maistre dans la dialectique des lumières

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Monsieur Jean-Yves Pranchère Maistre dans la dialectique des Lumières In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2000, N°52. pp. 103-115. Citer ce document / Cite this document : Pranchère Jean-Yves. Maistre dans la dialectique des Lumières. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2000, N°52. pp. 103-115. doi : 10.3406/caief.2000.1378 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_2000_num_52_1_1378

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Monsieur Jean-Yves Pranchère

Maistre dans la dialectique des LumièresIn: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2000, N°52. pp. 103-115.

Citer ce document / Cite this document :

Pranchère Jean-Yves. Maistre dans la dialectique des Lumières. In: Cahiers de l'Association internationale des étudesfrancaises, 2000, N°52. pp. 103-115.

doi : 10.3406/caief.2000.1378

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_2000_num_52_1_1378

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MAISTRE DANS LA DIALECTIQUE

DES LUMIÈRES

Communication de M. Jean- Yves PRANCHÈRE

(Genève)

au LIe Congrès de l'Association, le 6 juillet 1999

On peut aimer Maistre (1), à la façon de Cioran (2), pour son génie de la provocation, qui fait qu'il nous amuse au moment même où il nous indigne. On appréciera alors le mauvais esprit dont ce bien-pensant ne cesse de faire preuve, par exemple lorsqu'il explique que la croyance en la souveraineté du peuple laisse l'imagination « effrayée du nombre prodigieux de souverains condamnés à mourir sans avoir régné » (CF, 4, OC I, p. 48), lorsqu'il déclare que l'esclavage est l'« ancre de la société » (OC VIII, p. 283), ou lorsqu'il vante la douceur et la bonté de l'Inquisition espagnole (OC III, p. 290).

Le brio de Maistre dans l'usage de l'outrance ne doit cependant pas faire oublier le sérieux de sa pensée, dont témoigne justement sa pratique du paradoxe. Le para-

(1) Les références aux œuvres de Maistre sont données autant que possible dans le corps même de notre texte en suivant les abréviations suivantes : OC : Œuvres complètes, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1984 (réimpression de l'édition Vitte et Perrussel, Lyon, 1884) ; ES : Etude sur la souveraineté (ou De la souveraineté du peuple) ; CF : Considérations sur la France ; EPB : Examen de la philosophie de Bacon ; EPG : Essai sur le principe générateur des constitutions politiques ; DP : Du pape ; SSP : Les Soirées de Saint-Pétersbourg. (2) Cioran, « Joseph de Maistre », [in] Exercices d'admiration, Paris, Galli

mard, 1986.

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doxe est la figure de pensée que l'apologétique religieuse, de Tertullien à Kierkegaard, a toujours opposé à la rationalité profane : l'œuvre de Maistre, tout entière dirigée contre l'athéisme de la société et des esprits, devait opposer à la raison laïque des Lumières une pensée paradoxale. Que l'injustice du monde serve la justice de Dieu, que la liberté du croyant doive se réaliser dans la servitude volontaire, que la superstition soit plus précieuse que la raison éclairée : ce sont là autant de thèmes qui expriment les conclusions d'une pensée conséquente - d'une pensée qui tire les conséquences de son choix religieux et de son refus du rationalisme des Lumières.

Prendre la pensée maistrienne au sérieux oblige assurément à reconnaître ce que celle-ci a d'inadmissible. On ne doit pas dissimuler la violence des choix politiques et moraux d'une œuvre qui fait l'éloge de la persécution au nom du principe de « l'infaillibilité des chefs » (OC VIII, p. 76) et a pu alimenter ainsi une descendance inquiétante, où figurent Maurras et Cari Schmitt (3). Ce constat ne vaut cependant pas condamnation ; car ce qui doit nous éloigner de Maistre, à savoir qu'il fut un ennemi radical des Lumières, est aussi ce qui fait l'intérêt de son œuvre. Précisément parce qu'elle s'est opposée aux Lumières de façon radicale et conséquente, la pensée maistrienne est susceptible de nous instruire sur la nature et sur les limites des idéaux des Lumières. C'est ainsi que l'intention traditionaliste de Maistre l'a conduit à élaborer un historicisme inédit qui, en démontant le mythe du contrat social et en affirmant contre l'universalisme abstrait la dépendance de l'individu à l'égard de la langue, de la société et de l'histoire, annonce parfois les découvertes de la sociologie et de l'ethnologie.

(3) Cari Schmitt revendique sa dette à l'égard de Maistre dans les pages qu'il lui consacre dans Théologie politique (1922 ; trad. J. L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988). Cette descendance a conduit Isaiah Berlin à décrire Maibtre, non sans anachronisme, comme un penseur préfasciste : cf. I. Berlin, « Joseph de Maistre », [in] Le bois tordu de l'humanité, trad. M. Thymbres, Paris, Albin Michel, 1992.

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* * *

Adorno et Horkheimer ont nommé « dialectique des Lumières » (4) le processus, constitutif selon eux de l'histoire occidentale moderne, en vertu duquel les idéaux d'émancipation rationnelle se renversent en leur contraire en se réalisant : la victoire de la raison critique des Lumières, qui récuse toute autorité transcendante, débouche sur le positivisme, c'est-à-dire sur l'acceptation acritique de ce qui existe et sur la soumission aveugle au seul calcul de l'utilité ; la domination scientifique et industrielle de la nature, censée libérer l'humanité, se déploie comme un processus que personne ne domine ; la société fondée sur la liberté des individus est une société où les individus sont constamment sommés de s'adapter aux impératifs d'une organisation sociale qui les broie. La société fondée sur la raison est une société irrationnelle ; pour développer ce constat, Adorno et Horkheimer n'hésitent pas au cours de leur analyse à se référer à Maistre et à reprendre en partie à leur compte sa critique des Lumières (5).

De fait, on peut considérer que Maistre a proposé dans son œuvre une première version du thème de la dialectique des Lumières. Il a ainsi décrit le cours de la Révolution française, dans les Considérations sur la France, comme la démonstration que les hommes ne sont jamais moins libres que lorsqu'ils prétendent faire librement l'histoire ; mais surtout il a interprété l'ensemble des temps modernes comme l'expression d'une dynamique unitaire, qu'il a été le premier à désigner du nom d'« individualisme » (OC XIV, p. 286). Maistre présente dans toute son

(4) « Dialectique des Lumières » - Dialektik der Aufklàrung (1947) - est le titre original de l'ouvrage d'Adorno et de Horkheimer traduit en français sous le titre La Dialectique de la Raison (trad. E. Kaufholz, rééd. Tel/Paris, Gallimard, 1983). (5) Adorno et Horkheimer, op. cit., p. 25, 100, 228.

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œuvre la Réforme, les Lumières et la Révolution comme les étapes de la réalisation d'un seul et même projet, défini par la volonté d'autonomie et la « haine de l'autorité » (ES, II, 7, OC I, p. 525). L'élément dialectique tient à ce que la vérité de ce projet est le déploiement du nihilisme - ou, pour employer le terme exactement synonyme utilisé par Maistre, du « riénisme ». Du « riénisme protestant » au « riénisme moderne » (OC XIII, p. 291) en passant par la science baconienne, le projet moderne d'autonomie a pour horizon une société privée de tout lien social authentique, où les individus réduits à eux-mêmes, c'est-à-dire à rien, sont « abrutis par la science » - ce qui est « le dernier degré de l'abrutissement » (EPG, XXXIX, OC I, p. 277). En regard de ce nihilisme dont la société libérale est le triomphe, la Terreur révolutionnaire elle-même n'est qu'un phénomène accessoire ; aussi bien Maistre a-t-il pu écrire en 1818 que la Restauration constituait une « Révolution [...] bien plus terrible que du temps de Robespierre » (OC XIV, p. 148).

On relèvera aussitôt les défauts de cette vision rudi- mentaire de l'histoire, qui amalgame hâtivement des courants de pensée et des phénomènes sociaux hétérogènes, et simplifie outrancièrement la dynamique des temps modernes pour la réduire à la révolte satanique contre l'autorité divine. Que Maistre ait anticipé l'idée de dialectique des Lumières, cela pourrait alors être une objection contre celle-ci ; si l'on se souvient que la pensée d'Adorno et de Horkheimer a évolué dans un sens conservateur, et que le thème de la dialectique des Lumières s'appuie chez eux sur de curieux amalgames historiques (telle l'assimilation de l'Ulysse d'Homère à un prototype de l'individu bourgeois), on se demandera si la « dialectique des Lumières » n'est pas en elle-même une idée simplificatrice et réactionnaire. Une telle conclusion serait pourtant hâtive. Il faut certainement renoncer à l'idée d'une unité simple des temps modernes et reconnaître en conséquence que la dialectique des Lumières, à l'image des Lumières qui sont elles-mêmes plurielles, ne peut dési-

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gner qu'un ensemble enchevêtré de processus hétérogènes et de dialectiques aussi diverses que les différents types de rationalité qu'elles affectent. Mais cela ne devrait pas nous conduire à méconnaître les renversements de sens dont sont effectivement susceptibles certaines versions du rationalisme des Lumières. A preuve, précisément, la pensée maistrienne ; car si la critique de la modernité qu'elle propose reste rudimentaire, elle n'en témoigne pas moins de la réalité de la dialectique des Lumières dans la mesure où elle en participe et en constitue un moment.

Car Maistre, grand lecteur des philosophes modernes, a été formé par et dans le rationalisme des Lumières. Il est vrai que Maistre a été tenu à distance des Lumières par l'intérêt qu'il a porté aux courants illuministes et théoso- phiques en même temps que par sa fidélité à l'Eglise catholique ; mais son catholicisme même fut celui de théologiens du XVIIIe siècle, tels Bergier, qui avaient reçu l'empreinte de leur temps, de sorte que sa critique des Lumières s'est tout entière élaborée avec des matériaux théoriques empruntés aux Lumières. Le traditionalisme de Maistre n'exprime pas la révolte d'un penseur contre un mode de pensée qui lui serait étranger ; il est bien plutôt le développement et l'exploitation de potentialités autoritaires déjà contenues dans certaines versions du rationalisme politique des Lumières. On peut ainsi soutenir que la philosophie autoritaire de Maistre est elle- même le lieu du renversement dialectique d'un courant des Lumières ; plus précisément, il est permis de voir en elle la descendance paradoxale de deux penseurs dont tout pourtant la sépare - Descartes et Rousseau (6).

(6) Les analyses qui suivent étant inévitablement sommaires, je me permets de renvoyer, pour une justification plus complète, à mon doctorat : L'Autorité contre les Lumières: la philosophie de Joseph de Maistre, Université de Rouen, 1996.

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Ce rapprochement peut étonner : le rationalisme cartésien, fondé sur le libre exercice du doute par la conscience solitaire, semble l'opposé de l'historicisme maistrien, qui dénonce la raison individuelle comme un facteur de dissolution sociale, exige la soumission absolue de chacun aux valeurs collectives et tient le principe d'autorité pour la base du système catholique. Les passages dans lesquels Maistre fait l'éloge du fanatisme et affirme la nullité de la raison humaine (7) évoquent l'irrationalisme nietzschéen plutôt que le Discours de la méthode. Et pourtant, on doit constater qu'à aucun moment la dénonciation du projet moderne et du « philosophisme » ne s'accompagne chez Maistre de la moindre critique du cartésianisme. Mieux : l'éloge de Descartes est une constante de l'œuvre de Maistre, qui revendique explicitement l'héritage philosophique cartésien (8). C'est que le projet moderne n'est pas représenté à ses yeux par le cartésianisme, mais par le courant empiriste anglais : l'ennemi philosophique de Maistre est Bacon (9), chez qui il aperçoit le projet nihiliste même, celui d'une immersion complète de l'humanité dans l'immanence. A l'empirisme de Bacon, qui ignore toute source transcendante du savoir et enferme l'activité humaine dans le seul horizon de la nature, Maistre oppose précisément les vérités dégagées par les Méditations métaphysiques de Descartes : la présence en nous d'une idée de l'infini qui déborde la raison humaine et constitue une preuve de l'existence de Dieu ; l'impossibilité de trouver la source du savoir ailleurs que dans l'évidence intelligible des idées innées mises en nous par Dieu ; la nature surnaturelle de la conscience humaine, attestée par la liberté absolue de sa volonté. Une grande partie des Soirées de Saint-Pétersbourg est ainsi occupée par une défense,

(7) Voir en particulier ES, I, 12, OC I, p. 399sq. ; CF, V, OC I, p. 55sq. (8) Voir ES, II, 7, OC I, p. 531 ; EPB, 1, 5 et 19, OC VI, p. 9, 132 et 455 ; SSP, 2

et 5, OC IV, p. 109 et 269. (9) II lui consacre tout un livre de polémique, l'Examen de la philosophie de

Bacon.

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contre l'empirisme, des principaux thèmes du rationalisme innéiste de Descartes.

Certes Maistre n'est pas cartésien au sens rigoureux du terme ; mais sa pensée participe d'un cartésianisme diffus, au sens où l'on parle du cartésianisme de Malebranche. La comparaison avec Malebranche s'impose d'ailleurs, puisque Maistre a placé sa métaphysique sous le signe d'une adhésion aux idées de Malebranche, « qui a bien pu errer quelquefois dans le chemin de la vérité mais qui n'en est jamais sorti » (SSP, 2, OC IV, p. 109). On a souvent relevé l'accord profond de la pensée de Maistre avec celle de Malebranche : même définition des relations entre la raison et la foi, même affirmation des droits de l'autorité, même conception de l'ordonnance divine du monde et de la causalité providentielle. Cet accord de Maistre avec Malebranche confirme la source cartésienne de sa pensée : le traditionalisme maistrien se fonde sur un rationalisme qui tient la raison pour le lieu d'un passage vers la transcendance divine. « La première fois que je lus dans le grand ouvrage de cet admirable Malebranche », écrit Maistre, « que Dieu est le lieu des esprits comme l'espace est le lieu des corps, je fus ébloui par cet éclair de génie, et prêt à me prosterner » {SSP, 10, OC V, p. 170).

Comment comprendre qu'un historicisme presque irrationaliste tel que celui de Maistre, qui soutient que la tradition déclare la volonté de Dieu et que tout pouvoir établi est bon (DP, II, 9, OC II, p. 253), puisse se fonder sur un rationalisme d'origine cartésienne ? La réponse tient dans la question : c'est précisément parce que ce rationalisme est un rationalisme anhistorique, qui tient l'histoire pour un lieu d'irrationalité, qu'il peut se renverser dans un historicisme irrationaliste. Puisque l'histoire, qui est irrationnelle, est comme toute chose l'œuvre de Dieu, il faut reconnaître dans l'irrationalité même de l'histoire l'œuvre de la raison divine. Tout pouvoir vient de Dieu ; les seuls critères de légitimité et de justice sont dès lors ceux de la durée et de la coutume : en matière politique, déclare Maistre, « Dieu s'explique par son premier ministre au département de ce

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monde, le temps » (EPG, XXVII, OC I, p. 265). Cette position radicalement historiciste s'oppose à la tradition catholique thomiste, qui a toujours affirmé que les critères de la légitimité et de la justice sont définis par une loi naturelle éternelle qui fixe les droits et les devoirs des hommes ; mais elle est conforme à la représentation méca- niste du monde promue par ces auteurs eux aussi catholiques que furent Descartes et Malebranche (10). Dans le modèle cartésien et malebranchiste, aucune place n'est faite à l'idée d'une loi naturelle définissant la finalité des êtres : créé par Dieu, et procédant en ce sens d'une fin que s'est proposée Dieu, le monde n'obéit pas à des fins qui seraient inscrites en lui-même. Il en va de même chez Maistre : à l'ouverture des Considérations sur la France, qui décrit le monde comme une sorte de montre immense indiquant invariablement l'heure grâce à l'action de « l'éternel géomètre » (CF, I, OC I, p.1-2), fait écho l'affirmation sans cesse répétée que l'homme est un « outil de Dieu » (ES, II, 7, OC I, p. 553 ; EPG, X, OC I, p. 244). La nature n'est pas un système de fins immanentes, mais l'œuvre d'un Dieu mécanicien dont les fins restent transcendantes. S'il faut se soumettre aveuglément aux décrets de la tradition et des autorités établies, c'est parce que, en l'absence de toute loi et de toute fin naturelles, ils sont seuls susceptibles de manifester la volonté divine : ce qui est est voulu par Dieu.

La pensée maistrienne illustre à cet égard la thèse soutenue par Blandine Kriegel selon laquelle il faut distinguer deux courants au sein des philosophies politiques

(10) L'absence chez Maistre de la loi naturelle, notion cardinale de la philosophie thomiste, a été soulignée par la plupart des commentateurs catholiques ; cette absence suffit à elle seule à marquer l'appartenance de Maistre à l'univers du mécanisme cartésien, défini par le rejet de toute finalité interne ou immanente. On comprend donc que Friedrich Schlegel, pourtant grand admirateur de Maistre, ait pu reprocher à celui-ci le caractère « inorganique » de sa pensée. Ce jugement, qui est celui de tout le romantisme allemand, a été repris par Cari Schmitt - mais pour conclure à la supériorité de Maistre sur le romantisme (Théologie politique, op. cit., p. 70).

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modernes : un courant, représenté par des auteurs comme Spinoza ou l'empiriste Locke, qui fonde l'idée des droits de l'homme sur l'appartenance de l'homme à la nature et sur l'existence d'une loi naturelle, et un courant cartésien, représenté en particulier par des auteurs comme Pufen- dorf ou Rousseau, qui affirme le dualisme de l'âme et du corps, exhausse en conséquence la conscience au-dessus de la nature et entend fonder les principes du droit et de l'Etat sur la seule volonté humaine ou divine. Le volontarisme cartésien, souligne Blandine Kriegel, débouche sur l'absolutisme et prive les droits de l'homme de tout fondement juridique parce qu'il exclut la notion d'une loi naturelle morale, autorise l'aliénation du corps par le sujet conscient et ne permet pas de distinguer la loi légitime de la simple volonté du souverain (11). Tel est bien le mouvement de pensée que l'on peut observer chez Maistre, dont on ne s'étonnera pas qu'il ait directement emprunté à Pufendorf, en même temps que le refus du droit de résistance, la définition de la loi comme n'étant que « la volonté d'un législateur, manifestée à ses sujets pour être la règle de leur conduite » (SSP, 8, OC V, p. 104) (12).

* * *

Cet ascendant cartésien de l'autoritarisme de Maistre s'atteste dans un ascendant plus paradoxal encore qui pèse sur sa pensée : l'ascendant rousseauiste. Bien sûr, Maistre a explicitement conçu son propre choix contre- révolutionnaire comme un combat, en faveur de la souveraineté monarchique, contre les principes démocratiques de la politique rousseauiste ; son œuvre est pleine d'in-

(11) Blandine Barret-Kriegel, Les Droits de l'homme et le droit naturel, Paris, PUF, 1989, p. 50sq. ; La République incertaine, Paris, PUF, 1988, p. 174sq. (12) Cf. S. Pufendorf, Le Droit de la nature et des gens, liv. I, chap. VI, §. IV

(traduction de Barbeyrac, reprint URA-CNRS/Université de Caen, 1987, 1. 1, p. 89).

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suites contre Rousseau, incarnation de la haine moderne et plébéienne de l'autorité. Cette hostilité de principe n'a cependant pas empêché Maistre d'écrire que les livres de Rousseau abondent en « vérités particulières » et que « tout est bon dans ses ouvrages, excepté ses systèmes » (ES, I, 6, OC I, p. 341). De fait, de nombreux thèmes mais- triens font écho aux vérités particulières dégagées par Rousseau : le danger des sciences pour la société, la dénonciation du matérialisme athée des philosophes, la définition de l'homme par la perfectibilité sont des leit- motive de l'œuvre de Maistre comme de l'œuvre de Rousseau ; et c'est avec le même lyrisme que Rousseau que Maistre affirme inlassablement que « la conscience est infaillible » (13).

Ces échos peuvent sembler superficiels, comparés à l'hostilité radicale de Maistre vis-à-vis de l'idée de contrat social. Il se pourrait cependant que la continuité de Rousseau à Maistre soit plus profonde qu'il n'y paraît. Il n'est pas insignifiant que le premier ouvrage où Maistre formule sa pensée politique définitive, l'Etude sur la souveraineté (14), soit pour l'essentiel une discussion critique du Contrat social, et que ce soit ainsi dans le cadre d'une confrontation avec Rousseau que Maistre ait élaboré sa pensée. Le point décisif n'est peut-être pas le fait que Maistre récuse les intentions démocratiques de Rousseau et sa solution républicaine du problème politique, mais bien le fait qu'il hérite de Rousseau les termes de la position même du problème politique. Rousseau avait expliqué que la tâche du législateur était de « substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature » et de « transformer chaque individu qui, par lui-même, est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout, dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son

(13) ES, I, 13, OC I, p. 412 ; CF, 8, OC I, p. Ill ; DP, III, 3, OC II, p. 399 ; OC VIII, p. 131, 152, 410, 416-417, 420. (14) Editée par Jean-Louis Darcel sous le titre De la souveraineté du peuple,

Paris, PUF, 1992.

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être » (15). « Le premier besoin de l'homme », écrit pour sa part Maistre, « c'est que sa raison naissante [...] se perde dans la raison nationale, afin qu'elle change son existence individuelle en une autre existence commune, comme une rivière qui se précipite dans l'Océan existe bien toujours dans la masse des eaux, mais sans nom et sans réalité distincte » {ES, 1, 10, OC I, p. 376).

Les torts de Rousseau sont aux yeux de Maistre immenses : il a accrédité le mythe d'une fondation de l'Etat sur un contrat social impossible ; il a méconnu que toute société est inégalitaire et que le pouvoir souverain, impliquant la division des gouvernants et des gouvernés, est par nature monarchique. Mais ces torts ont eux-mêmes leur mérite : Rousseau a donné dans son Contrat social la formule de ce que nous nommons la démocratie libérale, en montrant que l'autonomie de l'individu ne pouvait se réaliser que dans la souveraineté du peuple ; et il a débouché sur un constat d'échec, puisqu'il a reconnu que la démocratie ne pouvait convenir qu'à « un peuple de dieux » (16) et qu'il a souligné la nécessité d'une fondation religieuse de l'Etat, à travers la double nécessité d'un législateur investi d'une mission divine et d'une religion civile unifiant la collectivité (17). Le Contrat social, qui est dans ses prémisses l'essai d'une fondation de l'Etat sur une base individualiste et laïque, est dans ses conclusions l'aveu de l'impossibilité d'une telle fondation.

Aussi bien Maistre a-t-il étudié avec attention, dans son Etude sur la souveraineté, les contradictions qui structurent le Contrat social. Dans le texte fondateur de la démocratie libérale, il a lu la démonstration involontaire de l'impossibilité de la démocratie libérale. Il apparaît en effet, à lire le Contrat social, que libéralisme et démocratie, alors même qu'ils s'impliquent l'un l'autre, sont contradictoires : la

(15) J. J. Rousseau, Du Contrat social IL 7, (Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 381). (16) Rousseau, Du contrat social, III, 4, op. cit., p. 406. (17) Rousseau, Du contrat social, II, 7, et ГУ, 8.

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souveraineté du peuple, conséquence nécessaire de l'affirmation libérale des droits de l'individu, est en même temps la négation des droits de l'individu qui se voit privé de tout recours face à la volonté générale ; et inversement, l'affirmation des droits de l'individu face à la volonté générale est la négation de la souveraineté du peuple. Comme libéralisme et démocratie n'en sont pas moins solidaires, le Contrat social oblige à conclure à l'impossibilité du libéralisme comme de la démocratie. De fait, Rousseau montre l'impossibilité du libéralisme, puisqu'il reconnaît la primauté du pouvoir souverain sur la société et qu'il écrit qu'« il est absurde et contradictoire que le souverain reconnaisse un supérieur (Contrat social, III, 16) » (cité par Maistre, ES, II, 1, OC I, p. 418). Que Rousseau ait eu tort d'attribuer la souveraineté au peuple ne lui retire pas le mérite d'avoir compris qu'une société n'est une société qu'à la condition d'être constituée par un pouvoir souverain absolu, autrement dit à la condition de n'être pas libérale. D'autant que Rousseau montre aussi l'impossibilité de la démocratie, puisqu'il explique dans le chapitre consacré au législateur que l'unité sociale suppose une base religieuse (18) — ce qui revient à dire qu'une société n'est une société qu'à la condition de reposer sur un fondement transcendant, autrement dit à la condition de n'être pas démocratique.

La maxime directrice de Rousseau était que « tout ce qui rompt l'unité sociale ne vaut rien » (19). La conséquence de cette maxime est selon Maistre que la démocratie libérale est impossible et que l'unité sociale exige un régime absolutiste cimenté par une religion collective sans

(18) Maistre lit le chapitre du législateur comme l'aveu par Rousseau de la nécessité effective d'un fondement transcendant de l'Etat. Rousseau veut que le législateur se présente comme investi d'une mission divine ; mais puisque, selon Rousseau lui-même, il n'est pas possible aux hommes de feindre une telle mission, il faut que cette mission divine soit véritable ; le mot de mission prononcé par Rousseau doit être entendu à la lettre (ES, I, 7, OC I, p. 345). (19) Rousseau, Du contrat social, IV, 8, op. cit., p. 464.

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faille. Cette conclusion ne constitue assurément pas une solution aux difficultés que Maistre a su relever chez Rousseau. L'impossibilité même de la solution qu'il propose montre que Maistre ne s'est pas libéré des cadres de la pensée rousseauiste et qu'il est resté prisonnier du volontarisme d'origine cartésienne qui irrigue la notion d'une souveraineté qui serait le pouvoir constituant de la société. Par là s'avère une dernière fois l'appartenance de Maistre à la dialectique des Lumières. Mais par là s'avère aussi que Maistre n'est pas simplement pris dans cette dialectique, mais qu'il a su en partie la penser. En apercevant dans la pensée de Rousseau l'unité contradictoire des idéaux libéraux et des idéaux démocratiques, en analysant à travers elle l'implication et l'incompatibilité réciproques du libéralisme et de la démocratie, Maistre a analysé une aporie qui est encore la nôtre.

Jean-Yves PRANCHÈRE