l’acquisition des phrases interrogatives chez les enfants francophones
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Acquisition de phrases interrogatives
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L’acquisition des phrases interrogatives chez les enfants francophones
The acquisition of interrogative sentences by French-speaking
children
Nelleke Strik1
Résumé
Dans cet article, nous avançons des arguments en faveur de l’hypothèse
que la Complexité du Calcul Syntaxique (CCS) détermine le développement de la
formation des questions en français. Nous prédisons que les enfants acquièrent les
questions à wh in-situ avant les questions à wh antéposé, les questions racines
avant les questions les questions à longue distance et les questions sans inversion
sujet-verbe avant les questions avec inversion. Les résultats d’une tâche
expérimentale de production induite (à laquelle ont participé 36 enfants et 24
adultes francophones) nous permettent de conclure que ces prédictions sont
confirmées. La production de questions « à mouvement partiel » du mot wh,
résultat inattendu, peut également être expliquée par l’hypothèse de la CCS.
1 Je tiens à remercier Celia Jakubowicz pour son aide et ses commentaires en ce qui concerne la
recherche présentée dans cet article, Catherine Rigaut pour son aide, en particulier avec les
analyses statistiques, Marlies van der Velde pour ses commentaires à propos de cet article, la
fondation Catherine van Tussenbroek pour son aide financier en 2004 et tous les sujets ayant
participé à notre tâche expérimentale sans qui notre recherche n’aurait pas été possible.
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Abstract
In this article we present evidence in favour of the hypothesis that
Computational Complexity (CC) constrains the development of question
formation in French. We predict that children acquire wh in-situ questions before
wh fronted questions, root questions before long distance questions and questions
without subject-verb inversion before questions with inversion. The results of an
elicited production experimental task (in which participated 36 French-speaking
children and 24 French-speaking adults) allow us to conclude that these
predictions are confirmed. The production of questions with « partial movement »
of the wh word, an unexpected result, can also be explained by the CC hypothesis.
Mots clés : Acquisition L1 ; Complexité du calcul syntaxique ; Phrases
interrogatives ; Français
Keywords : L1 Acquisition ; Computational complexity ; Interrogative sentences ;
French
Acquisition de phrases interrogatives
3
1 Introduction
La formation des questions est une opération universelle, attestée dans toutes
les langues. Toutefois, les procédures utilisées pour former une question varient
d’une langue à une autre. Dans certaines langues, comme le chinois, le mot
interrogatif, dorénavant mot wh2, se trouve toujours in-situ (cf. dans sa position de
base) (voir (1)). Dans d’autres langues, comme l’anglais, le mot wh se trouve
toujours antéposé (voir (2))3.
(1) Hufei mai-le shenme (ne).4
Hufei a acheté quoi (particule de question)
« Qu’a acheté Hufei ? »
(2) What did you buy ?
que DO tu acheter
« Qu’as-tu acheté ? »
Le cas du français est intéressant dans la mesure où le mot wh peut se trouver
aussi bien in-situ (voir (3) et (5)) qu’antéposé (voir (4) et (6)) dans les questions
2 Nous utilisons le terme « wh », parce que la majorité des mots interrogatifs en anglais
commencent par wh (par exemple what, who, why). Ce terme est plus répandu que son équivalent
français « qu ».
3 En anglais, le mot wh peut marginalement se trouver in-situ, en recevant une interprétation écho.
4 Exemple cité par Cheng & Rooryck (2000).
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racines (QR). De plus, parmi les questions à wh antéposé, il y a des constructions
avec est-ce que (voir (4c) et (6c)) et clivées (voir (4d) et (6d)). Dans les autres
types de questions à wh antéposé, le mot wh peut coexister avec l’inversion sujet
verbe (voir (4a) et (6a)), mais cela n’est pas obligatoire (voir (6b)), sauf si le mot
wh est que (voir (4a)).
(3) Tu veux quoi?
(4) a. Que veux-tu?
b. * Que/quoi tu veux?
c. Qu’est-ce que tu veux?
d. C’est quoi que tu veux?
(5) Tu vas où?
(6) a. Où vas-tu?
b. Où tu vas?
c. Où est-ce que tu vas?
d. C’est où que tu vas?
Dans les questions à longue distance (QLD), (des questions dans lesquelles la
position de base du mot wh se trouve dans une proposition subordonnée) le mot
wh se trouve normalement antéposé (voir (7)) et rarement in-situ (voir (8))5.
5 D’après certains auteurs, comme Cheng & Rooryck (2000), les questions LD à wh in-situ ne sont
pas grammaticales. D’après d’autres, comme Obenauer (1994) et Blanche Benveniste (cp), elles
sont grammaticales. Strik (2002, 2003) a trouvé des questions LD à wh in-situ dans ses données.
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5
(7) a. Que penses-tu que Sophie veut faire?
b. Qu’est-ce que tu penses que Sophie veut faire?
(8) ?Tu penses que Sophie veut faire quoi?
Notons que les diverses constructions interrogatives en français se
distinguent les unes des autres en ce qui concerne le registre de langue, les
questions à wh in-situ appartenant au registre familier (et/ou parlé), les questions à
wh antéposé avec inversion au registre soutenu (et/ou écrit) et les questions avec
est-ce que à un registre plutôt neutre (cf. Riegel, Pellat & Rioul 1994).
Dans ce contexte, la question suivante se pose : Quelles sont les
constructions que les enfants francophones acquièrent d’abord et quelles sont les
constructions qu’ils utilisent le plus souvent ? Autrement dit, certaines
constructions sont-elles plus « économiques » (dans le sens des principes
d’économie du Programme Minimaliste, Chomsky (1993, 1995, 1999)) que
d’autres ? Les enfants passent-ils par un stade dans lequel ils préfèrent les
constructions plus économiques aux constructions plus coûteuses ?
Les travaux préalables, et notamment les études expérimentales, sur
l’acquisition des questions wh en français ne sont pas très nombreux. Deux études
de corpus sur trois enfants (Hulk 1996, Hamann 2000) révèlent que deux enfants
acquièrent les QR à wh in-situ avant les QR à wh antéposé, alors qu’un seul
enfant, Philippe, acquiert les QR à wh antéposé avant les QR à wh in-situ.
Cependant, vers l’âge de 2;6 ans, ces enfants ont acquis les deux constructions.
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Les travaux expérimentaux de Hulk & Zuckerman (2000), Strik (2002), Strik
(2003) et De Vanssay (2003) montrent que les enfants âgés de 3 à 6 ans
produisent plus de QR à wh antéposé que de QR à wh in-situ et que le nombre de
QR à wh antéposé augmente avec l’âge. Les travaux de Strik (2002), Strik (2003),
ainsi que les travaux de Oiry (2002) et Lancien (2003) montrent également que les
enfants francophones sont capables de produire des QLD à partir de l’âge de 3
ans, même si ces questions sont encore peu nombreuses et comportent beaucoup
d’erreurs. Tous les enfants décrits dans les travaux cités ci-dessus ne produisent
quasiment aucune question wh avec inversion.
Dans cet article, nous avançons des arguments en faveur de l’idée que les
questions à wh in-situ sont effectivement plus économiques que les questions à
wh antéposé. Nous voulons démontrer à la base de données issues d’une
expérience de production induite que le développement des phrases interrogatives
est déterminé par l’Hypothèse de la Complexité du Calcul Syntaxique (dorénavant
CCS) (Jakubowicz 2003, 2004, Jakubowicz & Nash 2001).
Cet article est organisé comme suit : dans la section 2 nous exposons
l’Hypothèse de la CCS et les prédictions qui découlent de cette hypothèse. Dans la
section 3 nous présentons la méthodologie de notre expérience de production
induite. Ensuite les résultats de notre étude sont décrits dans la section 4. Les
sections 5 et 6 sont consacrées respectivement à une discussion et à la conclusion.
2 L’Hypothèse de la Complexité du Calcul Syntaxique
Acquisition de phrases interrogatives
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Dans le Programme Minimaliste (Chomsky 1993, 1995, 1999) la
dérivation d’une phrase est contrainte par des principes d’« économie ». La
dérivation d’une phrase se fait de la manière suivante: on sélectionne dans le
lexique des éléments lexicaux et des traits fonctionnels, qui forment ensemble la
numération. Les éléments pris dans la numération subissent des opérations
syntaxiques pour obtenir une phrase grammaticalement correcte. Les trois
opérations syntaxiques possibles sont assembler (le fait de combiner deux
constituants différents dans un constituant plus grand6), accorder et déplacer
(assembler et copier). Finalement la phrase est épelée. Dans une phrase
interrogative un trait de question (Q) se trouve dans la périphérie gauche. Ce trait
est non interprétable au début de la dérivation et doit être « vérifié » pour devenir
interprétable et pour obtenir une phrase convergente. Le trait Q peut être vérifié
par le mouvement du trait Q vers la périphérie gauche et cette procédure de
vérification de trait motive le déplacement du mot wh. Dans les questions à wh in-
situ la relation d’accord entre le mot wh in-situ et le trait Q dans la périphérie
gauche permet de vérifier le trait Q. En (9) sont représentées les diverses
opérations syntaxiques impliquées dans les différents types de QR et de QLD en
français:
(9) La Formation de questions en français
6 Par exemple le déterminant « la » et le nom « table » qui forment ensemble le constituant
nominal « la table ».
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Type de Question Opération Syntaxique7
a. Tu vas où ? → QR à wh in-situ As(sembler) V et où – As et
Ac(corder) où et Q
b. Où tu vas où ? → QR à wh antéposé sans Inv As V et où – As où et Q -
Dépl(acer) où
c. Où vas-tu vas où ? As V et où – As où et Q -
→ QR à wh antéposé avec Inv and Q Dépl V et où
d. Tu crois que Marie va où ? As V et où – As où et Q -
→ QLD à wh in-situ As matrice – Ac où et Q
e. Où tu crois où que Marie va où ? As V et où – As où et Q -
→ QLD à wh antéposé sans Inv Dépl où – As matrice –
Dépl où
f. Où crois-tu crois où que Marie va où? As V et où – As où et Q -
→ QLD à wh antéposé avec Inv Dépl où – As matrice -
Dépl V et où
* QR = question racine V = verbe Q = trait de question
QLD =question à longue distance Inv = inversion sujet-verbe
Notre hypothèse de départ est que le développement des questions en
français est déterminé par la CCS, sensible à la nature et au nombre d’opérations
syntaxiques impliquées dans la dérivation. Cette hypothèse reprend l’idée de la
« théorie dérivationnelle de la complexité » (e.a. Fodor, Bever & Garrett 1974), 7 Seules les opérations en relation avec la formation des questions sont indiquées ici.
Acquisition de phrases interrogatives
9
selon laquelle il y a une relation entre le nombre d’opérations syntaxiques et le
temps de traitement d’une phrase. Depuis les années 70 la théorie linguistique a
beaucoup évolué, mais le principe de complexité syntaxique est resté le même.
Les résultats des travaux expérimentaux faits dans ce cadre n’étant pas univoques,
la littérature psycholinguistique a abandonné le principe linguistique de
complexité syntaxique. Marantz (2005) soutient que la théorie linguistique
générative est à la base des approches psychologiques et neurologiques du
langage et qu’une méthodologie expérimentale comme la complexité syntaxique
est une manière adaptée de déterminer comment le cerveau ordonne et génère des
représentations symboliques. Nous formulons l’Hypothèse de la CCS comme
suit :
(10) Hypothèse de la CCS (Jakubowicz & Nash 2001, Jakubowicz 2003,
2004) :
(« < » signifie « moins complexe »)
A. Assembler < Déplacer.
B. Déplacer un constituant α n fois < Déplacer α n+1 fois.
C. Déplacer n constituants < Déplacer n+1 constituants.
L’Hypothèse de la CCS permet d’établir les prédictions suivantes :
(11) Prédictions :
1. Les enfants acquièrent les QR et QLD à wh in-situ avant les QR et QLD
Acquisition de phrases interrogatives
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à wh antéposé.
2. Les enfants acquièrent les QR avant les QLD.
3. Les enfants acquièrent les QR et QLD sans inversion avant les QR et
QLD avec inversion.
3 Méthodologie
Nos prédictions ont été testées à l’aide d’une tâche expérimentale de
production induite8, à laquelle ont participé 36 enfants et un groupe contrôle de 24
adultes. Le nombre, la tranche d’âge, la moyenne d’âge et l’écart type de chaque
groupe de sujets sont représentés dans le Tableau I.
Tableau I
Groupe N Tranche d'Age Moy. d'Age E.T.3 ans 12 3;2 - 3;8 3;5 1,74 ans 12 4;0 - 4;6 4;2 1,86 ans 12 6;4 - 6;8 6;6 1,3
Adultes 24 19 - 28 23 2,8
La tâche expérimentale contient sept conditions, à savoir des QR objet,
sujet et adjoint (contenant le mot wh où) et des QLD objet, sujet, adjoint
(contenant le mot wh où) et sujet dérivé. Il y a quatre items tests par condition.
8 Ce protocole a été construit collectivement dans l’équipe Acquisition et Dysfonctionnement du
Langage, dirigée par Celia Jakubowicz, dans le Laboratoire de Psychologie Expérimentale,
CNRS-FRE 2929 , Université Paris 5.
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Le contexte expérimental est le suivant : l’enfant doit poser des questions à
Tommy, un robot qui vient d’une autre planète, dans une situation de jeu. En (12)
se trouve un exemple d’une QR sujet et en (13) un exemple d’une QLD objet :
(12) Expérimentateur :
Quelqu’un lit des histoires à Tommy. Demande lui qui.
Réponses attendues :
a. Qui te lit des histoires ?
b. Qui est-ce qui te lit des histoires ?
c. C’est qui qui te lit des histoires ?
(13) Expérimentateur :
Voyons ce que Tommy croit que tu bois. Demande lui.
Réponses attendues :
a. Qu’est-ce que tu crois que je bois ?
b. Que crois-tu que je bois ?
c. ?Tu crois que je bois quoi ?
4 Résultats
Les Figures 1 et 2 représentent le nombre moyen de QR Objet et de QR
Adjoint respectivement, produit par chaque groupe d’âge.
Figure 1
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Figure 2
Nous voyons que de façon générale les sujets produisent nettement plus de
questions à wh antéposé que de questions à wh in-situ, à l’exception des enfants
de 3 ans pour les questions objet. Les enfants de 3 ans produisent légèrement plus
de QR Objet à wh in-situ que de QR Objet à wh antéposé et cette différence n’est
pas significative. Par contre, dans les QR Objet, les enfants de 4 ans et les adultes
produisent significativement plus de questions à wh antéposé que de questions à
wh in-situ (4 ans : F(1-11)= 7.09, p=0.02 ; adultes : F(1-23)=254.33, p=0.0000). Dans
les QR Adjoint le nombre de questions à wh antéposé est significativement plus
élevé que le nombre de questions à wh in-situ pour tous les groupes d’âge (3 ans :
QR Objet
0
0,5
1
1,5
2
2,5
3
3,5
4
3 ans 4 ans 6 ans Ad
Groupe
No
mb
re m
oyen
de r
ép
on
ses
Ant + Inv
Ant - Inv
In-situ
QR Adjoint
0
0,5
1
1,5
2
2,5
3
3,5
4
3 ans 4 ans 6 ans Ad
Groupe
No
mb
re m
oyen
de r
ép
on
ses
Ant + Inv
Ant - Inv
In-situ
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F(1-11)=28.85, p=0.0003 ; 4ans : F(1-11)=27.00, p=0.0003 ; 6ans : F(1-11)=529.00,
p=0.0000 ; adultes : F(1-23)=56.97, p=0.0000). La Figure 1 révèle aussi que le
nombre de QR Objet à wh antéposé augmente clairement entre la troisième et la
quatrième année. Cette différence est significative (F(1-22)=6.60, p=0.017). La
comparaison entre les Figures 1 et 2 nous montre un contraste entre les QR Objet
et Adjoint, dans le sens que le nombre de questions à wh in-situ est plus élevé
pour les premières que pour les dernières. Cette différence est significative pour
les enfants de 3 ans (F(1-11)=14.08, p=0.003) et les enfants de 6 ans (F(1-11)=5.50,
p=0.04).
La Figure 3, représente le pourcentage moyen de réponses attendues, aussi
bien pour les QR que pour les QLD9. Sont considérées comme réponses attendues
les questions conformes au type de question induit. Une question sujet produite à
la place d’une question objet n’est pas conforme au type de question induit et
n’est par conséquent pas considérée comme réponse attendue, même si elle est
syntaxiquement correcte. De même une QR produite à la place d’une QLD n’est
pas conforme au type de question induit et pas considérée comme réponse
attendue. Figure 3 montre que les enfants évitent les QLD, puisque le pourcentage
moyen de réponses attendues est relativement bas. Même si la fréquence des QLD
augmente avec l’âge, il y a toujours une différence très nette entre les enfants les
plus âgés, ceux de 6 ans, et les adultes.
Figure 3
9 Nous donnons le pourcentage moyen, puisque le nombre d’items test est plus grand pour les
QLD que pour les QR.
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14
La Figure 4, qui regroupe les différents types de QLD produits dans toutes
les catégories (objet, sujet, adjoint et sujet dérivé), montre que les QLD à wh in-
situ sont très rares et que la majorité des QLD sont des questions à wh antéposé.
De plus, cette figure nous montre un résultat inattendu, à savoir que nous trouvons
dans tous les groupes d’âge des questions wh médianes, à déplacement partiel, où
le mot interrogatif se trouve dans une position intermédiaire.
Figure 4
Pourcentage Moyen de Réponses Attendues
0%
20%
40%
60%
80%
100%
3 ans 4 ans 6 ans Adultes
Groupe
% R
ép
on
ses
QR
QLD
QLD toutes catégories
0
1
2
3
4
5
6
7
8
9
3 ans 4 ans 6 ans Ad
Groupe
No
mb
re m
oyen
de r
ép
on
ses
Ant + Inv
Ant - Inv
Médiane
In-situ
Acquisition de phrases interrogatives
15
Les enfants de 3 et de 4 ans produisent des QLD médianes agrammaticales, avec
ou sans complémenteur que (voir (14) et (15) respectivement). Il y a également un
exemple d’une question médiane avec une copie (« épellation visible ») du mot
wh dans sa position de base (voir (16)).
(14) *Tu penses quoi (que) je lis?
(3 ans 7 fois/44% du nombre total de QLD ; 4 ans 12 fois/23 % ; 6 ans 2
fois/2%)
(15) *Tu crois quoi que je bois quoi?
(4 ans 1 fois/2%)
Chez les enfants de 6 ans ainsi que chez les adultes, nous trouvons des
QLD médianes grammaticalement correctes, contenant une phrase clivée dans la
position intermédiaire (voir (16))10.
(16) Tu penses que c’est quoi que je lis?
(6 ans 12 fois/15% - Adultes 11 fois/3%)
10 Nous soutenons que comme dans (14), le mot wh occupe une position intermédiaire, puisqu’il
ne se trouve pas dans la périphérie gauche de la phrase matrice. Cependant, on peut considérer
aussi que le mot wh clivé se trouve dans une position in-situ, à l’intérieur de la phrase clivée. Dans
cet article nous ne rentrons pas dans les détails des questions à wh clivé.
Acquisition de phrases interrogatives
16
Pour finir, l’examen des Figures 1, 2 et 4 montre que les adultes produisent
des QR et QLD avec inversion dans environ la moitié des cas, alors que les
enfants ne produisent pas de QR et QLD avec inversion (à deux exceptions près).
5 Discussion
Quant à l’opération du déplacement du mot wh, les résultats montrent que
de façon générale les questions à wh antéposé sont plus nombreuses que les
questions à wh in-situ et que cette opération est acquise dès l’âge de 3 ans. Les
QLD à wh in-situ sont même très rares. Cette observation ne confirme pas la
prédiction, selon laquelle les enfants acquièrent les QR et QLD à wh in-situ avant
les QR et QLD à wh antéposé. Toutefois, le fait que dans les QR Objet les enfants
les plus jeunes produisent plus de questions à wh in-situ que les enfants plus âgés
concorde avec cette prédiction. Nous voulons remarquer que le nombre
relativement bas de questions à wh in-situ, notamment chez les adultes, est
probablement dû au registre de langue aussi. Il se peut que le contexte
expérimental ait favorisé l’emploi d’un registre de langue plutôt soutenu,
contenant des questions à wh antéposé, tandis que les questions à wh in-situ
appartiennent au registre familier (cf. Riegel et al. 1994).
Pour expliquer le contraste observé entre les QR Objet et Adjoint en ce qui
concerne l’opération de déplacement du mot wh, nous rappelons que le mot wh
objet est un argument sélectionné par le verbe, alors que le mot wh adjoint n’est
Acquisition de phrases interrogatives
17
(en général) pas sélectionné par le verbe11. La position d’un constituant adjoint
dans la phrase est plus libre que la position d’un argument. Un constituant adjoint
peut par exemple occuper différentes positions dans la phrase (voir (17)).
(17) a. A Paris ils ont construit un nouveau bâtiment.
b. Ils ont construit un nouveau bâtiment à Paris.
c. Ils ont construit à Paris un nouveau bâtiment.
Si l’on admet qu’un constituant adjoint (wh ou non wh) peut être engendré dans
une position plus élevée que la position qu’occupe l’objet direct, un argument, la
distance entre la position de base du mot wh adjoint et la périphérie gauche est
plus courte que la distance entre la position de base d’un mot wh argument et la
périphérie gauche. Cette distance plus courte peut signifier un calcul syntaxique
moins complexe, ce qui peut expliquer pourquoi les enfants déplacent plus
souvent le mot wh adjoint que le mot wh objet. De plus, le mot wh où peut être
déplacé sans subir de changement et sans exiger une opération syntaxique
supplémentaire. S’il se trouve in-situ ou antéposé, ce mot wh a toujours la même
forme, contrairement au mot wh objet direct qui se prononce quoi in-situ et que
antéposé. De plus, que exige soit l’inversion soit l’insertion du morphème de
11 Quelques verbes, comme par exemple mettre exigent obligatoirement un argument de lieu.
Notre protocole expérimental contient le verbe mettre, ainsi que trois verbes n’exigeant pas
d’argument de lieu. Les résultats ne montrent pourtant pas de différence entre ces deux types de
verbe.
Acquisition de phrases interrogatives
18
question complexe est-ce que. Nous avançons que ces facteurs rendent le
déplacement du mot wh objet direct plus difficile que le déplacement du mot
adjoint.
Nous rappelons que dans les QLD peu de questions à wh in-situ ont été
produites et que les questions à wh antéposé constituent la majorité. Toutefois, les
sujets de tous les groupes d’âge ont produit des questions médianes, dans
lesquelles le mot wh se trouve dans la périphérie gauche de la subordonnée. Il est
généralement admis que dans les QLD le déplacement se fait de façon cyclique
(Chomsky 1977), c’est-à-dire que le mot wh passe par la périphérie gauche de la
phrase subordonnée pour ensuite se déplacer vers la périphérie gauche de la
phrase matrice. Le mot wh se déplace en laissant une copie non visible dans sa
position de base ainsi que dans la périphérie gauche de la phrase subordonnée
(voir (18)).
(18) [Phrase _ Qu’est-ce que tu penses [Subordonnée que que je lis que ? ]]12
Or, dans les questions médianes, le déplacement du mot wh ne se fait que
partiellement, jusqu’à la périphérie gauche de la subordonnée (voir (19)).
(19) * [Prase _ Tu penses [Subordonnée _ quoi que je lis quoi ? ]]
12 Notons que le mot wh dans cette phrase est qu’est-ce que et qu’il y a eu également une
opération qui a assemblé le mot wh que et le morphème de question complexe est-ce que dans la
périphérie gauche de la phrase matrice. Nous ne rentrons pas dans les détails de cette opération.
Acquisition de phrases interrogatives
19
Dans les questions médianes, le mot wh a donc été déplacé une fois, tandis que
dans les questions à wh antéposé il a été déplacé deux fois, ce qui implique un
calcul syntaxique plus complexe.
A notre connaissance, les questions médianes ne sont pas attestées dans la
littérature sur les questions wh en français. Il est toutefois intéressant de noter que
ce type de question est attesté dans d’autres langues, par exemple en allemand
(Crain & Thornton 1998) (voir (20)).
(20) Was glaubt Hans mit wem Jakob jetzt spricht ?
que croit Hans avec qui Jakob maintenant parle
« Que croit Hans avec qui Jakob parle maintenant? »
Contrairement aux questions médianes en français, il se trouve dans la périphérie
gauche de la phrase matrice d’une QLD médiane en allemand un mot wh
marquant la portée de la question. Les données de Crain & Thornton (1998)
montrent que les enfants anglophones produisent des QLD médianes du même
type des QLD médianes en allemand (voir (21)).
(21) What do you think which boy ate the cookie?
que DO tu penser quel garçon a mangé le gâteau
« Qu’est-ce que tu penses quel garçon a mangé le gâteau ? »
Acquisition de phrases interrogatives
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Les enfants anglophones produisent également des QLD médianes, dans
lesquelles le mot wh s’est déplacé jusqu’à la périphérie gauche de la phrase
matrice en laissant une copie (« épellation visible ») dans la position antéposée de
la phrase matrice (voir (22)).
(22) a. What do you think what Cookie Monster eats?
que DO tu penser que (interrogatif) CM mange
« Que penses-tu que CM mange? »
b. Who do you think who is in the box?
qui DO tu penser qui (interrogatif) est dans la boîte
« Qui penses-tu qui est dans la boîte? »
En revenant à notre étude, les questions médianes sont surtout nombreuses
chez les sujets les plus jeunes, les enfants de 3 ans. Dans ce groupe d’âge, elles
constituent la majorité. Le nombre relatif de questions médianes diminue avec
l’âge. Le fait que les enfants produisent des questions médianes est en accord avec
la deuxième clause de l’Hypothèse de CCS, selon laquelle il est moins complexe
de déplacer un constituant α n fois que de le déplacer n+1 fois et cela prouve que
les enfants commencent par des constructions moins complexes pour utiliser
ensuite de plus en plus de constructions plus complexes en grandissant.
La même hypothèse selon laquelle il est moins complexe de déplacer un
constituant α n fois que de le déplacer n+1 fois a donné lieu à la prédiction que les
QR sont acquises avant les QLD. Cette prédiction s’est avérée juste. C’est que
Acquisition de phrases interrogatives
21
nous avons vu dans la Figure 3 que les enfants produisent peu de QLD. Même
chez les enfants les plus âgés, ceux de 6 ans, le nombre de QLD est encore bas en
comparaison du nombre de QLD produit par les adultes.
Nous voulons remarquer que le nombre bas de QLD chez les enfants peut
également être dû à des facteurs autres que syntaxiques. Ainsi un assez grand
nombre d’enfants de 3 ans et de 4 ans donnent la réponse à la question (voir (23a))
au lieu de poser une QLD (voir (23b)).
(23) a. Je lis Peter Pan. (Martin 3;6.2)
b. Qu’est-ce que tu penses que je lis ?
Le fait que certains enfants donnent la réponse à la question est probablement dû à
un problème de compréhension, lié à la théorie de l’esprit (theory of mind). Il se
peut que ces enfants aient des difficultés à se mettre à la place des autres et ne
puissent pas encore s’imaginer que les connaissances du monde qu’ils ont eux ne
sont peut-être pas partagées par les autres. Dos Anjos (2004) a etudié la relation
entre la production de QLD et la théorie de l’esprit. Les résultats de son étude
montrent que les enfants qui produisent des QLD possèdent effectivement la
théorie de l’esprit. Par contre, tous les enfants ayant la théorie de l’esprit ne sont
toutefois pas capables de produire des QLD. Bien que la théorie de l’esprit soit
donc un facteur nécessaire à la production de QLD, ce facteur seul ne permet pas
d’expliquer le nombre bas de QLD chez les enfants.
Acquisition de phrases interrogatives
22
Quant à notre troisième prédiction, que les enfants acquièrent les QR et les
QLD sans inversion avant les QR et les QLD avec inversion, nous pouvons être
brèves. Cette prédiction s’est également avérée juste. Le fait que les enfants ne
produisent (presque) pas de questions avec inversion peut s’expliquer en nous
basant sur l’Hypothèse de la CCS, selon laquelle le déplacement d’un constituant
(le mot wh seul, le cas dans les questions wh sans inversion) implique un calcul
syntaxique moins complexe que le déplacement de n+1 constituants (le mot wh et
le verbe fléchi, le cas dans les questions avec inversion). Les enfants optent donc
pour la construction résultant d’un calcul syntaxique moins complexe alors que
les adultes utilisent plus souvent la construction impliquant plus d’opérations.
Notons cependant que le fait que les adultes produisent des questions avec
inversion est également lié au registre de langue. Il est connu que les questions
sans inversion sont nombreuses en français parlé (cf. Riegel et al. 1994) et il est
probable que le contexte expérimental ait poussé les adultes à utiliser un registre
de langue plus soutenu se caractérisant par l’emploi des questions avec inversion.
Peu de données sont connues sur l’input que reçoivent les jeunes enfants
francophones en ce qui concerne l’inversion. Les résultats de l’expérience de
production induite de Hulk & Zuckermann (2000) montrent que les adultes –
parmi lesquels la plupart sont des parents des enfants ayant participé à
l’expérience - produisent une question avec inversion dans presque deux tiers des
cas. Ces auteurs soutiennent que cela signifie que l’inversion est présente dans
l’input des enfants.
Acquisition de phrases interrogatives
23
6 Conclusion
Dans cet article, nous avons étudié le développement des phrases
interrogatives en français. Nous avons adopté l’hypothèse que ce développement
est déterminé par l’Hypothèse de la CCS. En nous appuyant sur les résultats d’une
tâche de production induite, nous concluons que les prédictions qui découlent de
cette hypothèse sont confirmées. En effet, l’observation de divers phénomènes
syntaxiques, concernant la position du mot wh et du verbe fléchi, montre que les
enfants les plus jeunes ont tendance à produire des questions qui exigent le moins
de calcul syntaxique possible. Plus l’enfant est âgé, plus il utilise des
constructions exigeant un calcul syntaxique plus complexe. Nos résultats nous
permettent d’établir l’ordre d’acquisition suivant :
(25) a. QR à wh in-situ < QR à wh antéposé sans inversion < QR à wh antéposé
avec inversion
(« < » signifie « avant »)
b. QR < QLD
En résumant, les enfants francophones ne font pas preuve de difficultés
concernant l’opération de déplacement du mot wh (même si les enfants les plus
jeunes préfèrent l’opération d’assembler à l’opération de déplacer). Par contre, ils
semblent avoir une difficulté en ce qui concerne le traitement des données. Cette
difficulté est sensible à la complexité du calcul syntaxique de la dérivation et fait
Acquisition de phrases interrogatives
24
que les enfants produisent par exemple des QLD médianes, impliquant un calcul
syntaxique moins complexe que les QLD à wh antéposé.
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