la philosophia et les dieux dans le monde hellénique

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Séminaire « Antiquité, territoire des écarts » 18 octobre 2012 Collège International de Philosophie La philosophia et les dieux dans le monde hellénique. Ou : pourquoi la philosophie est une invention récente. Pierre Vesperini (CNRS/INSHS, École française de Rome, ANHIMA) Introduction Si j’ai choisi de vous parler du rapport entre ce que nous appelons « philosophie grecque » et les dieux, c’est parce que c’est là, à mon avis, que se situe l’écart maximal entre ce que les Grecs appelaient philosophia et ce que nous appelons « philosophie ». Cet écart est si grand qu’on peut dire que ces deux mots, philosophia et « philosophie », désignent deux réalités sans rapport entre elles. Cette thèse pourra paraître paradoxale : depuis le XIX e siècle, depuis Hegel en fait, la plupart des grands penseurs, des historiens de la philosophie, des antiquisants, ont admis l’idée que notre conception de la philosophie provient de la philosophie grecque 1 . Le raisonnement est le suivant : la philosophie, c’est l’activité consistant à penser rationnellement le monde et l’homme. En tant que pensée rationnelle, la philosophie s’oppose à la religion. Je citerai ici un texte de Pierre Hadot, parce qu’il est particulièrement clair, et aussi parce que je reprendrai à mon compte la définition pragmatique qu’il donne du religieux 2 : On doit prendre soin de distinguer rigoureusement religion et philosophie. […] Il faut employer le mot « religion » pour désigner un phénomène qui comporte des images, des personnes, des offrandes, des fêtes, des lieux, consacrés à Dieu ou aux dieux. Ce qui n’existe absolument pas dans la philosophie. Ce discours savant se retrouve ensuite dans des ouvrages destinés au grand public, qui se multiplient ces dernières années. Voyez par exemple cette présentation d’un livre sur la philosophie antique 3 , auquel collaborent les plus importants spécialistes : Depuis que Thalès, au VIe siècle avant Jésus-Christ, a commencé à chercher loin des dieux les réponses aux grandes questions du monde, c’est auprès des philosophes grecs que nous avons appris à nous interroger et à développer notre capacité à vivre en harmonie avec le monde. « Connais-toi toi-même », disait Socrate : Freud, deux mille ans plus tard, n'a pas dit mieux. […] C’est pourquoi ce livre propose les textes fondamentaux des plus grands de ces penseurs. […] Pour retourner aux sources. Et mieux vous connaître. Je voudrais vous montrer comment ce qu’on appelle « la philosophie grecque » correspond à un type de savoir et à un type de pratiques qui étaient, par essence, religieux, au sens où Pierre Hadot parlait de « religion » : « un phénomène qui comporte des images, des personnes, des offrandes, des fêtes, des lieux, consacrés à Dieu ou aux dieux ». Quand je dis que ce savoir et ces pratiques étaient religieux par essence, je veux donc dire que ce savoir et ces pratiques ne pouvaient pas exister sans les dieux. 1 Je pense ici à des travaux aussi différents que ceux de Nietzsche, John Burnet, Ernst Cassirer, Max Weber, Bruno Snell, Jean Bollack, François Châtelet, Cornelius Castoriadis, Pierre Hadot, Michel Foucault ou André Laks. Giorgio Colli, avec son travail essentiel sur les Présocratiques (les trois volumes sur La Sagesse grecque, mais aussi les cours sur Gorgias, Parménide et Zénon, non encore traduits en français) constitue une exception majeure et trop souvent ignorée. Il est à peine croyable que l’édition récente des fragments de Thalès ne mentionne même pas, dans la bibliographie, son édition commentée des fragments de Thalès dans le deuxième volume de la Sagesse grecque. 2 P. Hadot, 2003 [2001], p. 71-72. 3 La pensée antique des fondateurs à Saint Augustin, Paris, 2006.

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Séminaire « Antiquité, territoire des écarts » 18 octobre 2012 Collège International de Philosophie

La philosophia et les dieux dans le monde hellénique. Ou : pourquoi la philosophie est une invention récente.

Pierre Vesperini (CNRS/INSHS, École française de Rome, ANHIMA)

Introduction Si j’ai choisi de vous parler du rapport entre ce que nous appelons « philosophie grecque »

et les dieux, c’est parce que c’est là, à mon avis, que se situe l’écart maximal entre ce que les Grecs appelaient philosophia et ce que nous appelons « philosophie ». Cet écart est si grand qu’on peut dire que ces deux mots, philosophia et « philosophie », désignent deux réalités sans rapport entre elles.

Cette thèse pourra paraître paradoxale : depuis le XIXe siècle, depuis Hegel en fait, la plupart des grands penseurs, des historiens de la philosophie, des antiquisants, ont admis l’idée que notre conception de la philosophie provient de la philosophie grecque1.

Le raisonnement est le suivant : la philosophie, c’est l’activité consistant à penser rationnellement le monde et l’homme. En tant que pensée rationnelle, la philosophie s’oppose à la religion. Je citerai ici un texte de Pierre Hadot, parce qu’il est particulièrement clair, et aussi parce que je reprendrai à mon compte la définition pragmatique qu’il donne du religieux2 :

On doit prendre soin de distinguer rigoureusement religion et philosophie. […] Il faut employer le mot « religion » pour désigner un phénomène qui comporte des images, des personnes, des offrandes, des fêtes, des lieux, consacrés à Dieu ou aux dieux. Ce qui n’existe absolument pas dans la philosophie.

Ce discours savant se retrouve ensuite dans des ouvrages destinés au grand public, qui se multiplient ces dernières années. Voyez par exemple cette présentation d’un livre sur la philosophie antique3, auquel collaborent les plus importants spécialistes :

Depuis que Thalès, au VIe siècle avant Jésus-Christ, a commencé à chercher loin des dieux les réponses aux grandes questions du monde, c’est auprès des philosophes grecs que nous avons appris à nous interroger et à développer notre capacité à vivre en harmonie avec le monde. « Connais-toi toi-même », disait Socrate : Freud, deux mille ans plus tard, n'a pas dit mieux. […] C’est pourquoi ce livre propose les textes fondamentaux des plus grands de ces penseurs. […] Pour retourner aux sources. Et mieux vous connaître.

Je voudrais vous montrer comment ce qu’on appelle « la philosophie grecque »

correspond à un type de savoir et à un type de pratiques qui étaient, par essence, religieux, au sens où Pierre Hadot parlait de « religion » : « un phénomène qui comporte des images, des personnes, des offrandes, des fêtes, des lieux, consacrés à Dieu ou aux dieux ». Quand je dis que ce savoir et ces pratiques étaient religieux par essence, je veux donc dire que ce savoir et ces pratiques ne pouvaient pas exister sans les dieux. 1 Je pense ici à des travaux aussi différents que ceux de Nietzsche, John Burnet, Ernst Cassirer, Max Weber, Bruno Snell, Jean Bollack, François Châtelet, Cornelius Castoriadis, Pierre Hadot, Michel Foucault ou André Laks. Giorgio Colli, avec son travail essentiel sur les Présocratiques (les trois volumes sur La Sagesse grecque, mais aussi les cours sur Gorgias, Parménide et Zénon, non encore traduits en français) constitue une exception majeure et trop souvent ignorée. Il est à peine croyable que l’édition récente des fragments de Thalès ne mentionne même pas, dans la bibliographie, son édition commentée des fragments de Thalès dans le deuxième volume de la Sagesse grecque. 2 P. Hadot, 2003 [2001], p. 71-72. 3 La pensée antique des fondateurs à Saint Augustin, Paris, 2006.

Comme je vous l’ai dit en passant, tout ce « grand récit » sur la philosophie antique

comme « sortie de la religion » remonte à Hegel. La philosophie, chez lui, est une sorte de train, avec une gare de départ, l’Ionie, et une gare d’arrivée, l’université de Berlin. Les étapes qu’il a distinguées se retrouvent encore aujourd’hui chez les historiens de la philosophie. Alors, je pense que la meilleure façon de réfuter Hegel et ses successeurs plus ou moins conscients, c’est de prendre ce train, justement, de s’arrêter aux étapes indiquées par Hegel, et de vous montrer à chaque fois que la sophia ou la philosophia correspondent à des savoirs, à des expériences d’ordre religieux.

Je propose donc un parcours en 3 étapes :

d’abord Thalès, qui est évidemment incontournable, puisqu’il est censé avoir fondé la philosophie en tant qu’activité théorique et rationnelle enquêtant sur la « nature » sans recourir aux dieux ;

ensuite Socrate, tout aussi incontournable, puisqu’il est censé avoir ajouté à cette dimension physique de la philosophie la dimension éthique, tout aussi constitutive ;

et enfin je vous parlerai de ce qui se passait dans une école philosophique athénienne, en vous parlant surtout de la première d’entre elles, l’Académie de Platon, un peu de l’école d’Aristote, un peu de l’école stoïcienne, et pour finir, je vous parlerai de l’école épicurienne. Ce sera presque une 4e étape, car l’école d’Épicure se situe dans une position de quasi-rupture avec les autres écoles.

1. Thalès Première étape, donc Thalès. Qui est-ce ? Qu’est-ce qu’on peut vraiment affirmer de lui ? Pas grand-chose, comme

vous allez le voir. D’abord il n’a laissé aucun écrit, donc nos informations viennent de textes qui ont été rédigés au moins un siècle et demi après sa mort.

Ce qu’on peut dire, c’est qu’il vivait au tournant du VIIe et du VIe siècle av. J.-C., à Milet, « la parure de l’Ionie », pour le dire avec Hérodote. La plupart des auteurs antiques disent qu’il appartenait à une des grandes familles aristocratiques de Milet, c’est possible, mais pas certain. En revanche, on sait qu’il s’est fait connaître dès son vivant, notamment en prédisant l’éclipse de soleil qui eut lieu en 585 av. J.-C. C’est sans doute à cette occasion qu’il reçut le titre de sage (sofo;" wjnomavsqh)4.

On peut être aussi penser qu’il se rendit en Égypte, dans la colonie grecque de Naucratis, où les Milésiens avaient leur propre temple : il aurait proposé une explication de la crue du Nil, peut-être rapportée par Hécatée de Milet, qui vivait vers 500 av. J.-C.5. Et ce qu’on peut dire enfin, c’est qu’un siècle après sa mort, dans l’Athènes du 5e siècle, l’Athènes de Périclès, son nom était synonyme de sage et de savant. On disait : « c’est un Thalès ! » (Nub., 180).

Mais à partir de là, on ne peut plus rien affirmer, parce que nous avons sur lui les renseignements les plus contradictoires, y compris chez les mêmes auteurs : chez Hérodote, tantôt c’est un allié de Crésus contre Cyrus, tantôt au contraire c’est un adversaire de Crésus ; chez Platon, c’est tantôt un pur spéculatif, c’est le sage qui tombe dans le puits, et tantôt c’est un génie pratique, un sofo;" eij" ta; e[rga (Rsp., 600 a).

On peut bien sûr essayer de concilier tous ces récits, mais je crois que ce serait arbitraire.

4 Diogène Laërce, I, 22. 5 Selon une idée de Diels : Hécatée serait la source d’Hérodote, II, 20, 2 et, via Aristote, d’Aetius (IV, 1, 1).

Donc, c’est de ce Thalès qui se perd dans la nuit du 7e/6e siècle av. J.-C. qu’on fait le premier philosophe, parce qu’il aurait, le premier, cherché à rendre compte de l’univers sans tenir compte des dieux. Pourquoi est-ce qu’on dit ça ? À cause d’un texte célèbre d’Aristote, écrit trois siècles après Thalès, dans lequel Aristote dit que « les premiers à philosopher » ont pensé que l’univers avait une origine matérielle, un principe matériel6.

Le premier parmi ces « premiers »7, c’est Thalès, qui aurait dit, que le principe de toutes choses, c’est l’eau.

Donc, si le principe de toutes choses, c’est l’eau, cela signifierait qu’on a à faire à une représentation purement matérialiste, « positive », pour le dire avec Jean-Pierre Vernant8, « naturaliste », pour le dire avec André Laks9, de l’univers. Alors, qu’est-ce qu’on peut dire face à ça ? D’abord, comme l’a fait remarquer Cherniss, aucune source antérieure à Aristote n’attribue cette théorie à Thalès. Aristote lui-même n’a pas l’air très sûr que Thalès ait vraiment dit ça10. Il est donc possible qu’en réalité Aristote réinterprète à sa manière ce qu’aurait réellement dit Thalès, à savoir que « la terre flotte sur l’eau »11. Mais ce n’est pas de cette façon que j’aborderai le témoignage d’Aristote.

Ce qui est essentiel, c’est de comprendre que même si Thalès avait dit ce que lui fait dire Aristote – que le principe de toutes choses, c’est l’eau – cela ne signifie aucunement que les dieux ont disparu, qu’on est entré dans l’ère du positivisme physique.

D’abord, l’idée que l’eau est le principe de toutes choses se retrouve dans les cosmologies

égyptiennes, phéniciennes et babyloniennes, qui devaient évidemment être familières à Thalès, sans que cela signifie que ces cosmologies excluent les dieux12. Mais surtout, ce qui vraiment devrait empêcher de voir en lui le fondateur du positivisme ou du naturalisme physique, c’est une formule qui lui est attribuée par plusieurs auteurs, et par des auteurs sans rapport entre eux, beaucoup plus proches de Thalès chronologiquement puisqu’ils vivent un siècle avant Aristote. Cette formule de Thalès, c’est celle selon laquelle « tout

6 Aristote, Met., 983 b 6-8 : tw`n dh; prwvtwn filosofhsavntwn oiJ plei`stoi ta;" ejn u{lh" ei[dei movna" wj/hvqhsan ajrca;" ei\nai pavntwn. Pour Aristote, ce principe est à la fois cause efficiente (ajrchv) et élément matériel (stoicei`on) présent dans tout l’univers. 7 Ibid., 18-19 : Qalh`" me;n oJ th`" toiauvth" ajrchgo;" filosofiva". 8 J.-P. Vernant, 1996 [1971], p. 380-381 : « Les forces qui ont produit et qui animent le cosmos agissent donc sur le même plan et de la même façon que celles dont nous voyons l’œuvre, chaque jour, quand la pluie humidifie la terre ou qu’un feu sèche un vêtement mouillé. L’originel, le primordial se dépouillent de leur mystère : ils ont la banalité rassurante du quotidien. […] La positivité a envahi d’un coup la totalité de l’être, y compris l’homme et les dieux. Rien de réel qui ne soit Nature. Et cette nature, coupée de son arrière-plan mythique, devient elle-même problème, objet d’une discussion rationnelle. » Dans cet article, Vernant prétend critiquer à la fois l’idée du « miracle grec », représentée par Burnet, et l’approche de Cornford, qui selon lui, à force de trop montrer les ressemblances entre le savoir des Présocratiques et les savoirs orientaux, finit par perdre de vue la « mutation mentale » (p. 378) qui s’est produite en Ionie au VIe siècle. Cette mutation mentale, c’est bien celle d’un tournant positiviste. C’est ce qui fit dire à Christian Meier que chez Vernant, le miracle grec était sorti par la porte pour rentrer par la fenêtre. 9 A. Laks, Introduction à la « philosophie présocratique », Paris, 2006, p. 12 : « Le naturalisme naît en Ionie, notamment à Milet, au VIe s. » 10 Ibid., 984 a 2-3 : Qalh`" mevntoi levgetai ou{tw" ajpofhvnasqai. 11 Ibid., 19-20 : th;n gh`n ejf j u{dato" ajpefhvnato ei\nai. Je résume dans ce paragraphe la position de H. F. Cherniss (Aristotle’s Criticism…, 218-220 ; art. dans Journal of the History of Ideas, 3-4). 12 W. Burkert, « Traits orientalisants chez Homère », dans La tradition orientale dans la culture grecque, tr. fr., Paris, 2001, p. 21. Burkert s’appuie sur un article d’U. Hölscher, « Anaximander une der Anfang der Philosophie », paru dans Hermes (81, 1953, p. 257-277 et p. 385-418), repris ensuite et modifié dans le premier chapitre de Anfängliches Fragen, Göttingen, 1968, p. 9-89.

est plein de dieux », qui est attesté par deux sources du Ve siècle : Choerilos de Samos (fr. 12 Bernabé)13, Hippias (le sophiste), et enfin par Aristote lui-même14 :

kai; ejn tw`/ o{lw/ dhv tine" aujth;n [sc. th;n yuchvn] memi`cqaiv fasin, o{qen i[sw" kai; Qalh`" wjihvqh pavnta plhvrh qew`n ei[nai Certains disent que l’âme est mêlée dans tout l’univers : c’est pourquoi, peut-être, Thalès pensait que tout est plein de dieux. jAristotevlh" de; kai; JIppiva" fasi;n aujto;n [sc. Qalh`n] kai; toi`" ajyuvcoi" metadidovnai yuch`", tekmairovmenon ejk th`" livqou th`" Magnhvtido" kai; tou` hjlevktrou. Selon Aristote et selon Hippias, Thalès attribuait une âme y compris aux choses inanimées. Il l’avait conjecturé à partir de la pierre de Magnésie et de l’ambre.

Il est difficile de dire qu’un homme qui dit que les dieux sont partout « met les dieux à la

porte », selon l’expression de Geoffrey Lloyd. Mais qu’est-ce que ça veut dire : « les dieux sont partout » ? Je crois qu’étant donné l’absence d’autres témoignages, et bien qu’il soit certes possible de faire des tentatives intéressantes dans ce sens, il serait arbitraire de prétendre définir plus précisément ce qu’étaient pour Thalès ces dieux-âmes qui se cachent à l’intérieur des choses, y compris des choses inanimées. En revanche, ce qu’on peut essayer de faire, c’est de comprendre à partir de quel type de savoir Thalès est parvenu à cette idée. Le texte d’Aristote cité par Diogène Laërce nous dit que Thalès a fait une conjecture (tekmairovmenon). Il s’est rendu compte que l’aimant attirait le fer15, et que l’ambre frottée attirait les corps légers (la paille, par exemple).

Si on lit ça avec nos lunettes modernes, on dira : voyez, Thalès procédait à des expériences scientifiques : il mettait l’aimant en contact avec le fer, il frottait des bouts d’ambre, et il en a déduit que tout était plein de dieux, que les choses en apparence inanimées étaient en réalité animées. Pourquoi pas. Ce ne serait pas la première fois qu’une démarche expérimentale est associée à une conception religieuse (qu’on la qualifie d’alchimique, d’hermétiste, ou de mystique) de l’univers : il suffit de penser à l’hermétisme de Copernic, de Giordano Bruno, au pythagorisme de Kepler ou encore à Newton, qui passa plus de temps dans ses recherches alchimiques que dans ses recherches physiques au sens que nous donnons à ce mot aujourd’hui16. Mais je crois que ce n’est pas ainsi que Thalès a procédé. Car ce n’était pas ainsi que procédaient les sages, les sofoiv de son temps. En quoi consistait le savoir des sofoiv, que visait leur savoir, leur sofiva ? Et d’où tenaient-ils leur sofiva ? Le sage, dans la Grèce archaïque, c’est celui qui voit l’invisible : le passé et l’avenir17 ; la solution d’une énigme impénétrable18 ; mais aussi la nature, la phusis. Vous connaissez la célèbre formule d’Héraclite : la nature se cache19. C’est une idée commune de la culture grecque, qui

13 Choerilos (ap. Diogène Laërce, I, 24) dit que Thalès fut le premier à dire que les âmes sont immortelles. Il faut mettre ce témoignage en relation avec l’équivalence âmes-dieux attribuée à Thalès. 14 Thalès, A 22 Diels-Kranz = A 14 Colli = Aristote, de anima, 411 a 7-8 Ross ; Diogène Laërce, I, 24. 15 Cf. aussi Aristote, de anima, 405 a 19-21 : e[oike de; kai; Qalh`", ejx w|n ajpomnhmoneuvousi, kinhtikovn ti th;n yuch;n uJpolabei`n, ei[per th;n livqon e[fh yuch;n e[cein, o{ti to;n sivdhron kinei.̀ 16 Pour Copernic et Newton, je renvoie à deux textes de Frances Yates traduits en français chez Allia (Paris, 2009), dans un petit volume intitulé Science et tradition hermétique. Pour Giordano Bruno, l’ouvrage de référence est son grand livre Giordano Bruno and the Hermetic Tradition. Pour Kepler, je renvoie aux conférences d’Ernst Bloch sur La Philosophie de la Renaissance (tr. fr., Paris, 2007, p. 157-161). 17 C’est le savoir de Calchas (Il., I, 70) ou d’Hésiode (Theog., 31-32). 18 Cf. G. Colli, La Naissance de la philosophie, ch. 4 (« Le défi de l’énigme »), p. 49-58. 19 Héraclite, B 123 Diels-Kranz = A 92 Colli : fuvsi" kruvptesqai filevei [« Nature se cache. »]. M. Marcovich (1965, p. 266 et 277-278) relève dix citations ou adaptations de cette maxime. Pierre Hadot a consacré à cette formule un de ses plus beaux livres, Le Voile d’Isis (2004).

apparaît dès l’Odyssée d’Homère (dans le fameux épisode du mw`lu), et qu’on retrouve chez Xénophane, chez Épiménide, ou encore chez le Pythagoricien Alcméon de Crotone20.

Donc qu’a fait Thalès : il a vu l’invisible. Il a vu que derrière l’apparence de l’inanimé, il y a une présence divine, et que tout ce qui existe dans la nature est « plein de dieux ».

Mais comment est-ce que le sage possède son savoir ? Le savoir du sage ne lui vient pas d’un apprentissage. On n’apprend pas la sofiva. Le savoir du sage lui vient des dieux. C’est pourquoi, même si souvent le sage nous apparaît comme un solitaire (pensez à Héraclite, par exemple), il ne faut pas confondre cette solitude avec la solitude d’un Spinoza ou d’un Nietzsche. Il s’agit d’une solitude apparente. Derrière le sage, comme derrière Achille, il y a toujours un dieu invisible.

Thalès ne fait pas exception à la règle. Ainsi, quand il parvient à inscrire un triangle rectangle dans un cercle, il sacrifie un bœuf21. À quel dieu sacrifie-t-il le bœuf ? Vraisemblablement à Apollon, qui est la divinité poliade de Milet, et aussi le dieu qui gouverne tout le domaine de la sofiva.

Plusieurs textes mettent Thalès en relation avec lui. Il y a d’abord l’histoire du trépied que des pêcheurs milésiens trouvent dans la mer. Les Milésiens demandent à Apollon, à Delphes, à qui le trépied doit revenir. Réponse : à celui qui est le premier par la sofiva. Ils donnent le trépied à Thalès. Thalès le donne à un autre sage, et le trépied commence un circuit de sage en sage et finit par Solon, qui décide que le premier par la sagesse, c’est le dieu lui-même, et donc envoie le trépied à Delphes.

Mais vous avez une autre version de cette histoire, racontée par Callimaque (qui prend pour source un auteur milésien nommé Méandrios22), dans laquelle l’objet n’est pas un trépied, mais une coupe en or, qu’un Arcadien nommé Bathyclès lègue « au plus utile parmi les sages ». On la donne à Thalès, qui la donne à un autre sage, le circuit recommence, mais ramène cette fois la coupe à Thalès, qui décide alors de la donner à Apollon, mais pas à l’Apollon de Delphes : à l’Apollon de Milet, c’est-à-dire soit à l’Apollon du sanctuaire oraculaire de Didymes (à 16 km de Milet) soit à l’Apollon Delphinios (« Dauphin ») de Milet. La version de Diogène Laërce est assez confuse. Un papyrus retrouvé au siècle dernier nous a conservé le passage du poème de Callimaque où le fils de Bathyclès amène la coupe à Thalès. Où le trouve-t-il ? Justement, dans le temple d’Apollon à Didymes. Et qu’est-il en train de faire ? Il trace des figures géométriques sur le sable23. On ne sait pas à quand remontent ces histoires. Elles apparaissent à l’époque hellénistique, mais certaines sources (Théophraste, Eudoxe de Cnide) peuvent faire penser qu’elles sont plus anciennes. L’important, pour nous, c’est qu’elles nous montrent que, pour les Anciens, la sagesse de Thalès dépendait d’Apollon.

Mais nous n’en avons pas encore fini : il ne suffit pas de mettre en évidence le lien de Thalès avec Apollon, il faut encore essayer de définir la façon dont opère le savoir d’Apollon, le savoir qui vous fait voir l’invisible.

Le savoir d’Apollon peut être transmis par inspiration, par possession. C’est le cas chez Hésiode, chez Épiménide ou chez Pindare (que nous désignons comme un « poète », mais qui se définit comme un sage)24. Mais ce n’est pas le cas chez Thalès.

Le savoir d’Apollon peut aussi opérer sans possession, simplement par intuition directe. C’est ainsi que Thalès voit, par exemple, que ce qui est de son vivant un « terrain vague » auquel

20 Cf. Xénophane, B 34 Diels-Kranz ; Épiménide, B 11 Diels-Kranz = A 4 Colli. Cf. enfin, du « médecin » pythagoricien Alcméon de Crotone (Diogène Laërce, VIII, 83) : peri; tw`n ajfanevwn, peri; tw`n qnhtw`n safhvneian me;n qeoi; e[conti, wJ" de; ajnqrwvpoi" tekmaivresqai [« Sur les choses invisibles, sur les choses mortelles, les dieux détiennent la connaissance immédiate. Mais aux hommes, il est donné de conjecturer. »]. 21 Diogène Laërce, I, 25. C’est une information qu’on doit à Pamphilè (Dictionnaire des philosophes antiques, P 12), qui écrivait sous Néron. 22 FGH 492F18, III 463. 23 Callimaque, fr. 191, 57-58 Pfeiffer : kwnhviw/ / xuvonta th;n gh`n kai; gravfonta to; sch`ma. 24 I., V, 28.

personne ne fait attention (tovpw/ […] fauvlw/ kai; parorwmevnw/) sera plus tard la nouvelle agora de Milet, et c’est pourquoi il demande à y être enterré25.

Il dut en aller de même pour sa prédiction de l’éclipse. Thalès ignorait la cause des éclipses26, mais on peut ignorer la cause des éclipses et pouvoir prédire la possibilité d’une éclipse, sans pouvoir cependant dire en quel lieu, et c’est ce que faisaient les Babyloniens27. Thalès a donc pu dire qu’il y aurait peut-être une éclipse cette année-là. Là encore, ce savoir fut interprété non pas comme le résultat d’une compétence humaine, mais d’une élection divine.

Mais, outre cette vision directe de l’invisible, il y avait aussi la possibilité de conjecturer l’invisible. C’est ce que montre, et ce sera mon dernier exemple, une anecdote amusante d’Aristote : on reprochait à Thalès d’être pauvre, et on en concluait que la philosophie ne servait à rien. Alors pour montrer qu’avec son savoir, il pourrait parfaitement s’enrichir, mais qu’il ne le fait pas parce que l’argent ne l’intéresse pas, il observe les astres, et il en conclut que l’été suivant il y aura une récolte d’olives très abondante. Il décide donc de louer à très bon marché tous les pressoirs à olive de la région de Milet et de Chios, et l’été venu, comme la récolte est très abondante, tout le monde lui réclame ses pressoirs, et du coup, comme il détient le monopole des pressoirs, il fait fortune. Ce qui est intéressant ici, c’est qu’il est impossible de prévoir par l’observation des astres qu’il y aura une récolte abondante d’olives. Là encore, il ne faut pas se laisser induire en erreur : il y a bien conjecture, mais cette conjecture n’a rien de scientifique. Elle résulte d’une vision de ce qui est invisible aux autres hommes.

Autrement dit, le savoir de Thalès est un savoir divinatoire : les indices que repère Thalès (l’aimant, l’ambre, les étoiles) sont absolument identiques aux indices que les devins interprètent, aux signes qu’Apollon dissémine pour celui qui sait voir. Marcel Detienne a consacré à cette « sémiologie » des devins des pages essentielles de son livre sur Apollon28.

Le sage, c’est celui qui sait reconnaître les signes (shvmata), les indices (tekmhvria). C’est ce qu’a fait Thalès : il a vu que l’ambre frotté ou l’aimant attiraient le fer, et il a vu là un signe envoyé par Apollon. De même par exemple que Théoclymène, dans l’Odyssée (XV, 525-534), voyait dans un aigle le signe que la famille d’Ulysse régnerait pour toujours sur Ithaque29, Thalès a vu, dans l’aimant et dans l’ambre, que tout était plein de dieux. 2. Socrate. Dans l’histoire traditionnelle de la philosophie, Socrate est celui qui ramène la philosophie du ciel sur la terre, celui qui s’occupe non des étoiles, non de la nature, mais des hommes. L’idée remonte à l’Antiquité (notamment à Xénophon et à Cicéron)30, mais elle a reçu une interprétation nouvelle et surtout une importance inédite à partir de Hegel31 : Entre le commencement et le milieu de la guerre du Péloponnèse s’est produit, en la personne de Socrate, l’événement suivant : l’indépendance de la pensée s’est enfin saisie elle-même et l’être en soi et pour soi a été reconnu comme l’universel, la pensée comme le but ultime et ce qui prévaut ; l’homme doit trouver et reconnaître ce qui est juste et bien non selon son bon plaisir, mais à partir de lui-même, en tant qu’être universel, pensant, et tout ce qui doit avoir une valeur est censé se justifier devant le tribunal intérieur de la pensée. [...] Avec ce principe est maintenant exprimée la rupture par laquelle un monde intérieur a trouvé son assise, et se sépare, en tant qu’intérieur, de ce qui a été jusqu’ici l’unique monde objectif. [...] Ce principe supérieur de la pensée, de la subjectivité, surgit donc à cette époque. »

25 Plutarque, Sol., 12. 26 On ne comprendrait pas sinon pourquoi Anaximandre et Héraclite professeraient des théories erronées proposés à ce sujet. 27 Je suis ici Burnet, Early Greek Philosophy, Londres, 19304, p. 41-44 et Guthrie, A History of Greek Philosophy, Cambridge, 1971 (1962), I, p. 46. 28 Apollon le couteau à la main, Paris, 1998, p. 138-150 et p. 170-172. 29 Commenté par M. Detienne, ibid., p. 52-53. 30 A. Laks, op. cit., p. 5-30. 31 Hegel, cours de 1822-1823, La Philosophie de l’Histoire, tr. fr. 2009, p. 419-420.

Donc, Socrate représente l’indépendance de la pensée : de là le conflit inévitable avec la Cité. On ne peut s’empêcher de penser, surtout lorsqu’il est question du « tribunal » de la pensée, que Hegel voit dans Socrate le prototype du « philosophe » du XVIIIe siècle, dont la figure de juge implacable de tous les pouvoirs a été si bien mise en lumière par Koselleck dans son Règne de la critique32. C’est déjà ainsi que Voltaire ou Condorcet se le représentaient. Mais l’influence de Hegel ne s’est pas bornée à faire de Socrate le fondateur de la pensée rationnelle comme pensée critique. Il n’aurait sinon rien dit de vraiment neuf par rapport au XVIIIe siècle. Ce héros de la pensée indépendance est aussi le héros de la « subjectivité ». Socrate est le premier sujet. Cette figure de Socrate sera reprise y compris par un critique de Hegel, comme Kierkegaard : Socrate sera « le premier individu », celui qui lance un appel d’individu à individu33. C’est aussi, en grande partie, le Socrate de Pierre Hadot : « la démarche socratique est existentielle »34. C’est enfin le Socrate de Foucault, dont le cours sur l’Herméneutique du sujet se termine par un hommage d’une solennité inattendue à la Phénoménologie de l’Esprit. Je suis obligé ici d’aller très vite, et il faudrait bien sûr entrer dans les détails, mais disons que le Socrate des Modernes est double : c’est le premier philosophe du doute, de la critique, et c’est le premier philosophe qui invite l’individu à réfléchir sur lui-même, à se saisir, à s’appréhender comme sujet, et non (ou bien et non seulement) comme citoyen. C’est ce Socrate « maître de vie » qui fait aujourd’hui partie de la culture courante : pensez par exemple aux récents ouvrages intitulés Socrate, Jésus, Bouddha, trois maîtres de vie, Vivre aujourd’hui avec Socrate, Épicure, Sénèque et tous les autres, ou encore Le Secret de Socrate pour changer la vie.

Dans cette représentation courante de Socrate, les dieux sont absents. Dans aucun des grands textes qui ont été consacrés à Socrate par les penseurs modernes il n’est jamais question des dieux, sinon en passant.

Alors, là aussi, comme pour Thalès, voyons ce que nous disent les textes. Un mot d’abord pour situer Socrate. Par rapport à Thalès, on fait un saut d’un siècle et demi et on se transporte de Milet à

Athènes. Athènes à l’époque de Socrate, c’est la cité la plus puissante du monde grec. Elle règne sur un empire de cités qui lui versent un tribut chaque année. Et par ailleurs, c’est dans le monde grec la capitale du savoir : c’est « la Grèce de la Grèce », pour citer l’épitaphe d’Euripide. Tous les professionnels de la sofiva, les sofistaiv, y affluent : Gorgias, Anaxagore, Protagoras, Hippias, et ils y sont fêtés, car la filosofiva, au sens d’amour du savoir, fait partie de l’identité athénienne35.

À partir du dernier tiers du Ve siècle, cette cité puissante, cette capitale de la sofiva, est en guerre contre Sparte (c’est ce qu’on appelle « la guerre du Péloponnèse »). L’activité de Socrate commence sans doute avant le début de la guerre, mais c’est au cours de cette période que Socrate va se faire de plus en plus connaître à Athènes, comme en témoigne la comédie d’Aristophane intitulée Les Nuées (425). Que peut-on dire de Socrate ? Comme avec Thalès, nous sommes un peu embarrassés, parce que Socrate n’a pas laissé de texte, et que nous devons donc nous appuyer sur des auteurs qui disent parfois sur lui des choses contradictoires. Cependant, je crois aussi qu’on exagère souvent les contradictions entre ces auteurs, en particulier entre Platon et Xénophon. Il est tout à fait frappant par exemple, dans une culture aussi compétitive que la culture grecque, de lire, au tout début de l’Apologie de Socrate de Xénophon, qu’il trouve que ceux qui ont écrit sur Socrate ont

32 Titre original : Kritik und Krise. 33 Cf. les textes de Kierkegaard cités par P. Hadot dans son texte sur « la figure de Socrate » dans Exercices spirituels et philosophie antique, 20022 [1993], p. 117 et 121, où Hadot reprend à son compte l’interprétation de Socrate par Kierkegaard : « Oui, Socrate est l’Individu, l’Unique, cet Individu, si cher à Kierkegaard qu’il aurait voulu que l’on inscrivît sur son propre tombeau : ‘Il fut l’Individu.’ » 34 Ibid., p. 116. Cf. aussi p. 120 : « On pourrait dire que Socrate est le premier individu de l’Histoire occidentale ». Hadot insiste au début sur le fait qu’il « ne cherche pas à reconstituer le Socrate historique » (p. 101-102). 35 Thucydide, II, 40, 1.

dit des choses vraies et qu’il ne veut que compléter leurs récits. Normalement un texte de ce genre commence toujours par démolir les concurrents. Donc, je crois que si on ne prend en compte que les éléments qui se retrouvent chez différents auteurs, et d’abord chez Platon et chez Xénophon, on peut prétendre exposer avec le plus de vraisemblance possible ce qu’était Socrate, ou si l’on préfère ce que fut Socrate pour ceux qui l’ont connu.

Socrate est un citoyen d’Athènes, issu d’un milieu d’artisans : son père est sculpteur, et il est sans doute lui-même sculpteur : c’est lui qui aurait sculpté les statues des Grâces qu’on voyait sur l’Acropole36. Mais il y a un moment précis où il cesse d’exercer son métier. C’est au moment où un de ses amis d’enfance (Apol., 21 a), Chéréphon, va à Delphes, demande au dieu « qui est l’homme le plus sage », ou bien « s’il y a un homme plus sage que Socrate », et le dieu répond que le plus sage, c’est Socrate, que personne n’est plus sage que Socrate. Pourquoi Chéréphon est-il allé demander ça à Delphes ? Y est-il allé de sa propre initiative ? Est-ce Socrate qui l’y a envoyé ? ça n’était pas un voyage facile ni bon marché. Or personne ne nous le dit. Quoi qu’il en soit, Chéréphon revient à Athènes, et à partir de là, la vie de Socrate change. D’abord, il comprend que le dieu lui a lancé une énigme (Apol., 21 b). Or, comme je l’ai dit en passant, l’énigme était un des terrains sur lesquels on vérifiait si quelqu’un était un sage ou non. Mais ici, en plus de ça, l’énigme porte précisément sur la sagesse de Socrate. Comment se fait-il que lui, l’ignorant, celui qui ne sait rien, soit le plus sage ? La formulation contradictoire est typique des énigmes archaïques.

Alors, vous connaissez la suite : pour comprendre le sens de l’énigme, Socrate va aller interroger « ceux qui passent pour des sages »37. Et il va se rendre compte qu’en réalité ils ignorent ce qu’ils croient savoir, et alors il comprend la solution de l’énigme : il est le plus sage parce qu’il sait qu’il ne sait rien. C’est cette déclaration qui est devenue, à partir du XVIIIe siècle, un des étendards du rationalisme occidental, Socrate apparaissant comme le modèle du philosophe sceptique. Mais en fait, si vous y regardez de plus près, vous verrez qu’il s’agit de tout le contraire.

Si Socrate, l’ignorant conscient, est le plus sage, cela signifie que le savoir humain ne vaut rien38, et que seuls les dieux savent.

oi[ontai gavr me eJkavstote oiJ parovnte" tau`ta aujto;n ei\nai sofo;n a} a]n a[llon ejxelevgxw: to; de; kinduneuvei, w\ a[ndre", tw`/ o[nti oJ qeo;" sofo;" ei\nai kai; ejn tw/` crhsmw`/ touvtw/ tou`to levgein o{ti hJ ajnqrwpivnh sofiva ojlivgou tino;" ajxiva ejsti;n kai; oujdenov". […] tau`t j ou\n ejgw; me;n e[ti kai; nu`n periiw;n zhtw` kai; ejreunw` kata; to;n qeo;n kai; tw`n ajstw`n kai; tw`n xevnwn a[n tina oi[wmai sofo;n ei\nai. kai; ejpeidavn moi mh; dokh/`, tw`/ qew/` bohqw`n ejndeivknumai o{ti oujk e[sti sofov". kai; uJpo; tauvth" th`" ajscoliva" ou[te ti tw`n th`" povlew" pra`xai moi scolh; gevgonen a[xion lovgou ou[te tw`n oijkeivwn, ajll j ejn peniva/ muriva/ eijmi; dia; th;n tou` qeou` latreivan. Chaque fois que, dans un dialogue, je démontre l’ignorance de quelqu’un [sc. qui passe pour sage], ceux qui y ont assisté s’imaginent que je détiens le savoir [sofov"] qu’il prétendait avoir. Mais en fait, citoyens, il se pourrait que le seul vrai sage, c’est le dieu, et que dans cet oracle il ait voulu dire ceci : que le savoir des hommes ne vaut pas grand-chose, et même rien du tout. […] Voilà pourquoi, encore aujourd’hui, je circule dans la ville, je recherche et j’examine39 selon le dieu quiconque, Athénien ou étranger, a la réputation d’être un sage. Et lorsqu’il me semble ne pas être tel, alors, je viens au secours du dieu, et je fais voir que cet homme n’est pas un sage. Ce travail me prend tellement de temps que je n’ai pas le temps ni de faire quoi que ce soit pour la cité ni de

36 Pausanias, I, 22, 8 ; IX 35 3 ou 7 ? ; Diogène Laërce, II, 19 ; la Souda (s. v. Swkravth") ; scholie aux Nuées (v. 773). Pline l’Ancien dit que ce serait un autre Socrate, thébain (XXXVI, 32). 37 Platon, Apol., 23 b. C’est-à-dire les politiques, les poètes (tragiques, dithyrambiques et les autres). 38 Cf. le commentaire de Slings ad 23 a 5. 39 22 e ; 23 b ; 38 a : une vie sans examen ne mérite pas d’être vécue.

m’occuper de mes affaires, tout au contraire : je vis dans une très grande misère, à cause de ce servage que je dois au dieu

L’expression tw/` qew/` bohqw`n40 est très importante : elle vient directement du serment des Amphictyons, que les Athéniens connaissaient bien sûr parfaitement. Socrate se donne donc pour fonction d’être une sorte de guerrier portant secours au dieu de Delphes, au dieu de la sagesse archaïque. C’est donc une expression très forte. Mais Socrate en emploie une autre, encore plus frappante : il dit qu’il a tout abandonné pour « se mettre au service du dieu » (qeou` latreiva) Le mot qu’il emploie est un mot très fort : il s’agit quasiment d’un esclavage41. Personne, absolument personne dans une cité grecque, ne parle comme ça des dieux. Et il est tout à fait frappant que ni Burnet ni Slings, dans leurs commentaires de l’Apologie, ne commentent ce terme. Par ailleurs, Socrate insiste bien sur le fait qu’il ne fait pas ça de sa propre initiative, mais sur l’ordre du dieu42 :

ejmoi; de; tou`to […] prostevtaktai uJpo; tou` qeou` pravttein kai; ejk manteivwn kai; ejx ejnupnivwn kai; pavnti trovpw/ w/|pevr tiv" pote kai; a[llh qeiva moi`ra ajnqrwvpw/ kai; oJtiou`n prosevtaxe pravttein. C’est une mission que le dieu m’a prescrite par des oracles43, des apparitions pendant le sommeil44, par tous les moyens dont telle ou telle divinité prescrit une mission à un homme.

Mais pourquoi est-ce que le dieu a confié cette mission à Socrate ? Pourquoi est-il

important de faire comprendre ça aux Athéniens ? Parce que Socrate vit dans une cité qui est, comme il le dit dans l’Apologie, « plus

renommée qu’aucune autre pour sa sofiva et pour sa puissance » (29 d). Cette association de la puissance et du savoir est très importante : car les dirigeants politiques et les savants qui les assistent et les éduquent traitent les dieux avec une très grande désinvolture : ils donnent l’impression que pour eux, ou bien les dieux n’existent pas, ou bien s’ils existent, ils n’ont aucune part aux affaires humaines, et que les règles de justice et de morale (par exemple le tabou de l’inceste) ne sont que des conventions, des jeux de langage que la dialectique démolit en un tournemain : voilà pourquoi un devin nommé Diopeithès fit voter, à une date incertaine, un décret permettant de poursuivre pour « impiété » quiconque dit que les dieux n’existent pas. Et puis vous avez chez les jeunes gens une sorte de mode de l’impiété : par exemple, vous avez dans la jeunesse dorée athénienne un groupe de jeunes gens qui s’appelle les kakodaimonistaiv (le dictionnaire Liddell-Scott, de façon amusante, traduit ça par « adorateurs du diable »)45, et puis vous avez aussi tout ce dont on va accuser Alcibiade : la mutilation des bornes des rues consacrées au dieu Hermès, la parodie des mystères d’Éleusis. Mais surtout, je crois que le plus important dans tout ça, c’est que cette indifférence ou ce mépris affiché pour les dieux et leurs règles se manifestait surtout dans la violence et l’impérialisme déchaîné des Athéniens pendant la guerre.

40 23 b. Bon commentaire de Slings. 28 d-29 a. 41 Platon, Ap., 23 b. latreiva désigne un travail pénible et sans gloire au service de quelqu’un, par exemple le travail d’un fermier ou d’un mercenaire (cf. Eschyle, Pr., 996 ; Sophocle, Trach. 830 ; Ajax, 503). C’est presque une servitude, cf. e. g. dans Pindare (N., IV 54). On ne le rencontre jamais en relation avec un dieu, si ce n’est dans la Bible des Septante (Ex. LXX 12, 25 ; Macc. I 43) ou dans Paul (Rom. 9, 4), pour traduire un rapport au divin tout différent de celui qui avait cours dans la cité grecque. Je pense par exemple au texte très frappant du scribe juif Antigone de Socho (c. 175 av. J.-C.) : « Ne soyez pas comme les esclaves qui servent leurs maîtres pour obtenir une récompense, mais comme des esclaves qui n’ont en vue aucune récompense » (cité par David Flusser, dans son Jésus, tr. fr., 2005 [20013, 1997], p. 74). 42 33 c. Il ne cesse de parler de cet ordre : 28 e 4 ; 30 a 5. 43 Le pluriel désigne l’oracle de Delphes et ceux que lui donne son démon : hJ eijwqu`iav moi mantikhv. 44 Phaed., 60 e-61 a. 45 Lysias, fr. 73 Thalheim (= 53 Scheibe) ap. Athénée 551 e.

Lisez par exemple ce que Thucydide fait dire aux Athéniens dans le célèbre dialogue avec les habitants de l’île de Mélos, qu’ils vont massacrer parce qu’ils veulent rester neutres, lisez encore la description que fait Thucydide du départ de la flotte athénienne pour la Sicile, qui apparaissait vraiment comme un acte de démesure, d’u{bri". Thucydide dit que c’était un spectacle grandiose (o[yew" lamprovthti), mais aussi le spectacle d’une ambition à peine croyable (a[piston diavnoian), d’une audace effrayante (tovlmh" qavmbei)46 :

mevgisto" h[dh diavplou" ajpo; th`" oijkeiva" kai; ejpi; megivsth/ ejlpivdi tw`n mellovntwn pro;" ta; uJpavrconta ejpeceirhvqh. Jamais une armée ne s’était aventurée aussi loin au-delà des mers et jamais peuple ne s’était lancé dans une entreprise aussi ambitieuse en regard de ses ressources présentes.

C’est donc dans cette Athènes-là, dans cette cité qui ne tient pas compte des dieux, qui adopte une politique d’u{bri", qu’Apollon envoie Socrate, que surgit une figure « envoyée par les dieux » qui va « combattre pour les dieux »47 . Mais ce qui extraordinaire, c’est que Socrate, certes, va combattre pour le dieu de la sagesse la plus archaïque, Apollon, mais avec les armes les plus « modernes », c’est-à-dire précisément avec les armes des soi-disant « sages » : la dialectique48 et l’éloquence49. Donc, il y a chez Socrate une dimension archaïque, et en même temps il y a une dimension on ne peut plus « contemporaine » de l’Athènes de son temps, où ce qu’on appelle philosophia c’est justement le plaisir des discours, aussi bien comme joute dialectique que comme éloquence. Et c’est parce qu’il a recours à ces techniques qu’il est environné par une nuée de jeunes gens (surtout ceux qui ont du temps libre, les fils des familles riches50) qui prennent un plaisir fou à le voir humilier en public les sages de la cité51.

Il faudrait bien sûr explorer plus avant la figure de Socrate. J’ai essayé de montrer que la dimension religieuse de l’action de Socrate est essentielle, mais je n’en ai montré que la partie négative : la destruction systématique de toute revendication de savoir humain, au profit du dieu. Il y a aussi une partie plus positive : Socrate invite à se purifier l’âme. En témoigne une plaisanterie de Callias au tout début du Banquet de Xénophon (I, 1, 4-5). On voit donc que ce Socrate-là n’est pas, comme on le croit parfois, une invention de Platon, mais qu’il était bien connu de ses concitoyens, qui pouvaient le « charrier » à ce propos. Mais une telle formulation, la purification de l’âme, dans l’Athènes du Ve siècle, résonne comme religieuse, et plus précisément comme une formulation proche des associations initiatiques. Il est impossible de préciser plus avant, de dire exactement à quel type de culte Socrate se rattachait, mais il est certain que Socrate visait, à sa façon, une forme de purification de l’âme, et que cette purification, comme dans les cultes à mystères, devait lui donner accès après la mort à une forme d’immortalité. Il est ainsi très frappant de constater l’analogie qu’il fait, aussi bien dans l’Apologie de Platon que dans celle de Xénophon, entre lui et les héros homériques, notamment Palamède. Est-ce qu’il pensait qu’il irait « rejoindre les héros », comme le promettaient une lamelle funéraire de Petelia52 ou un chant de Pindare ? Est-ce qu’il plaisante avec ses juges ? Est-ce qu’il y a un fond de sérieux ? Impossible de rien affirmer là-dessus.

Ici aussi, je n’explore pas plus avant et je passe à Platon et, plus précisément, à la fondation d’un objet nouveau dans le monde grec : l’école philosophique.

46 VI, 31, 1 et 6. 47 33 c. Il s’y trouve « en service commandé. 48 Mem., IV, 6. 49 Car Socrate n’est pas seulement un maître de la dialectique, c’est aussi un maître d’éloquence. C’est pourquoi, pendant la tyrannie des Trente, Critias lui interdit d’enseigner (Xénophon, Mem., I, 2, 31). 50 23 c 51 33 b-c. 52 Cf. la lamelle de Petelia (kai; tovt j e[peit j a[lloisi meq j hJrwvessi ajnavxei"), ou encore Pindare.

3. Les écoles philosophiques athéniennes. Il y a eu au siècle dernier une longue discussion sur la nature exacte de cette institution et

notamment sur son caractère religieux ou non. Il y a aujourd’hui un consensus pour considérer qu’il s’agissait d’une institution laïque, comparables à nos universités ou à nos laboratoires de recherche. Bien sûr, la vie des écoles était rythmée par un certain nombre de cultes. Mais il s’agissait là d’une concession formelle à la coutume athénienne, et il n’y a pas à y accorder plus d’importance.

Je vais essayer de montrer que cette vision « laïque » est anachronique, en partant là encore des textes.

Pour comprendre ce qu’était une école, on est obligé de commencer par se concentrer sur la figure extraordinaire de Platon, car c’est lui qui a inventé cet objet si étrange.

Platon. Platon appartient à une très grande famille d’aristocrates athéniens, il est donc tout

naturellement appelé à faire une carrière politique53. Il a la passion de la politique. Seulement il est très vite dégoûté par la politique, telle qu’il la découvre : c’est d’abord une démocratie qui gère de façon de catastrophique la fin de la guerre du Péloponnèse, et cause ainsi la débâcle d’Athènes ; c’est ensuite l’abjecte tyrannie des Trente tyrans, un régime dominé par le grand-oncle maternel de Platon, Critias, et dans lequel il se trouve lui-même impliqué. Et c’est enfin le retour de la démocratie, au bout d’un an, suivi par le procès et la mise à mort de Socrate, fivlon a[ndra ejmoi; presbuvteron Swkravth (Platon ne se présente jamais comme le disciple mais comme l’ami de Socrate. Il a la plus grande affection, la plus grande admiration pour Socrate, mais son projet à lui est très différent).

Donc, et ici je suis le récit que Platon lui-même nous donne dans sa lettre VII, Platon comprend que, dans l’état actuel de la cité athénienne, il est impossible de faire de la politique correctement (ojrqw`", comme il dit)54.

Alors comment faire ? Au bout de quelques années, il trouve la solution à son problème. La seule façon de faire de la politique correctement, de gouverner correctement, selon la

justice, c’est de posséder un certain savoir, qui n’est pas la science politique enseignée par les sofistaiv, qui est une science qui dépasse l’horizon humain, l’horizon politique lui-même. C’est une science qui se révèle à vous au terme d’un long processus d’initiation, sans aucune médiation, mais par une illumination, comme au dernier stade de l’initiation dans les cultes à mystères d’Éleusis55 :

ou[koun ejmovn ge peri; aujtw`n e[stin suvgramma oujde; mhvpote gevnhtai. rJhto;n ga;r oujdamw`" ejstin wJ" a[lla maqhvmata, ajll j ejk pollh`" sunousiva" ginomevnh" peri; to; pra`gma aujto; kai; tou` suzh`n ejxaivfnh", oi|on ajpo; puro;" phdhvsanto" ejxafqe;n fw`", ejn th/` yuch`/ genovmenon aujto; eJauto; h[dh trevfei. Il n’y a donc pas et il n’y aura jamais aucun livre sur ces questions. Il est impossible en effet de les énoncer, contrairement à ce qui arrive pour les autres savoirs : c’est seulement après une longue fréquentation du problème, après qu’on a vécu avec lui, que cela [sc. la connaissance] arrive dans l’âme, comme une lumière qui jaillit de l’étincelle, et à partir de là se nourrit de soi-même. On retrouvera la même idée dans le fragment d’Aristote cité plus bas. Donc, comme à

Éleusis, ce savoir ne peut pas s’exprimer dans le langage humain : il est non-communicable, et c’est pourquoi Platon se moque du jeune tyran Denys, lorsque ce dernier prétend avoir écrit l’enseignement secret de Platon56. C’est cette initiation progressive que décrit ce qu’on appelle l’allégorie de la caverne à la fin de la République.

53 Cf. lettre VII, 325 a : hJ peri; to; pravttein ta; koina; kai; politika; ejpiqumiva. Cf. aussi 325 e. 54 Cf. e. g. 325 c ; 330 d-e. 55 341 c-d. 56 Lettre VII, 344 a.

Après quoi, une fois pourvu de ce savoir, vous êtes prêt à gouverner les hommes, c’est-à-dire à les gouverner dans la justice et à les conduire à une « félicité inimaginable » (327 c), à la « vie heureuse et véritable » (bivon a]n eujdaivmona kai; ajlhqino;n).

C’est pour initier à ce savoir divin que Platon fonde son école, sur un terrain qu’il achète dans un parc situé juste à la sortie d’Athènes, et qui s’appelle l’Académie. Il s’agit d’une institution totalement inédite à Athènes, et qui, me semble-t-il, réunit en fait trois types d’institutions déjà existantes. C’est d’abord l’école elle-même, au sens banal du terme : c’est-à-dire un local (en général, c’est la maison du maître) dans laquelle quelqu’un dispense un enseignement. Prenez l’école d’Isocrate, par exemple, le rival de Platon. Quand il veut parle de ses débuts, il dit simplement qu’il a commencé à être fréquenté par des gens (Ant., 162) : hjrcovmhn plhsiavzein tisivn. Mais ça n’est pas simplement une école au sens courant du terme à Athènes. C’est aussi un groupe d’amis semblable aux groupements politiques si important dans la vie des cités grecques, et qu’on appelait des hétairies. Car Platon le dit très clairement dans la lettre VII : on ne peut rien faire politiquement sans amis, sans fivloi, sans qu’il y ait entre ceux qui s’initient à la vraie science un lien d’amitié (filiva) et de loyauté, de foi réciproque (pivsti").

Mais cette école-hétairie est en même temps une association cultuelle : comme d’autres associations sont vouées au culte de certaines divinités (la Mère des dieux, Dionysos, Poséidon, Bendis, Sabazios…), l’association platonicienne est vouée au culte des Muses57 : c’est pourquoi, comme les autres associations religieuses athéniennes, une partie de son lieu de réunion est consacrée à la divinité qui fait l’objet du culte (c’est ce qu’on appelle le tevmeno")58.

Ce culte prenait la forme de sacrifices, suivis de repas, eux-mêmes suivis de libations accompagnés de chants, suivis à leur tour par un banquet.

Il suffit de lire les textes pour voir qu’il ne s’agissait pas du tout d’un culte formel. Antigone de Carystos dit explicitement que Platon et Speusippe ont fondé l’Académie pour rendre un culte aux dieux59 :

ejpoihvsanto ta;" sunovdou" tauvta" oiJ peri; Plavtwna kai; Speuvsippon […] i{na faivnwntai kai; to; qei`on timw`nte" kai; fusikw`" ajllhvloi" sumperiferovmenoi, kai; to; plei`ston, e{neken ajnevsew" kai; filologiva". Platon, Speusippe et leurs disciples instituèrent ces réunions afin de montrer qu’ils rendaient un culte aux dieux et qu’ils se comportaient les uns avec les autres en conformité avec la Nature60, mais surtout, parce qu’ils visaient la détente et la plaisir des discours savants. Cette recherche de la détente, à propos de Platon, peut nous sembler étrange, mais elle

trouve un écho dans plusieurs textes de Platon, dans l’Éthique à Nicomaque61, où la détente est donnée comme le but que poursuivent les thiases, et surtout dans la documentation

57 Sur ce culte des Muses dans l’Académie et au Lycée, il faut renvoyer au livre toujours fondamental de P. Boyancé, Le Culte des Muses chez les philosophes grecs. Études d’histoire et de psychologie religieuse, Paris, 19722 [1937]. 58 Diogène Laërce, IV, 1 et 19 ; Philodème, Acad., VI, 30 sq. ; Olympiodore, V. P., p. 4, 14 Westermann : mevro" de; tou` didaskaleivou tevmeno" tai`" Mouvsai" ; Anonyme, p. 8, 11 W. Cf. aussi Pausanias, I, 30, 2 ; Diogène Laërce, V, 1, 1 ; 3, 5 (n. 2 p. 489 de l’édition Goulet-Cazé). 59 Antigone de Carystos ap. Athénée, XII, 547 f-548 a. 60 Le fusikw`" des manuscrits ne me semble pas exiger la correction en mousikw`" proposée par Bergk et acceptée par Wilamowitz puis par Tiziano Dorandi dans son édition d’Antigone de Carystos : cf. e. g. Strabon, X, 3, 9 : koino;n dh; tou`to kai; tw`n JEllhvnwn kai; tw`n barbavrwn ejsti; to; ta;" iJeropoiiva" meta; ajnevsew" eJortastikh`" poiei`sqai, ta;" me;n su;n ejnqousiasmw/`, ta;" de; cwriv", kai; ta;" me;n meta; mousikh`", ta;" de; mhv, kai; ta;" me;n mustikw`", ta;" d j ejmfanw`": kai; tou`q j hJ fuvsi" ou{tw" uJpagoreuvei [« Grecs et Barbares ont en commun d’accomplir leurs rituels religieux au moyen de la détente que procurent les fêtes, les uns avec possession, les autres sans ; les uns en musique, les autres sans ; les uns dans le secret, les autres au grand jour. Tel est ce à quoi nous enjoint la nature. »]. 61 E. N., VIII, 9, 1160 a, 19-20 : e[niai de; tw`n koinwniw`n di j hJdonh;n dokou`si givgnesqai, qiaswtw`n kai; ejranistw`n. En suivant la lecture de R. Bodéüs (2004, p. 435), je ne considère pas ce passage comme une interpolation. Cf. aussi Pol., VII, 9, 1329 a 31-34.

épigraphique62. Elle s’appuie en effet sur une constante de la culture grecque : les fêtes rendues aux dieux étaient conçues comme un moment de délassement, qui, en tant que tel, arrachait temporairement les hommes à leur condition marquée par la souffrance quotidienne, et du coup leur faisait vivre temporairement la vie des dieux. Comme le dit Strabon (X, 3, 9), la meilleure façon d’imiter les dieux, c’est encore de faire la fête :

eu\ me;n ga;r ei[rhtai kai; tou`to, tou;" ajnqrwvpou" tovte mavlista mimei`sqai tou;" qeouv", o{tan eujergetw`sin. a[meinon d j a]n levgoi ti", o{tan eujdaimonw`si. toiou`ton de; kai; to; caivrein kai; to; eJortavzein kai; to; filosofei`n kai; mousikh`" a{ptesqai. On dit que les hommes imitent les dieux surtout quand ils dispensent des bienfaits, et c’est bien dit. Mais on aurait encore plus raison de dire : quand ils sont heureux. Or ils accèdent à cet état quand ils sont en joie, quand ils font la fête, quand ils font de la filosofiva, et quand ils musiquent63.

Donc, si vous repensez maintenant au texte de Pierre Hadot que je citais au début, vous

voyez qu’on ne peut pas dire que la religion au sens « d’images, de personnes, d’offrandes, de fêtes, de lieux, consacrés à Dieu ou aux dieux » n’existe « absolument pas dans la philosophie ». Tout au contraire, ces éléments constituent la forme même de la vie philosophique. Cela s’étend jusqu’aux ustensiles de cuisine, comme en témoigne un fragment du Stoïcien Chrysippe64 :

ejn jAqhvnai" de; iJstorou`sin ouj pavnu ajrcaivwn duoi`n genomevnwn deivpnwn, ejn Lukeivw/ te kai; jAkadhmeiva/, tou` me;n eij" th;n jAkadhvmeian eijsenevgkanto" ojyopoiou` lopavda pro;" eJtevran tina; creivan to;n kevramon kata`xai pavnta tou;" iJeropoiouv", wJ" makrovqen oujk ajsteiva" pareisduvsew" ginomevnh", devonto" ajpevcesqai touvtwn <tw`n> makrovqen. À Athènes, il n’y a pas très longtemps, on rapporte que se sont tenus deux repas, l’un au Lycée, l’autre à l’Académie. À l’Académie, le cuisinier avait introduit un plateau, qui était destiné à un autre usage. Alors les préposés aux rites ont cassé le plateau en mille morceaux, en disant qu’il s’agissait d’une infiltration étrangère, et qu’il fallait s’abstenir des importations, mais utiliser uniquement des objets fabriqués à Athènes […].

Donc, l’école de Platon, c’est une école, une hétairie, et une association cultuelle. Mais le culte de cette association est en même temps un culte initiatique. Je vous ai dit tout à l’heure que le type de savoir recherché par Platon se révèle par illumination, sur le modèle du savoir qui apparaît aux initiés parvenus au dernier stade de l’initiation dans les mystères d’Éleusis. Je dois en dire deux mots, car ce rituel est fondamental pour les philosophes, et il est aujourd’hui entouré d’une aura de mysticisme et de mystère qui est à mille lieux de ce qu’il était pour les Anciens : c’était un culte fondamental d’Athènes, un culte identitaire, dont Athènes se servait beaucoup dans sa diplomatie et sa propagande65. Tous les Grecs pouvaient y participer, et donc parvenir à cette contemplation finale, sur laquelle nous ne savons pas grand-chose, sinon qu’il s’agissait d’une vision et d’un savoir qui produisait en vous une émotion, un pavqo", qui vous bouleversait, et vous faisait sortir de là « étranger à vous-même », comme dit un rhéteur sorti d’Éleusis (ejp j ejmautw`/ xenizovmeno")66. Vous étiez alors déclaré bienheureux, mavkar, et vous participiez à une

62 Cf. M.-F. Baslez, « Place et rôle des associations dans la cité d’Athènes au IVe siècle », dans P. Carlier (éd.), Le IVe

siècle av. J.-C. Approches historiographiques, Paris, 1996, p. 287-288 : « Tous [sc. les groupes] signalent […] que leurs réunions ont un caractère à la fois cultuel et convivial. » 63 J’emprunte ce mot à l’africaniste et ethnomusicologue Gilbert Rouget (La Musique et la transe, Paris, 1980, p. 155), qui l’avait lui-même exhumé du XVIIIe siècle (car c’est bien plus que « faire de la musique » : on danse, on chante, on est dans la compagnie des dieux). Cf. aussi Philon d’Alexandrie, de special. leg., II, 52, p. 99 Leisegang : o{qen ajnagkaivw" ei\pe ta;" eJorta;" ei\nai movnou qeou`. movno" ga;r eujdaivmwn kai; makavrio" ; de cher., 36 L. p. 192 Leisegang : w{ste oijkeiovtaton movnw/ qew/` to; ajnapauvesqai (textes cités par P. Boyancé, 1937, p. 219). 64 Chrysippe, SVF, t. III, p. 198, 47 (= Athénée, IV 137 f sq.). 65 Isocrate, Pan., 28-29 ; 31 ; Xénophon, Helléniques, VI, 3, 6 66 Sopatros, ap. Rhetores Graeci, t. VIII, p. 114, 27-115, 1.

fête constituée de chants et de danses dans la nuit. Désormais, non seulement votre vie serait plus heureuse, mais vous étiez censé, après la mort, connaître un sort proche de celui des dieux : c’est-à-dire qu’au lieu de croupir dans le bourbier ou dans le brouillard comme les autres morts, vous étiez appelé à vivre éternellement dans la lumière et dans la joie, en continuant à célébrer les fêtes en l’honneur des dieux67. Donc, de la même façon qu’à Éleusis, l’école de Platon propose une initiation, et une initiation secrète. Comme le montre très bien la lettre VII ou encore le célèbre passage du Phèdre sur l’écriture, les dialogues de Platon ne contiennent pas la doctrine de Platon. Celle-ci ne se communiquait que dans un enseignement oral, secret, réservé aux initiés68. Et par ailleurs, comme à Éleusis, l’accès à la connaissance, à une connaissance indicible, vous faisait passer à une condition d’homme divin. L’idée que la filosofiva consiste à se rendre le plus possible semblable aux dieux est une idée qu’on rencontre souvent dans les dialogues de Platon69, mais étant donné ce que Platon lui-même dit (implicitement) de ses dialogues, il est très difficile d’en déduire que ses textes expriment la pensée de Platon. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’après la mort de Platon, l’Académie rendit un culte à Platon comme à un héros, c’est-à-dire comme à un être divin, et, plus particulièrement, comme à un être envoyé par Apollon. Le document le plus ancien que nous ayons, c’est un poème d’Aristote (fr. 673 Rose) qui fait mention d’un autel de sacrifice dressé en l’honneur de Platon70. Et un texte, malheureusement très tardif71, dit que l’oracle de Delphes a été consulté pour savoir « s’il fallait placer auprès des statues des dieux la stèle de Platon », et Apollon a répondu par l’affirmative, en affirmant que Platon faisait désormais partie des Bienheureux (mavkare"). Encore une fois, ce texte-là est très tardif, mais d’une part, nous savons que le successeur et neveu de Platon, Speusippe, déclara lors du banquet funèbre (perideivpnon) que Platon était né d’Apollon72, et, d’autre part, la pratique consistant dans les associations religieuses, à placer l’image d’un mort près des statues des dieux pour signifier qu’il était devenu « bienheureux » est bien attestée73. Après Platon. Après Platon, la dimension politique de l’école va s’atténuer. L’école sera de moins en moins une hétairie politique. En revanche, elle restera un lieu d’enseignement et le lieu d’un culte initiatique. Vous le retrouvez dans le lycée d’Aristote ainsi que chez son successeur Théophraste. La vie du Lycée, comme celle de l’Académie, est rythmée par des rituels ayant pour objet le culte des Muses. Là aussi, comme dans l’Académie, il y a une séparation entre un enseignement public, des ouvrages écrits, et un enseignement oral et secret. Là aussi il y a l’idée que le stade ultime du savoir correspond à une illumination, comme à Éleusis, comme en témoigne un fragment d’Aristote découvert il y a un peu moins d’un siècle par Joseph Bidez, dans Michel Psellus, qui fait une distinction entre le savoir qui fait l’objet d’un apprentissage (to; didaktikovn) et le savoir qui fait l’objet d’une initiation (to; telestikovn) comme dans les cultes à mystères74 :

67 C’est le vœu du chœur des initiés dans les Grenouilles d’Aristophane. L’hymne à Déméter de Philikos parle aussi de sh`/ thlhth;n eJorth`/ (v. 680). Mais on retrouve la même promesse dans les initiations dionysiaques, cf. e. g. les inscriptions n° 29, 45, 112 et 180 du corpus d’inscriptions d’A.-F. Jaccottet ; ou encore Plutarque, non posse, 1105 b : ejn Ai{dou paivzonte" kai; coreuvonte". Ce sont ces fêtes qu’anticipent les cérémonies des mystères. Elles étaient elles-mêmes des fêtes, cf. Strabon, X, 3, 9 ; Athénée, II, 40 d : teleta;" de; kalou`men ta;" e[ti meivzou" kai; metav tino" mustikh`" paradovsew" eJortav". 68 Cf. la mise au point de Franco Ferrari à l’article « Platon » du Dictionnaire des Philosophie Antiques, Paris, 2012, p. 623-636. 69 Cf. les textes auxquels renvoie P. Boyancé, op. cit., p. 268. 70 Cf. P. Boyancé, op. cit., p. 250-257. 71 Anonyme, Vita Platonis, 9 Westermarck. 72 Diogène Laërce, III, 2, en suivant l’interprétation de P. Boyancé, op. cit., p. 259 et 267-268. 73 P. Boyancé, op. cit., p. 272-274. 74 Aristote, de philosophia, fr. 15 Ross. À mettre en relation avec le fragment d’Aristote contenu dans Synésius, Dion, 10, 48 a : tou;" teloumevnou" ouj maqei`n ti dei`n ajlla; paqei`n kai; diateqh`nai, dhlonovti genomevnou" ejpithdeivou". Où l’on voit qu’il y a bien apprentissage, qui permet de préparer (ejpithdeivou") les initiés, mais avant

to; didaktiko;n kai; to; telestikovn: to; me;n ou\n prw`ton ajkoh/` toi`" ajnqrwvpoi" paragivgnetai, to; de; deuvteron aujtou` paqovnto" tou` nou` th;n e[llamyin: o} dh; kai; musthriw`de" jAristotevlh" wjnovmase kai; ejoiko;" tai`" jEleusinivai": ejn ejkeivnai" ga;r tupouvmeno" oJ telouvmeno" ta;" qewriva" h\n, ajll j ouj didaskovmeno". <savoir> didactique et <savoir> initiatique : le premier type de savoir arrive aux hommes par l’audition, mais le deuxième <arrive aux hommes> lorsque l’esprit subit l’illumination. C’est <ce type de savoir> justement Aristote a nommé « mystérique », en le comparant aux mystères d’Éleusis. Dans les mystères d’Éleusis, en effet, les visions ne faisaient pas l’objet d’un apprentissage, elles venaient frapper l’initié.

Dans le Lycée comme dans l’Académie, enfin, il y a l’idée que la filosofiva peut faire

accéder celui qui la pratique à une condition héroïque, divine. C’est ainsi qu’Aristote a composé un hymne en l’honneur du tyran Hermias, qui régnait sur un territoire englobant les cités d’Atarnée et d’Assos, qui avait accueilli Aristote après la mort de Platon, et qui avait été mis à mort par le roi perse parce qu’il était manifestement en tractations avec Philippe de Macédoine pour un débarquement en Asie mineure. Cet hymne était chanté pendant les réunions du Lycée encore vingt ans après la mort d’Hermias, et c’est la raison pour laquelle un prêtre d’Éleusis, l’hiérophante Eurymédon, a intenté un procès à Aristote. Donc c’est pour ce culte rendu à un mortel qu’Aristote a dû quitter Athènes75. Et tout ça continue avec Théophraste, qui va écrire notamment un traité très important sur la piété, dans lequel il explique quels types de sacrifices il faut faire aux dieux : ne pas faire des sacrifices sanglants, mais des sacrifices de gâteaux de miel, d’encens et de céréales, comme à l’âge d’or. On connaît de longs fragments de ce traité par Porphyre, et c’est assez drôle de voir que Porphyre le Néoplatonicien explique qu’il a repris les arguments essentiels de Théophraste en faveur du sacrifice non-sanglant, mais non les fables (cwri;" tw`n ejmbeblhmevnwn muvqwn) dont le Péripatéticien avait fait selon le Néoplatonicien un usage excessif76 ! Ne quittons pas le Lycée sans mentionner le rôle que joua Démétrius de Phalère dans l’installation non seulement du Musée d’Alexandrie (on n’insistera jamais assez sur le fait que ce Musée est un « sanctuaire des Muses », mousei`on) mais aussi dans la fondation du culte de Sarapis (la bibliothèque publique d’Alexandrie, « jumelle » de celle du Musée, se trouvait précisément dans le sanctuaire de Sarapis). On chantait encore à l’époque de Diogène Laërce les hymnes que Démétrius avait composé en l’honneur du dieu77.

Sur la vie dans le Portique, nous avons malheureusement très peu de renseignements. Mais nous avons au moins l’hymne à Zeus de Cléanthe, qui devait vraisemblablement chanté dans les réunions des Stoïciens, et nous avons aussi cet idéal d’assimilation du sage au dieu qui ne contient pas les réserves qu’on trouve encore chez Platon et Aristote78 :

dio; kai; pavntw" eujdaimonei``n ajei; tw``n ajnqrwvpwn tou;" ajgaqouv", tou;" de; fauvlou" kakodaimonei``n kai; <ejkeivnwn> th;n eujdaimonivan mh; diafevrein th`" qeiva" eujdaimoniva", mhde; th;n ajmeriaivan oJ Cruvsippov" fhsi diafevrein th`" tou` Dio;" eujdaimoniva", <kai;> kata; mhde;n aiJretwtevran ei\nai mhvte kallivw mhvte semnotevran th;n tou Dio;" eujdaimonivan th`" tw`n sofw`n ajndrw`n.

le moment de l’illumination. Cf. Foucart 416-417 ; Nilsson I 654 1 ; Des Places, La Religion grecque, 213 ; Graf, Eleusis und die orphische Dichtung, 57, 41. L’idée que la connaissance à laquelle fait accéder Éleusis ne peut pas s’apprendre apparaît dans le plus ancien témoignage que nous ayons sur ce rituel, dans l’hymne homérique à Déméter (v. 478 : mais puqevsqai est une leçon du XVIe siècle). Cf. enfin un autre fragment d’Aristote, Eudemus, fr. 10 Ross = 3A19 Colli = E29 Scarpi (= Plut. Mor. 382 d-e). 75 Sur l’hymne en l’honneur d’Hermias, cf. P. Boyancé, op. cit., p. 299-309. 76 De abstinentia, II, 32, 3. 77 Diogène Laërce, V, 76. 78 SVF, t. III, fr. 54.

C’est pourquoi les hommes vertueux vivent toujours dans le bonheur total, et les méchants dans le malheur, et le bonheur des premiers est le même que le bonheur des dieux, et il ne se distingue même pas d’un atome de temps, comme dit Chrysippe, du bonheur de Zeus, et il n’y a rien qui rende le bonheur de Zeus plus désirable que le bonheur du sage.

Je ne peux en dire beaucoup plus sur les Stoïciens, car nous avons peu d’informations sur

la vie dans leur école. Le Jardin. En revanche, là où nous avons énormément de renseignements, grâce à la découverte de

nombreux textes épicuriens dans la bibliothèque de la « villa des papyrus » à Herculanum, c’est pour le Jardin d’Épicure, et comme je vous le disais, tout en étant conçu sur le modèle des écoles athéniennes, il en est en même temps si éloigné qu’il mérite presque un traitement à part.

Commençons par les points communs avec les autres écoles : il s’agit bien là aussi d’une association religieuse, dont la vie est rythmée par des sacrifices et des fêtes79. On y retrouve aussi la présence d’un enseignement secret80. On y retrouve le devenir-dieu comme projet (« tu seras comme un dieu parmi les hommes », dit la Lettre à Ménécée), et on y retrouve le rapport d’imitation et d’émulation avec Éleusis. Philodème évoque « le zèle avec laquelle Épicure prenait part aux mystères à Athènes » (th/` spoudh`/ peri; th`" koinwniv[a"] tw`n jAqhvnhsin ejmfaivnetai musthrivwn)81.

Mais en même temps Épicure va modifier ce modèle dans un sens profondément « sectaire », au sens moderne.

La grande différence avec l’Académie et le Lycée, c’est la disparition totale de la dimension politique. L’horizon du Jardin, ce n’est plus la cité, c’est le Jardin lui-même, c’est-à-dire la famille épicurienne, l’oijkiva, dont la base est constituée par la famille d’Épicure (ses parents et ses frères, qui vont eux aussi après leur mort faire l’objet d’un culte) et la famille de Métrodore82. Dans cette famille, tout le monde se surveille : donc si vous avez des doutes doctrinaux, si vous avez dévié d’une façon ou d’un autre par rapport à la doctrine d’Épicure, il faut mieux en faire part tout de suite, car sinon c’est un de vos « amis » qui vous « dénoncera », bien sûr pour votre bien83. C’est ce qu’on appelle la parrhsiva. De même, voyez cette lettre à une petite fille nommée Apia (c’était la fille de Métrodore)84 : « Tu sais que nous t’aimons beaucoup (mevga filou`men), tous tant que nous sommes (oiJ loipoi; pavnte"), dans la mesure où tu obéis (peivqh/) en toutes choses à papa, maman [sc. Métrodore et Léontion] et Matron [son pédagogue, lui aussi membre du Jardin, cf. Philodème, de piet., col. XXIII, 930-937 Obbink], maintenant comme avant. » Donc,

79 Sur les cultes du Jardin, cf. A.-J. Festugière, Épicure et ses dieux, Paris, 19682 [1946] et R. Koch-Piettre, Comment peut-on être dieu ? La secte d’Épicure, Paris, 2005. 80 Cf. Diogène Laërce, X 5 (= fr. 124 Usener) : ajlla; kai; jIdomeneva kai; JHrovdoton kai; Timokravthn tou;" e[kpusta aujtou` ta; kruvfia poihvsanta" ejgkwmiavzein kai; kolakeuvein <di j> aujto; tou``to [« On dit aussi qu’ [Épicure] fait l’éloge d’Idoménée, Hérodote et Timocrate, qui avaient divulgué son enseignement secret, et qu’il les flatte pour cela même. »]. Le mot e[kpusta a une connotation mystérique (cf. Plutarque, Num., 22, 9). Ce texte montre qu’il est inexact de dire qu’il n’y a pas de savoir ésotérique dans l’épicurisme. 81 de piet., col. XX, 554-559 Obbink. 82 Épicure distingue entre entre « ceux du dehors » (oiJ e[xwqen) et les membres de l’école, désignée de façon très caractéristique comme une « famille » (oijkiva), cf. PHerc. 1232, col. I, 6-12, cité par D. Clay (1986, p. 13). 83 Cf. le traité sur la parrèsia de Philodème, fr. 40 : crh; ga;r aujtw/` deiknuvein ajnupostovlw" ta;" diamartiva" kai; koinw`" eijpei`n ejlattwvsei". Il serait aussi absurde de cacher à Épicure notre âme que de dissimuler un mal à un médecin (fr. 39) ; et en plus ce serait inutile car parmi nos amis, il y en aurait qui justement par amitié dénoncerait nos fautes, sans qu’il ait besoin de enquêter, cf. fr. 50 : diavbolon […] ga;r oujc hJghvsetai to;n ejpiqumou`nta to;n fivlon tucei`n diorqwvsew" […] ajlla; filovfilon; et fr. 42 : kai; tw`n sunhvqwn de; polloi; mhnuvsousin ejqelontaiv pw", oujd j ajnakrivnonto" tou` kaqhgoumenou. 84 PHerc. 176, col. XXIII Angeli.

quand on lit que l’ambiance était « joyeuse et détendue »85 ou bien que le Jardin était régi par un « ideal of freedom of speech between teachers and students »86, tout dépend de ce qu’on entend par là. Quand un des membres de cette grande famille, Timocrate, le frère de Métrodore, fit entendre une légère dissidence, Épicure se mit à le bombarder de textes polémiques87, Timocrate alors quitta le Jardin, en parlant d’ailleurs à ce propos de « vie communautaire mystérique » (th;n mustikh;n ejkeivnhn sundiagwghvn)88. Métrodore écrivit alors à son tour plusieurs écrits contre son propre frère, aux applaudissements exaltés de sa mère et de sa sœur89. C’est sur cette « famille » que règne Épicure. Contrairement à Platon ou à Aristote, il ne se présente pas comme un filovsofo", mais comme un « sage », un sofov", au sens le plus archaïque du terme. Comme chez le sage archaïque, cette inspiration n’est pas le résultat d’un apprentissage, mais le signe et le corollaire d’une nature exceptionnelle : Épicure est un sage à cause de sa constitution (diavqesi") atomique, sa mère ayant reçu en elle (e[scen ejn aujth/)̀ les atomes dont la réunion (sunelqou`sai) ne pouvait qu’engendrer ce sage90. C’est pourquoi aussi il n’a rien eu à apprendre de personne91.

Comme la plupart des sages archaïques, il est inspiré par les dieux92 (il se trouve, fort opportunément, que les dieux parlent grec93), il est possédé par la Vérité94, il enseigne dans un état de transe qui se communique à ses disciples95. Il possède donc un savoir divinatoire96, et

85 P. Hadot, « Exercices spirituels », dans Exercices spirituels et philosophie antique, 20022 [1993], p. 37-38 : « L’amitié, dans la communauté épicurienne, a elle aussi ses exercices spirituels qui s’accomplissent dans une atmosphère joyeuse et détendue : l’aveu public des fautes, la correction fraternelle, liée à l’examen de conscience. » 86 T. Dorandi, « Organization and Structure of the Philosophical Schools, dans K. A. Algra, J. Barnes, J. Mansfield & M. Schofield (éd.), The Cambridge History of Hellenistic Philosophy, Cambridge, 1999, p. 57. 87 Cicéron, N. D., I, 93 : Metrodori sodalis sui fratrem Timocraten, quia nescio quid in philosophia dissentiret, totis voluminibus conciderit. 88 Diogène Laërce, X, 6. 89 Plutarque, non posse, 1098 b. 90 Ce renseignement nous vient du propre frère d’Épicure, Néoclès (donc probablement son frère aîné, puisque le père s’appelait déjà Néoclès), cité par Plutarque (non posse, 1100 a), et dont Épicure pleura la mort « avec la volupté propre aux larmes » (1097 f) : meta; dakruvwn ijdiotrovpw/ hJdonh/.̀ Cette formule semble une citation de Métrodore (cf. Sénèque, Ep., 99, 25). Sur cette constitution atomique d’Épicure, cf. A. Grilli, 1983. 91 Cicéron, N. D., I, 26, 72 ; 33-34, 93 ; Sénèque, Ep. 33, 4. 92 Cf. Philodème, de dis, III, col. XII, 17 sq. Diels : aiJ mevgistai blavbai te toi`" kakoi`" ejk qew`n ejpavgontai kai; wjfevleiai <toi`" ajgaqoi`"> tai`" ga;r ijdivai" oijkeiouvmenoi dia; panto;" ajretai`" tou;" oJmoivou" ajpodevcontai [« Les plus grands malheurs surviennent aux méchants par le fait des dieux, et les plus grands bienfaits <aux bons>, qui, devenant apparentés aux dieux par leur excellence propre, reçoivent <en eux> ceux qui sont leurs semblables »]. J’ai traduit ajretai`" en suivant A.-J. Festugière (19682 [1944], p. 86) : « ajretaiv n’a pas tant ici le sens de « vertus morales » que celui d’ « excellence » (= la condition d’ataraxie qui assimile le sage aux dieux). » 93 Hermarque, fr. 32 Longo Auricchio (= Philodème, de dis, III, PHerc. 152/157, 13-14 Diels). k(ai;) nh; Diva ge th;n JEllhnivda nomistevon e[cein aujtou;" diavlekton, h] mh; povrrw […] sofo[i;] pavnte" [...] levgontai mh; polu; diaferouvsai" kata; ta;" ajrqrwvsei" crh`sqai fwnai`". k(ai;) movnou" oi[damen gegonovta" sofou;" JEllhniv glwvtth/ crwvm[ev]nou". [« Et par Zeus, il faut considérer que [sc. les dieux] parlent grec ou alors une langue qui en est proche […]. Tous les sages […]. On dit que dans leurs articulations, ils se servent de proférations pas très différentes. Et nous savons que les seuls à avoir été des sages se servaient de la langue grecque »]. 94 [Philodème ?], PHerc. 176 Angeli, col. XIII, 4-14 : pneuvma[to]" ejgbo[lh/ su;n]paqestavth/ su[necei`] de; fwn[h]̀" proevsei [t]o;n [krav]tiston kai; fivlta[to]n wJ["] kai; hJ aj[l]hqeiva ei\c[en] auj[tovn] ajnakalou`si […] [« Ils l’appellent « le plus puissant » et « le plus ami », à cause de l’émission de son souffle douée d’une sympathie maximale, et à cause du flux continu de sa voix, car la vérité le possédait »]. 95 Son énonciation plonge ses auditeurs dans l’ « enthousiasme » (ejnqousiavzonte"), cf. Philodème, de lib. dic., fr. 5 Konstan. Diogène Laërce, X, 9 : oi{ te gnwvrimoi pavnte" tai`" dogmatikai`" aujtou` seirh`si proskatasceqevnte". Cf. aussi, sur l’ejpispasmov", sorte de possession par « branchement atomique », cf. R. Koch-Piettre, 2005, p. 113 sq. ; 122. 96 Cf. S. V. 10 (également citée supra, p. ) : mevmnhso, Menevstrate, diovti qnhto;" fu;" kai; labw;n bivon wjrismevnon ajnevbh" [sic Clem. Alex., V, 138 ; Gn. V., X : ajnaba;"] th/` yuch/` e{w" ejpi; to;n aijw`na kai; th;n ajpeirivan tw`n pragmavtwn katei`de" kai; tav t j ejssovmena prov t j e[onta [« Ne l’oublie jamais, Ménestrate : alors que tu étais né mortel, avec une vie bornée, tu es monté, grâce à la science de la nature, jusqu’à

l’énonciation de ce savoir est donc de nature oraculaire97. Ce qui n’était pas le cas ni chez Platon ni chez Aristote. Notons que cette énonciation oraculaire du Jardin se transmit à ses successeurs, car on la retrouve encore chez Zénon de Sidon, le maître de Philodème98.

Cet être divin va recevoir un culte, et ce de son vivant. « La vénération du sage est un grand bien pour celui qui le vénère », selon Épicure99, qui renouait ainsi avec la tradition des « hommes divins » (Épiménide100, Pythagore101, Empédocle102, etc.). Donc le culte des Muses, présent dans les autres écoles, est remplacé par le culte d’Épicure, de sa famille (ses parents, ses frères), et de certains de ses disciples : Métrodore, mort avant lui, Polyène, Pythoclès103. Si Épicure est considéré comme un être divin, il en va de même pour tous ceux qui font partie de son école : ce sont tous des « égaux aux dieux » (ijsovqeoi). Leur condition n’a rien à envier à celle des dieux, parce qu’ils sont dans une félicité constante104. Ils connaissent dès à présent la félicité promise aux initiés dans l’au-delà. Ils sont donc comme les morts bienheureux des cultes à mystères, en témoigne par exemple ce passage extraordinaire de l’Épicurien Philodème de Gadara105 :

oJ de; nou`n e[cwn, ajpeilhfw;" o} duvnatai pa`n peripoih`sai to; pro;" eujdaivmona bivon a[utarke", eujqu;" h[dh to; loipo;n ejntetafiasmevno" peripatei` ka[i;] th;n mivan hJmevran wJ" aijw`na kerda[iv]nei L’homme intelligent, une fois qu’il s’est saisi de l’idée qu’il peut se procurer tout ce qui suffit à la vie bienheureuse, immédiatement et pour le reste de sa vie, va son chemin prêt à être enterré, et jouit d’une unique journée comme si c’était l’éternité.

Ce texte étrange s’éclaire peut-être si on le rapproche de l’épitaphe d’un hiérophante d’Éleusis, qui on lit qu’il a « montré » au cours des nuits sacrées que « pour les mortels non seulement la mort n’est pas un mal, mais qu’elle est un bien »106. Épicure lui aussi avait montré que la mort n’était pas un mal. Mais là où il se séparait de l’hiérophante, c’est qu’il donnait à ses amis dès cette vie le bonheur promis aux initiés après la mort. Nous avons dit avec quel zèle Épicure suivait les fêtes éleusiniennes. Mais il faut ajouter qu’il se comparait lui-même, dans une lettre à Idoménée

l’éternité et l’infini des choses et que tu as vu ce qui est, ce qui sera et ce qui fut. »]. La maxime est généralement attribuée à Métrodore (fr. 37 Koerte). 97 Cf. R. Koch-Piettre, 2005, p. 137-143 et 160. 98 PHerc. 1005 [dit « ad contubernales », cf. supra n. p. ], XIV, 8-18 : kai; Zhvnwno" ejgen[ov]mhn […] [oujk] a[pist[o"] ejrasthv" kai; t[eqnhkov]to" ajkopivato" uJmnhthv", mavlista pasw`n aujtou` tw`n ajretw`n ejpi; tai`" ejx jEpik[ouv]rou kauvcai" te kai; qeof[o]rivai" [« Je suis devenu […] l’amoureux fidèle de Zénon, et après sa mort j’en suis devenu l’infatigable laudateur, en particulier de toutes ses vertus, à cause de ses transports d’homme possédé par les dieux, <qui étaient les mêmes que ceux> d’Épicure. »]. 99 Sentence Vaticane 32 : 100 Diogène Laërce, I, 114. 101 En Grande-Grèce il recevait encore un culte à l’époque d’Aristote, cf. Rhet., II, 23, 1398 b. 102 Cf. fr. fr. B 112, 7-8 Diels-Kranz : a]n i{komai ej" a[stea thleqavonta, /ajndravsin hjde; gunaixi; sebivzomai [« Quand j’arrive dans les villes florissantes, hommes et femmes me vénèrent »]. 103 Cf. le testament d’Épicure dans le livre X de Diogène Laërce, et D. Clay, « The Cults of Epicurus », Cronache Ercolanesi, 16, 1986, p. 11-28. 104 C’est ce qu’il dit à sa mère dans la lettre gravée sur le portique d’Œnoanda. 105 De morte, col. XXXVIII, 14-19 Henry. 106 IG II/III² 3661, 6 : to;n qavnaton qnhtoi`" ouj kako;n ajll j ajgaqovn.

de Lampsaque, aux déesses d’Éleusis107, et surtout que son plus proche disciple, Métrodore, parlait des rites du Jardin comme de mystères révélés par le divin Épicure108 :

ajpallagevnte" ejk tou`` camai; bivou eij" ta; jEpikouvrou wJ" ajlhqw`" qeovfanta o[rgia. Débarrassons-nous de cette vie terre-à-terre, et accédons aux mystères révélés par le dieu Epicure.

Conclusion. Dans cette conférence, je ne prétends bien sûr pas avoir épuisé un sujet immense, mais j’espère avoir montré que l’histoire de ce que nous nommons aujourd’hui « philosophie grecque » (et qui comprend essentiellement les Présocratiques, Socrate et les écoles athéniennes) devrait être une section de l’anthropologie historique des religions antiques.

La coupure entre « philosophie » et « religion » est extrêmement récente. Peut-être date-t-elle de Spinoza, et de son deus siue natura. Avant Spinoza, il est très difficile, sinon impossible, de distinguer la pensée philosophique de la pensée religieuse. Il s’agit donc d’une conquête extrêmement récente, c’est-à-dire extrêmement fragile. Et je crois que, quand on diffuse l’idée que la pensée philosophique est depuis toujours, depuis « les Grecs », a-religieuse ou irréligieuse, on fragilise davantage encore cette conquête : car si nous définissons la philosophie aujourd’hui comme la discipline qui apprend à penser rationnellement, celle-ci ne doit pas seulement affronter des adversaires extérieurs, mais elle doit aussi affronter, à l’intérieur d’elle-même, cette présence séculaire de la pensée religieuse, qu’on voit ressurgir très facilement sous la forme du dogmatisme philosophique. Pensez par exemple au cours de « morale laïque » que veut instaurer M. Peillon, agrégé et docteur en philosophie, qui est censé enseigner « la vision » que la République se fait « de ce que sont les vertus et les vices, le bien et le mal, le juste et l’injuste », du « sens de l’existence humaine » et de « ce qui fait une vie heureuse ou une vie bonne », mais enseigner aussi, dans le même temps, « un art de l’interrogation et de la liberté ». Cette « vision » attribuée à la République, c’est en fait la philosophie de Ferdinand Buisson, lui aussi agrégé et docteur en philosophie, auquel M. Peillon a consacré un livre intitulé précisément « la religion de la République »109. Or on ne peut à la fois prétendre diffuser cette « religion » et par ailleurs prétendre enseigner « un art de l’interrogation et de la liberté », « l’esprit critique ». Car les interrogations prévues au programme seront bien évaluées en fonction de la « vision de la République ». Mettre au jour la généalogie religieuse de la philosophie, c’est donc aussi rendre service à la philosophie, en la mettant en garde contre ceux des siens qui, avec les meilleures intentions du monde, pensent qu’on peut à la fois « exercer un pouvoir spirituel » et encourager la pensée critique110.

107 Ap. Plutarque, 1117 e : pevmpe ou\n ajparca;" hJmi`n eij" th;n tou`` iJerou`` swvmato" qerapeivan uJpevr te auJtou`` kai; tevknwn. Ou{tw gavr moi levgein ejpevrcetai. [« Envoie-nous donc des prémices, pour le soin du corps sacré, en ton nom et en celui de tes enfants. Voilà comme il me vient de parler. »] Eleusis « sollicitait des « prémices » des céréales d’Athènes, aussi bien que du reste du monde, en échange du don de Déméter, cf. F. Sokolowski, Lois sacrées des cités grecques, Paris, 1969, 7 ; IGI3 7 (= A 11 et D4 Scarpi) = Lois sacrées des cités grecques, 5 ; F. Graf, Eleusis und die orphische Dichtung Athens in vorhellenistischen Zeit, Berlin (RGVV 33), 1974 p. 159 ; 180 sq. Le lien avec Delphes est très important : Delphes rappelle à l’ordre les cités qui n’envoient pas les prémices. 108 Cité par Plutarque, Contre Colotès, 1117 b (= fr. 38 Körte). 109 Le titre fait écho au livre La Foi laïque de F. Buisson. Mme Laurence Loeffel, une des trois personnes composant la mission chargée de rendre son rapport en mars 2013 est justement une spécialiste de Ferdinand Buisson. 110 Toutes les citations de M. Peillon viennent de son entretien avec le Journal du Dimanche, 1er septembre 2012.