l'illusion immobile : élections en yougoslavie (1920-1990)

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Snjezana Mrdjen L'illusion immobile : élections en Yougoslavie (1920-1990) In: Espaces Temps, 49-50, 1992. Ce qu'agir veut dire. Boltanski, Thévenot, Callon, Latour, Pollack, Quéré : une percée en sciences sociales ? pp. 70-77. Résumé La Yougoslavie a pu être considérée comme pionnière en matière de réformes politiques et économiques dans le monde socialiste à une certaine époque, monde dans lequel elle faisait figure d'"enfant terrible" en matière d'élections pluralistes en 1990. Les effets de ces phénomènes sont un paradoxe : soit ils ont relégitimé le régime communiste (en Serbie et au Monténégro), soit ils ont exprimé une rupture avec ce dernier (le cas de la Slovénie et de la Croatie). Cette situation a ruiné l'intégrité yougoslave et en même temps a renforcé l'hétérogénéité ethnique du pays. Citer ce document / Cite this document : Mrdjen Snjezana. L'illusion immobile : élections en Yougoslavie (1920-1990). In: Espaces Temps, 49-50, 1992. Ce qu'agir veut dire. Boltanski, Thévenot, Callon, Latour, Pollack, Quéré : une percée en sciences sociales ? pp. 70-77. doi : 10.3406/espat.1992.3808 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_1992_num_49_1_3808

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Snjezana Mrdjen

L'illusion immobile : élections en Yougoslavie (1920-1990)In: Espaces Temps, 49-50, 1992. Ce qu'agir veut dire. Boltanski, Thévenot, Callon, Latour, Pollack, Quéré : unepercée en sciences sociales ? pp. 70-77.

RésuméLa Yougoslavie a pu être considérée comme pionnière en matière de réformes politiques et économiques dans le mondesocialiste à une certaine époque, monde dans lequel elle faisait figure d'"enfant terrible" en matière d'élections pluralistes en1990. Les effets de ces phénomènes sont un paradoxe : soit ils ont relégitimé le régime communiste (en Serbie et auMonténégro), soit ils ont exprimé une rupture avec ce dernier (le cas de la Slovénie et de la Croatie). Cette situation a ruinél'intégrité yougoslave et en même temps a renforcé l'hétérogénéité ethnique du pays.

Citer ce document / Cite this document :

Mrdjen Snjezana. L'illusion immobile : élections en Yougoslavie (1920-1990). In: Espaces Temps, 49-50, 1992. Ce qu'agir veutdire. Boltanski, Thévenot, Callon, Latour, Pollack, Quéré : une percée en sciences sociales ? pp. 70-77.

doi : 10.3406/espat.1992.3808

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_1992_num_49_1_3808

L'illusion immobile : élections en Yougoslavie (1920-1990)

La Yougoslavie a pu être considérée comme pionnière en matière de réformes politiques et économiques dans le monde socialiste à une certaine époque, monde dans lequel elle faisait figure d'"enfant terrible" en matière d'élections pluralistes en 1990. Les effets de ces phénomènes sont un paradoxe : soit ils ont relégitimé le régime communiste (en Serbie et au Monténégro), soit ils ont exprimé une rupture avec ce dernier (le cas de la Slovénie et de la Croatie). Cette situation a ruiné l'intégrité yougoslave et en même temps a renforcé l'hétérogénéité ethnique du pays.

Pouvait-on vraiment prévoir que le pluralisme aurait ces effets centrifuges dans un pays multinational et ethno-géographiquement hétérogène ?

Déjà pendant les campagnes électorales on a pu observer qu'aucun homme politique ni aucun parti ne parvenait à masquer le problème de l'appartenance nationale dans ses efforts pour s'attirer les voix des électeurs. Pendant les deux ans qui ont suivi le 13 mai 1988 (date de création de l'Union des paysans Slovènes) on assiste à la naissance de plus de cent partis sur l'ensemble de la Fédération yougoslave, qui se sont préparés à lutter contre le monopartisme imposé par le parti communiste (la Ligue des communistes yougoslaves). Ils ont tous présenté des programmes politiques d'ordre général dont le point fort était la critique du parti communiste, considéré comme le principal fléau de la société. Paradoxalement, presque tous les leaders incontestés de ces mouvements sont issus du même PC en qualité de dissidents. Nous ne devons pas oublier qu'aucun parti n'a su présenter un programme cohérent et solide sur le plan économique, pouvant offrir une alternative à celui d'Ante Markovic (Premier Ministre communiste à l'époque). Arrêtons-nous un instant sur deux partis offrant une caractéristique intéressante : le parti Vert (Zeleni) qui s'est présenté dans toutes les républiques avec un programme unique, et l'Union pour l'Initiative Démocratique Yougoslave (UJDI), qui affirme le rôle de sujet élémentaire du citoyen dans la vie politique yougoslave. C'est le seul parti à s'être élevé au-dessus du débat des nationalités, dominant à l'époque.

Les élections de 1990 en Yougoslavie, n'ont pas constitué un mouvement uniforme mais se sont

caractérisées par une succession de faits liés à des périodes, à des courants et à des processus locaux, aboutissant à des résultats différents.

La stabilité politique Slovène.

En Slovénie le passage du communisme au système démocratique s'est opéré sans violence et sans tension politique majeure, car il n'y avait pas d'enjeu interethnique grâce à la grande homogénéité de la population de cette République. On n'a pas observé dans ce cas de conflit intérieur (avec le communisme, l'histoire, l'opposition). Les élections ont été avant tout orientées vers l'inclusion de la Slovénie dans l'Europe et contre l'appartenance à la fédération1.

Les résultats des élections parlementaires montrent une grande stabilité dans la répartition des votes au niveau régional (fig. 1). En tête de la liste se situe Demos (56 % des sièges), l'union de l'opposition qui regroupe sept partis et mouvements : social-démocrates, chrétiens-démocrates, démocrates, paysans, verts, SOS, artisans2. Le parti du renouveau démocratique (ex-PC) et le Parti Libéral (organisation de la jeunesse de la Ligue communiste) se disputent la 2e et la 3e place presque dans toutes les régions de Slovénie. Le Parti Libéral est le seul parti en Slovénie à avoir admis les "droits individuels et l'option yougoslave"3. Avec l'ex-PC il a seulement un point en commun qui est celui d'être "insouciant de l'histoire". En général 30 % des Slovènes ont voté pour des ex-communistes. De même lors des élections présidentielles, Milan Kucan, leader des communistes, a été élu devant le candidat de la coalition d'opposition Demos.

70 Elections en Yougoslavie (7920-1990). L'illusion immobile.

Une autre remarque s'impose sur les élections Slovènes : la répartition des sièges pour le conseil de la présidence avait été soigneusement pensée. Cette dernière, qui doit offrir une stabilité à l'épreuve du temps et des crises, a su se prémunir contre les pièges du parti unique en s'ouvrant à un communiste, un socialiste, un vert et un membre du parti paysan. Le sécessionnisme slo- vène n'est pas le fruit du hasard car tous les partis (sauf le Libéral), y compris le Parti Communiste ont offert l'alternative du Programme Confédéral ou de la sécession.

Bosnie-Herzégovine - trois peuples, trois partis.

Par rapport à la Slovénie qui présente des caractéristiques évidentes d'homogénéité ethnique, la Bosnie multinationale, multiconfessionnelle et mul- ticulturelle a présenté trois partis nationalistes représentatifs des trois peuples de cette République. Les résultats des élections ont été fidèlement le reflet des recensements régionaux dans la mesure où coïncidaient les répartitions des votes et l'appartenance religieuse (Figure l)4. Les Serbes et les Croates qui ont voté pour les partis SDS (Parti Démocratique Serbe) et HDZ (Union Démocratique Croate) ont affirmé leur identité de vue avec les programmes politiques développés dans chaque république d'origine.

Au contraire, le peuple musulman5 s'est réuni autour du programme du parti SDA (Parti d'Action Démocratique). Là encore l'analyse comparative des résultats des élections et ceux du recensement met en évidence que les musulmans

de Bosnie ont voté pour le parti nationaliste pensant protéger par là leur identité nationale6. C'était un moment historique pour eux de participer également à la création de la "nouvelle démocratie" avec d'autres peuples.

Les différences entre ces trois partis s'expriment autour du rôle et de la position de la Bosnie-Herzégovine dans la "nouvelle" Yougoslavie : le SDS accepte seulement la possibilité d'une fédération, ce qui montre le lien de ce parti avec la politique de Belgrade. SDA et HDZ veulent la souveraineté de cette République dans des frontières stables. Mais pour le HDZ, il y a encore une possibilité, qui est la confédération de la Bosnie avec la Croatie7. Il faut rappeler que les Musulmans n'ont pas une république autonome en dehors de la Bosnie-Herzégovine et leur lutte pour l'intégrité territoriale est plus radicale que celle des Serbes et des Croates de Bosnie. Ainsi, ils présentent une sorte de déséquilibre politique, car ils se trouvent pris entre les ambitions de la "Grande Croatie" et de la "Grande Serbie".

Serbie - les communistes au pouvoir.

Les dernières élections se sont déroulées en Serbie en décembre 1990 et les résultats y sont différents de ceux observés dans les autres Républiques. Le président et leader du Parti Socialiste (ex-PC), Slobodan Milosevic, a été élu au premier tour avec 65,34 % des suffrages exprimés, parmi 31 candidats, même s'il ne recueille en fait les voix que de 46,7% des inscrits8. Son parti a obtenu 194 sièges (77,6 %) au Parlement9.

Figure 1 : Bosnie-Herzégovine : Répartition des votes (Chambre des citoyens) et répartition des nationalités.

Résultat électoral*

Nationalité dominante (Religion dominante) Part dans la population**

SDA

41 %

Musulmans (islam) 43%

SDS

34%

Serbes (orthodoxes)

31 %

HDZ

20%

Croates (catholiques)

17%

autres partis

0,05 %

autres nationalités (diverses religions)

0,09 %

Source : L'Agence Tanjug, 23 novembre 1990. Source : Le recensement 1991, RZS, Sarajevo.

71 Dans, l'air.

Il faut dire qu'un grand nombre de citoyens n'ont pas participé aux élections (les Albanais ont appelé au boycott), mais il y avait aussi un grand nombre de peuples (Musulmans du Sandjak, Hongrois et Croates en Voïvodine) opposants, qui ont préféré leur propre parti nationaliste : SDA, Communauté Démocratique des Hongrois et HDZ.

La question qui s'impose est la suivante : pourquoi les Serbes ont-ils voté pour le Parti Socialiste alors qu'il y avait d'autres partis offrant un programme nationaliste plus fortement radicalise ?

Les raisons sont à rechercher dans la situation économique et sociale qui paraît dominer ces élections. Milosevic a gagné dans le milieu rural, auprès des fonctionnaires, des travailleurs privés et des retraités10. Chacun avait ses raisons : ainsi les paysans serbes n'étaient pas opposés au bol- chevisme, leur condition n'était pas la même que ceux des autres pays de l'Est. La réforme agraire et la collectivisation, connues après guerre et depuis oubliées, n'ont pas eu d'influence sur l'orientation politique des paysans, d'autant que ces dernières années la situation économique en milieu rural s'est améliorée. D'une part, la limite maximum de surface cultivable a été abolie et d'autre part les paysans conscients de leur identité serbe n'ont plus été considérés comme des citoyens de second rang.

Les fonctionnaires sont apparus dans le

sus d'industrialisation et d'urbanisation de la période communiste, profitant à la fois des avantages de leurs revenus de la ville et de leur propriété rurale11. Pour eux le meilleur statut est le statu quo, tout changement ne pouvant que dégrader une situation acquise. Cette peur des transformations économiques et politiques s'applique aussi aux travailleurs du privé. Quant aux retraités remerciés pour leurs mérites et services rendus pendant la dernière guerre, ils ont bénéficié de larges privilèges de la part de la Yougoslavie fédérale de Tito et ont toujours apporté leur soutien au Parti Socialiste.

Les manifestations du 9 mars 1991 montrent bien que l'opposition venait des milieux intellectuels et étudiants. Le krach du communisme et l'avenir incertain de la politique de Milosevic (et son populisme) ont poussé les uns vers le Parti du Mouvement pour le Renouveau Serbe et les autres vers le Parti Démocratique et Réformiste12.

Croatie - le plébiscite du peuple croate pour l'indépendance.

Toutes les complexités des élections parlementaires libres sont apparues concentrées en Croatie. La raison n'en est pas l'hétérogénéité ethnique de cette République, où 77,9 % (en 1990 de la population sont croates, mais surtout parce

Source : Delà, l H Avril 1990, Ijubljana.

Figure 1. Résultats des élections en Slovénie.

paru majoraiairc de Dcnios SKZ - l'union des paysans -= SKD - l'union des démocrates

72 Elections en Yougoslavie (1920-1990). L'illusion immobile.

que l'enjeu nationaliste constituait le seul critère. L'expression des mouvements d'opinion était plus ou moins stéréotypée par le rappel des symboles traditionnels et émotionnels qui ont une racine historique profonde. Ces clichés du folklore nationaliste se sont trouvés associés à l'ancien conflit ethnique et religieux : Croates et Serbes, catholiques et orthodoxes.

Si tous les programmes des partis s'accordent à proposer la liberté et le droit (plus que l'ancien régime), la réforme économique et sociale et la prospérité scientifique ; ils s'opposent principalement sur des thèmes sensibles : fédération - confédération, développement de la Croatie (centralisé - décentralisé), renforcement de la culture nationale - pluralité des cultures nationales, et politique familiale (maternité et avortement)13.

Pendant la campagne électorale l'opinion publique présentait une intention de votes similaire à celle de la Slovénie : un grand nombre de personnes était prêt à voter pour les Libéraux et pour le parti communiste, ainsi que pour le Parti Européen et les Partis Verts. Lorsque les élections ont véritablement commencé, ces deux derniers partis ont eu moins de voix que prévu et la situation a changé. On avait alors affaire à une lutte ouverte contre le communisme, une confrontation droite-gauche.

Un parti, le plus fort et le plus important en nombre, le Parti HDZ (l'Union Démocratique Croate) d'inspiration nationaliste dirigé par Franjo

Tudjman, ancien général de Tito, a eu la majorité (Figure 2). Il a mobilisé "son peuple" sur le thème de la renaissance de la Croatie14. Le parti HDZ présente dans son programme un retour à la tradition en reprenant l'idéologie de deux politiciens du début du XXe siècle : Starcevic et Radie. En effet, il reprend le concept de l'intégrité croate dans ses frontières "historiques" et "naturelles", qui font référence à la population croate vivant en Bosnie et en Herzégovine15.

En réaction contre les programmes des partis croates, notamment HDZ, le peuple serbe de Croatie (12,2 % du total en 1991) s'est uni autour du parti nationaliste SDS (Parti Démocrate Serbe). Celui-ci proclame ouvertement son attachement d'une part à la "fédération démocratique yougoslave à la condition qu'elle soit acceptée par tous les peuples (qui constituent la Yougoslavie)", et d'autre part au nouveau découpage régional de la Croatie fondé sur des unités ethniques, culturelles, historiques et des intérêts régionaux.

Ainsi, en comparant la répartition des Serbes (Figure 4) et, leur représentation au Parlement (Figures 2 et 3), on observe qu'une partie d'entre eux a voté pour le parti communiste et les partis de gauche, qui présentaient la plus forte opposition aux partis croates, et en même temps une garantie de statut des Serbes en Croatie. Dans un tel climat politique, les Serbes se sont trouvés isolés. Ils ont eu à subir un double échec : d'une part la débâcle du régime communiste avec

non inscrits 4-i non élu 1% :v SS SSH-4-.

\SOP,SS SSHS-.i HDS 3'A, SOS 1% autres 1%

KHS 3*~

SDP- parti du renouveau démocratique / SS-SSH - l'union des socialists croates

HDS - parti démocratique croate KNS - les libéraux

Source : Revija za sociologiju, Zagreb, Vol. XXI, I\P 1, 1990.

Figure 2. La répartition des sièges au Parlement de la République Croate.

73 Dans l'air.

Figure 3. La répartition des votes pour le conseil des communes en Croatie.

s. 3Zi% S. 33.2% y. 7,9%

S. 25.5%

S 31.1%

majorité absolue de Croates |"«'.*. j majorité rchtivc de Cioaies m majoriic absolue de Serbes |\\\ .....JV.. .«, .^. «....- V.V. iC.!X,S C - Croates. S - Serl>cs. R - appanenanec régionale, Y - Yougoslaves

Source . /. Grdesic, M. Kasapovic : Hrvatska u izborima 90, Zagreb, Naprijed 1991. Figure 4. La répartition des nationalités en Croatie. 1991.

'"/,""-À candidat HDZ/socio libéral croate 7'\ candidat HDZ/p;paysan croate I cx-communistes

,;,;,;, ;,| union socialistes croates '\\ coalition de gauche ^IT,\ p. démocratique croate ■&'£', coalition des p. croates

S03 pas d'élection

Source : Popis stanovnistva, domacinstava i stanova 1991, Zagreb.

74 Elections en Yougoslavie ( 1920-1990). L'illusion immobile.

lequel ils se sont identifiés pendant l'ère de Tito, d'autre part l'isolement ethnique, dans lequel le nouveau parti au pouvoir les a enfermés alors qu'ils avaient sous Tito le statut de "Peuple serbe en Croatie".

LTstrie, région ethniquement particulière (Croates, Slovènes, Italiens, Serbes), a montré une préférence pour les partis de gauche ; ils ont refusé l'Etat centralisé offert par la jeune démocratie croate et ont affirmé leur préférence pour un fédéralisme démocratique, dans lequel les régions auraient un statut important16. En effet, le dernier recensement d'avril 1991 (Figure 4) montre qu'en Istrie entre 11 % et 25 % des déclarations de nationalité par commune affirment une appartenance régionale.

Souveraineté du territoire ou souveraineté du peuple.

Les résultats des premières élections parlementaires libres dans les républiques yougoslaves (avril-décembre 1990)17, montrent toute la complexité de la situation politique. Les principales questions qui ont dominé la période post-électorale sont mises en évidence dans la Figure 5. On peut constater que :

- La confédéralisation de la Yougoslavie qui aspire à s'organiser sur la base de républiques-

nations (Etats-nations), avec les frontières intérieures des républiques, pose la question des nationalités, notamment pour les Serbes ; plus de deux millions d'entre eux vivent hors de la Serbie. C'est la raison pour laquelle la Serbie et le Monténégro restent attachés à la formule fédérale qui reconnaît la souveraineté des peuples.

- La Slovénie et la Croatie affirment que seule une confédération souple permettrait la coexistence. Sinon, l'indépendance par rapport à l'Etat devenait pour eux la seule issue possible. Ainsi pour le président Slovène Milan Kucan, "il n'est pas possible de traiter sur un plan d'égalité tous les peuples et toutes les républiques de la Yougoslavie".

- La Bosnie-Herzégovine et la Macédoine proposent un compromis qui reconnaîtrait la souveraineté des peuples et des Républiques, sans expliquer davantage comment cela se ferait. Comme on peut le voir, aucune solution proposée (confédération, fédération, indépendance) n'est acceptée par tous les peuples et toutes les républiques. La question des minorités nationales complique encore la situation, car il n'y a pas d'accord sur leur statut : faut-il redécouper les frontières artificielles des républiques comme le proposent la Serbie et le Monténégro ? Ou, au contraire, faut-il accepter de garder les frontières internes comme une réalité intangible, imposées par le système communiste, et contre lesquelles

Figure 5- Les critères de création de la "nouvelle" Yougoslavie selon les présidents de ses Républiques.

Organisation de l'Etat yougoslave

Principe de souveraineté

Frontières intérieures

Croatie

Etats souverains (confédération)

souveraineté des Républiques (Etats)

inviolabilité des frontières des républiques

Slovénie

Slovénie indépendante (confédération)

souveraineté des Républiques et des peuples

respect des frontières des républiques

Serbie

souveraineté des peuples (fédération)

souveraineté des peuples

les frontières sont administratives

Monténégro

souveraineté des peuples (fédération)

souveraineté des peuples

les frontières sont administratives

Bosnie et Herzégovine

unité des Républiques souveraines

souveraineté des Républiques et des peuples

les frontières ne sont pas administratives

Macédoine

unité des Républiques souveraines

souveraineté des Républiques

les frontières ne sont pas administratives

Source : Vjesnik (Kako ce biti preuredjena Jugoslavia), 2 février 1991, Zagreb.

75 Dans l'air.

se sont prononcés les Slovènes et les Croates lors des élections ? Cet article n'a pas comme objet l'examen de ces questions, qui ont dû cependant être rappelées parce qu'elles ont été posées par les élections de 1990 et parce qu'elles sont au centre du conflit qui se vit maintenant en Yougoslavie.

Retour aux élections de 192018.

On peut désormais reprendre les questions posées au début de cet article pour montrer que l'on peut comprendre les conflits actuels, en comparant les résultats des élections de 1990 à celles du 28 juin 1920. Il faut rappeler cependant que les élections de 1920 ont été convoquées par l'Assemblée Constituante au niveau du Royaume Yougoslave au début de sa création alors que les élections19 de 1990 montrent la fin de l'existence de l'Etat yougoslave.

Les deux partis majoritaires à la Constituante (36 %) représentaient en général le peuple serbe : un parti unitariste et centraliste - le Parti Radical Populaire - a gagné en Serbie et en Voïvodine en proclamant l'intégrité yougoslave. Les Serbes de Croatie (Banija, Lika, Kordun) ont été représentés par le Parti Démocrate, unitariste, et n'ont pas suivi les partis croates, tout comme aujourd'hui. Les Serbes ont cru que l'unitarisme yougoslave (unité étatique) était la meilleure solution politique pour eux et ils se sont opposés à l'indépendance croate. En reconnaissant que les Serbes et les Croates faisaient "un seul peuple", le Parti Démocrate évacuait toute idée de fédération. Pour eux la volonté explicite était celle de créer une nation.

Le peuple croate s'est réuni autour du parti de Radie (Parti Paysan Croate) qui s'opposait fortement aux partis centraliste-unitariste20, en défendant l'idée d'une identité croate dans un système soit fédéral, soit confédéral.

L'idée slovène sur l'autonomie économique et culturelle ("samostojnost") était présente déjà à cette époque dans le programme du parti chrétien-démocrate (Parti Populaire Slovène) et des partis de gauche (Parti Social-Démocrate et Parti Paysan).

Les Musulmans de Bosnie ont créé le parti JMO (Organisation Musulmane Yougoslave) pour résister aux atteintes de l'Etat contre leur situation : d'une part ils s'opposaient à la réforme agraire, qui avaient confisqué et partagé les grandes propriétés foncières dont 91% étaient

entre leurs mains21. D'autre part, ils luttaient contre l'expulsion des musulmans ("muhama- danci") vers la Turquie22. Tout comme Alija Izet- begovic (le président de Bosnie) aujourd'hui, le JMO voulait l'unité territoriale de la Bosnie-Herzégovine. Au sud de la Yougoslavie, il n'y avait pas de partis régionaux nationalistes pouvant représenter les Monténégrins, les Macédoniens et les Albanais23. C'est pourquoi les communistes ont eu la majorité des voix exprimées, car ils n'ont pas tenu compte des appartenances nationales dans leur programme et ils se sont opposés au centralisme en proclamant un Etat fondé sur l'unité de l'Etat et l'égalité de tous. Soixante- dix ans après, l'idéologie internationaliste de ce parti a amené au pouvoir les nationalismes. L'anticommunisme et le pluralisme sont une démarche possible vers la démocratie, mais ils ne sont pas la démocratie. Celle-ci se fonde sur la tolérance des pensées différentes, des individus différents. Dans une communauté multi-eth- nique qui n'est pas une communauté de tous les citoyens, la démocratie est impossible.

Dans les différents programmes présentés par les différents partis de 1920 et 1990, deux blocs opposés s'affrontent ; le bloc unitariste et centraliste (aujourd'hui fédéraliste et communiste) et le bloc confédéral et autonomiste qui reste tel quel aujourd'hui. Ou autrement dit, les socialistes et communistes à l'Est, les chrétiens-démocrates à l'Ouest. Cette pluralité de points de vue sur la création d'un Etat yougoslave posait le problème des frontières intérieures (comme actuellement). Les opposants aux unitaires (cléricaux Slovènes, autonomistes croates) ont défendu l'existence des anciennes frontières historiques. Au contraire, pour les radicaux et pour les démocrates, les frontières sont artificielles et leur changement est possible dans le cadre de la fédération ou de la confédération.

Si l'on regarde l'histoire de la Yougoslavie, on peut se poser une question d'ordre général : est- ce que l'Etat yougoslave pouvait exister (ou avait une possibilité d'existence) en tant qu'unité politique des "cellules balkaniques" dont parlait Ancel en 192724 ?

Au moment de sa fondation, la Yougoslavie était une communauté logique et naturelle. A ce moment son projet était réalisable : sur les ruines des deux empires, austro-hongrois et ottoman, elle réunissait dans un seul état un grand nombre des peuples slaves des Balkans (R. Pavic, Vjesnik 18 janvier 1991). Elle introduisait une nouvelle identité, un équilibre politique. En même temps

76 Elections en Yougoslavie (1 920-1990). L'illusion immobile.

autour d'elle se sont constitués des nouveaux Etats-nations réunissant des peuples non slaves.

Mais, dès le début, la Yougoslavie n'a pas fonctionné comme une communauté égale où coexistaient des nationalités différentes, religions et idéologies. Elle se fondait sur la domination d'une nationalité et la résistance des autres à cette domination. Les rapports entre Serbes et Croates ont été de la plus grande importance et ont été le centre du conflit entre nationalités. Ainsi, tous les problèmes se focalisent autour de la souveraineté

croate et de l'unité des Serbes. La Croatie, pays "ethnocratique" par excellence, veut la supériorité d'un seul peuple, le peuple croate. La Serbie a exacerbé la philosophie politique selon laquelle tous les Serbes doivent vivre dans un même Etat. Les "frontières électorales" séparent et rendent antagoniques des communautés qui se différencient depuis toujours par leurs langues, leurs religions et leurs histoires ; cette diversité, telle que formulée aux élections par les différents partis, conduit à l'éclatement de la Yougoslavie.

Snjezana Mrdjen

Snjezana Mrdjen est géographe à Zagreb. Elle travaille actuellement à I'INED (Paris).

1 »Delo, 18 avril 1990, Ljubljana. 2 » Le Monde, 6 avril 1990. 3 'Delo, 21 avril 1990, Ljubljana. 4 Le Parlement est constitué de deux chambres : Chambre des citoyens et Chambre des communes ; fondé sur la répartition des populations selon la nationalité. Vjesnik, 12 août 1990, Zagreb. 5 Les Musulmans au sens d'une nation, voir «S. Mrdjen : Revue Française des Affaires Sociales, Paris n° 2, avril-juin 1991. 6 "Les Musulmans sont 'accusés' d'être démocrates, or leur but est seulement de protéger leur intégrité physique, morale et culturelle" («Déclaration de A. Izetbzgovic, le Président de Bosnie-Herzégovine, Borba 16 août 1991). 7 • Le Monde, 2 octobre 1991. 8 »Nin, 29 mars 1991. 9 » Le Monde, 14 décembre 1990. Le leader nationaliste du Mouvement pour le renouveau serbe, V. Draskovic, n'obtient que 16,4% des voix et I. Duric présenté par l'Alliance des forces réformatrices arrive en troisième position avec seulement 5,5% des suffrages exprimés. 10 *Nin, 29 mars 1991, Belgrade. «N. Gace, fugoslavija-Suocavanje sa sudbinom, Beograd, 1988. 11 «Mm, 5 avril 1991, Belgrade. 12 Selon le sondage d'opinion publique fait à la fin mars 1991, 76% de la jeunesse (moins de 25 ans), voteraient pour l'opposition et seulement 15% pour le P.C. (Nin, 17 mai 1991). 13 «"Analiza sadrzaja politickih programa politickih stranaka u Hrvatskoj, Izbori'90", Zagreb, Revija za Sociologiju, Sijecanj-Ozujak, 1990, p. 11. 14 • Le Monde, 2 octobre 1990, 'Danas 5 juin 1990, Zagreb. 15 • Vjesnik, 1 et 19 juillet 1990, Zagreb. 16 • Delagatski vjesnik, n° 505, 12 avril 1990, Zagreb. Pendant la campagne électorale s'est créé un parti régional IDS (Unité Démocratique d'Istrie), qui ne s'est pas présenté aux élections. 17 Dans cet article on n'étudie ni la Macédoine ni le Monténégro. 18 Sur les résultats des élections de 1920, voir «Ivo Banac, Nacionalno pitanje u Jugoslaviji, Zagreb : Globus, 1988. {The National Question in Yugoslavia, Cornell University Press, 1984.) 19 En 1918 est fondé le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes sous la dynastie serbe des Karadjordjevic. 20 Le parti de Radie obtint en Croatie continentale (surtout autour de Zagreb) 75 à 100% des voix ; en Damatie pro-yougoslave, unitariste 8%. »I. Dju- ric, Les racines historiques du conflit serbo-croate, Paris : Etudes, oct.1991- 21 I. Banac, op. cit. n. 18. 22 'Nedjelja, 11 août 1991, Sarajevo. 23 Les Monténégrins et les Macédoniens ne reconnaissaient pas comme peuples les Albanais et les Hongrois ; les autres minorités nationales étaient considérées comme des étrangers et n'avaient pas le droit de représentation. 24 "Le premier point est d'apercevoir les compartiments essentiels de la péninsule balkanique ou, plus exactement, ce que j'appellerai les cellules. Elles ne présentent pas toujours le même genre de vie, mais leur caractère essentiel est d'être toujours de petits pays" «J. Ancel : Géographie politique, Paris : I. H.E.I, et Centre Européen de la Dotation Carnegie, 1927. Références : Ivo Banac, Nacionalno pitanje u jugoslaviji, Zagreb : Naprijed 1988. Ivan Djuric, "Les racines historiques du conflit serbo-croate", Etudes, octobre 1991. Michel Foucher, "Fragments d'Europe", Le Monde, 13 juillet 1991. Vreg France, "Parspektive politickog pluralizma u Jugoslaviji ili", "sjaj i bijeda" "novih demokracija", Zagreb : Politicka misao, n°l, 1991- Nadezda Gace, Jugoslavija-suocavanje sa sudbinom, Beograd : Nigp "Glas", 1988. I. Grdesic, M. Kasapovic, I. Siber, N. Zakosek, Hrvatska u izborima '90, Zagreb : Naprijed, 1991. Joseph Krulic, "Deux sociétés civiles, plusieurs nations", Paris : Le Débat, n° 59, mars-avril 1990. Snjezana Mrdjen, "L'identité nationale et la structure démographique", Paris : Revue Française des Affaires Sociales, n° 2, avril-juin 1991. Drago Roksandic, " Srbi u Hrvatskoj ", Zagreb : Vjesnik, 1991- Rudolfo Stavenhagen, "Les conflits ethniques et leur impact sur la société internationale", Paris : Revue internationale des Sciences Sociales, n° 127, 1991.

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