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Le témoignage de la peinture Le niveau de la mer à Venise d’après l’œuvre picturale de Véronèse, Canaletto et Bellotto Dario CAMUFFO Le réchauffement climatique actuel représente un défi colossal pour la société, plus particulièrement pour les zones côtières qui risquent d’être sub- mergées par la hausse du niveau de la mer 1 . Le risque est très élevé pour la ville de Venise où deux facteurs se combinent : l’affaissement du sol et la dilatation thermique des eaux océaniques. L’affaissement du sol, dû principalement à des mouvements tectoniques, s’effectue à un taux constant, de l’ordre de 1 à 1,3 mm par an, depuis des millions d’années 2 . La hausse du niveau de la mer apparent (HNMA) est la hausse du niveau de la mer tel qu’il est perçu par les Vénitiens, c’est-à-dire à partir d’un lieu de référence attaché à la ville, comme par exemple un marégraphe. Dans la période 1872-2000, le marégraphe local a enregistré une hausse de 31 cm, et le niveau apparent de la mer s’est élevé 1. Cet article découle d’un travail mené à travers deux projets fi nancés par l’Union européenne : sur les tableaux de Canaletto et Bellotto dans le cadre d’ARCHEO (Contrat ENV4-CT95-0092) ; sur le tableau de Véronèse dans le cadre de MILLENNIUM (Contrat 017008-2), ainsi que « Climat pour la culture » (contrat 226973). Je tiens à remercier tout particulièrement le professeur A. Tomasin de l’université de Venise pour ses précieux conseils ; Dr I. Ariano, musée Correr, Venise ; Dr S. Reh, Dr A. Feistl et Dr A. Henning, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde ; le musée Fitzwilliam de Cambridge ; la comtesse Arrivabene, propriétaire du palais Coccina et M. D. Trevisan qui ont facilité et rendu possible cette recherche. 2. Marco BONDESAN, Marco GATTI, Paolo RUSSO, « Vertical ground movements obtained from IGM levelling surveys », in G.B. CASTIGLIONI, G.B. PELLEGRINI (éd.), « Illustrative notes of the geomorpho- logical map of the Po plain », Supplementi di Geografia Fisica e Dinamica Quaternaria, 4, 2001, p. 141-148 ; Tennis V. KENT, Domenico RIO, Francesco MASSARI, George KUKLA, Luca LANCI, « Emergence of Venice during the Pleistocene », Quaternary Science Review, 21, 2002, p. 1719-1727 ; Laura CARBOGNIN, Pietro TEATINI, Luigi TOSI, « Eustasy and land subsidence at the beginning of the new millennium », Journal of Marine Systems, 51/1-4, 2004, p. 345-353 ; Eugenio CARMINATI, Carlo DOGLIONI, Davide SCROCCA, « Magnitude and causes of long-term subsidence of the Po Plain and Venetian region », in C. A. FLETCHER, T. SPENCER (éd.), Flooding and Environmental Challenges for Venice and its Lagoon : State of Knowledge, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 21-28 ; Eugenio CARMINATI, Silvia ENZI, Dario CAMUFFO, « A study on the effects of seismicity on subsidence in foreland basins : An application to the Venice area », Global and Planetary Change, 55, 2007, p. 237-250. REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE 57-3, juillet-septembre 2010.

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92 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Le témoignage de la peinture

Le niveau de la mer à Venised’après l’œuvre picturale de Véronèse,

Canaletto et Bellotto

Dario CAMUFFO

Le réchauffement climatique actuel représente un défi colossal pour la société, plus particulièrement pour les zones côtières qui risquent d’être sub-mergées par la hausse du niveau de la mer1. Le risque est très élevé pour la ville de Venise où deux facteurs se combinent : l’affaissement du sol et la dilatation thermique des eaux océaniques. L’affaissement du sol, dû principalement à des mouvements tectoniques, s’effectue à un taux constant, de l’ordre de 1 à 1,3 mm par an, depuis des millions d’années2. La hausse du niveau de la mer apparent (HNMA) est la hausse du niveau de la mer tel qu’il est perçu par les Vénitiens, c’est-à-dire à partir d’un lieu de référence attaché à la ville, comme par exemple un marégraphe. Dans la période 1872-2000, le marégraphe local a enregistré une hausse de 31 cm, et le niveau apparent de la mer s’est élevé

1. Cet article découle d’un travail mené à travers deux projets fi nancés par l’Union européenne : sur les tableaux de Canaletto et Bellotto dans le cadre d’ARCHEO (Contrat ENV4-CT95-0092) ; sur le tableau de Véronèse dans le cadre de MILLENNIUM (Contrat 017008-2), ainsi que « Climat pour la culture » (contrat 226973). Je tiens à remercier tout particulièrement le professeur A. Tomasin de l’université de Venise pour ses précieux conseils ; Dr I. Ariano, musée Correr, Venise ; Dr S. Reh, Dr A. Feistl et Dr A. Henning, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde ; le musée Fitzwilliam de Cambridge ; la comtesse Arrivabene, propriétaire du palais Coccina et M. D. Trevisan qui ont facilité et rendu possible cette recherche.

2. Marco BONDESAN, Marco GATTI, Paolo RUSSO, « Vertical ground movements obtained from IGM levelling surveys », in G.B. CASTIGLIONI, G.B. PELLEGRINI (éd.), « Illustrative notes of the geomorpho-logical map of the Po plain », Supplementi di Geografi a Fisica e Dinamica Quaternaria, 4, 2001, p. 141-148 ; Tennis V. KENT, Domenico RIO, Francesco MASSARI, George KUKLA, Luca LANCI, « Emergence of Venice during the Pleistocene », Quaternary Science Review, 21, 2002, p. 1719-1727 ; Laura CARBOGNIN, Pietro TEATINI, Luigi TOSI, « Eustasy and land subsidence at the beginning of the new millennium », Journal of Marine Systems, 51/1-4, 2004, p. 345-353 ; Eugenio CARMINATI, Carlo DOGLIONI, Davide SCROCCA, « Magnitude and causes of long-term subsidence of the Po Plain and Venetian region », in C. A. FLETCHER, T. SPENCER (éd.), Flooding and Environmental Challenges for Venice and its Lagoon : State of Knowledge, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 21-28 ; Eugenio CARMINATI, Silvia ENZI, Dario CAMUFFO, « A study on the effects of seismicity on subsidence in foreland basins : An application to the Venice area », Global and Planetary Change, 55, 2007, p. 237-250.

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au rythme moyen de 2,6 mm par an, avec une accélération qui s’explique par le réchauffement climatique3.

Ce naufrage a une autre conséquence dramatique : les marées exception-nellement hautes, générées par le sirocco quand une dépression occupe la Méditerranée occidentale, sont de plus en plus fréquentes, provoquant des inondations. La longue série de crues présentée par les sources documentaires (792-1867) et les mesures du marégraphe (1872-2000) font état d’un accrois-sement exponentiel de la fréquence des inondations, entraînant de lourdes conséquences pour la société et des dégâts pour les biens entreposés au niveau du sol4. Sur le long terme, cependant, c’est sur les monuments historiques que l’impact est le plus grave. Le problème est le suivant : les constructions avaient à l’origine des fondations imperméables en pierre d’Istrie et étaient protégées avec un bord en pierre contre les éclaboussures des vagues. Mais aujourd’hui, le naufrage de la ville a abaissé les éléments protecteurs sous le niveau moyen de la marée haute, laissant les murs se gorger d’eau de mer, et la migration interne du NaCl et les cycles de cristallisation déliter les enduits, détruire les mortiers, les briques et les pierres. En un mot, ce mécanisme formidablement puissant est en train de détruire les bâtiments atteints par les eaux de mer. Aujourd’hui, le remède principal est le projet MOSE qui consiste en un système de quatre-vingts barrières mobiles conçues pour protéger les trois entrées de la Lagune. En temps normal, les barrières sont couchées sur le fond de la mer, mais lorsque l’on prévoit des grandes marées et des tempêtes, elles sont remplies d’air et s’élèvent, empêchant la mer de pénétrer dans la lagune et réduisant effi cacement la hausse du niveau des eaux. Le rôle du MOSE est d’atténuer la fréquence des inondations et l’impact sur la ville, mais il pourrait dans certains cas s’avérer incapable de garantir une protection complète5. Afi n d’élaborer les remèdes les plus effi caces possibles, il est nécessaire de connaître au mieux l’évolution passée du niveau de la mer, clef permettant d’interpréter les évolutions futures. Nous disposons aujourd’hui des mesures du marégraphe sur cent trente-six années, mais cette période, exceptionnellement longue pour des observations instrumentales, est relativement courte si on la compare à la période comprenant la fi n du petit âge glaciaire et la réaction des océans au réchauffement climatique.

Heureusement, nous avons la chance de pouvoir observer Venise telle qu’elle était il y a trois siècles grâce au témoignage pictural de quelques artistes

3. Dario CAMUFFO, Giovanni STURARO, « Use of proxy-documentary and instrumental data to assess the risk factors leading to sea fl ooding in Venice », Global and Planetary Change, 40, 2004, p. 93-103.

4. Dario CAMUFFO, « Analysis of the sea surges at Venice from A.D. 782 to 1990 », Theoretical and Applied Climatology, 47, 1993, p. 1-14 ; Silvia et Dario CAMUFFO, « Documentary sources of sea surges in Venice from A.D. 787 to 1867 », Natural Hazards, 12, 1995, p. 225-287.

5. Paolo PIRAZZOLI, « Did the Italian government approve an obsolete project to save Venice? », Eos, 83 (20), 2002, p. 217-223 ; Nicola NOSENGO, « Venice Floods : Save our City! », Nature, 424, 2003, p. 608-609.

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qui ont peint des tableaux « objectifs » à l’aide d’une camera obscura, selon un usage répandu à leur époque. Ces vues sont de véritables photographies (un siècle avant l’invention de Daguerre en 1839) qui attestent l’aspect de Venise au XVIIIe siècle, en reproduisant avec précision les moindres détails. Par exemple, les tâches noires visibles sur les constructions et les monuments nous donnent une idée précise de la pollution atmosphérique à Venise avant l’utilisation du charbon, introduit en 1852.

LA CAMERA OBSCURA

On connaissait la camera obscura (« chambre noire » en latin) depuis l’époque d’Aristote (c. 300 av. J.-C.). À l’origine, il s’agissait d’une chambre obscure dont un côté était percé d’un trou, avec plus tard une ou plusieurs lentilles, utilisée à des fi ns astronomiques, pour observer par exemple les éclipses solaires, le transit de Mercure (Johannes Kepler en 1604, 1611) ou les taches solaires (Christoph Scheiner en 1630). C’est Léonard de Vinci qui opéra la transition de l’astronomie à l’art dans le Codex Atlanticus (1478-1519). Léonard s’intéressait avant tout à une représentation scientifi que de la nature, mais ses dessins fi rent découvrir aux artistes un nouvel outil permettant de reproduire des paysages ou des vues en perspective. Quelques décennies plus tard, en 1550, Jérôme Cardan améliora la camera en fi xant une lentille sur le trou, ouvrant ainsi un nouvel horizon : la possibilité de contrôler la mise au point et l’angle de vue. Daniel Barbaro (1569) a donné une description claire de l’utilisation de cet instrument d’optique à destination des peintres, sculpteurs et architectes :

« Fermez tous les volets et toutes les portes afi n qu’aucune lumière ne pénètre dans la chambre, excepté à travers la lentille. À l’opposé de la lentille, placez une feuille de papier et déplacez-la en avant et en arrière jusqu’à ce que les détails apparaissent nettement. Toute la vue apparaîtra sur le papier, telle qu’elle est réellement, avec les distances, les couleurs, les ombres et le mouvement, les nuages, le scintillement de l’eau, le vol des oiseaux. Si la feuille de papier est fermement disposée, vous pouvez dessiner toute la perspective avec un crayon, vous pouvez rendre les ombres et les couleurs telles qu’elles sont dans la nature ».

La camera obscura devint un instrument facile à utiliser et facile à trans-porter grâce à sa taille réduite. On lui donna la forme d’une petite boîte, ou d’une petite tente protégeant un bureau portable. Giovanni Battista della Porta (1589) puis Athanasius Kircher (1646) écrivirent que la camera était une aide précieuse au dessin dans une période qui voyait les artistes, depuis Van Eyck et les autres maîtres fl amands, chercher à être aussi précis que possible dans la reproduction de vues intérieures ou extérieures. D’autres traités célèbres furent publiés, comme ceux de Johan Zahn (1702) ou Francesco Algarotti (1756). Algarotti, un contemporain de Canaletto et Guardi qui vivait à Venise, a écrit que la camera obscura était un outil aussi nécessaire pour les peintres que le télescope pour les astronomes ou le microscope pour les physiciens. La camera obscura utilisée par Canaletto est reproduite sur le document 1a, ainsi qu’une réplique ouverte montrant l’intérieur (document.1b) ; d’autres types

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de camera obscura utilisés par les peintres, comme par exemple des modèles en tente, ont été reproduits ailleurs6.

DOCUMENT 1

Fig.1 (a) : Une camera obscura utilisée par Canaletto (avec l’aimable autorisation du Musée Correr de Venise).

(b) : Réplique d’une camera obscura dont le côté a été enlevé pour montrer, à l’intérieur, le miroir placé en diagonale, pour réfl échir le faisceau de lumière, et l’image, sur la vitre du dessus.

À Venise, Luca Carlevarijs (1665-1731) fut le premier à utiliser une camera obscura de manière systématique pour ses vues ; c’est du moins le premier peintre renommé pour lequel nous disposons d’une telle information. Le peintre le plus célèbre à utiliser cette méthode fut Antonio Canal (1697-1768), dit Canaletto, suivi par ses élèves, comme son neveu Bernardo Bellotto (1720-1780), Fran-cesco Guardi (1712-1793), Michelle Narieschi (1696-1743), Gabriele Bella (1730-1799), ou Giuseppe Bernardino Bison (1762-1844). La technique de Canaletto lui venait de son père, Bernardo, qui était peintre. Avant Canaletto, les artistes qui peignaient des vues appelées vedutas réalisaient généralement une esquisse rapide sur place, puis fi nissaient le tableau dans leur atelier, en ajoutant des détails inventés. Canaletto et Bellotto faisaient des croquis poussés sur place, avant d’affi ner le tableau dans leur atelier, en ajoutant des personnages vivants, des gens et des animaux et d’autres scènes de la vie de tous les jours. En ce qui nous concerne, l’important est que les bâtiments soient objectivement reproduits.

6. D. CAMUFFO, « Canaletto’s paintings open a new window on the relative sea level rise in Venice », Journal of Cultural Heritage, 4, 2001, p. 227-281.

a b

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VÉRIFIER L’EXACTITUDE DES TABLEAUX

En principe, les tableaux reproduisent une vue avec l’aide d’un instrument d’optique. Chaque artiste est susceptible de réagir de manière différente, en ajoutant un détail inventé, en négligeant quelque chose, ou en transformant la vue. Une comparaison croisée précise, dans ce domaine, montre que Cana-letto et Bellotto étaient extrêmement fi dèles et reproduisaient non seulement les contours des bâtiments, mais aussi tous les détails, pierre par pierre, les moindres dégâts sur les façades, les tâches de pollution ou les infestations bio-logiques7. La taille des portes, des fenêtres et d’autres éléments architecturaux est scrupuleusement respectée, ce qu’il est possible de vérifi er en comparant les tableaux avec des photographies contemporaines des bâtiments. Il a ainsi été possible d’évaluer les niveaux, les hauteurs et de mesurer les distances de façon quantitative. On a pu, en utilisant les marches des escaliers descendant vers les canaux, les décorations murales ou les rangées de pierres, obtenir une mesure raisonnablement précise du niveau atteint par la mer à cette époque.

Un autre problème se pose : lorsque Canaletto ou Bellotto ont réalisé plu-sieurs tableaux de la même vue, doit-on utiliser le premier tableau peint ou aussi les tableaux suivants ? L’atelier de Canaletto était effi cacement organisé pour la production de tableaux : ces derniers étaient souvent terminés ou intégralement peints par ses élèves, y compris Bellotto qui commença à travailler à l’atelier dès l’adolescence. Il était préférable que le tableau fût signé Canaletto, dans la mesure où son prix s’en voyait augmenté. En réalité, on peut logiquement suspecter que le tableau le plus exact était le premier, les répliques étant de moins en moins fi dèles. Le problème des répliques est un facteur crucial, car si l’exactitude diminue avec la multiplication des répliques, on devrait utiliser seulement la première vue, qui est souvent perdue, inconnue, ou inaccessible. Il existe plusieurs livres d’histoire de l’art concernant les peintres cités, mais il n’est pas toujours possible de dater les tableaux précisément et il est même parfois impossible d’établir avec certitude le nom du peintre. Pour parvenir à nos fi ns, nous avons besoin d’une méthode objective, fondée sur une analyse mathématique des tableaux, afi n de distinguer l’original de la seconde réplique, et ainsi de suite. Nous utilisons la méthodologie suivante : nous mesurons, sur le tableau, toutes les distances entre des éléments architecturaux ou d’autres détails reconnaissables, et nous les comparons avec les éléments correspondants sur des photographies contemporaines du même bâtiment. Si le tableau est une reproduction moins précise, il devrait comporter des erreurs dans les distances, c’est-à-dire que certaines distances devraient apparaître plus longues et d’autres plus courtes. Tous les tableaux dérivés du tableau en question devraient répéter les erreurs susmentionnées, la peinture « mère » transmettant ses défauts à la famille de ses descendants, le tableau « fi ls » et le tableau « petit-fi ls », la situation empirant à chaque reproduction par l’ajout

7. D. CAMUFFO, « Canaletto’s paintings… », op. cit.

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de nouvelles erreurs. Si l’on calcule l’écart type (ET) de toutes les erreurs, ce dernier devrait augmenter ; le premier tableau devrait être caractérisé par l’ET le plus faible, le dernier par l’ET le plus important.

Un test a été réalisé à partir d’une vue célèbre connue sous le nom « le Grand Canal et la Salute vus du Campo Zobenigo », dont nous connaissons six versions, deux d’entre elles (une de Canaletto et une de Bellotto) étant conservées au Fitzwilliam Museum de Cambridge8. Dans le premier tableau (peint par Canaletto vers 1730), l’analyse du palais Pisani-Gritti a donné un ET=0,23 pour huit tests internes ; dans le tableau de Bellotto (daté d’après 1738) la même analyse a donné un ET=0,13, et du fait de cette plus grande précision, on peut conclure que ce n’est pas une copie du tableau de Canaletto à partir des croquis originaux, mais un autre original, indépendant, réalisé à partir de la même fenêtre, au second étage du même bâtiment, juste en face du palais Pisani-Gritti. De la même façon, pour tous les autres tableaux représentant la même vue [Bellotto ? Ca’ Rezzonico, Venise (après 1738), Bellotto, Darmstadt (1740-41), Bellotto, Stewart, N.Y. (1743-44), Bellotto ? Getty, Malibu, USA (1743-44)], avec des ET de respectivement 0,26, 0,19, 0,22 et 0,27, on n’a pas trouvé de corrélation entre l’ET et la date du tableau. Aucune erreur n’a été reproduite de manière systématique et l’on n’a pas ici affaire à une famille de répliques. Tous les tableaux doivent être considérés comme des originaux et aucun comme une réplique, étant donné qu’ils sont indépendants les uns des autres, bien qu’ils représentent la même vue.

Pour cette raison, nous avons recherché le plus de tableaux possible de Canaletto et Bellotto et, dans le cas des tableaux reproduisant la même vue, nous avons sélectionné le plus exact. Nous avons ensuite exclu toutes les vues comportant des bâtiments dont l’apparence a été modifi ée depuis le XVIIIe siècle, même seulement dans quelques détails, par des restaurations poussées.

UN INDICATEUR BIOLOGIQUE DU NIVEAU DE LA MER

Même après avoir établi que les tableaux reproduisent fi dèlement les bâtiments et tous les détails, nous ne disposons pas, pour autant, d’informations sur le niveau de la mer. En effet, le niveau de la mer tel qu’il est représenté sur les tableaux peut être n’importe quel niveau entre celui de la marée haute et celui de la marée basse. Nous avons besoin d’une référence absolue. Heureusement, le front marron-vert laissé par les algues vivant entre les marées hautes et basses constitue une indication biologique précise du niveau de la mer à marée haute. À Venise, le front d’algues, c’est-à-dire le niveau moyen de la marée haute, se situe quelques 31 cm au-dessus du niveau moyen de la mer, et par le passé, il servait de référence naturelle du niveau réel de la mer sous le nom de Commune marino

8. Dario CAMUFFO, Emanuela PAGAN, Giovanni STURARO, « The extraction of Venetian sea-level change from paintings by Canaletto and Bellotto », in C. A. FLETCHER et T. SPENCER (éd.), Flooding and Environmental Challenges…, op. cit., p. 129-140.

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(CM), littéralement : « le niveau commun de la mer »9. En comparant le niveau du front d’algues sur les tableaux avec le niveau actuel, on peut calculer la HNMA au cours des trois derniers siècles. Dans ce cas, le tableau doit comporter un front d’algues bien visible sur des bâtiments n’ayant pas été affectés par des travaux depuis l’époque de réalisation du tableau. Certains artistes ne reproduisent pas la ceinture d’algues, ou bien la reproduisent inexactement ; ce n’est pas le cas de Canaletto, Bellotto et Guardi. Nous avons exclu Guardi car il possède un esprit artistique fort, et risque de transformer un peu la réalité. Nous nous sommes concentrés sur Canaletto et Bellotto qui semblent avoir le regard le plus photo-graphique. Canaletto et Bellotto ont peint près de deux cents vues de Venise, dont la plupart ne peuvent pas être utilisées parce qu’elles ne représentent pas de canal ou parce que l’indication de la ceinture d’algues est obscure, ou parce que les bâtiments anciens ont été restaurés, transformés ou démolis. Exiger la présence de bâtiments qui sont restés en l’état depuis le XVIIIe siècle réduit à douze le nombre de toiles utilisables représentant des vues indépendantes.

LE TÉMOIGNAGE DES TABLEAUX DE CANALETTO ET BELLOTTO

On a réalisé une étude précise en comparant les tableaux et les bâtiments sur place, en se rendant sur les lieux dans une petite embarcation et en mesurant tout ce qui pouvait être utile, les pierres, les briques, les marches, les décorations, le niveau des algues, les portes, les fenêtres, etc. Ceci nous a permis de mesurer le déplacement du niveau des algues depuis l’époque de Canaletto. La comparaison avec les tableaux fournit la preuve indéniable d’un changement de situation. On peut prendre pour exemple le tableau de Bellotto (1735) représentant le palais Giustinian-Lolin, représenté sur le document 2a. Aujourd’hui, l’escalier est complètement submergé, sauf à marée basse, et il a fallu construire un nouveau quai en bois pour rentrer (document 2b). Autre exemple, dans Bellotto (1741), une porte faisait face au canal devant le Campo San Giovanni et Paolo (la place de Saint-Jean et Saint-Pierre) avec trois marches sans algues. Aujourd’hui, la partie inférieure du sol a été surélevée et le bas de la porte a été rehaussé à l’aide de briques sur 70 cm au-dessus de la dernière marche, pour éviter que l’eau de mer ne s’infi ltre10.

L’étude de toutes les peintures donne une HNMA de 69±11 cm. La hausse de la ceinture d’algues s’explique cependant par d’autres facteurs, le plus important étant l’augmentation de la hauteur des vagues due aux bateaux à moteur, ainsi que l’accroissement dynamique des houles longues et de la marée

9. Antonio RUSCONI, Il Comune Marino a Venezia : ricerche e ipotesi sulle sue variazioni altimetriche e sui fenomeni naturali che le determinano, Venise, Uff. Idrografi co Magistrato Acque, Pubbl. 157, 1983, 39 p.

10. D. CAMUFFO, G. STURARO, « Sixty-cm submersion of Venice discovered thanks to Canaletto’s paintings », Climatic Change, 58, 2003, p. 333-343.

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a

b

DOCUMENT 2

Fig.2 (a) : Tableau de Bellotto représentant le palais Giustinian-Lolin ; (b) Photographie contemporaine de l’entrée du même bâtiment. L’escalier est à présent submergé

et un quai a été construit pour permettre l’entrée. Les fl èches montrent le déplacement de la ceinture d’algues dans la période 1735-2003 (d’après Camuffo et Sturaro, 2003).

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haute après l’excavation de certains canaux. Nous avons estimé comme suit la contribution de ces deux facteurs. La première contribution est l’accroissement de la hauteur des vagues due à l’utilisation de bateaux à moteurs par opposition aux bateaux à rames du XVIIIe siècle. On a évalué la différence de hauteur entre les vagues mesurées à l’aide d’un houlographe dans le Grand Canal au cours des journées normales et à l’occasion de la Regata, la reconstitution historique annuelle au cours de laquelle des répliques exactes de bateaux à rames peuplés de personnages du XVIIIe siècle naviguent sur le Grand Canal comme aux derniers temps de la République de Venise, qui prit fi n en 1797. On a trouvé que les vagues des bateaux à moteurs mouillaient les murs sur 5 cm supplémentaires. De la même manière, on a évalué que l’accroissement dynamique de la houle combinée à la marée montante mouillait les murs sur 3 cm supplémentaires. Après avoir soustrait 8 cm pour prendre en compte les corrections susmentionnées, la submersion de Venise (la HNMA estimée à partir des peintures de Canaletto et Bellotto) est de 61±11 cm, avec une tendance annuelle moyenne de 1,9 mm par an11.

Ce résultat est en accord avec les mesures du marégraphe : si l’on extrapole de manière régressive les résultats du marégraphe pour la période 1872-2002 (document 3), la ligne de tendance passe par les points individualisés par la position des algues à l’époque où Canaletto et Bellotto ont peint leurs œuvres (1727-1758), ce qui montre que Venise a coulé à un rythme à peu près constant au cours des trois derniers siècles12. En gros, la moitié de cette valeur est due à l’affaissement du sol, l’autre moitié à la dilatation des eaux océaniques, qui peut potentiellement varier avec les changements climatiques. Il serait utile de savoir ce qui s’est passé plus tôt, au milieu du petit âge glaciaire.

LE TÉMOIGNAGE DU TABLEAU DE VÉRONÈSE

En 1570, la famille Coccina engagea l’artiste le plus en vue de l’époque, Paolo Caliari, dit Véronèse (1528-1588), pour peindre une présentation de la famille à la Vierge (document 4), et pour montrer, sur la partie droite du tableau, leur magnifi que palais donnant sur le Grand Canal achevé dix ans plus tôt, en 1561. Dans la société vénitienne, le palais comme le tableau étaient les symboles d’une grande richesse et d’un niveau social élevé. Le tableau fut achevé en 1571 et exposé dans la pièce principale ou dans l’escalier d’honneur du même bâti-ment. Aujourd’hui, le tableau se trouve dans la Gemäldegalerie Alte Meister à Dresde, Inv. Nr. 224, sous le nom Die Madonna der Familie Cuccina. Le tableau montre deux bâtiments, l’un entièrement visible, appelé A, l’autre seulement partiellement, appelé B. Le bâtiment A est le palais Coccina, qui sera plus

11. Ibidem ; D. CAMUFFO, G. STURARO, « Use of proxy-documentary and instrumental data to assess the risk factors leading to sea fl ooding in Venice », Global and Planetary Change, 40, 2004, p. 93-103.

12. D. CAMUFFO, G. STURARO, « Use of proxy-documentary… », art. cit.

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tard nommé Tiepolo, puis Papadopoli, et enfi n Arrivabene, son nom actuel (document 5). Le bâtiment B (document 6) n’est que partiellement visible ; son rez-de-chaussée est identique à celui du palais Coccina, et il semble que ce soit le palais Flangini.

DOCUMENT 3

Observations de la jauge de marée pour la période 1872-2002 (ligne grise), et l’HNMA estimée à partir des tableaux de Canaletto et Bellotto dans la période 1727-1758 (cercles noirs et gris)

et à partir de photographies anciennes datant de 1880-1889 (cercles noirs et blancs). En extrapolant à rebours par interpolation linéaire les observations du marégraphe,

la ligne de tendance passe par les points individualisés par la position des algues à l’époque de Canaletto et Bellotto. Le cercle noir représente le niveau de la mer en 1571,

d’après le tableau de Paolo Caliari, dit Véronèse (d’après Camuffo et al., 2005).

DOCUMENT 4

Paolo Caliari, dit Véronèse : présentation de la famille Coccina à la Vierge. Le bâtiment A est le palais Coccina, la présence du bâtiment B répond à un but artistique

(avec l’aimable autorisation de la Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde).

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marégraphe

0 = Niveau de la mer en 1987

1600 1700 1800 1900 20001500

Canaletto & BellottoPhotographies

Véronèse

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DOCUMENT 5

Figure 5 (a) : Le bâtiment A sur la Figure 4, soit le palais Coccina.

(b) Photographie du palais Coccina prise par Ongania (1890-91). On a préféré une photographie ancienne parce que le bâtiment n’est pas masqué par le quai.

(c) : Détail du rez-de-chaussée et localisation des escaliers dont cinq marches sont sans algues (avec l’aimable autorisation de la Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde).

a

c

b

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DOCUMENT 6

Le bâtiment B sur la Figure 4, soit le palais Flangini, montrant les escaliers avec cinq marches sans algues (avec l’aimable autorisation de la Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde).

Véronèse avait de bonnes raisons pour être très précis dans son travail parce que la peinture était exposée dans le palais et que tout le monde avait la possibilité de voir l’original et de critiquer les erreurs ou les déformations concernant n’importe quel détail ; la famille Coccina, en particulier, n’aurait pas apprécié que son palais fût imparfaitement reproduit. Nous ne savons pas si Véronèse eut recours à une camera obscura pour reproduire le palais Coccina. C’est en théorie possible : on se souvient de la description par Daniel Barbaro (1569) de l’utilisation de la camera obscura à l’attention des peintres, sculpteurs et architectes. Barbaro vivait à Venise et publia son traité un an seulement avant que le tableau fût commandé à Véronèse. D’un autre côté, il se peut que Véronèse ait eu sous la main les dessins de Gian Giacomo de’ Grigi, l’architecte qui avait construit le palais, ou, plus simplement, qu’il ait dessiné précisément le palais d’après nature. La comparaison avec une photographie du palais montre l’exactitude du tableau, avec un ET de 0,04 pour trois tests internes, si bien que l’hypothèse la plus vraisemblable est que Véronèse se soit aidé d’une camera obscura.

Concentrons notre attention sur la partie inférieure du palais Coccina. Le palais est plein de vie : la famille accueille un individu arrivant à bord d’une gondole, embarcation typique de Venise ou, à l’inverse, la famille quitte le palais pour être présentée à la Vierge. Quelle qu’en soit la raison, cinq personnes se

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tiennent sur les escaliers et l’on compte cinq marches sans algues. Il est vraiment impossible de marcher ou de se tenir sur les marches infestées par les algues, car elles sont extrêmement glissantes, et Véronèse savait bien combien de marches utilisables possédait l’escalier.

Le palais Coccina a subi des travaux de transformation en 1874-1875, alors que les Papadopoli en étaient propriétaires, mais la façade est restée intacte, si bien que nous pouvons comparer la peinture avec le bâtiment actuel13. Aujourd’hui, les algues infestent toutes les marches de l’escalier extérieur (document 7). La hauteur de chaque marche est 18 cm, donc la ceinture d’algues a été déplacée de 5×18 cm=90 cm. En soustrayant 8 cm pour la correction dont nous avons déjà parlé, on obtient une HNMA=82±9 cm, avec une marge d’erreur d’une marche, soit ±9 cm=18 cm.

Observons maintenant les escaliers du bâtiment B ; nous trouvons de nou-veau cinq marches sans algues. Le bâtiment n’est pas parfaitement reproduit,

13. Grigore ARBORE POPESCU, Sergio ZOPPI, Palazzo Papadopoli a Venezia, Rome, Consiglio Nazionale delle Ricerche, 1993.

DOCUMENT 7

Vue du palais Coccina. Les algues infestent toutes les marches de l’escalier extérieur. On a dû construire un quai en bois pour permettre l’accès.

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ce dont nous pouvons nous rendre compte en le comparant avec une peinture exacte réalisée par Bellotto à l’aide d’une camera obscura en 1741. Si le bâtiment B est le palais Flangini, la situation est parallèle à celle du palais Coccina. Le déplacement de la ceinture d’algues dans la période 1741-2002 est de 71±12 cm (HNMA=61±12 cm). De nos jours, la ceinture d’algues atteint la porte d’en-trée, comme pour le palais Coccina, et la hauteur de chaque marche est la même. En bref, le tableau montre cinq marches sans algues et la situation est la même que celle discutée pour le palais Coccina. Nous obtenons de nouveau une HNMA=82±9 cm, dont 21±9 cm correspondent à la période 1571-1741 (avec un taux de submersion de 12 cm par siècle) et 61±12 cm à la période 1741-aujourd’hui (avec un taux de submersion de 23 cm par siècle). Cepen-dant, nos conclusions sont ici moins certaines, dans la mesure où le bâtiment a été reproduit de manière moins exacte, avec un ET de 0,16, quatre fois plus important que pour l’autre bâtiment, et où nous ne pouvons pas être certains que le bâtiment B soit le palais Flangini.

Il est possible de vérifi er la méthodologie en utilisant une photographie du palais Coccina prise dans les années 1880 et publiée par Ongania (1890-91), (document 8). Nous avons ainsi deux estimations parallèles et indépendantes de la HNMA, l’une provenant d’une comparaison entre une photographie ancienne et le niveau actuel des algues, l’autre du marégraphe. D’après la comparaison entre le niveau des algues sur la photographie des années 1880 et l’inspection

DOCUMENT 8

Photographie du palais Coccina, prise dans les années 1880, publiée par Ongania (1890-1891). Le niveau des algues dans les années 1880 et aujourd’hui est signalé sur la photo.

20071880

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des bâtiments actuels, la ceinture d’algues a été déplacée de 44 cm ; si l’on retire les 8 cm de correction, on obtient une HNMA de 36±9 cm. D’après le marégraphe, la HNMA est de 33±5 cm, ce qui concorde.

COMPARAISONS

Beaucoup d’efforts ont été faits pour savoir comment la HNMA avait évolué à Venise au cours des derniers siècles. Ce n’est pas un problème simple, en raison de vastes incertitudes et de nombreuses lacunes. En pratique, on ne connaît que très peu la tendance passée du niveau de la mer, à l’exception de quelques vesti-ges médiévaux dispersés ça et là dans Venise et sa lagune. À partir de l’analyse de ces vestiges, il a été possible d’établir une datation raisonnable fondée sur des considérations archéologiques et la position du niveau du sol ou d’autres indicateurs permettant de déduire le niveau de la mer le plus probable à cette époque. Cette méthodologie est un mélange de bonne science et d’estimations approximatives. Les bornes entre foi et certitude ne sont pas toujours bien défi -nies, mais ces résultats sont dans tous les cas intéressants parce qu’ils rendent compte d’une période parfaitement obscure.

Sur la base des témoignages archéologiques, on a pu déterminer un certain nombre de niveaux au cours des huit cents dernières années14. La comparaison de ces résultats archéologiques avec les tableaux de Véronèse, Canaletto et Bellotto est étonnamment concluante. En extrapolant les valeurs d’un résultat sur l’autre, le premier article donne une HNMA d’environ 90 cm pour la date du tableau de Véronèse et le second article, révisé et amélioré, une HNMA d’environ 80 cm, avec un taux de submersion de 13 cm par siècle entre 1571 et 1897 (notre évalua-tion : 82±9 cm et un taux de submersion de 12 cm par siècle). Les deux articles susmentionnés évaluent la HNMA à 60 cm depuis la période de Canaletto et Bellotto, ce qui coïncide à peu près avec notre évaluation : 61±12 cm15.

Une tentative similaire a été faite par Buogo et alii (2005) en utilisant les ves-tiges médiévaux et les rez-de-chaussée d’origine de quatre-vingts palais du XIIIe au XIXe siècle. Une interpolation entre des résultats s’appliquant à des périodes antérieures et postérieures aux tableaux donne 80 cm à la date du tableau de Véronèse, en excellent accord avec notre évaluation. Cependant, l’analyse des vestiges archéologiques sous-estime le niveau de la mer à l’époque de Canaletto de près de 30 cm par rapport à nos résultats et la période pour laquelle nous disposons des mesures du marégraphe est pareillement sous-estimée.

* * *

14. Albert J. AMMERMAN, Charles E. MCCLENNEN, Maurizia DE MIN et Rupert HOUSLEY, « Sea-level change and the archaeology of early Venice », Antiquity, 73, 1999, p. 303-312 ; A. J. AMMERMAN, « The third dimension in Venice », in C. A. FLETCHER, T. SPENCER (éd.), Flooding and Environmental Challenges…, op. cit., p. 107-115.

15. A. J. AMMERMAN et alii, « Sea-level change… », art. cit. ; ID., « The third… », art. cit.

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Nous avons discuté une méthodologie permettant d’évaluer de façon mathé-matique l’exactitude des tableaux et la façon de distinguer l’original, c’est-à-dire la première peinture d’une série de vues similaires, des copies suivantes. On a montré que les toiles de Canaletto et Bellotto, réalisées avec exactitude à l’aide d’une camera obscura, reproduisaient avec un grand degré de précision tous les détails, y compris la ceinture d’algues. On a montré que c’étaient des « origi-naux » indépendants. À partir de leur analyse, comparée au niveau actuel des algues, nous pouvons étendre dans le passé notre connaissance de la submersion vénitienne sur près de trois siècles, ce qui inclut la fi n du petit âge glaciaire et le réchauffement récent. Dans le cas des peintures de Canaletto et Bellotto, nous disposions de douze tableaux indépendants, donnant le même résultat, et ce résultat est statistiquement solide. Depuis l’époque de Canaletto, la première moitié du XVIIIe siècle, la HNMA=61±11 cm. Depuis cette époque, le taux de submersion a été de 1,9 mm par an. La moitié environ de la HNMA s’explique par l’affaissement du sol, l’autre moitié par la dilatation des eaux océaniques liée au réchauffement climatique.

La présentation de la famille Coccina à la Vierge de Véronèse nous offre une occasion unique de connaître le niveau de la mer en 1571, bien que ce résultat soit fondé sur une seule toile. Dans le palais Coccina, très probablement dessiné à l’aide d’une camera obscura, la comparaison du nombre de marches sans algues en 1571 avec la situation actuelle donne une HNMA=82±9 cm. Dans la période séparant la toile de Véronèse (1571) et celles de Canaletto et Bellotto (1727-1758), le taux de submersion moyen de la ville a été de 1,24 mm par an, ce qui est à peu près égal au taux naturel d’affaissement du sol estimé par Bondesan et alii (2001), soit 1,25 mm par an. Par conséquent, dans la période 1570-1750, la submersion de Venise a été principalement causée par l’affaissement du sol, la contribution de la dilatation des eaux océaniques étant très faible ou sans importance. Ce résultat est plausible pour la seconde moitié du petit âge glaciaire.

Le témoignage pictural de Véronèse, Canaletto et Bellotto s’accorde bien avec les vestiges médiévaux étudiés par Ammerman et son équipe et coïncide presque avec la version la plus récente des résultats publiés16. Une étude similaire réalisée par Buigi (et alii) correspond bien aux résultats pour l’époque de Véronèse, moins avec la période la plus récente17.

Dario CAMUFFO

Conseil national des recherches, Institut des sciences de l’Atmosphère et du climatCorso Stati Uniti 4, 35127 Padoue, Italie

[email protected] de Susan Nichols.

16. Ibidem.17. Silvano BUOGO, Ernesto CANAL, Giovanni Bosco CANNELLI, Silvia CAVAZZONI, Sandra

DONNICI, Alberto LEZZIERO, « Geoarchaeology in the lagoon of Venice : palaeoenvironmental changes, ancient sea-level oscillation and geophysical survey by acoustic techniques », in C. A. FLETCHER, T. SPENCER (éd.), Flooding and Environmental Challenges…, op. cit., p. 117-121.

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Résumé /Abstract

Dario CAMUFFOLe niveau de la mer à Venise d’après l’œuvre picturale de Véronèse, Canaletto et Bellotto

La hausse du niveau de la mer due au réchauffement climatique contemporain met Venise en danger. Il est nécessaire, afi n d’envisager des remèdes, de mieux connaître l’histoire de la hausse du niveau de la mer depuis le petit âge glaciaire. De manière générale, la peinture fournit des images qualitatives, mais dans le cas de Venise, elle permet une évaluation quantitative de la hausse du niveau de la mer apparent (HNMA), grâce aux tableaux peints avec exactitude par Canaletto et Bellotto à l’aide de la camera obscura. Ces tableaux reproduisent avec une grande précision les moindres détails, y compris la ceinture d’algues. Nous discutons la méthodologie permettant d’estimer l’exactitude des tableaux et la façon de distinguer une copie d’un original. L’analyse de ces tableaux et la comparaison avec le niveau actuel des algues permet d’étendre dans le passé notre connaissance de la submersion vénitienne sur une période de près de trois siècles. Depuis l’époque de Canaletto, c’est-à-dire la première moitié du XVIIIe siècle, la HNMA=61±11 cm. Pendant cette période, le taux moyen de submersion de la ville a été de 1,9 mm par an. La moitié environ de la HNMA est due à l’affaissement du sol, le reste à la dilatation thermique des eaux océaniques. Un tableau de Véronèse, « La présentation de la Famille Coccina à la Vierge », nous offre une opportunité unique de connaître le niveau de la mer en 1571. Si l’on compare, dans le palais Coccina, le nombre de marches sans algues avec la situation actuelle, on obtient une HNMA=82±9 cm. Pendant la période qui sépare Véronèse et Canaletto, de 1571 à la première moitié du XVIIIe siècle, le taux de submersion moyen de la ville était de 1,2 mm par an, princi-palement à cause de l’affaissement du sol.

MOTS-CLÉS : Venise, XVIIIe-XXe siècles, camera obscura, montée des eaux, réchauffement climatique, peintures ■

Venice is at risk for the sea level rise associated to the present day global warming. It is necessary to improve our knowledge of the past history of the sea level rise, since the Little Ice Age, to get a better planning of mitigation remedies. In general paintings provide a qualitative image, but in the case of Venice a quantitative evaluation of the apparent sea level rise (ASLR) is possible thanks to accurate paintings by Canaletto and Bellotto, drawn with the aid of the camera obscura. The paintings accurately reproduce with high precision all details, including the algae belt. A methodology is discussed to assess the accuracy of paintings and how to distinguish a replica from originals. From the analysis of these paintings, compared with the algae level today, we can extend our knowledge about Venice submersion back in time for almost three centuries. Since the Canaletto’s time, i.e. fi rst half of the 18th century, the ASLR=61±11 cm. In this period the average submersion rate of the city was 1,9 mm yr1. About half of the ASLR is due to land subsidence, the other to thermal expansion of oceanic water. A painting by Veronese, i.e. “the presentation of the Family Coccina to the Virgin”, provides us another unique opportunity to know the sea level in 1571. In the Coccina Palace, the number of steps clear from algae compared with the today situation gives ASLR =82±9 cm. In the period elapsed between Veronese and Canaletto, i.e. from 1571 to the fi rst half of the 18th century, the average submersion rate of the city was 1,2 mm yr-1, mostly due to land subsidence.

KEYWORDS : Venice, 18th-20th centuries, paintings, camera obscura, submersion, global warm-ing ■

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