les fondements d’une guerre nouvelle rhodes et otrante en 1480

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45 L’émotion que suscitèrent en Europe les ultimes cam- pagnes de Mehmet II à Rhodes et en Italie du Sud fut considérable, car, en 1480, elles semblaient préluder à une sorte d’assaut final des Turcs contre la Chrétienté. Les deux guerres de Rhodes et d’Otrante sont bien sûr très liées, mais par une facétie de l’historiographie tradi- tionnelle, elles sont presque toujours étudiées indépen- damment l’une de l’autre. La guerre d’Otrante suscita, dès la fin du XV e siècle, une très intense production historiographique. La prise et la destruction d’une cité italienne, le massacre ou la déportation de toute sa population constituaient un trau- matisme majeur et durable. Le dossier de béatification des Martyrs de la ville contribua également à développer une véritable Légende d’Otrante 1 . L’émotion à la fois patriotique et religieuse suscitée par l’événement eut ainsi pour conséquence d’éclipser, en Italie du moins, des sièges similaires, antérieurs * Cet article représente la version complète et développée d’une communication prononcée au colloque La battaglia nel Rinascimento meridionale. Moduli narrativi tra parole e immagini (Naples-Teggiano, 13-17 avril 2010), dir. Giancarlo Abbamonte, Joana Barreto, Teresa d’Urso, Alessandra Perriccioli-Saggese et Francesco Senatore (le texte est à paraître sous le titre de Rhodes et Otrante en 1480. Les leçons de sièges parallèles). 1 Sur la guerre d’Otrante, voir l’ouvrage classique de Kenneth M. Setton, The Papacy and the Levant (1204-1571), t. II : The Fifteenth Century, Philadelphie, Memoirs of the American philosophical so- ciety (t. 127), 1978, chap. 10 : Sixtus IV and the turkish occupation of Otranto (1471-1480) et chap. 12 : Sixtus IV and the recovery of Otranto (1480-1484), p. 314-345, 364-380. Notre connaissance des événements a profondément été renouvelée par une série de travaux récents : Otranto, 1480. Atti del Convegno internazionale di studio promosso in occasione del V centenario della caduta di Otranto ad opera dei Turchi (Otrante, 19-23 mai 1980), dir. Cosimo Damiano Fonseca, Galatina, 1985, 2 vol. ; Lucia Gualdo Rosa, Isabella Nuovo et Domenico Defillipis, Gli Umanisti e la guerra otrantina, Bari, 1982 ; Donato Moro, Hydruntum. Fonti, documenti e testi sulla vicenda otrantina del 1480, Tarente, 2002 ; La conquista turca di Otranto (1480) tra storia e mito. Atti del convegno internazionale di studio (Otrante-Muro Leccese, 28-31 mars 2007), dir. Hubert Houben, Galatina, 2008. Le grand nombre de textes publiés dans ces derniers ouvrages s’avère particulièrement précieux et permet de complé- ter l’exceptionnelle collecte réalisée au XIX e siècle par C. Foucard, « Fonti di storia napoletana nell’Archivio di Stato in Modena. Otranto nel 1480 e nel 1481 », Archivio storico per le province napoletane, VI (1881), p. 74-176 et 609-628. comme celui de Nègrepont, tombé aux mains des Turcs en 1470 2 , ou strictement contemporain comme celui de Rhodes 3 . Loin d’être une affaire isolée, imprévisible et presque incompréhensible, l’attaque d’Otrante s’intégrait aux vastes conceptions stratégiques de Mehmet II. Ce der- nier avait en effet prévu d’achever sa conquête de l’an- cien monde grec : après Constantinople et Trébizonde, il avait grignoté les îles de l’Égée, et depuis qu’il possédait une fenêtre sur l’Adriatique, il rêvait d’occu- per l’ancienne Grande Grèce, dont Otrante eût été la porte d’entrée 4 . La conquête de Rome et de l’Italie tout entière aurait été entreprise dans la foulée. Tout puissants sur la terre, les Turcs ne possédaient pas de véritable tradition maritime, et les grandes puissances navales 2 Sur l’affaire de Nègrepont, voir en particulier Setton, The Papacy…, op. cit., t. II, chap. 9 : Paul II, Venice and the Fall of Negroponte (1464-1471), p. 271-313. Marios Philippides a édité et traduit en an- glais les relations de Giacomo Rizzardo et Jacopo dalla Castellana, dans Mehmed II the Conqueror, and the Fall of the Franco-Byzantine Levant to the Ottoman Turks : Some Western Views and Testimonies, Tempe (Arizona), 2007, p. 219-259. 3 Sur le siège de Rhodes : Eric Brockman, The two sieges of Rhodes, 1480-1522, Londres, 1969 ; Setton, The Papacy…, op. cit., t. II, chap. 11 : Pierre d’Aubusson and the first siege of Rhodes (1480), p. 346-363 ; Jean-Bernard de V aivre : « Autour du grand siège de 1480. Descriptions de Rhodes à la fin du XV e siècle », Bulletin de la Société de l’histoire et du patrimoine de l’ordre de Malte, n° 22 (2009), p. 219-244. Le meilleur récit contemporain du siège est connu sous le titre d’Histoire journalière du siège de Rhodes [désormais HJ] (Paris, BnF, Dupuy 255), mais la relation la mieux diffusée fut la Obsidionis Rhodie urbis Descriptio de Guillaume Caoursin, vice-chancelier de l’Ordre et secrétaire du grand maître Pierre d’Aubusson, qu’on citera ici à partir de l’édition vénitienne : Obsidionis Rhodie urbis Descriptio ([Venise, Erhard Ratdolt, 1480]) [désormais Descriptio] ; mais pour l’iconographie, on se reportera à la série de miniatures du ms. Lat. 6067 de la BnF. Jean-Bernard de Vaivre et moi-même préparons l’édition scientifique et comparée des différentes relations du siège pour les Éditions Droz (à paraître 2011). 4 Sur la stratégie de Mehmet II, voir René Grousset, L’empire du Levant. Histoire de la question d’Orient, Paris, 1946, p. 640- 642 ; et surtout Franz Babinger, Mahomet II le Conquérant et son temps (1432-1481). La grande peur du monde au tournant de l’his- toire, trad. de l’all., Paris, 1954, livre VI. Vers 1480, Laurent le Magnifique fit faire pour Mehmet II une médaille où l’on pouvait lire ses « titres » : « Mahumet Asie ac Trapesunzis Magneque Gretie imperat[or] », ce qui ressemble bien à une invitation à venir conqué- rir l’Italie du Sud (ibid., p. 474-476). LES FONDEMENTS D’UNE GUERRE NOUVELLE RHODES ET OTRANTE EN 1480*

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L’émotion que suscitèrent en Europe les ultimes cam-pagnes de Mehmet II à Rhodes et en Italie du Sud fut considérable, car, en 1480, elles semblaient préluder à une sorte d’assaut final des Turcs contre la Chrétienté. Les deux guerres de Rhodes et d’Otrante sont bien sûr très liées, mais par une facétie de l’historiographie tradi-tionnelle, elles sont presque toujours étudiées indépen-damment l’une de l’autre.

La guerre d’Otrante suscita, dès la fin du XVe siècle, une très intense production historiographique. La prise et la destruction d’une cité italienne, le massacre ou la déportation de toute sa population constituaient un trau-matisme majeur et durable. Le dossier de béatification des Martyrs de la ville contribua également à développer une véritable Légende d’Otrante1.

L’émotion à la fois patriotique et religieuse suscitée par l’événement eut ainsi pour conséquence d’éclipser, en Italie du moins, des sièges similaires, antérieurs

* Cet article représente la version complète et développée d’une communication prononcée au colloque La battaglia nel Rinascimento meridionale. Moduli narrativi tra parole e immagini (Naples-Teggiano, 13-17 avril 2010), dir. Giancarlo Abbamonte, Joana Barreto, Teresa d’Urso, Alessandra Perriccioli-Saggese et Francesco Senatore (le texte est à paraître sous le titre de Rhodes et Otrante en 1480. Les leçons de sièges parallèles).

1 Sur la guerre d’Otrante, voir l’ouvrage classique de Kenneth M. Setton, The Papacy and the Levant (1204-1571), t. II : The Fifteenth Century, Philadelphie, Memoirs of the American philosophical so-ciety (t. 127), 1978, chap. 10 : Sixtus IV and the turkish occupation of Otranto (1471-1480) et chap. 12 : Sixtus IV and the recovery of Otranto (1480-1484), p. 314-345, 364-380. Notre connaissance des événements a profondément été renouvelée par une série de travaux récents : Otranto, 1480. Atti del Convegno internazionale di studio promosso in occasione del V centenario della caduta di Otranto ad opera dei Turchi (Otrante, 19-23 mai 1980), dir. Cosimo Damiano Fonseca, Galatina, 1985, 2 vol. ; Lucia Gualdo Rosa, Isabella Nuovo et Domenico Defillipis, Gli Umanisti e la guerra otrantina, Bari, 1982 ; Donato Moro, Hydruntum. Fonti, documenti e testi sulla vicenda otrantina del 1480, Tarente, 2002 ; La conquista turca di Otranto (1480) tra storia e mito. Atti del convegno internazionale di studio (Otrante-Muro Leccese, 28-31 mars 2007), dir. Hubert Houben, Galatina, 2008. Le grand nombre de textes publiés dans ces derniers ouvrages s’avère particulièrement précieux et permet de complé-ter l’exceptionnelle collecte réalisée au XIXe siècle par C. Foucard, « Fonti di storia napoletana nell’Archivio di Stato in Modena. Otranto nel 1480 e nel 1481 », Archivio storico per le province napoletane, VI (1881), p. 74-176 et 609-628.

comme celui de Nègrepont, tombé aux mains des Turcs en 14702, ou strictement contemporain comme celui de Rhodes3.

Loin d’être une affaire isolée, imprévisible et presque incompréhensible, l’attaque d’Otrante s’intégrait aux vastes conceptions stratégiques de Mehmet II. Ce der-nier avait en effet prévu d’achever sa conquête de l’an-cien monde grec : après Constantinople et Trébizonde, il avait grignoté les îles de l’Égée, et depuis qu’il possédait une fenêtre sur l’Adriatique, il rêvait d’occu-per l’ancienne Grande Grèce, dont Otrante eût été la porte d’entrée4. La conquête de Rome et de l’Italie tout entière aurait été entreprise dans la foulée. Tout puissants sur la terre, les Turcs ne possédaient pas de véritable tradition maritime, et les grandes puissances navales

2 Sur l’affaire de Nègrepont, voir en particulier Setton, The Papacy…, op. cit., t. II, chap. 9 : Paul II, Venice and the Fall of Negroponte (1464-1471), p. 271-313. Marios Philippides a édité et traduit en an-glais les relations de Giacomo Rizzardo et Jacopo dalla Castellana, dans Mehmed II the Conqueror, and the Fall of the Franco-Byzantine Levant to the Ottoman Turks : Some Western Views and Testimonies, Tempe (Arizona), 2007, p. 219-259.

3 Sur le siège de Rhodes : Eric Brockman, The two sieges of Rhodes, 1480-1522, Londres, 1969 ; Setton, The Papacy…, op. cit., t. II, chap. 11 : Pierre d’Aubusson and the first siege of Rhodes (1480), p. 346-363 ; Jean-Bernard de Vaivre : « Autour du grand siège de 1480. Descriptions de Rhodes à la fin du XVe siècle », Bulletin de la Société de l’histoire et du patrimoine de l’ordre de Malte, n° 22 (2009), p. 219-244. Le meilleur récit contemporain du siège est connu sous le titre d’Histoire journalière du siège de Rhodes [désormais HJ] (Paris, BnF, Dupuy 255), mais la relation la mieux diffusée fut la Obsidionis Rhodie urbis Descriptio de Guillaume Caoursin, vice-chancelier de l’Ordre et secrétaire du grand maître Pierre d’Aubusson, qu’on citera ici à partir de l’édition vénitienne : Obsidionis Rhodie urbis Descriptio ([Venise, Erhard Ratdolt, 1480]) [désormais Descriptio] ; mais pour l’iconographie, on se reportera à la série de miniatures du ms. Lat. 6067 de la BnF. Jean-Bernard de Vaivre et moi-même préparons l’édition scientifique et comparée des différentes relations du siège pour les Éditions Droz (à paraître 2011).

4 Sur la stratégie de Mehmet II, voir René Grousset, L’empire du Levant. Histoire de la question d’Orient, Paris, 1946, p. 640-642 ; et surtout Franz Babinger, Mahomet II le Conquérant et son temps (1432-1481). La grande peur du monde au tournant de l’his-toire, trad. de l’all., Paris, 1954, livre VI. Vers 1480, Laurent le Magnifique fit faire pour Mehmet II une médaille où l’on pouvait lire ses « titres » : « Mahumet Asie ac Trapesunzis Magneque Gretie imperat[or] », ce qui ressemble bien à une invitation à venir conqué-rir l’Italie du Sud (ibid., p. 474-476).

Les fondements d’une guerre nouveLLe

rhodes et otrante en 1480*

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occidentales – Venise, Rhodes et le royaume de Naples en particulier – avaient les moyens d’entraver sérieusement leur expansion. Mehmet II avait évité de les attaquer simultanément, mais la fin de la longue guerre vénéto-turque, en 1479, lui laissait désormais les mains libres à l’égard des deux autres.

Il convient donc de replacer la « guerre d’Otrante » dans un contexte plus général, et d’étudier les deux sièges qu’a subis la ville – le premier mené par les Turcs, le second par les Aragonais – en rapport avec celui de Rhodes. Les tactiques à l’œuvre sont en effet similaires et permettent de mieux appréhender cette période-char-nière où la poliorcétique se renouvelle en profondeur avec le développement de l’artillerie à poudre. Les Ottomans, les Hospitaliers, les Vénitiens et les Aragonais, acteurs de ces conflits, expérimentent les possibilités offertes par des techniques en plein essor – l’artille-rie, la fortification, la marine, mais aussi l’imprimerie. C’est une guerre très moderne qui se joue dans les an-nées 1470-1480, mais qui, malgré sa violence, demeure tâtonnante. La profusion de textes publiés à l’occasion des sièges d’Otrante et de Rhodes permet en tout cas de proposer une lecture parallèle de ces événements et de réfléchir aux leçons qu’en ont tirées les contem-porains.

ContexteLes guerres de 1480, qui semblent annoncer le

triomphe définitif des Turcs en Méditerranée, doivent être restituées dans un contexte global, et les sièges d’Otrante et de Rhodes ne peuvent s’étudier isolément.

La maîtrise de l’archipel et la guerre vénitienne

Au XVe siècle, l’empire ottoman restait fondamenta-lement continental. L’armée turque continuait à rempor-ter ses principales victoires sur la terre ferme, mais l’oc-cupation méthodique des anciens territoires byzantins, de l’Asie Mineure aux Balkans posa très tôt le problème de la maîtrise des mers. Or, les mers grecques étaient depuis longtemps déjà aux mains des puissances occidentales : les Républiques de Gênes et de Venise, les chevaliers de l’Hôpital repliés sur Rhodes et dans le Dodécanèse, sans oublier quelques principautés franques, dont Chypre constituait la plus importante. Ces îles ainsi que des ports fortifiés sur le continent, comme Coron et Modon en Grèce ou le château Saint-Pierre en Asie Mineure, offraient des refuges sûrs aux navires occidentaux, aussi bien de commerce que de guerre, et gênaient considéra-blement les lignes de liaison de l’empire ottoman. Les sultans avaient certes développé une marine de guerre, largement inspirée des navires occidentaux, mais celle-ci demeura, tout au long du siècle, inférieure en qualité à

ce que pouvaient aligner les puissances européennes, et Venise au premier chef.

Mehmet II, conscient de ses faiblesses, essaya donc de profiter de la profonde division des États chrétiens, pour les vaincre les uns après les autres, et il s’en prit d’abord à l’ennemi le plus redoutable : Venise. Il s’agit là de l’une des plus longues guerres du siècle, puisqu’elle dura seize ans (1463-1479). La résistance vénitienne fut remarquable et acharnée, mais les Turcs finirent quand même par s’emparer d’un certain nombre de positions stratégiques, dont l’île d’Eubée – ou Nègrepont – à la suite d’un siège particulièrement sanglant (été 1470)5. Durant ces années, les Turcs utilisèrent plus leur flotte pour transporter des troupes et les débarquer sur certaines îles convoitées que pour mener une véritable guerre sur mer6 ; et ils n’allaient pas procéder autrement dans le cas de Rhodes et d’Otrante.

En 1479, Venise exsangue fut contrainte à une paix peu glorieuse. Les Turcs disposaient désormais d’une véritable fenêtre sur l’Adriatique, puisqu’ils avaient mis la main sur la plupart des îles ioniennes à l’excep-tion de Corfou, et des ports fortifiés de Scutari et de Valona7. Quelles que fussent ses prochaines campagnes, Mehmet II savait que la flotte vénitienne n’interviendrait pas : il pouvait donc se retourner contre les chevaliers de Rhodes et le royaume de Naples, qui, du côté de l’Occi-dent, représentaient ses adversaires les plus redoutables.

L’impossible coordination ottomane

Les campagnes de 1480 posent des problèmes qui n’ont jamais été totalement résolus. Jusque-là, Mehmet II avait isolé avec soin ses ennemis pour mieux les abattre et, soudain, il se lança dans plusieurs campagnes simultanées aux quatre coins de son empire. Il s’en prit en effet à la fois aux sultanats turcs d’Asie Mineure, encore indépendants, ainsi qu’à l’île de Rhodes, à la Dalmatie et à la Pouille8. Ces offensives, si elles témoignent sans aucun doute de l’immense potentiel de cette puissance militariste qu’était l’empire ottoman, révèlent aussi l’orgueil et l’incohérence de celui qui le dirigeait.

5 Sur cette guerre et ses conséquences : Roberto Lopez, « Il prin-cipio della guerra veneto-turca nel 1463 », Archivio Veneto, 5e ser., t. 15 (1934), p. 45-131 ; Freddy Thiriet, La Romanie vénitienne au Moyen Age : le développement et l’exploitation du domaine colonial vénitien (XIIe-XVe siècles), Paris, 1975, p. 385-391, 435-439. Sur le siège de Nègrepont, voir supra n. 2.

6 C’est exactement ce qui se passa à Nègrepont en 1470.7 Sur l’importance stratégique de Valona : Paul Durrieu, « Valona,

base d’une expédition française contre les Turcs projetée par le roi Charles VIII (1494-1495) », Comptes-rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 59e année (1915), n°2, p. 181-190.

8 En juillet 1480, des bandes de Turcs ravagèrent la Carniole, la Carinthie et la Styrie, ainsi que la Dalmatie, certaines pillèrent la région de Raguse, tandis que d’autres s’attaquaient au sud-est de l’Anatolie (Babinger, Mahomet II…, op. cit., p. 488-491).

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rhodes

La première campagne, et la plus importante, reste celle de Rhodes. L’île représentait en effet une épine dans le pied pour les Turcs : les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem dominaient le Dodécanèse et, grâce à leur flotte corsaire, ils faisaient peser une menace permanente sur toutes les côtes de l’empire9. En outre, ils bloquaient les routes maritimes en direction de l’Égypte, également menacée par les Ottomans, ce qui explique d’ailleurs qu’à la fin du XVe siècle, le soudan ait cherché à se rapprocher des Hospitaliers10.

Dès l’hiver 1479-1480, les Turcs avaient testé les défenses de l’île11 et obtenu des renseignements grâce à leurs espions12. Le 22 ou 23 mai, une flotte estimée à 160 voiles commença à débarquer 70 000 hommes environ13, sans doute en plusieurs traversées – des chiffres très comparables à ceux de l’attaque de Nègrepont dix ans plus tôt. Les envahisseurs firent aussitôt une démonstration de force devant les murailles de la ville, et leur cavalerie se répandit dans la campagne pour razzier les villages14, mais le siège proprement dit ne se mit en place que peu à peu : c’est seulement à partir du 29 mai qu’une première batterie de bombardes se mit à pilonner la tour Saint-Nicolas, un fort isolé hors de la ville, qui défendait à la fois

9 Nicolas Vatin propose une excellente synthèse sur l’ordre de l’Hôpital à cette période : Rhodes et l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, Paris, 2000.

10 Le 8 juillet 1480, « ariva au port une fuste, laquelle venoit de Surrie, que le grant souldan envoyoit à Monsr en luy faisant savoir tant par lectres comme pour bouche que, s’il avoit affaire d’or, d’argent ne vituailles ou secours de gens, qui luy envoyeroit, et si besoing estoit, luy envoyroit son cappitaine de son pays, disant que es pays de par dela avoit .xvi. navez de Chrestiens, lesquelles il nolligeroit et payeroit à ses despens pour nous venir secourir » (HJ, ff. 71v-72r).

11 Setton, The Papacy…, op. cit., t. II, p. 348-349.12 « Et pour myeulx et pour plus aysement venir à son intencion

a environ trois ans qu’il [Mehmet II] envoya en Rhodes ung ambas-sadeur soy faignant de traicter paix par telle condicion que l’on luy donnast chascun an quelque peu de tributh […]. Celuy ambassadeur secretement se informa de la disposicion de Rhodes pour en faire à son maistre rapport » (HJ, fol. 12). Le sultan envoya ensuite quérir trois hommes qui connaissent bien l’île, et qui furent chargés d’aller y préparer quelque trahison, mais ils furent démasqués par les che-valiers (ibid., ff. 13v-14v).

13 Ce sont les chiffres que donne Pierre d’Aubusson, dans sa lettre circulaire envoyée à toutes les commanderies d’Occident pour leur réclamer de l’aide (Rhodes, 28 mai 1480. La Valette, Bibliothèque nationale, Archives de l’ordre de Malte, Libri Bullarum, AOM 387, ff. 16v-17v). Cette lettre a été plusieurs fois publiée, mais de façon fautive (la plupart des auteurs lisent par exemple 109 au lieu de 160 voiles). Domenico Malipiero est le seul auteur à chiffrer précisément l’armée turque, qui aurait compté 60 000 hommes, dont 50 000 com-battants, ainsi que la flotte, estimée à 104 voiles et 30 000 hommes (Annali Veneti dall’anno 1457 al 1500, ordinati e abbreviati dal se-natore Francesco Longo, éd. A. Sagredo, Archivio storico italiano, ser. I, t. 7 (1843-1844), p. 129). La date du 23 mai est donnée expli-citement par Mary du Puis (le Siege de Rodes, Lyon, [v. 1480-1481], fol. 4v), Jacopo de Curti (De urbis Collosensis obsidione a Turcis tentata, anno 1480, 23 maii, Venise, [v. 1480], fol. 2r) et Malipiero (Annali…, op. cit., p. 124).

14 Descriptio, fol. 4v. L’Histoire journalière, qui ne commence vraiment qu’à la date du 26 mai, ne parle pas de ces escarmouches.

un petit port annexe – le Mandraki – et l’accès à la rade principale15. Il s’agissait évidemment de parachever le blocus de la ville en l’empêchant de recevoir des renforts par voie de mer, mais sans doute aussi de prendre ce qui apparaissait comme un point faible des fortifications. Après un pilonnage ininterrompu, la tour fut assaillie par deux fois, dans la nuit du 8 au 9 juin16, et le 18 suivant17. En vain. Les Turcs concentrèrent alors leurs efforts sur la muraille d’Italie, de l’autre côté de la ville : battue sans interruption par 8 ou 9 bombardes, elle subit, à l’aube du 27 juillet, un assaut général, qui fut repoussé18. D’après Guillaume Caoursin, les Turcs auraient compté depuis le début des opérations 9 000 morts et plus de 15 000 blessés19 : un homme sur trois aurait donc été mis hors de combat à cette date – si l’on estime que l’armée ottomane comptait environ 70 000 combattants. Numériquement, les Turcs gardaient l’avantage, mais leur moral devait se trouver au plus bas. Le bruit courait en outre de l’arrivée prochaine de navires chrétiens de secours20. De fait, le 10 août, alors que la retraite avait déjà commencé, deux nefs napolitaines firent leur apparition21 (fig. 1). Écœurés, les Turcs levèrent le camp de manière définitive le 18 août22.

otrante

Pendant que durait le siège de Rhodes, les Turcs manœuvraient également du côté de l’Adriatique : des troupes menaçaient les possessions vénitiennes de l’Istrie, tandis que des contingents s’en allaient ravager les parties chrétiennes des Balkans et poussaient jusqu’en Autriche23. Le pacha Gedük Ahmed, gouverneur de Valona, avait convaincu Mehmet II qu’une attaque sur les Pouilles serait chose aisée, puisque les Turcs occupaient déjà les côtes orientales du canal d’Otrante ainsi qu’une partie des îles ioniennes – Céphalonie et Sainte-Maure24. Des troupes avaient commencé à se rassembler dans la

15 Caoursin évoque le bombardement (Descriptio, ff. 4v-6r) et une miniature montre l’effondrement partiel de la tour (BnF, Lat. 6067, fol. 26r). Pour le détail de ce pilonnage : HJ, ff. 19v-20v, 28v-29v.

16 Descriptio, ff. 6v-7r ; HJ, ff. 36-38. 17 Descriptio, ff. 9-11 ; HJ, ff. 47-51. 18 Descriptio, ff. 16r-18r ; HJ, ff. 89r-98r.19 Descriptio, fol. 17v. L’auteur de l’Histoire journalière évoque

environ 3 000 morts pour cet assaut ; il rapporte aussi le récit de transfuges, arrivés le 30 juillet, qui dirent que, d’après les dernières montres, l’armée ottomane comptait 12 000 hommes de moins ; au lendemain de leur retraite, le 18 août, elle en aurait pleuré 30 000 (HJ, ff. 97r, 101v et 111v).

20 HJ, fol. 105r.21 Descriptio, ff. 18v-19r ; HJ, ff. 107-108 et 109v-110v (10-11

et 13-15 août). A noter que le manuscrit de Caoursin, réalisé à la cour de France, attribue à la nef italienne les armes du roi René, alors qu’à cette date, régnaient à Naples les Aragonais (Lat. 6067, fol. 80v).

22 HJ, fol. 111.23 Babinger, Mahomet II…, op. cit., p. 488-489.24 Les historiens ottomans attribuent l’initiative de cette expédition

à Gedük Ahmed (Aldo Gallotta, « I Turchi e la terra d’Otranto (1480-1481) », dans Otranto, 1480…, op. cit., t. II, p. 177-191, ici, p. 186).

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Fig. 1.- Arrivée des deux galées (ms lat. 6067 f° 80 v°) (Cl. JBV).

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région dès le printemps 1480, mais l’offensive n’eut lieu cependant que deux mois plus tard. C’est dans la nuit du 27 au 28 juillet que la flotte turque fit la traversée du détroit25. Les sources italiennes parlent de 150 voiles environ, mais les turques d’une centaine seulement26. Entre 10 et 15 000 hommes débarquèrent à l’aube sur les plages proches de la cité d’Otrante27. La cavalerie légère se lança aussitôt dans des courses dévastatrices à travers les campagnes environnantes, razziant les hommes et le bétail, faisant main basse sur le contenu des greniers28.

Le gros de l’armée cantonnait toutefois devant la ville, où la résistance s’organisa en catastrophe. Après avoir occupé les faubourgs, les Turcs mirent en batterie plusieurs grosses bombardes, qui allaient pilonner sans arrêt un pan de la vieille muraille29. Le 11 août, ils lancèrent un assaut général sur les murs effondrés et s’emparèrent de la ville, où ils se livrèrent, selon leur coutume, à des actes d’une férocité épouvantable. On reviendra sur les tactiques employées, mais la question-clé reste ici celle du calendrier des opérations. Les plans stratégiques turcs ne sont pas connus : les chroniqueurs ottomans, rarement diserts même pour raconter leurs succès, font preuve d’une discrétion encore plus remarquable au sujet de la campagne de 1480-1481 qui se solda par un échec global30. Et ce que racontent les Occidentaux relève en grande partie de la rumeur. On peut supposer néanmoins qu’il existait un calendrier des opérations, et que l’attaque d’Otrante était liée à celle de Rhodes.

25 Sur le détail des opérations, voir les exposés d’Alberto Rovighi (« L’Occidente cristiano di fronte all’offensiva del Turco in Italia nel 1480-1481 : aspetti militari », dans Otranto, 1480…, op. cit., t. I, p. 65-135), et de Vittorio Zacchino (« La guerra di Otranto del 1480-1481. Operazioni strategiche e militari », ibid., t. II, p. 265-339).

26 Gallotta, « I Turchi… », op. cit., p. 187.27 Sur les estimations de troupes, Rovighi, « L’Occidente cris-

tiano… », op. cit., p. 97-98 et p. 130.28 Ilarione, Copia Idruntine expugnationis, éd. Lucia Gualdo Rosa,

dans Gli Umanisti…, op. cit., p. 19-41 (p. 30) ; Giovanni Albino, De bello Hydruntino Alfonsi II Aragonei ducis Calabriae, éd. Isabella Nuovo, ibid., p. 43-100 (p. 56). La lettre du moine Ilarione au cardi-nal de Sienne, écrite à l’automne 1480, offre un témoignage à chaud sur les événements d’Otrante ; la relation d’Albino a sans doute été composée dès 1481, mais elle n’est connue que par des copies tar-dives et sans doute très remaniées.

29 Le nombre des grosses bombardes varie selon les sources : sept (Relazione della presa di Otrante envoyée à Ludovico Sforza, éd. Foucard, op. cit., p. 164) ou neuf (Relazione d’Acello, éd. Donato Moro, dans Otranto, 1480…, op. cit., t. II, p. 151-154, ici p. 152).

30 Klaus Kreiser met en évidence la pauvreté de ces sources (« La conquista turca di Otranto nella cronaca di Kemalpascia Zâde (1468/69-1534) », dans La conquista turca…, op. cit., p. 159-175). Voir aussi Gallotta, « I Turchi… », op. cit.

Sans doute faute d’une logistique suffisante, les Ottomans concentrèrent d’abord leurs forces navales sur Rhodes, espérant emporter la ville en trois semaines31 : ils auraient pu ainsi s’en prendre à l’Italie du Sud à la fin du mois de juin. Mais contre toute attente, les Hospitaliers résistèrent avec acharnement. D’où une certaine hésitation dans l’armée d’Albanie qui attendait des nouvelles. Mesih Pacha, qui commandait celle de Rhodes, avait sans doute reçu des ordres pour lancer l’assaut final avant une certaine date : il le fit à l’aube du 27 juillet, tandis que le même jour, Gedük Ahmed appareillait pour l’Italie. La concomitance des opérations ne peut être le fait du seul hasard : Otrante devait tomber au bout de deux ou trois semaines, et il fallait environ deux semaines de mer pour rallier Otrante depuis Rhodes32. En somme, on demandait à Gedük Ahmed d’établir et de tenir une tête de pont en Italie, en attendant les renforts qui ne manqueraient pas d’arriver depuis Rhodes conquise33… Cela explique sans doute que le pacha, après avoir pris Otrante, se montra assez peu combatif, se contentant de fortifier la place et d’adopter une stratégie défensive.

Les choses se déroulèrent différemment, et l’armée de Rhodes, très durement meurtrie par un long siège, était sans doute incapable de retourner au feu. Du coup, les Turcs d’Otrante, livrés à eux-mêmes, se contentèrent de tenir en attendant des renforts qui ne vinrent jamais. La mort de Mehmet II, en mai 1481, allait entraîner la fin de cette campagne, quand la garnison turque, épuisée mais invaincue, obtint une reddition honorable (10 septembre 1481)34.

31 A partir des traités militaires français de la fin du Moyen Age, Philippe Contamine a montré qu’on estimait nécessaire pour prendre une ville d’avoir avec soi deux ou trois batteries, disposant chacune de six gros canons, et une vingtaine d’autres pièces. Les canons pouvaient tirer en moyenne 30 à 40 coups par jour, et on transpor-tait assez de poudre et de boulets pour qu’ils puissent en tirer 100 à 200 en tout, ce qui limitait considérablement leur puissance de feu dans le temps – il fallait emporter la ville dans les dix jours (Ph. Contamine, « L’artillerie royale française à la veille des guerres d’Italie », Annales de Bretagne, t. 71 (1964), p. 221-261). On peut supposer que les Turcs, qui, à Otrante comme à Rhodes, avaient eu à franchir un bras de mer, avaient emporté des munitions pour un temps plus long. S’ils ne furent pas à court de munition à Otrante, qui tomba en deux semaines, ils le furent à Rhodes après un mois de siège (cf. Vissière, « Par les mots… », op. cit., p. 226).

32 Les nefs napolitaines, parties le 27 juillet de Naples, parvinrent le 10 août à Rhodes. Le pèlerin Hans Tucher mit 17 jours pour aller de Rhodes à Corfou –15 février-4 mars 1480 (Das Reisebuch der Familie Rieter, éd. Reinhold Röhricht et Heinrich Meisner, Stuttgart, 1884, p. 133-135).

33 Les textes italiens contemporains montrent pour la plupart la crainte que la flotte de Rhodes ne vienne rejoindre l’armée des Pouilles (Ilarione, Copia…, op. cit., p. 36 ; lettre de l’ambassadeur ferrarais à Rome du 19 août 1480, éd. Foucard, op. cit., p. 115).

34 Albino, De bello…, op. cit., p. 84-88.

50

La guerre moderneCes considérations stratégiques permettent maintenant de mieux saisir les tactiques mises à l’œuvre en 1480 et 1481.

La menace fantôme

Une expédition amphibie comportant plus de 10 000 hommes ne s’improvise pas : elle suppose des repérages, une collecte d’informations, la mise en place d’une lourde logistique et la concentration de troupes, de chevaux, de vivres, de matériel. Autrement dit, la guerre commence dans l’ombre : il convient d’obtenir des renseignements sur l’ennemi tout en masquant ses propres préparatifs.

Aldo Gallotta a découvert dans les archives turques trois rapports très précis, datant de 1479-1480, qui renseignaient le sultan sur la situation politique de l’Italie en général et des Pouilles en particulier35. Le lieu du débarquement a été clairement défini avant le départ, et les navires turcs, qui ont fait la traversée en une seule nuit, savaient parfaitement où aller. Nulle improvisation à aucun moment. Même si de tels rapports n’ont pas été retrouvés pour Rhodes, ils existaient certainement. En tout cas, dans sa relation du siège, Guillaume Caoursin rapporte que les ambassadeurs turcs venus auparavant étaient en fait tous des espions36, et il relate aussi le conseil de guerre tenu au palais de Topkapi, où Mehmet II écoute ses informateurs. Sur la miniature qui illustre la scène, on voit le futur chef de l’expédition, le pacha Miseh Paléologue, un Grec renégat, membre de l’ancienne famille impériale, ainsi que quatre autres personnages vêtus de blanc. Le premier, qui compte sur les doigts de sa main, est sans doute un intendant, mais les autres sont identifiables (fig. 2). Il s’agit de trois renégats, deux Grecs et un Allemand : Antoine Meligalo, un Rhodien qui fournit un plan des fortifications de la cité ; Demetrios Sophiano, un Grec qui a conduit diverses ambassades à Rhodes, et tend ici une lettre ; et maître Georges, l’artilleur allemand, qui montre un modèle réduit de bombarde37.

Naturellement, le renseignement fonctionnait dans les deux sens, et si Caoursin peut raconter avec autant de précision ce qui se passe chez le grand turc, c’est que les Hospitaliers possédaient leur propre réseau d’espionnage. L’attaque de l’île ne fut absolument pas une surprise, et le grand maître s’y était préparé. Dès que la menace se précisa, il fit réparer en hâte les murailles, et donna des instructions strictes pour que la population, à l’arrivée des Turcs, se replie en bon ordre, avec troupeaux et réserves, à l’abri des différentes places de l’île – le blé

35 Gallotta, « I Turchi… », op. cit., p. 184-186. Sur ce point, voir aussi Rovighi, « L’Occidente cristiano… », op. cit., p. 76-77.

36 Voir supra note 12.37 Descriptio, ff. 1-4 ; BnF, Lat. 6067, fol. 14r.

fut d’ailleurs moissonné encore vert38. Quand les Turcs débarquèrent, ils se répandirent dans les campagnes, mais sans pouvoir razzier les hommes et les biens, ce qui, bien sûr, ne facilita pas leur logistique.

Les forces turques rassemblées à Valona au cours du printemps ne pouvaient passer inaperçues, d’autant que les Aragonais étaient en contact avec les Albanais, résis-tant toujours aux Ottomans, et avec la cité de Raguse, elle aussi très menacée39. Des bruits contradictoires couraient : on ne savait si ces troupes étaient destinées à l’attaque de Raguse, de la Pouille, des possessions véni-tiennes, voire de Rhodes, mais le danger était tangible. Début mars 1480, des pèlerins allemands de retour de Terre sainte rapportaient que des Turcs avaient abordé leur galée du côté de Sainte-Maure, et leur avait annoncé que le grand turc constituait une grande armée pour atta-

38 Descriptio, fol. 4.39 Le 26 juin, les Ragusains envoyèrent même au roi de Naples un

rapport sur la situation à Valona (Foucard, op. cit., p. 152).

Fig. 2.- Les trois traîtres. Détail du ms lat. 6067 f° 14 r° (cl. JBV).

51

quer la Pouille40 ; à la fin juin, un autre pèlerin, parti de Venise, note, au large de l’Albanie, toute l’activité des Turcs : le port de Valona était rempli de navires et de soldats, et l’on avait vu partir une armée et une flotte assiéger Raguse – le bruit courait que ces 80 navires ve-naient de Rhodes, où le siège était mené avec une telle puissance « qu’ilz povoient bien [se] passer desdictes gallees »41. Les dépêches de l’ambassadeur de Ferrare présent à la cour de Naples montrent qu’on y était par-faitement informé du rassemblement d’une armée et d’une flotte à Valona, et que les habitants des Pouilles en éprouvaient une forte inquiétude42. Les Aragonais, pour-tant, ne crurent pas aux rapports qui leur parvenaient, et ne cherchèrent pas vraiment à renforcer les places de la côte adriatique. Alphonse était, il est vrai, occupé par sa grande politique en Toscane : il guerroyait du côté de Sienne et se moquait des Pouilles. Pis, à la fin juillet, comme rien ne venait, on jugea tout danger définitive-ment passé, et on renvoya la majeure partie des petites garnisons43. Lorsque les Turcs débarquèrent, le 28 juil-let, ils trouvèrent face à eux une population rurale tota-lement désemparée, et à Otrante même, une maigre gar-nison, dépourvue de poudre44. L’effet de surprise avait joué à plein. Il est d’ailleurs symptomatique que les deux nefs napolitaines envoyées au secours de Rhodes soient parties la veille45. Le roi Ferrant menait une stratégie internationale, en Toscane et en Méditerranée orientale, et semblait incapable d’imaginer qu’on puisse l’agresser chez lui…

40 Il s’agit de deux patriciens nurembergeois, Sebald Rieter junior et Hans Tucher (Das Reisebuch…, op. cit., p. 135). Dans ce jour-nal, on trouve noté : Des Turcs vinrent « aussi aborder notre galée et nous dirent que le grand turc, leur seigneur, avait constitué une grande armada – c’est un rassemblement sur la mer – et la rumeur courait qu’il voulait aller dans les Pouilles » (je tiens à remercier Els Baumé-Leijzer pour sa traduction). La paix que venaient de signer Venise et la Porte permettait évidemment cette « amicale » rencontre.

41 Le texte provient d’un récit de pèlerinage anonyme (Le voyage de la sainte cité de Jerusalem…, Paris, 1517, non-fol.), à la date des 22-24 juin 1480 (je remercie ici J.-B. de Vaivre de m’avoir fourni cette référence). Indication similaire dans une dépêche de l’ambas-sadeur ferrarais à Venise, du 15 juillet (éd. Foucard, op. cit., p. 131).

42 Dispacci des 14 et 18 mai, 10 juin et 1er juillet 1480 (éd. Foucard, op. cit., p. 80-81).

43 Albino note l’incurie de Ferrant et de son fils à ce sujet (De bello…, op. cit., p. 54) ; et Giovanni Michele Marziano, encore plus (Successi dell’armata turchesca nella città d’Otranto nell’anno MCCCLXXX, éd. Domenico Defilippis, dans Gli Umanisti…, op. cit., p.101-210 (p. 118-121). Sur les 400 hommes de la garnison d’Otrante, 200 furent renvoyés dans leurs foyers en juillet, lorsqu’on estima que la saison était trop avancée pour que les Turcs attaquent (Rovighi, « L’Occidente cristiano… », op. cit., p. 94-96).

44 Lettre de l’ambassadeur ferrarais du 16 août 1480 (éd. Foucard, op. cit., p. 89).

45 Ces deux nefs, commandées par Francino Pastore et Ludovico Follero, amenaient en renfort un millier de soldats, des vivres et des munitions (Albino, De bello…, op. cit., p. 54 et p. 90 n. 5 ; notar Giacomo, Cronica di Napoli, éd. Paolo Garzilli, Naples, 1845, p. 146 ; La guerra del Turco contro a Rhodi, [Florence, v. 1495 (?)], fol. 4v).

La guerre de siège

L’empire ottoman avait développé tout au long du siècle une formidable puissance militaire. Celle-ci reposait avant tout sur des corps disciplinés et fanatisés, dont les janissaires sont les plus célèbres. Les dizaines de milliers de combattants dont il pouvait disposer surpassaient en nombre n’importe quel État occidental. Les Turcs, modernes à leur manière, misaient également sur l’artillerie à poudre, confiée à des renégats occidentaux. La tactique employée ne présentait aucune finesse particulière : il s’agissait d’installer face à un point faible des fortifications adverses une batterie de bombardes – six à huit en moyenne – et de le pilonner sans relâche durant une quinzaine de jours ; puis, on lançait par les brèches ouvertes des vagues d’assaut, qui devaient submerger les défenseurs.

A Rhodes, le bombardement se concentra sur deux zones opposées : la tour Saint-Nicolas – une batterie de trois bombardes –, et la muraille d’Italie – huit à neuf bombardes (fig. 3). A Otrante, une seule batterie fut mise en place.

Dans les deux cas, les Turcs ont privilégié leur artillerie géante, qui avait fait ses preuves devant Constantinople, trente ans plus tôt. Malgré leur redoutable efficacité, ces énormes bombardes n’étaient pas d’un usage facile : vu leur poids, elles devaient être transportées par bateaux et, une fois en batterie, il n’était quasiment plus possible de les déplacer46. Elles lançaient des boulets de pierre, à un moment où les boulets métalliques étaient en train de s’imposer – les Rhodiens les utilisaient déjà47 – ; leur tir restait très lent et dangereux, car les tubes chauffaient vite – à Otrante, les Turcs les refroidissaient en versant dessus de l’huile48. Les engins s’avéraient en outre assez vulnérables aux tirs de l’artillerie adverse : face à la cité d’Otrante, dépourvue d’artillerie, ils n’eurent pas besoin d’une forte protection, mais à Rhodes, les Turcs durent édifier des mantelets de bois, ainsi que des bastilles de terre et de

46 Devant Rhodes, les Turcs furent plusieurs fois obligés de changer leurs batteries de place, ce qui leur coûta de pénibles efforts, que note l’auteur de l’Histoire journalière : le 26 mai, ils mirent leurs grosses bombardes en place devant la tour Saint-Nicolas (HJ, fol. 16) ; dans la nuit du 8 au 9 juin, ils charroyèrent une autre bombarde devant le boulevard de Beauregard (HJ, fol. 36r) ; la nuit du 20 au 21, ils durent en retirer une qui avait été endommagée (HJ, ff. 53v-54r). Le transport de ces pièces était à la fois très lent et très périlleux, car les défenseurs leur tiraient dessus avec leur propre artillerie : les Turcs étaient donc obligés de procéder de nuit et de masquer le bruit du charroi en jouant du tambour.

47 L’Histoire journalière note par exemple chez les défenseurs des « plombees de fer et de plomb », à côté des boulets de marbre (HJ, fol. 20v), mais n’évoque jamais que des pierres du côté turc.

48 Les Turcs avaient mis la main sur les stocks d’huile qui venaient d’être constitués (Foucard, op. cit., p. 165).

52

Fig. 3.- Attaque sur le poste d’Italie. Ms lat. 6067 f° 64 v° (cl. JBV).

53

Fig. 4.- Tableau d’Epernay. Camp turc avec les mantelets protégeant les bombardes (cl. LV).

bois49 (fig. 4). Une fois les batteries en place, l’effet de surprise ne pouvait plus jouer, puisque les défenseurs savaient très bien où allait se porter l’assaut. Les assiégeants devaient donc nourrir leur feu le plus possible, jour et nuit, afin d’empêcher les défenseurs de réparer les dégâts. Quand les Turcs donnèrent l’assaut à Otrante, le 11 août, ils ne trouvèrent que peu de résistance. En revanche, à peine installés, ils commencèrent à remparer la cité pour la mettre en état de résister à un siège d’artillerie. Je comparerai donc ici le siège de Rhodes avec le second siège d’Otrante – les Turcs étant dans un cas les assaillants, et dans le second, les défenseurs.

49 Ces mantelets apparaissent très bien sur les miniatures du Lat. 6067 (ff. 19v, 30v, 32r, 37v, 48v, 50v, 64v, 80v), ainsi que sur le tableau du siège de Rhodes, conservé à la mairie d’Épernay (sur ce tableau : Étienne Hamon, « Un présent indésirable : l’ex-voto de la victoire de Rhodes en 1480 à Notre-Dame de Paris », Bulletin monumental, 167-IV (2009), p. 331-336 ; et Laurent Vissière, « Note sur l’inscription latine du tableau du Siège de Rhodes, conservé à Épernay », ibid., p. 337-338).

Face au pilonnage incessant d’une artillerie de siège, la seule réponse consistait à construire une défense en profondeur. A Rhodes, les chevaliers réussirent à se retrancher dans la tour Saint-Nicolas en ruines, mais surtout, durant tout le mois de juillet, ils eurent le temps d’établir une seconde ligne de défense en arrière de la muraille d’Italie menacée. Les Turcs eurent beaucoup de peine à combler les fossés, et quand ils escaladèrent les remparts abattus, ils se retrouvèrent soudain devant un deuxième mur et exposés au tir croisé des artilleurs chrétiens50. Retranchés dans Otrante, les Turcs utilisèrent en fait les mêmes techniques : grâce à une foule de maçons et d’ouvriers venus de Valona, ils dégagèrent le terrain en avant des murailles afin de faciliter le tir de

50 En fait, si du côté extérieur, la muraille s’était éboulée, elle atteignait encore sept mètres de haut du côté de la ville, et depuis un mois, Pierre d’Aubusson avait fait raser les maisons qui se trouvaient en arrière, pour y établir une seconde ligne de défense (Descriptio, fol. 7v ; HJ, ff. 40v-41r). Les Turcs qui prirent pied sur la muraille furent bousculés par ceux qui les suivaient et se retrouvèrent coincés entre deux murs.

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leurs canons, ils élargirent le fossé extérieur, renforcèrent la muraille éboulée par une palissade et de la terre ; en outre, ils doublèrent à l’intérieur le réseau de défense par un second fossé et des talus surmontés de palissades. Les fossés et les pieux devaient empêcher toute charge de cavalerie ; quant aux terre-pleins, ils s’apparentaient à une sorte de bastionnement de fortune51. Sur les deux lignes de murailles, ainsi que sur le port, ils installèrent des canons52, et la garnison était équipée d’arquebuses. L’efficacité de ces travaux hâtifs allait confondre les Aragonais, dont l’armée n’arriva, il est vrai, que très tard, en mai 1481. Une réflexion de Paolo Giovio est à cet égard très intéressante :

Ho odito dire al’ Signor’ Gio. Iacopo Triultio che li capitani d’Italia impararno far buoni ripari et bastioni, considerando quelli haveano fabricati con singular artificio li Turchi drento in Ottranto.53

A priori, les forces étaient alors à peu près égales. Les Aragonais disposaient de sept grosses bombardes – une solide batterie – et d’un certain nombre de pièces de petit et de moyen calibre. Le défilé de l’armée, tel qu’il apparaît dans la Chronique de Ferraiolo, montre une immense variété de bouches à feu, la plupart montées sur roue54. Il fallait pouvoir les installer à l’abri des Turcs, c’est pourquoi Alphonse confia le soin de construire des bastilles ou fortifications d’approche à deux ingénieurs militaires : Ciro Ciri, un élève de Francesco di Giorgio, envoyé sur place par le duc d’Urbino55, et Pierre d’Urfé, appelé par les Italiens Pietro d’Orfeo, un diplomate et

51 Albino, De bello…, op. cit., p. 60. Très intéressante description des fortifications turques d’Otrante dans une lettre écrite par un Vénitien qui y a été, en septembre 1480 (éd. Foucard, op. cit., p. 147-148 ; cf. aussi ibid. p. 169-170).

52 Dès septembre 1480, les Turcs semblent même avoir fortifié le port en coulant à son entrée des navires (Foucard, op. cit., p. 100-101 et 151).

53 Paolo Giovio, Commentario de le cose de Turchi, Florence, 1538, non fol. On peut noter que la traduction latine de ce texte présente un vocabulaire militaire moins précis : « Iohannes autem Iacobus Triultius princeps sæpius referre solitus erat, Italos duces didicisse optima propugnacula construere, ex iis quæ Turcæ in-tra Hydrunti mœnia singulari artificio fabricarunt » (P. Giovio, Turcicarum rerum commentarius…, Paris, 1539, p. 26. Trivulce, qui séjourna à la cour de Naples en 1486-1488 et 1492-1495, fit partie de l’Accademia Alfonsina, et il eut l’occasion de s’entretenir avec les plus grands intellectuels de la cour. Je tiens à remercier ici Marino Viganò, grand spécialiste de Trivulzio, de m’avoir offert ces réfé-rences. Cette admiration pour l’efficacité des Turcs se lit d’ailleurs aussi chez Albino : « Quae occasio ab his praesertim, qui transma-rina bella gerunt, omni studio quaerenda est » (De bello…, op. cit., p. 60) ; et chez Marziano qui parle des « miracolosi bastioni che i Turchi fabricato vi havevano » (Successi…, op. cit., p. 173).

54 Ferraiolo, Una cronaca napoletana figurata del Quattrocento, éd. Riccardo Filangieri, Naples, 1956. Le défilé de l’armée napolitaine se déroule sur cinq folios consécutifs (fig. 1-6).

55 Albino, De bello…, op. cit., p. 74. Michael S. A. Dechert, « The military Architecture of Francesco di Giorgio in Southern Italy », Journal of the Society of Architectural Historians, t. 49, n°2 (juin 1990), p. 161-180.

homme de guerre français56. L’admiration que suscita ce dernier est intéressante, car en Europe, les Français étaient alors à la pointe des techniques d’artillerie, et c’est apparemment lui qui conduisit les travaux d’approche, selon les règles édictées par les théoriciens de l’époque comme Robert de Balsac57. On fit creuser des tranchées en zigzag et bâtir des bastilles de terre et de bois : les travaux étaient suffisamment avancés au bout d’un mois pour que les Turcs essaient de détruire la bastille de Pierre d’Urfé en faisant une sortie, mais ils furent repoussés par la cavalerie d’Alphonse (31 mai)58. À la mi-août, les fossés étaient en partie comblés et les assaillants disposaient désormais de dix bombardes, mais les Turcs continuaient à renforcer leurs défenses avec de la terre et du bois. Le 23 août, Alphonse lança un assaut général qui prit la première ligne de fortification, mais échoua devant la seconde : le désastre matériel et psychologique fut presque aussi grand que celui subi par les Turcs lors de leur dernier assaut contre Rhodes59.

guerre de mouvement ou de position ?

Comparées aux grandes campagnes menées par les Turcs, celles de Rhodes et d’Otrante paraissant singulièrement limitées. A Rhodes, ils ne s’attaquèrent qu’à la cité principale et laissèrent globalement en paix les autres places de l’île, et il en alla de même lors du débarquement en Pouille, où les opérations ne concernèrent que la région d’Otrante. En réalité, ces armées ottomanes conçues pour des sièges longs n’étaient pas très mobiles – les bombardes se transportaient très difficilement. Quant à la cavalerie légère turque, elle servait à ravager les campagnes, à fourrager, à faire du butin, et éventuellement à intimider les cités environnantes, avec l’espoir qu’elles se rendent sans combat. Mais sans artillerie de campagne, ces troupes demeuraient impuissantes à prendre les places fortifiées des Pouilles. Les Napolitains l’avaient bien compris,

56 D’après Albino, Pierre d’Urfé ( ?-1508) avait été très honoré par le roi de Naples au retour d’un pèlerinage à Jérusalem, et il serait revenu de France dès l’annonce de l’attaque d’Otrante par les Turcs (De bello…, op. cit., p. 74-76, et p. 96 n. 3). En fait, il se trouvait sans doute déjà en Italie à ce moment-là. Aventurier et homme de guerre, il fut dans sa vieillesse l’un des maîtres de l’artillerie de Louis XII. On lisait sur sa pierre tombale : « Cy gist messire Pierre d’Urfé qui fut chevalier du Saint Sepulchre et l’accolade receut au siege d’Otrante à l’encontre des Turcs et infidelles l’an 1480… » (Auguste Bernard, Les d’Urfé souvenirs historiques et littéraires du Forez au XVIe et au XVIIe siècle..., Paris, 1839, p. 53).

57 Le principal traité militaire français de la période reste celui de Robert de Balsac (La Nef des Princes, Paris, 1502) ; le texte, qui date en fait de 1492 environ, circula d’abord sous forme manuscrite ; il fut ensuite actualisé et adapté par Bérault Stuart, seigneur d’Aubi-gny (Traité sur l’art de la guerre, éd. Elie de Comminges, La Haye, 1976).

58 Sur ces premières opérations, Albino, De bello…, op. cit., p. 72-74.

59 Ibid., p. 82-84.

55

Fig. 5.- La flotte turque attaquant l’une des galères de Ferrant. Ms lat. 6067 f° 82 r° (cl. JBV).

en établissant une sorte de cordon sanitaire autour d’Otrante60. Dès lors, ce fut une guerre d’escarmouches qui se déroula pendant plusieurs mois, une guerre épique sans doute, mais sans envergure. Les chroniques sont remplies des exploits chevaleresques, aussi spectaculaires qu’insignifiants, de quelques aristocrates locaux, comme le comte Acquaviva, véritable héros de cette campagne61.

60 Ibid., p. 60-62. Rovighi, « L’Occidente cristiano… », op. cit., p. 101-103 et 131.

61 Giulio Antonio Acquaviva, comte de San Flaviano et de Conversano, duc d’Atri, avait été un compagnon d’armes d’Alphonse durant la campagne de Toscane en 1479-1480, et c’est lui qui prit la tête de la défense locale contre l’envahisseur turc.

Les Aragonais allaient malgré tout rétablir la situa-tion, grâce à leur seul atout véritable : la marine. Celle des Ottomans accusait un retard sensible : composée surtout de galères et de transports, elle ne brillait pas devant les grandes nefs occidentales, très hautes sur l’eau et bour-rées d’artillerie (fig. 5). De fait, le 10 août, les deux nefs napolitaines qui firent leur apparition dans les eaux de Rhodes réussirent à tenir tête à toute l’escadre turque et à forcer le passage – ce qui déclencha l’ire du pacha62. Le 26 février suivant, la flotte napolitaine remporta une grande victoire sur la côte albanaise à Saseno, coulant bas la plu-part des navires orientaux et bloquant l’arrivée de renforts

62 Descriptio, fol. 18 ; BnF, Lat. 6067, fol. 82r et 83v.

56

à Otrante63. Dès lors, les navires napolitains, renforcés durant l’été par des galères papales et des caravelles ibé-riques, firent un blocus maritime sévère, qui enleva tout espoir aux Turcs retranchés dans la ville en ruines.

Propagande

Une guerre moderne se conduit également avec des arguments psychologiques : des paroles, des actes sym-boliques, des commémorations. Les Hospitaliers, les Aragonais et les Turcs n’utilisaient pas toujours le même langage.

Les Ottomans se plaçaient dans une optique de guerre religieuse sans imagination. Appliquant les sinistres règles du djihad, ils proposaient aux assiégés de se rendre en échange de la vie et d’un certain nombre de garanties ; en cas de refus, ils les menaçaient d’un massacre exemplaire. À Rhodes, ils avaient ainsi promis d’empaler tous les adultes capturés, hommes et femmes, et en avaient taillé 8 000 de manière ostensible64. À Otrante, ils commirent toutes les atrocités possibles – tortures, viols collectifs, massacres d’enfants et de femmes enceintes65 – ; et ils auraient décapité 800 adultes qui refusaient de se convertir à l’islam66. Les survivants furent déportés en esclavage : lors de la reprise de la ville, il ne restait plus que 300 des 5 ou 6 000 habitants originels67. Au cours des opérations, ils n’hésitaient pas à torturer les prisonniers, et le pal restait leur supplice favori. Cette sauvagerie était à double tranchant : les Turcs espéraient s’étendre par la terreur –

63 Albino, De bello…, op. cit., p. 68-70. La flotte aragonaise qui croisait dans la mer tyrrhénienne mit cependant beaucoup de temps à gagner l’Adriatique, où elle arriva en septembre : elle compor-tait 80 voiles, dont 27 galères, 4 fustes et deux galéasses ; elle fut rejointe, mais très tardivement par 11 navires espagnols et 23 cara-velles portugaises (Rovighi, « L’Occidente cristiano… », op. cit., p. 82-84, 87-88, 104-105, 132).

64 Comme le rappelle l’auteur de l’Histoire journalière, le pa-cha avait déjà envoyé plusieurs lettres en ce sens (HJ, ff. 82-84 : 16 juillet). Caoursin note aussi ces tentatives d’accord à l’amiable : après l’échec du premier assaut, Mesîh Pacha chercha à signer un accord séparé avec la population civile, en lui promettant de l’épar-gner, puis à faire capituler le grand maître, en le menaçant des pires maux (Descriptio, ff. 13v-14v). Peu avant l’assaut final, les Turcs vouèrent aux tourments tous ceux qui ne renieraient pas leur foi (ibid., ff. 15v-16r), et se mirent à tailler des pieux (HJ, fol. 92v).

65 Ilarione, Copia…, op. cit., p. 34.66 Le nombre réel des victimes n’est pas certain. Ilarione et Albino

parlent de mille martyrs (Copia…, op. cit., p. 34 ; De bello…, op. cit., p. 58). Le récit le plus saisissant est celui du Rifacimento otrantino, éd. Donato Moro, dans Otranto, 1480…, op. cit., t. II, p. 155-175 (p. 160-162). A propos des miracles advenus ensuite, voir Marziano, Successi…, op. cit., p. 131-133 et 173. Les sources turques men-tionnent simplement le massacre d’une grande partie de la popula-tion d’Otrante, mais sans donner de détails (Gallotta, « I Turchi… », op. cit., p. 187).

67 Rovighi, « L’Occidente cristiano… », op. cit., p. 100. Charles Verlinden estime que parmi les habitants d’Otrante, 1 500 au moins furent déportés et que presque autant furent tués pendant ou juste après les combats, dont les 800 martyrs (« La présence turque à Otrante (1480-1481) et l’esclavage », dans Otranto, 1480…, op. cit., t. I, p. 137-149).

ils menacèrent ainsi des pires supplices les habitants des autres villes des Pouilles si elles ne leur ouvraient leurs portes68 –, mais dans la pratique, les populations retinrent surtout le fait qu’il n’y avait aucune merci à attendre de l’agresseur. Les Turcs, de toute façon, avaient la réputation de ne pas respecter leur parole.

Les Aragonais furent pris de court par les événements, et ce désarroi est nettement perceptible dans les textes officiels, censés célébrer leur victoire. La cour de Naples ne manquait certes pas d’intellectuels et d’artistes, mais quels hauts-faits ceux-ci pouvaient-ils célébrer ? Une ville avait été perdue par négligence, elle avait été reprise au bout d’un an, mais par la négociation, tous les assauts ayant échoué… Rien de brillant au total. La propagande napolitaine hésita entre deux voies : la guerre chevale-resque et la guerre sainte. Dans le premier cas, elle exal-tait les exploits du comte Acquaviva et ceux d’Alphonse caracolant à l’avant de ses troupes ; dans le second cas, elle insistait sur la sainteté des habitants d’Otrante et les miracles qui avaient accompagné ou suivi leur martyre. Mais ces thèmes posaient quelques problèmes : Alphonse apparaît sous les traits d’un chef tantôt prudent à l’ex-trême, tantôt téméraire jusqu’à la folie ; Acquaviva mou-rut, de son côté, dans une embuscade (7 février 1481)69, ce qui faisait de lui un autre martyr, mais pas un triom-phateur. Du point de vue de la guerre sainte, on ne peut guère dire que Dieu ait été très sensible aux malheurs des Chrétiens ou qu’Il ait donné un coup de pouce pour la reconquête de leur place. Les Aragonais cherchèrent malgré tout à claironner leur victoire finale en adressant un bulletin de victoire aux différentes puissances d’Italie et d’Europe, mais la diffusion de ces textes ne fut pas très grande, essentiellement parce qu’ils restèrent à l’état manuscrit. Alors qu’il existait des imprimeurs en Italie du Sud, ceux-ci ne semblent pas avoir édité de pièces de circonstance sur les événements. C’est seulement dans le précieux Diario de l’atelier de San Jacopo di Ripoli à Florence qu’on trouve mention d’un tel texte, en date du 30 novembre 1480 :

A dì 30 di novembre, da uno cerretano dello Reame, uno fiorino largho per parte di lire sette di 500 Lamenti di Otronto, che va uno foglio per uno fiorino 1. Anne dato il resto – lira 1 soldi 3.70

Par son titre, ce texte s’apparente au genre bien connu des Lamenti, mais comme aucun exemplaire n’est par-

68 Ilarione, Copia…, op. cit., p. 34-37 ; Albino, De bello…, op. cit., p. 58 ; Rifacimento otrantino, op. cit., p. 164-165 ; lettre du pacha à l’archevêque de Brindisi, et lettre de l’ambassadeur fer-rarais du 21 août (éd. Foucard, op. cit., p. 156 et 92-93). Rovighi, « L’Occidente cristiano… », op. cit., p. 100.

69 Albino, De bello…, op. cit., p. 62 ; Marziano, Successi…, op. cit., p. 158-161.

70 Melissa Conway, The Diario of the Printing Press of San Jaco-po di Ripoli (1476-1484), Commentary and Transcription, Florence, 1999, p. 199 (fol. 77v). Le Gesamtkatalog der Wiegendrucke lui donne le numéro M28492.

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venu jusqu’à nous, il demeure bien hasardeux de dire ce qu’il contenait précisément. Le terme de cerretano est d’ailleurs remarquable, puisqu’il désigne un charlatan au sens le plus large – il faut sans doute voir ici un vendeur d’indulgences71. Publiés en même temps que d’autres textes sur Rhodes, ces Lamenti di Otronto participent de fait à la campagne anti-turque conduite, non par le roi de Naples, mais par Sixte IV et les Hospitaliers.

A notre connaissance, le seul texte sur les événements d’Otrante imprimé dans les années 1480 qui nous soit parvenu a été transmis par Bernhard von Breidenbach, à la suite de son récit de pèlerinage (annexe)72. Il s’agit d’une relation brève, stéréotypée – elle rappelle toutes les atrocités commises par les Turcs, mais ignore l’affaire des 800 Martyrs –, et relativement fautive quant à la chro-nologie – vaincus à Rhodes, les Turcs se seraient vengés en attaquant Otrante… L’énorme succès de l’ouvrage de Breidenbach et sa traduction en plusieurs langues euro-péennes73 permirent de faire connaître assez largement les événements d’Otrante, mais il faut bien remarquer que ce petit texte sur Otrante ne devait rien à la propa-gande napolitaine et qu’il n’encensait en rien la dynastie aragonaise.

71 Sixte IV avait lancé une vaste campagne en faveur de la croisade contre les Turcs, et les textes qu’on imprimait alors sur Rhodes étaient en général liés à des ventes d’indulgences (cf. Vissière, « Le siège de Rhodes… », op. cit.).

72 De captione civitatis Ydruntine (Bernhard von Breidenbach, Peregrinatio in Terram Sanctam, Mayence, 1486, ff. 146v-147r ; autres éditions latines : Spire, Peter Drach, 29 juillet 1490 ; id., 24 novembre 1502).

73 Le texte a été traduit en allemand (Die heyligen Reyben gen Jherusalem zuo dem heiligen Grab, Mayence, Erhard Reuwich, 21 juin 1486 ; Augsbourg, A. Sorg, 22 avril 1488 ; Spire, Peter Drach, v. 1505) ; en néerlandais (Die heylighe beuarden tot dat heylighe grafft in Jherusalem, Mayence, Erhard Reuwich, 24 mai 1488) ; en espagnol (Viaje de la Tierra Santa…, Saragosse, Paul Hurus, 16 janvier 1498) ; en tchèque (Traktát o zemi svaté, Pilsen, Mikuláš Bakalář, 1498). Deux adaptations françaises ont paru presque simul-tanément, l’une due à Nicole Le Huen (Des sainctes peregrinations de Jherusalem et des avirons et des lieux prochains, du mont de Synay et la glorieuse Katherine, Lyon, Michel Topié et Jacques Heremberck, 28 novembre 1488 ; Paris, F. Regnault, 12 octobre 1517 ; Paris [Higman ou Couteau] pour François Regnault le Jeune, 20 mars 1523, n. st.), et l’autre à Jean de Hersin (Le saint voiage et pelerinage de la cité saincte de Hierusalem, [Lyon, Gaspard Ortuin], 18 février 1490, n. st.) ; bien que, dans l’ensemble, les deux traductions françaises soient nettement distinctes, Jean de Hersin s’est contenté – à quelques variantes près – de recopier Nicole Le Huen en ce concerne le récit d’Otrante. Les deux traducteurs ne devaient d’ailleurs pas connaître le nom moderne de la ville d’Otrante, comme le montrent leurs titres (De la prinse de Idrontine, chez Le Huen ; De la prinse de la cité de Ydrontinne, chez Hersin).

Les Aragonais commandèrent aussi diverses œuvres d’art, dont il ne reste malheureusement rien, si ce n’est une médaille au demeurant confuse74. Le De Majestate de Juniano Maio, panégyrique outrancier du roi Ferrant, n’illustre la campagne de 1480 que par l’arrivée des deux nefs napolitaines à Rhodes, comme s’il ne pouvait rien dire des affaires d’Otrante75. Seul le culte des Martyrs d’Otrante reçut un certain succès, mais à l’échelle régio-nale seulement76. Cette propagande n’eut de toutes façons qu’une audience très minime : les souverains aragonais furent, certes, soutenus par le pape77, mais ils furent en-suite contestés par leur propre aristocratie et leur propre peuple, ils furent aussi objets de haine ou de mépris de la part des autres puissances italiennes et européennes78.

La pauvreté de la propagande aragonaise est patente dès lors qu’on la compare à ce qui venait de Rhodes. Les chevaliers, pendant des siècles, n’avaient fait aucun effort dans ce sens, mais à la fin du XVe siècle, ils com-prirent que leur isolement en Méditerranée orientale allait leur être fatal, et qu’il fallait à tout prix intéresser l’opinion des peuples européens à leur combat. L’affaire du siège en 1480 fut l’occasion idéale d’une campagne de propagande à l’échelle de l’Europe, et le grand maître Pierre d’Aubusson en confia le soin à son secrétaire Guillaume Caoursin. Celui-ci rédigea, au lendemain du siège, un opuscule rédigé dans un latin humaniste, assez bien écrit et agréable à lire. Intitulé Obsidionis Rhodie

74 Dans les années 1480, Alphonse d’Aragon commanda un cycle de fresques illustrant la guerre d’Otrante pour les villas de la Duchesca et de Poggioreale, et favorisa le culte des Martyrs d’Otrante, notamment dans la ville même, où fut édifiée une nou-velle chapelle pour la cathédrale, mais il ne reste rien de ces œuvres. Il confia à Andrea Guacialotti une médaille sur le thème de la vic-toire – on en connaît deux versions. Sur cette question voir les ana-lyses très stimulantes de Joana Barreto, Du portrait du roi à l’image de l’État : les Aragon de Naples dans l’Italie de la Renaissance, Thèse de doctorat, Université de Paris-I, Paris, 2010, 2 vol., t. I, p. 265-273.

75 Juniano Maio, De Majestate (BnF, Ital. 1711, fol. 12 v° ; ma-nuscrit daté de 1492). A ce sujet, voir Donatella Toscano, Sul De Maiestate di Iuniano Maio (con transcrizione del ms. Ital. 1711 della Bibliotheca Nazionale di Parigi), Tesi di laurea specialistica, Università degli studi di Napoli « Federico II », Naples, 2007 ; ainsi que Barreto, Du portrait…, op. cit., chap. VI : « Le culte royal dans le De Maiestate » (t. I, p. 347-404). Si Albino, dans sa relation, se montre dans l’ensemble assez critique par rapport à l’action d’Al-phonse face aux Turcs, les Successi… de Marziano célèbrent pour leur part les héros de la résistance au détriment du pouvoir royal, constituant une sorte d’épopée locale pour reprendre les termes de D. Defilippis, éditeur du texte.

76 Barreto, Du portrait…, op. cit.,t. I, p. 270-272. 77 Francesco Somaini, « La curia romana e la crisi di Otranto »,

dans La conquista turca…, op. cit., p. 211-262.78 L’échec de la guerre de Ferrare en 1482, la conspiration des

barons en 1485 et la mainmise vénitienne sur les ports des Pouilles prouvent la faiblesse de la puissance napolitaine en Italie. Sur le faible intérêt que portèrent les puissances chrétiennes à l’affaire d’Otrante : Rovighi, « L’Occidente cristiano… », op. cit., p. 80-84, 110-112 et 133. Sur ces questions idéologiques, voir aussi : Giovanni Ricci, Ossessione turca. In una retrovia cristiana dell’Europa moderna, Bologne, 2002 ; et Gabriella Albanese, « La storiografia umanistica e l’avanzata turca : dalla caduta di Costantinopoli alla conquista di Otranto », dans La conquista turca…, op. cit., p. 319-352.

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urbis Descriptio, ce livret fut envoyé à différents impri-meurs, en Italie, en Espagne, dans l’Empire et jusqu’au Danemark. Le texte fut aussitôt traduit dans les princi-pales langues européennes79. Caoursin a certainement aussi écrit la lettre que le grand maître adressa au pape, accompagnée des étendards turcs capturés, et la lettre similaire envoyée à l’empereur80. Narration circons-tanciée des trois mois de siège, ces textes mentionnent les miracles qui ont eu lieu au moment de l’assaut final des Turcs : dans le ciel seraient apparus une croix d’or, une vierge en armes et un homme vêtu pauvrement – la Vierge et saint Jean-Baptiste, patron de l’Ordre. En même temps, avec l’accord du pape, on vendit dans les rues des indulgences liées aux miracles de Rhodes, – pas seulement aux élites81. Le récit fut enfin mis en images comme en témoigne le tableau d’Épernay, ex-voto primitivement destiné à Notre-Dame de Paris82. Les Hospitaliers relayaient ainsi les miracles du Ciel par ceux de la technique : en ce sens, l’imprimerie et l’art prenaient la suite des bombardes et de la poliorcétique.

***

Quelles leçons tirer de la guerre de 1480-1481 ? On peut dire d’emblée qu’elle marque une charnière très nette dans la poliorcétique.

79 Laurent Vissière, « Guillaume Caoursin : une conscience euro-péenne en Méditerranée », dans La noblesse et la croisade à la fin du Moyen Âge : piété, diplomatie, aventure, Actes du colloque de Prague (26-27 octobre 2007), dir. Martin Nejedlý et Jaroslav Svátek, Toulouse, 2009, p. 245-275 ; « Le siège de Rhodes par les Turcs et sa médiatisation européenne (1480-1481) », dans Conflits et opinion(s), XIIIe-XIXe siècle (Actes du colloque du Mans, 4-6 mai 2009, sous presse).

80 La lettre au pape n’est plus connue que par une édition très fautive, datée du XVIIIe siècle, et ne semble pas avoir eu de véri-table diffusion (Epistola ad papam una cum vexillo turchino missa 1480, die XVIII nov. [sic pour 15 septembre], de obsidione insu-lae Rhodus [sic pour Rhodie] a Turchis, éd. Johann Peter von Ludewig, Reliquiae manuscriptorum omnis aevi diplomatum ac monumentorum ineditorum adhuc, Francfort, 1723, t. V, p. 290-299). La lettre à l’empereur, datée du 13 septembre, est connue par quatre éditions incunables, imprimées à Cologne, Mayence, Nuremberg et Strasbourg (éd. Sebastiano Paoli, Codice diplomatico del sacro militare ordine gerosolimitano, oggi di Malta, raccolto da varii documenti di quell’archivio per servire alla storia dello stesso ordine..., Lucques, 1733-1737, 2 vol., t. I, p. 149-153, n°126. Éd. synthétique et fautive des deux lettres au pape et à l’empe-reur et trad. angl. Philippides, dans Mehmed II…, op. cit., p. 316-333).

81 Bernadino Zambotti note ainsi l’afflux de dons à l’Ordre, stimulé par la concession d’indulgences pontificales (Diario ferrarese dal 1476 al 1504, éd. Giuseppe Pardi, Bologne, 1937, p. 83). Sur cette question, Vissière, « Le siège de Rhodes… », op. cit.

82 Sur ce tableau, voir supra note 49.

La leçon la plus évidente est la place à donner à l’art de la fortification. Durant les quarante an-nées suivantes, les Hospitaliers devinrent les cham-pions de l’architecture militaire moderne, et les puis-sances italiennes de l’Adriatique durent consentir à des efforts considérables de mise en défense de leurs places. Otrante fut ainsi reconstruite sur les plans de Ciro Ciri. Mais les Turcs, en fait, ne s’y risquèrent plus, car l’affaire d’Otrante avait montré la fragilité de leur flotte.

Les Hospitaliers indiquèrent aussi la voie dans l’art de la propagande : ils envoyèrent désormais régulièrement des bulletins de nouvelles en Europe, se présentant tou-jours comme les champions de la Chrétienté83. Non seu-lement, les Aragonais n’y parvinrent pas, mais ils avaient attiré l’attention générale sur leurs faiblesses struc-turelles. Comme le disait un rapport turc, le Royaume avait le meilleur miel, mais peu d’abeilles : mal dirigé, anarchique, mais riche, il était à prendre. Les Vénitiens, les Français et les Espagnols le comprirent : sauvé des Turcs, le Royaume n’en était pas moins en sursis – il allait s’effondrer en 149584.

Laurent vissière,

Université de Paris-Sorbonne

83 Ces bulletins d’informations, rédigés par Caoursin, furent tardivement rassemblés dans une édition allemande assez luxueuse, ornée de bois gravés (Rhodiorum Historia, Ulm, Johann Reger, 24 octobre 1496).

84 Lors de l’expédition de Charles VIII, les Aragonais avaient encore, semble-t-il, une guerre de retard, et aucune fortification ne tint réellement, si ce n’est à Naples même, contre l’artillerie de campagne française. L’exemple de la place de Monte San Giovanni, enlevée d’assaut après quelques heures de pilonnage à peine (9 février 1495), en constitue le meilleur exemple (cf. Laurent Vissière, ‘Sans poinct sortir hors de l’orniere’. Louis II de La Trémoille (1460-1525), Paris, 2008, p. 121)