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Revue de droit international et de droit comparé, 2012, n o 1 Doctrine L’AMÉNAGEMENT RAISONNABLE EN MATIÈRE RELIGIEUSE : LORSQUE LES CONCEPTS FRANCHISSENT L’ATLANTIQUE (1) Étude comparative : États-Unis/France par G. CACERES Aspirante du Fonds national de la recherche scientifique Doctorante à l’Institut d’études européennes de l’Université libre de Bruxelles Résumé En Occident, l’ère contemporaine est marquée, suite aux vagues migratoires, par une importante diversification des identités reli- gieuses. Cette nouvelle configuration sociétale se manifeste par de nombreuses demandes de respect et de reconnaissance des spécifici- tés sur le plan religieux. Celles-ci se traduisent par différentes formes d’expression de la religion dans les domaines de l’emploi ou de l’enseignement (congés à l’occasion de fêtes religieuses, port de (1) Cette contribution constitue une version remaniée de mon mémoire de fin d’études réalisé sous la direction des professeures Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive en vue de l’obtention de mon diplôme de droit à l’Université Libre de Bruxelles en juin 2010. Elle a été réalisée dans le cadre de l’Action de Recherche Concertée « L’étranger et l’autre à l’épreuve des transformations normatives et iden- titaires en Europe » (2006-2011), coordonnée par le professeur Andrea Rea et finan- cée par la Communauté française.

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Revue de droit international et de droit comparé, 2012, no 1

Doctrine

L’AMÉNAGEMENT RAISONNABLE EN MATIÈRE RELIGIEUSE : LORSQUE LES CONCEPTS

FRANCHISSENT L’ATLANTIQUE (1)

Étude comparative : États-Unis/France

par

G. CACERES

Aspirante du Fonds national de la recherche scientifique

Doctorante à l’Institut d’études européennes

de l’Université libre de Bruxelles

Résumé

En Occident, l’ère contemporaine est marquée, suite aux vaguesmigratoires, par une importante diversification des identités reli-gieuses. Cette nouvelle configuration sociétale se manifeste par denombreuses demandes de respect et de reconnaissance des spécifici-tés sur le plan religieux. Celles-ci se traduisent par différentesformes d’expression de la religion dans les domaines de l’emploi oude l’enseignement (congés à l’occasion de fêtes religieuses, port de

(1) Cette contribution constitue une version remaniée de mon mémoire de find’études réalisé sous la direction des professeures Emmanuelle Bribosia et IsabelleRorive en vue de l’obtention de mon diplôme de droit à l’Université Libre deBruxelles en juin 2010. Elle a été réalisée dans le cadre de l’Action de RechercheConcertée «L’étranger et l’autre à l’épreuve des transformations normatives et iden-titaires en Europe» (2006-2011), coordonnée par le professeur Andrea Rea et finan-cée par la Communauté française.

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signes religieux, organisation des horaires, etc.), mais aussi pard’autres manifestations plus ponctuelles, comme les abattagesrituels, le refus de transfusion sanguine, le rejet de toute image desoi, l’opposition à toute activité d’ordre militaire, etc. Par consé-quent, nombreuses sont les questions posées aujourd’hui par la priseen compte de cette nouvelle «donne religieuse», touchant directe-ment la sphère juridique et mettant ainsi au défi juges et législa-teurs. En développant la technique de l’accommodement raison-nable, les États-Unis sont les premiers à avoir envisagé d’aménagerles règles de la vie en société aux prescrits religieux de leurscitoyens. Aux antipodes de l’Oncle Sam, la France républicainelaïque n’en est pas moins concernée par les questions touchant à lamulti-confessionnalité de la société. Cette étude vise à déterminer sil’Hexagone peut tirer profit de cet outil nord-américain dans sonmodèle de gestion de la diversité religieuse.

Abstract

In the West, the contemporary era is marked by an importantdiversification of religious identities. This new societal configurationmanifests itself in numerous requests for respect and recognition ofreligious specificities. These demands result in different forms ofreligious expressions in the domains of employment or education(holidays in occasion of religious festivals, wearing of religioussigns, schedules organization, etc.), but also in more occasional reli-gious expressions, such as ritual slaughters required by religion, theopposition to blood transfusions, the refusal to be photographed orthe rejection of the military service. In consequence, numerousissues arise when taking into account these new “religious data”directly affecting the legal sphere and thus challenging judges andlegislators. By developing the technique of reasonable accommoda-tion, the United States were the first to consider adapting the rulesof social life to the religious beliefs of their citizens. The exactopposite of Uncle Sam, Republican secularist France is no lessconcerned by questions relating to religious diversity. This studyaims at determining whether France can benefit from this NorthAmerican technique for its model of religious pluralism manage-ment.

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Introduction

Depuis quelques décennies, les sociétés occidentales contempo-raines sont marquées par une multiplication des migrations inter-nationales, créant un véritable pluralisme confessionnel, ainsi quepar une réelle mise en avant des identités religieuses. Cette nouvelleconfiguration sociétale engendre de nouveaux défis de «gestion» dela différence, se manifestant par de nombreuses demandes de res-pect et de reconnaissance des spécificités sur le plan religieux. Qu’ils’agisse du port de signes religieux dans les établissements d’ensei-gnement, des dispenses d’assiduité scolaire à l’occasion des fêtesreligieuses, des abattages rituels nécessités par les convictions ou del’expression de la religion sur les lieux du travail, nombreuses sontles questions posées aujourd’hui par la prise en compte des identitésreligieuses. Les réponses apportées à ces demandes varient toutefoisd’un pays à l’autre, en raison de nombreuses différences sur le plande l’expérience historique de l’immigration, des rapports politico-religieux ou de la perception de la religion.

Face à cette problématique, une technique juridique a vu lejour : l’accommodement ou aménagement raisonnable. Partant duconstat que certaines personnes étaient parfois désavantagées enraison de leurs spécificités – âge, handicap, croyance religieuse –l’idée s’est faite jour que l’environnement devrait peut-être lui-même s’adapter aux individus afin d’offrir à chacun un égal accèsaux divers domaines de la vie en société (2). L’aménagement raison-nable peut ainsi appeler un ajustement de contextes aussi variésque l’emploi, l’accès aux biens et services ou l’éducation, et cetteharmonisation peut être exigée sur base de différents motifs, telleque la religion, le handicap ou l’âge.

Dans le domaine de la gestion de la diversité religieuse, cet ins-trument juridique permet de répondre aux besoins particuliers deminorités religieuses – mais également, bien que dans une moindre

(2) E. Bribosia, I. Rorive et J. Ringelheim, «Aménager la diversité : le droit àl’égalité face à la pluralité religieuse», Rev. trim. dr. h., 2009, pp. 319-373; E. Bri-

bosia, I. Rorive et J. Ringelheim, «L’aménagement raisonnable pour motifreligieux : un concept issu d’Amérique du Nord en voie d’intégration en Belgiqueet en Europe?», in Ch. Bayart, S. Sottiaux et S. Van Drooghenbroeck (dir.),Actuele Topics Discriminatierecht – Actualités du droit de la lutte contre la discri-mination, La Charte, Die Keure, Bruxelles, Brugge, 2010, p. 2.

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mesure, de courants religieux majoritaires – en leur offrant la pos-sibilité d’obtenir un ajustement des normes, pratiques ou poli-tiques, pourtant applicables à tous, qui dans leurs effets condui-sent à désavantager ces personnes en raison de leurs convictionsreligieuses (3). Il y a donc un lien étroit entre le concept d’aména-gement raisonnable et celui de discrimination indirecte. En effet,l’accommodement raisonnable vise à déroger à l’égalité théoriquequ’il existe entre les individus – du fait de l’application à tous, sansdistinction, de règles générales – afin de mettre fin à une inégalitéexistant, dans la pratique, au détriment de certaines personnes,mais résultant de mesures neutres en apparence. L’ajustement desnormes adoptées par la majorité aux convictions religieuses de cer-tains individus permet d’éviter que des personnes soient restreintesdans leur liberté religieuse en leur donnant droit à un traitementdifférencié, pour autant que celui-ci s’avère «raisonnable». Il y aainsi deux fondements possibles aux demandes d’aménagementraisonnable dans le domaine religieux : la liberté religieuse ou leprincipe d’égalité et de non-discrimination.

Les États-Unis sont les premiers à avoir envisagé d’aménager lesrègles de la vie en société aux prescrits religieux de leurs citoyens (4).Ceux-ci s’imposaient donc en tant que pays précurseur en lamatière – bien que la paternité de l’accommodement raisonnable aitsouvent été attribuée au voisin canadien. Afin de bien comprendrela logique sous-tendant cette problématique, il semble en effet essen-tiel d’examiner celle-ci à sa source, en ses premières revendications.Suite à cette analyse, se feront jour les questions adéquates permet-tant d’apprécier la transposabilité en Europe de ce modèle de ges-tion de la diversité religieuse. Du côté européen, le pays suscitant leplus de questionnements n’est autre que celui que tout semble oppo-ser à l’Oncle Sam. Par son histoire, la France se démarque de la tra-dition américaine. En brandissant une «laïcité militante» (5), ellesemble refuser toute prise en compte des particularismes religieux (6).

(3) J. Woehrling, «Neutralité de l’État et accommodements : convergence oudivergence?», Options politiques, septembre 2007, p. 20.

(4) E. Bribosia, I. Rorive et J. Ringelheim, «L’aménagement raisonnable pourmotif religieux…», op. cit., p. 2.

(5) C. Haguenau-Moizard, États et religions en Europe, Grenoble, P.U.G.,2000, p. 59.

(6) En France, l’identité du citoyen républicain dégagé de toute appartenance com-munautaire, est tellement ancrée, que l’État considère que les minorités n’existent pas.

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Elle est pourtant, au même titre que les autres sociétés occidentalescontemporaines, concernée par les questions relatives au pluralismeconfessionnel. Par conséquent, il semble particulièrement intéressantd’analyser si cet État – considérant la moindre concession sur leplan religieux comme un risque d’atteinte à l’idéologie laïque répu-blicaine – peut tirer profit de la logique de l’«aménagementreligieux». Cette comparaison des voisins outre-atlantiques nouspermettra donc de nous poser la question de la possible transposi-tion de ce procédé en France, mais également de l’opportunité voirede l’admissibilité d’une telle technique comme réponse à la problé-matique «française» de la diversité religieuse. Il n’est, en effet, pascertain que la situation dans l’Hexagone soit propice à son intégra-tion future, en raison non seulement de l’idéologie qui le traverse,mais aussi du fait que ce procédé n’est peut-être pas la meilleuremanière, tant sur un plan pratique que théorique, de prendre encharge la situation française.

À titre liminaire, il convient de rappeler quelques éléments contex-tuels concernant les rapports politico-religieux de part et d’autre del’Atlantique. Alors qu’aux États-Unis, la neutralité de l’Étatn’empêche pas les Américains d’être animés par un profond sen-timent religieux – quoique fortement individualisé et parfois enretrait des tendances confessionnelles classiques – en France, la rup-ture brutale entre pouvoir politique et forces religieuses – par-ticulièrement catholique – a entraîné une forte sécularisation de lasociété, et un important déclin des religions traditionnelles (7). EnFrance comme aux États-Unis, la société est également caractériséepar un important sécularisme – se traduisant chez les premiers parle principe de laïcité, et chez les seconds par la doctrine de la neu-tralité formelle de l’État. Les régimes de liberté religieuse qui endécoulent sont toutefois distincts, notamment en raison de la per-ception de la religion, qui est elle-même très différente dans ces deuxNations. Si aux États-Unis, le sentiment religieux fait son apparitiondans de nombreux domaines des sphères privée et publique (8), il y a

(7) Il est par contre possible de constater une montée en puissance de l’Islam,nouvel arrivé en terres françaises et pourtant déjà deuxième religion de France(B. Basdevant-Gaudemet, «Droit et religions en France», in E. Caparros etL.-L. Christians (dir.), La religion en droit comparé à l’aube du XXIe siècle,Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 123).

(8) La «spiritualité à l’américaine» vécue de manière individuelle et détachée descontraintes théologiques traditionnelles, n’empêche pas la religiosité d’être très pré-

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longtemps qu’en France la religion a cessé de jouer un tel rôle. Ilpeut ainsi paraître paradoxal pour l’observateur français – et mêmeeuropéen – que la société américaine soit à la fois fortement impré-gnée de religiosité, tout en étant relativement sécularisée (9). C’estqu’aux États-Unis et en France, le processus de sécularisation de lasociété n’a jamais été animé par un même objectif, et c’est en celaque la laïcité française ne peut être comparée à la neutralité formelleaméricaine. Si les États-Unis ont postulé dès leur indépendance unecertaine neutralité de l’État – neutralité ayant été tempérée dans lesdernières décennies – c’était pour mieux garantir le libre exercice descultes face aux interventions étatiques (10). Il s’agissait donc essen-tiellement de protéger les divers courants religieux contre touteimmixtion de l’État. En France, par contre, le processus de laï-cisation a essentiellement consisté à éviter que la religion n’inter-vienne dans l’espace public. Il s’agissait alors plutôt de protéger lescitoyens contre l’emprise de la religion (11). C’est donc en poursuivantdes objectifs tout à fait opposés que les deux pays sont arrivés à unprincipe de non-établissement relativement similaire en théorie, maissous-tendu et mis en œuvre par une logique totalement différente.

Concernant la perception de la religion, malgré l’apparition d’uncertain pluralisme dans le paysage religieux français – avec le déve-loppement de nouveaux courants, dont l’Islam est le fer de lance –il n’y pas comme aux États-Unis de véritable multi-confessionnalitéde la société. Le catholicisme reste la religion dominante des Fran-çais, tout comme le protestantisme demeure la confession privilé-giée des Américains, mais il n’existe pas en France de stricte égalitéde toutes les croyances. Toutes les croyances ne peuvent pas pré-tendre aux garanties de la liberté religieuse et du libre exercice descultes. En dehors des institutions religieuses classiques, il n’y a que

(9) I. Richet, La religion aux États-Unis, Paris, PUF, 2001, p. 3.(10) Voy. infra, le Ier Amendement à la Constitution américaine et ses implications.(11) Avec la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État, sti-

pulant en son article 1er que «la République ne reconnaît, ne subventionne, ni nesalarie aucun culte», la France décide d’opter pour un principe strict de séparationentre les Églises et l’État – Voy. F. M. Gedicks, «Exemptions religieuses, neutralitéet laïcité» (traduit de l’anglais), in E. Zoller, La conception américaine de la laï-cité, Paris, Dalloz, 2005, p. 182.

sente dans l’espace public par des manifestations telles que la prestation de sermentdu Président sur la Bible ou l’incantation «God Save The United States and thisHonorable Court !» ouvrant les audiences judiciaires.

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sectes et boniments – comme en témoigne le rapport d’une com-mission parlementaire qui, en 1995, classe la scientologie parmi lessectes (12). Ce type de condamnation d’un mouvement spirituelcomme étant sectaire est tout à fait inimaginable aux États-Unis oùl’ensemble des croyances bénéficient d’une égale légitimité et doi-vent, de ce fait, jouir de la liberté religieuse de manière semblable.

Cette étude vise à analyser dans quelle mesure les États-Unis ontété précurseur sur le plan de la gestion de la diversité religieuse, endégageant de la liberté de religion et du droit à la non-discrimina-tion le principe d’aménagement raisonnable en matière religieuse(I). Elle tendra alors à déterminer si la France, ayant égalementconsacré ces deux libertés fondamentales, peut intégrer cet outildans son arsenal juridique (II).

I. — Les États-Unis

Chronologiquement, les États-Unis ont été les premiers sur lecontinent nord américain à avoir expérimenté la technique del’aménagement raisonnable. Que ce soit par le biais de la jurispru-dence de la Cour suprême ou des Acts adoptés par le Congrès, laquestion a été abordée dans un contexte de revendications indivi-duelles. Les prétentions successives des citoyens américains à unlibre exercice de leur convictions religieuses, et à un contourne-ment des atteintes susceptibles de les réfréner, va donner à l’obli-gation d’aménagement raisonnable un premier fondement, dès lesannées soixante, sur la base de la liberté religieuse (§1). La luttepour les droits civiques va, quant à elle, lui offrir son deuxièmefondement, à la même époque, reposant cette fois sur le principed’égalité et de non-discrimination en matière religieuse (§2).

§1. — La liberté de religion

La liberté de religion fait partie des premières libertés constitu-tionnelles américaines à avoir été consacrées par les pères fonda-teurs. L’importance que revêt ce droit dans l’arsenal juridiqueaméricain, ainsi que le travail mené par la Cour suprême, en fera

(12) Rapport du 22 décembre 1995 fait au nom de la commission d’enquête surles sectes, http ://www.assemblee-nationale.org/rap-enq/r2468.asp.

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un fondement capital pour les demandes d’aménagement des règlesou politiques établies par les pouvoirs publics ou privés, auxconvictions religieuses des citoyens.

A.La consécration américaine de la liberté religieuse

Le Ier Amendement à la Constitution américaine stipule que «LeCongrès ne fera aucune loi établissant une religion ou en interdi-sant le libre exercice». Ce texte contient deux clauses; l’Establish-ment clause interdisant l’établissement, le soutien ou le finance-ment d’une religion quelle qu’elle soit et la Free Exercise clauseconsacrant la liberté religieuse, en interdisant toute atteinte aulibre exercice des cultes. Cette disposition de la Bill of Rights amé-ricaine n’était à l’origine applicable qu’au Congrès des États-Unis – c’est-à-dire aux seuls organes fédéraux – ce n’est que dansla première moitié du XXe siècle que ces deux clauses seront«incorporées» dans le XIVe Amendement, et ainsi rendues oppo-sables aux États fédérés et aux pouvoirs locaux (13). En ce quiconcerne, plus particulièrement, la «clause de libre exercice», sonincorporation fut réalisée par une décision de la Cour suprême en1940, concernant le droit des témoins de Jéhovah de prêcher leursconvictions sur la voie publique (14).

L’interdépendance de la «clause de non-établissement» et de la«clause de libre exercice» est un point essentiel à prendre encompte afin de bien comprendre la protection qui peut êtreconsentie au nom de la liberté religieuse aux États-Unis (15).Sachant qu’aucune religion ne peut être préférée, les pouvoirspublics ne peuvent protéger ou aider un culte que pour autant quecela ne conduise pas à l’établissement de celui-ci (16). Bien que la«clause de non établissement» ait été interprétée par la Cour

(13) D. Laycock (traduit de l’anglais), «La religion et l’État aux États-Unis :affrontement des théories et changements historiques », in E. Zoller, La conceptionaméricaine de la laïcité, Paris, Dalloz, 2005, p. 38; E. Zoller, «Les rapports entreles Églises et les États aux États-Unis : Le modèle américain de pluralisme religieuxégalitaire», in G. Gonzales, Laïcité, liberté de religion et Convention européennedes droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2006, p. 14.

(14) Cantwell v. Connecticut, 310 US 296 (1940).(15) K. Greenawalt, Religion and the Constitution, Vol. 2, Establishment and

Fairness, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2006, p. 336.(16) E. Zoller, «Les rapports entre les Églises et les États…», op. cit., p. 32.

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suprême dans un sens nettement moins séparatiste depuis le milieudes années quatre-vingts, il n’empêche que la liberté religieuse esttoujours comprise comme une liberté négative (17) – à l’instar desautres libertés américaines. Cela signifie qu’il est interdit à l’Étatde porter atteinte à la liberté religieuse – obligation négative de nepas faire – mais il ne lui est pas imposé de garantir l’exercice effec-tif de cette liberté – obligation positive de faire. En cela, le modèleaméricain se démarque de la tradition européenne, tendant à fairede l’État un «organisateur neutre et impartial de l’exercice desdiverses religions, cultes et croyances» (18).

Aux États-Unis, la longue tradition d’individualisme religieux,ainsi que la tendance à considérer toutes les convictions commeayant une égale légitimité, a permis à la liberté de religion de sefaçonner telle une construction personnelle du sujet (19). Chacun esta priori libre de qualifier de «religion» n’importe quelle croyanceen un «au-delà» et d’y attacher tous les droits reconnus par laliberté religieuse (20). Il semble toutefois que la clause ne protègeque «les croyances enracinées dans une religion» (21). Tout le pro-blème réside alors dans l’absence de définition de la religion dansla jurisprudence de la Cour suprême (22). Cette dernière a tout demême accepté, au gré de ses décisions, d’inclure dans cette notiontoute une série de croyances invoquées par des fidèles de courantsmoins traditionnels, tel que celui des Amish (23).

(17) Ibidem, p. 32.(18) C.E.D.H., arrêt Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, §47;

arrêt Hassan et Tchaouch c. Bulgarie, Grande Chambre, 26 octobre 2000, §78;arrêt Refah Partisi et autres c. Turquie, Grande Chambre, 13 février 2003, §91;arrêt Leyla Sahin c. Turquie, Grande Chambre, 10 novembre 2005, §107.

(19) E. Zoller, «Les rapports entre les Églises et les États…», op. cit., p. 33.(20) Ibidem, p. 33.(21) Thomas v. Review Board, 450 US 707 (1981) – Il semble en effet que

l’athéisme ou l’agnosticisme ne bénéficient pas aux États-Unis d’une protectionéquivalente à celle dont jouissent les courants proprement religieux.

(22) La Cour suprême a toutefois apporté des éclaircissements concernant lanotion de religion au sens du Titre VII du Civil Rights Act ou de la législation surle service militaire. Elle a ainsi décidé d’opter pour une conception subjective, repo-sant sur la sincérité de la croyance invoquée, plutôt que sur son contenu (Voy. infrapp. 31 et s.).

(23) Wisconsin v. Yoder, 406 US 205 (1972).

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B. L’accommodement religieux des règles de la vie en société

La liberté religieuse, telle que consacrée par la Free Exerciseclause de la Bill of Rights américaine, va constituer une premièrebase permettant de fonder une obligation d’aménagement raison-nable des règles, pratiques ou politiques portant atteinte auxconvictions religieuses des citoyens américains. Ce premier fonde-ment est relativement large, en ce qu’il s’applique aussi bien audomaine de l’emploi – dans le cadre duquel les demandes d’accom-modements ont connu leur efflorescence – mais aussi à d’autrescontextes tels que ceux de l’éducation ou des biens et services. Enoutre, il permet d’obtenir non seulement une adaptation des règlesou pratiques émanant de personnes privées – tel que l’employeurdans le contexte du travail – mais aussi des pouvoirs publicslorsque ceux-ci adoptent des législations ou réglementations por-tant préjudice aux convictions de certaines personnes. Nous ver-rons toutefois que la jurisprudence de la Cour suprême a progres-sivement traité les revendications sur le plan religieux de manièrebeaucoup plus circonspecte, en restreignant les possibilités d’invo-quer la liberté religieuse dans les rapports verticaux, limitant ainsiles chances d’obtenir des dérogations de la part de l’autoritépublique (24).

C’est en 1963, dans l’affaire Sherbert v. Verner, que la Coursuprême consacrera pour la première fois une obligation d’aména-gement raisonnable sur la base de la liberté religieuse (25). La Courva considérer que la «clause de libre exercice» impose au gouver-nement, lorsqu’il adopte un règlement public entravant une pra-tique religieuse, de démontrer la nécessité de sauvegarder un inté-rêt gouvernemental primordial avant de pouvoir refuser aux fidèlesde cette religion une exemption à ladite réglementation (26). En

(24) F. M. Gedicks (traduit de l’anglais), «Exemptions religieuses…», op. cit.,p. 183.

(25) E. Bribosia, I. Rorive et J. Ringelheim, «Aménager la diversité…», op. cit.,pp. 319-373.

(26) Sherbert v. Verner, 374 US 398 (1963) – Voy. I. C. Lupu et al., «A delicatebalance : the Free Exercise clause and the supreme Court», The pew forum on reli-gion and public life, October 2007, pp. 7-8; E. Zoller, «Les rapports entre lesÉglises et les États…», op. cit., p. 35; D. Laycock (traduit de l’anglais), «La reli-gion et l’État aux États-Unis…», op. cit., p. 63; C. Froidevaux-Metterie, Politiqueet religion aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2009, p. 78.

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l’espèce, il s’agissait d’une adventiste du septième jour qui obser-vait le sabbat, et s’était ainsi fait licenciée parce qu’elle refusait detravailler le samedi pour des raisons religieuses. Elle fut ensuiteprivée de toute allocation de chômage, au motif que son refus detravailler le samedi la mettait dans une situation où elle ne pouvaitaccepter un emploi convenable. S’estimant lésée par une réglemen-tation publique ne prévoyant pas d’exemption pour les personnesrefusant certains emplois pour des motifs religieux, elle saisit lesjuridictions de Caroline du Sud. Après avoir été déboutée devantles instances étatiques, elle obtint finalement gain de cause devantla Cour suprême fédérale qui consacra ce que les juristes améri-cains appellent le Sherbert test.

Suivant cette jurisprudence, une obligation d’aménagement rai-sonnable, sur la base de la liberté religieuse, pèse sur les particu-liers comme sur les pouvoirs publics lorsqu’une pratique, unerègle ou une législation porte atteinte aux convictions religieusesd’un individu. Ce devoir d’accommodement s’impose donc aussiaux législateurs, fédéral et fédérés, pour autant que certainesconditions soient remplies. Le Sherbert test implique, dans tousles cas, que celui qui demande un aménagement raisonnableinvoque une croyance religieuse sincère et se plaigne d’une ingé-rence substantielle dans sa liberté religieuse (27). Si la demanded’aménagement s’adresse plus particulièrement à l’autoritépublique, celle-ci doit démontrer la poursuite d’un intérêt publicimpérieux (compelling state interest) et que ce dernier a été mis enœuvre de la manière la moins restrictive ou attentatoire pour laliberté religieuse, sinon il lui revient d’accorder une exemption àladite réglementation (28).

La jurisprudence poursuivie ensuite par la Cour Burger (29) s’ins-crivit dans la ligne de l’arrêt Sherbert, en ménageant une place dechoix aux convictions religieuses des citoyens américains. L’arrêt

(27) L’exigence de sincérité de la croyance n’implique évidemment pas dedémontrer que les convictions dont le libre exercice est invoqué représentent lavérité pour celui qui en réclame la protection au titre de la Free Exercise clause.Selon la Cour suprême des États-Unis, un jury ou un juge n’a pas à s’immiscerdans ce type de question – United States v. Ballard, 322 US 78 (1944).

(28) K. Greenawalt, Religion and the Constitution, Vol. 1, op. cit., p. 11.(29) Le juge Burger, Chief Justice de la Cour suprême de 1969 à 1986, conforta

sur bien des points les avancées réalisées sous la présidence Warren.

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Wisconsin v. Yoder témoigne de cette volonté toujours plus granded’éviter que les individus se voient entraver dans leurs pratiquesreligieuses (30). Cette affaire concernait une demande de dérogationde la communauté Amish aux lois du Wisconsin fixant la scolaritéobligatoire jusqu’à seize ans. Les Amish souhaitaient pouvoirenvoyer leurs enfants à l’école secondaire jusqu’à quatorze ans, etcompléter ensuite cet enseignement par une formation pratique ausein de leur communauté. Les prétentions de cet ordre anabaptistefurent néanmoins rejetées par l’État du Wisconsin, rappelant auxmembres du Vieil Ordre la faculté qu’ils avaient de recourir àl’enseignement à domicile, pour autant qu’ils respectent le pro-gramme de l’enseignement public jusqu’à la fin de l’obligation sco-laire. Cette possibilité d’aménagement de la règle de l’enseignementpublic obligatoire ne satisfit néanmoins pas la communauté Amishqui allégua devant la Cour suprême fédérale une entrave à saliberté religieuse. Bien que cette conclusion en étonna plus d’un, laCour estima que la législation du Wisconsin, ne satisfaisant pas aubalancing test de l’intérêt public impérieux, portait atteinte à laFree Exercise clause du Ier Amendement (31).

Cet arrêt fut toutefois fortement critiqué, certains estimantqu’un pas de trop avait été franchi dans la logique des aménage-ments religieux. En outre, bien que cette décision soit une incon-testable consécration de l’obligation d’aménagement raisonnablede la part des pouvoirs publics, force est de constater que la Courn’a pas souvent exempté les demandeurs religieux de l’observationdes lois et règlements sur base de la Free Exercise clause. De 1972à 1990, la Cour suprême s’est prononcée en faveur des demandesd’exemptions religieuses fondées sur la liberté de religion dans seu-lement trois cas, concernant systématiquement un problème d’allo-cation de chômage (32).

(30) Wisconsin v. Yoder, 406 US 205 (1972).(31) I. C. Lupu et al., «A delicate balance…», op. cit., pp. 8-9; E. Zoller, «Les

rapports entre les Églises et les États…», op. cit., pp. 35-36; D. Laycock (traduitde l’anglais), «La religion et l’État aux États-Unis…», op. cit., p. 63; C. Froide-

vaux-Metterie, op. cit., p. 79.(32) Thomas v. Review Board of the Indiana Employment Security Division, 450

US 707 (1981); Hobbie v. Unemployment Appeals Commission of Florida, 480 US136 (1987); Frazee v. Illinois Department of Employment security, 489 US 829(1989) – I. C. Lupu et al., «A delicate balance…», op. cit., p. 9.

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Cette tendance plus limitative de la Cour suprême face aux reven-dications d’ordre religieux, laisse à penser que l’affaire Yoder n’estqu’un cas isolé s’inscrivant dans un contexte bien particulier, auquelil ne faudrait pas accorder trop d’importance. En témoignent lesnombreuses décisions rendues ultérieurement dans lesquelles laCour a semblé nettement plus restrictive par rapport à la questiondes dispenses religieuses (33), a fortiori lorsqu’il s’agissait de rapportsverticaux (34). Toutes ces affaires attestent d’une crainte des juridic-tions d’encourager les citoyens à se réclamer d’une religion – pourensuite revendiquer une exemption religieuse pour des raisons per-sonnelles d’ordre séculière – et d’être ainsi assaillies de demandesd’aménagement raisonnable (35). Ce sont ces considérations, ainsique des modifications dans la composition de la Cour (36), qui vontconduire celle-ci à revenir sur sa jurisprudence favorable auxaccommodements religieux sur base de la Free Exercise clause.

La tendance fut ainsi renversée en 1990 avec l’affaire Smith (37)

portée devant la Cour Rehnquist (38) par des fidèles de l’Église desAmérindiens (Native American Church) (39). Deux membres de ce

(33) Voy. les arrêts United States v. Lee, 455 US 252 (1982); Goldman v. Wein-berger, 475 US 503 (1986); O’lone v. Estate of Shabazz, 482 US 342 (1987); Lyngv. Northwest Indian CPA, 485 US 439 (1988).

(34) La situation s’avère d’autant plus inconfortable pour les personnes invo-quant des considérations séculières, l’athéisme ou l’agnosticisme ne bénéficiant pas,aux yeux des juges américains, des garanties du libre exercice des cultes – D. Lay-

cock (traduit de l’anglais), «La religion et l’État aux États-Unis…», op. cit., p. 69.(35) Ibidem, p. 64.(36) Les décisions de la Cour suprême dépendent en effet fortement des membres

qui la composent et de leurs orientations politique et idéologique. La nomination parle président des États-Unis, avec le consentement du Sénat, leur confère effectivementune étiquette à la fois politique – républicain ou démocrate – et idéologique – conser-vateur ou libéral. Ils ne sont toutefois pas tenus par une quelconque allégeance vis-à-vis du président les ayant élu. En témoigne la célèbre affaire Brown v. Board ofEducation dans laquelle la Cour a mis fin à la doctrine ségrégationniste américainedans les écoles publiques, décision très libérale portée par le Chief Justice Warrenpourtant nommé par le président républicain Eisenhower – 347 US 483 (1954).

(37) Employment Division, Department of Human Resources of Oregon v. Smith,494 US 872 (1990).

(38) Le conservateur William Rehnquist fut Chief Justice à la Cour suprême de1986 à 2005.

(39) Trois mois avant cette décision, la Cour avait déjà rendu un arrêt concer-nant la Free Exercise clause dans lequel elle posa les prémisses de la jurisprudenceSmith, mais ce n’est qu’avec ce dernier arrêt que la Cour va véritablement revenir

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mouvement religieux furent licenciés de la clinique de désintoxica-tion dans laquelle ils travaillaient, pour avoir fumé du peyotl, uneherbe hallucinogène utilisée par les amérindiens durant les cérémo-nies religieuses. En raison de ce licenciement pour faute (miscon-duct) – violation de la loi de l’Oregon interdisant la possession etla consommation de peyotl (40) – le droit à des indemnités de chô-mage leur fut refusé, conformément aux lois sociales de cet État.Ils arguèrent ainsi devant la Cour suprême de ce que l’absenced’exemption pour des motifs religieux violait leur droit au libreexercice tel que consacré par le Ier Amendement.

C’est à l’occasion de cette affaire que la Cour revint sur le critèrede l’intérêt public impérieux, en ajoutant une condition supplémen-taire avant de pouvoir exiger un aménagement de la part des pou-voirs publics. Désormais, lorsque des pratiques ou convictions reli-gieuses sont entravées par une mesure législative ou réglementaire,il convient tout d’abord de vérifier si cette loi ou réglementation estneutre et d’application générale. Si tel est le cas, l’auteur de cettemesure n’a aucunement besoin de justifier l’atteinte portée auxcroyances religieuses par un quelconque intérêt public impérieux,l’entrave devra être supportée sans possibilité d’exemption. Selon laCour, autoriser une personne à invoquer ses convictions religieusesafin de ne pas se conformer à des lois neutres et d’application géné-rale «reviendrait à placer les doctrines professées par les croyancesreligieuses au-dessus des lois et ainsi à permettre à chaque citoyende se fixer sa propre loi» (41). La Cour estime en effet ne pas pou-voir se «payer le luxe de présumer invalide pour tout croyant pra-tiquant, chaque loi de police qui ne sert pas un intérêt public depremière grandeur» (42). En revanche, si la mesure ne satisfait pas

(40) Son usage a aussi été rendu illégal par une loi fédérale, la ComprehensiveDrug Abuse Prevention and Control Act of 1970 – Pub. L. No. 91-513, 84 Stat.1236 (Oct. 27, 1970), codified at 21 U.S.C. § 801 et seq.

(41) Employment Division, Department of Human Resources of Oregon v. Smith,494 US 872 (1990).

(42) E. Zoller, «Les rapports entre les Églises et les États…», op. cit., p. 36;D. Laycock (traduit de l’anglais), «La religion et l’État aux États-Unis…», op. cit.,pp. 64-65; C. Froidevaux-Metterie, op. cit., p. 79.

sur sa jurisprudence favorable aux aménagements raisonnables en matière reli-gieuse, telle que développée depuis l’affaire Sherbert. (Swaggart Ministries v. Cali-fornia Board of Equalization, 493 US 378 [1990]) – Voy. D. Laycock, «The Rem-nants of Free Exercise », Supreme Court Review, 1990, pp. 1-8.

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aux conditions de neutralité et de généralité, il appartient alors àl’autorité publique qui en est l’auteure d’invoquer un intérêt publicimpérieux, justifiant qu’aucune dispense ne puisse être accordéepour des motifs religieux. Ce n’est donc que dans cette deuxièmehypothèse que la règle sera soumise au balancing test du compellingstate interest et, à défaut de la démonstration d’un tel intérêt,pourra faire l’objet de dérogations pour des raisons religieuses. Enl’espèce, la Cour constate que la loi d’Oregon interdisant l’usage dupeyotl est neutre et d’application générale, il n’est donc aucunementbesoin de s’interroger sur l’importance de la loi, et de l’intérêtqu’elle poursuit, par rapport aux cérémonies religieuses de l’Églisedes Amérindiens, ces derniers ne pouvant prétendre à une quel-conque dérogation à cette législation pour motif religieux. La juris-prudence Smith limite donc dorénavant les possibilités d’aménage-ments religieux (43), dans les rapports à l’autorité publique, au casoù la mesure attentatoire n’est pas neutre et d’application générale,et ne poursuit pas un intérêt public impérieux (44).

Bien que cette jurisprudence, semblant faire fi des tendancesreligieuses plus minoritaires, ait provoqué un tollé parmi les asso-ciations de défense des droits civiques et les organisations confes-sionnelles (45), cela n’a pas empêché la Cour suprême de la confir-mer dans un arrêt ultérieur, cette fois au bénéfice de convictionsminoritaires. Il s’agit de l’affaire Church of Lukumi concernantdes adeptes de la Santería, une religion afro-cubaine pratiquantdes sacrifices de petits animaux dans le cadre de leurs rites reli-gieux (46). La ville d’Hialeah, en Floride, décida d’interdire le fait

(43) K. Greenawalt, Religion and the Constitution, Vol. 2, op. cit., pp. 327-328.(44) La Cour suprême canadienne semble avoir amorcé un mouvement similaire

dans son arrêt Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, à l’occasion duquelelle a précisé que «De par leur nature, les mesures législatives d’application géné-rale ne sont pas adaptées aux besoins particuliers de chacun. Le législateur n’a nile pouvoir ni l’obligation en droit de prendre des décisions aussi personnalisées».La haute juridiction canadienne limite ainsi fortement les possibilités d’accommo-dement raisonnable en ce qui concerne les mesures législatives d’application géné-rale. Dans un tel cas, pour échapper à son obligation d’aménagement, il suffit aulégislateur de démontrer un lien relationnel avec un objectif urgent et réel, le carac-tère minimal de l’atteinte et la proportionnalité de la mesure adoptée à l’objectifpoursuivi (2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567).

(45) E. Zoller, «Les rapports entre les Églises et les États…», op. cit., p. 36.(46) Church of Lukumi Babalu Aye v. City of Hialeah, 508 US 520 (1993).

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de tuer des animaux dans le cadre de rituels ou cérémonies, pourd’autres fins que la consommation alimentaire. L’Église deLukumi s’estima lésée dans sa liberté religieuse par ce règlementmunicipal ne visant, en réalité, que les sacrifices d’animaux effec-tués pour motifs religieux. La Cour suprême conclut en effet, surla base de la règle Smith, que cette mesure n’était ni neutre nid’application générale, et qu’elle ne poursuivait aucun intérêtpublic impérieux. Cette réglementation contraire à la Free Exer-cise clause était donc inconstitutionnelle et devait être invalidée.Cette affaire démontre que la jurisprudence Smith, bien qu’étantnettement plus restrictive que celle résultant de l’arrêt Sherbert,permet au libre exercice des cultes de jouir d’une protection rela-tivement importante contre les entraves, aussi bien privées quepubliques.

Cette diminution dans la protection de la liberté religieuse n’anéanmoins pas satisfait tout le monde et a même provoqué desréactions dans les plus hautes sphères du pouvoir. Le Congrès aainsi voté le Religious Freedom Restoration Act (dite RFRA) en1993 afin de réintroduire le Sherbert test auprès des cours et tri-bunaux, lorsqu’il s’agit de vérifier si la «clause de libre exercice»a été violée (47). Il s’agissait de faire de la protection prévue par larègle Sherbert un droit de nature législative, celle-ci n’étant plus undroit de nature constitutionnelle depuis l’arrêt Smith (48). Selon leCongrès, une loi religieusement neutre et d’application généralepeut tout autant porter atteinte aux convictions religieuses d’unepersonne qu’une loi adoptée en vue d’interférer avec la religion.Ainsi, face à une loi entravant substantiellement le libre exerciced’un culte (substantially burdening), il doit être démontré la pour-suite d’un intérêt gouvernemental primordial et le choix de la voiela moins restrictive afin de satisfaire cet intérêt, tel que la Coursuprême l’avait énoncé dans les affaires Sherbert et Yoder. Il nesuffit donc plus d’apporter la preuve d’une loi non-discriminatoired’application générale pour échapper à ce balancing test.

(47) Religious Freedom Restoration Act of March 11, 1993 (42 U.S.C. §2000bbet seq.).

(48) D. Laycock (traduit de l’anglais), «La religion et l’État aux États-Unis…»,op. cit., p. 66.

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Cette loi fédérale fut néanmoins déclarée inconstitutionnelle parla Cour suprême en 1997 (49), celle-ci ne faisant pas partie des pou-voirs délégués au Congrès (50). La portée de cette décision fut néan-moins limitée par un arrêt ultérieur de la Cour suprême, danslequel elle précisa que la RFRA était déclarée inconstitutionnelle,mais uniquement en tant qu’elle s’applique aux États et aux pou-voirs locaux (51). La RFRA – et donc la règle Sherbert – est ainsimaintenue en vigueur à l’égard du gouvernement fédéral. Il estdonc toujours possible pour un croyant de demander un aména-gement raisonnable aux lois et réglementations fédérales, pourmotifs religieux, en se basant sur le balancing test de l’intérêtpublic impérieux, bien que la mesure en cause soit neutre etd’application générale. Finalement, de nombreux États ont décidéde suivre l’exemple fédéral en adoptant des lois équivalentes à laRFRA ou en interprétant leur Constitution dans un sens plusfavorable à la liberté religieuse, afin de se rapprocher davantage dela règle Sherbert-Yoder que des précédents Smith-Lukumi (52). Ilsemble donc que les États soient restés attachés à la jurisprudencede la Cour propice aux accommodements raisonnables sur base dela Free Exercise clause, bien que peu de contentieux devant lescours et tribunaux étatiques puissent attester pour le moment d’unvéritable engagement en ce sens (53).

La jurisprudence Smith et Lukumi, excluant toute dérogationaux mesures non-discriminatoires d’application générale, se limite

(49) City of Boerne v. Flores, 521 US 507 (1997) – Voy. E. Zoller, Grands arrêtsde la Cour suprême des États-Unis, op. cit., pp. 1247-1256.

(50) J. M. Oleske, «Federalism, Free Exercise, and Title VII : ReconsideringReasonable Accommodation », University of Pennsylvania Journal of ConstitutionalLaw, 2004, Vol. 6, p. 528; K. Greenawalt, Religion and the Constitution, Vol. 1,op. cit., p. 32.

(51) Gonzales v. O Centro Espirita Beneficente União do Vegetal, 546 US 418(2006).

(52) Douglas Laycock cite plus d’une vingtaine d’États ayant adopté des«RFRA étatiques » ou ayant incorporé des systèmes équivalents dans leur consti-tution, sans compter les États dont les juridictions ont tout simplement ignoré larègle Smith et ceux qui ne savent pas encore s’ils vont adopter ce précédent –D. Laycock, «Theology Scholarships, the Pledge of Allegiance, and ReligiousLiberty : Avoiding the Extremes but Missing the Liberty », Harvard Law Review,vol. 118, 2004, pp. 211-212.

(53) D. Laycock (traduit de l’anglais), «La religion et l’État aux États-Unis…»,op. cit., p. 66.

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donc aux demandes s’inscrivant dans des relations verticales àl’échelon des États et des pouvoirs locaux. On peut s’interroger surla portée de l’admission de la règle Sherbert au seul pouvoir fédé-ral, lorsque l’on sait que la plupart des affaires traitées par la Coursuprême en matière de dispenses religieuses concernaient desmesures étatiques ou locales auxquelles la règle Smith est désor-mais applicable. Rares sont en effet les affaires où des aménage-ments religieux aux lois ou réglementations fédérales sont deman-dés. L’histoire du fédéralisme américain montre que la répartitiondes compétences entre État fédéral et entités fédérées s’est davan-tage opérée en faveur des États que de l’autorité centrale. En effet,le fédéralisme américain étant «centripète» ou «par association»,cela a conduit à l’attribution de compétences déterminées à l’Étatcentral ainsi créé, les différentes entités fédérées, auparavant indé-pendantes et souveraines, se réservant le résidu – et par cela mêmela plupart des compétences (54). Il semblerait donc que la plupartdes demandes d’aménagements raisonnables soient davantage sus-ceptibles de concerner des mesures prises au niveau étatique oulocal, que fédéral. Dans ce cas – à moins que l’État en cause n’aitadopté une «RFRA étatique» ou un système équivalent afin d’enrevenir au système Sherbert – la jurisprudence Smith et son critèrede neutralité et de généralité conserveront toute leur pertinence.

Il existe ainsi aux États-Unis un premier fondement permettantaux individus d’obtenir une reconnaissance de leurs particula-rismes religieux dans les divers domaines de la vie en société. Si laCour suprême a dégagé par voie jurisprudentielle un droit généralà l’accommodement religieux en se basant sur la liberté de religion,le Congrès va également consacrer un tel droit, dans le contextespécifique de l’emploi, en se basant cette fois sur l’interdiction desdiscriminations religieuses.

§2. — L’interdiction des discriminations fondéessur la religion

Bien que l’égalité des citoyens devant la loi soit consacrée parla Constitution américaine, les citoyens américains ont dû se battreafin d’obtenir l’interdiction concrète des discriminations sur la

(54) A. Alen, Le fédéralisme : approches politique, économique et juridique,Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1994.

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base d’un certain nombre de motifs, dont la religion. Cette lutte acontinué, jusqu’à aboutir à la consécration d’un droit à l’aména-gement raisonnable dans le domaine de l’emploi, trouvant cettefois sa source dans une mesure législative, et se fondant directe-ment sur le droit de la non-discrimination.

A.L’avancée des droits civiques

Dans les années soixante, les citoyens américains en appelèrentaux plus hautes autorités américaines afin qu’elles tirent toutes lespotentialités du XIVe Amendement de la Constitution, prescrivantune protection égale des lois (equal protection of the laws). Sur labase de cette Equal protection clause, certains ont prôné une inter-diction des discriminations fondées sur toute une série de critères,au premier chef desquels la «race». Suite à cette lutte pour lesdroits civiques et contre la ségrégation raciale, le Congrès adoptale Civil Rights Act de 1964 (55). Si au départ le projet de loi futessentiellement conçu pour protéger les droits des afro-américains– principales victimes des discriminations – il fut rapidementamendé afin d’en élargir la portée. C’est ainsi que la loi interditnon seulement les discriminations sur base de la race, de la couleurou de l’origine nationale, mais aussi du sexe et de la religion. LeTitre VII du Civil Rights Act concerne plus précisément le contextede l’emploi, dans lequel aucune discrimination n’est tolérée de lapart de l’employeur, sur la base des cinq motifs prohibés, enmatière d’embauche, de licenciement, de conditions de travail, desalaire, de formation, etc.

Dès 1966 et 1967, l’Equal Employment Opportunity Commis-sion (ci-après EEOC) (56) publia des directives concernant l’appli-cation du Titre VII du Civil Rights Act, dans lesquelles elle assi-mila à une violation de la législation anti-discriminatoire, le refuspour un employeur «d’accommoder de manière raisonnable lespratiques religieuses [de ses employés] (…) à moins qu’il nedémontre qu’un aménagement causerait une contrainte excessive à

(55) Pub. L. 88-352, 78 Stat. 241, July 2, 1964.(56) Il s’agit de l’agence fédérale chargée d’administrer le Titre VII du Civil

Rights Act, agissant comme une sorte d’autorité administrative indépendante delutte contre les discriminations dans le domaine de l’emploi – Voy. http ://www.eeoc.gov/eeoc/commission.cfm.

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la bonne marche de ses affaires» (57). L’EEOC essaya ainsid’étendre la définition de la discrimination prohibée, au titre duCivil Rights Act de 1964, afin d’y inclure le défaut d’accommode-ment raisonnable des pratiques religieuses, et ainsi, d’assurer plusd’effectivité au principe de non-discrimination pour motif reli-gieux (58). Cette tentative ne fut toutefois pas accueillie par de nom-breuses juridictions (59), ne reconnaissant pas à l’agence fédérale lepouvoir d’étendre de la sorte les termes de la législation anti-dis-criminatoire (60). C’est alors que le Civil Rights Act fut amendé en1972, à l’initiative du sénateur Randolph, baptiste du septièmejour, de sorte que l’employeur ait désormais l’obligation d’adapterde manière raisonnable l’environnement du travail aux croyancesou pratiques religieuses de ses employés, ou des candidats à unemploi, à moins que cela ne constitue pour l’entreprise une«contrainte excessive» (undue hardship) (61).

B. L’aménagement de l’environnement de travail aux convictionsreligieuses des employés

Les termes utilisés par le législateur n’ont pas toujours étéexempts de certaines difficultés d’interprétation. Les juridictionsinférieures se sont, en effet, longtemps interrogées sur la significa-tion exacte des termes «accommodement raisonnable» ou

(57) EECO Guidelines on Discrimination Because of Religion, 29 C.F.R. §1605.1(b) (effective July 10, 1967).

(58) R. L. Corrada, «Toward an Integrated Disparate Treatment and Accom-modation Framework for Title VII Religion Cases », University of Denver StrumCollege of Law, Legal Research Paper Series, Working Paper No. 07-12, 2007,p. 19.

(59) J. M. Oleske, «Federalism, Free Exercise, and Title VII… », op. cit., p. 532;E. Bribosia, I. Rorive et J. Ringelheim, «L’aménagement raisonnable pour motifreligieux…», op. cit., p. 3.

(60) Voy. notamment Dewey, 429 F.2d 324 (6th Cir. 1970); Dewey v. ReynoldsMetals Co., 402 US 689 (1971).

(61) Pub. L. n° 92-261, 28 Stat. 103 (1972), codified as Subchapter VI ofChapter 21 of 42 U.S.C. § 2000e et seq – Voy. pour plus de détails sur cette évo-lution législative, R. Belton et al., Employment Discrimination Law : Cases andMaterials on Equality in the Workplace, Thomson/West, 7th ed., 2004; State per-sonnel manuel, «Title VII of the Civil Rights Act of 1964 as amended by the EqualEmployment Opportunity Act of 1972, effective March 24, 1972 », http ://www.osp.state.nc.us/manuals/manual99/title7.pdf.

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«contrainte excessive» (62). La Cour suprême a eu l’occasion depréciser ces notions, ainsi que les contours de l’obligation pesantsur l’employeur, lors des deux seules affaires où elle s’est pronon-cée sur les dispositions «accommodantes» du Titre VII du CivilRights Act.

L’affaire Hardison, en 1977, concernait un employé de la com-pagnie d’aviation Trans World Airlines qui fut licencié en raisonde son refus de travailler le samedi, depuis sa récente conversionà une Église chrétienne évangélique prescrivant l’observation dusabbat. Afin de pouvoir fonctionner de manière continue, la com-pagnie avait organisé un roulement de l’horaire de travail en fonc-tion de l’ancienneté de ses travailleurs – ce qui avait permis à MrHardisson d’éviter de travailler le samedi pendant un certaintemps. Après plusieurs années, celui-ci fut néanmoins muté dansun nouveau département, dans lequel son niveau d’ancienneté nelui permit plus de prendre congé le samedi et de respecter son obli-gation religieuse. Malgré des propositions alternatives (63), Mr Har-dison ne fut pas exempté du système d’ancienneté, et fut licenciépour insubordination en raison de son refus de travailler lesamedi. Dans cette affaire, l’employé a fait l’objet d’une mesureayant un impact disproportionné, puisque que la règle de travailimposant aux employés de travailler le samedi est apparemmentneutre, mais présente toutefois des effets discriminatoires à l’égarddes personnes appartenant à des groupes religieux spécifiques. Eneffet, Mr Hardison a été licencié, non parce que son employeur nesouhaitait pas travailler avec des personnes d’une conviction reli-gieuse particulière, mais parce qu’une règle générale applicable àtous les employés était incompatible avec sa religion. À ce titre, leCivil Rights Act postule une obligation d’aménagement raison-

(62) Voy. notamment Williams v. Southern Union Gas Co., 529 F.2d 483 (10th

Cir. 1976); Draper v. United States Pipe & Foundry Co., 527 F.2d 515 (6th Cir.1975); Cummins v. Parker Seal Co., 516 F.2d 544 (6th Cir. 1975), aff’d by anequally divided Court, 429 U.S. 65 (1976); Johnson v. United States Postal Serv.,497 F.2d 128 (5th Cir. 1974); Riley v. Bendix Corp., 464 F.2d 1113 (5th Cir. 1972)– E. Zoller, «Les rapports entre les Églises et les États…», op. cit., p. 40.

(63) Ces propositions alternatives étaient : (1) faire en sorte qu’un autre employétravaille à sa place le samedi, alors que lui travaillerait le dimanche à la place decet employé, mais au salaire normal; (2) procéder à un échange de départementsavec un autre employé; (3) déroger de manière minime au système d’ancienneté.

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nable à charge de l’employeur, afin d’éviter que ses travailleurs nefassent l’objet de telles discriminations.

En l’espèce, la juridiction d’appel saisie trancha en faveur de MrHardison, trois alternatives raisonnables, ne représentant pas une«contrainte excessive», ayant été rejetées par l’entreprise. La Coursuprême renversa toutefois cette décision, estimant que la compa-gnie avait fait suffisamment d’efforts afin d’essayer d’accommoderles croyances religieuses de son employé (64). À cet égard, la Coura considéré qu’il y a «contrainte excessive» dès lors que l’aména-gement envisagé représente pour l’employeur une charge dépassantun coût minimal (more than a de minimis cost) (65). Elle a égale-ment considéré que l’aménagement ne peut être «raisonnable»lorsqu’il porte atteinte aux droits des autres travailleurs, et qu’ilserait donc discriminatoire de forcer ceux-ci à travailler le week-end au seul motif qu’ils n’ont pas – contrairement à leur collègue –à observer le sabbat. En outre, le fait que le système de roulementde l’horaire de travail était organisé par une convention collectivede travail paraissait suffisant, aux yeux de la Cour, afin de démon-trer qu’une négociation avait été organisée avec les travailleurs, etdonc qu’une tentative d’aménagement avait eu lieu (66).

L’interprétation extensive de la notion de «contrainteexcessive», opérée par la Cour, limite les possibilités de demanderdes aménagements religieux sur la base du Civil Rights Act, et aété critiquée par certains (67). Les juges Marshall et Brennan ont

(64) Trans World Airlines, Inc. v. Hardison, 432 US 63 (1977).(65) J. M. Oleske, «Federalism, Free Exercise, and Title VII… », op. cit., p. 533.(66) Il est intéressant de noter que la Cour suprême canadienne a expressément

rejeté le critère de minimis cost dégagé aux États-Unis, faisant ainsi peser une«contrainte excessive» plus importante sur l’employeur. Dans l’affaire Renaud, lahaute juridiction canadienne a considéré, dans un cas similaire à l’affaire Hardison,qu’il n’était pas suffisant d’invoquer l’existence d’une convention collective de tra-vail – organisant le roulement de l’horaire de travail en fonction de l’ancienneté –afin d’écarter la demande d’une adventiste du septième jour de ne pas travailler lesamedi pour motif religieux. L’employeur devait démontrer de manière concrète etfactuelle qu’il faisait l’objet d’une «contrainte excessive», le risque d’une avalanchede demandes, de par l’effet «boule de neige», ne lui permettant pas d’échapper àson obligation d’accommodement raisonnable (Central Okanagan School DistrictNo 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 984) – Voy. E. Bribosia, I. Rorive et J. Ringel-

heim, «L’aménagement raisonnable pour motif religieux…», op. cit., pp. 9-10.(67) K. Engle, «The Persistence of Neutrality : The failure of the Religious

Accommodation Provision to Redeem Title VII », Texas Law Review, 1997,

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d’ailleurs souligné, dans leurs opinions dissidentes, que le critère deminimis cost dénaturait l’obligation d’accommodement raison-nable, prévue dans la législation anti-discriminatoire, au point dela rendre quasiment nulle (68). Cet arrêt de principe a toutefois eule mérite de préciser les critères d’application de l’obligation conte-nue au Titre VII du Civil Rights Act. La Cour a, en effet, déter-miné quel était le schéma à suivre. Il appartient, tout d’abord, autravailleur d’établir une présomption de discrimination en démon-trant qu’il a une croyance religieuse sincère qui entre en conflitavec une exigence professionnelle, qu’il a informé l’employeur decette situation, et qu’il a fait l’objet d’une action défavorable pourne pas s’être conformé à cette règle de travail. Pour éviter unecondamnation, il reviendra, ensuite, à l’employeur de prouver qu’ila proposé un aménagement raisonnable permettant à son employéde respecter les prescrits de sa religion ou, qu’après effort de sapart, il en est résulté qu’aucun aménagement raisonnable n’a puêtre trouvé (69).

Dans la décision Philbrook, en 1986, la Cour apporta des préci-sions à propos de la notion même d’ «accommodementraisonnable» (70). L’affaire concernait un professeur travaillantdans une école du Connecticut, adepte d’une Église dont les pré-ceptes imposaient à ses membres de renoncer à tout travail d’ordreséculier à l’occasion de certaines fêtes religieuses. Pour cette raison,Mr Philbrook manquait chaque année approximativement sixjours d’école, alors qu’en vertu d’une convention collective de tra-vail, les professeurs n’étaient autorisés à s’absenter que trois jourspar an pour l’observation de devoirs religieux (71). Bien que lesalternatives suggérées par Mr Philbrook furent rejetées par le

(68) R. T. Foltin and J. D. Standish, «Reconciling Faith and Livelihood : Reli-gion in the Workplace and Title VII», Human Rights Magazine, 2004, vol. 31, n° 3,p. 5.

(69) R. L. Corrada, «Toward an Integrated Disparate Treatment and Accom-modation Framework… », op. cit., p. 2.

(70) Ansonia Board of Education v. Philbrook, 479 US 60 (1986).(71) E. Zoller, «Les rapports entre les Églises et les États…», op. cit., p. 41.

Vol. 76, pp. 387-406 – Cette interprétation de la Cour contraste, d’ailleurs, avecl’Americans with Disabilities Act qui, pour l’obligation d’aménagement raisonnableen matière de handicap, définit la contrainte excessive comme une action exigeant«une dépense ou une difficulté significative» (en ce sens, E. Bribosia, I. Rorive etJ. Ringelheim, «L’aménagement raisonnable pour motif religieux…», op. cit., p. 4).

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conseil scolaire, ce dernier lui offrit néanmoins les trois jours decongé supplémentaire exigés, pour autant que ceux-ci ne soient pasrémunérés (72). N’étant pas satisfait par cette proposition, Mr Phil-brook saisit les juridictions inférieures sur base du Titre VII duCivil Rights Act. Après avoir été débouté en première instance, lajuridiction d’appel lui donna gain de cause, jugeant que lorsquel’employeur et l’employé proposent tous deux un accommodementraisonnable, l’employeur a l’obligation d’adopter la solution pré-férée par l’employé, à moins que celle-ci ne constitue une«contrainte excessive» pour la bonne marche des affaires del’entreprise. La Cour suprême écarta toutefois cette conclusion, enprécisant qu’un aménagement raisonnable, quel qu’il soit, de lapart de l’employeur, était suffisant pour rencontrer les exigences dela législation anti-discriminatoire. L’employeur satisfait à son obli-gation dès lors qu’il démontre qu’il a proposé un accommodementraisonnable à l’employé, sans qu’il faille forcément se plier auxsolutions suggérées par ce dernier.

En adoptant une interprétation stricte de la notiond’«accommodement raisonnable», au sens du Civil Rights Act, lajurisprudence de la Cour suprême restreint ainsi les potentialitésoffertes par la législation anti-discriminatoire. Le juge Marshallavait d’ailleurs souligné, dans son opinion partiellement dissidente,que la solution d’accorder des jours de congés non payés ne luisemblait pas satisfaisante. Elle revenait, selon lui, à forcer Mr Phil-brook «à choisir entre le respect de ses préceptes religieux, moyen-nant une perte partielle de salaire, ou la violation de ceux-ci, afind’être pleinement rémunéré» (73). Cette tendance restrictive n’adonc pas tardé à faire réagir les lobbies religieux.

Plusieurs propositions de loi bipartisanes, supportées par dessénateurs et représentants appartenant aux deux grandes factionspolitiques américaines, furent ainsi déposées à plusieurs reprises auSénat et à la Chambre des représentants, la dernière datant du17 mars 2005 (74). Le Workplace Religious Freedom Act (WRFA)

(72) S. A. Merriman, Religion and the Law in America : An Encyclopedia ofPersonal Belief and Public Policy, vol. I, Santa Barbara, Abc-clio, 2007, p. 129.

(73) Ansonia Board of Education v. Philbrook, 479 US 60 (1986).(74) Ce texte est néanmoins toujours pendant aujourd’hui. En effet, la procédure

législative américaine étant relativement complexe, beaucoup de Bills n’aboutissentpas à l’adoption d’une loi. Un grand nombre sont portés à l’ordre du jour de la

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vise à renforcer les exigences imposées aux employeurs sur la basedu Titre VII du Civil Rights Act, afin de renouer avec l’intentioninitiale du Congrès – la Cour suprême étant taxée d’avoir vidé lalégislation anti-discriminatoire d’une partie importante de sa subs-tance. Si la loi est adoptée, ce qui semble peu probable (75), elle per-mettra notamment d’avoir une définition de la «contrainteexcessive» plus favorable aux demandeurs religieux, celle-ci ne selimitant plus au moindre coût supporté par l’employeur. En effet,le texte proposé circonscrit cette notion à la situation imposant«une difficulté ou une dépense significative», et s’écarte donc ducritère de minimis cost développé depuis la jurisprudence Hardi-son (76). Bien que de nombreuses organisations religieuses suppor-tent cette modification législative, beaucoup de voix se sont toute-fois élevées à son encontre – au premier chef celle de l’AmericanCivil Liberties Union (77) – dénonçant le risque d’atteinte aux droitset libertés d’autrui (78).

À côté des concepts d’ «accommodement raisonnable» et de«contrainte excessive», la Cour suprême se devait égalementd’apporter des éclaircissements concernant la notion même de«religion», telle que visée par le Titre VII du Civil Rights Act. Lalégislation anti-discriminatoire ne prévoit, en effet, d’obligationd’aménagement raisonnable qu’en vue de proscrire les discrimina-tions fondées sur la «religion». La loi indique que le terme

(75) Ce Bill a déjà été déposé à plusieurs reprises devant le Congrès ces dernièresannées, sans succès (J. M. Oleske, «Federalism, Free Exercise, and Title VII… »,op. cit., p. 536). Il est également intéressant de noter que certains États ont envisagéde se doter d’une «WRFA étatique», tel que l’État de Maryland ayant déposé unBill en ce sens le 28 janvier 2010 (House Bill 381).

(76) Le législateur reprend le même libellé que l’Americans with Disabilities Actde 1990, concernant les accommodements raisonnables en matière de handicap.

(77) Cette association à but non lucratif vise à défendre et préserver les droits etlibertés individuelles garanties aux citoyens américains, essentiellement par le biaisde poursuites judiciaires ou de lobbying législatif – Voy. http ://www.aclu.org/about-aclu-0.

(78) L. W. Murphy and C. E. Anders, «ACLU Letter on the Harmful Effectof S. 893, the Workplace Religious Freedom Act, on Critical Personal and CivilRights», June 2 (2004), http ://www.aclu.org/religion-belief.

Chambre ou du Sénat, sans toutefois franchir l’étape suivante de la discussion encommission. Pour ceux qui seraient soumis à cet examen, la simple passivité de lacommission saisie suffit à bloquer définitivement la procédure (Ph. Lauvaux, Lesgrandes démocraties contemporaines, Paris, PUF, 2004, pp. 302-305).

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«religion» recouvre, au sens du Titre VII, tous les aspects des riteset pratiques religieux, ainsi que les croyances – les convictions phi-losophiques ne sont, par contre, pas visées. Cela n’a toutefois pasempêché la Cour suprême de faire évoluer la notion de «religion»au gré de sa jurisprudence, aux fins d’y inclure des mouvementsreligieux non traditionnels, tel que le bouddhisme (79). Dans lesaffaires Seeger et Welsh, la Cour a considéré que la définition dela «religion» – aux fins d’application de la législation sur le servicemilitaire, prévoyant des exemptions pour objection de conscience –ne dépendait pas de la croyance en un «Être Suprême» (SupremeBeing). Dès lors, les convictions d’une personne peuvent être consi-dérées comme religieuses si elles sont sincères et si elles occupentdans la vie de l’individu une place similaire à celle qu’occupe Dieudans les religions traditionnelles (test du parallel belief) (80). LaCour suprême a ainsi opté pour une approche subjective duconcept de «religion», accordant plus d’importance à la sincéritédes convictions qu’à leur contenu (81).

Les juridictions fédérales inférieures se sont également montréestrès larges par rapport à ce concept, n’hésitant pas à y faire rentrerdes croyances moins classiques (82). Les juridictions de district onttout de même parfois apporté certaines limites, les juges rappelantqu’une conviction religieuse ne se réduit pas à une philosophie ou

(79) Dans l’affaire Torcaso – cette fois en matière de liberté religieuse – un obiterdictum attaché à l’opinion du juge Black est souvent cité, bien qu’il s’agisse d’uneconsidération «dite en passant», que ne dispose pas de force contraignante. Ce pas-sage indique que «parmi les religions de ce pays qui n’enseignent pas ce qui seraitgénéralement considéré comme la croyance en l’existence de Dieu, il y a le boudd-hisme, le taoïsme, la culture éthique, l’humanisme séculier, et d’autres» – Torcasov. Watkins, 367 US 488 (1961).

(80) United States v. Seeger, 380 US 163 (1965); Welsh v. United States, 398 US333 (1970).

(81) Sur ce point la Cour suprême américaine rejoint son homologue canadienne,ayant également choisi de privilégier une approche subjective dans l’appréciation del’existence d’une croyance religieuse (Syndicat Northcrest v. Amselem, 2004 CSC47, [2004] 2 R.C.S. 551) – Voy. à ce sujet, J. Woehrling, «Neutralité de l’État etaccommodements…», op. cit., pp. 21-22.

(82) Voy. l’affaire Anderson à propos du végétalisme (Anderson v. OrangeCounty Transit Authority, Calif Super Ct, No 765255, 6/17/96) ou l’espèce Petersonconcernant l’Église Mondiale du Créateur, un mouvement prônant la suprématie dela race blanche (Peterson v. Wilmur Communications, Inc., 205 F. Supp. 2d 1014[E.D. Wis. 2002]).

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un mode de vie (83). Ainsi, dans les affaires Slater et Swartzen-truber, les juridictions inférieures ont considéré que l’appartenanceau Ku Klux Klan n’était pas une croyance religieuse au sens duTitre VII du Civil Rights Act, en raison de la nature essentielle-ment politique et sociale de ce mouvement (84).

Aux États-Unis, il existe donc deux assises à l’obligation d’amé-nagement raisonnable. D’une part, le fondement de la liberté reli-gieuse est une création jurisprudentielle basée sur un texte de por-tée constitutionnelle. Elle permet aux individus de prétendre àl’adaptation d’une règle générale entrant en conflit avec leurscroyances religieuses, pour la plupart des contextes touchant à lavie en société, dans les rapports aussi bien horizontaux que verti-caux. D’autre part, l’interdiction des discriminations indirectesfondées sur la religion fournit un deuxième fondement, trouvantexpressément sa source dans un texte de nature législative, dont lajurisprudence de la plus haute juridiction américaine a toutefoisdélimité les contours. Cette seconde possibilité d’exemption reli-gieuse, recouvrant cette fois le contexte plus spécifique de l’emploi,s’applique également aux particuliers et aux pouvoirs publics.L’existence de cette deuxième assise est d’une importance capitale,lorsque l’on sait que les demandes d’accommodement raisonnableà l’égard des autorités publiques, sur base de la liberté religieuse,ont désormais moins de chance d’être satisfaites au niveau desentités fédérées. Les personnes engagées par un employeur publicà l’échelon local ou étatique – hypothèses les plus fréquentes – sevoient ainsi privées de ce premier fondement (85), à moins quel’État en cause se soit doté d’une «RFRA étatique» ou d’un sys-tème équivalent. Dans le cas contraire, il leur sera possible d’invo-quer le Titre VII du Civil Rights Act, pour autant que leurdemande d’aménagement soit «raisonnable» et ne représente doncpas une «contrainte excessive» pour l’employeur. L’articulationentre les deux fondements de l’obligation d’accommodement rai-

(83) Smith v. Fair Employment and Housing Commission, 12 Cal. 4th 1143 (1996).(84) Swartzentruber v. Gunite Corp., 99 F. Supp. 2d 976 (N.D. Ind. 2000); Slater

v. King Soopers, Inc., 809 F. Supp. 809 (D. Colo. 1992).(85) Du moins, il leur sera plus difficile d’obtenir gain de cause sur cette base,

la jurisprudence Smith ayant confiné les possibilités d’aménagement raisonnable, auniveau local et étatique, aux mesures ne poursuivant pas un intérêt primordial gou-vernemental, et n’étant pas religieusement neutre et d’application générale.

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sonnable permet ainsi d’assurer davantage aux adeptes des diverscourants religieux qu’un ajustement des mesures, règles ou poli-tiques entravant leurs convictions profondes leur sera accordé.

II. — La France

Parmi les États européens aux prises avec des questions tou-chant à la diversité religieuse et au droit de l’égalité, la France,bastion du sécularisme, devrait être a priori le pays le moins récep-tif à cette logique d’accommodement aux rites et croyances reli-gieuses des individus. Pourtant, une certaine pratique témoigned’une tendance à admettre des exemptions religieuses dans touteune série de domaines, afin de sauvegarder la liberté religieuse (§1)ou de respecter le principe d’égalité et de non-discrimination (§2).Il est ainsi intéressant de se demander si l’Hexagone pourra passerprogressivement du stade de la faveur accordée au cas par cas, oud’un droit à l’aménagement reconnu dans des domaines limités, àcelui d’un droit général d’exiger une adaptation des mesures,normes ou politiques entravant les convictions religieuses descitoyens français. Les deux assises classiques permettant d’obtenirdes aménagements religieux existent, en effet, également enFrance : la liberté religieuse et le droit à la non-discrimination surbase de la religion sont tous deux consacrés. Il faudra toutefoisvérifier dans quelle mesure ces fondements pourront être invoqués,en France, afin de fonder un véritable droit à l’aménagement rai-sonnable en matière religieuse.

§1. — La liberté de religion

La liberté religieuse, inscrite dans plusieurs instruments natio-naux ou internationaux applicables en France, a été invoquée àplusieurs reprises dans le but d’obtenir des aménagements auxnormes, mesures ou politiques entravant les convictions ou pra-tiques religieuses des individus. Cette liberté est garantie en droitfrançais par la loi du 9 décembre 1905, dite de séparation. Ce textene se contente pas de consacrer une véritable séparation desÉglises et de l’État – inventant ainsi la laïcité à la française – ilproclame également la liberté de religion des citoyens français. Enson article 1er, la loi stipule que «la République assure la liberté

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de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes…». Enoutre, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de1789 – auquel renvoie le préambule de l’actuelle Constitution fran-çaise (86) – consacre la liberté d’opinion, y compris religieuse. LaConstitution elle-même postule, en son article 1er, que la France«respecte toutes les croyances». L’utilisation du terme «respecter»emporte non seulement l’obligation négative de ne pas porteratteinte aux divers courants religieux, mais aussi le devoir positifde les aider à se développer (87). Telle est la conception française eteuropéenne (88) de la liberté religieuse. Outre les instruments natio-naux de protection de la liberté religieuse, ce droit fondamental estaffirmé, de manière similaire, au niveau européen, que ce soit parl’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme (89)

ou l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Unioneuropéenne (90).

La tradition laïque française, poussant la séparation du pouvoirpolitique et des organisations religieuses à son point culminant,semble en contradiction avec toute idée d’aménagement raison-nable aux exigences de la liberté religieuse. Force est de constater,toutefois, depuis plusieurs années, la multiplication des accommo-dements de fait, tacites ou réglés par une circulaire administra-tive (91). La volonté de respecter la liberté religieuse de chacun a,

(86) Il s’agit de la Constitution française de la Ve République du 4 octobre 1958.(87) C. Haguenau-Moizard, op. cit., p. 51.(88) La Cour européenne des droits de l’homme considère que les États euro-

péens se doivent de «maintenir un véritable pluralisme religieux, inhérent à lanotion de société démocratique» (C.E.D.H., arrêt Manoussakis et autres c. Grèce,26 septembre 1996), et doivent ainsi jouer le rôle d’ «organisateur neutre et impar-tial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances» (C.E.D.H., arrêt RefahPartisi et autres c. Turquie, Grande Chambre, 13 février 2003, § 91).

(89) La Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fonda-mentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et entrée en vigueur le 3 septembre1953, est une source européenne directement applicable dans les ordres juridiquesnationaux des États parties contractantes, telle que la France.

(90) La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée àNice le 7 décembre 2000, jouit, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le1er décembre 2009, d’une valeur juridiquement contraignante équivalente à celle dudroit primaire de l’Union européenne, c’est-à-dire les traités (article 6.1 du traitésur l’Union européenne).

(91) Fr. Messner, P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling (dir.), Traité de droit françaisdes religions, Paris, Litec, 2003, p. 446.

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en effet, conduit les pouvoirs, publics ou privés, à adapter lesrègles, mesures ou politiques applicables dans des domaines aussivariés que l’enseignement ou le milieu du travail. Ce système infor-mel d’aménagements «de fait» permet de conserver une certainesouplesse dans la satisfaction des prétentions de nature religieuse,mais présente toutefois l’inconvénient de placer les demandeursdans une situation d’incertitude quant à leurs droits. En effet,lorsque la loi ne proscrit pas expressément de telles pratiques, ellereste généralement silencieuse sur l’obligation qu’ont les autoritéspubliques, ou les pouvoirs privés, d’accueillir ces demandes d’amé-nagement. Les exemptions religieuses sont le plus souvent accor-dées au cas par cas, sur le terrain, sans qu’aucun texte législatif ouréglementaire n’en impose l’admission.

Beaucoup de domaines de la vie sociale française ont été tou-chés, ces dernières années, par une multitude de revendicationsd’ordre confessionnel. Qu’il s’agisse du port de signes religieuxdans les établissements d’enseignement, des dispenses d’assiduitéscolaire à l’occasion des fêtes religieuses, des abattages rituelsnécessités par les convictions ou de l’expression de la religion surles lieux du travail, nombreuses sont les questions poséesaujourd’hui par la prise en compte de la diversité religieuse. Lestensions pouvant surgir entre le choix de suivre les prescriptionsd’une religion et les exigences de la vie en société ont ainsi donnénaissance à une pratique de terrain permettant de régler dans lesfaits des questions délicates (92). La tendance à satisfaire lesdemandes de menus particuliers est une parfaite illustration decette longue tradition bureaucratique. Bien qu’aucun texte ne pré-voit d’obligation pour les pouvoirs publics d’adapter les menus descantines des services publics aux convictions religieuses de ceux quile sollicitent – cantines scolaires, des hôpitaux, des prisons, descasernes, etc. – les demandes de ce type sont généralementaccueillies (93). Une pratique similaire peut être observée dans lesecteur privé, où certains restaurants d’entreprise prennent encompte les prescriptions alimentaires exigées par la religion deleurs employés. De même, bien qu’il n’existe aucune dispositionpermettant aux citoyens de refuser de siéger en tant que juré pour

(92) Fr. Messner, P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling (dir.), op. cit., pp. 446-447.(93) Ibidem, pp. 478-479; A. Boyer, Le droit des religions en France, Paris, PUF,

1993, p. 215.

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des motifs religieux, les membres de certains groupes confession-nels, tels que les témoins de Jéhovah, échappent en pratique àl’exercice de cette fonction, puisqu’il est difficile de forcer un juréà officier contre son gré (94).

Ce système d’accommodements ou d’exemptions tacites, laissésà la totale discrétion des pouvoirs publiques ou privés, estaujourd’hui remis en question. Il n’emporte pas véritablement leconsensus de la majeure partie des individus, mais suscite aucontraire de nombreuses critiques – du laïciste le plus confirmé aucroyant le plus assidu. C’est donc désormais au juge que lescitoyens s’adressent afin de procéder à une «pondération desconflits» (95) – entre la règle générale et les prescrits religieux.

La question du port des signes religieux dans les établissementspublics d’enseignement est un parfait exemple de cette tendance àla juridicisation des revendications religieuses. Auparavant, l’inter-diction ou l’acceptation des signes religieux dans les écolespubliques dépendaient essentiellement du règlement intérieur del’établissement concerné, ainsi une certaine insécurité juridiquerégnait en la matière. Les principaux intéressés ont donc décidé dese tourner vers les juridictions administratives afin d’obtenirdavantage d’éclaircissements, principalement en ce qui concerne leport du foulard islamique (96). Cette question est particulièrementdélicate en France, où la revendication d’une identité religieuse estperçue comme s’inscrivant à contre-courant de la tradition laïqueet de l’idée d’intégration républicaine (97).

Suite à la médiatisation d’une affaire dans laquelle le principald’un collège de Creil décida d’interdire le port du foulard isla-mique à ses élèves musulmanes, le ministre de l’Education natio-nale décida de saisir le Conseil d’État d’une demande d’avis. À la

(94) L’article 258 du Code de procédure pénale prévoit une possibilité de dis-pense à la fonction de juré, en cas de «motif grave reconnu valable par laCommission». L’article 258-1 du même Code précise toutefois qu’ «une objectionmorale d’ordre laïque ou religieux ne constitue pas un motif grave susceptible dejustifier l’exclusion de la liste des jurés» – Fr. Messner, P.-H. Prélot,J.-M. Woehrling (dir.), op. cit., p. 473.

(95) Ibidem, p. 452.(96) Cette question s’est également posée pour les élèves Sikh refusant d’enlever

leur turban dans l’enceinte de l’établissement scolaire.(97) C. Haguenau-Moizard, op. cit., p. 51.

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question de la compatibilité du port de signes d’appartenance reli-gieuse avec le principe de laïcité, la haute juridiction administrativerépondit, en 1989, que ce type de manifestation religieuse ne pou-vait être interdit, à moins qu’il ne porte atteinte à la libertéd’autrui ou qu’il n’entrave le bon fonctionnement de l’établisse-ment (98). Le juge administratif souligna ainsi qu’aucune liberté nepeut faire l’objet d’une limitation générale et absolue (99). LeConseil d’État a donc considéré que le foulard islamique ne consti-tue pas, par nature et quelles que soient les circonstances, un signedevant faire l’objet d’une interdiction de principe, mais un symbolene pouvant être légalement restreint que dans certains cas : actesde pression, de provocation, de prosélytisme, atteinte à la santé oula sécurité des élèves, etc (100). Par conséquent, il revenait au jugede déterminer dans chaque cas d’espèce, en fonction des disposi-tions du règlement intérieur de l’établissement et des circonstancesen cause, si l’interdiction pouvait être justifiée ou non. Cettefaculté d’apprécier au cas par cas la justification d’une telle inter-diction laissait ainsi entrevoir des possibilités de négociations, danslesquelles chaque partie ferait des concessions réciproques. L’avisdu Conseil d’État est donc sous-tendu par la logique de l’aména-gement raisonnable, le principe de laïcité devant souffrir quelquesatteintes, pour autant que celles-ci restent raisonnables.

Les juridictions administratives furent ainsi saisies d’une ava-lanche d’actions contentieuses. Dans la célèbre affaire Kherouaa,en 1992, le Conseil d’État a exprimé pour la première fois sa com-pétence pour connaître de la légalité d’un règlement concernant latenue vestimentaire des élèves (101) – auparavant considérés commede simples mesures d’ordre intérieur échappant au contrôle du jugeadministratif (102). Le Conseil d’État annula la disposition liti-gieuse, interdisant le port de signes religieux, ainsi que les décisionsd’exclusion prises sur cette base, en raison du caractère général et

(98) Avis n° 346.893 du Conseil d’État, assemblée générale, 27 novembre 1989 –Voy. J. Rivéro, «Laïcité scolaire et signe d’appartenance religieuse. L’avis del’assemblée générale du Conseil d’État en date du 27 novembre 1989», R.F.D.A.,1990, p. 1; C. Haguenau-Moizard, op. cit., p. 108.

(99) O. Schrameck, «Laïcité de l’enseignement (foulard islamique)», in Y. Gau-

denat, Les grands avis du Conseil d’État, Paris, Dalloz, 1997, p. 322.(100) Ibidem, pp. 322-323.(101) C.E., 2 novembre 1992, Kherouaa et autres.(102) Cette solution avait été retenue depuis l’arrêt Lotte du 21 octobre 1938.

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absolu des limitations portées à la liberté religieuse (103). Dans unpremier temps, il semble donc que le juge administratif admit lefoulard islamique dans les établissements publics d’enseigne-ment (104), tout en le soumettant à certaines restrictions, notam-ment le respect de l’ordre public ou des règles de sécurité. Unebrèche en faveur d’une adaptation du milieu scolaire laïc auxconvictions de certains élèves, au nom de la liberté religieuse, sem-blait avoir été ouverte. C’est ainsi que la liberté religieuse fut invo-quée pour justifier le maintien du foulard islamique dans les coursd’éducation sportive ou de technologie, alors que la sécurité exi-geait le retrait de tout couvre-chef lors de ce type de cours. Cetteoptique fut néanmoins abandonnée, lorsque le juge administratifdécida, dans un second temps, de ne plus tolérer d’aménager lesexigences de la neutralité de l’enseignement public aux convictionsreligieuses des élèves. Il ne fut rapidement plus possible d’invoquerdes raisons religieuses comme justifiant le maintien du foulard isla-mique durant les cours nécessitant des mesures de sécurité (105). Cerevirement de la jurisprudence administrative entraîna une frag-mentation de l’identité religieuse, le port du voile étant admis lorsde certains cours, mais interdit durant les autres (106).

Par conséquent, le dispositif mis en place par l’avis du Conseild’État de 1989 suscita de nombreuses interrogations et d’impor-tantes difficultés de mise en œuvre, que les juridictions administra-tives ne surent pas démêler. Une position claire devant être adop-tée à ce sujet, un débat public fut entamé, et les discussions menées

(103) Le Conseil d’État statua de façon identique dans l’affaire Yilmaz où ilconclut à l’illégalité d’un règlement intérieur posant une interdiction permanente etgénérale de tout signe religieux dans l’établissement (C.E., 14 mars 1994, Yilmaz).

(104) Z. Anseur, «Le couple laïcité – liberté religieuse : de l’union à la rupture?Réflexions à partir de l’affaire Ait Ahmad», Rev. trim. dr. h., 2001, p. 80.

(105) Ibidem, p. 92.(106) Ibidem, pp. 92-93 – Parallèlement à ce contentieux, des circulaires furent

adoptées par les différents ministres de l’Education nationale, tendant à faire pri-mer les principes de laïcité et de neutralité sur le respect des convictions religieuses,dans les établissements publics d’enseignement (Circulaire du 12 décembre 1989[circulaire «Jospin»]; Circulaire du 26 octobre 1993 [1ère circulaire «Bayrou»]; Cir-culaire du 20 septembre 1994 [2e circulaire «Bayrou»], dont la légalité fut confirméepar le Conseil d’État [C.E., 10 juillet 1995, Association «Un syphise»]).

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à ce propos (107) conduisirent finalement à l’adoption de la loi«Stasi» du 15 mars 2004 sur les signes religieux dans les écolespubliques (108). Les règles posées par ce texte s’avérèrent a prioribeaucoup plus claires : «dans les écoles, les collèges et les lycéespublics, le port de signes par lesquels les élèves manifestent osten-siblement une appartenance religieuse est interdit». Ce dispositif,«en rupture avec celui opéré quelques années auparavant par leConseil d’État» (109), engendra toutefois de nombreuses difficultésd’interprétation (110) et certains questionnements quant à sa validitéau regard de la Constitution française et de la Convention euro-péenne des droits de l’homme. Ce texte, bien que controversé, misfin à tout espoir d’adaptation des règles de la laïcité et de la neu-tralité, applicables dans le milieu scolaire public, aux pratiquesreligieuses de certains croyants – sans pour autant diminuerl’important contentieux relatif à cette question. Cela n’a, en effet,pas empêché plusieurs élèves de proposer des alternatives à l’inter-diction absolue des signes d’appartenance religieuse, en substituantau foulard islamique un bonnet ou un bandana plus discret, ou auturban sikh un «keski» moins encombrant – la loi «Stasi» n’inter-disant que les signes religieux «ostensibles». Ces propositions nefurent néanmoins jamais accueillies par les autorités scolaires, leConseil d’État validant lui-même le refus de ce type d’aménage-

(107) Deux études ont précédé l’adoption de la loi «Stasi» : le «Rapport Debré»de la mission d’information sur la question du port des signes religieux à l’école (Lalaïcité à l’école : un principe républicain à réaffirmer, Rapport n° 1275, 4 décembre2003) et le «Rapport Stasi» de la Commission de réflexion sur l’application duprincipe de laïcité dans la République (Laïcité et République : Rapport «Stasi»remis au Président de la République le 11 décembre 2003, La Documentation fran-çaise, 2004).

(108) Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe delaïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dansles écoles, collèges et lycées publics.

(109) C. Gauthier, «Autour de la loi du 15 mars 2004 ‘encadrant, en applica-tion du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une apparte-nance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics’», in F. Melleray (dir.),L’argument de droit comparé en droit administratif français, Bruxelles, Bruylant,2007, p. 230 (pour un commentaire critique de la loi, voy. Ibidem, pp. 229-249).

(110) Le fait que la loi ne vise expressément que les «écoles, collèges et lycées»a notamment conduit à une application très diversifiée de celle-ci selon les établis-sements, le cas des apprentis et stagiaires en formation continue n’étant, parexemple, pas explicitement réglé.

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ments (111). Cinq décisions récentes rendues par la Cour européennedes droits de l’homme, par lesquelles celle-ci rejette les requêtesd’élèves musulmanes ou sikh ayant suggéré de telles alterna-tives (112), témoignent bien de ce que la logique de l’aménagementraisonnable, sur base de la liberté religieuse, reste en Europe – eta fortiori dans le bastion de la laïcité – un choix relevant de lamarge de manœuvre de l’État, et non un devoir exigé afin degarantir une telle liberté (113).

Il existe toutefois des dispositions éparses, dans le paysage légis-latif français, qui reflètent l’idée d’accommodement raisonnableaux rites ou croyances religieuses des individus, en prévoyantexplicitement des possibilités de dispenses religieuses à toute unesérie de normes ou mesures. Ces exemptions religieuses se limitentnéanmoins toujours à un domaine précis, et ne permettent pas dedégager une obligation plus générale d’aménagement raisonnableaux convictions ou rites religieux des citoyens français. Le décret

(111) C.E., 5 décembre 2007, Bessam (concluant au caractère ostensible du ban-dana visant à remplacer le foulard islamique, et confirmant ainsi les décisionsd’exclusion scolaire basées sur le port de ce type de couvre-chef) et C.E.,5 décembre 2007, Ranjit A (concluant au caractère ostensible du sous-turban ou«keski» visant à remplacer le turban traditionnel sikh, et confirmant ainsi les déci-sions d’exclusion scolaire prises en raison du port de ce couvre-chef).

(112) C.E.D.H., décision Aktas c. France, 30 juin 2009, n° 43563/08; C.E.D.H.,décision Bayrak c. France, 30 juin 2009, n° 14308/08; C.E.D.H., décision JasvirSingh c. France, 30 juin 2009, n° 25463/08; C.E.D.H., décision Ranjit Singh c.France, 30 juin 2009, n° 27561/08; C.E.D.H., décision Gamaleddyn c. France,30 juin 2009, n° 18527/08 (décisions d’irrecevabilité).

(113) De nombreux débats ont également retenti récemment concernant le port,dans l’espace public, de la burqa – ou niqab – le voile islamique intégral. La loin° 2010-1192 du 11 octobre 2010 «interdisant la dissimulation du visage dansl’espace public» a ainsi été adoptée – après adoption du projet en première lecturepar l’Assemblée nationale et le Sénat. Le texte prévoit une amende de 150 euroset/ou un «stage de citoyenneté sur le rappel des valeurs républicaines» pour toutepersonne se dissimulant le visage dans les lieux publics, ainsi qu’une amende de30.000 euros assortie d’une peine d’un an de prison pour les maris ou concubins quise rendraient coupable du délit de «dissimulation forcée du visage». Saisi le 14 sep-tembre 2010 par les Présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale, le Conseilconstitutionnel a déclaré la loi conforme à la Constitution, dans son arrêt du7 octobre 2010, tout en formulant une réserve d’interprétation, la loi ne pouvantrestreindre la liberté religieuse dans les lieux de culte ouverts au public. Voy. letexte de loi : http ://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000022911670&dateTexte=.

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relatif à la protection des animaux au moment de leur abattage oude leur mise à mort précise notamment les règles applicables enmatière d’abattage rituel afin d’intégrer les exigences propres à cer-tains groupes religieux (114). En ce qui concerne l’objection deconscience dans le domaine médical, le Code de la santé publiquepermet à un médecin de refuser de pratiquer une interruptionvolontaire de grossesse (115). Il n’est également jamais tenu d’effec-tuer une opération de ligature des trompes à visée contracep-tive (116). Il semble que, dans de telles hypothèses, un médecin nepuisse donc pas être condamné pour refus d’assistance, même s’ilexiste un péril pour la femme (117). Le Code de la santé publiquepermet aussi à un patient de refuser, pour motifs religieux, de rece-voir des soins, telle qu’une transfusion sanguine, même si cettedécision le met en danger (118). Cette solution a été confirmée parla Cour de Cassation et le Conseil d’État (119). Par contre, le méde-cin a l’obligation de prodiguer les soins indispensables à la santéd’un mineur ou d’un majeur sous tutelle, malgré le refus deconsentement de la personne titulaire de l’autorité parentale ou dututeur (120).

En outre, certains auteurs considèrent que l’article 1er de loi deséparation du 9 décembre 1905 serait le fondement d’une obliga-tion positive d’aménagement raisonnable propre à garantir le libreexercice des cultes (121). Il semble toutefois que cette affirmationn’ait jamais été confirmée, tant au regard de la jurisprudenceinterne qu’européenne. Il est vrai qu’en s’engageant à assurer laliberté de conscience et à garantir le libre exercice des cultes, la

(114) Décret n° 97-903 du 1er octobre 1997 relatif à la protection des animaux aumoment de leur abattage ou de leur mise à mort.

(115) C. santé publ., art. L. 2212-8.(116) C. santé publ., art. L. 2123-1.(117) T. corr. Rouen, 9 juillet 1975, D., 1976, p. 531 – Voy. Fr. Messner,

P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling (dir.), op. cit., p. 466.(118) C. santé publ., art. L. 1111-4 et art. R. 4127-36.(119) Cass., 10 juin 1987, Tetiarahi; C.E., 27 janvier 1982, D., 1982, p. 275.(120) Il semblerait que le médecin ne puisse, par contre, pas passer outre le refus

conjoint de l’enfant et de ses parents, dans la mesure où «le consentement dumineur ou du majeur sous tutelle doit être systématiquement recherché s’il est apteà exprimer sa volonté et à participer à la décision » (C. santé publ., art. 1111-4).

(121) Voy. notamment Fr. Messner, P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling (dir.), op.cit., pp. 447-448.

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République française entendait spécifier qu’elle ne se limiterait pasà un devoir d’abstention, évitant toute atteinte à la liberté reli-gieuse, mais qu’elle comptait également agir positivement pour lamettre en œuvre. Ainsi, il semble logique de conclure que l’autoritépublique doit éviter d’élaborer des normes affectant la liberté reli-gieuse des individus, ou si c’est le cas, du moins prévoir un amé-nagement de cette norme afin qu’elle soit respectée sans qu’il soitporté atteinte aux convictions religieuses des citoyens (122). Aucunejuridiction française n’a toutefois encore condamné une autoritépublique ou un pouvoir privé, sur le fondement de la liberté reli-gieuse, pour défaut d’accommodement raisonnable d’une norme,mesure ou politique aux croyances religieuses de certains indivi-dus.

Outre la loi de séparation de 1905, la liberté religieuse trouveégalement sa consécration dans des instruments européens, direc-tement applicables dans l’ordre juridique français. Bien que laCour européenne des droits de l’homme entende garantir desdroits qui ne soient «pas théoriques ou illusoires mais concrets eteffectifs» (123), l’article 9 de la Convention – garantissant la libertéreligieuse – ne paraît pas à lui seul imposer aux États une obliga-tion d’aménager les règles applicables à tous, aux convictions oupratiques religieuses de certaines personnes. En témoignent lesarrêts Dogru et Kervanci, rendus en 2008, dans lesquels la Cour aadmis la limitation du port des signes religieux dans les établisse-ments publics scolaires français (124), ainsi que les cinq décisionsd’irrecevabilité précitées, du 30 juin 2009, confirmant la marged’appréciation dont dispose la France en la matière (125).

À côté des dispositions spécifiques prévoyant des dispenses àl’application de règles générales pour des raisons religieuses ou deconscience, il semble qu’il n’existe pas en France d’obligation juri-dique d’aménagement raisonnable aux croyances des individus, quipuisse être dégagée de la liberté de religion. Seule une pratique de

(122) Ibidem, p. 448.(123) C.E.D.H., arrêt Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, n° 6289/73, § 24.(124) C.E.D.H., arrêt Dogru c. France, 4 décembre 2008, n° 31645/04; C.E.D.H.,

arrêt Kervanci c. France, 4 décembre 2008, n° 27058/05.(125) Pour un aperçu des demandes d’aménagement invoquées devant la Cour

sur base de la liberté religieuse, voy. G. Gonzales, La Convention européenne desdroits de l’homme et la liberté des religions, Paris, Economica, 1997, pp. 126-134.

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terrain, développée par certains acteurs publics ou privés, essaied’intégrer cette problématique, sans y être juridiquement contrainte.

§2. — L’interdiction des discriminations fondéessur la religion

La défense d’opérer des différences de traitement sur base de lareligion ou des convictions a été consacrée dans bon nombre d’ins-truments juridiques français ou européens – et bien entendu inter-nationaux. Le droit des groupements religieux de ne pas être dis-criminés, de manière injustifiée, en raison de leurs croyances oupratiques religieuses, pourrait constituer une seconde assise, afind’obtenir des ajustements des règles de la vie en société.

La Constitution française postule, en son article 1er, l’égalité detous les citoyens devant la loi, sans distinction d’origine, de raceou de religion. Le système de séparation des Églises et de l’Étatmis en place par la loi du 9 décembre 1905 témoigne aussi de cettevocation des religions à être traitées de la même manière, puisquel’État n’en aide aucune, mais les reconnaît toutes (126). Les codespénal et du travail sanctionnent également la discrimination fon-dée sur l’appartenance ou non à une religion déterminée (127).L’article 14 de la Convention européenne des droits de l’hommeprohibe aussi les discriminations fondées sur la religion, dans lajouissance des droits et libertés qu’elle garantit, telle que la libertéreligieuse de l’article 9. L’article 21 de la Charte des droits fonda-mentaux de l’Union européenne interdit également toute différencede traitement sur base de la religion ou des convictions, sans selimiter aux droits consacrés dans la Charte (128).

Bien que la République française repose sur un postulat juri-dique d’égalité des religions, il semble que la réalité de leur traite-ment contredise cette affirmation (129). Des distinctions sont, en

(126) P.-H. Prélot, «Les religions et l’égalité en droit français», R.D.P., 2001,p. 738.

(127) C. pén. fr., art. 225-1; C. trav. fr., art. L122-45.(128) Cette disposition ne concerne toutefois que «les institutions et organes de

l’Union, dans l’exercice des compétences que leur confèrent [les traités], et [les]États membres, uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union» (Miseà jour des explications relatives au texte de la Charte des droits fondamentaux,Bruxelles, 18 juillet 2003, CONV 828/1/03).

(129) P.-H. Prélot, «Les religions et l’égalité…», op. cit., p. 739.

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effet, opérées entre les différents cultes, même si elles sont généra-lement implicites. Le choix du dimanche comme jour de repos heb-domadaire en est une parfaite illustration. Quoique ce choix puisseparaître légitime de par ses justifications socio-historiques, et queles pouvoirs publics, en l’inscrivant dans le Code du travail (130),aient contribué à le détacher de ses racines religieuses, il n’empêcheque cette mesure favorise le christianisme, au détriment d’autrescourants religieux (131). Cette banalisation du repos dominical, parle traitement laïc qui lui est donné, ne facilite pas les demandesd’aménagement, notamment des juifs et des musulmans (132), en cequi concerne l’obligation d’assiduité scolaire ou l’organisation del’horaire de travail. Il en est de même des jours de congé officielsdu calendrier «laïc», qui coïncident généralement avec les fêtesreligieuses chrétiennes (133). La loi de séparation de 1905 induit elle-même des inégalités à l’égard de certains courants religieux. Ils’agit notamment du système d’affectation légale des édificescultuels, qui laisse à disposition des groupes religieux les lieux deculte antérieurs à 1905 et qui sont la propriété de l’État – essen-tiellement les églises nationalisées à la Révolution. Ce dispositif,relativement avantageux (134), n’a toutefois pas été révisé depuis1905 et ne peut donc pas profiter aux religions nouvellementimplantées (135).

(130) C. trav., art. L. 221-5 – Il est toutefois possible d’y déroger, mais pour desmotifs étrangers à toute considération religieuse.

(131) K. Wojtyczek, «Les religions et le principe d’égalité», R.E.D.P., n° 1,2005, p. 135.

(132) Pour les musulmans, le vendredi est un jour important de rassemblementpour l’adoration et la prière. Pour les juifs orthodoxes, le samedi est le jour derepos hebdomadaire durant lequel toute forme de travail est interdite.

(133) A. Boyer, op. cit., pp. 214-215 – Un système d’aménagement «à lafrançaise » est toutefois organisé par une circulaire n° 2010-060 du 7 mai 2010 pré-voyant les quelques fêtes religieuses de l’année civile 2010 pour lesquelles des auto-risations d’absence peuvent être accordées dans le service public. Toutefois, seulsles cultes orthodoxe, arménien, musulman, juif et bouddhiste bénéficient de cettemesure, uniquement pour l’une ou l’autre fête religieuse bien déterminée, et exclu-sivement dans le service public.

(134) L’entretien et la conservation de l’édifice sont supportés par l’autoritépublique propriétaire, et l’affectation est perpétuelle, de sorte à ce qu’elle ne peuten principe pas être remise en cause.

(135) A. Boyer, op. cit., p. 231; K. Wojtyczek, «Les religions et le principed’égalité», op. cit., p. 138.

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Le droit français est donc empreint d’une multitude de diffé-rences de traitement entre les religions. Celles-ci sont le plus sou-vent involontaires, car résultant du contexte historique français, etne sont pas toujours faciles à percevoir, en raison du maintiend’une égalité formelle de façade (136). En effet, ces différenciationsne visent généralement pas directement un ou plusieurs groupesreligieux déterminés, comme le repos dominical, qui est une règleapparemment neutre car s’appliquant uniformément à toutes lescommunautés de croyants. Il n’empêche que dans ses effets, cetype de mesure conduit à désavantager, en pratique, les membresde groupes confessionnels privilégiant un autre jour de repos heb-domadaire (137), et crée ainsi des discriminations indirectes à l’égardde certaines communautés religieuses. Or, si une règle ou mesuregénérale favorise certaines communautés religieuses, des aménage-ments spécifiques devraient être envisagés au profit des groupesdéfavorisés (138), afin de «rétablir en quelque sorte une situationd’égalité par compensation» (139).

Nous avions déjà constaté que le fondement de la liberté reli-gieuse ne semblait pas pouvoir être invoqué afin d’obtenir de telsaccommodements – du moins il ne confère pas un droit à l’aména-gement, auquel correspondrait une obligation corrélative. Enrevanche, le droit de l’égalité pourrait peut-être constituer une assiseplus concluante. Face à une mesure appliquée à tout croyant demanière identique, mais ayant concrètement pour conséquence dedéfavoriser les adeptes de certains groupes confessionnels, des solu-tions pourraient être trouvées dans le droit de la non-discrimination.En effet, outre l’interdiction des discriminations directes, le conceptde discrimination indirecte s’est également développé ces dernièresannées, afin de garantir, par-delà l’égalité formelle ou théorique, uneégalité davantage substantielle ou réelle. Une discrimination indi-recte peut être justifiée si elle répond aux critères classiques enmatière d’atteinte aux droits fondamentaux : la poursuite d’un but

(136) En ne reconnaissant le statut de religion qu’à certains cultes et en reléguantd’autres mouvements – pourtant considérés comme religieux dans d’autres pays –au rang de sectes, les pouvoirs publics créent, par contre, des différences de traite-ment tout à fait volontaires.

(137) K. Wojtyczek, «Les religions et le principe d’égalité», op. cit., p. 134.(138) Ibidem, p. 135.(139) P.-H. Prélot, «Les religions et l’égalité…», op. cit., p. 745.

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légitime et un rapport raisonnable de proportionnalité entre cetobjectif et la mesure litigieuse (140). Ce contrôle de la proportionnalitéde la différence de traitement en cause peut faire intervenir la ques-tion de l’aménagement raisonnable, puisqu’il exige que la mesureengagée soit la moins attentatoire aux droits fondamentaux. Ainsi,s’il existe une alternative moins préjudiciable – somme toute, unaménagement raisonnable – celle-ci doit être envisagée.

En Europe, l’idée de discrimination indirecte est d’abord appa-rue dans la jurisprudence de la Cour de Justice des communautéseuropéennes (141), mais connaîtra réellement sa concrétisation enmatière religieuse grâce aux développements que la Cour euro-péenne des droits de l’homme lui consacrera (142). Ainsi, dans sonfameux arrêt Thlimmenos rendu en 2000 (143), la Cour européennedes droits de l’homme déduira de l’interdiction des discriminationsindirectes une obligation d’aménagement raisonnable à charge desÉtats (144). Les affaires antérieures et postérieures par lesquelles la

(140) E. Bribosia, I. Rorive et J. Ringelheim, «L’aménagement raisonnablepour motif religieux…», op. cit., p. 18.

(141) Devenue «Cour de justice de l’Union européenne» depuis l’entrée envigueur du traité de Lisbonne, le 1er décembre 2009 – Les principales décisions parlesquelles la Cour de justice a développé le concept de discrimination indirectesont : C.J.C.E., Sotgiu c. Deutsche Bundepost, 12 février 1974, aff. 152/73; C.J.C.E.,Jenkins c. Kingsgate, 31 mars 1981, aff. 96/80; C.J.C.E., Bilka-Kaufhaus GmbH c.Weber von Hartz, 13 mai 1986, aff. 170/84; C.J.C.E., O’Flynn c. Adjudication Offi-cer, 23 mai 1996, aff. C-237/94.

(142) La Cour de Justice n’aurait pas pu développer le concept de discriminationindirecte sur base de la religion avant l’adoption en 2000 de la directive 2000/78/CE mettant en œuvre ce principe dans le droit de l’Union (en accord avec l’article13 du Traité d’Amsterdam, aujourd’hui article 19 du TFUE) – Pour un aperçu dela jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de dis-criminations fondées sur la religion, voy. R. De Gouttes, «Les discriminations reli-gieuses et la Convention européenne des droits de l’homme», in T. Massis etC. Pettiti (dir.), La liberté religieuse et la Convention européenne des droits del’homme, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 81-96.

(143) C.E.D.H., arrêt Thlimmenos c. Grèce, 6 avril 2000, n° 34369/97.(144) En ce sens E. Bribosia, I. Rorive et J. Ringelheim, «L’aménagement rai-

sonnable pour motif religieux…», op. cit., p. 15; J. Ringelheim, Diversité culturelleet droits de l’homme : la protection des minorités par la Convention européenne desdroits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2006, pp. 329-330 – Il convient toutefois denoter que le concept de discrimination indirecte est seulement implicite dans cejugement, il a été clairement théorisé plus tard avec l’arrêt D.H. et autres c. Répu-blique Tchèque (C.E.D.H., Grande Chambre, 13 novembre 2007).

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Cour ou la Commission européennes des droits de l’homme ont dûse prononcer sur la question des aménagements raisonnables enmatière religieuse ne semblent toutefois pas s’inscrire dans cetteligne jurisprudentielle (145), ce qui laisserait plutôt penser qu’il s’agitd’un arrêt isolé dans la jurisprudence de la Cour. Nous avions déjàcité les cinq décisions d’irrecevabilité, du 30 juin 2009, par les-quelles la Cour avait admis les exclusions d’élèves musulmanes etsikh sur base de la loi «Stasi», malgré les aménagements proposés.En l’espèce, la Cour n’avait aucunement abordé la question de ladiscrimination indirecte, mais avait simplement laissé une largemarge de manœuvre à l’État (146) – ce qui est souvent le cas lorsquela liberté religieuse est abordée (147). Dans ces affaires subséquentesà l’arrêt Thlimmenos, les requérants n’avaient toutefois pas tou-jours dénoncé clairement une discrimination dans la jouissance deleur liberté religieuse, mais avaient parfois juste invoqué, soit uneatteinte à leur liberté religieuse, soit une telle atteinte accompagnéed’une discrimination dans la jouissance d’autres droits garantis parla Convention, tel que le droit à l’instruction. Pour ceux quiavaient néanmoins argué un problème de discrimination dans leurliberté religieuse, la Cour a opté pour une conception strictementformelle de l’égalité, considérant que la loi «Stasi» ne peut êtrediscriminatoire, puisqu’elle s’applique à tous les signes religieuxostensibles (148). Il semble que la Cour ait jugé que ces affairesétaient principalement liées aux considérations religieuses invo-quées par les requérants, et les a donc examiné essentiellementsous l’angle de l’article 9 de la Convention, dans le cadre duquelelle laisse presque systématiquement une large marge d’apprécia-tion aux États. Quoi qu’il en soit, ces affaires témoignent claire-

(145) Voy. notamment Comm. eur. dr. h., décision X c. Royaume-Uni, 12 mars1981, n° 8160/78; Comm. eur. dr. h., décision Konttinen c. Finlande, 3 décembre1996, n° 24949/94 – Pour un exposé de cette jurisprudence, voy. notamment J. Rin-

gelheim, op. cit., pp. 323-326; E. Bribosia, I. Rorive et J. Ringelheim, «Aménagerla diversité…», op. cit., pp. 319-373; J. Velaers et M.-C. Foblets, «L’appréhensiondu fait religieux par le droit – À propos des minorités religieuses», Rev. trim. dr.h., 1997, pp. 291-292.

(146) Voy. également C.E.D.H., décision Phull c. France, 11 janvier 2005,n° 35753/03; C.E.D.H., décision El Morsli c. France, 4 mars 2008, n° 15585/06.

(147) J.-Fr. Flauss, «Abattage rituel et liberté de religion : le défi de la protec-tion des minorités au sein des communautés religieuses», Rev. trim. dr. h., 2001,pp. 204-205.

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ment de ce que la Cour semble réticente à déduire une obligationd’aménagement raisonnable sur base de la liberté religieuse priseisolément (149). Au regard de la brèche entamée par l’arrêt Thlim-menos, l’interdiction des discriminations fondées sur la religionparaît être un fondement plus probable (150). Cette jurisprudencen’ayant toutefois pas encore été confirmée en ce qui concerne lamatière religieuse, nous devons nous limiter, pour le moment, auconstat d’un droit embryonnaire à l’accommodement raisonnable,émergeant au sein du Conseil de l’Europe (151).

Du côté de l’Union européenne, le droit de la non-discrimina-tion peut également fournir des balises pour la consécration d’undroit à l’aménagement raisonnable. La Directive «Emploi» (152) de2000 prévoit expressément une telle obligation, celle-ci étant tou-tefois limitée au domaine de l’emploi, et ne valant qu’en faveur descandidats et employés handicapés (153). Le droit communautaire neprévoit, par contre, aucun devoir d’aménagement raisonnable auxconvictions ou pratiques religieuses des individus, que ce soit dans

(148) Il est intéressant de noter que le Comité des droits de l’homme – organechargé de la mise en œuvre du Pacte de 1966 relatif aux droits civils et politiques –a adopté une approche différente concernant le port de signes religieux dans lesécoles publiques. Il a clairement fait observer qu’il n’était pas nécessaire d’interdirele port de tels signes à l’école afin de respecter la culture publique de la laïcité, eta d’ailleurs appelé le gouvernement français à réexaminer la loi «Stasi» à la lumièrede la liberté de religion consacrée à l’article 18 du Pacte et du principe d’égalitégaranti à l’article 26 de celui-ci. La combinaison de la liberté religieuse et du prin-cipe d’égalité est donc prônée par le Comité – C.E.D.H., Observations finales àl’égard de la France, CCPR/C/FRA/CO/4, 31 juillet 2008, spéc. point 23.

(149) En ce sens, E. Bribosia, I. Rorive et J. Ringelheim, «L’aménagement rai-sonnable pour motif religieux…», op. cit., p. 15.

(150) Voy. l’arrêt Glor, semblant s’inscrire davantage dans la ligne jurispruden-tielle entamée par l’arrêt Thlimmenos, mais concernant cette fois une discriminationsur base du handicap (C.E.D.H., arrêt Glor c. Suisse, 30 avril 2009, n° 13444/04).

(151) Voy. toutefois l’arrêt Jakobski c. Pologne dans lequel la Cour européennedes droits de l’homme a considéré qu’il existe «une obligation positive à charge del’État de prendre des mesures raisonnables et appropriées afin de garantir les droitsdu requérant en vertu de l’article 9, §1» (C.E.D.H., 7 décembre 2010, § 47).

(152) La Directive interdit les discriminations fondées sur la religion ou lesconvictions, l’âge, le handicap ou l’orientation sexuelle (Directive 2000/78/CE duConseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur del’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, J.O. n° L 303, 2 décembre2000, pp. 0016-0022).

(153) Directive 2000/78, art. 5.

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le contexte du travail ou dans un autre domaine. Il est toutefoispossible de trouver les prémisses d’une telle obligation dans l’inter-diction des discriminations indirectes fondées sur la religion ou lesconvictions (154). Ce concept s’est, en effet, construit dans la juris-prudence communautaire, mais a également été consacré dans lesdirectives anti-discriminatoires (155).

Sous l’impulsion de l’ordre juridique européen, du Conseil del’Europe et de l’Union européenne (156), la République française aainsi dû intégrer un raisonnement qui lui était autrefois quasimentétranger. Si la liberté religieuse n’a pas pleinement contraint laFrance à aménager son système juridique aux convictions reli-gieuses de certains de ses citoyens, le droit de la non-discrimina-tion et l’ampleur qu’il a prise ces dernières années l’a poussé àchanger sa manière d’aborder le problème de la diversité religieuse.Les directives anti-discriminatoires, et leur fameux concept de dis-crimination indirecte, ont été transposés dans l’ordre juridiquefrançais (157). La Haute Autorité de lutte contre les discriminationset pour l’égalité (ci-après la HALDE) a également été créée, en2004, dans le but de garantir l’effectivité du droit de la non-discri-mination (158). Bien qu'ayant été dissoute en 2011 et remplacée parle défenseur des droits, auquel elle a transféré ses missions (159),

(154) Voy. à ce sujet L. Vickers, Religion and Belief Discrimination – The EULaw, European Commission, DG for Employment, Social Affairs and EqualOpportunities, 2006, pp. 20-22.

(155) Directive 2000/78, art. 2 §2 (b) – Voy. notamment l’arrêt Vivien Prais(C.J.C.E., 27 octobre 1976, Vivien Prais, aff. 130-75, § 18) témoignant que leconcept d’aménagement raisonnable en matière religieuse existe en filigrane dansl’ordre juridique communautaire, et cela avant même l’adoption des directives anti-discriminatoires (en ce sens, E. Bribosia, I. Rorive et J. Ringelheim, «L’aménage-ment raisonnable pour motif religieux…», op. cit., p. 18).

(156) À noter que le Conseil de l’Europe et la Commission européenne se sontassociés à l’occasion d’une conférence les 7-8 décembre 2009 afin de développer uneréflexion sur les avantages et limites de l’accommodement raisonnable par rapportaux cadres européens de non-discrimination.

(157) Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptationdu droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations,J.O., 28 mai 2008 (intégrant une définition de la discrimination indirecte àl’article 1132-1 du Code du travail).

(158) Loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004 portant création de la Haute Auto-rité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, J.O., 31 décembre 2004.

(159) Les missions de cet ombudsman créé par l'article 71-1 de la Constitutionfrançaise du 4 octobre 1958, telle qu'issue de la réforme constitutionnelle du

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cette autorité administrative indépendante – qui n’était pas sansrappeler l’EEOC américaine – a joué un rôle important dans ledomaine de la prévention des discriminations religieuses, notam-ment par le biais des délibérations non juridiquement contrai-gnantes rendues à propos des cas qui lui étaient soumis.

La HALDE a ainsi eu l’occasion, dans ses délibérations, depointer le caractère discriminatoire de l’interdiction faite à des sta-giaires adultes voilées de suivre une formation auprès d’un orga-nisme public d’enseignement, pour la simple raison que celle-ciavait lieu dans un lycée public (160). Le juge administratif aconfirmé cette approche, en ordonnant au président d’un orga-nisme de formation de réintégrer une stagiaire voilée, dont l’ins-cription avait été annulée pour non-respect de la loi sur la laïcitéet de l’interdiction du port ostensible de signes religieux (161). LaHALDE est aussi intervenue concernant des formations dispenséesauprès d’établissements privés, auxquels elle a rappelé que le Codepénal français interdit la subordination d’une prestation à unecondition liée aux convictions religieuses (162). Ce raisonnement aégalement été approuvé par la Cour d’appel de Paris qui acondamné l’Association pour la formation en alternance – unorganisme privé – pour avoir exclu une de ses apprenties portantle voile islamique (163). La HALDE a également considéré que laprocédure d’affectation des élèves dans certains lycées publics étaitconstitutive d’une discrimination indirecte sur base de la religion,dans la mesure où une priorité était accordée aux élèves issus decollèges publics dans leur choix d’affectation, alors que les élèvesissus de l’enseignement privé sont majoritairement catholiques (164).

D’autres décisions témoignent de ce que les juridictions fran-çaises adaptent progressivement leur raisonnement à la nouvelle

(160) Délibérations n° 2008-121 du 2 juin 2008, n° 2008-167 et 168 du 1er sep-tembre 2008, n° 2009-234, 235, 236 et 238 du 8 juin 2009, n° 2009-403 du14 décembre 2009 concernant les formations professionnelles; Délibérationsn° 2008-167 et 168 du 1er septembre 2008 concernant les formations linguistiquesdans le cadre des contrats accueil et intégration.

(161) T.A., 27 avril 2009, Salma Saïd c. GRETA Top Formation, n° 0905233/9. (162) Voy. notamment la délibération n° 2009-402 du 14 décembre 2009.(163) C.A. Paris, 8 juin 2010.(164) Délibération n° 2010-73 du 1er mars 2010.

23 juillet 2008, sont définies par la loi organique n° 2011-333 et la loi ordinairen° 2011-334 du 29 mars 2011.

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donne européenne et envisagent parfois des aménagements auxconvictions de certains groupes religieux. Ainsi, la Cour d’appel deParis n’a pas tenu compte des constats d’huissier concernant lanon-exploitation d’un restaurant tenu par un musulman en périodede ramadan (165). Dans une autre affaire, le Président de la Courd’assises d’Ille-et-Vilaine a accepté de renvoyer l’audience d’unprocès se déroulant pendant le ramadan (septembre 2008) à unedate ultérieure (janvier 2009) car le prévenu musulman estimait nepas être en pleine capacité de se défendre en période de jeûne (166).L’ordonnance de renvoi se contenta toutefois de préciser simple-ment que le procès n’aurait pas lieu à la date convenue «dans lesouci d’une bonne administration de la Justice» (167). Ces solutionsne sont généralement pas fondées directement sur le droit de lanon-discrimination en matière religieuse (168). Il y a encore un cer-tain embarras des juridictions, qui ont du mal à se détacher del’approche formaliste classique du droit de l’égalité, cette jurispru-dence reste donc fort elliptique et souvent mal motivée (169).

Les développements récents du droit de l’anti-discriminationpermettent tout de même de rendre le paysage juridique françaisplus propice à l’admission d’un droit général à l’aménagement rai-sonnable en matière religieuse, qui ne résulterait pas juste d’unelongue pratique de terrain, de reconnaissances ponctuelles dansdes législations diverses ou de décisions jurisprudentielles éparses.Toutefois, pour pouvoir véritablement parler d’un droit à l’amé-nagement religieux, cette évolution récente devrait encore être plei-nement intégrée dans l’arsenal juridique français, par une dis-position législative consacrant expressément ce principe de manière

(165) C.A. Paris, 20 décembre 2007, Ghoufali c. SCI Immobess, n° 07/00211.(166) F. Ast, «L’apport du droit à la non-discrimination à la protection du plu-

ralisme religieux : Regards croisés des juridictions et de la HALDE», Article desactes du colloque «manifester sa religion : droit et limites» organisé par la Facultéde Lille le 3 avril 2009, p. 25 (à paraître aux éditions l’Harmattan en 2010).

(167) Ordonnance de renvoi du 2 septembre 2008 du Président de la Courd’assises d’Iles-et-Vilaine – Voy. S. De Larquier, «Controverse autour du renvoid’un procès imputé au ramadan», Le Point, 5 septembre 2008, www.lepoint.fr;«Un procès renvoyé pour cause de ramadan», L’Express, 5 septembre 2008,www.lexpress.fr.

(168) F. Ast, «L’apport du droit à la non-discrimination…», op. cit., p. 24.(169) Ibidem, p. 21.

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générale (170) – comme le Civil Rights Act aux États-Unis – ou parune jurisprudence constante tranchant les litiges dans le sens d’unetelle reconnaissance – comme l’a fait la Cour suprême américainesur base de la Free Exercise clause. Néanmoins, les mesuresd’adaptation accordées sur le terrain n’ont jamais été considéréesjusqu’à présent comme des droits, et encore moins comme desdroits fondamentaux (171). Nous devons, par conséquent, constaterque si le droit à l’accommodement raisonnable est encore actuel-lement au stade embryonnaire au niveau européen, il l’est a fortioridans l’ordre interne français.

Conclusion

Les nouvelles données religieuses de nos sociétés occidentalescontemporaines ont conduit celles-ci à réfléchir sur la manière degérer au mieux les demandes de reconnaissance de particularismesreligieux, tout en essayant de maintenir l’unité inhérente à toutÉtat de droit. Si la technique de l’aménagement raisonnable per-met de compenser les inégalités implicites dont font l’objet certainsgroupes confessionnels, ou tout simplement de respecter leurs pra-tiques ou convictions religieuses, elle peut aussi de la sorte affecterl’égalité entre les différents groupements religieux, ainsi que le res-pect de celle-ci vis-à-vis des non-croyants. En effet, si les pouvoirspublics ou privés concèdent des avantages ou dérogations aux uns,ils doivent forcément en faire autant pour les autres, sous peine deleur infliger un traitement différencié qui ne soit pas justifié. Il estdonc important d’encadrer ce type de procédé de certaines balisespropres à éviter les dérives ou abus en tout genre.

À cet effet, l’expérience américaine fournit des enseignementsintéressants. Les deux fondements possibles de l’aménagementraisonnable en matière religieuse ont pu être exploités par lescroyants des différents cultes. Ceux-ci ont toutefois dû se battrepour obtenir la reconnaissance générale, par voie législative oujurisprudentielle, d’un tel droit. Les pouvoirs publics ou les juri-dictions sont également intervenus afin d’en préciser les contours,variant selon le fondement invoqué par les requérants. Il est, en

(170) Il n’y a toutefois pas encore eu de proposition en ce sens.(171) F. Ast, «L’apport du droit à la non-discrimination…», op. cit., p. 25.

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effet, essentiel que les adeptes des divers courants religieux soientinformés des potentialités de ce droit, des personnes habilitées às’en prévaloir, des limites dont il fait l’objet, des obligations quien découlent, ainsi que des destinataires de ces dernières. La déli-mitation de l’aménagement religieux invocable aux États-Unisn’a toutefois pas toujours été d’une clarté limpide – Congrès etCour suprême essayant parfois de s’arracher le dernier mot. Qu’ils’agisse de la RFRA adoptée par le Congrès afin de rétablir lajurisprudence Sherbert de la Cour suprême ou des décisions Har-dison et Philbrook par lesquelles la Cour a interprété restrictive-ment le Civil Rights Act, la problématique de l’aménagement rai-sonnable a souvent été le témoin des conflits ouverts entrepouvoirs législatif et judiciaire. Face à une question aussi sensibleque celle de savoir si les individus peuvent faire primer les pres-criptions de leur religion sur les règles de la vie en société, il n’estpas étonnant que les différents pouvoirs aient mis du temps à semettre d’accord, et ne le sont d’ailleurs toujours pas sur certainspoints – notamment à propos de la notion de «contrainteexcessive» au sens du Civil Rights Act.

Malgré ces quelques dissensions, les États-Unis ont su démon-trer qu’en termes de gestion de la diversité religieuse, la tech-nique de l’aménagement raisonnable peut être une manière derépondre aux demandes de reconnaissance des divers courantsreligieux, tout en ne bouleversant pas la structure mise en placepour la généralité des individus. Le procédé se résume dans lesdeux mots que sont «aménagement» et «raisonnable» : il s’agitd’adapter les règles, mesures ou politiques applicables dans desdomaines aussi variés que l’emploi, l’enseignement ou le milieucarcéral, aux convictions de certains individus, mais cet accom-modement n’est possible que pour autant qu’il ne remette pas encause le système établi. Le succès de cette technique réside doncdans la correcte pondération des intérêts en cause. L’aménage-ment raisonnable renferme ainsi l’idée d’une négociationconstante entre le demandeur religieux et l’autorité publique ouprivée à laquelle il s’adresse. Il permet de la sorte de garantir unecertaine souplesse, capable de rendre compte des divers intérêtsen présence. Il peut également se présenter sous différentesformes. Il sera parfois négocié à l’amiable entre les parties, par-fois imposé par une juridiction. Dans certains cas, il s’agira

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d’accorder une dispense à l’application d’une règle – dérogationau système d’organisation de l’horaire de travail – dans d’autrescas, il s’agira de mettre des installations à disposition de l’inté-ressé ou de lui octroyer des avantages particuliers (172) – menusspécifiques proposés dans les cantines des écoles publiques, hôpi-taux, prisons, etc. La flexibilité qu’il permet et les différentesconfigurations qu’il peut prendre, en font donc un outilattrayant, susceptible d’intéresser d’autres systèmes juridiques.Les États-Unis ont donc su trouver une réponse – parmi unpanel d’autres solutions – aux défis de la multi-confessionnalitédes sociétés occidentales. Ce procédé a toutefois fait l’objet decertains excès, voir de quelques abus, ayant parfois suscité desréactions négatives, même dans un pays où la référence au reli-gieux occupe une place importante dans l’espace public. Ilconvient donc d’apprécier avec prudence l’apport qu’un telconcept pourrait avoir dans un tout autre contexte (173).

Ce système fonctionnant relativement bien dans le NouveauMonde, il n’est pas surprenant qu’il ait rapidement eu des reten-tissements sur le Vieux Continent, même dans des contrées a priorimoins perméables – telle que la France. Les organisations régio-nales européennes – Conseil de l’Europe et Union européenne – sesont aussi progressivement emparées du concept, forçant ainsileurs États membres à se familiariser à cette problématique. Lebastion de la laïcité a donc également dû s’imprégner de ce modèleaméricain de gestion de la diversité religieuse. Bien que le terrains’avérât a priori fort peu réceptif à l’idée d’ébranler l’unité répu-blicaine laïque, pour la seule satisfaction de particularismes reli-gieux, le concept a tout doucement fait son apparition dans lasociété française. La technique est aujourd’hui connue, elle estmême pratiquée de longue date et jouit de quelques reconnais-sances ponctuelles dans des législations diverses. Toutefois, afin de

(172) K. Greenawalt, Religion and the Constitution, Vol. 2, op. cit., p. 336.(173) Il n’est nul besoin de rappeler les débats exacerbés que le Québec a connu,

il y a quelques années, quant au droit à l’aménagement raisonnable en matière reli-gieuse. Ceux-ci ont finalement conduit à la constitution d’une commission deconsultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles(dite «Bouchard-Taylor»), dans le but d’apaiser les tensions, bien qu’il s’agisse d’unpays particulièrement tolérant à la diversité ethnique et religieuse. Voy. le rapportfinal de la commission : http ://www.accommodements.qc.ca/documentation/rap-ports/rapport-final-integral-fr.pdf.

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pouvoir véritablement parler d’un droit à l’aménagement religieux,celui-ci doit d’abord passer de la «pratique» au «juridique». Ilsemble néanmoins que le contexte juridique français – et plus lar-gement européen – ne soit pas favorable à l’admission d’un teldroit sur le seul fondement de la liberté religieuse. Le droit de lanon-discrimination – davantage influencé par le modèle améri-cain – offre, par contre, des potentialités beaucoup plus intéres-santes. L’expérience religieuse n’est pas du tout vécue de la mêmemanière entre les voisins outre-atlantiques, les rapports Églises-État s’y différencient donc fortement. Ces dissensions expliquentque les questions touchant à la liberté de religion n’y sont pasabordées de la même façon. Il n’est ainsi pas étonnant que cemême droit ne puisse pas offrir les mêmes possibilités d’un bout àl’autre de l’Atlantique. Le droit américain de la non-discriminationa, par contre, eu une influence considérable en Europe ces der-nières années – au point que l’apprenti ait parfois surpassé lemaître sur certains points. Les résultats intéressants qu’il a produitdans le domaine religieux, sur le continent nord-américain, devai-ent ainsi forcément gagner un jour les terres européennes, jusqu’àconquérir la France elle-même. Un pays choisissant pour devise«Liberté, Égalité, Fraternité » ne pouvait rester insensible aux évo-lutions récentes du droit de la non-discrimination. Toutefois, bienque la République française se soit parée aujourd’hui d’un dispo-sitif anti-discriminatoire permettant d’imaginer l’admission futured’un droit général à l’aménagement religieux, il n’est pas du toutcertain que cette entreprise soit faisable en pratique. En effet, sijuridiquement, seul le droit de la non-discrimination semble pou-voir permettre à ce procédé d’avoir «voix au chapitre» en France,il faut encore se demander si un tel projet est pleinement réalisableau vu du contexte spécifiquement français. Bien qu’il nous semblenécessaire de permettre aux divers courants religieux d’être enten-dus dans leurs revendications légitimes, nous ne sommes pas sûrque l’aménagement raisonnable soit la meilleure façon d’yrépondre dans un pays de tradition républicaine et à l’idéologielaïque – pour ainsi dire, aux antipodes des États-Unis.

L’admission d’aménagements «de fait», en dehors de la sphèrejuridique, ne garantit pas aux croyants la satisfaction de leursdemandes par une reconnaissance générale, d’ordre législative oujurisprudentielle. Cette optique présente toutefois l’avantage de

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prendre en compte la problématique du pluralisme religieux, là oùune consécration juridique représenterait une charge symboliquetrop importante. Il semble qu’une évolution dans le sens d’une for-malisation de ces pratiques d’aménagement déjà opérées sur le ter-rain aurait un effet contre-productif dans le contexte français,celle-ci permettant moins de souplesse et entraînant davantage decontroverses. La solution semblant pour l’instant la plus adéquate,tant sur un plan pratique que théorique, serait ainsi plutôt àrechercher dans la technique de l’«ajustement concerté». Ce pro-cédé est tout à fait similaire à celui de l’accommodement raison-nable, à cela près qu’il ne bénéficie pas d’un ancrage juridique,mais relève davantage de la sphère citoyenne. Une négociationamiable entre parties concernées, éventuellement encadrée, sousl’égide d’autres citoyens (174), semble en effet mieux répondre à latradition française. Il serait donc intéressant que les responsablespolitiques français envisagent d’entamer une réflexion sur cettequestion, afin de sortir les aménagements religieux déjà admis surle terrain du champ du non-dit et de l’arbitraire, en leur donnantdavantage de transparence et de prévisibilité, sans pour autantremettre en question le système juridique, celui-ci n’étant pasencore prêt pour l’instant à accueillir de tels changements.

(174) Les actions menées par la HALDE fournissent quelques indicateurs de lamanière dont ce type de négociations pourrait être mené.