l'économie liégeoise sous l'occupation allemande en 1914-18: constats, balises et...

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201 L’économie liégeoise sous l’occupation allemande en 1914-1918 : constats, balises et itinéraires moins connus Pascal DELOGE Collaborateur scientifique Arnaud PÉTERS Chercheur Centre d’histoire des sciences et des techniques (CHST) de l’Université de Liège Quelle est la situation de l’économie belge et liégeoise sous l’oc- cupation allemande de 1914 à 1918 ? Comment les industriels, les agriculteurs et les commerçants liégeois ont-ils vécu la guerre ? Comment les acteurs de la vie économique à Liège à cette époque se sont-ils situés les uns par rapport aux autres, les uns par rap- port à l’action des autres ? Comment les occupants ont-ils appré- hendé l’économie belge ? Pour l’historien, répondre à ces questions n’est pas simple. Les temps sont révolus : il n’y a là rien d’extraordinaire pour qui jette un regard sur le passé en professionnel ou en amoureux. Mais ce temps-là est particulier, difficile. Il y a, dès l’origine, des choses qu’il est bon de dire : la souffrance, le courage, le patriotisme… et d’autres moins agréables à évoquer, moins facilement admissibles. Toutes les sources documentaires disponibles, ou presque, posent des problèmes importants en ce qui concerne la critique histo- rique ; même les travaux des historiens de l’entre-deux-guerres sont imprégnés des préoccupations et des interdits de l’époque. Ils participent d’une littérature engagée qui permet néanmoins d’ali- menter les perspectives de recherche de l’historien d’aujourd’hui 1 . 1 M. Amara, S. Jaumain, B. Majerus, A. Vrints, « Introduction. La recherche sur la pre- mière guerre mondiale : un champ disciplinaire en plein développement », dans S. Jaumain, B. Majerus, A. Vrints (éd.), Une guerre totale ? La Belgique dans la première guerre mon- diale, (AGR, 11), Bruxelles, 2005, p. 13-14.

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L’économie liégeoise sous l’occupation allemande

en 1914-1918 : constats, balises et itinéraires moins connus

Pascal Deloge

Collaborateur scientifique

Arnaud Péters

Chercheur

Centre d’histoire des sciences et des techniques (CHST) de l’Université de Liège

Quelle est la situation de l’économie belge et liégeoise sous l’oc-cupation allemande de 1914 à 1918 ? Comment les industriels, les agriculteurs et les commerçants liégeois ont-ils vécu la guerre ? Comment les acteurs de la vie économique à Liège à cette époque se sont-ils situés les uns par rapport aux autres, les uns par rap-port à l’action des autres ? Comment les occupants ont-ils appré-hendé l’économie belge ?

Pour l’historien, répondre à ces questions n’est pas simple. Les temps sont révolus : il n’y a là rien d’extraordinaire pour qui jette un regard sur le passé en professionnel ou en amoureux. Mais ce temps-là est particulier, difficile. Il y a, dès l’origine, des choses qu’il est bon de dire : la souffrance, le courage, le patriotisme… et d’autres moins agréables à évoquer, moins facilement admissibles. Toutes les sources documentaires disponibles, ou presque, posent des problèmes importants en ce qui concerne la critique histo-rique ; même les travaux des historiens de l’entre-deux-guerres sont imprégnés des préoccupations et des interdits de l’époque. Ils participent d’une littérature engagée qui permet néanmoins d’ali-menter les perspectives de recherche de l’historien d’aujourd’hui1.

1 M. Amara, S. Jaumain, B. Majerus, A. Vrints, « Introduction. La recherche sur la pre-mière guerre mondiale : un champ disciplinaire en plein développement », dans S. Jaumain, B. Majerus, A. Vrints (éd.), Une guerre totale ? La Belgique dans la première guerre mon-diale, (AGR, 11), Bruxelles, 2005, p. 13-14.

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Aussi ne sera-t-on pas trop surpris si, à l’occasion de cet article, on se trouve face à une réalité historiographique partielle, parfois partiale, toujours brumeuse et incomplète. Comme constat glo-bal, elle propose un scénario unanimement répété : l’occupation mène en plusieurs étapes à la ruine de l’industrie belge et liégeoise. Loin de vouloir reconstituer systématiquement les étapes de cet anéantissement ou d’en rappeler tous les mécanismes, la présente contribution s’attache à souligner ce que l’on sait à ce jour et à éclairer les zones laissées jusqu’ici dans l’ombre.

Une question insuffisamment traitée ?Dans son Dictionnaire de la Grande Guerre publié en 2008, Jean-Yves Le Naour, historien reconnu de la Première Guerre mondiale, signe un article intitulé Occupation et lui accole un sous-titre révé-lateur : Un objet de mémoire encore peu visible2. Et de souligner que les différents sous-thèmes – la violence de l’occupant, les relations entre civils et militaires, entre occupants et occupés, le change-ment des conditions économiques, etc. – qui composent cette pro-blématique ont été peu étudiés par les historiens.

Et, en effet, parmi les autres ouvrages prétendant apporter une vue d’ensemble sur la guerre de 1914-1918 qui fleurissent depuis une dizaine d’années, rares sont ceux qui consacrent quelques pages à ces problèmes. On pourrait se dire que, la littérature franco-phone provenant largement de France, pays n’ayant pas connu entre 1914 et 1918 les affres de l’occupation dans la même mesure qu’entre 1940 et 1945, la question a peut-être été jugée moins primordiale. L’article de l’Encyclopædia Universalis sur la Première Guerre mondiale reste ainsi totalement silencieux sur l’occupation allemande alors même que le nord de la France, jouxtant le front ouest, connut le phénomène.

Le dictionnaire publié en 2008 par Jean-Jacques Becker, autre spé-cialiste francophone de la guerre de 1914, s’il offre une occurrence présentant « la Belgique pendant la guerre », laisse également dans l’ombre le questionnement sur l’économie et l’industrie3. Pour autant, l’ouvrage coédité quatre années plus tôt par le même

2 J.-Y. Le Naour, Dictionnaire de la Grande Guerre, Paris, 2008, p. 318-324. De même, d’autres grands spécialistes écrivent : « l’histoire scientifique de ce régime d’occupation n’a à ce jour été écrite qu’en partie » [J.-J. Becker et G. Krumeich (éd.), La grande Guerre. Une histoire franco-allemande, Paris, 2008, p. 176-180].3 J.-J. Becker, Dictionnaire de la grande guerre, Bruxelles, 2008, p. 31-33.

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auteur y consacre plusieurs pages, signées par Annette Becker, des plus utiles pour notre propos4. Cette experte souligne, elle aussi, à quel point le sujet est resté peu étudié et combien les tranchées ont davantage retenu l’attention que la vie à l’arrière du front.

En Belgique, pourtant, nous disposons d’une étude fouillée publiée par Charles de Kerchove de Denterghem, secrétaire général de la Commission belge d’enquête sur les violations aux règles du droit des gens, en 19275. Mais, en fait, cette étude sur L’industrie belge pendant l’occupation allemande ne correspond pas à son titre. Il s’agit bien plus d’un examen de la politique économique de l’Alle-magne en Belgique occupée et des dommages qu’elle a générés. Le focus est donc placé sur les mesures prises par l’occupant et la manière dont elles ont été endurées par les acteurs économiques belges. On y trouvera les éléments saillants de la situation écono-mique du pays résultant de l’occupation. De nombreuses études de cas, également, dans toutes les parties du pays et notamment à Liège. Mais rien ou très peu sur la façon dont les décisions du vain-queur de 1914 furent accueillies. Le souci vient notamment de la date à laquelle ce qui apparaît, peu ou prou, comme un réquisitoire est écrit et du ton très univoque employé au service, avoué dans l’introduction, d’une recherche de réparations que la Belgique s’ef-force toujours d’obtenir, huit ans après le traité de Versailles. À cet égard, l’étude est dans la ligne, malgré son attention manifeste aux méthodes et préoccupations de la recherche historique, de maints écrits des temps de guerre et d’après-guerre, parfois liés au gouvernement belge au Havre6. Pourtant, le lecteur attentif y trouve, entre les lignes, des évocations d’attitudes autres que le patriotisme pur et victime de la barbarie allemande. Mais jamais un exemple, une date ou un nom, pas même celui, fameux, de l’industriel Évence Coppée, à la tête d’une importante entreprise regroupant des charbonnages, cokeries et ateliers de la région du Centre. Peut-être parce que la justice l’a blanchi en 19247 ?

4 A. Becker, « Les occupations », dans S. Audouin-Rouzeau et J.-J. Becker (éd.), Encyclopédie de la grande guerre, 1914-1918. Histoire et culture, Paris, 2004.5 Ch. de Kerchove de Denterghem, L’industrie belge pendant l’occupation allemande, 1914-1918, Paris, 1927.6 Voir, par exemple, l’ouvrage édité par le Bureau documentaire belge, La politique économique de l’Allemagne en Belgique occupée. Un document écrasant pour l’administration allemande, Le Havre, 1918.7 L. Van Ypersele, « “Au nom de la patrie ! À mort les traîtres”. La répression des inciviques belges de 1914-1918 », dans Histoire@politique. Politique, culture, société, no 3 (nov.-déc. 2007), p. 7. À propos de l’attitude de cet industriel, voir aussi P. Deloge et P. Tilly, « Milieux économiques belges et stratégie du moindre mal 1914-1918 », dans Entreprises et histoire, no 68 (sept. 2012), p. 11-27.

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Parmi d’autres travaux historiques plus récents, la monographie de Sophie de Schaepdrijver sur la Belgique occupée en 1914-1918 consacre deux chapitres aux questions qui nous préoccupent8. Elle offre un récit assez classique de ces moments difficiles pour l’éco-nomie belge, c’est-à-dire un panorama des difficultés de la vie éco-nomique générées par les mesures prises par l’occupant. La ques-tion de la diversité des attitudes dans les milieux économiques à l’égard de l’occupant n’est pas abordée frontalement : la thèse d’une Belgique économique entièrement victime demeure large-ment défendue. Une vision d’ensemble prend le pas sur les études de cas. Les exemples cités viennent généralement de Flandre, non du sud du pays.

Quant aux nombreuses histoires d’entreprises liégeoises, elles ne permettent guère de proposer une vision plus nuancée ou détail-lée de la période9. Le schéma imposé entre autres par Charles de Kerchove persiste donc : lors de l’arrivée des Allemands, l’écono-mie s’arrête et ne reprend ensuite qu’à petite échelle, sous les per-sécutions de l’occupant.

Encore faut-il distinguer industries, grandes ou petites, commer-çants et modestes agriculteurs. Les travaux de Xavier Rousseaux et Laurence Van Yperzele sur la justice d’après-guerre soulèvent un coin du voile sur ceux qui, parmi ceux-ci, furent appelés « les profiteurs de guerre »10. Mais une fois encore, le point de vue est élevé, global, et les exemples précis sont rares, en particulier pour celui qui s’intéresse à l’économie liégeoise.

Enfin, à l’occasion d’un récent colloque lillois sur l’économie d’oc-cupation, l’une ou l’autre étude a mis le doigt sur la diversité des

8 S. de Schaepdrijver, La Belgique et la Première Guerre mondiale, Bruxelles, 2004.9 A. Francotte, C. Gaier, et R. Karlshausen, Ars Mechanica : le grand livre de la FN, Bruxelles, 2007 ; C. Gaier, Huit siècles de houillerie liégeoise : histoire des hommes et du charbon à Liège, Liège, 1988 ; R. Halleux, Cockerill. Deux siècles de technologie, Liège, 2002 ; F. Pasquazy, Les hauts fourneaux d’Ougrée. Histoire d’une usine à fonte, Liège, 2008 ; L. Willem, 450 ans d’espérance. La S. A. Métallurgique d’Espérance-Longdoz de 1519 à 1969, Liège, 1990 ; etc.10 X. Rousseaux, L. Van Ypersele, « Pratiques et représentations de la répression de l’“incivisme” en Belgique après la 1ère guerre mondiale », dans S. Jaumain, B. Majerus et A. Vrints (éd.), op. cit., p. 453-480 ; Id. (dir.), La patrie crie vengeance. La répression des inciviques après la Guerre 1914-1918, Bruxelles, 2008 ; L. Van Ypersele, « Héros, martyrs et traîtres : les fractures de la Belgique libérée », dans S. Audoin-Rouzeau et C. Prochasson (éd.), Sortir de la grande guerre. Le monde et l’après-1918, Paris, 2008, p. 213-237 ; etc.

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attitudes dans les milieux de la finance et de la grande industrie11. Mais sans permettre, ou à peine, de saisir la situation caractéris-tique du bassin liégeois ni de donner une vision d’ensemble sur les attitudes face aux mesures d’occupation.

Au terme de ce bref parcours historiographique, constatons que les grands traits de la situation économique belge de 1914 à 1918, tout comme la politique industrielle allemande, sont connus et documentés. Les connaissances sur l’attitude des milieux écono-miques à l’égard de l’occupant manquent par contre de profondeur (trop peu d’études de cas) et de diversité (attitudes, secteurs éco-nomiques non industriels). C’est particulièrement vrai en ce qui concerne le cas liégeois. Que nous enseigne l’historiographie exis-tante sur ces points et comment pourrait-on progresser ?

Le bilan des connaissances : l’industrie liégeoise ruinée par l’occupantUne fois les Allemands installés en Belgique, fin 1914, le territoire national est divisé en trois : le front de l’Yser, zone de combat ; le domaine de l’étape, situé immédiatement à l’arrière du front ; et la zone d’occupation, libre d’activité militaire. Cette géographie évo-lue avec la guerre. À partir de 1915, une fois la ligne de front stabi-lisée au nord de la France et sur l’Yser, l’étape englobe les Flandres orientale et occidentale ainsi qu’une part croissante du Hainaut méridional12. Liège et sa province se trouvent pleinement en zone d’occupation. D’un point de vue allemand, l’intérêt de la région liégeoise est donc principalement économique, d’autant que sa puissance industrielle est exceptionnelle comme l’a démontré, dix ans plus tôt, l’Exposition universelle de 190513.

La politique allemande d’occupation aboutit, dès novembre 1914, à l’exploitation systématique et à outrance des ressources du pays. On peut la décrire comme un pillage pur et simple14. Le général von Bissing lui-même, gouverneur général de Belgique, la présente

11 P. Deloge et P. Tilly, art. cit.12 SEGEFA-ULg et Institut Jules Destrée, Atlas de la Wallonie, de la préhistoire à nos jours, carte « Etappengebiet, 1915-1918 », consultée sur http://connaitrelawallonie.wallonie.be/fr/histoire/atlas/ettapengebiet-1915-1918#.UwB5vPl5Mv0 (le 15 février 2014).13 C. Renardy (dir.), Liège et l’Exposition universelle de 1905, Liège, 2005.14 S. Audoin-Rouzeau et C. Prochasson, Sortir de la guerre ou sortir de l’occupation ?, dans Id. (éd.), op. cit., p. 209-212 ; P. Delforge, La politique allemande à l’égard de la Belgique, 1914-1918, Liège, 2009, p. 4-5.

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sous ces traits, dans un document de mai 191715. Cette exploita-tion s’opère en deux phases. Dans un premier temps, l’économie belge conduite par une administration civile est destinée à s’in-tégrer dans une grande Allemagne victorieuse. Cette première phase est celle des réquisitions et, dans certains cas, des mises sous séquestre – qui en constituent une forme plus radicale – dont les dispositions sont définies par l’arrêté du gouverneur général du 17 février 1915. Ensuite, les militaires prennent la main et les mesures se font d’autant plus brutales que la guerre dure et que le doute s’installe. Selon les termes d’Émile Trasenster, secré-taire général de l’Association des ingénieurs sortis de l’École de Liège, l’attitude de l’autorité occupante se modifie alors complète-ment16. Cette seconde phase, durant les deux dernières années du conflit, est marquée par des déprédations et des démantèlements d’usines. La logique qui prévaut alors, au moment où l’issue de la guerre semble incertaine, est celle de l’anéantissement des concur-rents industriels des entreprises allemandes. La guerre est aussi industrielle. En novembre 1918, les infrastructures et bâtiments détruits ou endommagés, dont nombre de fermes et d’usines, ne se comptent plus. Des milliers de kilomètres de voies ferrées ont été sinistrés, des bovins et des chevaux réquisitionnés – au terme du conflit, on estime que le cheptel a diminué de moitié –, des milliards de francs belges soutirés à la Belgique pour l’effort de guerre allemand puis la reconstruction.

Les chiffres proposés par les spécialistes divergent. Notamment en ce qui concerne l’évaluation des dommages subis par le pays. Dans son ouvrage de référence de 1946, Fernand Baudhuin ana-lyse la question17. Dans les premiers temps qui suivent la guerre, écrit-il, on cite à propos de la Belgique des « chiffres fantas-tiques » : 10 milliards de francs belges. Le gouvernement évalue ensuite le dommage à 7 milliards en valeur de 1914. « Le Boche payera ! », disait-on alors en France et en Belgique. Chiffre « mani-festement exagéré », déclare Baudhuin. Et, trop rond pour être honnête, il s’avère inadmissible pour les grands ordonnateurs du traité de Versailles et finalement impayable pour l’Allemagne. Le grand économiste britannique John Maynard Keynes lui-même se penche sur ce préjudice qu’il évalue à 3,75 milliards de francs-or,

15 General von Bissing’s testament, a study in German ideals, New York/Londres, 1918, p. 17.16 É. Trasenster, Rapports annuels présentés à l’Union des charbonnages, mines et usines métallurgiques, Liège, 1919, p. 40.17 F. Baudhuin, Histoire économique de la Belgique, 1914-1939, t. 1, Grandeurs et misères d’un quart de siècle, 2e édition, Bruxelles, 1946, p. 27-84.

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estimation que Baudhuin considère exacte tout en l’affinant en la chiffrant à hauteur de 3,415 milliards de francs-or. Il explique cette différence par une confusion entre la valeur réelle des biens endommagés et leur valeur à l’état neuf. Les destructions maté-rielles ont donc été surévaluées alors que les pertes indirectes ont été sous-estimées. Charles de Kerchove, quant à lui, connaissant sans doute la délicatesse de la question et n’en ayant étudié que la partie industrielle, préfère écrire que le montant des dégâts est difficile à évaluer, « même approximativement »18.

La politique allemande consiste à faire participer la Belgique à l’effort de guerre, de gré ou de force, sous le contrôle d’orga-nismes allemands créés à cette fin19. Mises sous séquestre, spo-liations diverses et destructions occupent la plus grande partie des pages de L’industrie belge pendant l’occupation allemande, le livre de Charles de Kerchove, et les travaux plus récents – ou, en fait, écrits en des temps moins suspects – de spécialistes confirment ce tableau20. Ludwig von Falkenhausen, gouverneur militaire de la Belgique à partir d’avril 1917 jusqu’à la fin du conflit, dévoile, dans ses mémoires, les motivations, modalités et résultats de ces pratiques21.

Suite à la disette engendrée, dès les derniers mois de 1914, par la priorité accordée par l’occupant aux besoins des soldats et de la population allemande, un Comité national de secours et d’alimen-tation est créé sous la houlette de grands industriels et financiers belges : Solvay, Heineman, Francqui, Jadot et la Société générale de Belgique22. Ce comité est chargé de mettre en place un système d’importation de vivres échappant aux réquisitions de l’occupant. Mais le prolongement de la guerre favorise l’épuisement des terres et grève considérablement la production agricole23. Parallèlement, suite au ralentissement considérable de l’appareil industriel, on constate un reflux des navetteurs industriels, fuyant la disette

18 Ch. de Kerchove de Denterghem, op. cit., p. 225.19 S. de Schaepdrijver, op. cit., p. 133-134.20 A. Becker, art. cit., p. 789.21 CEGES, L. von Falkenhausen, Erinnerungen aus dem Weltkrieg 1914/1918 des General-oberst Ludwig Freiherr von Falkenhausen, geboren 13. September 1844 zu Guben, gestorben 4. Mai 1936 zu Görlitz, 3 volumes, Görlitz, 1923, p. 200-359. Voir, plus particulièrement les pages 200 à 227. Mémoires tapuscrites photocopiées à partir des Bundesarchiv, Militär-archiv, N21/1-2-3.22 S. de Schaepdrijver, op. cit., p. 107-114 ; L. Ranieri, Dannie Heineman, un destin singulier, 1872-1962, Bruxelles, 2005, p. 81-105 ; G. Rency, La Belgique et la guerre, t. 1, La vie matérielle de la Belgique durant la guerre mondiale, Bruxelles, 1927, p. 141.23 A. Henry, Le ravitaillement de la Belgique pendant l’occupation allemande, Paris, 1924.

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alimentaire urbaine vers les campagnes. À partir de 1917, on parle de famine. Faute de pommes de terre, les populations se tournent vers les aliments traditionnellement réservés au bétail. L’inflation liée à la rareté et au développement du marché noir – 639 % en janvier 1914 selon certains auteurs24 – frappe durement les porte-monnaie. Une crise dramatique du logement s’installe aux abords du front. Le blocus donne aux occupants l’occasion de jus-tifier commodément leur politique25.

Dans l’industrie, on note une chute immédiate et durable de la production à cause de la fermeture des débouchés, du manque de matières premières, des restrictions imposées par l’occupant selon ses intérêts26. L’arrêt progressif de l’activité dans les usines et un chômage massif en sont les conséquences. Le spectre du chômage fait naître à son tour une autre menace : celle des dépor-tations de travailleurs belges, considérés par l’occupant comme des fainéants. Un plan d’octobre 1916 projette de déporter 400 000 ouvriers27. 120 000 ouvriers belges sont effectivement envoyés en Allemagne28. Pour limiter ces risques, une Société coopé rative d’approvisionnement industriel est mise en place tan-dis que Jean Jadot, au nom de la Société générale, négocie auprès des Allemands l’autorisation pour la Belgique de réapprovisionner ses entreprises. Les déportations systématiques cessent en 1917.

Le secteur bancaire est rapidement mis au pas. Il s’agit de contrô-ler les stocks de devises et l’émission des billets de banque. Face au refus de coopérer de la Banque nationale, la Société générale de Belgique offre de reprendre le monopole d’émission de la Banque nationale. Confrontée ensuite aux demandes très insistantes de l’occupant, soucieux de la voir contribuer financièrement à l’effort de guerre allemand, la Société générale se récrie, proteste, mais avance finalement les sommes à récupérer ensuite via les banques privées et les institutions provinciales. 2 280 millions de francs sont ainsi lâchés29.

24 L. Van Ypersele, art. cit., p. 226.25 J.-J. Becker et G. Krumeich, op. cit., p. 176-180 ; K. Veraghtert, « Le développement industriel », dans L’industrie en Belgique. Deux siècles d’évolution, 1780-1980, Bruxelles, 1981, p. 146-50.26 S. de Schaepdrijver, op. cit., p. 215-216.27 J.-J. Becker et G. Krumeich, op. cit., p. 176-180.28 F. Passelecq, Déportation et travail forcé des ouvriers et de la population civile de la Belgique occupée, Paris, 1928, p. 403.29 P. Deloge et P. Tilly, art. cit., p. 23-24.

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Qu’en est-il précisément dans le paysage industriel liégeois ? Lors de l’invasion du territoire national, l’activité s’arrête. Elle reprend ensuite sporadiquement, au gré des diverses conditions imposées par l’occupant selon les secteurs d’activité. Depuis le travail de Charles de Kerchove, les exemples liégeois cités dans la littérature sont souvent les mêmes mais ils sont significatifs30.

L’industrie du charbon a continué à travailler pendant la guerre. De toutes les industries liégeoises, elle fut la seule à conserver une activité relativement importante, notamment parce que les questions de matières premières et de débouchés extérieurs ne se posaient pas. Les Allemands ont laissé les mines aux mains de leurs propriétaires non sans créer, par l’arrêté du gouverneur général du 26 avril 1915, un Bureau central des charbons (Kohlen-Zentrale), chargé à titre d’intermédiaire de la vente générale de tout le char-bon et les sous-produits des charbonnages31. Son pouvoir sera jugé exorbitant par les charbonniers liégeois. Atteignant 22 millions de tonnes en 1913, l’extraction de houille belge se limite à 13 millions en 1918.

La sidérurgie paie le tribut le plus lourd. Les grands producteurs d’acier et de fonte du bassin en amont de Liège – Cockerill, Ougrée-Marihaye, Espérance-Longdoz, Athus-Grivegnée et Sclessin – sont

30 Ch. de Kerchove de Denterghem, op. cit., p. 225-302.31 É. Trasenster, op. cit., p. 18.

Vue des hauts-fourneaux 2, 3 et 5 de la société d’Ougrée-Marihaye, après destruction.

© Collections iconographiques du Centre d’histoire des sciences et des techniques (CHST) de l’Université de Liège.

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victimes de réquisitions, démontages, déprédations opérées par la Wumba et la Rohma, les administrations allemandes en charge du repérage des sites industriels puis de l’exécution des « travaux » : des dizaines de milliers de tonnes de pièces et de machines sont transférées en Allemagne ou réduites à la mitraille. Parfois, les industriels locaux – c’est le cas d’Adolphe Greiner, directeur de Cockerill, et de plusieurs de ses ingénieurs, en 1914 – sont tem-porairement expulsés de leurs usines. À partir de 1917, s’ouvre la phase du démantèlement méthodique des sites sidérurgiques. Symboles de la puissance industrielle du bassin liégeois, la plupart des hauts-fourneaux sont visés. Chez Cockerill, sur les sept appa-reils, deux sont rasés et trois en grande partie démolis. À Ougrée-Marihaye, quatre des huit hauts-fourneaux sont complètement détruits32. En 1918, tous les hauts-fourneaux belges sont éteints.

Le secteur de la construction mécanique, dont l’importance straté-gique est évidente, n’est naturellement pas épargné. Par exemple, chez Dewandre (à Bressoux), l’ensemble des machines-outils sont enlevées et brisées par la Rohma. Plusieurs entreprises sont mises sous séquestre jusqu’à la fin de la guerre, comme la Société de Saint-Léonard (à Liège), les Ateliers de construction de la Meuse (à Sclessin), les Ateliers Recq de Malzinnes (à Sclessin), ou encore les Usines d’automobiles Nagant (à Liège). La littérature invoque presque systématiquement, pour expliquer cette pratique, le refus des industriels de coopérer33. Les armuriers – la FN faisant l’objet d’un article dans ce volume, on parle donc ici de la Manufacture lié-geoise d’armes à feu, des usines Lochet-Habran, Delcourt-Dupont, Nagant frères, etc. – voient leurs machines-outils systématique-ment enlevées.

Le pôle non-ferreux aurait moins souffert. L’usine de la Vieille-Montagne choisit, au moment de l’invasion allemande, de se débarrasser, en les envoyant dans ses filiales françaises, de ses stocks de zinc extra-pur, susceptibles d’être confisqués pour la fabrication de têtes d’obus. La direction belge de la multinatio-nale – dont les bureaux d’Angleur sont saccagés – est rapidement flanquée d’un commissaire allemand34. Appartenant à une société

32 M. Derclaye, Les grands travaux exécutés à la division des hauts-fourneaux de la Société Anonyme d’Ougrée-Marihaye à Ougrée : 17 juillet 1923-26 janvier 1926, Liège, 1927.33 A. Dagant, « 125 ans de construction de locomotives à vapeur en Belgique », dans Bulletin de l’Institut archéologique liégeois, XXXVI, 1974, p. 23-244.34 R. Brion et J.-L. Moreau, De la mine à Mars, la genèse d’UMICORE, Bruxelles, 2005, p. 90 et sv.

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française – la Société minière et métallurgique de Penarroya – les établissements du Bleyberg sont mis sous séquestre. Dans l’en-semble des fonderies liégeoises, des réquisitions de produits, de matières premières et d’outillage ont lieu. Elles sont particulière-ment intenses à la société Prayon (à Trooz) en 1916 et 191735. Mais, globalement, les infrastructures sont davantage préservées. Le secteur, à ce moment, ne rend plus guère de service ; il est prati-quement à l’arrêt par manque de matières premières et de clients. L’arrêt prolongé des fours de réduction provoque, à son tour, des dommages importants.

Les cokeries de Grivegnée et Tilleur, attenantes aux sites sidé-rurgiques, ont été fort abîmées de la même manière que ce qui précède. Les carrières de Montfort (à Poulseur) ou de Riendotte (à Andenne) ont été mises sous séquestre ou expropriées en mai et juin 1917. Le Val Saint-Lambert a subi la réquisition de 270 tonnes de produits et objets divers. La Compagnie générale

35 P. Jadot, Prayon, du zinc à la chimie, Liège, 2007, p. 22-23.

Les bureaux de la société de la Vieille-Montagne, saccagés par les troupes allemandes en octobre 1914, Angleur.

© Collections iconographiques du Centre d’histoire des sciences et des techniques (CHST) de l’Université de Liège.

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des conduites d’eau a subi des réquisitions en septembre 1915 puis, à partir de février 1917, des démolitions et enlèvements de machines. De quoi remplir 247 wagons expédiés en Allemagne avec 3 560 tonnes de mitraille.

Et pourtant, les attitudes diffèrent…Le fil rouge qu’impose l’historiographie fait la part belle au patrio-tisme généralisé et aux attitudes courageuses. Les postures échap-pant à ce modèle sont considérées comme exceptionnelles36. Sans contester l’existence d’attitudes courageuses – cela dit sans déroger à la neutralité, le jugement restant à chacun – ni même celle d’un patriotisme sans faille que tant d’auteurs attestent, il existe de nombreux indices d’une réalité plus diverse. Après l’in-vasion d’août 1914, les industriels liégeois et belges se trouvent face à un cruel dilemme : faut-il maintenir l’activité, avec comme risque de le faire au profit de l’occupant ? Ou faut-il, au contraire,

36 S. de Schaepdrijver, op. cit., p. 118-120.

Le bureau technique des armes à la Fabrique nationale d’armes de guerre, 1916.

© Collections iconographiques du Centre d’histoire des sciences et des techniques (CHST) de l’Université de Liège.

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stopper net la production et perdre ainsi la maîtrise de l’outil et la main-d’œuvre ? Le problème moral que pose la collaboration est tout autant un problème économique37. La question prend une dimension spécifique dans les petites sociétés dont la marge de manœuvre, l’assise financière et, donc, la capacité de résistance sont par nature plus réduits38.

Comment, d’ailleurs, ce dilemme eût-il pu être tranché sans hési-tation, alors qu’une partie non négligeable de l’industrie belge, a fortiori à Liège, était financée par des capitaux allemands et diri-gée, en partie, par des ingénieurs et des techniciens venus d’outre-Rhin ? Le cas de la FN, dont le conseil d’administration est majori-tairement allemand depuis la fin du xixe siècle, est fameux. Notons que cette configuration spécifique ne facilite pas pour autant une collaboration à laquelle le conseil d’administration s’oppose un temps, poussant les Allemands à prendre en main directement l’usine, qu’ils transformeront en atelier de réparation de véhicules militaires39. Le directeur Alfred Andri sera déporté en mai 1915 pour avoir refusé de relancer les productions militaires. Un autre directeur, Alexandre Galopin, quitte le territoire belge pour servir la cause alliée dans l’industrie munitionnaire française40.

L’influence allemande est également prépondérante dans la finance ainsi que dans les secteurs de la construction mécanique, de la métallurgie, de la chimie ou de l’électricité. Avant la guerre, un Allemand siège au conseil d’administration et à la tête de la division Produits chimiques de la société Prayon ; deux Allemands sont administrateurs de la Société minière ; la Manufacture lié-geoise d’armes à feux est codirigée par un Allemand ; la quasi- totalité du capital de l’usine Pieper à Herstal est alors allemande41. Le 4 août 1914, les Allemands n’entrent pas dans un pays inconnu mais voisin et, à maints égards (pas seulement géographique), proche.

Il y aurait donc beaucoup de nuances à apporter à une historio-graphie du patriotisme héroïque qui oublie parfois que, derrière les louanges à la « Gallant little Belgium » et au Roi-Chevalier, des

37 A. Becker, art. cit., p. 789.38 Ch. de Kerchove de Denterghem, op. cit., p. 159.39 P. Deloge et P. Tilly, art. cit., p. 19.40 P. Deloge, Une histoire de la Fabrique Nationale de Herstal. Technologie et politique à la division “moteurs” (1889-1992), Liège, 2012, p. 48-50.41 M.-T. Bitsch, La Belgique entre la France et l’Allemagne, 1905-1914, Paris, 1994, p. 221-227.

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critiques ont fusé en France et en Angleterre, dès le printemps 1915. Elles portent sur la complaisance de certains industriels belges. Bien loin du tableau d’une résistance sans faille, des rap-ports diplomatiques anglais évoquent la fabrication dans les éta-blissements Cockerill de baïonnettes mais aussi de sous-marins dans les chantiers navals de la société à Hoboken42. Ces accusa-tions, publiées dans le Times du 15 février 1915, sont d’ailleurs connues à Liège et donnent lieu aux protestations de l’adminis-trateur général de la société incriminée. Par ailleurs, les Allemands font prendre des photos dans les usines pour démontrer qu’elles fonctionnent, comme à la FN43. Mais les photos trahissent mal la nature de ce fonctionnement.

Dans plusieurs entreprises belges et liégeoises, la théorie du moindre mal a été mise en application, comme Kerchove finit d’ail-leurs par le reconnaître :

« Certains industriels crurent suivre la théorie du moindre mal en acceptant des commandes de l’autorité allemande, ce qui évitait tout au moins la destruction d’une partie du capital économique de la Belgique. Il en fut parmi ceux-ci qui cherchèrent à obtenir du gouver-nement belge au Havre une approbation de leur manière de voir. La responsabilité de leur acte fut laissée aux industriels qui crurent sage d’accepter une commande faite par l’administration allemande et ils eurent à en répondre devant la justice de leur pays lorsque, après la rentrée du gouvernement belge, les tribunaux eurent repris leurs fonctionnements réguliers. »44

Le parcours d’Évence Coppée illustre ce choix45. On sait que cette stratégie eut des défenseurs, dont le ministre de Broqueville, au plus haut niveau de la vie économique nationale, et parfois chez ceux-là même, grands actionnaires de l’industrie liégeoise, qui patronnaient le Comité national de secours et d’alimentation46.

Il convient également d’évoquer nombre d’entreprises qui, dans les différents secteurs, sont « autorisées » à fonctionner par l’occupant. Sous la contrainte ou non, elles travaillent pour les Allemands.

42 AGR, Papiers Poulet, farde 2267, no 202, 13 mars 1915, Grey, secrétaire au Foreign Office, à Collon, directeur chez Cockerill.43 P. Deloge et P. Tilly, art. cit., p. 19.44 Ch. de Kerchove de Denterghem, op. cit., p. 192.45 P. Deloge et P. Tilly, art. cit., p. 21-22.46 Ibid., p. 24.

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Charles de Kerchove mentionne le nombre de 1 768 entreprises belges concernées par ce statut (en excluant l’industrie charbon-nière) en raison de leur utilité supposée dans le cadre de la poli-tique de guerre allemande et 991 sociétés considérées comme nécessaires à l’alimentation47. Et de citer les autorités allemandes :

« Là où s’élevèrent dans quelques cas des difficultés, il a presque toujours suffi d’attirer l’attention sur les conséquences désagréables qui en résulteraient pour les usines, pour les rendre souples. Dans les cas particu lièrement difficiles, les usines furent mises sous séquestre, ou bien la fermeture en fut décidée. »

Cette « efficacité » des méthodes promues par l’autorité occupante est confirmée par les mémoires de Falkenhausen et les archives de ministres belges en exil48.

La question de l’attitude des ouvriers doit également être prise en compte. La crainte de la déportation incita certains à se présenter dans les usines qui travaillaient pour l’Allemand49. Confrontés à la difficulté de nourrir leurs familles, à la morosité d’une inacti-vité forcée, d’autres se laissaient tenter par la promesse d’un bon salaire et d’une intégration à la Grande Allemagne. Les limites entre travail forcé ou consenti s’estompèrent parfois50. Près de 90 000 ouvriers belges travaillent volontairement en Allemagne au début de l’année 1918.

Enfin, à la suite d’Annette Becker, on peut distinguer certains comportements caractéristiques des zones rurales en Belgique occupée. La haine y fit parfois place à une « cohabitation ren-due aisée par la proximité et la vie quotidienne »51. Les citadins crièrent quelquefois au « profitariat » face aux bénéfices de cer-tains fermiers. La fin du conflit est d’ailleurs marquée en Belgique par des règlements de compte plus ou moins encadrés par la jus-tice et par la traque aux profiteurs de guerre, supposés nombreux

47 Ch. de Kerchove de Denterghem, op. cit., p. 155-156. Les pages suivantes (jusque p. 179) donnent des détails, secteur par secteur.48 CEGES, L. von Falkenhausen, op. cit., p. 201-202. Les sources allemandes évoquées dans le texte sont le Bulletin de la section pour le commerce et l’industrie près le gouvernement allemand à Bruxelles. En ce qui concerne les archives des ministres belges, voir P. Deloge et P. Tilly, art. cit., p. 20.49 S. de Schaepdrijver, op. cit., p. 230.50 J.-J. Becker et G. Krumeich, op. cit., p. 176-180.51 A. Becker, art. cit., p. 789.

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dans l’esprit de la population52. Celle-ci craignait particulièrement que l’appareil judiciaire ne s’en prît qu’aux petits poissons de « l’ac-commodement » et de « l’accaparement », oubliant les gros. Des violences populaires se déchaînèrent même en novembre 1918, prenant la forme de représailles contre des boulangers, des char-cutiers, des tenanciers de cafés et autres commerces, de petits industriels53. Accapareurs, enrichis, profiteurs économiques, etc., ils sont des traîtres à la souffrance (la pénurie, la faim…) et à la solidarité belges telles que vécues ou racontées54. Quant aux repré-sailles, elles procèdent de la vengeance personnelle mais aussi de violences collectives préméditées et orchestrées. La police reste souvent impuissante. Des hommes sont molestés, des femmes tondues. Souvent, les récits des temps de guerre – de festins, par exemple – sont exagérés. Mais ils reflètent un état d’esprit autant que la faiblesse de l’État belge : au lendemain de l’Armistice, une latence du pouvoir caractérisait la société belge et force ne revenait pas toujours à la loi.

ConclusionQuelle est cette situation de l’économie liégeoise pendant l’occu-pation allemande de 1914-1918 ? Famine, chute de la produc-tion, hausse des prix, chômage, etc. constituent la toile de fond de ce paysage. Face aux civils puis aux militaires qui prennent le contrôle de l’économie belge dès la fin de l’année 1914 pour s’en servir à leurs fins propres, les acteurs locaux réagissent de façons diverses. Selon leurs secteurs, selon leur autonomie et leur marge de manœuvre ou leur caractère, les agriculteurs, les commerçants, les industriels, les ouvriers font preuve de courage, de résignation, de pragmatisme ou s’entendent avec l’occupant. Pour certaines entreprises liégeoises, il y eut bien une vie pendant l’occupation.

Les études manquent pour appréhender ces attitudes. Particulière-ment au niveau régional, liégeois par exemple. On dispose plutôt d’indices plus ou moins convergents. Tantôt on s’appuie sur des études au plan belge et les exemples qu’elles donnent. Parfois, on a la chance de pouvoir compter sur le savoir accumulé par les érudits locaux.

52 S. Audoin-Rouzeau et C. Prochasson, « Sortir de la guerre ou sortir de l’occupation ? », dans Id. (éd.), op. cit., p. 209-12.53 L. Van Ypersele, art. cit., p. 216.54 Ibid., p. 223 ; X. Rousseaux et L. Van Ypersele, art. cit., p. 471.

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Cette situation s’explique par le fait que les travaux historiques d’après-guerre ont été orientés dès le départ et que les sources sont d’une manipulation délicate. Mais aussi parce que l’étude de la Seconde Guerre mondiale, en Belgique, a pris le pas depuis long-temps sur celle du premier conflit mondial qui a souvent progressé au rythme des commémorations. À cet égard, le présent anniver-saire constitue sans doute une occasion d’en découvrir davan-tage… et une continuité.