les limites du corps et les arts par nacer besma
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L’androgyne, origine de tout homme et révélation de désir :
entre Brokeback Mountain1 et Tomboy2
La mythologie, mère de tous les arts, nous révèle une nature humaine
différente que celle que nous connaissons habituellement : l’espèce androgyne.
Cette forme humaine était celle d’une sphère avec quatre mains, quatre jambes
et deux visages, une tête unique et quatre oreilles, deux sexes. Le caractère qui
primait chez cette face était l’orgueil, ils s’en prirent alors aux Dieux. Zeus,
furieux, trouva un moyen de les affaiblir sans les anéantir : il les coupa en deux.
Ainsi, chaque morceau, regrettant sa moitié, tentait de s’unir à elle afin de
rétablir l’unité perdue. Alors, les mâles passaient leurs vies à chercher leurs
moitiés femelles et vice-versa.
Toute association humaine a besoin d'un mythe fondateur pour se
développer comme l'a brillamment démontré le penseur roumain Mircéa Eliade3.
Au cœur du sentiment amoureux réside un mythe symbolisant la quête affective.
L’ amour se définit comme étant « une disposition favorable de l’affectivité et
de la volonté à l’égard de ce qui est senti ou reconnu comme bon, diversifiée
selon l’objet qui l’inspire », ou encore une « inclination envers une personne, le
plus souvent à caractère passionnel, fondée sur l’instinct sexuel mais entraînant
des comportements variés »4. Par ailleurs, si on se réfère au Grand Larousse
Universel Du XIXème Siècle, on peut en extraire une définition complémentaire
qui se pare d’une dimension platonicienne : « Sentiment qui porte l’âme vers ce
qui est beau, grand, vrai, juste, et en fait l’objet de notre affection et de notre
désir »5. Cette définition rejoint l’idée que se fait Platon du sentiment
amoureux : « Le mouvement de l’âme vers l’idée du beau, c'est-à-dire vers les 1 Film sorti en 2006, de Ang Lee, avec Heath Ledger et Jack Gyllenhaal, écrit par Annie Proulx.2 Film sorti en 2011, de Céline Sciamma, avec Zoé Héran et Malonn Lévana, écrit par Céline Sciamma. 3 Mircéa Eliade, Aspect du mythe, Paris, Gallimard, « Idées », 1963, p. 247.4 Le nouveau petit Robert, par P.Robert, Paris, Dictionnaires le Robert, 2003, « Amour ».5 Grand Larousse universel Du XIXème siècle, op.cit, « Amour ».
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idées éternelles, est l’amour »6. C’est sur cette définition platonicienne soumise
à la mythologie de l’androgyne que se fonde les stéréotypes culturels. Et l’idée
du beau peut parfois faire référence non pas à l’Autre mais à l’endroit où l’on se
trouve avec cet autre accentuant ainsi l’intérêt envers la personne qui en partage
la splendeur (de l’endroit) comme nous pouvons le constater avec l’œuvre de
Borkeback Mountain, où la beauté du paysage rend plus difficile le retour vers la
réalité (vers la ville).
Il reste cependant à opérer un certain rapprochement entre homosexualité
et androgyne, deux termes que nous avons tendance à éloigner
considérablement. Nous ne pouvons les accepter comme termes plus ou moins
proches que lorsque nous adoptons le sens d’une quête de satisfaction de soi à
travers un rapprochement avec autrui ; que ce soit en homosexualité ou en
hétérosexualité l’attirance et le désir sont les mots clefs. Certes au sens commun,
l’androgyne permet de désigner une personne dont l’apparence seulement
comporte des caractéristiques des deux sexes, mais suivant le mythe, les deux
sexes sont séparés ce qui fait que l’Homme recherche durant presque toute sa
vie la partie qui lui manque.
Le mythe de l’androgyne se placerait alors en ligne de mire pour
expliquer de manière symbolique l’attirance entre les sexes comme le présente
le texte de Platon :
Le Banquet7 est sans doute le plus connu des dialogues traitant du sujet.
Plusieurs personnages prennent la parole pour évoquer la puissance du désir et
ensuite raconter la légende suivante : à l’origine, les humains étaient des boules
mâles, femelles ou androgynes, dotées de quatre membres. Ayant tenté de
s’attaquer à Zeus, ils reçurent le châtiment divin d’être coupé en deux. Depuis
cette époque, nous recherchons cette partie perdue de nous-mêmes. Ceci
expliquerait l’attirance qui existe entre les êtres. Par exemple : si nous sommes
un homme et que la moitié arrachée était féminine, nous chercherions une 6 Platon, Phèdre, Paris, Pichon et Didier, 1831, p. 455.7 Planton, Le Banquet, 340 Av. JC, trad. Victor Cousin, Paris, Pichon et Didier, 1831.
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femme, si par contre elle était masculine, nous chercherions cet autre être
masculin, et inversement. À cet égard, le mythe tente d’expliquer non seulement
l’hétérosexualité mais aussi l’homosexualité. Un mythe pour décrire ce qu’est
l’amour, et qui, finalement représente bien tout ce que l’on peut ressentir
lorsqu’on a trouvé l’âme sœur …le désir.
Le désir d’être l’autre, de se fondre en lui, que ce soit le désir d’emprunter
son corps entier ou simplement son sexe est révélateur d’un moi profond qui
tend souvent vers le tabou. Certes l’androgyne n’est pas forcément homosexuel,
il est dans la nature humaine d’être curieux vis-à-vis de ce que nous ne
possédons pas. Dans la mesure où il y’a recherche d’un autre, d’une âme-sœur,
il y’a forcément androgynie. Mais que se passe t-il alors si le seul moyen de
satisfaire ce désir de savoir ne se trouve que dans un être qui nous soit
identique ? Si l’aboutissement de la recherche hétérosexuelle n’est pas conforme
aux attentes individuelles, le désir pourrait alors se trouver dans l’autre du même
sexe (Ennis s’étant marié avec Alma ne semble pas aussi heureux qu’en étant
avec Jack). On est alors dans l’homosexualité, rejoignant le mythe fondateur
dans ses diverses combinaisons : que l’on soit un homme efféminé à la
recherche de virilité, une femme virile à la recherche de féminité, ou tout
simplement un homme ou une femme ne pouvant se satisfaire qu’avec son égal
(Brokeback Mountain).
De fait, la figure de l’androgyne est liée aux mythes de la création. Aussi,
elle représente l’opposition homme-femme et de leurs qualités physiques et
spirituelles. Dans l’être humain, nous distinguons en effet plusieurs qualités
opposées qui dans leur ensemble le constituent.
La popularisation de ce mythe ainsi que de ce terme est liée à Platon dans son
ouvrage Le Banquet, nous y apprenons que le mot « androgyne » est une
composition de deux mots grecs (âner, andros) qui signifie : mâle et de (gunê)
qui signifie : femelle.
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En littérature, le mythe apparaît à l’époque de la renaissance avec le poème
d’Antoine Hérët : Androgyne, bien que sa principale inspiration soit
Platonicienne il transcrit le mythe à sa façon. De là apparaissent les inspirations
artistiques qui trouvent leurs origines dans la mythologie.
L’homosexualité : le secret de Brokback Mountain
L’homosexualité existe depuis la nuit des temps, et il faut remarquer aussi
que le problème gay va au-delà du stéréotype purement occidental, les pharaons
par exemple, comptaient des jeunes garçons dans leur harem et se livraient à des
relations sexuelles. En ce qui concerne la Grèce antique, l’amour entre deux
hommes était le seul amour noble et chaste, avoir des relations sexuelles avec
une femme ne se pratiquait que pour assurer la descendance8. Parfois même on
allait jusqu’à prêter des rôles héroïques aux homosexuels qui jouissaient d’une
réputation de courage et de vaillance.
Si le mythe de l’androgyne explique l’attirance entre les êtres dans la
culture occidentale, il en est un autre dans la culture orientale propre à
l’homosexualité. Dans la mythologie égyptienne, c’est l’histoire du viol d’Horus
par son oncle Seth. La légende raconte comment Seth tente de violer Horus sans
y parvenir car Horus retient le sperme entre ses mains : « Seth dit à
Horus :’’Viens et passons un jour heureux dans ma maison’’, Horus lui
répondit :’’je le ferai, certes, je le ferai’’. Le soir on dressa un lit pour eux et les
deux compagnons s’étendirent. Durant la nuit Seth durcit son membre viril et le
plaça en écartant les cuisses d’Horus. Alors celui-ci mit sa main entre ses cuisses
et recueillit ainsi la semence de Seth »9…
8 Beatriz Preciado, Manifeste contra-sexuel, Paris, Balland, 2000.
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Isis, la mère d’Horus, jeta le sperme de Seth dans l’eau et recueillit celui
de son fils dans un pot. Elle le versa ensuite dans le repas de Seth qui conçut de
la semence d’Horus. Seth, croyant avoir le dessus grâce au viol, emmène Horus
devant l’assemblé des neuf dieux : « Seth dit :’’faites que l’on me donne la
fonction de roi - puisse t-il être vivant, prospère et en bonne santé ! En effet, en
ce qui concerne Horus, qui se tient ici, j’ai agi comme un mâle à son encontre’’.
Alors les dieux de l’Ennéade poussèrent un grand cri et se mirent à vomir et à
cracher au visage d’Horus. Celui-ci rit à cause d’eux et fit serment (au nom de
Dieu) : ‘’Tout ce que Seth a dit est mensonge. Que l’on appelle la semence de
Seth et nous verrons l’endroit d’où elle répond’’. Alors Thot, le maître des
divines paroles, le juste scribe de l’Ennéade étendit sa main sur le bras d’Horus
et dit :’’Viens au-dehors, semence de Seth !’’ Et celle-ci répondit des
profondeurs de l’eau. Ensuite, Thot étendu sa main sur le bras de Seth, et
dit :’’Viens au-dehors semance d’Horus !’’. Elle lui répondit :’’Par où dois-je
sortir ?’’ »10.
Suivant la théorie de Michel Foucault dans Histoire de La Sexualité11,
avant le XIXème siècle, il n’y avait que « des actes homosexuels », et non des
personnes. Plus tard, le comportement d’une personne homosexuelle a été
transposé sur son identité pour la définir comme telle. Dès lors, l’homosexualité
est un questionnement existentiel que l’individu, soumis aux attirances de son
corps, découvre et ceci même après des années de mariage et la venue d’enfants
comme nous pourrons le voir dans « Le Secret de Brokeback Mountain ».
Autrement dit, l’homosexuel ne se déplace pas dans la société avec une identité
fixe ; il peut jouer le rôle de l’hétérosexuel dans son milieu professionnel et ne
laisser paraître sa véritable orientation sexuelle qu’avec quelques amis. Par
9 Thomas Römer et Loyse Bonjour, L'homosexualité dans le Proche-Orient ancien et la Bible, Genève, Labor
et Fides, 2005, p.30, passage tiré du Livre des Morts dont la traduction litérale est Formule pour sortir au jour.
10 Ibid.p.31.11 Michel Foucault, Histoire de La Sexualité, « L’Usage des plaisirs », Paris, Gallimard, 1976.
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ailleurs, l’hétérosexuel a été éduqué pour l’être, formé pour un rôle bien précis.
Cela n’est pas le cas pour l’homosexuel qui ne prend conscience de son
orientation qu’à l’adolescence ou à l’âge adulte. Il doit alors faire face à une
nouvelle éducation qu’il se forge tout seul, et découvrir de nouvelles façons
d’aimer et ainsi adapter son « être » à ce qu’il est. Nous pouvons constater ce
phénomène de semi rejet dans l’œuvre : les deux personnages ont grandi dans
des ranchs isolés et orientés à être eux-mêmes homophobes, ce caractère est plus
marqué chez Ennis. Ce dernier est décrit par l’auteur de la nouvelle qui a inspiré
le film ‘’comme un homme musclé, avec quelque chose dans son expression qui
fait penser à un homme du Western, tout le contraire du stéréotype descriptif de
l’homme gay’’. Quant à Jack, après avoir laissé libre court à ses pulsions
homosexuelles, par regret ou par dépit, se pare de l’armure du refus de la réalité
et se prête au jeu de la séduction avec Lauren (minute 52.05).
L’univers homosexuel est complexe, tissé au fil d’une très grande
sensibilité humaine, de générosité et de créativité, d’une infatigable recherche
d’amour et d’une grande soif spirituelle. Cet univers est aussi prisonnier de
beaucoup de rejets, à commencer par le milieu familial qui devrait pourtant
construire nos bases relationnelles. Le rejet paternel étant le plus commun. C’est
à ce rejet qu’Ennis fait référence à partir de la minute 68.45 du film en narrant la
réaction de son père face à la mort d’un homosexuel : « I don’t want to a be
dead. There was these two old guys ranched together down home, Earl and Rich
- Dad would pass a remark when he seen them. […]. I was what, nine years old
and they found Earl dead in a irrigation ditch. They’d took a tire iron to him,
spurred him up, drug him a round by his dick until it pulled off, just bloody pulp
[…], Dad made sur I seen it. Took me to see it […] »12.
Ang Lee le réalisateur, en se fondant sur la nouvelle, rappelle de manière
discrète le parallèle inévitable entre le poids des traditions familiales et
l'exclusion de l'homosexualité aux Etats-Unis mais aussi dans le monde en
12 Annie Poulx, Brokeback Mountain, New York, scribner, 2005, p.p.14-15.
7
général : plus les deux amants suivent le chemin du conformisme social, plus ils
signent la fin de leur histoire à leur insu.
Les deux personnages de Brokeback Mountain, Jack Twist et
principalement Ennis Del Mar peinent à vivre leur sexualité et leur relation
amoureuse, rendue illicite par la haine de soi, mais aussi par la peur et par
l’homophobie environnante. En effet, le film traite moins d’homosexualité que
de son impossibilité, ou tout du moins de la difficulté d’exprimer et de vivre son
homosexualité quand les individus sont privés d’amour propre, mais aussi d’un
cadre social inhospitalier face aux gays ... À ce titre on peut citer comme
exemple le meurtre de 11 personnes pour des motifs d’homosexualité aux États
Unis durant l’année 2001.
Avec Brokeback Mountain nous sommes loin de l’homosexuel efféminé :
rupture avec l’archétype de l’apparence de l’homme gay. On pourrait croire que
le but recherché par l’auteur est justement de faire tomber les aprioris que nous
nous imaginons à propos d’une romance entre deux personnes du même sexe.
La ville est absente ainsi que les communautés gays que celle-ci semble pouvoir
abriter. Pas de lieux de rencontre ou de drague, pas de bars, pas de culture gay
où les personnages pourraient évoluer, s’exprimer, s’affirmer, en un mot, vivre.
Ici, les homosexuels ne travaillent ni dans le monde de la mode ni dans celui la
décoration intérieure ou celui des médias. Annie Proulx s’aventure à mettre en
scène des profils typiquement virils, des cowboys. Certes, un stéréotype est mis
en valeur, mais à la surprise du spectateur/lecteur ce n’est pas celui auquel il
s’attend. En effet, les deux personnages (Ennis en particulier) représentent
l’image type du cowboy homophobe. On peut le percevoir à travers leur identité
vestimentaire, à savoir les chapeaux, les bottes et les chevaux. Nous sommes
bien dans le milieu rural des cow-boys, mais celui-ci a changé, ou peut-être ses
partisans sont simplement devenus humains, aimants, souffrants, et pas
forcément hétérosexuels. Car à aucun moment nous sommes face aux saloons
encrottés, ou aux chanteuses aguicheuses. Même pas de vaches à attraper au
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lasso dans de verdoyantes plaines, l’accent est mis sur la rupture avec les
archétypes. Ici le stéréotype du Western n’est marqué que par l’apparence des
héros. C’est une manière pour faire oublier au spectateur le décor de la ville
pour ne se focaliser que sur la montagne.
Ennis issu d'un milieu homophobe a intériorisé les tabous sociaux à
l'excès et est incapable de laisser libre cours à son sentiment alors que Jack est
au contraire épris de liberté et est prêt à tenter l'aventure de la vie en couple au
mépris des conventions sociales de l'époque. Cette distinction dans les caractères
va en s'accentuant pour mener les deux hommes à ne se voir que très
épisodiquement en cachette dans le lieu qui aura vu naître leur amour :
Brockeback Mountain qui peu à peu deviendra le sanctuaire de leurs sentiments.
Les tabous d'Ennis sont si ancrés en lui qu'ils l'empêchent de prendre la décision
tant désirée : celle de vivre avec Jack. D'ailleurs, Ennis ne révèle sa jalousie que
sous l’influence de la colère : il a eu vent que son ami allait voir des prostitués
au Mexique et menace clairement de le tuer si cette information s'avérait
(minute102). Quelques minutes plus tard, Ennis s'effondre à genoux sur le sol
avant de pleurer à gros sanglots dans les bras de Jack tant il ne parvient pas à
gérer l'énorme contradiction interne dans laquelle le place cette liaison (minute
103). Cette scène intense est remplie d'une violence sourde et d'un profond
désespoir : nous comprenons qu'un point de non-retour a été franchi et que
désormais les deux hommes vont chacun aller vers leur destin séparément niant
ainsi l’aspiration qui est en eux.
Les points communs entre les deux personnages sont que tous deux sont
de nature homophobes, mariés à des femmes et pères de famille. De plus, même
après leur premier rapport le déni est marqué des deux cotés : « I’m not no
queer » - « Me neither. A one-shot thing. Nobody’s business but ours »13
(minute 32). Par contre, il y a dans cette histoire un pesant mélange d’amour et
de honte : si Jack ne craint pas le regard d’autrui sur son homosexualité et tente
13 Annie Poulx, Brokeback Mountain, New York, scribner, 2005, p.7.
9
de suivre son désir jusqu’à l’acceptation de celui-ci, Ennis ne peut imaginer d’en
faire un mode de vie : « T’as jamais l’impression, je sais pas que… quand tu vas
en ville que quelqu’un te regarde avec un drôle d’air comme s’il savait, et quand
tu te balade sur le trottoir tout le monde te regarde comme s’ils savaient eux
aussi » (minute 87).
Ennis et Jack vivent pleinement à Brokeback Mountain... et seulement là :
ils sont enracinés à cet endroit et nulle part ailleurs. Les montagnes et les forêts
environnantes offrent leur protection aux deux amants face à l'hostilité d'une
société tant qu'ils y restent. Brokeback Mountain, lieu retiré et éloigné de la
société humaine, symbolise à merveille la nature profonde de la relation
affective entre Ennis et Jack : « tout ce qu’on a c’est Brokeback Mountain, tout a
été bâti sur ça » (minute 102).
La montagne représente un lieu symbolique où les deux personnages
s’isolent et vivent leur idylle sans aucune contrainte : « le truc qui nous reprend
à chaque fois au mauvais endroit et au mauvais moment, on est morts » (minute
60.08). L’œuvre traite d’un thème très traditionnel où deux personnes veulent
vivre une situation impossible dans le lieu et l’époque ou ils vivent.
Dès lors, la montagne devient le lieu symbolique des amours interdits,
comme sortie d’un rêve, dénuée de toute réalité, extraite du monde extérieur
pour n’être que l’espace magique et intime de Jack et Ennis. C’est pourquoi
nous prenons conscience de l’importance du lieu quand nous apprenons que le
dernier souhait de Jack est que ses cendres y soient dispersées et qu’Ennis en
garde précieusement une photographie qu’il contemplera amoureusement tout en
prononçant l’engagement suprême : « Jack I swear »14 (minute 162) signe
d’alliance maritale équivalent au fameux ‘’oui, je le veux’’. La désillusion et la
frustration règnent sur l’œuvre jusqu’à ce qu’Ennis réussisse à se détacher du
modèle patriarcal du mâle hétérosexuel père de famille... Et ce ne sera qu’après
la mort de son bien-aimé qu’il acceptera finalement de s’engager. L’engagement
14 Annie Poulx, Brokeback Mountain, New York, scribner, 2005, p.27.
10
d’Ennis est certes ambigu, et fort tardif, mais suggère que le personnage est
enfin dans une phase de reconnaissance et d’acceptation de ses propres désirs et
sentiments.
Eloignement du look stéréotypé de l’homme gay
Si dès les années 50, les gays américains de San Francisco ou de New-
York ont lancé une mode vestimentaire qui leur était propre en portant des jeans
serrés, des blousons et des casquettes de cuir, Jack et Ennis s’en éloignent
vivement, l’effet voulu par Annie Proulx est réussi car en aucun cas nous ne
saurions juger, à première vue, de l’orientation sexuelle des personnages. Elle
présente un éloignement d’un cliché aussi frappant qu’est l’aspect vestimentaire
pour mettre l’accent sur un préjugé encore plus exagéré : celui de l’homosexuel
frustré.
Durant les années 60, le début du yé-yé va autoriser un peu plus de
fantaisie dans l'habillement. Les homosexuels portent des chemises roses ou
imprimées, des bottines pointues, des bracelets et les cheveux commencent à
être plus longs. On assiste à une féminisation de l'apparence masculine alors que
les femmes font le chemin inverse en portant le pantalon et le cheveu court. La
mode devient plus androgyne.
En comparaison, dans Brokeback Mountain, le look cow-boy vole la
vedette au look typique de l’homme gay. Dans l’œuvre, en effet, aucun indice
comportemental ni vestimentaire n’oriente le spectateur/lecteur vers la piste
d’un amour homosexuel.
Le cow-boy est censé être un « vrai homme », viril et un peu macho,
même si la figure est respecté du coté d’Ennis, elle l’est beaucoup moins du côté
11
de Jack qui est le premier à laisser libre court à ses pulsions. Ce dernier est celui
qui va faire basculer le récit et donner l’indice de l’intrigue au spectateur/lecteur.
De même que dans la nouvelle il ne peut s’empêcher de remarquer l’absence de
chaussettes et de sous vêtements : « (no drawers, no socks, Jack noticed) »15.
Non, ce n’est point une maladie
«Aux origines, les sexualités étaient régies par la religion. Toutes les sexualités hors procréation étaient considérés comme des pêchés et étaient punies par la loi que ce soit la sodomie, la masturbation ou encore le coït interrompu. Ce n’est qu’au XIXe siècle que la médecine en pleine essor s’empare de la question de la sexualité.»16
C’est dans la théorie que l’homosexualité est une maladie répressible que
sont éduqués les deux personnages. L’auteur a pour objectif d’aller outre ce
préjugé et de montrer que la communauté gay est aussi saine que
l’hétérosexuelle dite normale.
Considérée comme un dérangement, l’homosexualité ne laisse personne
indifférent, Sigmund Freud, pour qui la sexualité s’acquiert au fil des années, la
considère comme un comportement inhabituel. En effet, cela résulterait de là
non résolution du complexe d’Oedipe. Suivant cette théorie nous pourrions
remarquer l’absence de la figure paternelle des deux personnages ce qui pourrait
expliquer leur fuite face à leurs sentiments.
C’est alors que la mort de Jack est masquée en accident alors que
l’évidence est que tout le récit de sa mort est une mise en scène, Lauren semble
avoir appris par cœur ledit récit et le raconte sans aucune émotion. Tout porte à
croire que lorsque la vérité fut connue, le meurtre s’en est suivi (minute 107).
Présenté comme un western gay, Brokeback Mountain provoque une
impression à laquelle personne ne s’attend et elle est d’autant plus forte que 15 Annie Poulx, Brokeback Mountain, New York, scribner, 2005, p.5.16
Malick Briki, Psychiatrie et homosexualité, Presses Universitaire, Franche-Comté, 2009, p. 32.
12
nous nous étonnons d’être autant bouleversés par une histoire d’amour que nous
croyons croire anodine et qui, en fait, devient sublime. Alors que, pendant toute
la première partie, nous avons l’impression que le scénario balise le genre du
western, nous nous rendons compte très vite que la suite raconte une autre
histoire : celle d’un amour sans limites qui ne se termine jamais, de sentiments
de lâcheté vis-à-vis de la morale et de la bienséance ainsi que du refoulement
des sentiments. Le film semble témoigner d’un mépris radical pour les
étiquettes. Nous pouvons avoir à l’esprit à l’annonce de Brokeback Mountain un
archétype de western gay sauf que le titre du film annonce un secret à percer. Ce
dernier ne se dévoile au spectateur qu’au moment où Jack cesse enfin de lutter
contre son désir (minute 26.26).
C’est une tragédie de privation qui se détache de la plupart des histoires
connues sur le western. En effet, Jack et Ennis se retrouvent le cœur brisé dans
de belles contrées, ce qui rend la douleur encore plus grande. C’est surtout un
fardeau que les deux personnages s’efforcent de porter tout au long de l’histoire.
Brokeback Mountain est principalement un film sur l’amour entre les
deux personnages masculins, mais aussi sur certaines des expériences propres à
la vie des gays et lesbiennes : la difficulté d’exprimer et d’affirmer son identité
sexuelle dans un environnement réfractaire voire hostile. Mais il ne s’agit pas
tant de l’image de l’homosexualité que de l’impact de l’homophobie qui importe
ici. L’homophobie reste une question d’actualité quelque soit l’époque dans
laquelle on vit. Bien qu’aujourd’hui plusieurs pays tolèrent le mariage pour
tous, des actes homophobes sont signalés ça et là dont l’agression (physique et
verbale) du 03 Mars 2014, sur le quai d’un métro à Lille-Flandre, de deux jeunes
homosexuels par cinq individus: « À la prochaine station, je vous défonce ! »
ainsi que des coups de poings envers le couple gay17 .
17 Mathieu Pagura, Metronews, « Agression homophobe à Lille », Lille, 07 Mars, 2014.
13
En conclusion, nous pourrions dire que le besoin d’amour est universel
régi par la quête de l’autre, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel. Tout dépend
de la partie qui nous fut arrachée et du besoin de trouver le partenaire. Si
l’œuvre entretient un lien avec le western c’est pour exposer au grand jour que
l’isolement physique vécu par ces hommes ne se limite pas forcément à une à
camaraderie et à une amitié viriles mais peut mener aussi à des relations
sexuelles voire même à une histoire d’amour.
L’homosexualité masculine a retenu plus d’attention que l’homosexualité
féminine. Les chercheurs l’assimileraient le plus souvent à l’environnement
comme des pères absents ou des mères dominatrices…
Confusion corporelle et quête de soi dans Tomboy
Au cœur des questionnements sur soi, sur le corps et sur l’autre sommeille
un mythe fondateur (suivant la théorie de Mircéa Eliade18) symptomatique de la
quête affective. Un rêve éveillé d’une fusion totale des âmes qu’est le mythe de
l’androgyne.
Il reste cependant à opérer une certaine distinction entre l’androgyne et
l’hermaphrodite. L’hermaphrodisme est un terme qui désigne une personne dont
les aspects biologiques présentent les caractéristiques des deux sexes, quant à
l’androgyne c’est une personne qui présente psychologiquement des
caractéristiques communs aux deux sexes (un garçon manqué, un travesti…).
Frustration, confusion et quête de soi sont alors au centre des débats intérieurs
de ces deux figures.
L’androgyne permet alors de désigner une personne dont seulement
l’apparence comporte des caractéristiques des deux sexes mais, suivant le
18 Mircéa Eliade, Aspect du mythe, Paris, Gallimard, « Idées », 1963, p. 247.
14
mythe, les deux sexes sont séparés ce qui fait que l’Homme recherche durant
presque toute sa vie la partie qui lui manque. De plus, la culture orientale a de
son côté son propre mythe pour expliquer la confusion des deux sexes. Le mythe
du dieu Atoum serait fondamental pour la question qui nous intéresse. Grand
corps privé de vie mais contenant celle-ci ainsi que tous les éléments du monde
et des divinités, Atoum va perdre son angoissante immobilité. C’est de sa main
active, par la masturbation, que ce dieu solitaire donnera forme à deux figures
jumelles, l’une mâle et l’autre femelle. Ce qui est intéressant à retenir dans ce
mythe et qui serait en rapport avec l’œuvre étudiée c’est la main créatrice de
deux entités différentes. La main devient alors un élément clef quand on aborde
la scène de la pâte à modeler, Laure crée de ses mains un sexe masculin pour se
l’approprier. Dès lors, nous pouvons placer ces deux mythes au cœur de l’œuvre
de Céline Sciamma.
L’intrigue nous est proposée dès les premières secondes du film. À
première vue, coiffure de garçon, de dos, le personnage central est introduit
comme de sexe masculin. Les minutes se suivent accentuant une forte
complicité père/fils mise en avant par la leçon de conduite (minute 02.10). On
nous montre ce que l’on veut faire paraître et non ce qui l’en est vraiment
(minute 01). Le sexe du personnage est délibérément caché durant la première
partie du film.
Le spectateur qui le regarde pour la première fois s’imagine que l’intrigue tourne
autour d’un garçon. Le film transmet une question existentielle de soi, de
l’acceptation de son corps mais surtout de ses limites.
Laure tente de dépasser les limites imposées par son corps, se limiter à
être une fille ne la tente guère. Son comportement pourrait être lié au fameux
« je pense donc je suis », elle pense être un garçon, elle se comporte comme tel,
alors aux yeux des autres elle réussit à arborer l’étiquette masculine. Le
dépassement de ces limites est mis en avant grâce à la scène de la pâte à modeler
où le mensonge change de statut, de jeu à obligation (minute 44.49).
15
« On ne naît pas femme on le devient »19, pour Simone De Beauvoir la
question ne se pose pas, quand on naît avec un sexe féminin on apprend à vivre
avec, à suivre les règles de la société qu’on nous apprend et à respecter des
frontières masculines. Dans le cas de Laure, faire partie du moule est
inenvisageable, elle se sent garçon alors elle veut l’être officiellement et fait tout
ce qu’elle peut pour nous le faire croire. Si ce n’est ses parents qui l’appellent
par son vrai prénom ou la vue de son corps nu à la sortie du bain, le spectateur
n’aurait pu affirmer que c’est une fille.
À la minute 22.55 on distingue deux manières de jouer avec son corps par
deux personnes censées être du même sexe. D’un côté la petite sœur en tain de
danser, de l’autre, Laure devant le miroir en train d’apprendre à cracher et
d’inspecter son corps. On est alors frappé voire choqué par la différence entre
les deux sœurs.
Dis maman, pourquoi je ne suis pas un garçon ?20
« On voit dans le musée antiqueSur un lit de marbre sculpté
Une statue énigmatique,D’une inquiétante beauté,
Est-ce un jeune homme ? Est-ce une femme ?Une déesse ou bien un dieu ?
L’amour ayant peur d’être infâmeHésite et suspend son aveu.
Pour faire sa beauté maudite,Chaque sexe apporta son don.
Tout homme dit : C’est Aphrodite !Toute femme dit : C’est Cupidon !
Sexe douteux, grâce certaine,On dirait ce corps indécis,
19 Simone de Beauvoir, Le Troisième Sexe I, Paris, Gallimard, 1949, p.p. 285 - 286. 20 Chanson de Mylène Farmer, « sans contrefaçon », 2001.
16
Fondu, dans l’eau de la fontaine,Sous les baisers de Samalcis »21.
Ce poème de Théophile Gautier s’adapte parfaitement au film notamment
à la première scène où le spectateur n’a aucun indice pour le guider à deviner le
sexe du personnage. Lorsqu’on découvre la nouvelle maison, on distingue le
parallèle mis entre les deux chambres des deux jeunes filles, celle de Laure est
bleue, celle de Jane est rose.
Laure pourrait ne pas avoir prétendu se faire passer pour un garçon si Lisa
ne l’avait pas prise pour tel, le « t’es nouveau ? » (minute 09.27) pourrait avoir
été l’élément déclencheur qui a fait que ce qui était enfoui fasse surface.
Tout ce qui fait référence à l’archétype fille est absent (pas de robe, pas de
cheveux longs) pour être remplacé par les aprioris masculins (jouer au foot,
cracher par terre, se bagarrer et porter une moustache). Laure se montre vigilante
sur la question, on apprend que sa couleur préférée est le bleu (la couleur des
garçons) (minute 05.26), elle va même jusqu'à changer le fil de sa clef sous
prétexte qu’il est rose (minute 17.40).
Le spectateur ne découvre que le personnage principal est une fille que
lors du bain (minute 14.54) sans quoi il serait encore dans le leurre crée par
Laure dont les attitudes sont principalement guidées par l’influence des pairs.
L’âge du personnage est un élément important dans les questionnements sur
l’identité corporelle, au sortir de l’enfance le corps change et impose de
nouvelles limites auxquelles il faut faire face, les assimiler et apprendre à vivre
avec. L’adolescence étant la période où la confusion entre le désir d’avoir et
celui d’être est a son apogée. L’intrigue tourne autour du regard d’autrui, et
quand le secret est percé les réactions sont mitigées mais non loin d’être
violentes (à partir de la minute 60)
21 Théophile Gautier, « Contralto », Emaux et Camées, Paris, Charpentier, 1872, pp. 51-52.
17
Cela aurait pu être différent si Laure était plus âgée, les conséquences
auraient été plus importantes mais le film traite plus d’une quête identitaire que
d’un changement de sexe.
Laure fait partie d’une catégorie de filles tiraillées entre leur nature de filles et
leur comportement masculin. Ses comportements pourraient refléter le malaise
de soi dont le père contribue à son insu. Il renforce l’image du garçon qui est en
elle quand par exemple il lui offre de la bière ou quand il lui dit qu’elle serait
une bonne joueuse de poker (minute 29.48). Même en intimité avec sa sœur,
elle est loin de se comporter comme une fille, on la voit venir en gros plan avec
une cape de super héro, jeu encore réservé aux garçons (minute 07).
Les études de Le Maner et Deleau22 montrent que les filles entre elles,
comme les garçons entre eux, privilégient l’usage de jouets déclarés conformes.
Mais en présence de filles, le garçon va choisir autant d’objets féminins que
masculins. Ils concluent que le choix d’objets masculins est imposé au garçon
par les autres garçons et que le choix d’objets féminins serait plus spontané et
moins lié à la représentation. Dès lors, la quête identitaire de Laure deviendrait
plus acceptable si l’on considère que la plupart des enfants de son nouveau
quartier sont des garçons « Toi qui traine toujours avec des garçons » (minute
16.06). Dans un milieu régit par une bande masculine (hormis Lisa), l’influence
des pairs devient un facteur important pour le comportement de l’adolescente.
L’appartenance à une bande semble développer et renforcer la culture
masculine, le modèle de la virilité. Sorti du cadre familiale et intégré au sein
d’une bande, il n’est plus question pour les garçons de se conduire comme des
filles qui deviendraient la risée de leurs camarades. Ces garçons, dont Laure suit
l’exemple, doivent se battre, jouer au foot et cracher par terre. Les filles sont
exclues de ces jeux.
« Tomboy » ou « Garçon manqué », si on prend l’expression au pied de la
lettre, deux interprétations sont possibles : d’un côté, l’idée d’une féminité ratée 22 Le Maner Gaïd, Deleau Michel. Choix d'objets et interactions entre pairs : comportements révélateurs d'un schéma de genre à 24 mois ?. In: Enfance. Tome 48 n°4, 1995. pp. 417-434.
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qui ne colle pas à ce qu’on attend d’une petite fille, de l’autre, l’idée qu’une
petite fille qui se comporterait plus comme ses camarades masculins serait un
garçon dans un corps de fille. Dans les deux cas, c’est un échec. L’expression
sous-entend alors qu’il n’y a qu’une seule manière d’être une fille: les filles
seraient contraintes à construire leur identité dans le manque, en opposition aux
garçons qui seraient, eux, autorisés à être actifs, aventureux, conquérants. En
d’autres termes : succomber aux limites du corps.
L’être humain est donc marqué par la société dans laquelle il évolue et par
la même contraint d’adopter un certain comportement, à savoir la soumission
aux valeurs sociales de cette même société. À ce propos, l’identité corporelle est
un processus dynamique qui répond aux changements et aux exigences du vécu
social, celui de la globalisation où les frontières se voient dépassées.
Ainsi l’identité sociale se nourrit de l’identité que l’individu développe
aux yeux des autres faces et aux nouveautés dues au changement de son corps.
Le travestissement, théorie révélatrice de désir
Notre sexe biologique ne serait pas plus déterminant que le fait d’être
grand ou petit, blond ou brun : notre identité féminine ou masculine n’aurait pas
grand chose à voir avec la réalité de notre corps. La cohérence entre sexe et
genre nous serait en fait imposée par la société. N’ayant pas le choix, chacun
intérioriserait dès son plus jeune âge le rôle qu’il est supposé tenir dans la
société comme femme ou comme homme.
Or, dans la société de plus en plus libérée qu’est la notre, nous sommes
confrontés à un phénomène qui intéresse un large pan des sciences humaines.
Ces dernières apportent l’idée que la morphologie physique ne suffit plus à
déterminer l’identité biologique de l’individu. Le milieu social y a son
importance, puisqu’accompagnant la croissance il parvient parfois à la déformer.
19
Ainsi né la distinction des genres qui permet une différentiation entre le
sexe biologique imposé à la conception sans aucun choix de l’individu et
l’identité sexuelle qu’il se crée au fil de sa vie. De là, la théorie du genre prend
de l’ampleur défiant les normes sociales.
Pour se faire elle doit déjouer les classifications qui définissent l’être humain sur
le plan biologique et, par extension social. Dès lors une identité sexuelle n’est
plus déterminée par la nature mais par l’état du désir humain.
Par ailleurs, la condition humaine exige que nous soyons toujours en
quête de notre identité et cela engendre dans certain ca un mélange des genres.
Dès lors la limite entre les deux sexes devient minime et nous parlons de
travestissement. Il nous vient alors à l’esprit une forme de comportement dont
nous trouvons la trace à tous les niveaux culturels de la société.
En plus de l’imitation du sexe opposé, le travestissement serait une mise en
opération d’une gestuelle représentative de l’objet imité. Ainsi, se travestir
impliquerait non seulement le changement d’apparence physique et corporelle
mais aussi de personnalité qui s’expliquerait dans al métamorphose de soi. Dans
ce cas le travestissement devient un désir d’exhiber son corps dans la forme que
l’individu aurait souhaité qu’elle lui soit attribuée naturellement.
Le corps et ses limites
« L’âme et le corps, hélas ! ils iront deux à deux,
20
Tant que le monde ira,-pas à pas-, côte à côte,Comme s’en vont les vers classiques et les bœufs,
L’un disant : « Tu fais mal ! », et l’autre : « C’est ta faute »,Ah ! misérable hôtesse, et plus misérable hôte !
Ce n’est vraiment pas vrai que tout soit pour le mieux »23
Lorsqu’on parle des êtres humains, le corps et l’esprit sont indissociables.
Le corps, cet objet biologique, définit un ensemble d’organismes vivant
rassemblant en cela la taille, les capacités physiques, et l’état physiologique de
l’être humain. Il est le lien, le pont-levis entre l’âme et l’esprit, c’est par lui que
passent les différentes sensations de l’humain : la fatigue, la douleur, la faim…
Le corps est le siège de l’activité sensuelle, des plaisirs et des désirs.
Suivant ces désirs, le corps humain peut représenter un ensemble
d’interrogations de l’individu sur lui-même, sa place dans le monde et sur ses
relations avec les autres. Le corps est, sans demi-mesure, le miroir du soi, des
convictions profondes de l’âme, le reflet des croyances personnelles de chaque
individu. En d’autres termes, il est notre première identité, celle qui définit à
quelle race nous appartenons et de quel genre nous faisons partie.
À cet égard, le rapport avec notre corps présenterait une éternelle énigme
car il s’avère être complexe et compliqué impliquant une certaine confrontation
entre la haine et le désir, entre ce que nous voulons et ce que nous avons. Cette
maison de notre âme pourrait être gênante parfois, voire inquiétante, car elle
dévoilerait souvent, que ce soit par expressions ou par douleurs, ce que nous
souhaiterions cacher.
Cette situation conflictuelle engendre un débat entre l’âme et le corps où
la première doit avoir gain de cause sur le second pour que ce dernier gagne,
socialement parlant, le statut de « normal », ce qui fait que les pulsions et les
désirs ne sont jamais tout à fait satisfaits. Le corps n’aurait alors d’autres choix
que de défier sans cesse les limites imposées par la raison. En d’autres termes ; 23 Alfred de Musset, Namouna, (1833), poésie complète, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957,
p. 243.
21
le corps est un acteur passif qui réclame son droit d’expression depuis l’arrière
plan, tentant de passer outres les chaines morales, éducatives, sociales ou
religieuses que nous lui imposons par le biais de note âme. La raison s’adapte à
l’environnement, fixant des limites au corps pour le faire taire et créant ainsi des
frontières dont le but est d’encadrer le corps pour le faire oublier. Ces limites
déterminent notre identité et nos capacités à entrer en relation avec les autres.
Notre corps serait un objet « entre nos mains » que nous nous devons de
bien façonner pour qu’il renvoie la meilleure image de nous, mais ne se laissant
pas aisément faire il proteste souvent contre le rôle que nous lui faisons
endosser.
Les sciences humaines proposent l’appellation « d’effet de miroir » qui
représente un véhicule majeur dans la représentation de nous-mêmes. Cet effet
aurait son importance à l’âge sensible de l’adolescence où les jeunes sont
fascinés par leur corps, découvrant les limites imposées à leur corps et se
trouvent angoissés lorsqu’il s’agit de faire face à la réalité.
Les sciences humaines le rappellent : le « stade du miroir » nous renvoie à
notre propre question : qui vais-je être ? Que vais-je faire, moi ? Je ne peux pas
vivre confondu avec l’image de l’autre, il me faut avancer avec moi et avec
l’autre. Le miroir nous renvoie la figure de nous-mêmes avec laquelle nous
devons un jour ou l’autre nous expliquer, débattre, pour accéder à notre parole
propre. Il n’est pas étonnant alors de franchir certaines limites pour trouver les
réponses à nos questions allant parfois même à toucher la peau d’un autre.
L’aspect psychologique du corps
22
« Le corps est le pire des traîtres, sans demander l'avis de l'intéressé, il livre bêtement à des yeux étrangers des indices irréfutables : âge, sexe, féconde pas féconde ? Pubère, il m'a
rendu inapprochable, dans le royaume des hommes je suis LA souillure… »24
Considéré comme le socle de nos émotions, notre corps va essayer
d’interpréter tous les changements qui s’y opèrent pour les accepter, ou pas.
C’est au contact du monde extérieur qu’il réalise sa propre existence et
s’imprègne avec son ‘’être’’ permettant de se différencier des autres, c’est ce
que les psychologues désignent comme « la Représentation conceptuelle chez
l’enfant et conscience de soi ». Selon, l’inventeur de ce dogme, Henri Wallon25,
l’image que l’enfant a de son corps ainsi que de ses différentes fonctions passe
obligatoirement par le miroir. Nous rencontrons ce phénomène dans l’œuvre
étudiée lorsque Laure, après avoir assisté à un match de football et avoir observé
le comportement des garçons, se retrouve devant le miroir à examiner son corps
(minute 22.53).
Selon les échanges avec l’environnement physique, familial et social, la
confiance en soi peut se développer ou, au contraire, être contrariée. Cette partie
de nous-mêmes que nous n'aimons pas ou que nous essayons d’occulter, peut
générer des complexes. Ne pas accepter son corps est une frustration qui peut
nuire à notre vie sociale. Tomboy touche alors au fondement même de la
personnalité et se présente comme un spécimen propice à la recherche d’identité,
suivant la théorie de l’androgyne. Laure recherche sa part de masculinité non 24 Nina Bouraoui, La voyeuse interdite, Paris, Gallimard, 1991, p.61.25 Philosophe, psychologue, neuropsychiatre, pédagogue et homme politique français.
23
pas dans un autre être mais dans le sien, sans pour autant changer ou quitter sa
propre âme. Depuis la nuit des temps, de la mythologie à l’histoire, la femme a
dû s’approprier une apparence masculine pour se sentir à l’aise, sans pour autant
tomber dans l’homosexualité.
La nostalgie de cette harmonie entre les sexes perdue, le rêve d’une fusion
entre le principe mâle et le principe femelle à reconquérir, donne lieu à plusieurs
hypothèses et réflexions sur les rapports que nous avons avec nous-mêmes et
avec les autres. La perfection spirituelle consiste alors à retrouver en soi-même
cet hermaphrodisme original où s’unissent perfection amoureuse et esthétique,
l’un et son double.
Ainsi nous rejoignons la théorie de Gisèle Freund26 selon laquelle aucun
individu ne peut se voir tel que les autres l’aperçoivent mais peut néanmoins
arranger son image pour refléter l’identité qu’il veut s’approprier : « Personne ne
se voit tel qu'il paraît aux autres. Nous habitons notre visage sans le voir, mais
nous exposons cette partie du corps au premier venu qui nous croise dans la
rue»27.
L’interrogation sur la possibilité humaine de l’harmonie retrouvée crée
l’ambigüité de l’inversion des principes féminins et masculins et ainsi un
renversement des rôles. Cet inlassable balancement entre les genres caractérise
plusieurs œuvres culturelles, notamment littéraire, où les femmes ont des idées
mâles et une apparence masculine très prononcée. Citons à titre d’exemples :
l’ombre de moustache et les poignets épais de Madame Arnoux dans
l’Education Sentimentale, « l’air hautain et presque masculin » de Mathilde de
la mole dans Le Rouge et Le Noir.
« L’habit ne fait pas le moine »
26 Photographe française d'origine allemande.27 Gisèle Freund, Mémoire de L’œil, Paris, Le Seuil, 1977.
24
« Notre façon de nous habiller parle : de nous, de notre histoire, de nos désirs
conscients ou inconscients. Nos vêtements portent aussi la trace de nos sentiments »28.
D’un besoin naturel à une dimension culturelle, l’habillement est une
donnée importante dans l’affirmation de l’identité sexuelle. L’image de soi
prend sa source dans la représentation psychique de notre présence physique.
Elle se trouve à mi-chemin de ce que nous intériorisons et de ce que nous
extériorisons. Elle dit comment l'on se voit, et donc comment on aimerait que les
autres nous voient. Construire une image de soi, c’est exprimer et coordonner
ces deux images. Cette construction ne peut ignorer le passage par notre aspect
vestimentaire. Sous leur apparente futilité, nos vêtements parlent de l’image de
soi, du rapport à l’autre, de nos désirs plus ou moins conscients mais aussi
d’émotions. L’habit est le premier message que nous livrons de nous-mêmes, la
partie de notre intimité que nous choisissons de montrer.
Dans le cas de Tomboy, les choix vestimentaires de Laure sont très
expressifs. Le contraste garçon/fille, Laure/Jane passe essentiellement par le
short rouge et le tutu rose (minute 07.27). Le vêtement permet de maîtriser son
apparence physique au moment où le corps adolescent commence à changer. Par
ailleurs, l’héroïne mets un point d’honneur à garder son apparence masculine,
notamment « jusqu’au bout des cheveux », on peut remarquer à cet égard la
complicité dans le mensonge avec la petite sœur qui réalise la coupe (minute
54.27) « Tu coupes pas trop pour pas que maman les voit ». Dans ce contexte,
nous ne pouvons pas parler de travestissement car, pour cela il faudrait qu’il
y’ait un déguisement complet du sexe. Or, l’âge de Laure (au sortir de l’enfance,
n’ayant pas encore de poitrine visible) lui permet aisément de se faire passer
pour un garçon sans autres changements que les habits.
28 Catherine Joubert et Sarah Stern, Déshabillez-moi, Paris, Hachette littératures, 2005.
25
Le choix de l’identité est accentué par les parents, malgré eux, comme
nous pouvons le constater à la minute 41.09 lorsque la mère remarque le
maquillage de sa fille sans pour autant l’encourager à suivre le chemin féminin.
David Bowie, l’androgyne moderne révolutionnaire de mode
De par son look extravagant, David Bowie a acquit, sans le vouloir peut-
être le statut d’icône androgyne, bisexuel et homosexuel. Son corps, les traits
fins de son visage, tout dans sa morphologie renvoie à l'image d'un être
androgyne, dont nous ne pouvons déterminer le genre, et ce qu'il soit vêtu d'un
costume ou d'une robe. Il aura eu l’art et la manière de créer l’ambigüité
sexuelle qui sera sa marque de fabrique.
29
Dans cette couverture Bowie pose en odalisque, dans une robe de satin
imprimé, de longs cheveux permanentés, des bottes de cuir noir; telle une
femme à première vue. Il se joue de sa bisexualité et confond parfaitement les
genres.
29 «David Bowie is» l’androgyne de «The Man who sold the World», La pochette de l'album «The Man Who
Sold the World» dans 20 Minutes, 27.02.2015.
26
Peu d’artiste ont donc réussi la maîtrise du jeu de rôle, la plupart ont un seul
visage contrairement à Bowie. Ce qui, de plus, le rend unique, ce sont toutes ces
vies qu'il a vécues tout au long de ses 50 années de carrière. Mais ces
personnalités (plus particulièrement The Thin White Duke, Ziggy Stardust,
Major Tom et Aladdin Sane) étaient plus que des personnalités de scène.
Pendant de longues périodes, elles ont défini Bowie l'homme.
Son corps, David Bowie le malmène, le donne en spectacle, suscitant l’émoi
d’une société britannique encore conservatrice. Le nom de David Bowie est
alors sur toutes les lèvres, dont celles d’Isabelle Adjani, qui chantera grâce à la
plume de Serge Gainsbourg « Beau oui comme Bowie ».
Ainsi, née la tendance « homme en jupe » qui inspire les plus grands
créateurs de mode, notamment Jean-Paul Gautier, Yves Saint Laurent et
Givenchy avec sa collection « Confusion des genres ». Plus sobrement, nous
rencontrons ce genre tous les jours dans les rues chez les gens dits « normaux »
sans que l’idée de travestissement y soit pour quelque chose à travers le look
masculin/féminin. La mode devient unisexe, Americain Apeal crée en 2012
l’opération Gay O.K en faveur du mariage pour tous et remet en cause la
définition essentielle qui associe genre et sexe biologique.
Le style androgyne n’est pas tout simplement de la mode, c’est surtout un
mode de vie. À travers ce look, les femmes expriment une nouvelle personnalité,
surtout cela leur permettait de se libérer d’un stéréotype qui les condamnaient
aux stigmates du « roses ».
Par ailleurs, nous remarquons la croissance d’apparition de mannequins
transgenre sur les podiums. Nous avons souvent entendu de Coco Chanel que la
mode est unisexe, ceci parce que la mode est androgyne. De fait, la vogue des
modèles transsexuels n’est qu’un effet d’époque en lien avec les technologies du
changement de genre et de nombreux modèles actuels fascinent par leur
androgynie et leurs aptitudes à poser pour les deux genres : masculin et féminin.
27
Eléments bibliographiques
AUDE, Michel, Les Troubles De L’identité Sexuée, Paris, Armand Colin, 2006.
BOURAOUI, Nina, Garçon Manqué, Paris, Stock, 2000.
28
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1976.
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PROULX, Annie, Brokeback Mountain, New York, scribner, 2005.
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ROUYER, Véronique, Construction de l'identité sexuée, Paris, Armand Colin, 2007.
WESTEN, Drew, Psychologie: pensée, cerveau et culture, Paris, DeBoeck, 2000.
29