ville. Connus de réputation, forgés par

les images29 et le récit émerveillé des autres

voyageurs, les points d’intérêt, dits « sites »

touristiques, attirent l’attention sur ce qui a toute

chance de remplir une attente, peut-être même un

cahier des charges. Aussi n’y aurait-il de ce point

de vue aucune différence entre le tourisme qui mène

les gens en masse aux portes du site de Petra en

Jordanie, et celui qui les entraîne dans les parcs

d’attractions. Dans les deux cas, le touriste est

prêt à souffrir la présence déplaisante de son

semblable parce qu’il reconnaît en lui-même comme

dans autrui la nécessité de se déplacer, que ce soit

à des fins de contemplation ou bien de simple

divertissement.

29 Olivier BURGELIN, « Le tourisme jugé », in Communications, no 10, 1967,p. 66. « Est à voir ce qu’on est tenu d’avoir vu », formule HansMagnus ENZENSBERGER, dans Culture ou mise en condition ?, B. Lortholary (trad.),Paris, 10/18, 1976, p. 224-225. Voir aussi Anne CAUQUELIN, Le Site et lepaysage, Paris, PUF, 2002, p. 25 : selon l’auteur, les sitestouristiques conjuguent « l’idée de paysages plaisants à contempler etla mise en vente de leurs appâts numérisés, conjugant ainsiesthétique, communication et finances de manière naïvementtriomphale ».

38

Comment en pareil cas conserver pour soi-même le

sentiment valorisant d’oser aller au-devant d’œuvres

dont le voyage détermine l’authenticité, alors même

qu’on peut se retrouver dans la logique causale et

commerciale du circuit touristique, fût-il hautement

culturel ? À cette question, il est difficile de

répondre sans examiner les données qui permettent

d’établir une distinction opérante entre expérience

touristique et artistique. Rencontrer d’autres

visiteurs en se rendant sur le site d’une œuvre d’art

contemporain n’est sans doute pas la même chose que

d’en croiser au parc national Yosemite ou bien au

festival Burning Man. Le tourisme qualifie-t-il dans

des termes chers à John Dewey une qualité

d’expérience30 particulière ? Par là, il s’agit de

voir si tout visiteur de site Land Art n’est pas ipso

facto un touriste, à moins d’être capable de

déterminer précisément ce qui le sépare de ce

voyageur à casquette. Distinguer le touriste de

l’amateur d’art permet de voir en quoi le second fait

une expérience plus authentique que le premier. Non

pas qu’il soit impossible à un touriste d’apprécier

le Land Art, mais peut-être la tentation du

spectaculaire tend-elle à faire de toute personne

30 Cf. John DEWEY, L’Art comme expérience, J.-P. Cometti et al. (trad.), Pau,Farrago, 2005, chap. III « Vivre une expérience », p. 59-84.

39

appréciant les sites un touriste incapable de

dépasser cette seule dimension.

La doxa reconduit une opposition à la fois tranchée

et superficielle entre le voyageur téméraire et le

touriste partout-chez-lui, bien qu’il s’agisse de se

rendre à la même destination. Il est loisible de

reconduire cette opposition au couple

artiste/spectateur. L’amateur d’art ne serait-il pas

au fond le suiveur d’individus exceptionnels, attirés

par les grands espaces seuls propres à satisfaire les

exigences de leur art ? Richard Long se rend en

voyageur tout autant qu’en artiste dans la région

désertique du Hoggar en Algérie pour réaliser l’œuvre

Hoggar Circle (1988), sans se rendre compte peut-être

qu’il s’agit d’une ancienne grande destination

touristique31. Fieffé baroudeur, l’artiste britannique

des années 1960 réactive dans son appropriation du

paysage une capacité démiurgique du pionnier, qui est

celle de faire exister ce qui était déjà par sa seule

qualité de « Grand Témoin », tandis que le touriste

« ne peut être qu’un spectateur ; et le tourisme,

qu’une parodie d’exploration qui ne révèle rien32 ».

Même si le voyage est toujours porteur d’une

31 L’écrivain Emmanuel Grevin se moquait des visiteurs de cette régiondans son livre Voyage au Hoggar (tourisme au Sahara), paru l’année où furentcréés les congés payés.32 Jean-Didier URBAIN, L’Idiot du voyage, Paris, Payot & Rivages, 2002,p. 77.

40

révélation, au moins dans l’actualisation d’un état-

présent de l’œuvre solidaire du paysage, peut-on à

l’issue du voyage considérer comme authentique

l’expérience d’un témoin arrivé trop tard pour se

dire témoin historique ? De fait, pour qui se propose

de penser le Land Art (et qui pour cela s’est rendu

sur place), il se produit l’inverse de ce dont parle

Pétrarque : ce n’est qu’après avoir achevé le voyage

avec ses pieds réels qu’il faut surmonter les

difficultés qu’il soulève.

Ces difficultés sont liées au monument. Les

touristes en sont de friands consommateurs, de la

même manière que les spectateurs goûtent les œuvres

spectaculaires de Land Art comme s’il s’agissait de

monuments – et d’une certaine manière, elles en sont.

Les Earthworks, l’appellation de Smithson qui s’est par

la suite imposée, sont définis par Suzaan Boettger

comme d’« énormes tertres ou excavations situés dans

de grandes étendues désertes33 », et ne possèdent pas

de dimension immédiatement patrimoniale. Leur

intérêt, autant pour le touriste que pour l’amateur

d’art, doit donc nécessairement résider ailleurs.

C’est peut-être cette défaillance patrimoniale qui

peut expliquer pourquoi les habitants des petites

villes aux alentours des « Earthworks », plus ou moins

33 Suzaan BOETTGER, Earthworks, Art and the Landscape of the Sixties, Berkeley,University of California Press, 2002, p. 1. Notre traduction.

41

habitués à voir des curieux venir de toutes parts,

restent ignorants de la chose qui amènent ces

visiteurs. Ils sont étrangers au monument, ne savent

pas bien à quoi il ressemble et moins encore à quoi

il sert34, mais ils sont au courant qu’il attire des

étrangers paradoxalement familiers de l’œuvre. Après

avoir moi-même visité le chef-d’œuvre de Robert

Smithson Spiral Jetty accompagné par mon frère, nous nous

sommes intéressés au lac salé à proprement parler,

réputé avoir les mêmes particularités que la mer

morte. Le lac s’étant quelque peu reculé depuis

quarante ans, nous avons avancé notre véhicule vers

une autre jetée accessible depuis la piste qui mène à

l’œuvre, celle-là même qui est visible en fond sur la

célèbre photographie de Spiral Jetty prise par Gianfranco

Gorgoni en 1970 [figure 135] et reproduite en

couverture de l’essai de Rosalind Krauss Passages. Or,

il nous est arrivé un incident fâcheux puisque la

voiture est restée bloquée sans espoir de repartir, à

53 miles d’Ogden, la ville la plus proche. Il a donc

fallu faire venir un remorqueur pour extraire notre

34 « Erin Hogan on Spiral Jetta », in Artinfo.com, 12 juin 2008, pageconsultée le 19 avril 2012 :[http://www.artinfo.com/news/story/27820/erin-hogan-on-spiral-jetta/#]. « Les gens qui vivent près du Land Art n’en ont pas l’utilité. ÀOverton, j’ai dû demander à un tas de gens où se trouvait Double Negativeavant de trouver quelqu’un qui en ait seulement entendu parler. »Notre traduction.35 Les figures numérotées mentionnées entre crochets renvoient auxillustrations en annexes.

42

engin de location, une opération que le technicien

aux commandes a déclaré mener plusieurs fois par an.

Une fois le dépannage effectué, en se retournant sur

le lieu du sinistre, il demande d’un air détaché :

« Alors c’est ça Spiral Jetty ? » sans voir manifestement

que l’œuvre se trouve 100 m plus loin. Il est évident

que les individus qui font le déplacement jusqu’à

Spiral Jetty et d’autres Earthworks connaissent déjà

l’œuvre sans encore être jamais allé sur le site. Les

amateurs d’art, comme sans doute les quelques

touristes qui se hasardent à Rosel Point, sont

attirés par les dimensions de ces œuvres, leur

caractère spectaculaire, mais cela ne les empêche pas

de se méprendre sur ce dont il est question, ou du

moins d’en faire un récit ambigu. C’est notamment le

cas d’Erin Hogan, historienne de l’art et chargée de

communication au Art Institute de Chicago. A priori

renseignée sur le phénomène du Land Art, l’auteure

revendique dans un entretien avoir entrepris son

voyage au contact des plus grands Earthworks comme une

touriste, « et non comme quelqu’un qui a fait des

études d’histoire de l’art36 ». Le récit de son voyage

semble en porter la marque d’abord dans son rapport

au spectaculaire, puis dans l’éclectisme douteux des

points d’intérêt sélectionnés chemin faisant.

36 Ibid., « I really did want to approach this as a tourist, and notnecessarily as someone who had studied art history. »

43

Hogan avoue à demi-mot être déçue par Spiral Jetty

qu’elle voyait plus immense, du fait même des

photographies qui ont été faites du site37. D’une

certaine manière la pièce échouait en monumentalité.

Par ailleurs, elle inclut dans son récit des visites

du Land Art des « attractions » qui n’en relèvent,

pas comme Hole n”the Rock, curiosité troglodyte qui n’a

aucun rapport avec l’art d’avant-garde puisqu’il

constituait, au moment de sa fabrication dans les

années 1940, le prosaïque habitat de son créateur,

Albert Christensen. Or, ni tout à fait patrimoniale,

ni vraiment artistique, l’attraction devrait en

principe échapper à l’amateur d’art, et qualifie ici

tout à fait une activité de tourisme, satisfaisant à

la curiosité de ce qui est hors du commun. Par

conséquent, qu’il soit possible à une connaisseuse

comme Hogan de porter sur le Land Art un regard de

touriste, aiguillée dans sa sincérité par des choses

tout à fait autres, donne à penser. Le touriste se

définit-il par l’objet de son désir ou sa manière

d’en jouir ? Les deux doivent être inextricablement

liés car l’objet seul ne saurait suffire. Ce que le

touriste veut admirer est presque toujours un site

exceptionnel, et non d’abord le dernier parc à thème

en vogue dont l’intérêt est le seul divertissement.

37 Voir Erin HOGAN, Spiral Jetta : a road trip through the Land Art of the American West,Chicago, University of Chicago Press, 2008.

44

Si bien que la grande pyramide de Keops, désignée par

Hérodote38 à l’Antiquité comme l’une des Sept

Merveilles du Monde, reste aujourd’hui encore

massivement fréquentée par les touristes, et pour de

toutes aussi bonnes raisons que jadis. C’est donc la

manière de jouir des beautés de la terre que l’on va

détailler, elle seule permet de distinguer le

touriste de l’amateur d’art, et non sans doute les

indéniables qualités de l’objet admiré.

Mais comment faire la part d’une attitude de

touriste et de celle d’un voyageur passionné ? La

façon par laquelle on désigne souvent le premier ne

sera-t-elle pas sensiblement analogue à celle de

l’autre ? L’anthropologue Jean-Didier Urbain analyse

l’activité touristique et ses représentations d’après

deux éléments principaux sur lesquels on s’appuiera :

1) l’antériorité et 2) l’auto-réprobation39. S’il en

est ainsi du tourisme, que penser alors de L’Ascension

du Mont Ventoux de Pétrarque, cité en exergue ? On

retrouve en effet dans la longue lettre écrite par le

poète italien à son confesseur les deux traits

identifiant le banal envoyeur de cartes postales.

1) C’est nourri par la lecture des récits

historiques de Tite-Live et « poussé par le seul

38 Cf. HÉRODOTE, Histoire ; pour ce qui est de la description de lapyramide voir livre II, chapitre 134.39 URBAIN, L’Idiot du voyage, op. cit., p. 20, 121 et suiv.

45

désir de voir [sola videndi cupiditate ductus] », que le

poète Pétrarque se lance à la suite de figures quasi-

légendaires à l’assaut des hauteurs alpines. Le

désir, la perspective de contempler à son tour le

spectacle de la terre s’étendant jusqu’à la mer au-

dessous des nuées le conduit à ignorer le danger et

la superstition pour gravir la montagne. L’expérience

« touristique » tout autant qu’hardie du poète se

joue donc initialement dans sa vérification des

récits antérieurs, tel celui d’Hannibal40 ou bien

celui du roi Philippe de Macédoine ayant gravi

l’Heamus, en Théssalie, d’où il a pu apercevoir à la

fois la mer Adriatique et la mer Egée, tant la vue

était remarquable par sa profondeur de champ. Là-

haut, Pétrarque a pu à son tour jouir d’un spectacle

dont la qualité était comme pré-jugée41, déjà admirée

par ses héros, et qu’il pouvait ainsi corroborer.

2) Par ailleurs, cette conquête de seconde main

génère un sentiment doux-amer qui s’empare de lui et

vient soudain mêler la honte au plaisir. Le poète

raconte qu’une fois au sommet il ouvre les Confessions

d’Augustin et tombe inopinément sur une phrase

dénonçant la vanité du goût pour les spectacles

40 À propos d’Hannibal. Cf. TITE-LIVE, Histoire romaine, XXI, 37, 2.41 PÉTRARQUE, L’Ascention du Mont Ventoux, op. cit., p. 23 : « J’avais déjà moinsde peine à croire ce que j’avais lu ou entendu dire à propos del’Athos ou de l’Olympe, en le retrouvant sur un mont de moindrerenommée. »

46

terrestres42. Ébranlé par ce signe, il se sent

tellement honteux qu’il n’échange plus un mot avec

son frère qui l’accompagne jusqu’à qu’ils soient

redescendus de la montagne. Ce détail peut sembler

anecdotique mais il détermine cependant une

composante à part entière du touriste selon Urbain :

le mépris qu’il a de lui-même43. Même s’il faut se

garder de faire une lecture imprudente de ce grand

texte moraliste, tout orienté vers la condamnation de

la démesure et de la vanité liée à l’exploit44, le

thème de la déception coupable retient l’attention

quand il s’agit de penser le tourisme. Se sachant

perçu par les autres comme veule quand il voudrait

paraître intrépide, le touriste moderne hérite de

Pétrarque dans la mesure où il se trouve dans la

mauvaise conscience qu’il développe plus encore que

dans la réprobation qu’il inspire (personnifiée dans

le récit par le vieillard au pied du mont Ventoux).

Toujours est-il que la conjonction des récits de

voyages antérieurs et la vulnérabilité psychologique

des visiteurs ne suffisent pas à qualifier le

tourisme, sans quoi le phénomène que l’on voudrait

42 Ibid., p. 30. Cf. AUGUSTIN, Confessions, X, 8.43 URBAIN, L’Idiot du voyage, op. cit., p. 20, 121 et suiv.44 Voir Horst GÜNTHER, Le Temps de l’histoire. Expérience du monde et catégoriestemporelles en philosophie de l’histoire de Saint Augustin à Pétrarque, de Dante à Rousseau,O. Mannoni (trad.), Paris, Maison des sciences de l’homme, 1995,p. 87-89.

47

récent – contemporain de la création des congés payés

en 1936 – existerait depuis toujours.

Ce rapprochement entre touriste et spectateur doit

néanmoins être nuancé par ce qui fait leurs

différences. Le spectateur est celui qui, à l’inverse

du touriste, doit être pénétré par la compréhension

de l’expérience qu’il fait, sans quoi il peut manquer

ce qu’il a pourtant sous les yeux, de même qu’une

expérience esthétique peut rater. Une telle situation

rappelle l’idiot du proverbe chinois, que l’on

pourrait ici pasticher : l’artiste montre le ciel, le

touriste regarde le doigt.

Reprenons l’exemple de Christo. Running Fence est

conditionnée par la concorde entre les propriétaires

terriens californiens. Le rideau dont il est tendu

apparait plutôt comme une ligne d’union que comme une

ligne de séparation. Pourtant cet aspect est

précisément celui qui est invisible, et s’efface

devant le caractère grandiose de l’œuvre

momentanément imposante et achevée, ce que Nietzsche

appellerait la « tyrannie de l’œuvre présente45 ».

S’abstraire de cette tyrannie suppose de plonger dans

les méandres administratifs et sociologiques de

l’œuvre, ce qui est naturellement impossible aux

spectateurs, sauf à prendre connaissance de ce

45 Friedrich NIETZSCHE, Humain, trop humain (1878), § 162, R. Rovini(trad.), t. 1, Paris, Gallimard, 1988, p. 142.

48

contexte par le biais d’une exposition disposée à le

rendre lisible. Le travail de Christo pose ainsi les

mêmes problèmes que le Land Art strictement

américain, choisi comme objet privilégié de cette

recherche ; il exige pour être apprécié de ne pas

s’en tenir à ses seuls formants plastiques, mais

aussi d’appréhender l’œuvre à travers ce qu’elle

n’est pas : un matériel documentaire tout juste bon à

en rendre compte. Il y a un glissement de la question

de savoir ce qui est l’œuvre à celle de savoir ce qui

permet de la comprendre, voire l’appréhender. La

sculpture n’est plus proprement ce qui reste dans

l’histoire : elle n’y entre qu’à la faveur d’objets

dans lesquels elle se dépose sur le mode de la trace.

Ainsi, de l’œuvre monumentale ou du document

confidentiel, lequel s’adresse le mieux au spectateur

arrivé trop tard ? Lequel est plus à même de

constituer un monument pour la mémoire ?

L’occasion de découvrir cette dimension cachée de

Running Fence s’est présentée grâce à la très belle

exposition organisée par la Smithsonian à Washington

DC en 2010, et qui marque par elle-même une

différence avec le Land Art américain pour lequel

aucune manifestation de ce genre ne s’est jamais vue.

Intitulée « Christo et Jeanne-Claude : Remembering

the Running Fence », son principal intérêt était de

49

présenter la pièce éphémère dans toute sa complexité

de conception et de mise en œuvre à l’aide d’un

matériel strictement documentaire, présentant

beaucoup de planches de projets de la main de

Christo, des rapports et des documents d’archive

consultables par le public, mais aussi des

« vestiges » de l’œuvre sous la forme d’échantillons

du rideau et même un des poteaux auxquels il était

attaché. La façon dont les vestiges sont par

l’exposition rendus à ses spectateurs,

particulièrement ceux pour qui il était impossible de

jouir de l’œuvre dans son temps historique propre,

renforce le sentiment qu’il s’agissait d’un véritable

monument. On peut dans cette direction invoquer sa

grandeur, sa visibilité publique, la signification

symbolique que l’on peut lui associer, sa dimension

collective, son indéniable qualité esthétique, etc.

Plus encore, Running Fence s’inscrivait dans le

souvenir comme monument malgré la durée

volontairement dérisoire de son existence physique.

En outre, la distribution à titre gracieux des

matériaux comme la toile du rideau lui-même, entre

les différents propriétaires, était aussi pour

Christo une élégante manière de faire trace.

D’après Françoise Choay, historienne de

l’architecture, un monument est d’abord,

50

étymologiquement, « ce qui interpelle la mémoire46 ».

Voulant rendre vivante et présente une communauté,

celle au moins des propriétaires dont l’œuvre enjambe

les terres, cette pièce se donnait comme le fruit

d’une entreprise mobilisatrice de longue haleine et

par là même comme « mémorable », monument en cela

qu’elle ne se résumait pas à ses seuls constituants

plastiques mais faisait aussi le spectacle de valeurs

partagées.

Cela est encore plus vrai dans des productions

précédentes du couple d’artistes, où il s’agissait de

faire œuvre à même le monument historique proprement

dit. En rendant possible le geste d’empaqueter le

plus ancien pont de Paris en 1984, ou quelque autre

édifice patrimonial, Christo s’approprie le monument.

À propos du mur d’Aurélien, empaqueté à Rome en 1974,

un commentateur remarque que l’artiste transforme

l’édifice romain en un volume minimaliste,

« complètement contemporain le temps de

l’intervention artistique47 ». Le plasticien en fait

une structure exclusivement sociale : son existence

étant conditionnée par l’accord des différentes

autorités en place, elle s’offre ensuite à la foule

46 Françoise CHOAY, L’Allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1988, p. 14.47 Laurent REYNÈS, « Art in situ et sites antiques », in Chris YOUNÈS(dir.), Art et Philosophie, ville et architecture, Paris, La Découverte, 2003,p. 180. L’auteur parle à propos de l’intervention de Christo du « murd’Adrien », confondant probablement avec le mur érigé par l’empereurHadrien en Grande-Bretagne en 122 après J.-C.

51

dans un appareil simplifié, précisément sans

iconographie, sans programme ornemental, sans

organicité architecturale, et presque sans

signification. Le monument revêt ici un second sens.

Il s’impose par sa grandeur, sa masse inamovible,

simplement réduite par Christo à une surface textile

esthétisante. Le monument est donc à la fois digne

d’être visité par les touristes mais aussi proprement

inévitable. En vertu de ses proportions, des effets

de matière qui en magnifient la plasticité, nul n’y

est insensible. Il a en somme gagné en attrait. Par

là, il s’agissait bien de recouvrir d’un voile le

lourd passé historique que rappelle le mur d’Aurélien

pour offrir une forme contemporaine. C’est encore

pour Christo faire le jeu du monument, dans la mesure

où la spécificité ne tient plus seulement à son

« mode d’action sur la mémoire », qu’il s’agit

d’interpeller, mais aussi à sa séduction. « Mes

projets sont réalisés “une seule fois dans une vie”

et, quand ils les voient, les visiteurs sont

directement conscients qu’ils ne les verrons plus

jamais. C’est presque une qualité légendaire48 ! »,

s’exclame Christo. Choay note à propos de l’impact de

l’architecture sur l’esthète ou le simple passant :

48 CHRISTO et JEANNE-CLAUDE, Conversation, op. cit., p. 13.

52

La nature affective de la destination estessentielle : il ne s’agit pas de faire constater,de livrer une information neutre, mais d’ébranler,par émotion, une mémoire vivante49.

Cette œuvre exerçant une forme d’attractivité, il

n’est pas impertinent de se saisir du nombre continu

de visiteurs qu’elle a attiré pour pouvoir parler

d’une forme populaire de « tourisme artistique ».

Pour exemple, le Reichstag empaqueté aurait attiré

pas moins de 5 millions de visiteurs à Berlin l’été

1995.

Par conséquent, c’est sur la question de

l’authenticité qu’il faut rebondir en vue de

qualifier au mieux cette forme de tourisme. Faire

l’expérience authentique d’un site et avoir une

expérience esthétique se rejoignent dans

l’acceptation de ce qu’il y a à voir et de ce que

l’on peut voir. En cela, et ce point nous paraît très

important pour le Land Art, la compréhension doit

l’emporter sur la visualisation, comme pour la

sculpture invisible d’Oldenburg. Faire l’expérience

du Land Art revient à accepter qu’au delà des effort

que l’on a fournit pour se rendre sur le site,

l’œuvre résiste à tous ses constituants plastiques.

Elle n’est pas que de la pierre, de la glace ou de la

toile, elle est en deçà et au-delà de la manière dont

49 CHOAY, L’Allégorie du patrimoine, op. cit., p. 14-15.

53

elle nous apparaît. Ce que l’on accepte à propos d’un

manuel illustré d’histoire de l’art, à savoir qu’il

ne montre pas des œuvres mais des images, il faut

aussi l’envisager pour le site. La déconsidération du

touriste tient donc aussi à cela que le site lui

semble devoir déployer un charme adéquat, qui lui

convienne. Il doit être photogénique, et dans le même

temps présenter une parfaite tranquillité, c’est-à-

dire ne jamais être inondé par la foule. Le touriste

ne doit pas y croiser son semblable, à l’égard duquel

il ressent plus de mépris encore que pour lui-même50.

Or, les sites sont pour beaucoup terriblement

difficiles à photographier, et décevants en cela

encore. Ils exemplifient, non par le détail mais par

l’ensemble, le triste constat de Daniel Arasse à

propos des tableaux : « on n’y voit rien. »

Plus encore séduit pas les images que par la

réalité et attaché à son confort, le touriste qui

s’intéresse au Land art fait un pari risqué. En cela,

sa figure tutélaire est sans doute à trouver dans À

Rebours de Joris-Karl Huysmans, ce roman de 1884 dans

lequel le personnage de Des Esseintes prépare ses

bagages pour partir en Angleterre, enhardi par sa

lecture de Dickens, mais échoue dans une taverne

anglaise rue de Rivoli, déjà suffisamment « couleur

50 Ibid., p. 131.

54

locale » à son goût. Il rentre chez lui le soir même,

à la fois découragé et convaincu qu’« il faudrait

être fou pour aller perdre, par un maladroit

déplacement, d’impérissables sensations51 ». Le

meilleur des voyages serait encore celui que l’on

fait en restant chez soi, ou bien par translation

celui où l’ailleurs présente le même confort que sa

maison. Serait donc « touristique » l’entreprise du

voyage fondée sur une promesse d’expérience émouvante

ou du moins intense, cependant altérée par la

mauvaise conscience ou le soupçon extérieur que

l’expérience n’a pas été faite dans de bonnes

conditions. Ainsi le tourisme est une activité tout à

fait paradoxale : partagée entre le voyage entrepris

pour lui-même, dont le fantasme de l’inconnu est en

soi la seule destination, et la saisie facilitée d’un

spectacle à disposition. Jouant d’une naïveté de

l’inconnu contre celle de l’attendu, le touriste

serait l’individu nourri par des lectures, des récits

qui lui laissent le sentiment ambigu que s’il peut

jouir d’un spectacle tarifé sur catalogue, c’est

qu’en tout il a été précédé par d’autres. L’aventure

authentique des pionniers a laissé place à sa

signalétique, qui n’a peut-être d’autre sublime que

51 Joris-Karl HUYSMANS, À Rebours (1884), Paris, GF, 2004, p. 171.

55

celui – lucrétien – de la sensation d’un danger perçu

de loin52, dans la sécurité d’un sentier balisé.

* La dialectique de l’œuvre et du hors

d’œuvre

Parler de « tourisme artistique », revient à penser

le rapport à l’œuvre en termes d’intensité

proportionnelle à l’effort qu’elle aura demandé au

visiteur. Dans le cas du Land Art, c’est sans doute

parier sur l’impression esthétique forte que l’on

pourra enfin faire sienne à condition d’entreprendre

à son tour le voyage. Mais de fait, même à prétendre

avoir authentiquement expérimenté du Land Art, cette

expérience est d’emblée prise entre deux feux : celui

d’avoir basculé dans la faible tranche statistique

des personnes qui ont vu et qui déclarent – parfois

avec une certaine morgue – « y être allé en vrai » ;

et celui un peu coupable d’avoir consommé l’œuvre

comme une marchandise culturelle. Il est justifié

dans ce balancement de douter de l’authenticité de

l’expérience, car après tout un visiteur est-il en

droit d’exiger de l’objet de son désir qu’il

satisfasse ses attentes ? Il apparaît plutôt que le

52 C’est le célèbre « Suave, mari magno » de Lucrèce, où le poète latinévoque bien avant Burke et Kant le délice du danger éprouvé àdistance. Cf. LUCRÈCE, De Rerum natura, II, v. 1-4.

56

respect que l’on a pour une œuvre d’art tient à

l’absence d’attente qu’elle suscite. Une forme de

désintéressement kantien – insistant bien sur le fait

que l’œuvre est intéressante justement53 – incite à

définir l’authenticité de l’expérience esthétique

comme la juste mesure de l’effet que celle-ci

pourrait avoir sur le visiteur, soit étymologiquement

la reconnaissance que l’œuvre a le « pouvoir

nécessaire » (gr. authentikos). Ni surestimée, ni

présupposée, elle se donne donc dans sa vérité. Une

vérité qui tient pour beaucoup de ce qu’on appelait

ci-avant sa « négativité » : la sculpture a beau être

monumentale, elle échappe. Alors seulement, le

visiteur peut se dire témoin, même si son témoignage

ne renvoie pas directement à une réalité objective,

mais plutôt à une expérience personnelle qui elle est

objectivable. La tentation du document saisit

l’artiste non pas pour partager l’expérience vécue

avec ceux pour qui il est impossible d’accéder à

pareil spectacle mais pour sauvegarder ce qui risque

de ne plus être. Les spectateurs répondent parfois à

une motivation semblable. Prenons l’exemple du savant

et architecte Claude Perrault (1613-1688), qui donne

une description enthousiaste de sa visite du fameux

53 Ce point est l’objet de la fameuse note de Kant au § 2 del’ « Analytique du beau ». Cf. KANT, Critique de la faculté de juger,A. J.-L. Delamarre et al (trad.), Paris, Gallimard, 1985, p. 132.

57

Palais de Tutelle dans son Voyage à Bordeaux en 1669.

Attaché à cette pièce d’architecture antique, rasée

en 1677 sur ordre de Louis XIV pour des raisons de

modernisation urbanistique54, Perrault en fait graver

l’image par Antoine Le Pautre pour illustrer sa

traduction du traité de Vitruve (1673), dont il sera

question plus loin. Ici la promesse de faire une

expérience mémorable a aussi permis que l’image de

l’édifice nous parvienne.

Ainsi, « élu » ou « touriste », la gratification

d’avoir fait cette expérience du Land Art à titre

personnel aurait été négligeable si ce n’était

l’intérêt philosophique que j’ai retiré de cette

visite. La documentation peut donner envie d’aller

voir l’œuvre, mais même à le faire, c’est là une

expérience incomplète puisque face à l’œuvre, on

s’avise que la documentation est trompeuse ; tout

juste permet-elle abstraitement de comprendre ce que

l’on voit. C’est dès lors sur les sites que s’est

développée mon hypothèse principale, à savoir que

l’œuvre est en retrait de ce que peut percevoir le

spectateur curieux de la saisir. Cet aspect me permet

d’expliciter la relation génétique entre minimalisme

et Land Art, dans la mesure où il se joue le même

dessaisissement immédiat de l’entité « œuvre ». Une

54 CHOAY, L’Allégorie du patrimoine, op. cit., p. 199, note 9 ad locum.

58

caractéristique du minimalisme, au moins dans celui

que représente Tony Smith, consistait à produire des

œuvres qui ne s’adressent pas directement aux yeux,

mais plus généralement au corps. Questionné sur la

conjonction entre la dimension visuelle et la taille

de son œuvre Die, cube de 183 cm d’arête, Smith

répondait à celui qui lui demandait pourquoi ne pas

avoir fait le cube plus grand, « de façon à ce qu’il

surplombe celui qui l’observe ? » : « – Je ne faisais

pas un monument. – Alors pourquoi ne pas l’avoir fait

plus petit et que celui qui l’observe puisse en voir

le sommet ? – Je ne faisais pas un objet55. » Dans

cette réponse au caractère apophatique (c’est-à-dire

qui renonce à caractériser l’œuvre par une

qualification positive), Smith laisse entendre que sa

pièce constituerait une sorte d’ « être-pour-le-

corps », entre l’objet préhensible par le corps et le

monument abolissant cette possibilité. Cela vaut

aussi pour le Land Art. Les Earthworks se trouvent dans

des endroits si isolés qu’on ne peut les observer que

de trop près, en mobilisant son corps entier pour les

saisir. Ils sont exactement l’inverse des grandes

pyramides pour Kant56, que l’on peut toujours admirer

55 Cité in Michael FRIED, « Art and objecthood », N. Brunet etC. Ferbos (trad.), in Artstudio, no 6, automne 1987, p. 18.56 KANT, Critique de la faculté de juger, « Analytique du sublime », § 26,A. J.-L. Delamarre (trad.), Paris, Gallimard, 1985, p. 192. Voiraussi, KANT, Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), R. Kempf(trad.), Paris, Vrin, 1997, p. 20.

59

de (trop) loin. Dans un sens Hogan a raison de

souligner que Spiral Jetty ne correspond pas à l’image

que l’on s’en fait, mais c’est parce que cette image

s’est formée sans la participation du corps au site,

à partir du non-lieu de la photographie. Plus

généralement, les œuvres de cette période ne se

résument pas à ce que l’on peut en voir, elles se

logent au-delà de la matière. Ce n’est pas une façon

de dire que le concept d’œuvre d’art tel qu’il est

réinvesti dans les années 1960 est « méta-

physique » ; cependant si l’œuvre Land Art procède de

quelque vision, ce ne peut être qu’une vue de

l’esprit. Mais il convient d’entendre cette dernière

expression dans un sens plus déceptif que l’accent

hégélien ne permet de le supposer. Car si pour Hegel

jouir de l’œuvre revenait sans doute à la considérer,

pour elle-même, comme l’indice de l’intelligence de

l’homme ainsi innervée dans la matière57, il s’agit

ici plutôt de la voir comme le signe de l’endroit et

57 Cf. Georg W. F. HEGEL, Cours d’esthétique, t. 3, S. Jankélévitch (trad.),Paris, Aubier, 1945, p. 208 : « Déjà [la sculpture] n’offrait pas unesimple copie de l’existence corporelle, mais une image produite parl’esprit. » C’est encore plus vrai de la peinture : « Car ce qui faitle fond de ses représentations, c’est l’intériorité spirituelle, quine se manifeste dans les formes du monde extérieur qu’autant qu’elleparaît s’en détacher pour se replier sur elle-même. Ainsi, la peinturetravaille, il est vrai, aussi pour les yeux, mais toutefois de tellesorte que les objets qu’elle représente ne restent pas des objetsnaturels, étendus, réels et complets ; ils deviennent un reflet del’esprit, où celui-ci ne révèle sa spiritualité qu’en détruisantl’existence réelle, en la transformant en une simple apparence qui estdu domaine de l’esprit, et qui s’adresse à l’esprit. »

60

du temps où elle n’est plus, où elle ne saurait se

tenir tout à fait.

Il faut donc en revenir à cette distinction

fondamentale, posée en première page, entre expérience

et représentation, en faisant jouer le double sens de ce

dernier terme (image plastique et image mentale). Au

fond, il n’est pas exact de dire que le Land Art

procède de la vision : plusieurs artistes se sont

exprimés pour souligner que le temps est l’élément le

plus important de leurs créations58. On ne saurait

leur donner tort, mais le temps est peut-être

l’élément clé de l’expérience de la pièce site specific,

tandis qu’il s’efface tout à fait dans la

représentation qui en subsiste. De sorte que pour

l’artiste Richard Serra commentant le Land Art,

« c’est la dialectique entre parcourir et regarder le

paysage qui fonde l’expérience de la sculpture59 ».

Ainsi on cherchera au cœur de ce travail à considérer

conceptuellement l’œuvre plutôt comme ce qui résiste

à toutes ses représentations mais en même temps les

subsume. Une telle position permet de tenir que cet

58 Clara WEYERGRAFF, Richard Serra : Interviews, Etc. (1970-1980), New York,Hudson River Museums, 1980, p. 170 : « Si vous réduisez la sculptureau plan de la photographie […] vous déniez l’expérience temporelle del’œuvre. Non seulement vous réduisez l’échelle de la sculpture pourles besoins de la consommation, mais encore vous niez le contenu réelde l’œuvre. » Y.-A. BOIS (trad.), « Promenade pittoresque autour deClara-Clara », in Richard Serra, cat. d’expo., Centre Georges Pompidou,Paris, 1983, p. 11.59 Ibid., p. 72. Voir infra, Parite III, p. 309.

61

art est avant tout dans l’esprit, et rend justice à

l’essentialisme qui s’exprime ponctuellement chez les

artistes de cette période. C’est aussi tenir que la

pensée du concept d’œuvre d’art relève d’une

structure dialectique, qui ne se donne pas dans les

mêmes termes que ceux de Hegel mais en relance la

dynamique. Aussi n’est-ce pas l’interprétation des

œuvres qui nous intéressera, c’est plutôt la manière

dont elles se donnent à voir pour les spectateurs et

ce que l’on peut en déduire de leur structure

ontique.

Pour en prendre la juste mesure, le contact

physique de ces œuvres logées en des endroits reculés

(et qui constituent la base du corpus d’œuvres

étudiées) a été déterminant. Cette expérience m’a

rendu pleinement conscient de ce dont parlait Gilles

A. Tiberghien dans son livre Land Art, à savoir que cet

art ne propose pas tant un spectacle mais une

attitude face à ce qui se donne comme œuvre sans

vraiment se donner justement :

Du point de vue du spectateur, l’approche du LandArt par photographies interposées, exposées dans unegalerie, n’a rien à voir avec l’expérience risquéed’une visite dans le désert, qui suppose du temps,de la patience, de l’énergie. La confrontationphysique avec l’œuvre décentre et déclenche unevision spécifique. L’art n’est pas dans ce cas« chose à voir » mais « manière de voir60 ».

60 Gilles A. TIBERGHIEN, Land Art (éd. de 1993), op. cit., p. 1.

62

Le paradoxe, en effet, de ces œuvres monumentales

est d’atteindre le spectateur sous une forme

nécessairement lacunaire. C’est là, avec la

production nécessaire d’images de sites

(architecturaux ou artistiques), le point d’accroche

de ce qu’on appelle le tourisme artistique et

l’aspiration au monument que matérialisent les

Earthworks, même voués comme ils le sont à une lente

destruction. Spiral Jetty en est ici le meilleur

exemple : il s’agit d’un monument à la gloire de

l’entropie, une production qui conserve la mémoire

des choses ou des valeurs dans une forme appelée à se

détruire, à ne pas durer, et même, à faire événement

de sa disparition. Derrida forge le terme

« monumanque », dans Glas, pour désigner l’édifice

constitué paradoxalement par le manque. Un moyen

efficace de déjouer la confiscation entropique de

l’œuvre de pierre, ou encore de « relever » ce moment

négatif de l’être de l’œuvre, est d’en capter le

signal au présent pour le confier à la plaque

photosensible ou bien au capteur numérique de

l’appareil photographique. L’image constitue, c’est

notre hypothèse, cet aufhebung, ce dépassement de la

contradiction entre l’œuvre et sa destruction. Pour

autant, elle est tout le contraire d’un site, d’une

63

sculpture, d’un désert. Elle apporte, cependant, au

spectateur, l’indice de sa charge positive dans le

recours iconographique propre ou impropre à contrer

la ruine en devenir de l’Earthwork. Par conséquent, se

rendre sur les sites c’est courir après un moment de

l’œuvre toujours plus imparfait de façon à se

représenter l’écart introduit par le document qui lui

s’avance au contraire en perfection, car l’état du

passé qu’il montre, il sera bientôt le seul à pouvoir

le montrer. Smithson est à cet égard un artiste d’une

grande finesse. Il s’est en effet très vite intéressé

à la dialectique ainsi posée dans ses deux versants,

et qu’il a lui-même théorisée dans ses écrits sous

l’appellation explicite de « dialectique du site et

du non-site ». Il a donné à ses formes de rachat de

l’œuvre perdue que sont les « non-sites » les

modalités les plus diverses, comme le prélèvement des

minéraux à partir des sites, des vidéos et pas

seulement des photographies, et même un guide

touristique pour l’œuvre textuelle illustrée connue

sous le nom de Monuments de Passaic, parue dans Artforum

en décembre 1967. Cette pièce sera commentée en

développement de façon à mettre en lumière

l’imaginaire de l’œuvre telle qu’elle se présente

chez Smithson. Ce qu’on en retiendra pour l’instant

est que l’artiste, réalisant et fictionalisant tout

64

en même temps un trajet en autobus, expérimente une

pratique de l’art projeté par son esprit sur des

éléments non artistiques. Smithson ferait ainsi œuvre

de désignation. Cette expérience de l’art est faite

d’images existantes61, faisant glisser l’artiste d’une

attitude de producteur d’image à celle de récepteur

d’image ou d’œuvres déjà là.

Ici se dessine alors une modalité spécifique de la

réception esthétique. L’artiste est à ce point un

touriste lui-même qu’il ne semble pas le créateur

immédiat de ce qui se présente à ses yeux mais en est

à son tour le spectateur. Ce qu’il propose donc au

lecteur d’Artforum à titre d’œuvre d’art n’est pas

autre chose que le récit d’une réception esthétique

forte, par laquelle il rapporte avoir eu le sentiment

de « photographier une photographie », montrant qui

plus est « une espèce de monde de carte postale en

pleine autodestruction62 ».

Dans ce cas d’inversion étrange entre geste

d’artiste et geste de spectateur relevant de

l’imaginaire du tourisme, le rôle du document doit

être interrogé au même titre que pour les Earthworks,

car il s’agit invariablement de communiquer au

lecteur/public une démarche ou un travail qui lui

61 Smithson insiste justement sur cet aspect, nous aurons à y revenir.Voir infra p. 287.62 SMITHSON, « A Tour of the Monuments of Passaic », in Collected Writings,op. cit., p. 72.

65

sera bien difficile et parfois impossible de voir par

lui-même. La documentation produite par les artistes,

particulièrement dans le cas de documents visuels,

remplit donc ici comme ailleurs une fonction

haptique : par l’image, il s’agit de laisser

« toucher » l’œuvre, lui assurer un cadre de

perception qui en favorise l’accès, exactement comme

le cadre d’un tableau empêche le regard de se

disperser hors de l’œuvre. Rien n’empêche dès lors le

document d’être pensé de la même façon que

l’ornement, un faire-valoir somme toute accessoire de

l’œuvre, qui l’entoure et la recommande tout à la

fois.

* Repenser l’ornement

Il faut tâcher de comprendre ce qui structure la

« négativité » des œuvres, auxquelles cette nouvelle

forme d’accessoire est si nécessaire. Ceci implique

d’examiner la logique qui préside la production de

suppléments des œuvres, ou plutôt, qui donne à penser

le concept d’œuvre d’art à travers son éclatement

entre sites et documents. Or cet éclatement

documentaire révèle un problème d’ontologie de

l’œuvre qui influe manifestement sur l’expérience que

le spectateur peut en avoir. Ceci nous conduit à un

66

nœud problématique : en quoi les documents produits

autour de l’œuvre permettent-ils l’expérience

esthétique de productions dont ils confisquent

l’accès ? Comment l’expérience esthétique, bien

difficile à vivre au contact de l’œuvre sera-t-elle

favorisée face à ce qui n’est pas l’œuvre, mais un

expédient ?

Désireux de répondre à ces interrogations et

comprendre le statut de ces reproductions, il me

paraît essentiel de chercher à mesurer l’écart entre

l’image des œuvres et leur configuration spatiale.

Par là se dégage clairement la complexité de la tâche

qui a échu à ceux qui ont entrepris de photographier

ces œuvres, lesquelles ne s’épuisent jamais dans les

images qu’on fait d’elles. Ces images et autres

documents, je proposerai de les appeler des parerga à

partir de la manière dont Jacques Derrida a

conceptualisé le terme dans La Vérité en peinture : comme

« délimitation du centre et de l’intégrité de la

représentation, de son dedans et de son dehors63 ».

Cependant, cette conceptualisation nécessite de tenir

compte de l’histoire fort longue du terme, c’est

pourquoi arborant ponctuellement la casquette du

philologue, nous analyserons en première partie

plusieurs acceptions du mot grec, avec pour objectif

63 DERRIDA, La Vérité en peinture, Paris, Gallimard, 1978, p. 66.

67

de discuter prudemment et retravailler le concept

derridien en fonction de nuances évacuées dans

l’économie de son propos. Ce qu’il semble avoir mis

de côté est la dimension axiologique de la notion, de

façon à privilégier son sens de « bord » ou « cadre »

alors que parergon désigne aussi et surtout

l’« accessoire », et même l’« ornement », entendu

comme supplément à l’œuvre d’art entendue sur un mode

analogique comme un corps. En réassociant ces

différentes nuances à nouveau frais, il est possible

de repenser la trajectoire du concept d’œuvre d’art à

partir de ce qui en travaille la lisière. C’est

pourquoi le parergon, plus que le cas particulier du

Land Art, est au centre de cette recherche.

Dans un deuxième temps, nous tâcherons de

comprendre le mouvement par lequel se constitue le

Land Art à l’intérieur du cadre de monstration

traditionnel de l’art, ressaisi par la critique

moderniste. La spécificité de cette dernière réside

dans son idéologie de la présence pure de l’œuvre

pour la jouissance immédiate des spectateurs. Cette

configuration fut non seulement vivement contestée

par les artistes mais aussi en un certain sens

déconstruite par eux dans les années 1970, c’est

pourquoi il conviendra d’analyser le point de rupture

entre deux esthétiques, deux sensibilités liées à l’art.

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Les modernistes ont une conception de l’œuvre comme

limite objectale, tandis que chez bon nombre de

sculpteurs minimalistes, et bientôt environnementaux,

c’est le potentiel d’illimitation de l’expérience

proposée par l’art qui fonde – à partir du récit

inaugural de Tony Smith notamment – la prétention à

œuvrer hors des murs étroits de la galerie ou du

musée.

Prenant acte de cette illimitation potentielle de

l’œuvre, on examinera enfin l’aménagement concret

dans le Land Art, pensé dans une double poétique du

site et du document, qui ne confine pas au dualisme

mais se donne comme dépliement d’une dialectique

aboutissant à l’œuvre et que l’on modélisera comme un

artiste en position de « faire œuvre documentaire ».

Cette position demande d’entendre les discours qui

octroient à l’événement ou la matière le statut

d’œuvre d’art mais aussi le statut de hors d’œuvre

(parergon), ce en quoi toute étude cherchant à le

déterminer se doit d’observer une démarche

herméneutique.

Le parergon, cet ornement inamovible, en tant

qu’outil philosophique ressortissant d’une

élaboration conceptuelle déjà ancienne, vient penser

la « relève » dialectique de l’œuvre d’art, dont la

disparition est trop vite annoncée. S’il désigne pour

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nous un accessoire sans lequel l’œuvre n’existe pas

vraiment parce que son expérience ne peut pas être

faite, le parergon exprime aussi une forme de pouvoir

de l’artiste tel qu’il s’affirme dans les années

1960. Il tend aussi à montrer, par répercussion, que

si l’art contemporain peut se mettre à penser des

formes limites d’expérience (l’abandon de l’objet

d’art, de la réception esthétique des œuvres,

l’utilisation du langage dans l’art conceptuel, ou

plus généralement le moment où les attitudes

deviennent formes), ce n’est qu’au prix du maintien

de la notion d’œuvre. On peut voir ce maintien comme

une chape de plomb sur un petit monde de l’art

moderniste, refusant d’admettre la compromission dans

l’art du reste de l’univers ; il sera peut-être plus

avantageux – pour filer la métaphore – de le voir

comme une force de gravité sans laquelle toutes les

particules de ce monde, au contraire, se

disperseraient dans un ciel inintelligible.

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