la segregation ethnique au college et ses consequences

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Georges FELOUZIS La ségrégation ethnique au collège et ses conséquences * RÉSUMÉ Cet article propose une réflexion sur la ségrégation ethnique au collège à partir d’une analyse de la répartition de plus de 144 000 élèves dans les 333 collèges de l’académie de Bordeaux. Dans un premier temps, l’auteur propose la construction d’un indicateur permet- tant de définir la variable ethnique à partir du prénom des élèves, et ainsi de distinguer les élèves « autochtones » et « allochtones ». Puis, il observe la répartition des élèves notam- ment en fonction de cette variable dans l’ensemble des collèges de l’académie pour montrer que la dispersion est considérable et que très peu d’établissements scolarisent une grande partie des élèves allochtones. Enfin, l’auteur examine les conséquences scolaires de la ségrégation ethnique, en termes de résultats scolaires et d’orientation en fin de troisième. La sociologie de l’école s’est longtemps nourrie des concepts et des méthodes de la démographie en étudiant la répartition des différentes popula- tions d’élèves dans le système éducatif. Des travaux fondateurs d’Alain Girard (1970) aux panels d’élèves les plus récents (1), la question scolaire est abordée en termes de nombre, de répartition et de « taux de survie » des élèves dans les filières de l’enseignement secondaire. Car la démographie scolaire révèle à la fois les tendances de fond du système éducatif (les inéga- lités sociales notamment), l’effet des politiques scolaires, et les conséquences des pratiques et des usages du système par les acteurs de l’école. Savoir comment les élèves se répartissent dans un espace donné et quelles sont les conséquences de cette répartition revient donc à penser les effets de structures comme les stratégies des acteurs. Certes, la statistique scolaire n’est pas l’alpha et l’oméga de la sociologie de l’école. Mais elle en constitue la toile de fond, la base empirique de référence à partir de laquelle les approches plus phénoménologiques se sont déployées et ont avantageusement complété, voire dans certains cas corrigé, les apports les plus importants (2). 413 R. franç. sociol., 44-3, 2003, 413-447 * Cet article est issu d’une recherche financée par le FAS et le PUCA réalisée en collaboration avec Joëlle Perroton et Françoise Liot au Cadis et au Lapsac. La partie statistique présentée dans ce texte n’aurait pu être réalisée sans Jean-Marie Duval, Directeur du service statistique du rectorat de Bordeaux, qui nous a apporté son aide précieuse et ses conseils. Lydie Piboyeux a assuré le traitement des données sur le logiciel SAS. Je les remercie vivement l’un et l’autre. (1) Actuellement un nouveau panel d’élèves du second degré est observé depuis la rentrée scolaire 1995. (2) Nous pensons ici notamment à l’ouvrage de Dubet (1991).

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Georges FELOUZIS

La ségrégation ethnique au collègeet ses conséquences*

RÉSUMÉ

Cet article propose une réflexion sur la ségrégation ethnique au collège à partir d’uneanalyse de la répartition de plus de 144 000 élèves dans les 333 collèges de l’académie deBordeaux. Dans un premier temps, l’auteur propose la construction d’un indicateur permet-tant de définir la variable ethnique à partir du prénom des élèves, et ainsi de distinguer lesélèves « autochtones » et « allochtones ». Puis, il observe la répartition des élèves notam-ment en fonction de cette variable dans l’ensemble des collèges de l’académie pour montrerque la dispersion est considérable et que très peu d’établissements scolarisent une grandepartie des élèves allochtones. Enfin, l’auteur examine les conséquences scolaires de laségrégation ethnique, en termes de résultats scolaires et d’orientation en fin de troisième.

La sociologie de l’école s’est longtemps nourrie des concepts et desméthodes de la démographie en étudiant la répartition des différentes popula-tions d’élèves dans le système éducatif. Des travaux fondateurs d’AlainGirard (1970) aux panels d’élèves les plus récents (1), la question scolaire estabordée en termes de nombre, de répartition et de « taux de survie » desélèves dans les filières de l’enseignement secondaire. Car la démographiescolaire révèle à la fois les tendances de fond du système éducatif (les inéga-lités sociales notamment), l’effet des politiques scolaires, et les conséquencesdes pratiques et des usages du système par les acteurs de l’école. Savoircomment les élèves se répartissent dans un espace donné et quelles sont lesconséquences de cette répartition revient donc à penser les effets de structurescomme les stratégies des acteurs. Certes, la statistique scolaire n’est pasl’alpha et l’oméga de la sociologie de l’école. Mais elle en constitue la toilede fond, la base empirique de référence à partir de laquelle les approches plusphénoménologiques se sont déployées et ont avantageusement complété,voire dans certains cas corrigé, les apports les plus importants (2).

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R. franç. sociol., 44-3, 2003, 413-447

* Cet article est issu d’une recherchefinancée par le FAS et le PUCA réalisée encollaboration avec Joëlle Perroton et FrançoiseLiot au Cadis et au Lapsac. La partie statistiqueprésentée dans ce texte n’aurait pu être réaliséesans Jean-Marie Duval, Directeur du servicestatistique du rectorat de Bordeaux, qui nous aapporté son aide précieuse et ses conseils.

Lydie Piboyeux a assuré le traitement desdonnées sur le logiciel SAS. Je les remercievivement l’un et l’autre.

(1) Actuellement un nouveau panel d’élèvesdu second degré est observé depuis la rentréescolaire 1995.

(2) Nous pensons ici notamment àl’ouvrage de Dubet (1991).

La ségrégation ethnique : un objet « illégitime » ?

Il sera donc ici question de démographie scolaire au sens où nous étudionsla répartition de collégiens dans un espace académique précis, celui del’académie de Bordeaux. Cette interrogation est d’autant plus pertinenteaujourd’hui que le collège en France est dit « unique », c’est-à-dire dispensantle même enseignement à tous. Pourtant, alors que le collège unique existedepuis près de trente ans, on débat toujours sur la pertinence des choix opéréslors de sa création, notamment celui de proposer le même enseignement à desélèves par définition différents. Le caractère « unique » du collège fait doncencore partie du débat scolaire, même si les questionnements ont très nette-ment évolués.

Alors que jusqu’aux années soixante-dix, la question posée à l’enseigne-ment secondaire était celle de la reproduction des inégalités sociales par lesystème lui-même (Bourdieu et Passeron, 1970 ; Baudelot et Establet, 1971),les interrogations sont aujourd’hui liées aux conséquences de la démocratisa-tion de l’enseignement, c’est-à-dire à l’accès de tous au collège. On peutévoquer la différenciation des établissements (Duru-Bellat et Mingat, 1993),leur lien avec l’environnement social et urbain (van Zanten, 2001), ou encorela perte de légitimité des savoirs scolaires (Charlot, Bautier et Rochex, 1992).Il s’agit en fait d’étudier la « production » des inégalités à travers des méca-nismes comme la composition sociale et scolaire des établissements, la répar-tition des élèves dans les classes, les stratégies d’orientation, etc.

C’est dans cette perspective que se place le présent travail. Nous l’avonsdit, il s’agit de raisonner sur la répartition des élèves dans les collèges enfonction de leurs caractéristiques. Parmi ces caractéristiques, certaines sontmesurables sans grande difficulté. Il s’agit de l’origine sociale, du sexe, duniveau scolaire et de la nationalité. Depuis que la statistique scolaire existe,ces variables font l’objet d’observations régulières consignées dans de multi-ples publications. De manière générale, les inégalités de recrutement desétablissements sont analysées en termes de catégories sociales (professionsdes parents) et d’inégalités scolaires (résultats des tests à l’entrée en sixième).Ces deux critères correspondent à la fois aux traditions culturelles de notreécole et à l’état de l’outil statistique. Cependant les acteurs sociaux introdui-sent de fait un autre critère de différenciation, voire de ségrégation. Il s’agitde l’origine ethnique (3). Les professeurs se plaignent de la concentration desélèves issus de l’immigration dans certains établissements, comme ce fut lecas dans le mouvement de Seine-Saint-Denis en 2000, les parents tiennent lacomposition « ethnique » des établissements comme un indicateur de laqualité de l’offre éducative, et les élèves dénoncent les collèges où se concen-trent tous les problèmes sociaux. Dans la mise en œuvre des politiquesscolaires elles-mêmes, la dimension ethnique n’est pas absente, comme c’estle cas pour le classement des établissements en zone d’éducation prioritaire

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(3) On peut se référer sur ce point au dossier de la revue Population (1998, 3) intitulé « Lavariable “ethnie” comme catégorie statistique ».

(ZEP), ou encore pour le choix des médiateurs dans les collèges (Bouveau,Cousin et Perroton, 1999).

On aboutit ainsi à une situation paradoxale dans laquelle la variableethnique est devenue une catégorie à part entière de la perception de l’école etdes établissements, sans pour autant être analysée en tant que telle, car nerelevant ni de la conception française de la citoyenneté, ni a fortiori des caté-gories statistiques disponibles. Cela revient à nier une dimension importantede l’expérience vécue des acteurs de l’école (Perroton, 2000), sous prétextequ’elle ne figure pas dans les conceptions abstraites et officielles de l’institu-tion. Cela revient aussi à nier les phénomènes de ségrégation et de discrimina-tion, et évite d’en décrire l’ampleur ainsi que les conséquences sur le parcoursscolaire des élèves. C’est enfin laisser la place à la rumeur et aux stéréotypes,alors que l’une des rares études sur les parcours scolaires des enfants issus del’immigration montre des résultats bien plus positifs que prévu (Vallet etCaille, 1996), en termes de progression scolaire et de parcours dans le secon-daire.

Si l’on accepte de considérer que les principes officiels d’une institution nesont pas les seuls opératoires pour en comprendre le fonctionnement, la ques-tion de la ségrégation ethnique à l’école prend alors tout son sens. Se posetoutefois le problème de la mesure statistique de cette ségrégation car les caté-gories administratives utilisées pour identifier les élèves ne permettent pas deconstruire empiriquement un tel concept. Les principes qui fondent le modèlefrançais d’intégration ne nous autorisent qu’à distinguer les élèves françaisdes élèves étrangers. Or, la question ethnique ne recouvre que très imparfaite-ment la dimension nationale. La France, nation coloniale jusqu’aux annéessoixante, et terre d’immigration jusqu’aux années récentes, présente unediversité « ethnique » qui fonde en partie les perceptions sociales des acteurs,au sein de l’école comme au sein de la société. Il devient alors nécessaire del’objectiver pour en produire une description précise : Peut-on observer unerépartition inégale des élèves en fonction de leur « origine ethnique » ? Àquelles conditions peut-on parler de « ségrégation scolaire » ? Quelles en sontles conséquences éventuelles, en termes d’accès aux diplômes commed’acquisitions de connaissances ?

La question de la ségrégation ethnique recoupe celle, plus générale, de ladémocratie et de l’égalité, non pas seulement en termes d’égalité de conditionet d’accès aux diplômes pour des élèves au départ inégaux, mais aussi à partird’une réflexion sur les conséquences de la démocratisation scolaire et del’accès de tous au collège. Comme l’exprimait déjà Pierre Bourdieu dans lesannées soixante, ignorer les inégalités culturelles revient à les légitimer et àles reproduire. Il en est de même pour la ségrégation ethnique. Refuser de lamesurer sous prétexte que le modèle d’intégration français ne reconnaît quedes individus « libres et égaux » revient à légitimer des processus qui remet-tent en cause les principes mêmes de l’égalité des chances. Cela revient aussià confondre ce que Max Weber appelait, dans Économie et société ([1921]1971), « l’être » et le « devant être » des institutions. Avec l’école primaire, lecollège constitue aujourd’hui le socle commun d’accès à la culture et aux

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apprentissages. S’attacher à décrire et à comprendre ses dysfonctionnementsest une façon de contribuer à sa démocratisation.

On le voit, dès lors que l’on considère ces questions comme légitimes, leproblème majeur à résoudre en l’état de la statistique scolaire en Franceconcerne l’outil de mesure de la variable « ethnique ». Plusieurs solutionspeuvent être adoptées. La première consiste à contourner la difficulté en selimitant à une approche qualitative. Il s’agit alors de produire des « ethnogra-phies » d’établissements et de montrer le jeu des relations sociales danslesquelles l’origine ethnique des protagonistes joue un rôle déterminant. Onpeut ainsi voir à l’œuvre toute la complexité de l’appartenance ethnique et lamultiplicité de ses utilisations dans la relation pédagogique et entre pairs ausein des collèges et des lycées. Ce type d’approches (Payet, 1995), quireprend les catégories de la sociologie goffmanienne, met l’accent sur ladimension subjective de l’ethnicité, soit en termes d’identité, soit de discrimi-nation, positive ou négative, dans le quotidien scolaire. Il s’agit en fait d’unephénoménologie de l’ethnicité, fort utile pour susciter des hypothèses, maisqui reste incapable de mesurer l’ampleur du phénomène, sa généralité éven-tuelle et surtout ses conséquences objectives en termes scolaires.

La deuxième solution consiste à construire des indicateurs ad hoc pourmesurer l’origine ethnique des élèves. L’objectif est alors d’observer ses rela-tions statistiques avec les autres variables scolaires, telles que les orientationset les performances aux épreuves nationales d’évaluation. C’est la solutionadoptée par L.-A. Vallet et J.-P. Caille (1996). Partant du principe que « c’estl’appartenance de l’enfant ou de ses parents à l’immigration étrangère quiforme le critère sociologique pertinent » (ibid., p. 32), les auteurs construisentune échelle qui mesure le « nombre d’attributs étrangers » parmi les suivants :« être de nationalité étrangère, être né hors de France métropolitaine, avoirpassé au moins une année scolaire hors de France, avoir des parents quiparlent régulièrement une autre langue que le français, n’avoir aucun parentayant toujours vécu en France » (ibid., p. 35). L’appartenance ethnique n’estdonc pas ici considérée comme une variable dichotomique, mais comme uncontinuum.

L’objet de cet article est de proposer une mesure statistique globale de larépartition des élèves dans les collèges en fonction de leurs caractéristiquesethniques, et ceci pour une raison essentielle : aucun travail descriptif systé-matique n’a jamais été mené sur ce point en France. On ne peut donc secontenter d’approches exclusivement qualitatives et monographiques, néces-sairement partielles et localisées. L’administration de la preuve est ici de lapremière importance. On aura donc compris que la perspective adoptées’apparente à la deuxième solution évoquée précédemment, sans pour autantreprendre les modalités précises de construction des indicateurs des auteurscités.

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De l’origine culturelle des élèves à la ségrégation ethnique au collège

Comment mesurer la ségrégation ethnique au collège en l’état de l’appareilstatistique français ? Nous l’avons dit, la statistique ne permet de distinguerque les élèves français des élèves étrangers, sans donner d’information directesur les origines nationales ou culturelles des individus. Répondre à la questionde la répartition des élèves en fonction de leur origine ethnique, et montrerainsi d’éventuels mécanismes de ségrégation, demande alors d’opérer untravail de construction d’indicateurs.

On le sait, les mécanismes de ségrégation de certaines catégories d’élèves àl’école ne se construisent pas sur la nationalité, mais sur une dimension plusextensive qui relève de l’origine migratoire plus ou moins récente. Toute ladifficulté est donc de construire un indicateur permettant de mesurer l’éven-tuelle origine migratoire des élèves, y compris pour ceux qui ont la nationalitéfrançaise. La construction de cet indicateur se fonde ici sur une classificationdes prénoms des élèves.

Nationalité, origine culturelle, ethnicité

Éclaircissons d’abord le vocabulaire employé et les concepts qui s’y ratta-chent. La nationalité des élèves est fixée par la loi et c’est la seule distinctionque reconnaît l’école française et donc la statistique scolaire. Les enfants nésen France d’au moins un parent français ont la nationalité française. Ceux nésde parents étrangers peuvent obtenir la nationalité française à partir de l’âgede 13 ans dès lors qu’ils résident en France depuis au moins cinq ans (4).Mais la notion de nationalité ne recouvre que très partiellement la questionqui nous intéresse. Ce que nous nommons l’origine culturelle des élèvesconcerne la deuxième, voire la troisième génération issue des vagues migra-toires de la deuxième moitié du XXe siècle. Au regard de l’histoire des migra-tions en France, il s’agit essentiellement d’élèves d’origine du Maghreb,d’Afrique Noire, du Portugal, de Turquie et de pays d’Asie tel que leVietnam. La plupart de ces élèves sont perçus comme étant d’origine migra-toire, et cela a des conséquences sur leur vie quotidienne et leur scolarité.C’est cette origine culturelle que nous proposons de mesurer ici pour enobserver la répartition dans les collèges.

La notion d’ethnicité est, quant à elle, plus complexe. Elle renvoie à lasubjectivité des acteurs et à la construction de leur identité au travers de caté-gories ethniques. Pour Max Weber, il s’agit « d’une croyance subjective à unecommunauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou desmœurs, ou des deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migra-tion, de sorte que cette croyance devient importante pour la propagation de lacommunalisation, peu importe qu’une communauté de sang existe ou nonobjectivement » (5).

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(4) Loi no 98-170 du 16 mars 1998 relativeà la nationalité, et article 21-11 du code civil.

(5) Max Weber ([1921] 1971) cité parPoutignant et Streiff-Fenart (1995).

Dans l’approche quantitative proposée ici, nous ne savons rien de lasubjectivité des acteurs. Il s’agit seulement de mesurer une origine migratoire,et d’étudier les éventuels effets de ségrégation et de discrimination quipeuvent en découler, sans préjuger de la construction identitaire que lesacteurs peuvent entreprendre. Rappelons toutefois que les notions d’ethnicitéet d’origine culturelle ne sont pas totalement indépendantes. Certainesorigines culturelles sont stigmatisées par des préjugés et stéréotypes, commepar les discours politiques d’extrême droite (le Maghreb et l’Afrique Noirenotamment) ce qui n’est pas sans effet sur les individus régulièrementrenvoyés à leur « identité culturelle » par des discours, voire des pratiques,xénophobes et discriminatoires (6), d’autant plus que l’origine migratoirerecoupe aussi dans ce cas une appartenance religieuse (l’Islam) à plus d’untitre stigmatisée (7). L’ethnicité constitue donc le versant subjectif del’origine culturelle, sans pour autant en être le simple reflet, les acteursopérant un travail de définition qui n’est jamais la simple résultante de leurorigine migratoire et de leur appartenance religieuse.

L’origine culturelle est donc ici une variable, au sens statistique du terme.L’objectif est d’en étudier les modalités dans différents contextes scolairesdéfinis ici par les établissements. Mais la question du vocabulaire employépour désigner les individus relevant de telle ou telle « origine culturelle » esten elle-même un débat, comme en témoignent les échanges un peu vifs entreMichelle Tribalat (1997b) et Hervé Le Bras (1997) dans la revue Population,il y a quelques années. Dans le cadre de cet article, nous proposons de définird’une part des autochtones, c’est-à-dire selon le dictionnaire Le Robert despersonnes « qui sont issues du sol même où ils habitent, qui sont censées n’yêtre pas venues par immigration » (8), et d’autre part des allochtones censésêtre issus d’un parcours migratoire. L’étude de cette variable permet demesurer un fait social, celui de la ségrégation ethnique à l’école.

Qu’entend-on par « ségrégation scolaire »

Une répartition inégale d’une population particulière n’est qu’une condi-tion nécessaire, mais non suffisante pour définir un phénomène de ségréga-tion. Un exemple simple peut éclairer notre propos. Certains établissementssitués dans le centre des grandes villes scolarisent des élèves dont le milieusocial est plus souvent aisé que la moyenne. Ces collèges et lycées « bour-geois » ou « chics » ne peuvent être assimilés à des établissements « ségré-gués ». Ils rassemblent, certes, des élèves très proches par leurscaractéristiques sociales, sans que l’on puisse sérieusement penser qu’il s’agitde « ghettos ». La notion de ségrégation implique donc des conséquences

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(6) Nous ne pensons pas ici au mondescolaire, mais aux pratiques de discrimination àl’embauche, et dans l’environnement profes-sionnel. Voir Bataille (1997).

(7) Dans le domaine scolaire, on peut

évoquer « l’affaire du foulard islamique » qui arévélé toute l’ambiguïté du rapport de l’écolefrançaise avec l’Islam.

(8) Souligné par nous.

négatives pour les individus qui sont « cantonnés » à un espace particulier ou,en l’occurrence, dans un ou des établissements particuliers.

L’analyse de la ségrégation scolaire implique donc plusieurs phases. Lapremière est d’établir l’existence d’une inégale répartition des individus enfonction d’un critère ou d’une caractéristique. Il peut s’agir du milieu social,de l’origine migratoire, de la nationalité, ou encore du niveau de revenu desindividus. Souvent même, ces critères se conjuguent et se cumulent pourdonner un renforcement des « handicaps », ce qui implique un accès restreintà des biens culturels ou de service. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit debiens scolaires qui se mesurent de manière classique par l’accès aux diplômes(le brevet des collèges en fin de troisième par exemple), par les orientations(dans l’enseignement général, professionnel ou encore par une sortie dusystème) et enfin par des acquis scolaires pour un niveau donné de formation.

Comment et sur quelle base empirique mesurer cette ségrégation ?

Les données empiriques qui servent de base à ce travail sont issues dufichier « scolarité » de l’académie de Bordeaux. Tout élève qui entre dansl’enseignement secondaire reçoit un numéro d’identification qui permet de le« suivre » jusqu’à la fin de sa scolarité secondaire, c’est-à-dire au plus tardjusqu’au baccalauréat. Ce fichier existe dans chaque académie et permet deproduire les statistiques nationales du ministère de l’Éducation. L’intérêt d’untel fichier est son exhaustivité : tous les élèves inscrits au collège pour uneannée donnée y sont répertoriés. Il est donc possible d’étudier leur répartitiondans chaque établissement en fonction de leurs caractéristiques personnelles,sociales et culturelles et ainsi de dresser le bilan de la ségrégation au collègepour une année donnée. Le fichier analysé ici concerne les élèves inscrits aucollège dans l’académie de Bordeaux pour l’année scolaire 2000-2001. Celareprésente plus de 144 000 élèves répartis dans 333 établissements publics etprivés dans les cinq départements de l’académie (Dordogne, Gironde, Lot-et-Garonne, Landes et Pyrénées-Atlantiques). Dans le fichier « scolarité »,chaque élève est défini par un ensemble de variables. Celles qui ont été utilespour l’analyse sont les suivantes : le prénom, l’âge, le sexe, la profession duchef de famille, le nombre d’enfants dans la fratrie, la nationalité, l’établisse-ment, le niveau d’enseignement (sixième, cinquième, quatrième, troisième,SEGPA [9]), la classe (par exemple la sixième « A » du collège « X »), lesoptions choisies, l’établissement fréquenté l’année antérieure, la classefréquentée l’année antérieure. Ce fichier apporte donc une « photographie »de la répartition des élèves dans un espace particulier, que l’on considèrel’ensemble de l’académie, certaines grandes villes, ou encore des secteursparticuliers de celles-ci.

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(9) Sections d’enseignement général et professionnel adapté.

Mesurer l’origine migratoire à partir du prénom des élèves

Le fichier « scolarité » ne permet pas directement de mesurer l’origineculturelle des élèves. Le lieu de naissance et la nationalité des parents n’y sontpas disponibles et la nationalité de l’élève est insuffisante pour appréhendercette dimension. La solution adoptée ici a été de construire un indicateur indi-rect qui donne une bonne approximation de l’origine culturelle des élèves.Cette mesure indirecte est constituée par le prénom des élèves. On sait que leprénom a une forte charge symbolique d’un point de vue social et culturel, etque son usage varie très fortement d’un milieu social à l’autre (Besnard etDesplanques, 1998). Il est notamment utile de distinguer l’usage des prénomsdans les classes moyennes autochtones, très fortement marqué par des effetsde mode et des stratégies de distinction, et l’usage bien différent qu’en fontles familles immigrées. Pour ces dernières, le prénom marque en fait autantl’origine culturelle ou nationale que l’appartenance religieuse. Plus simple-ment, les enfants d’immigrés musulmans portent des prénoms musulmans,qu’ils soient du Maghreb, d’Afrique Noire ou de Turquie (10). Ce sont lesprénoms les plus « fiables » pour notre propos, car ils ne sont pas ou trèsmarginalement utilisés par les classes moyennes autochtones.

Ainsi, au regard de l’objet qui nous intéresse, on peut considérer le prénomcomme l’expression de l’origine culturelle de celui qui le porte. Même si lesambiguïtés ne sont pas absentes, le prénom apparaît comme un marqueur lié àla religion et au pays d’origine. Certes, le prénom n’est qu’un « indicateur »de l’origine culturelle. En tant que tel, il ne permet que d’approcher la réalitésans la saisir entièrement et implique donc une marge d’erreur que PaulLazarsfeld lui-même définissait comme au fondement de toute mesure empi-rique d’une variable. Pourtant, comme la signature au mariage a pu constituerune mesure du degré d’alphabétisation des Français de l’époque moderne audébut du XXe siècle (Furet et Ozouf, 1977), le prénom des élèves donne unebonne approximation de leur origine culturelle dans la mesure où il s’agit deraisonner sur un grand nombre d’observations.

Quelle est la fiabilité du prénom pour mesurer l’origine culturelle, etquelles sont les « erreurs systématiques » qui peuvent se manifester ? Disonsd’emblée que certains prénoms sont plus significatifs que d’autres, et quedans certaines situations la correspondance entre l’origine culturelle des indi-vidus et celle que laisse supposer leur prénom n’est pas parfaite.

Certains prénoms sont plus « fiables » que d’autres car exclusivementemployés par des familles d’origine étrangère. C’est le cas des prénomsmusulmans qui ne sont que très marginalement utilisés par les classesmoyennes autochtones. Les populations de religion musulmane d’origine duMaghreb et d’Afrique Noire, qui forment un contingent important parmi lesfamilles immigrées en France, donnent à leurs enfants des prénoms musul-

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(10) Les prénoms turcs sont cependant très spécifiques et peuvent donc être identifiés sansgrande difficulté.

mans. On peut ainsi être certain que les élèves dont le prénom est« Mohamed », « Malika » ou « Youssef » sont issus de l’immigration. Proba-blement du Maghreb, peut-être aussi d’Afrique Noire. Les prénoms turcs, euxaussi, sont très spécifiques et très peu employés par les classes moyennesautochtones : « Abidine », « Atila », « Digdem » ou encore « Geyhum »prénomment des enfants issus de l’immigration turque avec une marge d’erreurtrès faible. Dernier exemple, les prénoms africains. Eux aussi constituent desindicateurs très fiables car très spécifiques aux familles immigrées d’AfriqueNoire. On peut citer « Akoua », « Ataouia », « Daouda », « Nafissatou », etc.

Dans d’autres cas, la fiabilité est plus difficile à établir. Le prénom, on l’adit, est fortement lié à la religion. Notre objectif est de mesurer les facteurssusceptibles de générer de la ségrégation et de la discrimination, plus liée àl’appartenance ethnique que proprement religieuse, car la discrimination est leplus souvent liée à l’apparence physique des individus et notamment leurcouleur de peau. Or, un certain nombre de familles d’Afrique Noire sont chré-tiennes, et prénomment leurs enfants avec des prénoms chrétiens, identiques àceux qu’utilisent les familles autochtones. C’est là une première limite denotre indicateur. De même, certaines pratiques en vogue dans les classesmoyennes autochtones consistent à choisir le prénom le plus rare et le plus« exotique » possible. Cela n’est pas sans poser quelques problèmes, même sila tendance est récente et concerne donc moins les élèves de notre enquête,pour la plupart nés entre 1985 et 1990.

On voit que l’origine culturelle des prénoms n’exprime pas toujours cellede son porteur, et qu’il existe une marge d’incertitude quant à son utilisationcomme mesure de l’origine migratoire des individus. Toutefois, les choixopérés ont toujours été faits de manière à sous-estimer le nombre d’élèvesd’origine étrangère. Une liste des prénoms et de leur classement se trouve enannexe. On y trouvera quelques exemples de classification des prénoms enfonction de l’aire géographique concernée.

De l’origine du prénom à l’origine de son porteur

En l’état de la réflexion, on voit se dessiner un certain nombre de résultats.Chaque prénom peut être défini en fonction de l’origine culturelle dont il estissu. L’objectif de ce classement est d’en déduire l’origine culturelle de sonporteur, sachant que le lien n’est pas direct et systématique. Certaines précau-tions ont donc été prises.

Des regroupements ont été opérés en fonction de l’hypothèse d’une ségré-gation ethnique dans les établissements scolaires. Nous avons ainsi regroupédans une même catégorie les prénoms musulmans, turcs et africains. Cela nesignifie aucunement qu’ils relèvent d’une même « culture » ou d’une même« origine », mais que les individus originaires de ces aires culturelles peuventfaire l’objet de pratiques ségrégatives et discriminantes. Toutefois, ce groupesous-estime les élèves susceptibles d’être l’objet d’une ségrégation ethnique,

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car il ne prend pas en compte les élèves noirs des territoires et départementd’outre-mer, ainsi que les élèves de nationalité française d’origine d’AfriqueNoire de confession chrétienne dont les prénoms sont codés « autochtones ».

Un autre groupe est constitué des prénoms codés « Autres allochtones ».Là aussi ce groupe ne présente aucune cohérence « culturelle » (il réunit lesprénoms d’Asie Orientale, d’Europe de l’Est, de la péninsule Ibérique, etc.).Mais du point de vue de notre objet, ces élèves sont moins susceptibles defaire l’objet d’une ségrégation. Par ailleurs, cela ne représente qu’un petitnombre d’individus pour chaque origine culturelle concernée.

Enfin, le dernier groupe est constitué par les prénoms autochtones, ou dontl’origine est indécidable. Ce regroupement surestime la proportion desprénoms autochtones. La France étant une terre d’immigration, et depuis fortlongtemps, beaucoup de prénoms correspondant aux anciennes vagues migra-toires, comme les prénoms italiens et beaucoup de prénoms espagnols, ont étéclassés dans cette catégorie.

La dernière étape de la définition de l’origine culturelle des élèves aconsisté à croiser l’origine des prénoms avec la nationalité des élèves. Parsouci de clarté, nous présentons la combinaison de ces deux indicateurs dansle Tableau I.

Apport de l’indicateur de l’origine culturelle par rapport à la simplenationalité

L’académie de Bordeaux scolarise relativement peu d’élèves de nationalitéétrangère. Ils ne représentent que 3,1 % des collégiens, alors que la moyenneen France pour l’année 2000 se situe à 5,1 % (11). Cette faible proportion

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TABLEAU I. – Origine culturelle des élèves en fonction de la nationalité et de l’originede leur prénom

Origine du prénom Nationalité : Maghreb,Afrique Noire, Turquie

Autres nationalitésétrangères

Nationalité française

Maghreb, Afrique Noire,Turquie

Maghreb, Afrique Noire,Turquie

Cas non rencontré Maghreb, Afrique Noire,Turquie

Autres allochtones Maghreb, Afrique Noire,Turquie

Autres allochtones Autres allochtones

Autochtone Maghreb, Afrique Noire,Turquie

Autres allochtones Autochtones

Lecture : Les élèves d’une nationalité d’un pays du Maghreb, d’Afrique Noire et de Turquie, et dont leprénom a été classé « Maghreb, Afrique Noire, Turquie » ont été classés dans l’origine culturelle « Maghreb,Afrique Noire, Turquie ». Ceux dont la nationalité est française et le prénom classé dans « Maghreb,Afrique Noire, Turquie » ont été classés « Maghreb, Afrique Noire, Turquie » pour leur origine culturelle.

(11) Il s’agit, pour les données nationales, de l’ensemble de l’enseignement secondaire.Source : Repères et références statistiques (2000).

d’élèves de nationalité étrangère reflète la position de la région Aquitainedans la France des migrations. Comparativement à l’axe Lille-Paris-Lyon-Marseille, l’immigration en Aquitaine reste très limitée, pour des raisons à lafois géographiques, historiques et économiques. Si l’on considère la propor-tion d’élèves de nationalité étrangère dans le secondaire, on observe selon leministère de l’Éducation (Repères et références statistiques, 2000) uneproportion variant de 9,1 % à 13 % en Région parisienne et en Corse, de 6 %à 9 % dans la vallée du Rhône, et entre 3,9 % et 6 % dans le centre de laFrance. L’ensemble de la façade Atlantique se distingue par une proportionbien plus faible que la moyenne d’élèves de nationalité étrangère (entre 0,8 %et 3,9 %).

Un autre élément de comparaison peut être trouvé dans l’enquête deL.-A. Vallet et J.-P. Caille sur le panel d’élèves entrés en sixième en 1989(1996, p. 34). Sur les 18 657 élèves de cette enquête, 7,8 % sont de nationalitéétrangère. Ce chiffre correspond à plus du double de ce que nous observonspour l’académie de Bordeaux en 2000. La très nette diminution de l’immigra-tion en France explique cet écart : selon le ministère de l’Éducation, 7 % desélèves du secondaire sont de nationalité étrangère en 1985 et 7,5 % en 1990.Mais depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, la proportion des élèvesétrangers est en constante diminution pour atteindre 5,1 % en 2000. Cettetendance est d’autant plus forte dans l’académie de Bordeaux qu’il ne s’agitpas d’une terre d’immigration.

423

Georges Felouzis

TABLEAU II. – Quel est l’apport de la variable « Origine culturelle de l’élève » comparée à lanationalité ?

Nationalité Origine culturelle« Afrique, Maghreb,

Turquie »

Origine culturelle« Autres

allochtones »

Origineculturelle

« Autochtone »

Ensemble

« Afrique, Maghreb,Turquie »

2 564 0 0 2 564

1,7 %

« Autres étrangers » 0 1 972 0 1 972

1,4 %

« Française » 4 285 1 536 134 368 140 189

96,9 %

Ensemble 6 849

4,7 %

3 508

2,4 %

134 368

92,8 %

144 725

100 %

Quel est le gain de notre codage par rapport à la variable « nationalité » ?La comparaison croisée du classement des élèves en fonction de l’une etl’autre variable (Tableau II) montre qu’en fonction de la seule nationalité,2 564 élèves sont classés dans la catégorie « Afrique, Maghreb, Turquie ». Cequi ne représente que 1,7 % des élèves de collège de l’académie de Bordeaux.Si l’on considère notre variable « origine culturelle », on trouve 6849 élèves,soit 4,7 % de l’ensemble. Pour la catégorie « Autres allochtones », l’apportest quantitativement moindre, bien que non négligeable. On passe en effet de1972 élèves de nationalité « Autres étrangers » (1,4 %), à 3508 selon notrepropre variable (2,4 %). De manière symétrique, on passe de 96,9 % d’élèvesde nationalité française, à 92,8 % en fonction de notre variable.

Ces chiffres peuvent sembler relativement faibles, et ils le sont si l’onconsidère la moyenne française. Selon notre décompte, on dénombre toutefois10 357 élèves allochtones dans l’ensemble de l’académie de Bordeaux. Celareprésente 7,1 % des collégiens de l’académie. Le gain par rapport à lavariable « nationalité » est donc de 4 % des effectifs. Il reste à savoircomment se répartissent ces élèves, dans quels établissements ils sont inscritset selon quels principes s’opère cette répartition.

Quelques caractéristiques des élèves en fonction de leur origine culturelle

La comparaison des élèves en fonction de leur origine culturelle montre defortes disparités, tant du point de vue de l’origine sociale que de la taille de lafratrie et du parcours scolaire. Sans grande surprise, on peut d’ores et déjàavancer que les élèves allochtones sont socialement et scolairement défavo-risés. Cette remarque ne vaut toutefois que pour les élèves du « Maghreb,d’Afrique Noire et de Turquie ». Les « Autres allochtones » se rapprochenttrès fortement, du point de vue de leurs caractéristiques, des élèves autoch-tones.

Deux profils se détachent donc du Tableau III. Le premier est celui desélèves du « Maghreb, d’Afrique Noire et de Turquie » qui cumulent les handi-caps, sociaux et scolaires. Plus des trois quarts (76,5 %) appartiennent à unmilieu défavorisé, plus de la moitié sont issus d’une fratrie de quatre enfantset plus (50,5 %) et seulement 48 % sont « en avance » ou « à l’heure » aucollège, contre 68 % en moyenne. Ils sont, de plus, sur-représentés dans lesSEGPA (7,2 % contre 3,3 % en moyenne), dont la vocation est de scolariserles élèves qui ont de sérieuses difficultés à suivre une scolarité dans la filière« normale » du collège. On trouve ainsi une représentation de ces élèves plusfaible que la moyenne à partir de la cinquième : 22, 8 % d’entre eux sont encinquième (contre 24,6 % en moyenne), 22,9 % en quatrième (contre 24,1 %en moyenne) et 20,21 % en troisième (contre 21,5 % en moyenne).

Le deuxième profil est celui des élèves « Autres allochtones » et « Autoch-tones », dont les caractéristiques sont très proches, tant du point de vue socialque scolaire, exception faite du retard scolaire. Les élèves « Autres alloch-

424

Revue française de sociologie

tones » occupent en effet une position médiane entre les élèves du « Maghreb,d’Afrique Noire et de Turquie » et les élèves « Autochtones » : 58,7 % sonten avance ou à l’heure, contre 68 % en moyenne.

Enfin, la scolarisation dans le secteur privé concerne 21 % des élèves« Autres allochtones », 18,3 % des élèves « Autochtones » et seulement 9 %des élèves du « Maghreb, d’Afrique Noire et de Turquie ».

On voit donc se dessiner, au travers de ces quelques indicateurs très géné-raux, des conditions de vie et de scolarisation très différenciées selonl’origine culturelle des collégiens. Sans grande surprise, il apparaît que lescollégiens issus de l’immigration du Maghreb, d’Afrique Noire et de Turquiesont socialement et scolairement désavantagés par rapport aux autres. D’un

425

Georges Felouzis

TABLEAU III. – Qui sont les élèves autochtones et allochtones ?(en pourcentage)

Allochtonesd’Afrique, Maghreb

et TurquieAutres allochtones Autochtones Ensemble

Milieu socialTrès favorisé

FavoriséMoyen

Défavorisé

6,044,34

13,1676,46

18,598,61

25,1747,63

19,3415,8331,7733,06

18,6915,1130,7335,47

SexeGarçons

Filles51,7648,24

48,4351,57

50,4749,53

50,4849,52

Nombre d’enfants dansla fratrie

1 enfant2 enfants3 enfants4 enfantsPlus de 4

11,3015,7322,4522,6427,88

22,7437,5224,219,585,95

22,4344,7724,226,102,47

21,9143,2124,136,963,76

Âge scolaireUn an d’avance

À l’heureRetard 1 an

Retard 2 ans

1,2747,0736,2215,49

2,5956,1030,2211,09

2,8266,3325,225,63

2,7465,1725,866,23

ClasseSixième

CinquièmeQuatrièmeTroisième

SEGPA

25,5722,8422,9220,217,22

26,9425,0022,4321,043,81

25,4924,6624,2321,543,1

25,5324,5824,1221,473,32

Secteur de scolarisation

PublicPrivé

90,969,04

78,9921,01

81,6918,31

82,0617,94

point de vue strictement scolaire, ils ont plus souvent redoublé et sont plussouvent orientés dans les filières les plus dévalorisées du collège (lesSEGPA). Cette situation dépend de la combinaison de plusieurs facteurs.D’abord de leur situation migratoire, car certains arrivent en France sansmaîtriser la langue française, ce qui occasionne des retards dans les apprentis-sages. Ensuite leur origine sociale et plus généralement leurs conditions devie peuvent expliquer ces parcours scolaires chaotiques. Enfin, cela peut aussiêtre le résultat de leur scolarité à l’école primaire, plus souvent émaillée deredoublement pour les élèves étrangers ou issus de l’immigration (12).

Au-delà d’une description de ces handicaps, la question posée ici est cellede la répartition de ces élèves dans les établissements de l’académie. Peut-onobserver une « ségrégation » de ces derniers dans quelques établissements« ghettos » ? Quelle est l’ampleur du phénomène ?

La répartition ethnique et sociale des collégiens dans l’académiede Bordeaux

Les collèges se distinguent très fortement en fonction de leur recrutementsocial et scolaire. L’un des facteurs de cette différenciation est constitué par lesecteur de recrutement des établissements. Sous cet aspect, les collèges sont lereflet sociologique des zones urbaines qui constituent leur « secteur ». Onpeut ainsi raisonner en termes de description des disparités entre collèges etmesurer leur évolution, en fonction des variables classiques de la sociologiede l’école : l’origine sociale, le retard scolaire des élèves, et éventuellementleur nationalité (Trancart, 1998 ; Roux-Salembien, 1993). Pourtant, il seraitnaïf de croire à un lien mécanique entre la composition sociale d’un secteur descolarisation et celle d’un établissement. Que l’on considère le comportement« éclairé » des familles dans le choix d’un collège (Ballion, 1986), ou lapossibilité de « choisir » un établissement du secteur privé (Héran, 1996), ilest manifeste que les stratégies de choix des familles infléchissent notable-ment la composition sociale et scolaire des établissements.

On peut donc considérer que la nature de la population scolaire descollèges n’est pas la simple résultante de leur secteur de recrutement. Cettepopulation scolaire a, pour ainsi dire, un « sens », d’abord parce qu’ellereflète une hiérarchie sociale et scolaire, ensuite parce qu’elle oriente les stra-tégies de choix des acteurs. C’est ainsi que les « bons » collèges se reconnais-sent au moins autant à la nature de leur public qu’aux résultats effectifs auxexamens nationaux. Les disparités entre établissements ont surtout étéétudiées en fonction de l’origine sociale et de l’âge scolaire de leur public.Ces dimensions ne seront pas négligées ici. Toutefois, le raisonnement seracentré sur l’origine culturelle des élèves pour observer d’éventuels effets deségrégation. Sur les 333 collèges de l’académie de Bordeaux, comment lesélèves se répartissent-ils en fonction de cette variable ? Y a-t-il des établisse-

426

Revue française de sociologie

(12) C’est ce que montre notamment l’analyse de Vallet et Caille (1996, chap III).

ments « ghettos », dans lesquels les élèves allochtones seraient très fortementsur-représentés, alors qu’ils seraient totalement absents, ou presque, dansd’autres ?

Considérons d’abord les élèves allochtones quelle que soit leur origineculturelle. Dans le Graphique I chaque établissement est figuré par une ligneverticale indiquant la proportion d’élèves allochtones. Pour l’ensemble del’académie, ils représentent 7,1 % des collégiens. Pourtant, si l’on considèreleur répartition dans chaque établissement, la dispersion est considérable.L’écart-type est de 7,48 %, c’est-à-dire supérieur à la moyenne. On passe de44,3 % au collège Paul Froment à Sainte-Livrade-sur-Lot et 44,3 % au collègeJacques Ellul de Bordeaux à 0,3 % au collège Cap de Gascogne à Saint-Sever,voire 0 % au collège privé Saint-Joseph à Navarrenx. Cela signifie que danscertains établissements près d’un élève sur deux est allochtone, alors que dansd’autres, aucun ou presque n’est dans ce cas. Une répartition aussi inégale estimpensable en fonction d’autres variables comme l’origine sociale ou leniveau scolaire des élèves.

On peut donner une idée plus précise de ces disparités en étudiant de plusprès les établissements qui scolarisent la plus forte proportion d’élèves alloch-tones. On peut ainsi voir que 10 % des établissements scolarisent à eux seuls26 % de ces élèves. L’origine culturelle est donc un puissant facteur de diffé-rentiation des collèges, même si l’on ne peut préjuger pour l’instant desconséquences scolaires de cette situation. Il ne fait pourtant pas de doute queces disparités « ethniques » se doublent de disparités sociales. Toujours parmiles mêmes établissements, 48 % des élèves sont de milieu « défavorisé », et46 % sont en retard d’un an, voire de deux ans.

On assiste donc à un cumul des inégalités entre collèges. Scolariser desélèves allochtones en grand nombre se combine avec un taux important

427

Georges Felouzis

GRAPHIQUE I. – Proportion d’élèves allochtones dans les collèges de l’académie de Bordeaux

d’élèves en retard et issus de milieu défavorisé. Une comparaison plus systé-matique (Tableau IV) en donne toute la mesure.

Les collèges les plus ségrégués d’un point de vue ethnique le sont aussisocialement et scolairement. Les élèves de milieux très favorisés et favoriséssont rares dans ces établissements (26 % contre 33,8 % en moyenne) et leretard scolaire y est bien plus fréquent. C’est ainsi que 33,5 % des élèves descollèges les plus ségrégués ont un an de retard (contre 25,9 % en moyenne) et12,8 % ont deux ans ou plus de retard (contre seulement 6,2 % en moyenne).De même la taille de la fratrie, indicateur des conditions de vie familiales desélèves, égale ou dépasse bien plus souvent les quatre enfants dans les collèges

428

Revue française de sociologie

TABLEAU IV. – Comparaison des collèges scolarisant le plus d’élèves allochtonesà l’ensemble des collèges de l’académie

Dans les 10 % des collègesqui scolarisent le plus d’élèves

« Maghreb, Afrique Noire,Turquie » et « Autres

allochtones »

Dans l’ensemble des collègesde l’académie

Milieu socialTrès favorisé

FavoriséMoyen

Défavorisé

12,813,326,147,8

18,715,130,735,5

SexeGarçons

Filles51,548,5

50,549,5

Nombre d’enfants dansla fratrie

1 enfant2 enfants3 enfants4 enfantsPlus de 4

20,536,223,510,69,2

21,943,224,17,03,8

Âge scolaire

Un an d’avanceÀ l’heure

Retard 1 anRetard 2 ans

2,751,033,512,8

2,765,225,96,2

ClasseSixième

CinquièmeQuatrièmeTroisième

SEGPA

24,623,823,421,66,6

25,524,624,121,53,3

Secteur de scolarisation

PublicPrivé

82,717,3

82,117,9

les plus ségrégués que dans l’ensemble de l’académie (19,8 % contre 10,8 %en moyenne). Enfin, un dernier indicateur illustre ce cumul des inégalitéssociales et scolaires. La scolarisation en SEGPA est deux fois plus importantedans les établissements les plus ségrégués qu’en moyenne (6,6 % contre3,3 %). Notons enfin que les établissements du privé ne sont pas absents des10 % des collèges les plus ségrégués.

Ces disparités entre collèges semblent dessiner des univers scolaires trèsdifférents, voire opposés. Les établissements les plus ségrégués constituent uncontexte de scolarisation bien plus marqué par les problèmes sociaux etscolaires, si l’on en juge par les caractéristiques de leur public. Ces problèmessociaux se concentrent pour donner ce que maintes observations ont pudécrire comme des « collèges de banlieue » (Cousin et Felouzis, 2002 ;Lepoutre, 1997), dans lesquels la subjectivité des acteurs est dominée par lesentiment d’être exclu et relégué. Ces établissements ne sont pas obligatoire-ment éloignés des centres-villes, ou implantés dans des quartiers paupérisés(Villechaise-Dupond, 2000). Ils tirent pourtant leurs caractéristiques de lasomme des problèmes sociaux qu’ils doivent gérer, tant du point de vue desélèves que du personnel éducatif. Cette description laisse penser que lecontexte scolaire qu’ils définissent n’est pas des plus favorables aux acquisi-tions, si l’on en croit les travaux anglo-saxons sur le « school-mix » (13). Onsait en effet que rassembler dans une même classe ou a fortiori dans un mêmeétablissement les élèves les plus faibles a des conséquences négatives sur lesacquisitions scolaires et renforce les inégalités.

Nous avons considéré dans un premier temps les élèves allochtones commeune seule population. Cependant, tous ne se trouvent pas dans des situationsidentiques. D’abord d’un point de vue économique et social (Tableau III),ensuite du point de vue des discriminations dont ils peuvent faire l’objet. Il estdonc important de se centrer sur la répartition dans les établissements desélèves du « Maghreb, Afrique Noire et Turquie ».

Les élèves issus du « Maghreb, Afrique Noire, Turquie » représentent4,7 % des collégiens de l’académie. Cette proportion est très faible au regardd’autres régions françaises. Mais si l’on considère leur répartition dans lesdifférents établissements aquitains, on observe de très fortes disparités.Comme l’indique la décroissance très rapide des histogrammes du GraphiqueII, très peu de collèges accueillent une grande proportion d’élèves de cettecatégorie. Seulement 10 % des établissements scolarisent 40 % de ces élèves,soit plus de huit fois plus que la moyenne académique ! Ces disparités enfonction de l’origine culturelle donnent à voir une ségrégation bien plusprégnante que pour l’ensemble des étrangers (Graphique I). C’est ainsi que17 collèges accueillent entre 20 % et 40 % d’élèves du Maghreb, d’AfriqueNoire ou de Turquie. Inversement, 81 établissements en scolarisent moins de

429

Georges Felouzis

(13) Il s’agit notamment des études quitraitent de l’effet de la mixité sociale dans lesclasses et les établissements sur les acquisitions

scolaires des élèves. Voir Thrupp (1995), etDuru-Bellat et Mingat (1997).

1 %. Ces différences dans la composition « ethnique » du public des établisse-ments sont considérables.

On peut s’attacher à donner une mesure plus précise de ce phénomène deconcentration en calculant la proportion d’élèves qu’il faudrait changerd’établissement pour une égale répartition en fonction de leur origine cultu-relle (14). Soulignons qu’il ne s’agit-là que d’une situation abstraite qui n’estpas obligatoirement définie comme souhaitable. Il s’agit d’une situation deréférence permettant de comparer la réalité à une distribution aléatoire enfonction de l’origine culturelle. En effet, dans le cas où les élèves allochtonesse distribueraient au hasard, on observerait un taux proche de la moyennedans chaque collège. L’indice de concentration que nous appellerons C est lasomme des écarts entre la proportion d’élèves allochtones dans un établisse-ment et la moyenne observée dans l’ensemble de l’académie, le tout rapportéau nombre total d’établissements.

C x x ni ni

n

= −=∑

1/

Où xi est la proportion de la population considérée dans l’établissement i,et xn la proportion de cette même population dans la moyenne des n établisse-ments. L’indice C de concentration des élèves du Maghreb, d’Afrique Noireet de Turquie pour l’académie de Bordeaux est de 4,2. Cela signifie qu’unlégislateur pour le moins autoritaire, bien qu’animé de bonnes intentions,devrait faire en sorte que 4,2 % des 144 725 collégiens de l’académie chan-gent d’établissement pour que leur répartition en fonction de leur origineculturelle soit strictement égale à la moyenne dans chaque collège. Cela repré-sente plus de 6 000 élèves, c’est-à-dire l’équivalent de plus de 13 collèges detaille moyenne !

430

Revue française de sociologie

GRAPHIQUE II. – Proportion d’élèves du Maghreb, Afrique Noire et Turquie dans les collègesde l’académie de Bordeaux

(14) La construction de notre indice C de concentration s’inspire de l’article de Leloup (1999).

Au regard du nombre d’élèves concernés, on voit que le taux de concentra-tion est loin d’être négligeable. Pourtant, ce n’est que dans la comparaisonque notre indice prend tout son sens et peut vraiment être interprété. Unepremière comparaison « interne » consiste à ramener l’indice C à la moyennede la population allochtone considérée (15).

4,2/4,7= 0,89

Comparons ce résultat à celui qui concerne l’ensemble des élèves d’origineétrangère dans l’académie, et non plus seulement ceux d’origine du Maghreb,Afrique Noire et Turquie. Dans ce cas, C est égal à 4,93 pour une moyenne de7,1 %. Cela donne le rapport suivant :

4,93/7,1 = 0,69

Cela signifie que la concentration des élèves d’origine du Maghreb,Afrique Noire et Turquie est plus forte que celle de l’ensemble des alloch-tones. Il faudrait en effet que 89 % d’entre eux changent d’établissement pourêtre également répartis dans les collèges de l’académie. Pour l’ensemble desallochtones, ils ne seraient que 69 % dans ce cas. On ne peut pour l’instantparler de « ségrégation », dans la mesure où l’on ne sait encore rien sur lesconséquences scolaires de cette situation. Toutefois, ce que montre clairementnotre indice C est que les collèges sont « ethniquement » typés, et l’on peuts’interroger sur les conséquences de cette situation sur les apprentissages et lasubjectivité des acteurs. Les collèges qui scolarisent le plus d’élèves d’originedu Maghreb, d’Afrique Noire et de Turquie peuvent apparaître comme des« ghettos » qui favorisent l’identification de chacun en fonction de catégoriesethniques (Perroton, 2000).

L’indice S de « spécialisation » pour ces établissements, que l’on calculeen ramenant la proportion d’élèves d’origine considérée à la moyenne del’académie, est assez parlant de ce point de vue. Les 5 établissements les plus« spécialisés » ont des indices S allant de 8,6 à 6,4. Cela signifie qu’ilsaccueillent entre 8,6 et 6,4 fois plus d’élèves du Maghreb que la moyenne. Deplus, ils rassemblent dans un même lieu des élèves défavorisés scolairement etsocialement. Les travaux des sociologues sur les conséquences de l’homogé-néité des classes (Duru-Bellat, 2002) ont montré que le contexte d’apprentis-sage créé par un niveau scolaire faible en moyenne génère des progressionsscolaires elles aussi très faibles. En d’autres termes, le niveau moyen desélèves influe sur les acquisitions de chacun, au détriment des plus faiblesscolairement. On peut donc d’ores et déjà avancer que cette spécialisation estaussi une ségrégation par le cumul des handicaps qu’elle implique.

Mais avant de s’interroger sur l’accumulation des handicaps sociaux etscolaires dans certains collèges, il est utile de se demander si les taux deconcentration varient et de quelle manière, en fonction de la variable consi-dérée. Notre indice C, rapporté à la moyenne de la population, permet une

431

Georges Felouzis

(15) Il est aussi possible de ramener l’indiceC au pourcentage des élèves qui ne sont pas del’origine étrangère considérée. Cela donnerait

ici 4,2/95,3 = 0,04. Pour des raisons delisibilité, nous avons préféré adopter lapremière solution.

telle comparaison. Nous distinguerons d’abord l’indice C pour les élèves du« Maghreb, Afrique Noire et Turquie », puis celui des « Autres allochtones »,celui associé aux élèves de milieu défavorisé, et enfin celui des collégiensdont le retard est égal ou supérieur à deux ans. Parmi ces quatre typesd’élèves, peut-on observer des effets de concentration plus ou moins impor-tants ?

Le taux de concentration le plus élevé concerne les élèves d’origine duMaghreb, d’Afrique Noire et de Turquie. Il faudrait en effet que près de 90 %d’entre eux changent d’établissement pour qu’une répartition égale à lamoyenne s’observe dans tous les collèges de l’académie (16). Cela représenteune proportion considérable et montre que la ségrégation n’est pas seulementliée au fait d’être allochtone, mais qu’elle dépend étroitement de l’aire cultu-relle considérée. Dans la société française, les populations les plus suscepti-bles de faire l’objet de ségrégation dans l’espace urbain et de discriminationviennent d’Afrique Noire ou du Nord, et de Turquie. Les « Autres alloch-tones » restent cependant, eux aussi, « à part » avec un taux de 0,62. Compa-rativement, les indices associés aux élèves défavorisés et en retard sont trèsfaibles. Ils concernent certes une part plus importante de la populationscolaire (près de 36 % pour les élèves de milieux défavorisés et 35 % pour lesélèves en retard), mais n’indiquent pas de mise à l’écart aussi systématiqueque pour les élèves issus du Maghreb, d’Afrique Noire et de Turquie.

Cette situation nécessite que l’on s’attarde plus longuement sur cette popu-lation d’élèves et que l’on étudie plus précisément les établissements où ilssont nettement sur-représentés. Observe-t-on des contrastes plus nets dans lapopulation scolaire de ces collèges comparée à la moyenne de l’académie ?

432

Revue française de sociologie

TABLEAU V. – Les effets de « concentration » des élèves en fonction de quelques variables

Allochtones duMaghreb, Afrique

Noire, Turquie

« Autresallochtones »

Élèves de milieudéfavorisé

Élèves ayant deuxans de retard

Indice C 4,24* 1,48 10,49 8,9

Moyenne dansl’académie 4,70 2,39 35,7 34,9

Rapport indiceC/Moyenne 0,89 0,62 0,29 0,25

* Lecture : Pour obtenir une distribution égale des élèves d’origine du Maghreb, Afrique Noire etTurquie dans chaque collège de l’académie, il faudrait que 4,24 % de l’ensemble des élèves changentd’établissement, ce qui correspond à plus de 6 000 élèves.

(16) C’est le sens du chiffre 0,89 de la troisième ligne du Tableau V.

Les 10 % des collèges qui scolarisent le plus d’élèves du Maghreb,d’Afrique Noire et de Turquie définissent aussi un public encore plus défavo-risé que pour l’ensemble des allochtones. La comparaison entre ces établisse-ments et la moyenne de l’académie ne laisse aucun doute : le cumul desinégalités montre une mise à l’écart de ces élèves dans un contexte social etscolaire très défavorable, tout au moins du point de vue de la nature du publicscolarisé.

La sur-représentation d’élèves d’origine du Maghreb, d’Afrique Noire etde Turquie dans certains collèges ne peut, à la lecture du Tableau VI, appa-raître comme une simple « différence ». La neutralité d’un tel vocable neconvient pas aux résultats présentés. Car c’est bien d’inégalités dont il s’agit

433

Georges Felouzis

TABLEAU VI. – Comparaison des collèges scolarisant le plus d’élèves d’origine du « Maghreb,d’Afrique Noire et de Turquie » et de l’ensemble des collèges de l’académie

Dans les 10 % des collèges quiscolarisent le plus d’élèves

d’origine « Maghreb, AfriqueNoire et Turquie »

Dans l’ensemble descollèges de l’académie

Milieu socialTrès favorisé

FavoriséMoyen

Défavorisé

10,811,724,652,9

18,715,130,735,5

SexeGarçons

Filles50,050,0

50,549,5

Nombre d’enfants dansla fratrie

1 enfant2 enfants3 enfants4 enfantsPlus de 4

17,936,123,911,610,8

21,943,224,17,03,8

Âge scolaire

Un an d’avanceÀ l’heure

Retard 1 anRetard 2 ans

1,852,035,111,0

2,865,225,96,2

ClasseSixième

CinquièmeQuatrièmeTroisième

SEGPA

24,223,423,221,47,8

25,524,624,121,53,3

Secteur de scolarisation

PublicPrivé

97,72,3

82,117,9

lorsque l’on constate que plus de la moitié des élèves sont de milieu défavo-risé dans les établissements les plus ségrégués, contre 35 % en moyenne, etque le retard scolaire s’accumule fortement : plus de 35 % accusent un retardd’un an et 11 % de deux ans ou plus, contre 26 % et 6 % en moyenne. Demême, la proportion des élèves qui n’accèdent pas véritablement à l’enseigne-ment de niveau collège est particulièrement élevée ici : près de 8 % sont enSEGPA contre 3,3 % en moyenne. Enfin, tous les établissements concernéssont publics, à l’exception d’un seul. La ségrégation au collège ne concernedonc pas n’importe quels élèves allochtones. Elle produit des établissements« ghettos », où la « norme » est de vivre dans des conditions sociales défavo-rables et d’être en échec scolaire.

En définitive, on voit se dessiner des situations scolaires et sociales trèscontrastées en fonction du type d’établissement et du public accueilli. Lesdisparités entre collèges sont connues depuis longtemps, et cela n’a riend’étonnant d’observer que certains établissements sont plus « pauvres » qued’autres, au sens où ils scolarisent des élèves qui cumulent les handicapsscolaires et sociaux. Pourtant, les quelques statistiques présentées montrent defortes disparités entre établissements, disparités d’autant plus fortes que l’onconsidère les élèves d’origine du Maghreb, d’Afrique Noire et de Turquie.Ces derniers sont cantonnés dans des proportions considérables dans lesétablissements les plus défavorisés. Ce résultat est en accord avec d’autresobservations, plus qualitatives, qui ont pu montrer les conséquences scolaireset surtout identitaires de cette ségrégation (voir notamment Payet, 1995).Dans un tel contexte, le monde scolaire est de fait très fortement marqué parl’ethnicité qui devient un principe pratique d’identification pour les acteurs,en rupture totale avec les fondements les plus universalistes du collègeunique. En effet, la concentration d’élèves allochtones dans un nombrerestreint de collèges apparaît aux acteurs comme une relégation scolaire quirenforce la relégation urbaine et sociale dont ils sont l’objet (17). Se dessinealors l’idée d’une réelle ségrégation de ces enfants de l’immigration, au sensoù la plupart ne peuvent quitter ces collèges, comme leurs parents ne peuventquitter les zones urbaines correspondantes. Au sens aussi où une telle situa-tion semble difficilement conciliable avec un contexte propice aux apprentis-sages.

Les conséquences de la ségrégation sur la réussite scolaireet l’orientation

Trois questions émergent de ces résultats. La première concerne les méca-nismes qui peuvent engendrer cette concentration des enfants de l’immigra-tion dans certains établissements. Est-ce le résultat de la sectorisation (c’est-à-dire de l’obligation de scolariser son enfant dans le collège du secteur

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Revue française de sociologie

(17) On peut voir sur ce point Villechaise-Dupont (2000).

urbain dans lequel on habite), ou au contraire celui des contournements de lacarte scolaire par les familles des classes moyennes ? Quelle est la part desétablissements dans la construction progressive de cette ségrégation desenfants de l’immigration (van Zanten, 2001) ? La deuxième question est celledes conséquences d’une telle situation sur l’expérience de la scolarité, notam-ment dans la distance croissante qui semble se dessiner entre le discours« officiel » de l’école qui ne reconnaît que des « citoyens » détachés de leur« communauté », et la réalité des collèges les plus ségrégués où l’origineculturelle et l’ethnicité deviennent, par la force des choses, les critères princi-paux d’identification pour soi et pour autrui (Perroton, 2000). Enfin la troi-sième question est celle des conséquences de cette ségrégation sur la scolaritédes élèves, en termes d’orientation et d’acquisition des connaissances. C’estce dernier point que nous traiterons dans le cadre de cet article.

Quelles sont les conséquences scolaires de la ségrégation au collège etcomment peut-on les mesurer ? Les parcours scolaires des élèves peuvent êtremesurés ici en fonction de deux indicateurs. Le premier concerne l’orientationen fin de troisième. Dans quelle mesure cette orientation dépend-elle ducontexte créé par une plus ou moins forte ségrégation ethnique dans lesétablissements ? Le deuxième indicateur est celui des acquisitions scolairesdes élèves, que l’on peut mesurer par les notes obtenues aux épreuves dubrevet. Ces épreuves ont en effet l’avantage d’être administrées et évaluées defaçon uniforme dans l’ensemble de l’académie. Les notes obtenues par lesélèves à ces épreuves donnent de ce fait une bonne approximation de leurniveau académique relatif à la fin de leur scolarité au collège.

Pour le premier comme pour le second indicateur de réussite scolaire, ilconvient de changer d’échelle de raisonnement, et de ne considérer que lesélèves de fin de troisième pour l’année scolaire 2000-2001 dans l’académie deBordeaux. Cela représente 31 067 élèves. Parmi eux, 2 641 présentaient desdonnées absentes et ont donc été éliminés de la base. Cela nous donne en défi-nitive une population de 28 426 élèves qui ont passé le brevet des collèges en2001 et ont fait l’objet d’une décision d’orientation en fin de troisième.

Les conséquences de la ségrégation sur les acquisitions scolaires

Les acquisitions scolaires sont ici mesurées par les notes obtenues auxépreuves sur table du brevet des collèges. Ces épreuves seront nommées dansce texte « contrôle ponctuel » par opposition au « contrôle continu » qui entreaussi dans le calcul de la note finale du brevet. Les notes au contrôle ponctuelne sont pas en elles-mêmes des mesures « objectives » des compétencesscolaires des élèves. Elles ne sont utilisées ici que pour leur comparabilité.Les élèves ont tous passé dans la même période les mêmes épreuves corrigéesselon des critères semblables. Elles correspondent donc à des épreuvescommunes et seront utilisées comme telles dans cet article. Il convient eneffet de comprendre en quoi ces performances scolaires peuvent être affectéespar la ségrégation au collège, pour les élèves allochtones comme pour

435

Georges Felouzis

l’ensemble des collégiens. Une analyse de régression multiple de la note aucontrôle ponctuel du brevet montre que les établissements les plus fortementségrégués sont aussi ceux dans lesquels les élèves ont de moins bonnesperformances académiques toutes choses égales par ailleurs (18).

436

Revue française de sociologie

TABLEAU VII. – Trois modèles explicatifs de la note au contrôle ponctuel du brevet des collèges(régressions multiples)

Modèle 130,5 %

Modèle 242,8 %

Modèle 343 %

Constante 10,26 11,02*** 11,07***Sexe

Garçons (réf)Filles

-0,4***

-0,31***

-0,31***

Milieu social d’origineDéfavorisé (réf)

Très favoriséFavorisé

Moyen

-1,61***0,80***0,45***

-1,09***0,48***0,27***

-1,07***0,47***0,26***

Origine culturelleAutochtone (réf)

Maghreb/Turquie/Afrique NoireAutres allochtones

--0,46***

ns

--0,61***

ns

--0,50***

ns

Fratrie1 enfant

2 enfants3 enfants

4 et plus (réf)

0,16***0,19***0,14***

-

ns0,17***0,13***

-

ns0,16***0,12*

-

Âge scolaireAvance/À l’heure (réf)

Retard 1 anRetard 2 ans

--2,35***-3,10***

--1,56***-2,06***

--1,56***-2,05***

Vœux

Seconde (réf)Professionnel

Redoublement

--2,2***-2,7***

--2,19***-2,7***

Pourcentage d’élèvesallochtones dansl’établissement

< 5 % (réf)Entre 5 % et 10 %Entre 10 %et 20 %

Plus de 20%

-nsns

-0,47***

-nsns

-0,41***

Note : Ns = non significatif ; * significatif à 0,05 ; ** significatif à 0,01 ; *** significatif à 0,001.

(18) Dans ce cas, le « toutes choses égalespar ailleurs » ne prend pas en compte le niveaude départ des élèves, soit à l’entrée de la

troisième, soit en début de scolarité au collège(début de la sixième).

Dans le modèle 1, nous considérons la note au contrôle ponctuel du brevetdes collèges en dehors des vœux d’orientation. La part de variance expliquéeest alors assez faible (30,5 %) et seuls les établissements ségrégués à plus de20 % ont un effet significatif sur la note. Dans ce cas, les performances sontinférieures de 0,47 point sur 20, toutes choses égales par ailleurs. Si l’onconsidère les élèves du Maghreb, d’Afrique Noire et de Turquie, on observedes performances inférieures de 0,46 point sur 20 par rapport à la moyenne.Dans ce cas, et selon le principe du cumul des handicaps, les collégiens issusde l’immigration scolarisés dans les établissements les plus ségrégués ont desperformances inférieures de 0,93 point sur 20 (0,46 + 0,47) par rapport auxautres élèves scolarisés dans des établissements moins ségrégués. Or, sachantque l’effet des autres variables est neutralisé (sexe, âge, origine sociale,importance de la fratrie), ce handicap de 0,93 point sur 20 est considérable.

Le modèle 2 considère les vœux d’orientation sans la variable « établisse-ment ». Dans ce cas la part de variance expliquée augmente de façon signifi-cative (elle passe à 42,8 %), et les variables du milieu social et de l’âgescolaire ont un poids plus faible dans l’explication de la note. Cela signifiequ’une part de l’influence de ces variables est médiatisée par les stratégiesd’orientation des élèves, ou tout au moins qu’il existe une relation forte entreles vœux exprimés et les performances scolaires au collège. Inversement lecoefficient associé aux élèves du Maghreb, d’Afrique Noire et de Turquiepasse de – 0,46 à – 0,61. À vœux identiques, ces élèves ont des notes plusfaibles en moyenne de 0,61 point sur 20 par rapport aux autres.

Enfin le modèle 3 totalise l’ensemble des variables des deux premiersmodèles. Dans ce cas, le gain de variance expliquée par rapport au modèle 2est faible (43 % contre 42,8 %), mais cela ne signifie pas que les résultatssoient sans importance. D’abord le coefficient de régression partiel attachéaux établissements les plus ségrégués reste très significatif (– 0,41, signifi-catif à 0,001). Ensuite les moindres performances des élèves d’origine duMaghreb, d’Afrique Noire et de Turquie persistent, même si le coefficient derégression est légèrement plus faible puisqu’il passe de – 0,61 à – 0,50. Celasignifie qu’une part de ces moindres performances, toutes choses égales parailleurs, est à mettre à l’actif de la ségrégation dans les collèges où ils sontscolarisés.

Quel que soit le modèle présenté, les élèves d’origine du Maghreb,d’Afrique Noire et de Turquie ont de moins bons résultats que les autres, etcela n’est pas massivement lié à la ségrégation. Lorsque l’on considèrel’ensemble des caractéristiques personnelles et des vœux des élèves de troi-sième, le taux de ségrégation des collèges ne semble pas avoir un fort pouvoirexplicatif des performances scolaires, comme en témoigne le faible gain entermes de variance expliquée entre les modèles 2 et 3. Mais un point resteimportant : les élèves scolarisés dans les établissements fortement ségrégués(plus de 20 % d’élèves allochtones) ont un handicap scolaire que l’on peutévaluer à 0,4 point sur 20 en moyenne, et ceci quel que soit leur origine cultu-relle et les autres caractéristiques. La ségrégation au collège a donc bien des

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Georges Felouzis

conséquences négatives sur les performances toutes choses égales par ailleurs,et ceci dans les cas les plus extrêmes.

Les conséquences de la ségrégation sur l’orientation en fin de troisième

L’orientation en fin de troisième ne dépend pas exclusivement du niveauacadémique des élèves. Comme l’ont montré les travaux de Marie Duru-Bellat et Alain Mingat (1993), d’autres facteurs interviennent comme lesvœux d’orientation formulés par les élèves et leur famille, ainsi que la poli-tique d’orientation des établissements et les normes d’évaluation qui y préva-lent. En ce sens, l’orientation est un indicateur en congruence avec la note aucontrôle ponctuel du brevet, sans pour autant être un indicateur redondant.

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Revue française de sociologie

TABLEAU VIII. – L’orientation en classe de seconde en fonction de quelques variables explicatives(regression logistique)

Coefficient logistique Significativité Odds ratioConstante -3,638 0001Sexe

GarçonsFilles

Réf.0,391

-<.0001 1,479

Milieu socialTrès favorisé

FavoriséMoyen

Défavorisé (réf)

0,1400,331

-0,013Réf.

0,0412<.0001

ns-

1,1501,392

Origine culturelleAutochtones

Maghreb/Turquie/Afrique NoireAutres allochtones

Réf.0,7170,048

-<.0001

ns2,049

Fratrie1 enfant

2 enfants3 enfants4 et plus

-0,0720,1450,115Réf

nsnsns

Âge scolaireAvance/À l’heure

Retard 1 anRetard 2 ans

Réf.-0,710-1,278

-<.0001<.0001

0,4910,278

Vœux d’orientationSeconde

ProfessionnelRedoublement

Réf.-5,668-4,895

-<.0001<.0001

0,0030,007

Pourcentage d’élèves allochtonesdans l’établissement

< 5 %Entre 5 % et 10 %

Entre 10 % et 20 %Plus de 20 %

Réf.0,1610,1570,403

-0,00250,05080,0001

1,1751,1711,497

Note aux épreuves ponctuellesdu brevet 0,496 <.0001 1,644

La régression logistique présentée au Tableau VIII permet de simuler lesprobabilités de passage en classe de seconde générale ou technologique enfonction des caractéristiques personnelles des élèves, de leurs vœux, du typed’établissement qu’ils fréquentent, et enfin de leur niveau académique mesurépar la note au contrôle ponctuel du brevet des collèges. Parmi ces variables,seule la taille de la fratrie n’est pas significative. Pour le reste, le Tableau VIIImontre que l’orientation en fin de troisième ne dépend pas exclusivement duniveau académique des élèves. Même si cette variable est très significative(au seuil <.0001), le sexe, le milieu social, l’âge et bien entendu les vœuxd’orientation gardent une pertinence forte pour expliquer l’orientation.

Du point de vue qui nous intéresse ici, c’est-à-dire les conséquences de laségrégation ethnique, plusieurs résultats importants, et à plus d’un titrecontre-intuitifs, ressortent de l’analyse. Nous pourrions les lister en deuxpoints essentiels.

1) Lorsque l’on considère le niveau académique « réel » des élèves mesurépar leur note au contrôle ponctuel du brevet, l’orientation en fin de troisièmeest très favorable aux élèves d’origine du Maghreb, d’Afrique Noire et deTurquie. L’odds ratio est pour cette catégorie d’élèves de 2,049. Cela donne67 % de chances de passer en seconde lorsque ces chances sont de 50 % pourles autres élèves.

2) Toujours à niveau académique contrôlé, les élèves scolarisés dans lesétablissements les plus ségrégués ont de plus grandes chances d’être orientésen seconde que les autres. Pour les plus ségrégués, l’odds ratio est de 1,49(significatif au seuil <.0001). En d’autres termes, pour un élève ayant 10 sur20 aux épreuves ponctuelles du brevet, et les autres variables étant contrôlées,ses chances de passage en seconde sont de 78 % dans un établissement sansségrégation, et de 84 % dans un établissement très ségrégué. S’il n’a que 9 sur20 de moyenne, l’écart est encore plus important : le premier aura 68,5 % dechances de passer en seconde, contre 76 % pour le second.

Comment interpréter ces résultats ?

En définitive, les conséquences de la ségrégation dans les collèges ne sedessinent pas comme l’on pouvait s’y attendre a priori. Elle a des effets néga-tifs sur le niveau de performance scolaire et en même temps des effets trèspositifs sur l’orientation en seconde. Ainsi, en plus d’être contre-intuitifs, cesrésultats semblent contradictoires, tout au moins si l’on admet que le passageen seconde se fonde sur des critères académiques partagés par toute lacommunauté éducative, quel que soit l’établissement concerné. Pourtant, à yregarder de plus près, on peut définir les conditions qui produisent cettecontradiction et ainsi montrer que celle-ci n’est qu’apparente. Notre réflexions’appuiera sur trois points. Le premier concerne la relation entre le « touteschoses égales par ailleurs » et la réalité « brute » des établissements. Lesecond point porte sur les conditions pédagogiques qui peuvent simultané-

439

Georges Felouzis

ment être défavorables aux apprentissages et favorables aux orientations.Enfin nous aborderons une réflexion sur les parcours à plus long terme desélèves après la seconde.

1) Rappelons brièvement que, dans la réalité, les choses ne sont pas égalespar ailleurs et que cela a des conséquences sur le contexte d’apprentissage etd’orientation des élèves. Les collèges les plus ségrégués scolarisent les élèvesles plus faibles et cumulant handicaps scolaires et sociaux. Les taux depassage « bruts » en seconde y sont donc bien plus faibles qu’en moyenne, etles taux de réussite au brevet des collèges restent très en deçà des moyennesacadémiques dans ces établissements. L’usage de la régression logistiquenous apprend que si les élèves de ces établissements avaient les mêmesperformances scolaires que les autres, leur passage en seconde serait bien plusfréquent. Ce résultat est de première importance, mais il peut être affiné enajoutant que la moyenne au contrôle ponctuel du brevet est de 10,58 sur 20dans les collèges les moins ségrégués, et de 9,3 sur 20 dans les plus ségré-gués. En d’autres termes les élèves de ces établissements n’ont pas le mêmeniveau académique et cela a des conséquences très fortes sur le contexte péda-gogique, les manières d’enseigner, les attentes et les critères d’évaluation desenseignants. Le contexte perçu par les acteurs (enseignants comme élèves) estdonc très différent, voire opposé, de ce qui ressort des analyses « touteschoses égales ». On peut illustrer ce point en comparant la moyenne des notesobtenues par les élèves au contrôle continu du brevet à celle obtenue aucontrôle ponctuel (19).

Les notes moyennes au contrôle continu ne varient quasiment pas en fonc-tion du type d’établissement. Les élèves à l’heure « valent » aux environs de13 sur 20 au contrôle continu (entre 12,95 et 13,04 sur 20), alors qu’aucontrôle ponctuel, les résultats baissent régulièrement en fonction du type

440

Revue française de sociologie

(19) Rappelons que le contrôle continu estune mesure de la notation des élèves, alors quele contrôle ponctuel au brevet des collègesconstitue une mesure relative de leur niveau

académique. Les épreuves sont communes àtous, les critères de notation standardisés et lescorrections anonymes, au même titre que lebaccalauréat.

TABLEAU IX. – Comparaison des notes au contrôle continu et au contrôle ponctuel du breveten fonction du taux de ségrégation des établissements

Élèves à l’heure Élèves 1 an de retard Élèves 2 ans de retardPourcentage d’élèvesallochtones dansl’établissement

Contrôlecontinu

Contrôleponctuel

Contrôlecontinu

Contrôleponctuel

Contrôlecontinu

Contrôleponctuel

< 5 % 13,03 11,32 10,88 8,74 10,30 7,85Entre 5 % et 10 % 12,96 11,21 10,82 8,69 10,43 7,87Entre 10 % et 20 % 13,04 11,18 10,67 8,37 10,39 7,76Plus de 20 % 12,95 10,44 10,95 8,05 10,37 6,96

d’établissement (de 11,32 à 10,44 sur 20). Le phénomène est comparable pourles élèves en retard de un et deux ans. Les notes moyennes attribuées par lesenseignants à leurs élèves sont remarquablement stables, alors que les résul-tats au brevet varient très fortement. Il y a donc un décrochage entre le niveau« réel » des élèves et leur niveau « perçu » par les enseignants en fonction duniveau académique général dans les classes et les établissements. Les« normes d’évaluation », mais aussi les normes d’exigence, sont donc étroite-ment dépendantes du contexte pédagogique et social.

2) Ce premier point nous conduit à notre deuxième réflexion. Le fait queles élèves apprennent moins et passent plus souvent en seconde dans lesétablissements les plus ségrégués est en fait le résultat d’un seul et mêmephénomène, celui du « school mix » (Thrupp, 1995). Dans les établissementsles plus ségrégués, où les élèves sont en moyenne les plus faibles, s’opère undouble processus :

– Celui, d’une part, d’une moindre progression des élèves pendant leurscolarité due au fait qu’une dynamique d’apprentissage est plus difficile àmettre en œuvre dans les classes. Il s’agit d’un fait comparable à celui mis enévidence par Marie Duru-Bellat et Alain Mingat à propos des classes deniveau (1997). Les classes homogènes de niveau faible progressent beaucoupmoins que les classes homogènes de bon niveau et que les classes hétérogènescar les enseignants modulent leur enseignement en fonction du niveauscolaire, réel ou supposé, de leurs élèves. De ce fait, l’enseignement y estmoins intensif, le rythme moins soutenu, les objectifs plus modestes. Dans lecas des établissements, il s’agit du même processus (20) qui produit lesmêmes effets, soit que les élèves « résistent » plus fortement aux sollicitationsscolaires de leurs enseignants, soit que cela « amène les maîtres à modulerla quantité, le rythme ou encore la qualité des activités d’instruction »(Duru-Bellat, 2002, p. 119). Une fois de plus donc, « le contexte fait desdifférences ».

– D’autre part, en modifiant leurs exigences académiques, les enseignantsmodifient aussi leurs critères d’évaluation et de notation. Dans une classe oùla plupart des élèves ont un niveau scolaire faible s’instaure un processus à lafois cognitif et professionnel de la part des enseignants qui se doiventd’adapter leurs critères de notation à leur classe. D’où le « décrochage » entreles notes du contrôle continu et celles du contrôle ponctuel du brevet observéau Tableau IX. Par rapport à leur niveau académique « réel », les élèves desétablissements les plus ségrégués sont « sur-notés », et les décisions d’orien-tation étant en grande partie fondées sur les notes, ils sont plus souventorientés en seconde « toutes choses égales par ailleurs ».

3) Une troisième réflexion s’impose. Elle porte sur les parcours à plus longterme des élèves orientés en seconde avec un niveau académique plus faible.Est-ce une « nouvelle chance » ou une « élimination différée » ? On ne peut

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Georges Felouzis

(20) Le lien est bien entendu loin d’êtremécanique. On sait notamment que certainsétablissements peuvent avoir des politiques de

formation des classes qui complexifient encoreles phénomènes étudiés. Voir van Zanten(2001).

ici que définir ces questions comme des pistes futures de recherche pourraisonner sur les conséquences à plus long terme de la ségrégation ethnique aucollège.

** *

Beaucoup de questions restent posées après cette première approche quan-titative de la ségrégation ethnique au collège. Il s’agit aujourd’hui d’unedimension pertinente de la réflexion sur l’école qui ne s’est imposée que tardi-vement et progressivement. Cet article a tenté de poser quelques jalonsméthodologiques et interprétatifs qui aboutissent à trois résultats.

– Du point de vue de la méthode, notre réflexion est fondée sur la distinc-tion entre élèves « allochtones » et « autochtones ». Celle-ci a été construite àpartir d’une classification des prénoms des élèves. Ces prénoms ont été codésen fonction de leur origine culturelle et nationale (voir exemples en annexe).Ainsi, sur les 144 725 élèves de cette étude, correspondant à l’ensemble descollégiens scolarisés dans l’académie de Bordeaux en 2000-2001, seuls 4 536sont de nationalité étrangère. Notre indicateur construit à partir d’unesynthèse de la nationalité et de l’origine du prénom a permis de définir 10 357élèves allochtones.

– L’étude des phénomènes de ségrégation n’est certes pas une nouveautépour la sociologie scolaire. Mais le fait de s’y intéresser en fonction del’origine ethnique des élèves met en lumière un point majeur : les taux deségrégation sont bien plus importants en fonction de l’origine ethnique qu’enfonction de l’origine sociale ou du retard scolaire. Ce résultat montre à luiseul la pertinence de notre étude. Dans le contexte créé par les établissementsles plus ségrégués, dans lesquels les élèves « allochtones » semblentcantonnés, la question de l’intégration et de l’égalité des chances prend unetonalité toute particulière, et notamment du point de vue de l’expérience subjec-tive des acteurs, qu’ils soient élèves ou professeurs. Dans ce cadre, la visiond’un monde scolaire dominé par l’appartenance ethnique et les « commu-nautés » est semble-t-il la plus à même de rendre compte de cette réalité.

– Les conséquences scolaires de la ségrégation ethnique ne sont pas univo-ques. On l’a vu, le niveau académique des élèves en fin de troisième est plusfaible dans les établissements les plus ségrégués (21). Et, par ailleurs, àniveau académique égal, les élèves de ces collèges jouissent d’un réel avan-tage pour le passage en seconde. En d’autres termes, les élèves apprennentmoins dans ces établissements, mais ont plus de chances de passer enseconde. Il s’agit-là d’une conséquence directe du contexte pédagogique créépar la forte proportion d’élèves scolairement faibles, voire très faibles. En ce

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Revue française de sociologie

(21) Ajoutons que ce résultat, pour êtreconsolidé, devrait prendre en compte le niveaude départ des élèves à l’entrée en sixième. Celapermettrait de confirmer que leur niveau de fin

de troisième est le résultat de leur parcours aucollège, et non un retard accumulé à l’écoleprimaire.

sens, il s’agit plus d’un effet de concentration dans certains établissementsd’élèves scolairement faibles que d’une conséquence de la ségrégationethnique en tant que telle.

Georges FELOUZIS

LAPSACUniversité Victor Segalen–Bordeaux 2

3ter Place de La Victoire33076 Bordeaux

[email protected]

ANNEXE : Codage de quelques prénoms

Origine culturelle des prénoms : Exemple de prénoms codés « autochtone »

JULIENNICOLASELODIEAURELIEMATHIEUROMAINMARIEGUILLAUMEAUDREYJEREMYJULIESEBASTIENEMILIETHOMASDAMIENPIERREDAVID

ALEXANDREANTHONYMICKAELKEVINMARIONSTEPHANIECEDRICJONATHANLAETITIABENJAMINMELANIECELINEVINCENTLAURAAMANDINESOPHIEBENOIT

FABIENFLORIANJESSICAARNAUDMARINEJEROMEAURORECAMILLEPAULINEVANESSAADRIENANAISVIRGINIESYLVAINJENNIFERMAXIME

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Georges Felouzis

Origine culturelle des prénoms : exemples de prénoms codés « Maghreb »

MOHAMEDFATIMAHANANESAMIRAKARIMAKARIMSAIDMALIKAAZIZBOUCHRADRISSLOUBNASAMIRCARLOSKHALIDMUSTAPHA

MOURADYOUSSEFSIHAMYASSINEHICHAMMYRIAMTARIKJAOUADKHADIJAYOUNESJAMILADOUNIAFARIDSOUADZAKARIAAMAL

NABILRACHIDLEILAFOUADADILHAKIMAHAYATLAILARACHIDAFATIHAHAKIMIMANENAOUALKAMEL

Origine culturelle des prénoms : exemples de prénoms codés « Autres pays d’Europe »

ADELONADINAIMANALBINAALDIJANAALEKSANDREALEKSSEIALENALESSANDROALGIRDASALIJAALMEDINALMIRAANASTASSIAANDREASANDREEA

ANIANIAANJAANJANIANNALIVIAANTJEANTONARCADIARCADIEARGESARITNASARLINDAARLINDOAURABEQIMBILITIS

BILKISDANIEKDANILDANILLODARINDELESKEVYZHDINKADUDAEDYTAEKATERINAENDZIENKAERIOLERIONAFARUKGEVORG

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Revue française de sociologie

Origine culturelle des prénoms : exemples de prénoms codés « Afrique Noire »

ABDOULAYEABDOULAZIZABDOURAHAMANEABED-NEGOADAMAALBASLANALIDAALIMATOUALIOUALIOUNEALPHAALYAAMADOUAMARIAMARUAMARY

ADIKEADJAAFI-LYDIAAGOUSSIAIDAAMARYLLIAAMASSEMBA-DJIBAAMDIAMIDOUAMINATAANAIANAISAANAØSANDRIAMAHEFAANDRYANGELITA

AINANAISSATAAISSATOUAKOUAALASSANEANICETANICK-HADYANNA-KATIXAANRLATIANSOUANTOINE-AYKAAOITEFAØSSATOUAPELETEARIS

Origine culturelle des prénoms : exemples de prénoms codés « Turquie »

ABDULHADIABDULLAHABIDINEADEMAHMETALEVALIMEALISUATARIFARIFEARZUASLIATILLAAYFERAYLAAYSEAYSEL

AYTINBA-DANBANUBERNABESILEBESMEGULBETULBEYTULLAHBIRSENBOGDANBULUTBURAKBURCINBURCUCANCANANCARULLAH

CEMCEMALETTINCEMILECEVRIYECEYLAHCEYLANCIDEMCIGDEMCIHANCILEMCYBELLEDAVUTDERYADIGDEMDILAHKDILECKDILEK

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Georges Felouzis

Origine culturelle des prénoms : exemples de prénoms codés « Asie Orientale »

ANANHANHANH-HAUANISTONANN-SARAHANOLACKCHAYNATHCHHORDANGDARVINIDEANADINHDODOAND’OLIVIADUONG

ANOUSONEAPOLLOARDAATHAVANAYOKOBONGDZEUEDGARDEMEOWYNHOAIHOANGHOANG-THIENHONGHONG-LONGHULONG

BOUNTHAVYBOUNTHIANGCARIMCAUXITHALANACHANNYCHANSOPHALHUNGHUYJAYJAY-ARJHAYJIANJOHANNAHJO-THAIJUNAID

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Georges Felouzis