le voile en procès. dossier thématique droit et société

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PRÉSENTATION DU NUMÉRO Le voile en procès Claire de Galembert Ed. juridiques associées | Droit et société 2008/1 - n° 68 pages 11 à 31 ISSN 0769-3362 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2008-1-page-11.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- de Galembert Claire,« Présentation du numéro » Le voile en procès, Droit et société, 2008/1 n° 68, p. 11-31. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Ed. juridiques associées. © Ed. juridiques associées. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.123.220.217 - 13/03/2015 21h18. © Ed. juridiques associées Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.123.220.217 - 13/03/2015 21h18. © Ed. juridiques associées

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PRÉSENTATION DU NUMÉROLe voile en procèsClaire de Galembert Ed. juridiques associées | Droit et société 2008/1 - n° 68pages 11 à 31

ISSN 0769-3362

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2008-1-page-11.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------de Galembert Claire,« Présentation du numéro » Le voile en procès,

Droit et société, 2008/1 n° 68, p. 11-31.

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Droit et Société 68/2008 – 11

La revue Droit et Société pouvait-elle faire l’économie d’une ré-flexion sur ce qu’il est convenu d’appeler en France « l’affaire du voile » et qui fut, par son ampleur, l’une des disputes publiques les plus spectaculaires de ces dernières décennies ? Ce numéro se consa-cre entièrement aux rebonds de cette affaire née en 1989 de l’exclusion du collège de Creil de trois élèves portant un voile isla-mique ainsi qu’à ses répercussions internationales. Y sont dédiées aussi bien sa rubrique « Dossier » que sa rubrique « Question en dé-bat ». La première réunit six contributions offrant des regards croi-sés sur l’affaire française et des controverses du même ordre qui se sont développées ailleurs, en Europe et dans le monde arabe. La se-conde présente cinq points de vue d’acteurs ainsi qu’une réflexion de nature plus philosophique à travers un entretien avec François Ost à propos de son Antigone voilée 1.

Ce numéro n’a évidemment pas pour objectif de relancer l’instruction d’un procès qui, en France, n’a cessé de rebondir avant de sembler clos par le verdict du législateur, cette loi du 15 mars 2004 qui, en mettant de fait le voile au ban de l’école de la République, a suscité un tollé de protestations internatio-nales 2. Il s’agit plutôt de revenir sur le sujet avec un peu plus

1. François OST, Antigone voilée, Bruxelles, De Boeck et Larcier, coll. « Petites Fu-gues », 2004.

2. Loi n° 253 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et ly-cées publics. La loi dispose notamment : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensi-blement une appartenance religieuse est interdit » (Assemblée Nationale, dou-zième législature).

Présentation du numéro

Le voile en procès

Claire de Galembert *

* Institut des Sciences Sociales du Politique (ISP) Pôle de Cachan, École Normale Supérieure, Bâtiment Laplace, 61, avenue du Président Wilson F-94235 Cachan cedex.

<[email protected]>

L’auteur

Chargée de recherche au CNRS. Directrice de l’Institut des Sciences sociales du Politique (ISP) Pôle de Cachan. Ses recher-ches sont consacrées à la ges-tion publique de l’islam en France ; dans ce cadre, elle est particulièrement attentive à la place du droit dans cette gestion. Parmi ses publications : — « La fabrique du droit entre le juge administratif et le législa-teur : la carrière juridique du foulard islamique (1989-2004) », in J. Commaille et M. Kaluszynski (dir.), La fonction politique de la justice, Paris, La Découverte, 2007 ; — « La gestion publique de l’islam en France et en Allema-gne : les modèles nationaux à l’épreuve », in R. Kastoryano (dir.), Les codes de la différence. Race, origine, religion. France, Allemagne, États-Unis, Paris, Presses de Sciences Po, 2006 ; — « L’islam des acteurs publics territoriaux : entre incertitude et ressource d’autorité politique », Les Cahiers de la sécurité, 62, 2006.

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12 – Droit et Société 68/2008

C. DE GALEMBERT de distance et de recul que les passions déchaînées par le débat n’y prédis-posaient, pour s’interroger sur les dimensions normatives, à la fois politi-que, morale et juridique de la carrière publique du voile.

Les deux premières contributions de ce numéro reviennent ainsi sur l’histoire française du « procès du voile ». John Bowen, anthropologue, se propose d’expliquer l’adoption de la loi en la réinscrivant dans la longue durée de l’histoire de la laïcité, tandis que Françoise Lorcerie, politiste, se concentre sur la séquence de production législative entre 2003 et 2004. À ces deux articles sur la situation française font contrepoint les cinq témoigna-ges d’acteurs figurant dans la rubrique « Question en débat ». Thomas-Abdallah Milcent, qui fut à l’initiative d’une mobilisation judiciaire en fa-veur du voile, revient sur les obstacles auxquels cette mobilisation s’est heurtée. Lui succèdent trois entretiens avec des conseillers d’État. Renaud Denoix de Saint Marc nous livre son témoignage d’une histoire dont il a eu à connaître au titre de ses fonctions de secrétaire général du Gouvernement entre 1989 et 1994 puis de vice-président du Conseil d’État de 1995 à 2007. Revenir sur la carrière du voile au Conseil d’État est l’occasion pour Jean-Michel Bélorgey, ancien député et président de la Section du rapport, de faire état de réflexions plus larges sur le mode de fonctionnement de cette institution. Rémy Schwartz, commissaire du Gouvernement dans plusieurs affaires liées au port du voile, puis rapporteur général de la commission Stasi, apporte un témoignage complémentaire sur le passage d’une régula-tion jurisprudentielle de la question à sa mise en loi. Sociologue et historien de la laïcité, seul membre de la commission Stasi à s’être abstenu de préco-niser le vote d’une loi prohibant le foulard, Jean Baubérot s’attache quant à lui à retracer les logiques selon lesquelles un quasi-consensus s’est cons-truit en son sein en faveur d’une loi.

La France n’est certes pas le seul pays où la question du voile ait suscité un débat public d’ampleur : le débat français n’est qu’un moment d’une controverse qui a connu des précédents en Iran et en Turquie3 notamment et a éclaté aussi dans de nombreux pays depuis la fin des années 1990. Ce numéro donne un aperçu de deux variantes européennes de cette contro-verse avec les articles de Hughes Dumont et Xavier Delgrange, juristes, sur la Belgique, et de Schirin Amir-Moazami, politiste, sur l’Allemagne. Maleiha Malik, juriste, complète cet aperçu européen avec son analyse de la manière dont des cas nationaux (en particulier le cas britannique) se voient saisis par le droit européen et la Cour européenne des droits de l’homme. Bau-douin Dupret, Enrique Klaus et Jean-Noël Ferrié, respectivement sociologues et politiste, à travers l’analyse qu’ils font d’une controverse égyptienne rela-tive au voile, nous rappellent que ni la France ni l’Europe n’ont l’apanage d’un débat depuis longtemps récurrent dans le monde arabo-islamique.

3. Emelie A. OLSON, « Muslim Identity and Secularism in Contemporary Turkey : “The Headscarf Dispute”, Anthropological Quarterly, 58 (4), 1985.

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Le voile en procèsCette mise en perspective internationale révèle la prégnance des cultu-res politiques nationales qui cadrent, sinon déterminent, les débats : ainsi, ce n’est pas sur le voile des élèves mais sur celui des enseignantes que se cristallise la controverse dans une Allemagne marquée de longue date par le pluralisme religieux ; de même n’est-ce pas sur le port du hijab (voile cou-vrant la nuque et les cheveux) mais sur celui du niqâb (le voile facial) ou du djilbab (ample manteau couvrant le corps de la tête aux chevilles) que porte le débat britannique depuis les attentats de Londres de juillet 2005. Au-delà de ces différences nationales, elle montre combien la controverse française et la loi à laquelle elle a abouti – repoussoir pour les uns, modèle pour les autres – ont valeur de référence dans les débats étrangers, constituant ainsi le véritable épicentre de l’internationalisation de la question. Enfin, elle permet de mettre en relief l’importance de la régulation juridique dans le traitement politique du problème et révèle l’intégration croissante en Eu-rope entre ordres juridiques internes et droit international. Essaimage de la controverse d’une arène nationale à l’autre et interdépendances accrues en-tre les juridictions nationales et supranationales sont autant d’invites à dé-passer une approche strictement comparative pour adopter une démarche d’histoire croisée 4 plus attentive aux influences réciproques entre arènes nationales et aux dynamiques de transfert et de circulation des normes par-delà les frontières.

Après avoir montré la part prise par les sciences sociales dans le « procès du voile », nous proposerons ici, passant de la scène au balcon, une clef de lecture de ce numéro thématique visant à considérer plus avant la dimension juridique de cette histoire 5. Le procès du voile s’est tenu simultanément dans l’arène judi-ciaire et devant l’opinion publique. Il offre à cet égard un terrain empirique privi-légié pour réfléchir à la manière dont les sociétés démocratiques débattent avec elles-mêmes pour forger les termes d’un nouveau consensus lorsqu’elles se trou-vent en état de désarroi normatif et politique. Or, si le droit a pris une part im-portante à tous les stades du déroulement de la controverse – à travers ses usa-ges sociaux et politiques, l’entrée en scène des professionnels, d’avocats, de ju-ges et des législateurs –, les études publiées sur l’affaire du voile, hormis celles des juristes 6, en font peu de cas. C’est pourtant bien au nom de principes de jus-tice que se sont affrontées et divisées les multiples causes engagées dans cette controverse ; c’est le droit pourtant qui fut, depuis la saisine pour avis du Conseil d’État français en 1989, le principal vecteur de l’affaire et de la formalisa-

4. Michael WERNER et Bénédicte ZIMMERMANN (dir.), De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil, 2004.

5. Cette réflexion s’inscrit dans le sillage d’analyses sur la dimension juridique de l’affaire du foulard. Voir Claire DE GALEMBERT, « La fabrique du droit entre le juge administratif et le législa-teur : la carrière juridique du foulard islamique (1989-2004), in Jacques COMMAILLE et Martine KA-LUSZYNSKI (dir.), La fonction politique de la justice, Paris, La Découverte, 2007, p. 95-118 ; ID., « La domestication du droit international. La carrière de l’article 9 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme dans la controverse du voile islamique », L’Année sociologique (à paraître).

6. Voir notamment l’ouvrage de Dominic MCGOLDRICK, Human Rights and Religion : The Islamic Headscarf Debate in Europe, Oxford, Portland (Or.), Hart Publishing, 2006.

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C. DE GALEMBERT tion d’un nouveau consensus. Nous inspirant des travaux d’Élisabeth Claverie et Luc Boltanski 7 sur ce qu’ils appellent la « forme affaire », nous insisterons donc sur la part du droit dans le déploiement et la clôture de l’affaire du voile.

I. L’enrôlement des sciences sociales dans le procès du voile

I.1. Une production scientifique au rythme du débat public

L’on commencera par remarquer que l’intérêt des sociologues, anthro-pologues et politistes pour la question du voile – quelle que soit la manière dont le sujet est abordé – n’est pas sans rapport avec la publicité qui l’en-toure. Sans prétendre que l’intérêt scientifique pour la question soit entiè-rement déterminé par sa transformation en problème public en France, il paraît difficile d’en ignorer les conséquences. Jusqu’en 1993, en effet, les quelques ouvrages épars qui traitent de la question du voile islamique ne l’évoquent qu’au sujet de la Turquie 8, de l’Iran 9, du monde arabe ou isla-mique 10.

Il faut attendre les quelques développements de Gilles Kepel dans À l’ouest d’Allah 11 et surtout l’ouvrage pionnier Le foulard et la République de Françoise Gaspard et Fahrad Khosrokhavar 12 pour que les milieux acadé-miques s’emparent de la question. Le premier rebondissement de l’affaire du voile en 1994 stimule la production d’ouvrages 13 qui se multiplient en-core avec la discussion de la loi sur le voile entre 2003 et 2004 14. À partir de 2005, en revanche, l’effervescence éditoriale retombe 15. 7. Luc BOLTANSKI et Élisabeth CLAVERIE, « Le monde social comme scène d’un procès », in Luc BOLTANSKI, Élisabeth CLAVERIE, Nicolas OFFENSTADT et Stéphane VAN DAMME (dir.), Affaires, scandales et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 2007.

8. Nilüfer GÖLE, Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie, Paris, La Découverte, 1993.

9. Fariba ADELKHAH, La révolution sous le voile, Femme islamique d’Iran, Paris, Karthala, 1991.

10. Mernissi FATIMA, Le harem politique. Le Prophète et les femmes, Bruxelles, Complexe, 1987 ; Juliette MINCES, La femme voilée. L’islam au féminin, Paris, Calmann-Lévy, 1990.

11. Gilles KEPEL, À l’ouest d’Allah, Paris, Seuil, 1994.

12. Françoise GASPARD et Fahrad KHOSROKHAVAR, Le foulard et la République, Paris, La Découverte, 1995.

13. Fahrad KHOSROKHAVAR, L’islam des jeunes, Paris, Flammarion, 1996 ; ID, L’islam positif. La reli-gion des jeunes musulmans en France, Paris, éditions de l’Atelier, 1997 ; Nancy VENEL, Musulmanes françaises. Des pratiquantes voilées à l’université, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Nadine WEIBEL, Par-delà le voile, femmes d’islam en Europe, Bruxelles, Complexe, 2000 ; Jeanne-Hélène KALTENBACH et Michèle TRIBALAT, La République et l’islam : entre crainte et aveuglement, Paris, Gallimard, 2002.

14. Alma LÉVY, Lila LÉVY, Yves SINTOMER et Véronique GIRAUD, Des filles comme les autres. Au-delà du foulard, Paris, La Découverte, 2003 ; Dounia BOUZAR et Saïda KADA, L’une voilée, l’autre pas, Paris, Albin Michel, 2003 ; Françoise LORCERIE, La politisation du voile, Paris, L’Harmattan, 2004 ; Charlotte NORDMANN (dir.), Le voile en questions, Paris, éditions d’Amsterdam, 2004 ; Pierre TÉVA-NIAN, Le voile médiatique. Un faux débat : « l’affaire du foulard islamique », Paris, Raisons d’agir, 2005 ; Saïd BOUAMAMA, L’affaire du foulard islamique. La production d’un racisme respectable, Roubaix, Le Geai bleu, 2004 ; Jean BAUBÉROT, Dounia BOUZAR et Jacqueline COSTA-LASCOUX, Le voile, que cache-t-il ?, Paris, éditions de l’Atelier, 2004.

15. Alain TOURAINE et Alain RENAULT, Un débat sur la laïcité, Paris, Stock, 2005 ; John BOWEN, Why French Don’t Like Headscarves ? Islam, the State and Public Space, Princeton, Princeton University Press, 2007 ; Joan WALLACH SCOTT, Politics of the Veil, Princeton, Oxford, Princeton University

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Le voile en procèsObservons ensuite que ces ouvrages dans leur grande majorité ne s’adressent pas tant à la communauté scientifique qu’à tout un chacun, hon-nête homme ou citoyen 16. Éditeurs ou collections grand public et vulgarisa-tion du discours scientifique l’emportent ainsi sur éditeurs académiques et technicité savante. Il s’agit moins de soumettre des résultats scientifiques, hypothèses et problématiques de recherche au jugement des pairs que de participer à la formation du jugement d’un profane éclairé à qui l’auteur propose de nourrir sa réflexion.

I.2. L’engagement des sciences sociales dans le débat public

L’engagement civique est en outre souvent mis en avant, sinon revendi-qué. La plupart des auteurs prennent explicitement position dans un débat public structuré par l’opposition entre « prohibitionnistes » et « anti-prohi-bitionnistes ». Tandis que les premiers se déclarent partisans d’une loi, les seconds – sans aucunement épouser la « cause du foulard », que seuls des acteurs islamiques défendent vraiment – s’opposent néanmoins à son inter-diction de principe en raison des conséquences qui, selon eux, s’y attache-raient : déscolarisation des jeunes filles, stigmatisation des « musulmans », discrimination de fait.

La position « prohibitionniste », esquissée dès 1989 par certains intel-lectuels médiatiques (Alain Finkielkraut, Élisabeth Badinter, Gisèle Halimi, Régis Debray, Élisabeth de Fontenay, Catherine Kinzler, etc.) 17 et qui a fini par l’emporter au Parlement français avec le vote à la quasi-unanimité de la loi, apparaît minoritaire parmi ces publications. Dans son chapitre consacré à la question, le livre de Jeanne-Hélène Kaltenbach et Michèle Tribalat, La République et l’islam. Entre crainte et aveuglement, qui se défend d’être « une énième étude sociologique sur l’islam » 18, prend ainsi la tournure d’un véritable réquisitoire « contre l’aveuglement enthousiaste à l’égard de l’islam » et la complaisance des autorités et des élites intellectuelles face à la progression inexorable du communautarisme et de l’islam politique. Si les jeunes filles elles-mêmes ne sont pas sur le banc des accusés, les défen-seurs du voile et ceux qui simplement s’opposent à son interdiction (en par-ticulier les socialistes taxés d’irresponsables) sont l’objet de leurs accusa-

Press, 2007 ; Schirin AMIR-MOAZAMI, Politisierte Religion. Der Kopftuchstreit in Deutschland und Frankreich, Bielefeld, transcript Verlag, 2007.

16. On lit ainsi, par exemple, sur la quatrième de couverture du Foulard et la République (Fran-çoise GASPARD et Fahrad KHOSROKHAVAR, op. cit.) : « Les responsables politiques, les enseignants, mais aussi celles et ceux pour qui le foulard est devenu un enjeu de débat – et de confrontation – trouveront dans ce livre matière à réflexion », ou sur celle du Foulard en questions (Charlotte NORDMANN [dir.], op. cit.) : « Ce recueil d’interventions s’adresse à tous ceux qui souhaitent en sa-voir plus sur la réalité du foulard en France et les enjeux véritables de la polémique […] ».

17. Et plus particulièrement par les signataires d’une lettre ouverte au ministre de l’Éducation nationale parue le 2 novembre 1989 dans Le Nouvel Observateur, fustigeant le refus du ministre de l’Éducation nationale Lionel Jospin d’exiger l’exclusion systématique des jeunes filles voilées.

18. Op. cit., p. 12. D

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C. DE GALEMBERT tions autant que l’indécision du gouvernement. Les auteurs, toutes deux membres du Haut Conseil à l’Intégration, attaquent notamment les posi-tions de son dernier rapport, La République et l’islam 19, lequel salue l’équi-libre de la position juridique découlant de l’avis du Conseil d’État qui voit dans cette pratique l’exercice d’une liberté fondamentale.

La grande majorité des publications, sans nier les problèmes posés par la montée du communautarisme, la progression de l’islam politique et les inégalités hommes/femmes, dénoncent néanmoins un faux procès. Demeuré une référence sociologique incontournable sur la question presque quinze ans après sa publication, Le foulard et la République est à cet égard tout à fait exemplaire. Répliquant à des intellectuels qu’ils accusent de se tromper et de victime (la République) et d’adversaires (les porteuses de voile), Fahrad Khosrokhavar et Françoise Gaspard s’attachent ainsi à réfuter les attendus d’une mise en accusation révélatrice à leurs yeux des tensions d’une société post-industrielle déstabilisée par l’épuisement de l’antagonisme socialisme/ libéralisme et qui ne parvient plus à intégrer ses immigrés. Au moment où les débats autour de la loi se font plus vifs, vers 2002, les publications sont plus nombreuses qui « déconstruisent » la « construction sociale » du pro-blème et dans une perspective critique s’attachent à dévoiler les logiques pernicieuses et idéologiques du débat. Ainsi dans Le voile médiatique. Un faux débat : « l’affaire du foulard islamique », Pierre Tévanian propose une analyse quantitative poussée de la médiatisation du voile et revient sur les mécanismes de construction d’un problème ayant conduit au vote d’une loi « répressive » 20. D’autres aussi critiquent la loi, dénonçant la construction d’un nouveau racisme respectable 21, une manifestation patente des dérives islamophobes 22 ou des excès du républicanisme 23.

Certains auteurs en outre ne se contentent pas de retourner une accusa-tion mais entreprennent aussi de défendre les jeunes filles voilées qui se trouvent en quasi-position d’accusées dans le débat public. Ils mobilisent ainsi leurs compétences professionnelles non seulement au service de la construction de preuves mais aussi pour faire état de la signification sub-jective du port du voile pour les jeunes filles et contredire les discours qui tendent à lui prêter un sens objectif. Plusieurs auteurs, s’appuyant sur des entretiens et une « approche compréhensive », essaient de se faire les porte-parole des jeunes filles absentes du débat public. « Entre les cris d’hystérie des défenseurs de l’Occident et le silence glaçant de ceux qui veulent cou-per court à toute parole de doute, ce qui manque singulièrement est une voix plurielle, mal assurée, souvent contradictoire, irritante ou naïve, passi-

19. HAUT CONSEIL À L’INTÉGRATION, La République et l’islam, Paris, La Documentation française, 2000.

20. Pierre TÉVANIAN, Le voile médiatique. Un faux débat : « l’affaire du voile islamique », op. cit.

21. Saïd BOUAMAMA, L’affaire du foulard islamique. La production d’un racisme respectable, op. cit.

22. Vincent GEISSER, La nouvelle islamophobie, Paris, La Découverte, 2003 ; Françoise LORCERIE, La politisation du voile, op. cit.

23. Jean BAUBÉROT, Dounia BOUZAR et Jacqueline COSTA-LASCOUX, Le voile, que cache-t-il ?, op. cit. D

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Le voile en procèsvement soumise au poids des traditions ou fièrement revendicatrice d’une identité [...]. C’est le manque de cette parole que nous avons voulu partiel-lement combler en menant une enquête en profondeur du côté des jeunes filles voilées 24 », écrivent Françoise Gaspard et Fahrad Khosrokhavar. C’est un projet semblable qui anime Dounia Bouzar et Saïda Kada dans leur livre au titre évocateur, L’une voilée, l’autre pas 25, ou qui est à l’origine du « document sociologique » qu’ont souhaité verser au débat Yves Sintomer et Véronique Giraud en publiant leurs entretiens avec les deux protagonistes de l’affaire du voile d’Aubervilliers en 2003, Lila et Alma Lévy 26.

La démarche compréhensive peut se transformer en geste solidaire. Il justifie ici qu’un universitaire, Jean-Marc Trigeaud, professeur de philoso-phie du droit, apporte sa caution morale et professionnelle à un livre, Le voile humilié. Les auditions manquées de la commission Stasi, rédigé par une musulmane militante exposant la souffrance morale que fit endurer le débat public à certaines des jeunes filles voilées. La préface se transforme alors en réquisitoire contre un « processus législatif technocratique qui a fait en sorte de neutraliser d’avance toute possibilité d’argumentation contradic-toire » et relève, selon le préfacier, d’« un abus de puissance politique qui a violé le droit, la justice, la République » 27.

L’antagonisme des positions prohibitionniste/antiprohibitionniste se double parfois d’une discussion, explicitement normative, des mérites com-parés du modèle d’intégration à la française et du multiculturalisme d’origine anglo-saxonne. Ainsi en est-il du débat contradictoire entre Alain Touraine et Alain Renaut qui font dialoguer sociologie et philosophie politi-que 28. L’affaire du voile française retient également l’attention dans le monde académique anglo-saxon, celle de Joan Wallach Scott par exemple, auteur de Politics of the Veil, sévère critique de la rhétorique politique ayant conduit à la prohibition du foulard en France et plaidoyer fervent pour le multiculturalisme 29. Cette célébration n’est certes pas étrangère aux remi-ses en question du multiculturalisme justement dans le monde anglo-saxon, qu’évoque ici Maleiha Malik à propos du cas britannique et que manifeste par ailleurs le débat canadien sur les « accommodements raisonnables ».

24. Françoise GASPARD et Fahrad KHOSROKHAVAR, Le foulard et la République, op. cit., p. 33.

25. Dounia BOUZAR et Saïda KADA, L’une voilée, l’autre pas, op. cit.

26. Alma LÉVY, Lila LÉVY, Yves SINTOMER et Véronique GIRAUD, Des filles comme les autres. Au-delà du foulard, op. cit.

27. Louisa LARABI-HENDAZ, Le voile humilié. Les auditions manquées de la commission Stasi, Paris, Marjane, 2005, p. 12.

28. Alain TOURAINE et Alain RENAULT, Un débat sur la laïcité, op. cit.

29. « These insights are based on my belief that we need to recognize and negotiate differences, even those that seem irreducible – an outlook many French commentators would dismiss as Ameri-can and multiculturalist […]. To be sure, my ideas are an expression of my political outlook, but it’s not so much an American way of thinking as it is a particular understanding of what democracy requires in the present context. There are many Americans who do not share my views, just as there is a significant minority in France […] who does share them » (Joan WALLACH SCOTT, Politics of the Veil, op. cit, p. 8).

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C. DE GALEMBERT I.3. Dédifférenciation relative des registres

L’engagement dont témoignent les différents ouvrages consacrés au voile depuis les années 1990 connaît bien évidemment des gradations. À un extrême la publication, chez des éditeurs militants, des livres de Saïd Boua-mama et Pierre Tévanian participe d’un engagement des auteurs qui s’expri-me aussi à travers la rédaction de pétitions, l’organisation de manifesta-tions, la constitution de collectifs 30. L’ouvrage collectif dirigé par Françoise Lorcerie, actes d’un colloque universitaire, et l’étude de John Bowen affi-chent à l’inverse, comme leurs contributions à ce numéro, un point de vue de « sceptiques informés » 31, sinon une position parfaitement agnostique.

Les positions multiples affichées par certains des auteurs contribuent à une relative dédifférenciation des registres d’argumentation. L’invocation de fonc-tions (appartenance au Haut Conseil à l’intégration, au Conseil français du culte musulman, à la commission Stasi, etc.), d’engagements ou de propriétés comme le sexe, la religion, le pays d’origine, le domicile ou le lieu de travail, voire d’une trajectoire personnelle pour justifier la prise de parole relativise d’autant l’importance de l’autorité académique de celui ou de celle qui s’exprime 32.

Plusieurs ouvrages en outre résultent d’une alliance entre universitaires ou chercheurs et non-professionnels des sciences sociales, tel le tandem formé par Michèle Tribalat, démographe à l’Institut national d’études démographiques (INED), et Jeanne-Hélène Kaltenbach, membre du Haut Conseil à l’intégration, intellectuelle protestante et essayiste féministe. L’illustrent également les contributions de chercheurs, de représentants de la Ligue des droits de l’homme, de la Ligue de l’enseignement réunies par la philosophe Charlotte Nordmann 33. Ces alliances permettent le cas échéant d’invoquer une légitimité de terrain. C’est le cas ainsi pour Yves Sintomer, professeur d’université, et Vé-ronique Giraud, professeur de l’enseignement secondaire en Seine-Saint-Denis, co-auteurs de Des filles comme les autres. Au-delà du foulard. Cette hybridation des rôles induit une forme de continuité entre le discours d’auteurs s’expri-mant au titre de leurs compétences en sciences sociales et celui d’autres ac-teurs s’autorisant d’une expertise de journaliste 34 ou de leur expérience vécue, voire du statut de victime pour s’exprimer à travers un livre 35.

30. En l’espèce, la constitution des collectifs « Les mots sont importants » et « Une école pour tou-t-e-s/Contre les lois d’exclusion » qui, entre autres mobilisations, prévoyait de recueillir les témoignages des jeunes filles exclues par la loi du 15 mars 2004 afin de les consigner dans un « livre noir ».

31. John BOWEN, Why The French Don’t Like Headscarves, op. cit., p. 7.

32. Françoise Gaspard est présentée comme sociologue au CADIS, mais aussi comme élue. Dou-nia Bouzar est présentée comme anthropologue, mais aussi comme éducatrice à la Protection ju-diciaire de la jeunesse et membre du Conseil français du culte musulman.

33. Charlotte NORDMANN, L’islam en questions, op. cit.

34. Fawzia ZOUARI, Le voile islamique. Histoire et actualité. Du Coran à l’affaire du foulard, Paris, Favre, 2002 ; ID., Ce voile qui déchire la France, Paris, Ramsay, 2004 ; Alain GRESH, L’islam, la Ré-publique et le monde, Paris, Fayard, 2004.

35. Chadortt DJAVANN, Bas les voiles, Paris, Seuil, 2003. D

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Le voile en procèsCes chassés-croisés, concurrences des rôles et brouillages de registres rendent parfois difficile la distinction entre livre de science et livre d’opinion. Cette dédifférenciation relative des registres 36 s’inscrit dans un contexte d’intense sollicitation médiatique et politique de la science, elle-même vec-teur de relative dédifférenciation des arènes. À cet égard, la place impor-tante faite aux sciences sociales dans la commission Stasi est particulière-ment remarquable. Parmi ses dix-huit sages, en effet, ne siègent pas moins de sept chercheurs et universitaires : Jean Baubérot (sociologue et historien de la laïcité qui revient, dans son entretien publié dans ce numéro, sur cette expérience), Gilles Kepel (politiste spécialiste de l’islam politique), Mohamed Arkoun (islamologue), Alain Touraine (sociologue), René Rémond (historien), Jacqueline Costa-Lascoux (spécialiste de l’immigration) et Patrick Weil (poli-tiste).

C’est au final plus souvent une posture d’intellectuel – dont on sait ce que la genèse doit à l’affaire Dreyfus 37 – que de savant qu’adoptent d’abord les auteurs en sciences sociales, s’exprimant au nom d’une idée de la justice et du bien commun avant d’être guidés par un intérêt de connaissance pur. Comme le note Zygmunt Bauman : « Être un intellectuel, c’est s’élever au-dessus des préoccupations de sa profession ou du genre artistique auquel on appartient pour s’engager vis-à-vis des questions globales de vérité, du jugement et du goût de l’époque. Un mode d’activité spécifique par-delà des frontières jalousement gardées des professions 38. » Cet engagement criti-que dans le procès du voile signale à cet égard les caractéristiques propres à une controverse qui n’est justement pas une controverse comme une au-tre, mais l’affaire de tous, une « affaire ».

II. Le procès du voile comme « affaire »

II.1. De l’incident local à l’interrogation sur les fondements de la Cité

« On se serait presque cru revenu à l’époque où le dessinateur Caran d’Ache croquait l’affaire Dreyfus […]. Évoquer le foulard à l’automne 1989 produisait les mêmes effets, toutes choses égales par ailleurs, que la ques-tion de l’innocence ou de la culpabilité du capitaine Dreyfus un siècle plus tôt : le sujet suscitait, au sein des groupes les plus unis, la discorde, l’inca-pacité de s’entendre parce qu’on ne parvenait plus à s’écouter 39. »

36. Cette impression de continuité est accrue lorsque certains auteurs se prévalent plus ou moins directement d’une qualification en sciences sociales – ce qui est le cas notamment de la romancière iranienne Chadortt Djavann, dont les études en anthropologie ne manquent jamais d’être mentionnées.

37. Christophe CHARLE, Naissance des intellectuels, 1880-1900, Paris, éditions de Minuit, 1990.

38. Zygmunt BAUMAN, La décadence des intellectuels. Des législateurs aux interprètes, Nimes, Ar-les, Chambon, Actes sud, 2007.

39. Françoise GASPARD et Fahrad KHOSROKHAVAR, Le foulard et la République, op. cit., p 11-12. D

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C. DE GALEMBERT Il n’est pas indifférent que le terme d’« affaire » ait été immédiatement employé, comme ici par Françoise Gaspard et Fahrad Khoskokhavar, pour désigner le débat de société né en octobre 1989 de l’exclusion de trois jeu-nes filles voilées du collège de Creil, ni que cette désignation soit restée de-puis accolée à ses différents rebonds. Il n’est pas davantage anodin que les analogies avec l’affaire Dreyfus aient été de 1989 à 2004 non seulement ex-plicites mais même récurrentes 40. Luc Boltanski et Élisabeth Claverie, dans leur réflexion sur la « forme affaire », ont souligné la continuité existant en-tre la catégorie de la pratique (la notion d’affaire telle que mobilisée par les acteurs en situation) et la catégorie d’analyse (la définition sociologique per-mettant de caractériser cette forme particulière de conflit social et politi-que) : « Cette mise en relation par les acteurs [avec les matrices que furent les affaires Calas et Dreyfus], quand elle se fait, se dégage alors comme une ressource politique, morale et sociale, inscrite dans la culture publique comme figure mobilisable du répertoire critique 41. »

En effet, l’invocation de l’affaire des affaires est typique d’une certaine manière de prendre position en public : la prise à partie des représentants de l’État et l’interpellation de l’opinion sur le mode du « J’accuse ». En 1989, cette rhétorique emporte immédiatement un « grandissement » de l’incident de Creil : elle souligne la gravité morale de ce qui est en cause. La mise en équivalence avec les incidents similaires qui se multiplient ensuite durant cette période de rentrée scolaire et le rapprochement opéré avec le pro-blème du tchador en Iran participent à une publicisation du problème en France mais aussi dans d’autres pays.

Ce grandissement implique cependant bien plus que la transformation du voile en un simple « problème public » au sens où on l’entend d’ordi-naire dans l’analyse des politiques publiques ; ce qui se joue n’est pas da-vantage réductible au tracé ou au déplacement d’une frontière entre le vice et la vertu, les groupes déviants et les groupes normaux, comme a pu l’analyser Joseph Gusfield à travers l’examen de ce qu’il a qualifié de « croi-sades symboliques » 42 : avec « l’affaire du voile » en effet, il en va d’un questionnement sur les fondements mêmes de la Cité.

40. L’analogie est encore plus développée dans le texte de Houria BOUTELDJA, Catherine GRUPPER, Laurent LÉVY et Pierre TÉVANIAN au titre très explicite « Le voile à l’école ; une nouvelle affaire Dreyfus » dans lequel les auteurs insistent notamment sur le brouillage du clivage droite-gauche, l’arrière-fond raciste, l’encouragement à des réactions sécessionnistes (au travers une mise en pa-rallèle de l’effondrement des espoirs de Herzl placés dans l’assimilation des juifs et les risques de repli communautaire qu’est susceptible de développer aux yeux des auteurs ce qu’ils considèrent comme une loi d’exception).

41. Luc BOLTANSKI et Élisabeth CLAVERIE, « Le monde social comme scène d’un procès », op. cit., p. 396-397.

42. Joseph GUSFIELD, The Culture of Public Problems : Drinking-Driving and the Symbolic Order, Chicago, University of Chicago Press, 1981.

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Droit et Société 68/2008 – 21

Le voile en procèsII.2. L’affaire qui divise

Presque instantanément les détails de l’événement déclencheur ne sont plus rapportés que comme éléments d’une question plus générale. L’objet du débat se dépersonnalise et se désingularise ; la dispute n’oppose plus Mlles Achaboum et leur camarade au principal Ernest Chénière mais des causes collectives et des grands principes : la cause des femmes, de l’école, du modèle d’intégration français, la liberté de conscience et les principes d’égalité et de laïcité. Ce sont bien les principes d’organisation d’un monde commun et de la collectivité politique qui, du fait de cette montée en géné-ralité, se trouvent mis à l’épreuve. À chaque époque son Antigone, nous dit George Steiner 43 : et si c’était une Antigone voilée qui mettait à nu la per-plexité politique des sociétés modernes ?, s’interroge François Ost dans son audacieuse transposition de la tragédie de Sophocle 44.

Le niveau de généralité atteint par le débat – qui devient le problème de tous et de chacun à la fois, une affaire de convictions intimes en même temps qu’une affaire de bien commun – tient aux divisions que suscite une question qui bouleverse les clivages sociaux et politiques plus ou moins structurés autour de l’antagonisme droite/gauche. Objet de dissensions au sein des partis politiques, l’affaire déchire également les mouvements laï-ques, féministes, les associations anti-racistes, les syndicats enseignants, les acteurs religieux, y compris musulmans.

Ces divisions au sein des mêmes partis, mouvements, groupes, etc. nui-sant à la redéfinition d’un accord ne sont pas sans lien avec des réagence-ments identitaires d’ampleur. Il n’est pas insignifiant que l’éclatement de « l’affaire du voile » ait pour toile de fond la célébration du bicentenaire de la Révolution française : si cette commémoration conduit à rendre unani-mement hommage aux valeurs de la République et des Lumières, elle ne s’inscrit pas moins dans un contexte où ses héritages semblent menacés, d’une part par une intégration européenne qui n’est d’ailleurs pas sans effet sur l’institution scolaire contrainte de s’adapter à des normes extra-natio-nales, d’autre part par le « retour politique du religieux » sur les scènes na-tionales et internationale, dont l’affaire Rushdie fut en février 1989 un nou-veau signe.

La transformation des immigrés en musulmans qui se déploie en toile de fond de l’affaire du voile témoigne bien de la subversion d’un espace de re-présentation du monde social fondé, en France plus qu’ailleurs sans doute, sur l’exclusion des références religieuses. Le surgissement d’une identité col-lective à partir d’un référent religieux sur la scène publique, en ce qu’elle ré-sulte à la fois d’une auto-identification et d’une désignation par autrui, révèle qu’un certain nombre des règles régissant l’articulation entre identités reli-gieuses et politiques, sphères publique et privée ne vont plus de soi.

43. George STEINER, Les Antigones, Paris, Gallimard, 1992.

44. François OST, Antigone voilée, op. cit. D

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22 – Droit et Société 68/2008

C. DE GALEMBERT En même temps qu’il favorise la revalorisation d’une rhétorique laïco-républicaine, ce contexte met au jour les contradictions de ce à quoi elle ré-fère. Si la majorité des acteurs s’accorde pour voir dans le port du foulard une pratique rétrograde et sexiste, les protagonistes du débat se déchirent en revanche sur la manière de gérer sa présence au sein de l’école républi-caine. C’est la mission d’intégration de l’école qui justifie en 1989 pour Er-nest Chénière, principal du collège de Creil, de ne faire aucune concession et d’exclure les jeunes filles. C’est cette même mission qui justifie au contraire pour Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, de re-fuser une déscolarisation qui les priverait de la chance de pouvoir s’éman-ciper de cette « aliénation » et de préconiser la marginalisation du voile par le dialogue et la persuasion plutôt que par l’exclusion. C’est elle encore qui est invoquée dans la lettre-manifeste adressée au ministre et publiée dans Le Nouvel Observateur par cinq intellectuels dénonçant avec fracas « un Munich de l’école » 45. Plus généralement, depuis 1989 jusqu’aux débats sur la loi, c’est toujours au nom des mêmes principes, la laïcité et l’égalité no-tamment, ou de principes différents mais d’égale valeur, la liberté de cons-cience et les droits des femmes, que s’opposent ceux qui jugent « intolé-rable » le port du voile à l’école et ceux qui l’estiment acceptable quoique non souhaitable.

À défaut de trouver un consensus sur la scène politique, c’est sur le ter-rain juridique que le gouvernement Rocard a tenté d’apaiser la discorde, adressant une demande d’avis au Conseil d’État et entourant cette saisine d’une publicité inédite. L’avis du Conseil, déclare le ministre de l’Éducation nationale, est demandé « pour que nul ne puisse contester l’application stricte du principe de laïcité dans le respect des droits des enfants et des jeunes […]. Cette procédure doit permettre, au-delà des passions et des po-lémiques, de garantir par le dialogue et par l’application des principes fon-damentaux reconnus par les lois de la République que la laïcité de l’école publique est pleinement respectée conformément à la tradition de la na-tion 46. »

Ce recours politique au droit s’est avéré fructueux à court terme. Si la saisine du Conseil a été très critiquée, dénoncée comme une « dérobade po-litique », l’avis rendu en revanche n’a guère été discuté. La discorde ne se transpose pas, comme on pouvait s’y attendre, dans l’espace juridique – ou du moins elle ne s’y transpose pas immédiatement. Aux affrontements poli-tiques répond en effet, comme en témoignent Renaud Denoix de Saint Marc, Jean-Michel Bélorgey et Rémy Schwartz dans leurs entretiens, un consensus juridique : le port de signes par lesquels les élèves manifestent leur appar-tenance religieuse n’est pas en soi incompatible avec le principe de laïcité,

45. Le Nouvel Observateur, 2 novembre 1989.

46. Le Monde, 6 novembre 1989. D

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Droit et Société 68/2008 – 23

Le voile en procèsce qui n’exclut pas certaines restrictions 47. Favorisé peut-être par une pré-disposition du juge administratif à laisser le gouvernement gouverner, la formation de ce consensus des juges se nourrit surtout de l’examen de la question à la lumière d’une tradition juridique bien particulière : mise en équivalence avec les litiges nés de la mise en place des lois de séparation de l’Église et de l’État, la question est jugée à l’aune d’une jurisprudence libé-rale qui valut au Conseil d’État le titre de « régulateur de la vie parois-siale » 48 et la réputation de pacificateur de la guerre des deux France. L’autorité de cette jurisprudence ancienne est d’autant mieux établie que de grands textes plus récents, la Constitution et certaines conventions interna-tionales notamment, loin de la contredire semblent la confirmer, à en lire du moins les commentaires juridiques relatifs à l’avis publiés à l’époque.

II.3. Le déploiement de l’affaire comme procès des procès

Cependant la légitimité juridique conférée à la politique de Lionel Jos-pin par l’avis du Conseil d’État ne suffit pas à clore définitivement l’affaire. Si, en 1989, son éclosion précède la mise en droit du problème, c’est dans le sillage des premiers arrêts du Conseil d’État que, dans les années suivantes, elle se redéploiera.

Résultat de difficultés à interpréter l’avis, soulignées par Renaud Denoix de Saint Marc et Jean-Michel Bélorgey dans leur entretien, et des résistances de certains chefs d’établissements, des jeunes filles sont exclues pour la seule raison qu’elles sont voilées ; il suffira dès lors que, certaines familles ayant formé des recours, quelques décisions d’exclusion soient annulées par les tribunaux administratifs, annulations confirmées par le Conseil d’État, pour que le procès du voile reprenne, doublé désormais du procès du juge.

À partir de 1992, en effet, les verdicts du juge administratif annulant des décisions d’exclusion de jeunes filles voilées alimentent une indignation croissante. L’autorité de la chose jugée est remise en question devant

47. Fruit d’une discussion et d’une rédaction collégiales en Assemblée générale, l’avis est rendu le 27 novembre 1989. De l’examen de l’arsenal des textes juridiques d’origine interne ou interna-tionale il ressort que le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité. S’il hiérarchise les principes de liberté de conscience et de laïcité, faisant prévaloir le premier sur le second, l’avis assortit toutefois cette réponse affirmative de limites : est proscrit le port de signes religieux qui aurait valeur de prosélytisme, de provocation, de pression et viendrait troubler le bon déroulement des activités d’enseignement ou encore conduirait à contrevenir à l’obligation d’assiduité ainsi qu’aux règles de santé et de salubrité. S’interdisant de porter un jugement de principe sur le « signe religieux », le texte de l’avis invite donc à l’interpréter en fonction des conditions dans lesquelles celui-ci est porté et des conséquences qu’il peut avoir. Est préconisé un examen des cas d’espèce, le Conseil d’État invitant les autorités scolaires locales à définir plus précisément, selon les contextes spécifiques, les modalités d’application de l’avis et à en sanc-tionner l’éventuelle méconnaissance dans le cadre de leur pouvoir disciplinaire (Actualité Juridi-que. Droit Administratif, 20 janvier 1990, p. 39 et suiv.).

48. Selon l’expression du célèbre article de Gabriel LE BRAS, « Le Conseil d’État, régulateur de la vie paroissiale », Études et Documents du Conseil d’État, 4, 1950, p. 63-76.

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24 – Droit et Société 68/2008

C. DE GALEMBERT l’opinion par ceux qui interprètent cette jurisprudence comme une trahison de la laïcité française, une indifférence à l’égalité homme/femme ou encore le résultat d’un aveuglement face à la progression du communautarisme et de l’islam politique. On s’indigne ainsi tour à tour du « juridisme étroit » et de « l’incroyable incohérence des gardiens du droit » 49, des verdicts d’une jurisprudence « en contradiction flagrante avec la mission d’intégration de l’Éducation nationale » et d’un juge « qui fait le jeu des idéologies commu-nautaristes » 50, du « mépris à l’égard des proviseurs, des professeurs, des mandataires de la République », de « l’inadéquation de cette vision conten-tieuse à la réalité sociale » 51 et du « calvaire que vivent les femmes voi-lées ».

Cette dénonciation publique ne se limite pas à quelques traits tirés de-puis la scène intellectuelle 52. Elle sourd également de l’arène politique. Er-nest Chénière, l’ancien principal du collège de Creil, désavoué en 1989 par son ministre de tutelle, devenu entre-temps député RPR, en est le fer de lance. En 1994, François Bayrou, alors ministre de l’Éducation nationale, an-nonce dans les médias son intention de publier une circulaire pour bannir le voile de l’école, en contradiction flagrante donc avec l’avis du Conseil d’État estimant illégale toute interdiction générale. La dénonciation devient spec-taculaire lorsqu’à cette occasion il dénonce haut et fort une jurisprudence qui « pose problème [et crée] une impression de faiblesse face à des mou-vements qui sont ressentis comme des provocations [anti-républicaines] » et enjoint publiquement le juge d’infléchir sa position. Elle va crescendo lors-que les exclusions prononcées en application de la circulaire sont cassées par le Conseil d’État, imperturbablement fidèle à sa jurisprudence.

Soumise à la critique de l’opinion publique, désavouée politiquement par l’exécutif, la jurisprudence est aussi contestée par certains profession-nels du droit. Cette contestation s’exprime bien sûr à travers des articles de doctrines ou des commentaires d’arrêts ; surtout, elle va jusqu’à prendre la tournure d’une dissidence. Ainsi en est-il des conclusions, publiées, d’un commissaire du Gouvernement du tribunal administratif de Paris à l’allure de véritable réquisitoire contre le Conseil d’État 53. La fronde profession-

49. Comme par exemple Guy COQ dans La Croix, 27 novembre 1996.

50. Le Figaro, 7 novembre 1996.

51. Libération, 9 janvier 1995.

52. Alain Finkielkraut vilipende ainsi « la surdité absolue des juristes » (Le Figaro, 7 novembre 1996). Guy Coq, membre du comité de rédaction de la revue Esprit, philosophe et signataire du Comité vendômois pour la défense de la laïcité, également critique de la première heure de la ju-risprudence du Conseil d’État (Le Monde, 14 novembre 1992), est devenu une source privilégiée des journalistes (La Croix, 6 novembre 1996 ; Libération, 6 novembre 1996). Voir aussi, entre au-tres, les développements très critiques que consacrent à la position juridique du Conseil d’État des ouvrages tels que ceux de Jeanne-Hélène KALTENBACH et Michèle TRIBALAT, La République et l’islam : entre crainte et aveuglement, op. cit. et de Henri PENA-RUIZ, Dieu et Marianne. Philosophie de la laïcité, Paris, PUF, 1999.

53. En 1996, au tribunal administratif de Paris, Michel Bouleau, commissaire du Gouvernement, y dénonce notamment une jurisprudence idéologique. Selon lui, « rien n’imposait que l’on aban-donnât au profit d’une laïcité dite “pluraliste et tolérante” la conception traditionnelle de la laïcité

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Le voile en procèsnelle change de nature lorsqu’elle s’expose au grand jour et que le président du Syndicat de la justice administrative fustige les errements juridiques du Conseil d’État dans une tribune publiée dans Libération 54.

Comme le montre le recours aux médias des différents auteurs de ces critiques, l’arène médiatique joue un rôle décisif dans la diffusion du « pro-cès du voile » des salles de jugement vers la scène sociale et la constitution de l’opinion en tribunal d’appel. Ce grandissement du « procès » va donc de pair avec une dynamique de dédifférenciation des arènes sociales. Il n’est de meilleur révélateur de cet élargissement du front juridique que le fait, assez inhabituel, que deux vice-présidents successifs du Conseil d’État sor-tent de leur palais pour « justifier » devant la presse la position du juge admi-nistratif 55.

Cette dynamique de désectorialisation se double d’une hybridation des registres d’argumentation : tandis que dans ses conclusions le commissaire du Gouvernement du tribunal administratif de Paris épingle une « juris-prudence qui exprime un choix prétorien reposant plus sur un parti pris idéologique que sur un raisonnement juridique » 56, dans les médias des in-tellectuels réévaluent l’autorité des textes visés par les arrêts du Conseil d’État pour lui reprocher par exemple de négliger les conventions interna-tionales de protection des droits des femmes et d’interpréter de manière abusivement libérale l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Ainsi, les juges ne sont pas jugés à l’aune de critères politiques et moraux seulement mais à l’aune même du droit qu’ils doivent appliquer. Le déploiement de l’affaire en prise sur la jurisprudence adminis-trative pointe ainsi vers le dessaisissement des juges au profit d’une autre instance : le législateur.

III. Le droit dans l’affaire et sa clôture

III.1. De la dénonciation publique à la confirmation en droit

Depuis l’affaire Calas et celle du chevalier de la Barre, comme l’a mon-tré Élisabeth Claverie, l’appel à l’opinion publique vise à interpeller un sou-verain pour qu’il remédie aux défaillances de la justice 57. Une des caracté-

qui prévalait en France » et ce d’autant moins que le port du voile « met en cause l’ordre public français ». Cf. Michel BOULEAU, « Port du foulard islamique : remise en cause de la jurisprudence du Conseil d’État. Trib. Admin. Paris, 10 juillet 1997 », Les Petites Affiches, 106, 3 septembre 1997, p. 12 <www.lextenso.com/lextenso/archives/Apw.fcgi ?CONTEXT= 003550-11580551>.

54. Libération, 9 janvier 1995.

55. Interview de Marceau LONG dans Le Monde, 20 décembre 1994 ; interview de Renaud DENOIX

DE SAINT MARC dans La Croix, 7 novembre 1996 et Le Figaro, 28 novembre 1996.

56. Michel BOULEAU, « Port du foulard islamique : remise en cause de la jurisprudence du Conseil d’État. Trib. Admin. Paris, 10 juillet 1997 », op. cit.

57. Élisabeth CLAVERIE, « Procès, affaire, cause : Voltaire et l’innovation critique », Politix, 26, 1990 et ID. « La naissance d’une forme politique : l’affaire du chevalier de la Barre », in Philippe ROUSSIN (dir.), Critique et affaires de blasphème à l’époque des Lumières, Paris, Honoré Champion, 1998.

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C. DE GALEMBERT ristiques principales de l’affaire comme forme sociale est en effet son rap-port avec le pouvoir et la légitimité politiques 58. Ainsi les accusations et dénonciations visent-elles une « confirmation » par une instance souveraine : « Le discours de celui qui dénonce publiquement une injustice et qui accuse ceux qui sont supposés s’en être rendus coupables, ne s’adresse jamais seu-lement à l’opinion, mais toujours à un souverain, crédité d’une légitimité, et disposant à la fois de l’autorité sémantique nécessaire pour dire ce qu’il en est de ce qui est vraiment – c’est-à-dire pour fermer l’éventail des possibles et poser une réalité donnée pour incontestable – et du pouvoir requis pour appli-quer des sanctions, c’est-à-dire pour exercer une violence patente […] 59. »

À cet égard, la place centrale du droit dans l’affaire du voile – manifeste autant dans la demande d’avis du ministre de l’Éducation nationale, les re-cours administratifs et la production d’une jurisprudence que dans les mo-bilisations autour du législateur pour changer le droit – est caractéristique d’un lien fort entre droit et « souveraineté ». Elle signale un ordre politique dans lequel la « légalité » est à la fois constitutive de la légitimité de l’action de l’administration du souverain et le produit d’une libre législation du droit. Elle est donc indissociable d’une forme de domination légale-ration-nelle, pour reprendre la typologie wébérienne.

Or, l’affaire du voile ne se déploie pas seulement dans une tension entre la jurisprudence administrative et les appels au législateur, mais dans un espace plus vaste et à la géographie incertaine auquel appartiennent égale-ment deux autres « instances de confirmation » : le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme. La théorie de la séparation des pouvoirs suggère certes que les relations entre instances législatives et judiciaires s’organisent en fonction d’une distinction nette de leurs compé-tences : aux législateurs la création du droit, aux juges son interprétation seulement. L’affaire du voile s’inscrit cependant dans un contexte de brouil-lage de cette frontière. Celui-ci résulte bien sûr de la formation prétorienne du droit administratif qui donne au Conseil d’État français l’allure d’une Cour suprême anglo-saxonne. Il découle surtout des dynamiques de consti-tutionnalisation et d’internationalisation du droit – que manifeste avec évi-dence, dans le cas du voile, l’ampleur des débats entourant la portée de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Ces évolu-tions conduisent, comme le soulignent les travaux sur la judiciarisation de la politique 60, à une incertitude sur la hiérarchie des instances et à une dé-différenciation croissante des rôles du législateur et du juge 61.

58. Luc BOLTANSKI et Élisabeth CLAVERIE, « Le monde social comme scène d’un procès », op. cit., p. 418.

59. Ibid.

60. Jacques COMMAILLE et Laurence DUMOULIN, « Heurs et malheurs de la légalité dans les sociétés contemporaines. Une sociologie politique de la “judiciarisation” », L’Année sociologique (à paraître).

61. Martin SHAPIRO et Alec STONE SWEET, « The New Constitutional Politics », Comparative Political Studies, 26, 1994 ; Alec STONE SWEET, The Birth of Judicial Politics in France : The Constitutional Council in Comparative Perspective, New York, Oxford University Press, 1992.

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Le voile en procèsIII.2. De la fragmentation de la souveraineté à la mobilisation des titans du droit

Dans ce contexte de fragmentation de la « souveraineté », c’est-à-dire de la légitimité à dire ce que sont les choses, l’autorité relative des différentes « instances de confirmation » est donc toujours incertaine. L’enjeu des mo-bilisations et contre-mobilisations dans l’affaire du voile a ceci de particu-lier qu’il ne porte pas simplement sur « le droit » mais aussi sur « le droit à dire le droit » 62. Alors que seul le Roi pouvait être interpellé pour réformer l’arrêt du Parlement de Toulouse condamnant Calas au supplice de la roue 63, la multiplicité des instances de confirmation susceptibles d’intervenir dans l’affaire du voile ouvre aux acteurs en désaccord un espace de jeu inédit. Il importe de mobiliser non seulement « le droit » mais encore ces « titans » habilités à le dire ou à le changer, mobilisation qui passe souvent par un travail visant à construire et défaire l’autorité de ces instances, leur fonc-tion ou leur rôle.

Comme nous l’avons vu, la mobilisation du Conseil d’État comme ins-tance de confirmation intervient dès 1989 via sa saisine pour avis par Lionel Jospin. Si celui-ci choisit de poser le problème en termes juridiques, le mi-nistre opte en effet pour son confinement dans l’arène des conseillers juri-diques de l’État plutôt que de le livrer à la créativité des représentants du peuple souverain. Présupposer que la solution juridique à la question se trouve dans l’interprétation plutôt que dans la modification du droit exis-tant permet de réduire l’espace de la discussion et d’éloigner le problème de la scène parlementaire pour le faire disparaître momentanément dans les coulisses de l’État – le temps des délibérations du Conseil. C’est à l’abri des regards que s’opère la traduction juridique du problème du foulard. Cette alliance avec le Conseil d’État tend ainsi à relativiser la dépendance du gou-vernement à l’égard de l’opinion publique et de la classe politique, l’une et l’autre se voyant dénier la compétence de juger du problème. Cette démar-che va de pair avec un travail politique de « grandissement » de la légitimité du Conseil d’État : le secret du délibéré est compensé par la publicité iné-dite qui a entouré la saisine, associant le public à une démarche de consul-tation d’une instance détachée des passions politiques, dont la sagesse, à l’époque, est mainte fois soulignée tant par les hommes politiques que par les médias.

Cinq ans plus tard, la critique de la jurisprudence du Conseil d’État a pour horizon son dessaisissement au profit du législateur : les propositions de lois se multiplient. Les décisions de tribunaux administratifs annulant des exclusions de jeunes filles voilées suscitent des incidents dans les col-lèges ; des comités sont créés à Paris pour la défense de la République, à

62. Pierre BOURDIEU, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Ac-tes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986.

63. Élisabeth CLAVERIE, « Procès, affaire, cause : Voltaire et l’innovation critique », op. cit. D

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C. DE GALEMBERT Vendôme pour celle de la laïcité, des pétitions signées, des parlementaires enrôlés. Articles de journaux, pamphlets et essais se multiplient qui appel-lent le Parlement à légiférer. Des juges administratifs eux-mêmes se font les défenseurs du législateur contre le Conseil d’État. Une rhétorique politique dénonçant le déficit démocratique des décisions du juge est mobilisée pour l’abaisser et grandir les représentants par excellence du « peuple souve-rain », la « nation » : les législateurs.

Tandis que s’esquisse une cause de la loi, c’est sous la bannière du droit euro-péen que se forme une résistance. Dès 1995, par exemple, Fahrad Khosrokhavar et Françoise Gaspard invoquent, à l’appui de leur hostilité à une interdiction du port du voile, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. C’est à ce même instrument que se réfère Renaud Denoix de Saint Marc, alors vice-président du Conseil d’État, lorsqu’en 1996 il doute de la possibilité juridique d’une loi, suivi en 2003 par Luc Ferry, alors ministre de l’Éducation nationale et plutôt hostile à une loi. À travers son invocation et les débats sur son article 9 en particulier, se manifeste l’interdépendance accrue entre les espaces juridiques nationaux et européen et les ressources éventuelles qu’on en peut tirer : à ceux qui veulent tenir à l’écart le législa-teur français, la Cour européenne a pu sembler un allié en puissance.

L’hésitation de l’exécutif à légiférer, si elle témoigne d’une interrogation sur l’opportunité politique, résulte aussi des incertitudes proprement juri-diques liées à cette nouvelle configuration institutionnelle. Même lorsqu’en 2003, avec l’ultime rebond de la controverse du voile, « l’idée de loi devient publiquement la solution qui s’offre », comme l’écrit Françoise Lorcerie, la crainte d’une éventuelle censure du juge de Strasbourg demeure et c’est elle qu’il faut conjurer en s’efforçant de domestiquer le droit européen 64.

Si la commission Stasi a joué un rôle d’aiguillage décisif du processus législatif, comme le révèlent la focalisation médiatique dont elle fut l’ob-jet 65 ainsi que les analyses des chercheurs à son sujet, elle le fut d’abord pour avoir permis la mise en forme de l’opinion publique en faveur de l’interdiction du voile (voir dans ce numéro les articles de John Bowen et de Françoise Lorcerie et l’entretien avec Jean Baubérot) ; elle le fut aussi par le parachèvement de la disqualification de la jurisprudence administrative et par un travail permettant de lever les doutes juridiques relatifs à la conven-tionalité de l’appel au législateur pour interdire. Deux auditions furent à cet égard d’une importance cruciale : celle de Neslinur Yilmaz, se présentant – et cela devant le vice-président du Conseil d’État de l’époque, Marceau Long, membre de la commission Stasi – comme une victime non seulement de l’intégrisme d’un père qui l’aurait voilée de force mais encore de l’irénisme d’un juge qui annula son exclusion du collège ; celle de Jean-Paul Costa, 64. Claire DE GALEMBERT, « La domestication du droit international. La carrière de l’article 9 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme dans la controverse du voile islamique », op.cit.

65. Carole THOMAS, « Interdiction du port du voile à l’école : pratiques journalistiques et légitima-tion d’une solution législative à la française de mars 2003 à mars 2004 », Politique et Sociétés (à paraître).

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Le voile en procèsconseiller d’État critique de l’avis dès 1989 66 et qui, devenu vice-président de la Cour européenne des droits de l’homme, assura de la possibilité et même de la nécessité de légiférer.

III.3. L’échec de la cause du voile

Tous les acteurs ne sont pas semblablement équipés pour enrôler le droit au service de la justification de la cause par une « instance de confir-mation », moins encore de jouer l’une contre l’autre. Il importe de souligner en effet que crédit public et compétences juridiques sont inégalement dis-tribués. Ainsi, en 1989, il suffit au Gouvernement de saisir publiquement le Conseil d’État d’une demande d’avis, ressource dont il a le monopole, pour en faire l’arbitre du débat né de l’incident de Creil. Lorsque, dans les années suivantes, des voix plus nombreuses sollicitent l’intervention du législateur, la voie législative s’avère un parcours semé d’embûches qui ne peut être li-bérée qu’au prix de la mobilisation de multiples ressources juridiques, d’al-liances entre des acteurs faisant autorité dans différentes arènes et, comme le montre l’article de Françoise Lorcerie, d’un engagement décisif du Gou-vernement et du président de la République. La mobilisation du législateur suppose ainsi de disposer de relais dans l’espace politique, d’une capacité à se faire entendre dans l’espace public et de compétences dans le maniement du registre juridique.

En creux du triomphe du législateur apparaît donc l’échec de la cause du voile à contrecarrer l’intervention d’une telle instance. Les partisans de cette cause ont certes su tirer des points d’appui dans le cadre juridique posé par l’avis du Conseil d’État. En associant le port du voile à la liberté de conscience, l’avis en transforme le statut : de pratique déviante, symbole de soumission d’une jeune fille à la loi du père et des frères ou d’une dérive politico-religieuse fondamentaliste, le port du voile devient l’exercice d’une liberté fondamentale. Corrélativement, celles qui le portent, jusque-là considé-rées comme aliénées plutôt qu’autonomes, accèdent à la dignité de sujets de droit pouvant escompter la protection des juges français et européens. Cette requalification du voile favorise la mobilisation qui s’organise devant les tribunaux administratifs pour contester les décisions d’exclusion de jeunes filles voilées, les requérants ne manquant jamais d’invoquer l’ar-ticle 9 de la CESDH dont la Cour de Strasbourg est l’interprète suprême.

Si cette mobilisation a permis d’obtenir quelques succès remarqués, l’enrôlement du droit dans la cause du voile s’est néanmoins avéré précaire. Faibles compétences juridiques et organisationnelles des associations isla-miques, manque de familiarité avec la culture politique d’un pays qui, à la fin des années 1980, reste d’abord une terre d’immigration pour les parents

66. Jean-Paul COSTA, « Le principe de laïcité et les signes d’appartenance à une communauté reli-gieuse », Actualité juridique. Droit administratif, 20 janvier 1990 ; « Le Conseil d’État, le droit pu-blic français et le “foulard” », interview de Monsieur Jean-Paul COSTA, Cahiers d’études sur la Médi-terranée orientale et le monde turco-iranien, 19, 1995.

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C. DE GALEMBERT des jeunes filles prédisposent à une « loyauté forcée » plutôt qu’à la contes-tation des décisions d’une administration scolaire généralement défavorable au port du voile et qui n’a pas toujours bien accueilli l’avis du Conseil d’État (voir notre entretien avec Renaud Denoix de Saint Marc). Quoique David empoigne la fronde du recours en excès de pouvoir, la cause du voile ne se cristallise pas vraiment et ne recueille guère d’adhésion y compris parmi les « musulmans », mettant au jour les contours fluctuants d’un groupe à l’identité incertaine et aux représentants aléatoires.

L’isolement des porteurs de cette cause, incapables de tisser des allian-ces avec des associations anti-racistes et de défense des droits de l’homme, les prive de compétences juridiques ; à cet égard, ce que nous dit le « docteur Abdallah », comme on l’appelle, fer de lance de la mobilisation devant les tribunaux, des raisons expliquant qu’aucun recours n’ait été formé devant la Cour européenne est significatif : les coûts d’accès à cette juridiction sont tout simplement trop élevés pour des acteurs dominés. Leur isolement les prive également du crédit moral qui aurait pu leur permettre d’être écoutés. La mobilisation du droit dans la défense de la cause du voile et les quelques succès engrangés devant les juridictions administratives, qui ont pu pour-tant sembler un temps renforcer la légitimité de ce combat, sont même dé-noncés ensuite comme la preuve par excellence d’un détournement isla-miste des droits de l’homme prêt à jouer des failles de l’État de droit.

Défenseurs inaudibles d’une cause de plus en plus souvent jugée injus-tifiable, les porteurs de la cause du voile tendent à être exclus d’un débat dans lequel les jeunes filles et les chercheurs et universitaires qui ont tenté de se faire leurs porte-parole sont peu entendus. En Allemagne aussi, l’accès à l’espace public est inégal et la reconnaissance de la parole autorisée à dire la vérité du voile est sélective : comme le montre Schirin Amir-Moazami, la majorité des quelques « experts musulmans » écoutés sont ceux qui appor-tent des arguments permettant de justifier des restrictions au port du voile par les enseignantes.

Cette exclusion du débat public va de pair avec une objectivation du « véritable » sens social et politique du voile indépendamment de la signifi-cation qu’il peut revêtir pour celles qui le portent. Il importe d’insister ici sur la construction simultanée du sens du port du voile autant que du droit le régissant. C’est bien en effet l’imposition d’une représentation du voile comme pratique aliénante, rétrograde et islamiste qui permet de le sous-traire à la protection que lui avait offerte le juge administratif au nom des libertés publiques. C’est elle, en effet, qui justifie que le législateur puisse restreindre l’exercice d’une liberté fondamentale, partant l’invalidation du droit dit par les juges administratifs.

Comme le montre Maleiha Malik pour le déplorer, cette assignation d’un sens objectif au port du voile, oublieux de ses différentes significations pour celles qui le portent, est au fondement de la jurisprudence européenne en la matière (arrêt d’appel dans l’affaire Leyla Sahin, 2005). Contre la dif-fusion de cette lecture du voile au sein des juridictions qui auraient pu

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Le voile en procèsexercer une forme de constitutional review, les entreprises de mobilisation du droit en faveur du port du voile s’épuisent. L’illustre en France l’échec systématique des recours formés après le vote de la loi du 15 mars, loi à la-quelle l’arrêt Leyla Sahin semble apporter un surcroît de justification. Ce verrouillage de la jurisprudence européenne et nationale et la tendance des législations nationales à encadrer davantage le port du voile n’excluent cer-tes pas la possibilité de nouvelles évolutions, voire d’un redéploiement de l’affaire dans le sillage, par exemple, du vote de la loi turque autorisant le port du voile dans les universités ou de l’avis de la HALDE s’opposant à ce que l’on exige des mères participant à des sorties et activités scolaires qu’elles retirent leur foulard. Qu’on s’en réjouisse, le déplore ou ne sache qu’en penser, la confirmation par le législateur français et le juge européen des accusations portées contre le voile et l’infirmation de la légitimité de la cause du voile témoignent cependant bien d’une inégale capacité à se faire entendre et à mobiliser le droit pour faire reconnaître une cause d’intérêt général, c’est-à-dire, in actu, d’un phénomène de domination symbolique 67.

67. Je remercie Fatima Ait-Saïd pour son aide précieuse et la richesse de nos échanges sur la bi-bliographie consacrée à l’affaire du voile.

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