le lotissement de l’hôtel des ursins. pratiques sociales et changement urbain au coeur de paris...
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LE LOTISSEMENT DE L’HO TEL DES URSINS
PRATIQUES SOCIALES ET CHANGEMENT URBAIN AU CŒUR
DE PARIS (1632-1640)
Alessandro Lavopa
LE LOTISSEMENT DE L’HOTEL DES URSINS
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La partie nord-orientale de l’île de la Cité vue depuis la place de Grève. Sur la droite s’érige l’hôtel des Ursins.
(Procession de la Ligue sortant de l'arcade Saint-Jean de l'Hôtel de Ville en 1590, détail)
Pour citer cet article :
A. LAVOPA, « Le lotissement de l’hôtel des Ursins. Pratiques sociales et changement urbain
(1632-1640) », Bulletin de la Société de l'histoire de Paris et de l'Île-de-France, année 2012,
p. 25-58.
ALESSANDRO LAVOPA
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LE LOTISSEMENT DE L’HO TEL DES URSINS
PRATIQUES SOCIALES ET CHANGEMENT URBAIN AU CŒUR DE PARIS (1632-1640)*
Alessandro Lavopa
Une opération urbaine méconnue
La découverte d’un document conservé aux Archives nationales dans le Minutier central des notaires
parisiens est à l’origine de cette étude. Le 14 septembre 1636, devant le notaire Gilles Marion, René
Fleury, Jean Desmarets, Aimé Sirou et Nicolas Jamin, procureur de Nicolas Leprestre, s’accordent pour le
partage de vingt-six maisons construites à l’emplacement de l’hôtel des Ursins, dans la partie nord-est de
l’île de la Cité (fig. 1)1. L’acte de lotissement comprend la réalisation d’un important complexe
immobilier et le percement de trois rues dans le centre de Paris. L’étude de cette opération permet
d’envisager les différents processus de transformation de la ville, en tant qu'espace matériel et social. Le
changement urbain résulte de la conjonction de projets, qui sont des conceptions abstraites, et de pratiques
sociales diverses et parfois contradictoires. L’espace citadin évolue ainsi dans ses formes et dans les
pratiques nouvelles que ces formes suscitent. La ville dans sa matérialité est inséparable de la société qui
l’habite et la transforme.
L’étude du lotissement de l’hôtel des Ursins renvoient à une histoire locale inscrite dans l’érudition
parisienne telle qu’elle se pratique depuis la fin du XIXe siècle. De cette opération, on connaît peu de
chose : quelques informations, souvent imprécises, transmises d’un auteur à l’autre. Mise à part une
mention dans le Dictionnaire historique des rues de Paris2 de Jacques Hillairet, aucun travail historique
ne traite le sujet. Ainsi, le nom des lotisseurs, les grandes lignes du projet et les phases de sa réalisation
sont demeurés inconnus jusqu’à présent. Un silence qui contraste fortement avec une production
historiographique abondante pour d’autres opérations contemporaines, comme l’aménagement de l'île
Saint-Louis voisine.
* Cette recherche a été menée dans le cadre d’un master de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (2011),
sous la direction de Robert Descimon, à qui j’adresse ma plus sincère reconnaissance. Plusieurs actes ont été édités
dans l’article : Alessandro Lavopa, « Le lotissement de l’hôtel des Ursins. Étude documentaire d’une opération
d’aménagement urbain dans les années 1630 », La Cité. Bulletin de la Société Historique et Archéologique des 3e,
4e, 11
e et 12
e arrondissements de Paris, n° 31 (décembre 2012), p. 56-91.
1 Archives nationales (désormais A.N.), Minutier central des notaires parisiens (désormais M.C.), CXV 72, 14
septembre 1636. 2 Jacques Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris, Paris, 1963, p. 587.
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Fig. 1. Plan du lotissement des maisons construites à la place de l’hôtel des Ursins
(d’après le plan annexé à l’acte de partage des maisons : A.N., M.C., CXV 72, 14 septembre 1636)
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Les associés de l’hôtel des Ursins
René Fleury
À la fois architecte et entrepreneur des bâtiments, René Fleury est le technicien de l’association. Né
entre 1580 et 1590, il est le fils de Denis Fleury, lui aussi maître maçon et juré du Roi des œuvres de
maçonnerie, et de Denise Maren . Au moment du décès de son père, en 16223, il loge dans une maison du
quai des Célestins, où il demeura jusqu’à sa mort. Il épouse Marie Rousseau dont il eut huit enfants : sa
fille aînée, Anne, devint la femme de Jean Desmarets.
Fleury poursuivit une brillante carrière dans la Chambre royale des Bâtiments, l’organe essentiel qui
réglait le droit de la construction et la juridiction de la maçonnerie à Paris4. Cette institution existe depuis
le XIIIe siècle, en tant qu’organe judiciaire de métier. Elle a à sa tête un maître général des œuvres de
maçonnerie (charge vénale), dont dépendent plusieurs maîtres jurés maçons. Leur juridiction couvre le
territoire de la prévôté et vicomté de Paris et leurs compétences touchent tous les domaines de la
construction. René Fleury est maître juré depuis au moins 1622. Le 4 décembre 1631, il achète la charge
de maître général des œuvres de maçonnerie à Nicolas Colin, au prix de 41 500 livres5. Il existe entre la
Chambre royale des Bâtiments et le Bureau des finances des relations étroites, car tous deux s’occupent
de la construction malgré des compétences différentes. L'analyse des registres du Bureau des finances
montre que les rapports avec René Fleury s’intensifient au moment où il achète la charge de maître
général des œuvres de maçonnerie6. En 1632, il est commissionné pour la construction du nouveau siège
du Bureau des finances7. Comme trésoriers de France, Aimé Sirou et Charles Leprestre participent
activement aux décisions prises par le Bureau des finances. Dès ce moment, on entrevoit le vaste système
de relations sociales et professionnelles qui lie les quatre associés.
Pour faire face aux nécessités financières qui découlent de l’échec progressif de l’opération de
lotissement de l’hôtel des Ursins, en février 1636, Fleury vend à Michel Villedo l’office de maître général
des œuvres de maçonnerie8. Il mobilise aussi ses nombreuses propriétés immobilières, dont plusieurs
maisons et carrières9. C'est une tactique des maîtres d’œuvre comme Fleury dont la fortune est souvent
3 A.N., M.C., CV 357, 17 janvier 1622, inventaire après décès de Denis Fleury.
4 Robert Carvais, La Chambre royale des Bâtiments. Juridiction professionnelle et droit de la construction à Paris
sous l’Ancien Régime, Thèse de doctorat inédite, Université Paris II Panthéon-Assas, 2001, p. 1002. 5 A.N., M.C., CV 381, 4 décembre 1641. Le maintien de Fleury à la tête de la Chambre des bâtiments s'avéra
difficile, car il fut marqué par plusieurs conflits qui ont opposé le maître général aux autres jurés maçons (Robert
Carvais, op. cit., p. 146-148). 6 A.N., sous-série Z
1F.
7 A.N., Z
1F 185, 7 mai 1632.
8 A.N., M.C., LII 8, 12 février 1636.
9 Fleury est propriétaire de la maison du quai des Célestins où il habite, de deux maisons attenantes qu’il loue
régulièrement (A.N., M.C., CV 385, 20 janvier 1633, bail à loyer), d’une maison du faubourg Saint-Germain (A.N.,
M.C., CV 383, 18 mai 1632, bail à loyer), d'une maison de la rue des Lombards (A.N., M.C., CV 387, 1er
août 1633,
bail à loyer), de trois maisons, place Maubert (A.N., ZZ2 5, 20 octobre 1636, saisie réelle), d’une maison rue de la
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fondée sur un capital immobilier constitué de bâtiments achetés en mauvais état et réparés par leurs soins,
tandis que les carrières fournissent des matériaux pour la construction et le commerce10
. Emporté par les
événements qui ont causé sa ruine, Fleury meurt vers la fin de l’année 164511
.
Pour résumer en quelques mots ce qui a caractérisé sa vie, on peut parler d’un homme mû par de
grands projets, qui a réussi à atteindre un niveau social et professionnel considérable, mais qui a échoué
quand ses moyens financiers n'ont plus été à la mesure de ses ambitions. Une esquisse d'Orest Ranum sur
le rôle des architectes « mineurs » dans la transformation de Paris, bien qu’assez romantique, offre une clé
de lecture intéressante pour comprendre l’opération de lotissement de l’hôtel des Ursins et les rapports
entre les quatre associés :
« […] Ce furent en général des ingénieurs qui donnèrent l’impulsion avec audace et imagination. […]
On ne peut faire abstraction de leur soif de profit, mais si l’on en juge par leur témérité à risquer leur capital et
par la simplicité de leur mode de vie, leur principal désir semble bien avoir été de construire plutôt que de
gagner de l’argent. Les architectes […] pouvaient établir les plans et réaliser la construction de tout un
ensemble urbain. Ils ne disposaient souvent eux-mêmes que d’un maigre capital, mais ils savaient comment le
faire fructifier et aussi comment négocier avec succès avec le chancelier de France et d’autres Parisiens
influents. »12
.
Parmi ces Parisiens influents, il y avait les officiers du Bureau des finances de Paris, appelés
trésoriers de France, généraux des finances et grands voyers en la généralité de Paris, assimilés à des
officiers de cours souveraines. Parmi leurs compétences, ils ont la surveillance et le paiement des
ouvrages de voirie et des travaux publics, ainsi que la commodité et la salubrité des rues. En outre, ils
donnent les permissions de bâtir et d’alignement pour les nouveaux bâtiments. D’où l’importance de leur
rôle dans l’aménagement urbain : leurs compétences professionnelles, leur pouvoir de décision et leur
capital d’informations pouvaient favoriser celui qui souhaitait investir dans une spéculation immobilière.
Aimé Sirou
On sait peu de choses sur les origines d’Aimé Sirou. En 1599, il était secrétaire du roi et habitait à
Paris, rue Tirechappe13
. Son épouse, Élisabeth Lesergent, est la fille de Claude Lesergent, auditeur des
comptes et sieur de Faronville, et de Charlotte Chahu. Le 19 février 1607, il achète la charge de Trésorier
Montagne Sainte-Geneviève (A.N., Y 3592, 19 février 1638, adjudication), d’une maison rue de la petite Roquette
(A.N., CV 390, 7 juillet 1634, titre nouvel) et de nombreuses autres propriétés, dont quelques carrières au faubourg
Saint-Marcel et à Créteil. 10
Odette Chapelot (dir.), Du Projet au chantier, maître d’ouvrage et maître d’œuvre aux XIVe-
XVIe siècles, Paris,
Éditions de l'EHESS, 2001. 11
Selon Henri Herluisson, les funérailles de Fleury sont célébrées le 1er
novembre 1645, dans l’église Saint-Paul
(Actes d’état civil d’artistes français (1873), Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 143). Mais le contrat de mariage de
son fils Jean atteste qu’il est encore vivant le 25 novembre 1645 (A.N., M.C., LXII 87). 12
Orest Ranum, Les Parisiens du XVIIe siècle, Paris, Colin, 1973, p. 108-109.
13 Robert Le Blant, « Le testament de Samuel Champlain, 17 novembre 1635 », Revue d'histoire de l'Amérique
française, vol. 17, n° 2, 1963, p. 275.
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général de la marine du Levant14
. En mars 1623, il est trésorier de France à Orléans et demeure avec sa
femme, au marais du Temple, rue d’Anjou15
. Membre de la Compagnie des Cents-Associés de la
Nouvelle-France16
, l’explorateur Samuel de Champlain, lieutenant de la Compagnie de 1629 à 1635, le
nomme son exécuteur testamentaire pour ses biens en France17
. Il achète, en 1628, la charge de trésorier
de France en la généralité de Paris18
. Il habite alors dans la rue de Diane avec sa famille. Il meurt le 9
avril 1637 et sa femme, au mois de décembre suivant, vend son office de trésorier de France à son cousin
Claude Chahu, au prix de 75 000 livres19
. Cette somme lui permet de faire face à la difficile situation
financière liée au lotissement de l’hôtel des Ursins.
Charles Leprestre
Né après 1599, Charles Leprestre est le dernier des cinq enfants de Guillaume Leprestre et
d'Antoinette Le Clerc20
. Son grand-père était un riche et respecté marchand bourgeois de Paris (conseiller
de la ville et échevin), alors que son père a déjà posé les bases de la transition sociale en devenant
trésorier général de France à Rouen. Ses frères sont tous officiers : l’aîné, Nicolas, est conseiller au
Parlement de Paris, comme Guillaume, mort au début des années 1630 ; Henri est conseiller à la Cour des
Aides21
; enfin, leur sœur Antoinette a épousé le conseiller au parlement et banquier Michel Sarrus, puis,
après sa mort en 1640, Jacques Bigout, beau-frère du banquier Nicolas Rambouillet22
. C'est donc une
famille d’officiers, parvenue au cœur de l’administration de l’État et insérée, par ses alliances
matrimoniales, dans le milieu de la finance.
En 1625, Charles accède au Bureau des finances de la généralité de Paris23
avant de se marier, en
1627, avec Marie Bodin, dont il n'eut point d'enfants. À partir du moment où il participe à l’association du
14
Cette charge a appartenu à Philippe Chahu, seigneur de Passy, frère de Charlotte Chahu et oncle d’Élisabeth
Lesergent. À la mort de Philippe, le 17 juillet 1606, son beau-frère Claude Lesergent devient le tuteur de ses enfants
(Claude, Philippe et Charlotte) et a ainsi vendu l’office de trésorier de la marine à Sirou (Maurice Dumolin,
« Claude Chahu, seigneur de Passy », Bulletin de la Société de l'histoire de Paris et de l'Île-de-France, 1931, p. 11-
39). 15
Robert Le Blant, op. cit., p. 276. 16
Première véritable tentative de la France de coloniser les territoires du nord-Amérique (Québec), la compagnie
était formée de 100 associés, qui avançaient 3 000 livres chacun pour constituer le capital de départ ; elle obtint le
monopole de tout commerce à perpétuité et le monopole du commerce des fourrures pour 15 ans, au cours desquels
elle s'engageait à installer, à ses frais, 4 000 colons, pour administrer la colonie, assurer la défense du territoire, et se
consacrer à la conversion des Indiens. Sirou était le n° 71 de la liste des Cents-Associés (ibid., p. 275). 17
A.N., M.C., LXII 138, 22 novembre 1636, dépôt du testament de Samuel Champlain. 18
A.N., Z1F
573, fol. 79, 17 octobre 1628, réception d'Aimé Sirou au Bureau des Finances (Emmanuelle Ashta-
Bargouin, Les trésoriers généraux de la généralité de Paris, 1557-1643, thèse de l'École des Chartes, 1999, p. 393). 19
A.N., M.C., CXIII 16, décembre 1637. 20
Emmanuelle Ashta-Bargouin, op. cit., p. 362. 21
Martine Bennini, Les conseillers à la cour des aides, 1604-1697, Paris, Champion, 2010, p. 442. 22
Maurice Dumolin, Études de topographie parisienne, Paris, Imprimerie Daupeley, 1921, t. 3, p. 33. 23
A.N., M.C., LIX 82, 22 février 1625.
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lotissement et jusqu’à sa mort, en juin 1638, il habite sur le quai de la Mégisserie, paroisse Saint-
Germain-l’Auxerrois, dans la maison de sa sœur Antoinette.
Jean Desmarets
Jean Desmarets est connu pour avoir été un des plus importants auteurs dramatiques de son temps et
pour sa proximité avec le cardinal de Richelieu. Après un long oubli dû aux critiques des auteurs
jansénistes, les ouvrages de Desmarets font aujourd’hui l'objet d’une redécouverte de la part des
historiens qui s’intéressent aux phénomènes culturels24
.
Sur ses origines, on ne sait presque rien : il naquit
en 1595, d’une famille parisienne probablement
marchande. Au début des années 1630, il entre au
service de la maison de Richelieu comme précepteur
du petit-neveu du cardinal, Armand Jean de Vignerot
du Plessis, le futur duc de Richelieu. Il a été à
plusieurs égards un homme de plume au service du
cardinal, dont il est aussi secrétaire, quoique sa fortune
découlât de la grande faveur dont il jouissait auprès de
Richelieu en tant qu’auteur dramatique. Dans les
années 1630, Richelieu lui commande plusieurs pièces
de théâtre. Il est aussi un des fondateurs de la
naissante Académie française et son premier
chancelier (1634-1638) ; plusieurs réunions
d'académiciens se sont tenues dans sa maison au cours
de l'année 163425
.
À la mort du cardinal (1642), il se retire plusieurs
années en Poitou chez le jeune duc de Richelieu, en tant qu'intendant de sa maison et de ses affaires26
.
Revenu à Paris, il meurt en 1676 à l’hôtel Richelieu.
En 1632, au moment de la première association pour le lotissement de l’hôtel des Ursins, Desmarets
est un homme à grand succès. Il a probablement déjà épousé Anne Fleury, la fille de René, puisqu’à
l’époque il demeure dans la maison de l’architecte, sur le quai des Célestins. Les nombreuses opérations
24
Yves Ricaud, « Desmarets de Saint-Sorlin », in Georges Grente (dir.), Dictionnaire des Lettres françaises, XVIIe
siècle, Paris, Fayard, 1996, p. 387-389 ; Hugh Gaston Hall, Richelieu's Desmarets and the century of Louis XIV,
Oxford, Clarendon press, 1990, 399 p. ; Christian Jouhaud, « Desmarets, Richelieu, Roxane et Alexandre : sur le
service de plume », XVIIe siècle, n° 193, 1996/4, p. 859-874.
25 Paul Pellisson-Fontanier, Relation contenant l'histoire de l'Academie françoise, Paris, T. Jolly, 1653, p. 15.
26 Yves Ricaud, op. cit., p. 388 ; Hugh Gaston Hall, op. cit., p. 85.
Fig. 2. Jean Desmarets de Saint-Sorlin, portrait.
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de spéculation immobilière et d’acquisition d’offices dont il a été le protagoniste, semblent s’insérer dans
une tentative de renforcement et d’amélioration de sa position sociale et financière. Pour faire face à
plusieurs investissements, entre 1633 et 1634, il emprunte de grosses sommes. En 1632, il s’associe à
Aimé Sirou pour l’acquisition de l’hôtel de Pellevé, rue Cloche Perce27
. La figure et l’action de Jean
Desmarets, beau-fils de Fleury et associé à plusieurs titres de Sirou, met l'accent sur la complexité des
liens qui se sont instaurés entre les associés.
La rénovation de Paris sous Henri IV et Louis XIII :
entre modernisation et spéculation
Le lotissement de l’hôtel des Ursins s’inscrit dans un contexte général de grand dynamisme urbain,
qui transforma le visage de Paris au cours de la première moitié du XVIIe siècle. Ce dynamisme est
alimenté par deux facteurs convergents : la volonté de modernisation manifestée par les pouvoirs publics
et les initiatives de spéculation immobilière mises en œuvre par les sujets privés. Quelquefois, cette
distinction entre sujets publics et sujets privés reste assez floue, comme le montre l’aménagement du
quartier où Richelieu construisit le Palais Cardinal, le futur Palais royal, ou l’édification du palais de
Luxembourg par Marie de Médicis.
Ouvrons une parenthèse sur l’aménagement et le lotissement de l’île Saint-Louis, réalisé entre 1614
et 1643. Plusieurs protagonistes du lotissement de l’hôtel des Ursins y ont été impliqués à titres divers
28.
En outre, l’analyse de cette opération éclaire certaines dynamiques qui caractérisent aussi le lotissement
de l’hôtel des Ursins. Bien qu’il s’agisse d’opérations très différentes – ampleur du projet, durée de sa
réalisation et sommes investies – on peut néanmoins, déceler dans l’aventure de Christophe Marie et de
ses associés, certaines similitudes avec le lotissement de Fleury, Sirou, Desmarets et Leprestre. D’abord,
l’organisation des deux associations présente un schéma assez similaire : un technicien (Christophe Marie
et René Fleury), désireux de réaliser un projet urbain, s’associe à des hommes d’affaires capables de le
soutenir financièrement (Lugles Poulletier et François Le Regrattier, d’une part, Aimé Sirou, Jean
27
A.N., M.C., LXXV 23, 2 juillet 1633, échange entre les héritières de Philippe de Pellevé et Aimé Sirou. A.N.,
M.C., LXXV 23, 9 septembre 1633, reconnaissance devant notaires de l’échange entre Sirou et Desmarets, suivant
une convention verbale du 2 juillet 1633. 28
En 1624, Aimé Sirou participe à une association de financiers, conduite par Jean de la Grange, qui propose de se
substituer au groupe Marie afin de mener à terme l’aménagement de l’île (A.N., M.C., CXV 73, 25 mai 1637).
Auparavant, il a acheté une parcelle de 400 toises sur l’île qu’il partage également avec Itier Hobier (Maurice
Dumolin, op. cit., p. 24). Le 24 août 1634, Sirou donne sa part à Jean Desmarets, en échange d’une maison à bâtir
qui lui appartient à l’emplacement de l’hôtel des Ursins (A.N., M.C., LXXV 25, 24 août 1634) ; cette parcelle a été
saisie sur Desmarets (A.N., Y 3590, 11 juillet 1637) et vendue aux enchères (A.N., Y 3402, 7 décembre 1641). En
1627, René Fleury propose ses bons offices pour la réalisation d’un pont en pierre entre l’île et la rive gauche. Enfin
Michel Sarrus, mari d’Antoinette Leprestre et beau-frère de Charles Leprestre, joue un rôle fondamental dans
l’aménagement de l’île, acceptant de financer la continuation des travaux, qui se poursuivirent tout au long des
années 1630.
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10
Desmarets et Charles Leprestre, d’autre part). Les deux opérations s’achèvent de la même manière, c’est-
à-dire par l’échec économique de l’association. Les dynamiques générales qui ont produit ces échecs
semblent être également analogues : obstacles non prévisibles, retards dans la réalisation du projet et
manque de fonds. À ce propos, Orest Ranum décrit ainsi la première banqueroute de Christophe Marie :
« Pris entre ses créanciers, le coût de la construction et la lenteur des ventes de terrains, il (Marie)
s’enfonça toujours plus profondément dans les difficultés financières. Son projet était très proche d’une
opération moderne en cela que le succès et les grands profits espérés dépendaient entièrement du temps
d’exécution. Si Marie avait pu construire assez tôt les ponts et les rues de l’île, le prix des terrains eût
augmenté ce qui lui aurait permis de payer ses créanciers. Il avait emprunté des fortes sommes à court
terme. »29
Mises à part des différences évidentes, cette analyse pourrait aussi s'appliquer à certains aspects de
l’opération du lotissement de l’hôtel des Ursins, notamment à l’importance des délais d’exécution dans
l’achèvement des projets.
L’opération de lotissement (1632-1640)
Les débuts de l’opération : la première association et l’achat de l’hôtel (1632)
L’acte de vente de l’hôtel des Ursins est signé dans l’après-midi du 3 février 163230
. Les parties
présentes à la transaction sont, d’une part, Claude Paris, procureur du marquis François Jouvenel des
Ursins, et, d’autre part, les trois acheteurs : Aimé Sirou, René Fleury et Jean Desmarets. En tant que
dernier descendant de la famille Jouvenel des Ursins, le marquis est le propriétaire de cette grande
demeure, dont la construction remonte à la première moitié du XVe siècle
31.
Sur le montant total de 105 000 livres, les acheteurs ont payé seulement 9 000 livres au moment de la
vente, les 96 000 livres restantes devant être successivement remboursées à plusieurs créanciers du
marquis. Il n’y avait aucune limite de temps pour ces payements, mais une clause essentielle empêchait
les acheteurs de commencer les travaux de démolition avant d’avoir réglé la totalité de la somme. Il fallait
y ajouter 20 800 livres versées à Claude Paris, pour l’achat de la maison attenante à l’hôtel32
. La dépense
initiale s’élevait donc à 125 800 livres.
29
Orest A. Ranum, op. cit., p. 111. 30
A.N., M.C., LXXVIII 235, 3 février 1632. 31
Martine Dubois, « L’Île de la Cité à la fin du Moyen Âge (1285-1421). Topographie et économie », dans
Positions des thèses de l’École des chartes, Paris, 1977, p. 55-63 ; Peter S. Lewis, « L’hôtel des Ursins », dans
Finances, pouvoirs et mémoire : mélanges offerts à Jean Favier, textes réunis sous la direction de Jean Kerhervé et
Albert Rigaudière, Paris, Fayard, 1999, p. 127-135 ; Alessandro Lavopa et Valentine Weiss, « Ursins (hôtel des) »,
in La demeure médiévale à Paris. Répertoire sélectif des principaux hôtels, sous la direction de Valentine Weiss,
Paris, Archives nationales, 2012, pp. 160-161. 32
A.N., M.C., LXXVIII 235, 13 février 1632.
ALESSANDRO LAVOPA
11
En vertu de la première association du 12 janvier 1632, les parties s’engageaient à acheter l’hôtel
des Ursins et la maison attenante pour construire à leur place cinquante maisons33
. Fleury, Sirou et
Desmarets contribuaient également à l’association, chacun pour un tiers, jusqu’à 100 000 livres. La
dépense totale de l’investissement ne devait pas excéder la somme de 300 000 livres et, dans le cas
contraire, l’éventuel surplus serait à la charge de René Fleury. Un changement important survient le 14
avril 1632, quand Charles Leprestre entre dans l’association « aux mêmes charges, clauses et
conditions »34
. Il y a alors quatre protagonistes dont la contribution personnelle est réduite à 75 000 livres.
La participation de Leprestre représente une garantie de solidité pour la société, élément essentiel dans
l’opération de recherche de capitaux dans laquelle les associés s’apprêtent à se lancer.
La recherche de capitaux et les projets d’aménagement urbain (1633-1634)
Pour faire face à la dépense de 125 800 livres nécessaires pour entreprendre les travaux de
démolition de l’hôtel, les associés ont eu recours au marché du crédit financier. Cette première recherche
de capitaux se prolongea jusqu’au mois d’avril 1633. Le 12 avril 1633 est conclue une nouvelle
association35
. Le projet d’aménagement urbain subit une évolution significative : le nombre des maisons à
bâtir passe des cinquante initialement prévues à trente-quatre, et Fleury promet de les rendre « faites et
parfaites » à la date du 30 septembre 1634. La somme totale de l’investissement, 300 000 livres, est
confirmée (« et, s’il y a plus, ce sera sur Fleury »), mais est accordée en même temps à Fleury une
rémunération de 8 000 livres « pour ses peines et vacations », à la charge des trois autres associés. Enfin,
la répartition des rôles à l’intérieur de l’association est mieux définie : Desmarets en est le trésorier et
Sirou, le superviseur général des aspects financiers ; le premier est chargé de recevoir les deniers
empruntés, dont il ne disposerait que par ordonnance du second.
Le même jour, 12 avril 1633, les associés reconnaissent un devis d’ouvrages « de maçonnerie, pierre
de taille, charpenterie, couverture, menuiserie, ferrure, gros fer et vitrerie », pour la construction des
trente-quatre maisons36
. Le 18 avril 1633, Jean Desmarets remet à Claude Paris la somme encore due pour
l’acquisition de l’hôtel. À partir de ce moment, les associés disposent pleinement du bien. Pour construire,
il restait à obtenir l’autorisation du Bureau des finances de la généralité de Paris. La requête d’alignement
de Fleury « pour la place de l’hôtel des Ursins » est enregistrée par le plumitif du Bureau le 7 juin 1633,
en présence des trésoriers de France Aimé Sirou et Charles Leprestre37
. On peut imaginer que
l’autorisation ne fut qu’une formalité.
33
La sentence arbitrale de 1637 (A.N., M.C., LXXXVI 363, 10 juin 1637) énonce les clauses de l’association. 34
Ibid. 35
Ibid. 36
Cette information provient de l’inventaire après-décès d’Aimé Sirou (A.N., M.C., CXV 73, 25 mai 1637), l’acte
n’étant pas conservé. 37
A.N., Z1f
187, 7 juin 1633.
LE LOTISSEMENT DE L’HOTEL DES URSINS
12
Au début de juin 1633 commencent les travaux de démolition de l’hôtel38
. Pour faire face aux
dépenses, les associés empruntent au total 272 400 livres jusqu’à la fin de l’année 1634. Les travaux
avancent très lentement et à la fin septembre 1634, date prévue pour leur livraison, les maisons sont loin
d’être achevées. Désormais, s’ouvre une nouvelle phase de l’opération, marquée par les difficultés
financières et le conflit judiciaire entre les associés.
La crise : entre difficultés financières et conflit judiciaire (1635-1637)
Le 10 février 1635, Sirou fait une sommation à Fleury, afin qu’il lui fournisse son quart des trente-
quatre maisons. Les associés lui imputaient les retards survenus dans la réalisation du projet et exigeaient
le respect des clauses économiques de l’association ; en revanche, Fleury affirmait que les retards
s’étaient accumulés à cause du manque de fonds et de problèmes extérieurs dont il n’était pas
responsable.
L’architecte passe alors à la contre-attaque : le 3 avril 1635, il demande à Desmarets de lui fournir
20 000 livres pour poursuivre les travaux et de lui bailler le dessin des maisons, au nombre de vingt-six.
Ce nouveau changement est la preuve évidente des retards pris dans la réalisation du projet, puisqu’il
n’aurait pas été possible d’intervenir sur des maisons déjà bâties, même partiellement. Le 21 avril, après
la réponse négative de Desmarets (« il n’y a aucun fond »), Fleury avoue son impossibilité de continuer
les travaux et demande de « compter et partager ». Le 15 mai 1635, les trois associés tentent une
conciliation, proposant à Fleury une prorogation des délais jusqu’au 31 décembre pour l’achèvement des
maisons, à condition de faire le partage ce jour-là. Mais les problèmes liés au manque de fonds sont
désormais devenus chroniques. Pour faire face aux échéances, les associés empruntent encore 56 300
livres entre juin et septembre 163539
, 19 000 étant remises à Fleury pour la poursuite des travaux.
L’accord du 5 mars 1636 entre Sirou, Fleury et Desmarets, par lequel ils s’engagent à acquitter les
dettes de la société pour un montant de 30 000 livres chacun, fournit des indications essentielles pour
comprendre la situation.40
Dans cet acte, ils dévoilent leur stratégie financière et les raisons à l’origine de
leur échec. Laissons-leur symboliquement la parole pour entendre de leur voix ce qui s’est passé :
« Nous soubz signez recougnoissons que, suivant l’association et conventions faictes entre nous pour
raison des bastiments des maisons encommencées en places et lieux ausquelz soulloit estre assis l’hostel
des Ursins, nous avons emprunté par notre credit commung plusieurs grandes sommes de denier de
diverses personnes, tant en constitutions de rentes que par obligation, pour emploier à lad. construction,
en esperance que le mesme credit ne nous seroit pas moings facille à l’advenir que par le passé, et
qu’ainsi, en attendant la perfection desd. bastimens et le partage qui s’en debvoit faire entre nous,
lesdictes partyes par nous empruntées par obligations nous pouvoient estre continuées à intérest ou bien
38
A.N., M.C., CV 386, 20 mai 1633, devis des ouvrages pour la construction de trente-quatre maisons. 39
D’après la liste des emprunts de la société transcrite dans l’inventaire après décès de Sirou (A.N., M.C., CXV 73,
25 mai 1637). 40
A.N., M.C., LXXV 28, 5 mars 1636.
ALESSANDRO LAVOPA
13
nous estoit aisé d’en prendre d’aultres en leur lieu, au cas que ceux à qui nous les debvions nous
pressassent de les rendre après leurs escheances. En quoy néanmoins l’événement nous a deceuz, au
moyen de la grande stérilité d’argent qui se voit à présent, et est telle qu’il est comme impossible d’en
plus trouver à crédit en ceste ville de Paris et ailleurs, par l’entremise des nottaires ny autres personne,
attendu la guerre déclarée à l’estranger, la grande quantité de banquerouttes arrivées en ladicte ville et
ailleurs, et les autres causes que chacun saict ; ce qui a donné subjet à plusieurs desd. créantiers,
desquelz nous avons emprunté lesdictes sommes deues par obligations, de nous presser
extraordinairement sur le payement qu’ils en demandent. En quoy nous sommes menacés de toutes
sortes de violences, lesquelles ne peuvent avoir lieu qu’avec l’entière ruyne, honte et confusion de nos
familles. »
Depuis le 19 mai 1635, en effet, la France est en guerre contre l’Espagne, et l’année 1636 fut une
année terrible pour l’armée de Louis XIII, marquée par l’offensive espagnole dans le nord du royaume et
par la défaite de Corbie le 15 août 1636. L’insécurité due à la guerre a déclenché une crise financière sans
précédent, qui se répercuta sur les quatre associés : leur stratégie financière, fondée sur l’emprunt de
« grandes sommes », a échoué à cause de la contraction drastique du marché du crédit. Dans l’acte
suscité, il n’est jamais fait mention des retards accumulés dans la réalisation des maisons, or ils ne
peuvent pas être imputés exclusivement aux difficultés financières liées à la guerre, puisque l’achèvement
des maisons était prévu à la fin septembre 1634, c’est-à-dire bien avant le début des opérations militaires.
C’est ce qui nous pousse à penser que le document est un message de justification des associés à l’adresse
de leurs créanciers, pour s’exonérer de la responsabilité de leurs retards. Dans ce contexte, l’expression
des conflits internes à l’association n’avait pas sa place.
L’absence de Charles Leprestre au moment de la signature de l’accord du 5 mars n’est pas due au
hasard. Depuis quelque temps, ses affaires sont gérées par Nicolas Jamin, l’homme de confiance de son
frère Nicolas, comme « curateur ordonné par justice à la personne et biens de Charles Leprestre ». On
peut avancer l’hypothèse que Charles, âgé alors d’environ 35 ans, a été victime d’un accident ou d’une
maladie qui l’a privé de ses capacités.
Entre-temps le conflit judiciaire entre les associés se poursuit. Le 15 juillet 1636, une sentence de la
Chambre des Requêtes du Palais condamne Fleury à procéder au partage des maisons déjà construites.
En août, Sirou demande la saisie de plusieurs biens appartenant à Fleury, faute du paiement de 30 000
livres que l’architecte s’est engagé à verser en vertu de la constitution du 5 mars. En revanche, Fleury
affirme que les accords de 1632 et de 1633 sont caducs, compte tenu de l’évolution de la situation dont il
ne peut être tenu pour responsable. Par conséquent, il estime que les associés doivent régler leurs
différends par un jugement arbitral.
Le partage des vingt-six maisons et la sentence arbitrale
Malgré toutes ces difficultés, l’acte de partage est signé le 14 septembre 1636. Les vingt-six maisons,
dont cinq ne sont pas achevées, ont été distribuées en quatre lots, en fonction de leur valeur présumée : les
lots A et B comptent chacun six maisons, les lots C et D, sept. Les notaires procèdent à leur tirage au sort
LE LOTISSEMENT DE L’HOTEL DES URSINS
14
en présence des associés : le lot A est attribué à Nicolas Jamin, le B à Jean Desmarets, le C à Aimé Sirou
et le D à René Fleury.
Le même jour, Pierre Sainctot et Claude Galland sont nommés arbitres pour juger les différends
survenus dans l’association41
. La tâche qui attend les arbitres n’est pas aisée, la situation financière de la
société étant très embrouillée C’est probablement pour cette raison que la sentence arbitrale n’est rendue
que le 10 juin 1637, alors qu’elle était prévue pour la fin de l’année 1636 ; elle marque la fin des querelles
judiciaires et la dissolution de la société. À partir de ce moment, chaque associé, seul responsable de sa
part, est à la recherche de la meilleure stratégie pour éviter la faillite. Le capital de l’association a été
porté à 320 000 livres pour couvrir les frais d’acquisition de l’hôtel ainsi que les travaux de construction,
plus les arrérages et les intérêts, qui grèvent lourdement les finances des associés. La situation de Fleury
est sans doute la plus précaire, la sentence lui reconnaissant seulement 125 800 livres pour les travaux, là
où il affirme avoir soutenu une dépense totale de 176 870 livres. Mais les arbitres ont soulagé sa position,
en le déchargeant des responsabilités liées aux maisons encore inachevées. Sur la base de ces dispositions,
chaque associé est tenu d’acquitter jusqu’à 80 000 livres sur les dettes de la société. Selon les arrêts de
compte faits peu avant la sentence arbitrale, Aimé Sirou est le seul à avoir payé sa quote-part et il
demande même à être remboursé par les autres associés.
Le développement de l’ensemble urbain (1638-1640)
Le nouvel ensemble urbain existait : les premiers baux des maisons remontent au mois d’octobre
1636, quelques jours après le partage42
. En 1637, Sirou, Desmarets et Jamin stipulent un accord par lequel
ils consentent que, jusqu’au jugement de leur différend avec Fleury, tous les loyers des maisons soient
entièrement affectés au payement des arrérages et des intérêts des sommes empruntées, « à faute duquel,
lesdites maisons sont en voie d’être continuellement saisies réellement par les créanciers »43
.
La location des maisons se révéla assez complexe, car la précarité financière de l’association avait
provoqué la précarité matérielle des bâtiments. L’annulation de plusieurs baux par les locataires après une
période très courte témoigne de ces difficultés. Dans un cas, qu’on peut considérer comme exemplaire, les
motivations du désistement sont clairement énoncées. Le 20 juillet 1637, Jean de La Barre annule le
contrat de location, signé en juin, d’une maison appartenant à Desmarets, à cause « de ce qui manque à
faire dans la maison »44
. Elle ne fait pas partie des cinq signalées comme inachevées dans le partage ; au
contraire, c’est une des quatre qui donnent sur la Seine, sans doute les plus prestigieuses de tout le
complexe immobilier. Plusieurs logis nécessitent des interventions supplémentaires et les travaux
41
Pierre Sainctot est un grand banquier et un ancien échevin de la ville de Paris (1604) ; Claude Galland est auditeur
des comptes et échevin en 1638. 42
A.N., M.C., LXXV 32, 1er
octobre 1636. 43
A.N., M.C., LXXV 33, 17 février 1637. 44
A.N., M.C., CXV 73, 18 juin 1637.
ALESSANDRO LAVOPA
15
continuent tout au long de l’année 163745
. Malgré ces problèmes, l’ensemble urbain issu du lotissement
rencontre un succès immédiat. Quelles en ont été les raisons ? D’abord, la demande de logements est
toujours importante par rapport à l’offre, et plus encore dans le centre de Paris ; ensuite, la position
exceptionnelle de ces maisons, édifiées dans un quartier résidentiel proche de l’église de Notre-Dame et
du Palais ; enfin, la qualité des bâtiments à la mode, dans un habitat le plus souvent vétuste.
L’historiographe du roi, Claude Malingre, décrit ainsi le nouveau lotissement en 1640 :
« Dans ceste rue des Marmousets estoit cy-devant une ruelle qui abboutissoit à l’hostel des Ursins,
lequel hostel depuis quelques années fut abbatu, comme aussi quelques vieillies maisons, au lieu
desquelles on a basty quantité de beaux et grands logis, qui font à present trois rues derriere l’Eglise de
S. Landry, dont une partie regardent sur la riviere. La construction de ces maisons à la moderne donne
un fort bel aspect à la place de Grève »46
.
Les poursuites judiciaires : la vente des maisons
Les problèmes financiers des associés demeurèrent malgré la sentence arbitrale de juin 1637, qui les
obligeait à rembourser leurs créanciers chacun à hauteur de 80 000 livres, aussi faute de paiement, les
gens des requêtes du Palais firent saisir, en 1639, toutes les maisons des lots A, B et D ; seul celui
d’Élisabeth Lesergent n’est pas concerné. Le 14 mars 1640, les treize maisons des lots de Desmarets et de
Fleury sont mises en adjudication par décret47
. Les six maisons de Desmarets sont vendues séparément
pour la somme totale de 86 600 livres, tandis que Jacques Lionne, grand audiencier de France, achète le
lot de Fleury pour 83 400 livres. Le lot A est vendu le 1er septembre 1640
48. Nicolas Leprestre, qui y
demeurait depuis longtemps, acheta la grande maison donnant sur la Seine (A1) pour 26 100 livres. Les
biens de ce lot ont été saisis sur les héritiers de Charles Leprestre, c’est-à-dire sa sœur Antoinette, son
frère Henry et les fils de son frère Guillaume. Il est probable que, pour Nicolas Leprestre, qui jouissait du
droit de préemption sur la maison où il demeurait, il était préférable d’acheter le bien saisi plutôt que de
rembourser les créanciers de son frère. La même stratégie est adoptée pour la maison A6, achetée 6 550
livres par Nicolas Jamin. Les quatre maisons restantes sont adjugées à Jacques Lionne, déjà propriétaire
des maisons de Fleury, moyennant 38 500 livres.
Ainsi, l’opération de lotissement, commencée huit ans plus tôt, se termine par un échec presque total.
Tous les protagonistes ont disparu : Aimé Sirou et Charles Leprestre sont décédés, tandis que Jean
Desmarets et René Fleury ont été écartés et emportés par les événements. Mais le résultat final de ces
années d’efforts et de conflits, si néfaste d’un point de vue personnel, a été positif sur le plan
urbanistique : ces hommes avaient créé un espace urbain qui dura plus de deux siècles.
45
A.N., M.C., CXV 74, 7 septembre 1637, devis des ouvrages des maisons B6, C3 et C7. 46
Claude MALINGRE, Les Antiquitéz de la ville de Paris, Paris, Rocolet, 1640, t. 1, p. 60. 47
A.N., ZZ3 144, registres des consignations des Requêtes du Palais.
48 Ibid.
LE LOTISSEMENT DE L’HOTEL DES URSINS
16
Une opération financière complexe
Les associés ont eu recours au marché du crédit en deux temps. Durant une première phase, de
janvier 1632 à avril 1633, ils ont emprunté 125 980 livres pour l’achat de l’hôtel des Ursins et de la
maison attenante. Dans la seconde, d’avril 1633 à septembre 1635, les sommes empruntées ont servi aux
travaux de démolition et à la construction des maisons, ainsi qu’à honorer les engagements financiers de
l’association (payement des rentes et des intérêts sur les obligations, remboursement des obligations, etc.).
L’analyse de l’évolution des emprunts et des dépenses pour la première période (graphique 2), met
en évidence, à partir de la fin de février 1632 et pendant presque un an, une longue pause pendant laquelle
les associés n’ont rien emprunté ni dépensé. Si on considère que le temps et l’immobilisme coûtent très
cher, il est légitime de s’interroger sur les motivations de cette interruption. Un tel retard peut résulter de
la première modification apportée à l’ensemble urbain : les maisons à construire, de cinquante
initialement prévues, sont réduites à trente-six. La mise en cause du projet initial paraît liée à la
participation de Charles Leprestre à l’association à partir du 14 avril 1632. En tout cas, il est plausible que
cette modification ait provoqué au sein de l’association une controverse, qui a bloqué la situation quelque
temps.
Graphique 1. Évolution du total des sommes empruntées par la société (d’après la liste transcrite dans
l’inventaire après décès de Sirou : A.N., M.C., CXV_73, 25 mai 1637)
ALESSANDRO LAVOPA
17
Dynamiques de l’échec
L’opération de lotissement s’est conclue par un échec financier total dont on discerne deux causes :
les retards survenus dans la construction des maisons et les difficultés financières liées à la contraction du
marché du crédit. Dans la déclaration du 5 mars 1636, les quatre associés insistent sur cet accident :
l’instabilité causée par l’état de guerre a déclenché une crise financière sans précédent, dont ils sont
victimes. Leurs créanciers, détenteurs d’obligation, veulent être payés sans délai, alors que dans le même
temps, il devient toujours plus difficile de trouver de l’argent ; cette explication est pourtant partiellement
démentie par l’analyse des emprunts auxquels la société a procédé.
La guerre commencée (19 mai 1635), les associés réussissent à emprunter encore 56 300 livres, ce
qui, sans la nier, amène à relativiser l’existence d’une crise économique générale. Pour les associés, la
contraction du marché du crédit n’est pas seulement la conséquence de la crise générale, elle résulte aussi
de leurs difficultés personnelles. À cause de leur faible solvabilité, ils ne peuvent plus offrir de garanties
solides aux prêteurs sollicités par ailleurs. La crise financière a aggravé une situation déjà précaire, dont
l’origine se trouve dans les retards survenus dans la réalisation des maisons. Si ces maisons avaient été
prêtes à la date initialement prévue, les associés auraient évité l’échec. René Fleury est le premier
Graphique 2. Évolution des emprunts et des dépenses faits par les associés pendant la première phase de
l’opération (12 janvier 1632 – 5 avril 1633)
LE LOTISSEMENT DE L’HOTEL DES URSINS
18
responsable de la construction des maisons et donc des retards. Dans un document du 3 décembre 1636, il
s’en défend en exposant, de son point de vue, toutes les causes des retards et des difficultés :
« […] ayant eu changement d’avis et dessein à diverses fois pour la construction desdites maisons qui
ont causé une dépense extraordinaire, des accidents non prévus, tant pour l’excessive profondeur des
fondations, cherté des matériaux et voiture d’iceux, et outre ce le manquement de ce qu’on ne lui a
fourni […] ce qui l’a d’autant retardé et consommé en intérêts dont il est surchargé ».49
L’architecte dénonce une hausse des coûts entraînée par les modifications survenues dans la
réalisation du projet urbain. Ce qui suscite deux réflexions. D’abord, il est probable que Fleury n’est pas à
l’origine des changements, car il ne les aurait pas exposés dans son mémoire défensif. Ensuite, une
deuxième considération, plus générale celle-là, porte sur les liens entre projets urbains et stratégies
économiques. L’opération de lotissement de l’hôtel des Ursins, comme toute opération de rénovation
urbaine, résulte d’une dialectique permanente entre projets et pratiques sociales mises en place pour sa
réalisation. Le résultat de cette interaction est la création d’un espace urbain original dans les formes et
dans les pratiques de ceux qui vont l’habiter.
Genèse d’un espace urbain
Le contexte : l’île de la Cité
Durand la première moitié du XVIIe siècle, la Cité est un quartier en pleine rénovation, qui a atteint
son apogée, tant du point de vue de l’urbanisme que de celui des activités économiques. Son paysage
urbain est assez hétérogène, avec des formes architecturales très variées, qui vont de l’hôtel nobiliaire au
petit logis. C’est la conséquence d’une forte différenciation dans l’organisation du tissu parcellaire, en
rapport avec la division du quartier en trois grandes zones : l’île du Palais à l’ouest, le cloître Notre-Dame
à l’est et le centre commerçant. Cette tripartition classique de la Cité répond à une vision un peu
simplifiée de l’espace urbain, qui ne tient compte que des activités dominantes : justice, commerce et
église. À sa place, l’individuation en cinq zones, à partir des aspects socio-économiques et des
caractéristiques du tissu parcellaire, semble plus pertinente (fig. 3).
49
23 août 1636, Lettres du roi en forme de rescision des contrats obtenues par Fleury (A.N., M.C., LXXXVI 363,
10 juin 1637, sentence arbitrale).
ALESSANDRO LAVOPA
19
Fig. 3. Plan de l’île de la Cité, divisée en cinq parties (d’après : Plan détaillé de la Cité de l’abbé Delagrive, 1754)
LE LOTISSEMENT DE L’HOTEL DES URSINS
20
Située à l’ouest de l’île, la place Dauphine est le résultat d’une grande opération d’aménagement
urbain du règne d’Henri IV ; ses maisons représentent un nouveau type de logement, créé pour une
nouvelle catégorie sociale qui s’affirmait à l’époque, comme les officiers des cours souveraines. Ensuite,
le Palais, avec les maisons autour habitées par des gens de justice, était aussi le centre d’activités
économiques spécialisées où étaient concentrés libraires et merciers. Entre le Palais et l’axe qui traverse
la Cité du pont Notre-Dame au Petit pont, se trouvait le centre commerçant avec une forte densité
d’habitations, caractérisée par des maisons pressées les unes contre les autres. La structure parcellaire du
centre répondait aux critères typiques des espaces à vocation commerçante : superficie peu étendue,
forme étroite et allongée, disposition en lanière. Vers l’est, ces maisons avec boutique laissaient la place à
des habitations simples. Entre l’axe central de la Cité et le Cloître s’étendait un espace dont le tissu urbain
était hétérogène, où coexistaient des parcelles étroites et longues, avec d’autres plus vastes. Dans la partie
supérieure de cet espace, au nord de la rue des Marmousets, il y avait une zone à caractère résidentiel,
habitée en particulier par les gens de justice. Enfin, à côté de la cathédrale, le cloître Notre-Dame est un
espace clos, réservé aux chanoines de la cathédrale et à leurs locataires. Son tissu urbain contraste avec le
reste de l’île, puisque les parcelles sont beaucoup plus étendues et que de grands espaces vides y
subsistent. Si on considère la superficie libérée par l’hôtel des Ursins, on comprend à quel point
l’opération de lotissement pouvait marquer et transformer l’espace de ce secteur.
Les premiers projets de lotissement
Pour s’assurer du succès, les lotisseurs doivent adapter leur programme au contexte urbain dans
lequel ils opèrent, caractérisé par la présence d’un espace à vocation résidentielle, habité en majorité par
des auxiliaires de justice, mais aussi par quelques commerçants et des ecclésiastiques.50
On peut supposer
que les associés ont prévu dès le début de réaliser un ensemble d’habitations locatives. Néanmoins, les
possibilités de réalisation étaient multiples, d’où la nécessité de définir plusieurs critères – tracé des rues,
rapport entre espaces vides et espaces pleins, nombre et dimension des maisons, qualité des matériaux à
utiliser, etc. – en adéquation avec le type de clientèle auquel on souhaite s’adresser. Une exploitation
intensive de l’espace, avec un grand nombre de logis aux dimensions réduites, aurait visé les petits
officiers et les auxiliaires de justice, séduits par la proximité du Châtelet et du Palais. En revanche, un
nombre limité de grandes maisons aurait été destiné à un public complètement différent, celui des
magistrats des cours souveraines et des grands financiers. La solution adoptée par les lotisseurs prévoyait
la coexistence de grandes maisons et d’habitations plus modestes, permettant de différencier les types
d’investissement et le genre de public. Elle s’est concrétisée au terme d’au moins trois étapes successives.
50
BnF, Ms. fr. 18786, Rôle de levée de la taxe de boues et lanternes, année 1640.
ALESSANDRO LAVOPA
21
Bien que les détails des premiers projets demeurent inconnus, on peut formuler des hypothèses en
croisant les caractéristiques de l’espace ensuite réalisé et les modèles des maisons courants à l’époque.51
.
En janvier 1632, le projet prévoit la réalisation de cinquante maisons (fig. 4). Les parcelles
présenteraient des formes quadrangulaires assez régulières, proches du rectangle, étroites et allongées,
disposées les unes à côté des autres en lanière. Ce type de tissu parcellaire impliquerait des logis de
dimensions modestes, d’après le premier schéma proposé par Le Muet : bâtiment sur rue et cour à
l’arrière, avec l’ajout éventuel d’un autre petit logis après la cour, pour les parcelles plus longues.52
Dans le deuxième projet (fig. 5), élaboré entre février et avril 1635, les changements sont
considérables, étant donné que le nombre de maisons est réduit à trente-quatre. On peut supposer que ce
projet correspond à celui qui a été réalisé53
, malgré deux différences essentielles : d’une part, chacune des
51
Pierre Le Muet, Manière de bastir pour toutes sortes de personnes, Paris, M. Tavernier, 1623, 114 p. ; Louis
Savot, L'architecture française des bastimens particuliers, Paris, S. Cramoisy, 1624, 638 p. 52
Pierre Le Muet, op. cit., « première place et distribution », p. 6-7. 53
La seule requête d’alignement faite par Fleury au Bureau des finances date de juin 1633, signe que le tracé des
rues ne varia plus ensuite. Un autre élément commun est la présence des quatre grandes maisons sur la Seine, pour
lesquelles Fleury passa un devis des ouvrages le 20 mai 1633 (A.N., M.C., CV 386, 20 mai 1633).
Fig. 4. Plan du projet pour la réalisation de
50 maisons en 1632 (hypothèse) Fig. 5. Plan du projet pour la réalisation de
34 maisons en 1633 (hypothèse)
LE LOTISSEMENT DE L’HOTEL DES URSINS
22
six parcelles de forme carrée dessinées en 1636 est le résultat de la réunion de deux parcelles de forme
rectangulaire, encore séparées à ce moment-là ; d’autre part, le quatrième îlot se compose de six parcelles,
au lieu des quatre finalement bâties. En définitive, le plan parcellaire comprend trente-quatre unités avec
quatre maisons de grandes dimensions donnant sur la Seine, tandis que les autres ont une superficie
moindre.
Espaces pleins et espaces vides
Après l’achat et la démolition de
l’ancienne demeure, les associés ont à
leur disposition un espace à bâtir vide. Il
faut d’abord tracer le réseau viaire et,
conséquemment, concevoir les îlots.
L’espace vide présente la forme d’un
quadrilatère irrégulier. Son périmètre est
bordé sur trois côtés de constructions
antérieures et donne au nord sur la Seine.
Les lotisseurs optent pour un tracé des
rues conforme aux lignes du bâti
antérieur, surtout par rapport aux rues de
Glatigny et Saint-Landry. De même la rue
Haute, au lieu d’être parallèle à la rue
Basse, suit la direction marquée par le bâti
préexistant dans sa partie inférieure.
L’option choisie s’insère harmonieusement dans son contexte urbain (fig. 6). Les deux voies
latérales, la rue de Glatigny et la rue Saint-Landry, jouent un rôle fonctionnel majeur, permettant de
rejoindre la Seine au nord, et la rue des Marmousets au sud. En revanche, les rues Basse, du Milieu et
Haute sont des voies qu’on peut qualifier d’internes au complexe d’habitations qui allait être bâti. Ces
trois courtes rues, particulièrement leur largeur considérable, met en évidence la dimension résidentielle
du nouvel ensemble urbain.
Fig. 6. Le réseau viaire au moment du lotissement.
ALESSANDRO LAVOPA
23
Espace bâti : les vingt-six maisons
Que connaît-on de l’aspect matériel de l’ensemble urbain résultant du lotissement ? Quelques
informations fragmentaires proviennent des documents contemporains ou de peu postérieurs à la
construction.54
. Ces informations peuvent être croisées avec des sources postérieures, entre autres les
plans parcellaires, afin d’esquisser une reconstitution de l’espace. Les résultats de la recherche
documentaire peuvent être lus à la lumière des apports historiographiques. Les travaux de Jean-Pierre
Babelon, Françoise Boudon, Jacques Frédet, Michel Le Moël et Youri Carbonnier, entre autres, ont
contribué à décrire les modèles courants des habitations parisiennes à l’époque moderne. Une
comparaison de ces modèles avec les informations que nous possédons sur les vingt-six maisons, permet
de souligner les éléments ordinaires et les particularités du nouvel ensemble urbain.
Le plan du partage montre un tissu parcellaire différencié tant dans les formes que dans les
dimensions des unités qui le composent. Même les parcelles qui ont une forme et des dimensions
semblables présentent de nombreuses différences dans la distribution intérieure des espaces,
particulièrement en ce qui concerne la position de la cour. Suivant le plan de la Cité de l’abbé Delagrive
(1754), on remarque que seules trois maisons du complexe des Ursins sont dépourvues de cour (C3, A3 et
A6)55
, alors que des documents plus anciens attestent leur existence. En ce qui concerne le logis à l’angle
de la rue Basse et de la rue Saint-Landry, Nicolas Jamin, son propriétaire depuis 1640, demande au
Bureau des finances la permission de fermer la cour avec un mur, pour construire deux cabinets au-dessus
(5 septembre 1652)56
. Probablement, les propriétaires des deux autres maisons dépourvues de cour ont fait
la même démarche. Ces trois maisons, de superficie réduite, sont des parcelles d’angle. C’est une position
privilégiée, car les deux façades sur rue leur permettent de recevoir assez d’air et de lumière. Par
conséquent, la présence d’une cour n’était plus indispensable, et elle pouvait être sacrifiée pour laisser la
place à des bâtiments. Plusieurs parcelles contiguës partagent une grande cour commune, divisée par des
murs. Cette solution permet une meilleure aération et un meilleur éclairage des logis. La position de la
cour dans les vingt-six maisons est latérale, sauf quelques exceptions. Ainsi, les maisons D3 et A2 ont
une cour centrale. Françoise Boudon souligne que « souvent ces bâtiments sont conçus pour être utilisés
comme deux maisons distinctes, de manière à rendre jointives deux cours latérales ». Cette division
54
Un petit nombre de devis des ouvrages, quelques descriptions dans les baux et dans les inventaires après décès des
habitants, quelques interventions d’aménagements effectués dans les années 1640 par les nouveaux propriétaires. 55
Ici une indication d’ordre méthodologique s’impose. Le plan du partage de 1636 ne permet pas d’étudier la
distribution des cours, puisqu’il n’indique pas leur présence. En revanche, on peut utiliser d’autres plans
parcellaires, chronologiquement postérieurs, comme celui de l’abbé Delagrive (1754). La cour est un élément fixe,
qui ne peut pas être déplacé sans changer toute la structure architecturale. Par conséquent, on peut supposer que le
dessin du XVIIIe siècle reproduit la situation de l’ensemble au moment de sa réalisation, dans les années 1630, au
moins en ce qui concerne la position des cours à l’intérieur des parcelles. 56
A.N., Z1F
213, f° 176.
LE LOTISSEMENT DE L’HOTEL DES URSINS
24
donnerait vie à deux maisons jumelles, une constante « à toute époque, tant pour l’architecture mineure
spontanée que dans les lotissements »57
. Le lotissement de l’hôtel des Ursins confirme cette règle par la
présence de plusieurs maisons jumelles, comme les quatre riveraines de la Seine.
La recherche de la symétrie a sans doute
préoccupé les réalisateurs du projet, notamment pour
l’organisation des façades. Bien que les documents
disponibles ne permettent pas de reconstituer l’aspect
exact des façades des vingt-six maisons, l’analyse du
plan parcellaire met en évidence le recours à la
symétrie, particulièrement pour les maisons jumelles.
Cette cohérence est donnée aussi par la ligne de faîte
de la rue, puisque l’altitude des constructions est
souvent standardisée.
Toutefois, l’analyse documentaire et la représentation
des rues des Ursins dans le plan de Turgot démentent
cette assertion, car les maisons présentent des hauteurs
différentes, oscillant entre deux et trois étages carrés
(fig. 7). Ces dissimilitudes sont peut-être le résultat des
difficultés intervenues dans la réalisation des
bâtiments : il est vraisemblable que les associés ont
préféré réduire le nombre d’étages de certaines
maisons, pour conclure plus rapidement les travaux.
À l’époque moderne, la distribution des espaces intérieurs suivait des modèles, présentés dans les
traités d’architecture. La commodité et le confort domestique déterminaient la distribution : « chaque
pièce doit être située selon son usage et doit posséder une forme et une proportion relatives à sa
fonction »58
. Pour les logis les plus petits, la superficie réduite ne permettait pas de grandes variations
dans l’utilisation et dans la distribution de pièces : la salle et la cuisine étaient au rez-de-chaussée, tandis
que les étages comprenaient les chambres, pièces destinées au sommeil et les cabinets (pièces aux usages
multiples).
57
Françoise BOUDON, « Tissu urbain et architecture. L'analyse parcellaire comme base de l'histoire
architecturale », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 30e année, n° 4, 1975, p. 785.
58 Youri Carbonnier, op. cit., p. 284.
Fig. 7. Les rues des Ursins en 1739
(d’après le plan de Turgot de Louis Bretez, détail)
ALESSANDRO LAVOPA
25
En revanche, les maisons plus grandes
permettaient la prolifération de petits espaces
réservés à des usages plus différenciés. Un plan
de la fin du XVIIIe
siècle témoigne de la
distribution des espaces à l’intérieur de la maison
des rues Basse et du Milieu (fig. 8, C2 sur le plan
du lotissement)59
. Selon Youri Carbonnier, cette
maison présente un exemple de porte faussement
cochère, puisque ses dimensions ne permettent
pas aux voitures d’entrer aisément60
. Les portes
cochères ostentatoires, sans accès véritable, sont
un moyen de se donner un « vernis
aristocratique », un signe extérieur de distinction
sociale.
Généralement, les étages d’une maison logeaient plusieurs habitants : le propriétaire ou le locataire
principal se réservait le rez-de-chaussée et le premier étage, sous-louant les autres chambres. L’inventaire
après décès de Nicolas Leprestre confirme cet usage : au moment de sa mort, il partageait sa maison de la
rue Basse (A1) avec deux locataires61
. La nécessité de gagner de l’espace a déterminé l’exploitation des
combles, qui ont ainsi perdu leur fonction de grenier pour devenir de véritables chambres. Plusieurs
maisons du nouvel ensemble urbain ont des chambres à galetas, sous des toits en appentis. Les toits sont
couverts de tuiles, sauf les quatre maisons donnant sur la Seine, qui le sont en ardoise. Encore une fois, il
s’agit d’un signe de distinction entre ces quatre grandes maisons et les autres logis.
Espace vécu : analyse sociale des premiers résidents
Le statut social des premiers habitants du complexe
62 montre aussi cette différence. Les maisons
riveraines de la Seine sont habitées par des officiers de la haute magistrature : quatre magistrats des cours
59
A.N., Z1J
1177, 3 avril 1788. 60
« Dans la rue du Milieu des Ursins, au coin de la rue Basse des Ursins, s’ouvre une porte cochère qui ne mène à
rien d’autre qu’une cour exiguë encombrée d’un puits mitoyen. Même s’il est possible de faire entrer une voiture
dans ce passage, il doit être bien malaisé d’en sortir pour atteindre l’escalier qui démarre à droite de la cour. C’est là
l’exemple type de la porte cochère ostentatoire, sans accès véritable. » Youri Carbonnier, op. cit., p. 359. 61
A.N., M.C., LXVI 161, 9 novembre 1651. 62
Cette analyse est fondée sur deux types de documents : les vingt-neuf baux retrouvés pour la période d’octobre
1636 à décembre 1639 et le relevé de la taxe des boues (1639-1640 environ). Le croisement de ces sources permet
d’identifier quarante-huit individus : quatre magistrats des cours souveraines, un officier de la cour (du roi), quatre
officiers de finance, un financier, quatre gens de loi et auxiliaires de justice (dont un avocat au Parlement et un
Fig. 8. Plan du rez-de-chaussée de la maison C2
(1788)
LE LOTISSEMENT DE L’HOTEL DES URSINS
26
souveraines, dont trois conseillers au Parlement, un conseiller du roi au Grand Conseil et le prévôt général
de l'Île-de-France. Pour les locataires restants, on note une grande variété : petits officiers de finance,
gens de loi et auxiliaires de justice, un marchand et un artisan, plus une présence tout à fait considérable
de femmes seules. Pendant les premières années de vie du nouvel ensemble urbain, on n’enregistre pas
l’« invasion de procureurs et d’avocats » qui le caractérisera à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle
et tout au long du siècle suivant63
.
Une telle prédominance des gens de loi servit d’argument à Nicolas Leprestre en 1650 déjà, dans une
querelle judiciaire liée à la construction d’une voûte sur la ruelle attenante à sa maison, dans la rue Basse
(A1)64
, projet auquel s’est opposé Jean Sibour, conseiller au parlement de Rouen, propriétaire d’une
maison rue Saint-Landry (B6). Selon Sibour, cette construction aurait provoqué une diminution du loyer
de sa maison, puisque la voûte :
« offusqueroit la veue que l’on a de ladicte maison, tant sur la rivière que sur la grève de l’hostel de
ville, empescheroit le soleil qui ny peut venir d’ailleurs, et ainsi, comme elle est dejà obscure, la
rendroit mal saine et inhabitable. D’ailleurs il se feroit en la dicte ruelle un amas d’ordure et un
cloacque d’immondices, qui au moyen de la dicte voute ne pourront s’évaporer, causeroient une grande
puanterie dans le voisinage et peut estre des maladies contagieuses. Outre que ce seroit infailliblement
une retraicte et une cache ordinaire de voleurs comme il s’est veu lorsqu’il y avoit une tranverse sur
ladicte ruelle ».
La réponse de Leprestre vise non seulement à démentir les arguments de Sibour, mais donne aussi
une description sociologique du type idéal de locataire qui pouvait habiter les maisons du nouvel espace
urbain :
« ledit sieur Sibour, quy a des grands biens, n’est pas en estat de venir demeurer en une maison de
300 livres tournois de loyer ou environ, dont l’habitation est destinée pour un procureur ou aultre
homme de pratique qui ne s’atache pas sy fort à des vues qu’à la proximité du palais. Que sy ledit sieur
Sibour trouve moings de loyer de sa maison qu’à l’ordinaire, ce que non, il en fault atribuer la cause au
malheur du temps (la période de la Fronde) duquel ledit sieur Leprestre n’est garand, et non au
bastiment qu’il est necessité de faire dans ladite superficie pour estayer le mur de sa maison ».
Cette sociologie des premiers habitants ne constitue pas une surprise, sans doute, mais elle manifeste
la vitalité sociale des élites et des couches moyennes parisiennes à la recherche d’un habitat neuf en plein
procureur au Grand Conseil), dix « bourgeois de Paris » (définition ambiguë, qui comprenait surtout des marchands
et des financiers sans office), un marchand, un artisan, sept « divers » (un « barbier du grand conseil du Roi » (sic),
un organiste, le secrétaire de monsieur de Bruxelles, le prêtre de Saint-Landry, deux monsieur et un maître) et
quatorze femmes (trois veuves, une femme séparée, une femme mariée, deux filles majeures, quatre mesdemoiselles,
deux mesdames et Élisabeth Lesergent, la veuve de Sirou, qui est propriétaire de sa maison). 63
Pour la seconde moitié du XVIIe siècle, cette prédominance est confirmée par le Censier du fief des dames de
l’Assomption (M.C., LIV 375, 7 septembre 1680). Pour le XVIIIe siècle, Natacha Coquery, L'espace du pouvoir. De
la demeure privée à l'édifice public, Paris 1700-1790, Paris, Seli Arslan, 2000, p. 85 (voir aussi le tableau
récapitulatif des habitants de l’« hôtel des Ursins » au XVIIIe siècle, p. 199), affirme que « les personnels du Palais,
et surtout du Parlement, ont une présence écrasante dans l’hôtel des Ursins (de 80 % à 90 % des habitants dans la
période 1730-1770) ». 64
A.N., Q1 1250.
ALESSANDRO LAVOPA
27
centre de Paris. La recherche de l’agrément guide clairement les magistrats qui occupent les maisons en
bordure de Seine, malgré l’exposition plein nord. Les « bourgeois » qui tiennent les maisons donnant sur
les rues n’ont pas les moyens sans doute d’un tel luxe, mais ils jouissent de bâtisses neuves beaucoup plus
commodes que les vieilles maisons du centre-ville. Les lotisseurs ne se sont pas trompés quant à la
demande à laquelle ils entendaient répondre en construisant sur l’emplacement de ce grand hôtel
gothique, témoin de l’ancienne splendeur des serviteurs de la monarchie médiévale. Mais la conjoncture a
mis à mal non pas la réalisation de leur projet, mais la perspective de profit qui les motivait. La capacité
de rénovation du très vieux centre est une réalité un peu méconnue du XVIIe siècle. Partout, dans la
capitale, les habitants un tant soit peu fortunés, recherchent des quartiers et des habitats neufs : c’est la
raison des succès contemporains du Marais du Temple, du faubourg Saint-Germain-des-Prés, et, non loin
de l’hôtel des Ursins, de l’île Saint-Louis. L’adéquation des formes de l’habitat à la demande sociale,
graduée selon les échelles de revenus et donc selon la capacité à payer les loyers, est peut-être une
nouveauté de la première moitié du XVIIe siècle, une époque où l’initiative privée, celle de spéculateurs
très proches des pouvoirs publics (le Bureau des finances) et même du pouvoir ministériel (le cardinal de
Richelieu) vient relayer les desseins du roi qui ont encore dominé les projets et les réalisations de
l’urbanisme parisien sous le règne d’Henri IV.
Un tissu urbain de longue durée
Les vingt-six maisons participaient à la réalisation d’un espace unitaire, tant dans les éléments
architecturaux que dans les caractéristiques sociales de ceux qui l’habitaient. Une telle cohérence est
soulignée par l’évolution des noms utilisés pour appeler les trois rues au cours du XVIIe siècle. Le
premier contrat de location d’une maison du complexe désigne la rue du milieu comme « rue traversant
l’hôtel des Ursins »65
. Cette dénomination s’imposa immédiatement : le rôle de levée de la taxe de boues
de 1640 citait la « rue de l’hôtel des Ursins » (rue Basse), la « rue traversant au milieu de l’hôtel des
Ursins », la « rue haute de l’hôtel des Ursins » et la « rue qui descend de l’hôtel des Ursins » (rue Saint-
Landry). La question ne relève pas exclusivement de la topographie des lieux, mais de la perception de
l’unité qu’on avait du nouvel ensemble urbain. De cette unité découle l’utilisation d’un seul nom pour
désigner tout le complexe, un nom qui renvoie directement à son histoire : celui d’hôtel des Ursins. Ainsi,
en 1684, l’État et partition de la ville et des faubourgs de Paris en seize quartiers ne distingue pas les
différentes rues, mais dit « entrant dans l’hôtel des Ursins »66
. On a l’impression d’être face à une
Némésis historique : l’ancienne demeure nobiliaire, rasée au sol par les lotisseurs quelques décennies
auparavant, reste vivante dans le langage des Parisiens.
65
A.N., M.C., LXXV 32, 1 octobre 1636. 66
BnF, Ms. fr. 8603-8604.
LE LOTISSEMENT DE L’HOTEL DES URSINS
28
L’évolution du tissu urbain au XVIIIe siècle
Pour retracer l’histoire d’un espace urbain, les historiens disposent de nombreux types de sources,
tant graphiques qu’archivistiques67
. Dans le cadre de cette recherche, on a consulté plusieurs plans
parcellaires pour rendre compte de l’évolution du tissu urbain.
Dans le plan du Terrier du roi, document fiscal du début du XVIIIe siècle, la reproduction
géométrique des îlots et des parcelles est fort imprécise (fig. 9)68
. Le deuxième plan analysé est celui
réalisé par l’abbé Delagrive en 1745 (fig. 10). Les vingt-six parcelles présentent une forme et une
dimension semblables à celles de 1636, bien que les façades des maisons C4 et A5 paraissent avoir subi
un redressement par rapport à la situation initiale. Néanmoins, il est possible que ce soit une difformité
causée par l’imprécision du plan.
Le dernier plan a été produit par les Haudriettes, seigneurs fonciers des lieux, en 1783 (fig. 11).
Presque 150 ans se sont écoulés depuis l’opération de lotissement, et le complexe urbain ne semble pas
avoir changé, au moins dans ses formes et dans ses contours généraux. En ce qui concerne les maisons D1
et B1, les édifices bâtis à l’intérieur de la cour ont disparu, pour laisser la place à des terrasses qui
surplombent la Seine. Une construction a remplacé la cour de la maison A5 ; un autre élément bâti a
réduit la superficie de la cour de la maison D3. La parcelle de la maison B4 englobe la maison attenante
car, probablement, les deux maisons appartiennent au même propriétaire.
Bien qu’elle ne permette pas d’éclairer tous les changements intervenus pendant cette période,
l’analyse diachronique de la structure parcellaire restitue la tendance qui a caractérisé cet espace, de sa
création à la fin du XVIIIe siècle : la permanence de ses formes et la conservation de son tissu urbain sur
la longue durée. Mais les transformations urbaines subies par Paris au cours de la première moitié du
XIXe siècle ont complètement bouleversé l’aspect de cette portion de la ville.
67
Pour une méthode de reconstitution historique du tissu urbain, fondée sur l’analyse de plans parcellaires évolutifs,
nous renvoyons à l’ouvrage : Françoise Boudon, André Chastel, Hélène Couzy, Françoise Hamon, Système de
l’architecture urbaine : Le quartier des Halles à Paris, Paris, Éditions du CNRS, 1977, 414 p. 68
A.N., Q 1099*2.
ALESSANDRO LAVOPA
29
Fig. 9. Plan parcellaire du début du XVIIIe siècle
(d’après le Terrier du roi, A.N., Q 1099*2)
Fig. 10. Plan parcellaire en 1754 (Plan détaillé de la
Cité de l’abbé Delagrive, détail)
Fig. 11. Plan parcellaire en 1783 (d’après A. N., S 4638 : cueilleret du fief des Haudriettes ou des Ursins sis
en la Cité)
LE LOTISSEMENT DE L’HOTEL DES URSINS
30
Les transformations du XIXe siècle : la disparition du quartier des Ursins
Le XVIIIe siècle voit l’affirmation des théories de ce qu’on appelle l’urbanisme classique
69. Le
concept d’embellissement de la ville, moteur des interventions urbanistiques, se fonde sur des
préoccupations tant pratiques qu’esthétiques. Le centre de la ville, surtout ses rues étroites et ses vieilles
maisons, est l’objet de toute l’attention des innovateurs. De nombreux projets visent à la transformation
radicale de l’île de la Cité, symbole de l’urbanisation ancienne ; les projets les plus visionnaires
préconisent l’union avec l’île Saint-Louis et la destruction totale de son tissu parcellaire, y compris de la
cathédrale de Notre-Dame. Les temps pour une intervention d’une telle envergure étaient encore
prématurés et il fallait agir par étapes successives. L’aménagement des quais de la Cité, dont les projets
datent de la seconde moitié du siècle, en constitue la première étape. En 1756, l’avocat Guillaume Poncet
de La Grave a proposé un projet d’aménagement de la ville, comprenant la création du quai des Ursins,
dans la partie nord-orientale de la Cité :
« Le quai des Ursins sera placé dans l’alignement de celui de Maupeou, il commencera à la culée du
pont Notre-Dame, et, bordant tout l’hôtel des Ursins et partie du cloître Notre-Dame, ira se terminer au
nouveau pont de Saint Louis […]. Le nom des Ursins, que je donne à ce second quai, dérive
nécessairement de l’hôtel du même nom, qui forme naturellement par les rues qu’il renferme l’objet le
plus remarquable de tout ce quartier, et le plus connu. »70
En 1769, l’architecte Pierre-Louis Moreau-Desproux, maître général des bâtiments de la Ville,
propose un nouveau projet pour la réalisation du quai des Ursins71
.
69
Voir Pierre Lavedan, Nouvelle histoire de Paris. Histoire de l’urbanisme à Paris, Paris, Hachette, 1993, p. 271. 70
Guillaume Poncet de La Grave, Projet des embellissements de la ville et faubourgs de Paris, vol. 3, Paris,
Duchesne, 1756, p. 77-79. 71
Pierre-Louis Moreau, Plan général du cours de la rivière de Seine et de ses abords dans Paris avec les différents
projets d’embellissements dont cette partie de la ville est susceptible, 1769. L'original a brûlé à l'Hôtel de Ville en
1871, mais nous est connu par un album aquarellé (BnF, Estampes, Ve 36).
Fig. 12. Projet pour la réalisation du quai des Ursins (Pierre-Louis Moreau-Desproux, 1769)
ALESSANDRO LAVOPA
31
Tous ces projets n’ont pas été réalisés. Comme le souligne Nicolas Lemas, les pratiques de
l’aménagement urbain parisien mises en acte par les autorités politiques étaient bien loin des ambitions
des projets. Seul le bouleversement du régime politique permettra de passer du temps des innombrables
projets au temps de l’exécution72
. Au début du XIXe siècle commencent les travaux du nouveau quai,
achevés en 181673
. Pour récupérer l’espace nécessaire les quatre grandes maisons de la rue Basse des
Ursins sont abattues (1801). Une décision ministérielle du 15 juin 1803 fixe la largeur de la rue Haute des
Ursins et de la rue du Milieu des Ursins à six mètres ; ce qui entraîne la mise à l’alignement de
nombreuses maisons74
.
Une photographie de Charles Marville montre la rue Haute depuis la rue Saint-Landry en 1866
(fig. 14). C’est la seule représentation conservée du complexe des Ursins. Immédiatement sur la gauche,
on aperçoit la porte cochère de la maison B4 ; sur la droite, d’abord on remarque le pan coupé à l’angle
des deux rues, puis la maison A4 avec sa façade oblique au rez-de-chaussée, une technique typique des
72
Nicolas Lemas, « Le temps des Projets. Poncet de La Grave, Delamair ou l'impensé de l'urbanisme au siècle des
Lumières », Histoire urbaine, 2002/1 n° 5, p. 45. 73
Le quai s’appelle d’abord quai de la Cité sous la Restauration, quai Napoléon sous le Second Empire et devient le
quai aux Fleurs en 1879 (Jacques Hillairet, L’Île de la Cité, Paris, Édition de Minuit, 1969, p. 62). 74
Félix et Louis Lazare, Dictionnaire administratif et historique des rues et des monuments de Paris, Paris,
F. Lazare, 1844, p. 738-739.
Fig. 13. Plan cadastral de Vasserot en 1830 environ
(d’après A.N., F/31/90/08)
Fig. 14. La rue Haute des Ursins depuis la rue Saint-
Landry en 1866 (photographie de Charles
Marville)
LE LOTISSEMENT DE L’HOTEL DES URSINS
32
maisons anciennes ; après avoir traversé la rue du Milieu des Ursins, on arrive aux maisons B2 et B5 ; en
arrière-plan, il y a le portail qui permettait de rejoindre les maisons attenantes à l’église Saint-Denis de la
Chartre (démolie en 1810).
Le complexe de maisons des rues des Ursins, qui avait été déjà profondément transformé à la suite
des interventions des décennies précédentes, disparut sous les coups de l’urbanisation haussmannienne.
Dans les années 1870, les maisons préservées sont détruites pour laisser la place au nouvel Hôtel-Dieu,
achevé en 1878. Voici le témoignage laissé par le baron dans ses Mémoires, publiées entre 1890 et 1893 :
« Après bien des débats, il fut décidé que le nouvel Hôtel-Dieu serait édifié sur cet emplacement,
alors obstrué par une foule de masures mal habitées, mal hantées, pour la plupart, et sillonné de rues
humides, tortueuses et malpropres, comme la rue Basse des Ursins, par exemple […] il serait
complètement isolé des trois autres côtés par le quai de Napoléon et les rues d’Arcole et de la Cité,
trois voies magistrales. Je dus faire exproprier et raser tout l’immonde quartier des Ursins pour
rendre libre le vaste espace compris dans ce périmètre […] »75
Sic transit gloria mundi : les « beaux et grands logis » décrits par Claude Malingre sont devenus
« une foule de masures mal habitées, mal hantées ». Les choix politiques ont fait de l’île de la Cité un
espace dépourvu de cohérence et de chaleur humaine : l’ancien centre de la ville, avec son tissu urbain
résultant de plusieurs siècles d’accumulation, a été presqu’entièrement détruit. Ainsi s’acheva l’histoire de
l’espace urbain né du lotissement des années 1630. Malgré l’échec financier, les lotisseurs ont réussi à
créer un complexe urbain qui a traversé plus de deux siècles d’histoire parisienne, laissant son empreinte
dans l’urbanisme de la ville. La mémoire des trois rues a survécu jusqu’à nos jours grâce à la
dénomination de l’actuelle rue des Ursins, située à quelques pas de la cathédrale de Notre-Dame76
. C’est
le seul souvenir d’un passé qu’on espère avoir partiellement éclairé grâce à ce travail.
Alessandro LAVOPA
75
Georges Eugène Haussmann, Mémoires, Paris, Seuil, 2000, p. 1096. 76
Partie de l’ancienne rue d’Enfer, qui prolongeait la rue Basse des Ursins vers l’est.