identité et genre chez judith butler
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TABLE DE MATIÈRE
INTRODUCTION.................................................2
1 POUR UNE POLITIQUE IDENTITAIRE ?...........................4
1.1 Les limites d’une politique identitaire........................4
1.1.1 L’exclusion du sujet.........................................5
1.1.2 Un sujet et une nature ?.....................................6
1.1.3 Le sujet et la dyade sexe/genre..............................7
2 LA SUBVERSION DU GENRE.....................................11
2.1 La performance du genre.......................................11
2.2 Le genre est normatif.........................................13
2.3La norme et la subversion du genre.............................15
2.4 Performance du genre et subversion............................17
CONCLUSION..................................................19
BIBLIOGRAPHIE...............................................21
1
INTRODUCTION
Cette dissertation a pour thématique la question des
identités sexuelles minoritaires chez Judith Butler. L’intérêt
pour le sujet est la conséquence d'un engagement personnel
vis-à-vis des groupes minoritaires, en particulier des
minorités sexuelles.
Il est possible de constater dans nos sociétés un double
mouvement en matière du genre. D’un côté il y a tout un effort
pour disqualifier certaines pratiques sexuelles en les
considérant comme illégitimes, ainsi que pour mettre en
évidence ce qui est considéré comme normal et juste. D’un
autre côté il y a un tout un travail qui vise à l’atteinte de
l’équité sociale à partir de l’affirmation des sexualités
marginales. Il s’agit d’une tentative qui a pour but de
montrer que d’autres expressions de la sexualité ont le droit
de subsister. Judith Butler, philosophe spécialiste des
questions relatives au genre, a le même objectif politique des
minorités sexuelles, à savoir, celui d’étendre la légitimité
du genre aux corps et aux pratiques sexuelles qui sont en
dehors de la norme. Toutefois le chemin pris par Butler ne
suit la méthodologie ni d’un groupe ni de l’autre.
Au lieu de défendre la revendication des identités
sexuelles minoritaires, Butler propose au moins comme
stratégie politique, que toutes les identités soient
suspendues, car d’après l’auteure les catégories identitaires
sont toujours descriptives, normatives et exclusivistes.
2
Butler, contrairement au mouvement des minorités
sexuelles, affirme que le genre n’est pas une identité stable
mais toujours oscillante et que le genre possède un caractère
contingent et performatif. Ce qui équivaut à dire que la
stabilisation des identités sexuelles, même si elles sont
nombreuses et variées, ne peuvent pas former la base d'un
mouvement politique, car elles cachent la contingence et la
performativité du genre. Face à cette proposition les
questions suivantes peuvent émerger : n’avons-nous pas besoin
d’une base plus fixe et permanente en ce qui concerne
l’identité personnelle ? Pouvons-nous renoncer à toutes les
identités du genre ? La non-identité ne serait-elle pas une
identité ? N’y a-t-il pas une identité stable permettant de
conduire nos vies avec plus d’équilibre et de cohérence ?
Judith Butler présuppose que le discours sexuel
identitaire est établi par l’hétérocentrisme avec des
intentions définies et précises (BUTLER, 1998, p.304). Ainsi,
le corps et toutes les expressions du genre sont des
constructions politiques, discursives et culturelles qui n’ont
rien de naturel. Cela ne détruit pas la corporalité et ne
réduit pas les corps à une fonction pragmatique-politique ?
Dans le but de répondre aux questions ci-dessus cette
dissertation est divisée en deux parties. Dans la première
partie, nous allons essayer de réfléchir aux questions posées
par l'auteure concernant les politiques identitaires. Pour une
meilleure compréhension de cette thématique il faudra une
brève mise en contexte des revendications des mouvements des
lesbiennes et/ou des féministes.
Dans cette partie, en s’appuyant sur l’école de la
déconstruction, notamment Jacques Derrida, il sera mis en3
question le cadre théorique des politiques identitaires, à
savoir, les paires binaires de la métaphasique de la
substance, qui permettent à l'identité de genre d’être
considérée comme naturelle et stable.
L’accent de la deuxième partie portera sur les concepts
qui permettent la déconstruction du genre dans une tentative
de le comprendre comme performatif et normatif. Notre
attention se concentre sur le rôle des normes sur la vie et
sur les corps « genrés »1 et l'influence de la vie sur les
normes, où l’une ne se confond pas avec l'autre mais sont
toujours dans un rapport d’interdépendance. Deux questions
fondamentales guident cette partie : y a-t-il quelque chose de
commun entre le processus de construction et de déconstruction
du genre ? Faudrait-il subvertir les normes du genre ?
1 Néologisme utilisé par la traductrice de Trouble dans le genre. En anglais –gendered. Cf. note sur la traduction p.23
4
1 POUR UNE POLITIQUE IDENTITAIRE ?
1.1 Les limites d’une politique identitaire
Les femmes, qui sont-elles ? À qui le terme « les femmes »
fait-il référence ? Y-a-t-il un terme unique capable de rendre
compte de la complexité et de la multiplicité qu’il prétend
représenter ? Quels sont les présupposés théoriques de cette
unité ? La politique identitaire est-elle la meilleure
stratégie à adopter par le féminisme ? L’unité des femmes est-
elle indispensable à l’action politique ? C’est bien ces
questions que la philosophe nord-américaine Judith Butler pose
dans son ouvrage « Trouble dans le genre2 ». Son travail qui est
devenu une référence pour ceux et celles qui étudient les
questions sur le genre, vise à démontrer la fragilité des
mécanismes qui constituent la construction du sujet, du sexe
et du genre. Dans un premier temps nous allons réfléchir sur
les limites d’une politique identitaire.
Pour mieux comprendre la déconstruction des structures du
genre, il faut d’abord la situer comme une critique ou une
remise en question des politiques identitaires. Pourtant, il
semble tout à fait compréhensible que dans une société marquée
par des inégalités sexistes, les femmes soient les principaux
sujets d’un processus de transformation. L’établissement du
sujet du féminisme pointait l’unité et la solidarité entre les
2 Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005, pour la traductionfrançaise.
5
femmes comme une réaction politique au système d’oppression
masculine. Mais en faisant cela « […] les féministes
risquaient3 de mettre en lumière une catégorie qui peut-être,
ne représentait pas la vie concrète des femmes4 » [Notre
traduction] (BUTLER, 1998, p. 303).
Butler qui apporte à ses réflexions académiques les soucis
de ses interventions comme militante féministe met en question
justement la fixation d’une catégorie comme réponse politique.
En s’appuyant sur plusieurs auteur·e·s5connu·e·s du public
français, tel·le·s que Jacques Derrida, Michel Foucault, Luce
Irigaray ou Monique Wittig, Butler soutien que les politiques
identitaires provoquent un paradoxe entre l’inclusion et
l’exclusion et que le statut ontologique du sujet est une
construction discursive et politique.
Nous allons tout d’abord essayer de comprendre le premier
aspect de sa critique, à savoir, le paradoxe des politiques
identitaires.
3 En espagnol les verbes de cette citation sont au présent. 4 Toutes les citations de ce texte qui sont à l'origine dans une autrelangue ont été librement traduites par l'étudiant.5 Dans le langage courant le masculin est imposé comme une norme hégémoniquequi a la prétention de représenter l'universel. Cette utilisation, à notresens, perpétue des valeurs sexistes et discriminatoires. Pour cetteraison, dans les limites de la langue on essaiera d'utiliser un langageplus inclusif. Par conséquent, les termes qui se réfèrent à la fois aumasculin et au féminin seront présentés de la façon suivante: le mot écritau masculin suivi d’un point (·) suspendu et da lettre « e » pourreprésenter le féminin, suivi de la lettre « s » pour les mots au pluriel.Cette procédure a été adoptée par exemple par Cynthia Kraus, qui a traduitde l’anglais le livre Trouble dans le genre, la référence majeure de cetteprésente étude. La même procédure sera utilisée pour les traductions delangue étrangère. D'ailleurs, chaque fois que le mot «homme» apparaît dansdes citations directes des auteur·e·s référencé·e·s pour designerl'humanité dans son ensemble, tel terme sera remplacé par «être humain » ou« humanité » puisque d’après nous le terme homme fait référenceexclusivement à l'être humain de sexe masculin.
6
1.1.1 L’exclusion du sujet
En définissant les femmes comme le sujet du féminisme, le
but était de promouvoir leur liberté et d’élargir leur
participation dans le processus d’une société plus égalitaire.
Toutefois, définir qui sont les femmes implique de déterminer
qui ne les sont pas, car définir c’est limiter, encadrer et
finalement exclure. « Définir une identité dans les termes
culturellement disponibles revient à poser une définition qui
exclut à l’avance la possibilité que de nouveaux concepts de
l’identité émergent dans l’action politique. » (BUTLER, 2005,
p.82). Ainsi, ceux et celles qui ne répondent pas aux critères
stipulés pour être des sujets qui ou que sont-il·elle·s? Qui
sont les non-sujets ?
D’après l’auteure, les groupes minoritaires qui adoptent
des politiques identitaires comme stratégie d’action
reproduisent le système auquel ils s’opposent : « nous pouvons
adopter les modèles par lesquels nous avons été oppressées
sans nous apercevoir que la domination fonctionne à travers la
relation et la production des sujets.6 » [Notre traduction]
(BUTLER, 1992, p. 14). Ceci revient à dire que le choix du
sujet était utilisé comme une stratégie qui fortifiait
l’oppression sexiste.
Il est possible de constater que la fixation du sujet est
strictement liée à la problématique de la précarité. Définir
6Toutes les citations dans ce texte qui sont à l'origine dans une autrelangue ont été librement traduites par l'étudiant et elles seront suivis dela mention Notre traduction entre crochets [ ]. Cf. PEREZ, Isabelle. LaBibliographie : Règles et Présentation. Montpelier, Centre de documentation P.Bartoli. 2012. [En ligne]http://www1.montpellier.inra.fr/bartoli/moisa/bartoli/download/moisa2011_pdf/regles.pdf (Consulté le 20 août 2014).
7
le sujet implique de dire qui est décent·e, normal·e, juste,
aproprié·e et conforme aux normes. À la précarité, au
contraire, sont destiné·e·s les anormaux·ales, les queers7,
celles et ceux qui sont en dehors des normes. En effet, d’un
côté il y a la régulation, le contrôle qui définit ceux et
celles qui ont le droit d’être des sujets. De l’autre côté, il
y a la précarité comprise comme les conditions qui menacent la
vie et qui détruisent toutes les possibilités de survie des
non-sujets (BUTLER, 2009, p.323).
L’intérêt pour la définition du sujet révèle que celui-ci
n’est pas déterminé en soi. De plus, les efforts fournis pour
le définir montrent qu’il s’agit d’une construction. On
pourrait donc se demander qui est derrière le sujet, puisque
s’il y a un sujet fabriqué, il y a quelque chose ou quelqu’un
derrière lui que le crée. Toutefois le « qui » suppose, comme
l’affirme Jacques Derrida, qu’un sujet peut-être identifié
(DERRIDA, 1992), ou en d’autres termes, qu’il y a un premier
sujet. Au lieu de poser la question sur le sujet, ce qui est
tout à fait juste – mais cela nous renvoie toujours à un sujet
du sexe masculin, blanc, détenteur du pouvoir – Butler préfère
réfléchir aux mécanismes qui créent le sujet. Voici ce que dit
la philosophe :
[…] si les termes du pouvoir définissent « qui »peut être le sujet, ce qui est qualifié commesujet reconnu, en politique ou face à la loi, lesujet n’est donc pas une précondition de lapolitique, mais un effet différentiel du pouvoir.Cela signifie aussi que nous pouvons et nousdevons nous poser la question de qui est derrière
7 « Terme anglais « étrange » fréquemment utilisé comme une insulte visant ástigmatiser les homosexuels ou toute autre catégorie de personne n’entrantpas dans la norme du genre » (BERENI et al, 2013, p.51). Actuellement ceterme désigne également une théorie et un mouvement qui s’oppose à lafixation des identités et aux normes dictées par l’hétérocentrisme.
8
le sujet, sans attendre qu’émerge une autre formede sujet dans le temps historique … [Notretraduction] (BUTLER, 2009, p. 324)
En paraphrasant Derrida, la philosophe nord-américaine
soutient que le sujet est une invention, voire une illusion.
Nous nous voyons comme des sujets autonomes parce que nous
ignorons le processus par lequel nous sommes fait·e·s (BUTLER,
2009, p.333). En effet toutes nos actions sont régies par un
ensemble de normes. Ainsi, même nos tentatives de subvertir la
norme ne sont pas le résultat de notre autonomie mais c’est
grâce à un ensemble de normes historiques qui les rendent
possible (BUTLER, 2009, p.334), autrement dit, « la liberté,
la possibilité et la capacité d’action sont établies dans un
espace fondé par des relations de pouvoir. » [Notre
traduction] (HERNÁNDEZ, SOTO, 2009, p.53).
1.1.2 Un sujet et une nature ?
Le fait de penser que nous sommes des sujets a comme base
la notion d’une nature commune. Quand le mouvement féministe
proclame « nous les femmes », il suppose que ce « nous » est
capable de regrouper, voire même de faire fusionner toute la
diversité et la complexité de cet univers. Il s’agit d’un
discours structuré sur une prétendue hégémonie et cohérence à
l’intérieur de la notion « femmes ». « En d’autres termes, la
construction politique du sujet se fait à des fins précises de
légitimation et d’exclusion, et ces processus politique se
trouvent effectivement masqués et naturalisés … » (BUTLER,
2005, p.61). Que sont les présupposés, les enjeux et les
conséquences de ce discours ?
9
Le processus de naturalisation des catégories identitaires
est fondé sur une notion de sujet qui précède l’action
discursive et politique, il s’agit d’une conscience qui est
toujours là, une présence immuable commune et intrinsèque à
tous les êtres humains, c’est-à-dire une substance qui est au-
delà de toute contingence. Cette façon de voir le sujet fait
partie d’une tradition qui est structurée par une série de
binômes, à savoir, le vrai et le faux, le particulier et
l’universel, l’intérieur et l’extérieur, l’unité et la
pluralité, etc. Ainsi, il n’y a rien d’intermédiaire entre ces
binômes, car soit une chose est vraie, soit elle fausse.
Autrement dit, ces énoncés n’admettent pas la possibilité
qu’une chose soit vraie et fausse en même temps ou qu’elle ne
soit ni vraie ni fausse.
Cette façon de concevoir le monde tend à ignorer les
différences et l’instabilité provoquées par l’historicité des
faits. D’ailleurs, selon ce schéma il n’y a qu’une unique
histoire, quand en réalité, nous le savons, il s’agit d’une
pluralité d’histoires en concomitante tension.
Le poids de cette perspective métaphysique affecte
péniblement nos concepts de masculinité, de féminité, de genre
et de sexe et la manière à travers laquelle nous concevons le
rapport entre les femmes et les hommes. Voyons par exemple
l’utilisation du mot homme pour désigner les personnes de sexe
masculin et de sexe féminin. Cette convention qui a l’air
d’être tout à fait naturelle confère aux hommes une allure
universelle, abstraite, complètement déliée du corporel. En
plus, à ces attributs sont accordées des valeurs de suprématie
et de supériorité par rapport aux femmes. Ainsi, comme une
10
conséquence inévitable et naturelle, le corps, le particulier,
le limité, l’inferieur seront des attributs réservés aux
femmes (BUTLER, 2005, p.75-77).
Butler se sert de cette analyse pour démontrer que la
différenciation entre le sexe et le genre, si chère au
féminisme, fait partie de cet ensemble de binômes
métaphysiques régis par une échelle de valeurs hiérarchique.
Tout d’abord, essayons de contextualiser ce que la
différenciation a signifié pour le mouvement féministe.
1.1.3 Le sujet et la dyade sexe/genre
Les femmes sont naturellement plus fragiles, plus
émotives, plus intuitives. La nature, par contre, a accordé
aux hommes la force, le courage, la rationalité, ce qui leur
confère une supériorité par rapport aux femmes. Dans ce genre
de discours, comme nous pouvons facilement le constater,
l’oppression et l’inégalité qui touche les femmes ont comme
présupposé une base biologique.
Pour les féministes la célèbre phrase de Simone de
Beauvoir « on ne naît pas femme : on le devient » permettait
penser le sexe comme une donnée biologique et le genre comme
une construction sociale. Cela a représenté la possibilité de
démontrer que l’oppression qui a marqué l’histoire des femmes
n’a pas du tout un fondement naturel, il s’agit plutôt d’une
action sociale, culturelle et politique. Butler n’ignore pas
l’importance historique de cette distinction. Toutefois,
l’auteure va plus loin. Ses arguments visent à démontrer que
le sexe est, comme le genre, une invention qui n’a rien de
naturel.
11
Afin de soutenir sa thèse, la philosophe part des limites
de la différenciation sexe/genre. En suivant les études de
Lévi-Strauss, plusieurs féministes croyaient que le rapport
nature/culture était une clé importante pour comprendre
l’inégalité du genre. Il semble que le rapport sexe/genre
était considéré comme une variante voire même une analogie des
relations entre la nature et la culture, entre le corps et
l’âme, entre le signifié et le signifiant, et enfin entre la
femme et l’homme, où le premier élément est forcément
subordonné et dominé par le second dans l’encadrement d’un
langage marqué par le vrai ou par le faux8.
Cette interprétation conçoit la nature comme une réalité
dépourvue de sens et donc dépendante de la culture, car si le
genre est le contenu culturel du sexe, on peut facilement
conclure que la nature/le sexe aura seulement le sens donné ou
imposé par la culture. Il s’agit en fait d’une compréhension
qui prévaut dès la modernité, où la nature est tout simplement
un objet destiné à être dominé et exploité. Butler indique de
façon très éclairante la subtilité et les enjeux de ce
rapport :
La relation binaire entre la culture et la naturecomporte une dimension hiérarchique par laquellela culture est libre d’imposer un sens à lanature et donc de faire de cette dernière un« Autre » qu’elle peut s’approprier à discrétion,préservant l’idéalité du signifiant et lastructure de la signification sur le modèle dedomination. (BUTLER, 2005, p.116).
Cependant, malgré l’assujettissement que ce rapport
entraine, c’est lui-même qui nous permet de voir la8 L’auteure fait référence à des études anthropologiques qui montrent qu’ily a une analogie entre le rapport nature/culture et le rapport femme/hommeà partir d’un regard très sexiste. La nature est représentée comme unematière passive prête à être façonnée par la culture (BUTLER, 2005, p.116)
12
contradiction qui lui est inhérente puisque, comme il a été
indiqué au-dessus, l’utilisation des catégories « sexe » et
« genre » visait à marquer une différenciation. Cependant les
arguments utilisés pour démontrer cela révèlent en fait que le
sexe et le genre sont peut-être les deux faces d'une même
pièce. Observons le développement de cette argumentation : a)
le sexe, dépourvu de sens, en d’autres termes en attente de
recevoir un sens qui lui est toujours extérieur ; b) le genre,
compris comme une élaboration sociale, constitue à travers
plusieurs actes culturaux la signification du sexe. Le
contraste de cette dyade est en vérité une confirmation de son
équivalence. Butler exprime cette conclusion avec les mots
suivants :
[…] si le genre est la signification culturellequi assume le corps sexué et si cettesignification reste déterminée par plusieursactes aperçus culturellement, cela va sans direque dans les termes de la culture il n’est paspossible de connaître de manière distincte lesexe et le genre. [Notre traduction] (BUTLER,1998, p. 303).
L’auteure nous fait voir que tous les discours qui
s’appuyaient sur la nature ont tendance à la concevoir comme
une réalité transculturelle et pré-discursive quand en réalité
il n’y a pas de représentation de la nature qui ne soit
marquée par une élaboration culturelle. De même qu’il n’y a
pas un sexe qui précède sa constitution sociale. « Si « le
corps est … est déjà une situation » comme le dit Beauvoir,
il n’est pas possible de recourir à un corps sans
l’interpréter, sans que ce corps soit déjà toujours pris dans
des significations culturelles ; » (BUTLER, 2005, p.71).
Pourquoi cet argument est-il pertinent ? S’il n’existe pas de
nature originelle, sans aucune marque du culturel, il est13
difficile, pour ne pas dire impossible, de soutenir
l’existence d’un vrai sexe. « En effet, poser que le genre est
la part sociale du sexe risque d’alimenter l’illusion qu’une
fois le sexe isolé du genre, il laisse à voir un sexe
biologique « vrai », « purement » naturel et donc pré-ou non-
social » (BERENI et al, 2013, p.29).
Ce qui est en question ici c’est le caractère invariable
du sexe et une conception de la nature qui s'impose comme
véritable essence. « Si l’on mettait en cause le caractère
immuable du sexe, on verrait peut-être que ce que l’on appelle
«sexe » est une construction culturelle au même titre que le
genre ; en réalité peut-être le sexe est-il toujours déjà du
genre …» (BUTLER, 2005, p.69). Or s’il n’y a nulle distinction
entre le sexe et le genre, il n’y a pas non plus l'essence du
sujet dont le sexe naturel suit un genre particulier. Ce qui
permet à la philosophe nord-américaine d’affirmer, en revenant
à la phrase de Beauvoir, que « […] rien ne garantit que “celle
qui devient femme soit nécessairement de sexe féminin.” »
(BUTLER, 2005, p.71).
Butler est-elle en train de nier la matérialité du corps ?
Ignore-t-elle la différence évidente et naturelle des corps
sexués ? En effet, ce qui est en question, c'est justement
l'aspect naturalisant du discours sur le genre ou bien encore,
c’est son apparence de naturel fondée sur une métaphysique qui
tend à substantialiser le corps, la nature, le sexe, le genre
etc. Ainsi comme l’explique l’auteure,
…le fait d’ « être » une femme, d’ « être »hétérosexuel·le serait symptôme de cettemétaphysique de la substance pour le genre. […]cette revendication tend à subordonner la notion
14
de genre à celle d’identité et nous porte àconclure qu’une personne est un genre et qu’elleest en vertu de son sexe. (BUTLER, 2005, p.91).
Mais si la notion même du sujet est produite, comment
peut-on avoir la prétention d’être son genre ? L’ébranlement
des catégories ontologiques provoque donc le trouble ou la
déconstruction des notions de corps, de sujet de sexe et de
genre. Par conséquent, il n'est plus possible de parler de
l’essence du féminin, ni du masculin, de même qu’il n’existe
non plus l’hétérosexualité ou l’homosexualité comme une
réalité substantialisée.
« Lorsque de telles catégories sont mises enquestion, la réalité du genre entre aussi encrise : on ne sait plus comment distinguer leréel de l’irréel. Et c’est à cette occasion quel’on comprend que ce que nous tenons pour« réel » ce que nous invoquons comme du savoirnaturalisé sur le genre est, en fait, une réalitéqui peut être changée et transformée.» (BUTLER,2005, p.46).
S’il s’agit de « réalités » historiquement construites,
médiées par un discours qui vise les intérêts masculins et
hétérosexuels, il faut alors essayer de les déconstruire ou au
moins de comprendre leur fonctionnement afin de déterminer
s’il y a quelques lacunes qui permettent l’existence de celles
et ceux qui ne s'adaptent pas aux diktats des lois de
l’hétérocentrisme.
Jusqu'ici nous avons essayé de comprendre que les
catégories normalement comprises comme immuables, permanentes,
naturelles, universelles, sont en fait le résultat d'une
élaboration politique et discursive. Par la suite, l’accent
sera mis sur l’aspect normatif et régulateur du genre, le
15
2 LA SUBVERSION DU GENRE
Tout d’abord, pourquoi faut-il déstabiliser les normes du
genre et en quoi consiste cette subversion ? Le système
hétérosexuel normatif suppose qu'il y a une parfaite harmonie
entre le sexe, le genre et le désir, où tout fonctionne de
manière stable et homogène. Si quelqu'un est né avec un pénis,
par exemple, on va dire forcement que c'est un homme et
qu' « il » ne se sentira donc attiré que par les femmes.
Pensons cependant, à une personne qui est née avec un pénis,
mais qui se voit comme femme et qui est attirée sexuellement
par les femmes, comment devrions-nous nommer cette personne ?
Pour Butler, le manque de vocabulaire pour les nommer et le
fait qu’il·elle·s ne soient pas considéré·e·s comme de vrais
hommes ou comme de vraies femmes constitue déjà une façon de
subvertir et de questionner la stabilité et l’homogénéité des
normes. D’après la philosophe, ce sont les pratiques sexuelles
vues comme anormales qui nous amènent à nous poser la question
de ce qu’est un homme et de ce qu’est une femme (BUTLER, 2005,
p.30).
Pour ceux qui s’adaptent aux normes du genre, peut-être la
déstabilisation de ces normes sonne comme un discours militant9
où comme des inventions inutiles. Cependant, pour celles et
ceux qui ont toujours été considéré·e·s comme des êtres
inférieurs, comme des anormaux·ales, problématiser le genre
peut signifier pour elles et eux la possibilité réelle
d'existence et d’avoir leurs sexualités légitimées (BUTLER,
2005, p.47).9 D’ailleurs, il n’est pas étonnant que le rapport entre genre présentéjusqu’au présent ne soit vu comme un discours militant et politique.
17
Dans cette partie nous avons pour objectif de réfléchir à
l’assimilation des normes dans les processus de création des
corps sexués et comment l’exercice du genre crée les normes.
Pour y arriver il faut que le concept de genre vu comme acte
performatif chez Butler soit développé.
2.1 La performance du genre
Voyons d’abord les aspects étymologiques du concept. Le
mot « performance » dont est issu le mot « performatif »
employé par Butler peut être utilisé dans différents
contextes, à savoir, les domaines sportif, psychologique,
artistique, linguistique, technologique, et plus récemment
dans les études sur le genre. Le dictionnaire le présente
comme un mot d’origine anglaise mais qui trouve ses racines
dans l’ancien français parformance, lui-même issu de parformer,
terme lié à la notion d’achèvement signifiant « accomplir,
exécuter » (LE PETIT ROBERT, 1977, p.1402). Dans le domaine
artistique ce mot peut signifier la possibilité de création et
d’interprétation libre10.
Le mot « performatif » fait par contrepartie, avec
l’expression « acte de parole »11, d’un ensemble conceptuel
bien précis. Ils composent l’œuvre du linguiste anglais John
Austin. Il distingue les actes constatifs et les actes
performatifs. Les premiers décrivent un fait et sont
restreints au champ du vrai ou du faux, par exemple, le ciel
est bleu (constatif vrai), la planète Terre est carrée
(constatif faux). Par contre, les actes performatifs n’ont pas
10 Ce paragraphe et le prochain ont étés inspiré par l’article de laprofesseure Carla Rodrigues. cf. RODRIGUES, 2012, p. 152.11 Il y a des philosophes qui préfèrent utiliser l’expression “acte delangage”.
18
la fonction de décrire un fait ou une démarche et pour cette
raison ne sont pas limités au domaine du vrai ou du faux. Ils
sont normalement désignés à la première personne du singulier,
au présent de l’indicatif et ont pour principale particularité
le fait de faire ou produire de façon simultanée ce qu’ils
annoncent. Voici quelques exemples : je vous autorise à
partir ou je vous déclare mariés. L’acte se fait donc au
moment où il est prononcé.
En sachant que le mot « performance » est riche de sens
quand il est associé au contexte artistique, Butler se sert
des images et du vocabulaire théâtral et musical pour
illustrer sa compréhension du genre comme acte performatif.
Voici l’exemple qu’elle donne : « Comme une pièce qui exige à
la fois du texte et de l'interprétation, le corps sexué agit
dans un espace corporel culturellement restreint où il y
effectue des interprétations dans les limites des politiques
existantes. » [Notre traduction] (BUTLER, 1998, p.308). Voyons
quelques repères importants apportés par cet exemple : le
corps sexué n’est pas seulement une donnée matérielle, mais il
est surtout constitué par des possibilités politiques et
historiques, en d’autres termes, il est la matérialisation de
ces possibilités. Il s’agit également d’une mise en scène
ambivalente : à la fois inédite et reproductive, comparable au
texte d’une pièce de théâtre ayant déjà été jouée, et
nécessitant toujours des acteurs et des actes individuels pour
se remettre à jour (BUTLER, 1998, p. 306). Butler explique
ainsi :
La théorie de la performativité du genreprésuppose que les normes agissent sur nous avantmême que nous ayons l’occasion de la mettre en
19
pratique et quand on le fait, on confirme lesnormes qui agissent sur nous ; peut-être d’unemanière nouvelle ou inattendue, mais toujours enrelation aux normes qui nous précèdent ou quinous excèdent. [Notre traduction] (BUTLER, 2009,p.333).
Il convient de remarquer qu’il s’agit d’une action qui
fait appel à l’individu tout en préservant le côté publique de
l’action même. « Comme action publique et comme acte
performatif, le genre n’est pas un choix radical ni un projet
qui reflète un choix purement individuel, toutefois il n'est
pas imposée à l'individu … » [Notre traduction] (BUTLER, 1998,
p.307). On voit ici encore l’aspect ambigu du genre. D’une
part, il y a le pouvoir de force de l’acte performatif et
l'influence de la norme sur la vie des individus, ayant pour
conséquence que le genre n’est pas un choix, d’autre part, le
caractère non imposé dont l’auteure fait mention peut être
compris par la possibilité inhérente à tous les systèmes
normatifs de désobéir aux normes et par le fait même que le
genre soit historique et contingent.
Butler donne l’impression que les normes sont fortement
liées aux corps sexués et ceux-ci aux normes, presque au point
d’une interdépendance : c’est la « […] réflexion sur le
pouvoir de la norme dans la vie et sur le pouvoir de la vie
dans les normes …» (BRUGÈRE, BLANC, 2009, p.9). Cela ne
signifie pas qu’il s’agit d’un rapport semblable au rapport
sujet/objet, auquel l’auteure s’oppose avec véhémence. Butler
nous fait voir deux importantes distinctions : d’une part les
normes du genre ne sont pas une abstraction, d’autre part il
ne s’agit pas non plus d’une détermination réduite à des
situations empiriques. Voyons les conséquences de ces
propositions. 20
Pour comprendre la normativité du genre il y a des notions
chez notre auteure qui sont indissociables, notamment la
norme, les actes, et les effets de la norme. Ce sont
précisément ces éléments qui nous permettent de comprendre
pourquoi une norme n'est pas abstraite.
2.2 Le genre est normatif
La norme peut être détachée des actions dans lesquelles
elle opère, mais seulement à titre d'analyse car elle réclame
toujours sa contextualisation. « En fait, la norme en tant que
telle persiste dans la mesure où elle se fait dans la pratique
sociale, c’est là où elle est encore idéalisée et instituée
dans et par les rituels sociaux quotidiens. » [Notre
traduction] (BUTLER, 2005b, p.22). Autrement dit, c’est à
travers ses actes qu’elle accomplit son pouvoir
d’effectuation, sa production et sa conservation. Pourtant, le
pouvoir régulateur du genre ne peut pas être réduit à ses
instances externes et empiriques, c’est-à-dire, les normes
sociales, les actions politiques concrètes et les règles.
Autrement dit, la norme ne peut pas être réduite à ses
instances, mais elle ne peut non plus être dissociée d’elles.
Sachant que les normes n’existent que dans les actes, il
faut qu’elles soient à tout instant répétées pour entériner
leurs effets. Il y a chez Butler deux notions indispensables à
la compréhension sur le genre qui sont l’acte et la
répétition. Selon la philosophe, « les plusieurs actes du
genre créent l’idée du genre et sans ces actes il n’y aurait
absolument pas le genre. » [Notre traduction] (BUTLER, 1998,
p. 301).
21
Butler insiste sur le fait que les normes du genre ne sont
pas formées par des actes isolés ou sporadiques. Il s’agit
plutôt d’une série ininterrompue d'actes corporels qui
constituent les performances sociales du genre12. Le genre peut
être comparé à une pièce de théâtre qui pour aboutir au succès
nécessite de nombreuses répétitions.
Ensuite, la performativité n’est pas un acteunique, mais une répétition et un rituel, quiproduit ses effets à travers un processus denaturalisation qui prend corps, un processusqu’il faut comprendre, en partie, commetemporalité qui se tient dans et par la culture. (BUTLER, 2005, p.36).
Ainsi, le fait que le genre s’impose comme une vérité est
dépendant de la répétition. Par conséquent, lorsqu’une
pratique corporelle cesse d’être mise à jour, sa prétention de
véracité est elle aussi mise en question. C’est cette série
d’actions que la philosophe nomme « la performance du genre ».
D’après elle : « que la réalité du genre soit performative
signifie tout simplement qu’elle est réelle dans la mesure où
elle est mise en scène. » [Notre traduction] (BUTLER, 1998,
p.310).
Ce sont donc ces actes répétitifs, ces performances
culturelles qui constituent l’arrière-plan des formes
naturalisées et idéalisées du genre (BUTLER, 2005b, 29).
Ainsi, la binarité du sexe, le genre, le corps, le désir et
toutes les catégories fondamentales de l’identité ne sont que
l’effet d’un enchaînement d’actes performatifs qui nécessitent
d’être répétés. (BUTLER, 2005, p.53). Le genre, selon
l’auteure, semble être stable, permanent, naturel et s’impose12 Il convient de remarquer que Butler distingue rarement les termes« genre », « norme » et « performativité », qu’elle emploie parfois commedes synonymes.
22
comme l’essence des corps sexués. Toutefois, il s’agit d’un
effet usuel entrainé par les gestes, les mouvements et les
styles du corps. Il incombe au pouvoir régulateur de la norme
la tâche de donner aux actes performatifs une apparence de
normalité et de réalité. Ces caractéristiques font partie
d’une stratégie qui empêche le genre d’être reconnu comme une
performance sociale (BUTLER 1998, p.310).
Dire que le genre est une performance sociale signifie
qu’il n’existe pas une essence de la féminité ou de la
masculinité, de même pour l’hétérosexualité et
l’homosexualité. Elles n’existent pas comme une réalité
substantialisée mais comme « un point relatif de convergence
entre des rapports culturellement et historiquement
spécifiques » (BUTLER, 2005, p.74). Le genre donc n’est ni
vrai ni faux, mais il est produit comme l’effet d’un discours
qui suppose juste une matrice identitaire duale,
hétérosexuelle, stable et vraie (BUTLER, 2005, p.85).
2.3 La norme et la subversion du genre
La normativité du genre conduit au fait qu’un acte
corporel puisse être considéré comme légitime ou illégitime,
intelligible ou inintelligible. Autrement dit, les paramètres
de légitimité et d’illégitimité sociale concernant le genre
sont déterminés par la norme. Celle-ci établit et dicte, d’une
part l’équilibre entre le sexe, le genre et le désir, et
d’autre part l’incohérence et le déséquilibre entre ces
catégories. Ce qui veut dire que la « normalité » et
l’ « anormalité » sont régies par les mêmes normes (BUTLER,
23
2005, p.84). Alors ceux et celles qui sont en dehors de la
norme, les personnes marquées par le genre de façon
incohérente et discontinue, existent toujours en référence à
la norme (BUTLER, 2005b, p.11). Pour cette raison Butler
signale le danger de penser le genre toujours à partir de la
dyade masculin/féminine :
Assumer que le genre signifie toujours etexclusivement la matrice du «masculin» et du«féminin» c'est précisément ne pas se rendrecompte […] que la production de ce binairecohérent est contingente, qu’elle a un coût etque les permutations de genre qui necorrespondent pas au binaire en font partie commeson instance la plus normative. [NotreTraduction] (BUTLER, 2005b, p.11).
Pourquoi Butler affirme-t-elle que l’hétérosexualité
normative a besoin de l’existence de performances corporelles
qui la contredisent ? Premièrement parce que ce système
fonctionne à partir de paires binaires disposées dans une
dynamique d’opposition. Deuxièmement parce que toutes les
expressions du genre sont réglées par la même structure.
À titre de synthèse, voyons quelques repères de tout ce
qui a été réfléchi jusqu’à présent. Les mécanismes de
production du genre sont constitués par des catégories qui ont
l'apparence de vérités objectives, cependant, ces catégories
sont également construites pour que le genre semble naturel,
permanent, et pour que son caractère performatif soit occulté.
Le genre est constitué par des actes répétitifs et
continus qui sont une « mise en scène d’un ensemble de
signification déjà établi socialement » [Notre traduction]
(RODRIGUES, 2012, p.15). Le genre est donc constitué de gestes
qui sont toujours performatifs. D'ailleurs, il faut dire que
24
non seulement le genre dans sa forme binaire - hétérosexuelle
est performatif, mais toutes les expressions du genre sont
elles aussi performatives, même les plus subversives. Selon
Butler il y a quelques expressions qui révèlent plus
clairement la performance du genre. D’après la philosophe, les
drag-queens13 et les travesties14 illustrent de façon explicite
la performativité de tous les genres.
Voyons un exemple proposé par Butler dans lequel la
performance du genre peut être aperçue de façon évidente.
Pensons à une travestie qui fait une présentation artistique
sur un plateau de télévision. Imaginons aussi une travestie
qui vient de s’asseoir à côté de nous dans le bus. Dans le
premier cas nous savons qu’il s’agit d’une performance
artistique et c’est pour cela que nous nous laissons conduire
par l’aspect magique, voire folklorique de cette action sans
nous poser des questions. Cela se justifie parce que l'espace
artistique et performatif est bien défini. Toutefois, dans le
second cas, les frontières ne sont pas si claires entre ce qui
est considéré comme vrai et ce qui est performatif (BUTLER,
1998, p.308).
Normalement la présentation artistique suscitera des
applaudissements. Le second cas peut par contre susciter un
certain malaise voire même entraîner des gestes d’une extrême
13 Ce sont des hommes qui s'habillent en femme, de façon exagérée etartistique, avec un style propre qui vise à amuser le publique. Ils/ellesfréquentent souvent les discothèques et les bars.14 L’utilisation du féminin pour faire référence aux travestis estintentionnelle, car elles en général se voient comme des femmes et ellespréfèrent être appelées au féminin. L’emploi du langage au masculin parrapport aux travestis signale, selon nous, la difficulté hétérocentrique àconcevoir de nouvelles configurations du genre qui échappent du schémamâle/masculin/homme, femelle/féminin/femme.
25
violence. Quelle est la raison de cette différence ? Cela peut
probablement être expliqué par le fait que le second cas met
en doute nos certitudes les plus absolues en ce qui concerne
le genre. S’agit-il d’un homme ou d’une femme ? Du fait d'être
habillé comme une femme, serait-ce un « vrai » homme ? Serait-
ce une vraie femme ? Si cette personne a un organe sexuel
masculin, cela fait-il d’elle un homme ? En quoi consiste le
fait d’être un homme ou une femme ? Pourrait-on dire que dans
ce cas il ne s’agit ni d’un homme ni d’une femme ?
Revenons à ce qui semble être la thèse principale de
Butler, à savoir, le genre est institué par des actes
corporels performatifs et continus. Chaque répétition confirme
ou restitue la performance et les normes du genre. Cependant,
ces répétitions ne sont pas de simples reproductions ou des
copies de ce qui a été déjà mis en scène. Chaque répétition
est un nouvel acte, car comme il a été dit auparavant, les
actes performatifs sont constitués au moment où ils sont mis
en œuvre, c’est-à-dire, lorsqu’ils sont proclamés.
De la même façon que la répétition permet à la norme
d’être ratifiée, elle permet également le changement ou la
subversion de cette dernière. Souvenons-nous que ce qui est
dans la norme tout comme ce qui est en dehors d’elle, sont
tous deux institués par les mêmes mécanismes et ils ont la
même structure. Autrement dit, ce qui est en dehors du champ
normatif l’est par rapport aux normes.
26
2.4 Performance du genre et subversion
Concevoir le genre comme un acte performatif permet aux
corps sexués d'être considérés comme des « réalités » ouvertes
à d’innombrables possibilités. Cependant, Butler avertit que
les possibilités d'enfreindre les règles en créant d'autres
expressions du genre ne sont jamais le produit d’une liberté
individuelle. Voici la pensée de l'auteure sur cette
question :
Mais sûrement on commettrait une erreur si l'onpense que l'on peut refaire notre genre oureconstruire sa sexualité sur la base d'unedécision délibérée. Même quand on décide dechanger de genre, on le fait sur les bases desdésirs très puissants qui font prendre cettedécision. Ce n’est pas nous qui choisissons cesdésirs. [Notre traduction] (BUTLER, 2009, p.334).
Cela veut dire d’abord que personne ne choisit son genre
et que les possibilités de subvertir le genre sont elles aussi
sous un ensemble de régulations. Voyons un autre exemple
proposé par la philosophe qui met en évidence la performance
du genre même quand il y un effort pour subvertir les normes.
Il s’agit d’un fait réel qui a eu lieu aux États-Unis. Comme
nous le savons, il y a dans ce pays un grand nombre
d'immigrants sans papiers originaires de plusieurs pays
d'Amérique latine. Évidemment ils ne sont pas reconnus par la
loi du pays et pour cette raison ils n’ont pas les droits qui
sont accordés aux citoyens américains. Butler raconte
l'histoire d'un groupe d'immigrants qui a protesté en chantant
l'hymne national américain en anglais et en espagnol dans un
espace public. Pourquoi ce geste est-il performatif pour
Butler ? Remarquons qu’il s’agit d'un groupe de personnes qui
ne sont pas considérées comme des citoyens américains, c'est-27
à-dire, des gens dépourvus de droits aux États-Unis. Ils
exercent un droit qu'ils n'ont pas, afin de montrer qu’ils
devraient en avoir et ils font cela en répétant un geste qui a
priori ne concerne que les citoyens américains. Il s’agit là
d’une répétition qui est en même temps tout à fait nouvelle
puisque l’hymne est chanté en espagnol (BUTLER, 2009, p.321).
En effet, c’est la répétition qui permet que les normes
soient subverties et que de nouvelles configurations du genre
soient inventées. Cela est possible parce que, comme il déjà
été dit, le genre est constitué d’actes répétitifs stylisés.
La répétition rend possible le perfectionnement d’une action
et/ou sa déformation. Autrement dit, d’une part la répétition
a le pouvoir de réaffirmer une identité, et d’autre part de
provoquer une rupture de style (BUTLER, 1998, p.297). L’erreur
ou la rupture de style dans ce cas peut être comprise comme
une possibilité de transformer les normes.
Le discours sur la subversion du genre soulève les
questions suivantes : comment peut-on caractériser une action
subversive ? Sachant que les deux sexes ne comprennent pas
toute la réalité, combien de genres seraient nécessaire pour
accomplir cette tâche ? Un troisième genre serait-il une
alternative viable pour faire face au binaire
hétérocentrique ? Quels sont et quels ne sont pas les genres
subversifs ? Bien que pertinentes, ces questions ne reflètent
pas le raisonnement de Butler et tendent à stabiliser le
genre. Souvenons-nous de sa fidélité au concept de genre comme
acte performatif. L’acte a son effet au moment même où il est
proclamé, donc il n'y a pas de définition ou de description
précédant l'acte. « Toute tentative de définir le critère
28
définitif de ce qui est subversif est et devrait être vouée à
l’échec. » (BUTLER, 2005, p.45).
Pour cette raison, il faut concevoir toutes les réponses
relatives au genre dès la perspective de l’ambiguïté, c’est-à-
dire : a) le genre n’est ni féminin ni masculin (BUTLER,
2005b, p.12), b) « les femmes ne sont ni le sujet ni son
Autre, mais une différence dans l’économie de l’opposition
binaire » (BUTLER, 2005, p.86), c) le genre n’est ni vrai ni
faux (BUTLER, 1998, p. 310). Il s’agit toujours d’une
oscillation qui renonce à toute réclamation du stable, qui
échappe au discours restrictif du binaire homme / femme et qui
est ouverte à un vaste champ de possibilités. En effet, la
subversion du genre n'est pas l’opposition ou le contraste de
ce qui est imposé comme réel, il s’agit notamment d’une
nouvelle modalité « qui ne peut pas être facilement assimilée
dans les catégories préexistantes qui régissent la réalité du
genre. » [Notre traduction] (BUTLER, 1998, p. 308).
Selon ce projet de déconstruction, le genre est situé
entre les oppositions, autrement dit, entre le vrai et le
faux, entre la présence et l'absence et marqué par
l’oscillation (RODRIGUES, 2012, p.151). Car ce sont ces signes
de double valeur qui empêchent que le genre soit quantifié,
qualifié ou dénommé. Cette façon de concevoir le genre, bien
entendu, peut susciter en principe chez le lecteur un
sentiment d'insécurité et de fluidité. Toutefois ce projet
semble être plus conforme à la dynamique de la vie et de
l'histoire. Il s’agit d’un processus vivant, qui ne s’achève
jamais vraiment complètement et qui permet l’ouverture du
29
CONCLUSION
Malgré la complexité de la thématique et du style de
l’auteure, le premier contact avec la philosophie du genre de
Butler a été passionnant et à la fois bouleversant. Il s’agit
d’une auteure qui met à l’épreuve ses hypothèses et qui n'a
pas peur de remettre en question son raisonnement. Il s’agit,
à la suite de Jacques Derrida, d’une philosophe qui a sa
pensée marquée par la déconstruction. D’ailleurs comme elle
l’indique dans l'introduction de son livre « Trouble dans le
genre », il ne s’agit pas d’une application des théories de
Derrida et du poststructuralisme mais plutôt d’une
reformulation afin de réfléchir à la thématique du genre
(BUTLER, 2005, p.27). Nous avons remarqué par exemple, que la
déconstruction du genre chez Butler est relation directe avec
la déconstruction du sujet chez Derrida. Pour cette raison,
l'approfondissement de la pensée d'un auteur suppose
l'approfondissement de l’autre.
Butler en déconstruisant le binarisme de l’hétérocentrisme
est accusée d’exclure les femmes et les minorités sexuelles du
débat et de l’action politique. D'après ses adversaires, dire
que le genre ou le sujet n'ont jamais existé empêche
l'émancipation sociale et politique des minorités sexuelles.
Toutefois, comme nous l’avons vu, la philosophe ne vise pas la
destruction des bases de l'identité, mais c'est avant tout un
effort pour montrer les mécanismes de création, de
naturalisation et de conservation du genre.
Il n’est pas possible d’ignorer que Butler est favorable à
la suspension de toutes les catégories identitaires. Cela peut
être justifié par le fait, comme nous l'avons vu, que la
fixation d'une identité implique l'exclusion de beaucoup
d'autres. Cependant cela ne signifie pas que les termes
« femme », « lesbienne », « gay » ou « sujet » ne peuvent pas
être utilisés. On peut les utiliser tant que chaque terme est
compris comme un ensemble de possibilités ouvert à diverses
significations.
Il faut admettre que le schéma sujet/objet est fortement
ancré dans notre perception de réalité de sorte qu'il est
extrêmement difficile de penser le genre délié de ce système
binaire. Lorsque Butler traite de la relation entre la norme
et le genre, par exemple, il semble inévitable de ne pas
parler du sujet. De plus, on a l'impression que la norme et le
sujet sont des synonymes. Ceci est dû à un malentendu sur le
rôle de la norme. Selon Butler, comme nous l’avons vu, la
norme n’est pas un mécanisme qui agit sur quelqu'un. Il ne
s’agit pas non plus d’un interdit sur le sujet, car cela
pourrait donner l'impression que le sujet pourrait se libérer
de la norme. Il faut la penser plutôt comme une forme d’action
qui dépasse le rapport sujet / objet.
L’un des intérêts de cette recherche est de déterminer si
la déconstruction de la métaphasique de la substance réduirait
le corps à sa dimension politique. Pour être fidèle à
l'argumentation et les catégories utilisées par l'auteur, il
faut que la réponse à cette question soit située entre oui et
non. Le corps est une construction de possibilités faites à
partir des circonstances historiques, politiques, culturales
32
et aussi biologiques (BUTLER, 1998, p.299). Voici ce que dit
l’auteure à propos de la participation du matériel dans le
processus de constitution du genre : « Le genre est l'appareil
par lequel a lieu la production et la normalisation du
masculin et du féminin, avec les formes, interstitielles
hormonales, chromosomiques, psychiques et performatives que le
genre assume. » [Notre traduction]. (BUTLER, 2005b, p.11). En
disant que le genre est constitué par le biologique, il faut
ajouter tout de suite qu’il n’y a pas de naturel qui ne soit
interprété par le culturel et « ce que l’on désigne par le
terme de sexe est en réalité un ensemble de données » (BERENI
et al, 2013, p.37).
La déconstruction du système binaire hétérosexuel chez
Butler requiert-elle la construction d’un troisième genre ?
Les lectures faites pour l'élaboration de cette petite
dissertation nous permettent de conclure catégoriquement qu’un
troisième genre comme une alternative au système binaire de
l’hétérocentrisme ne fait pas partie des propositions de
l'auteure, car cela contredit le cadre conceptuel exposé par
Butler. La fixation d'un troisième genre consiste encore en la
stabilisation d'une catégorie identitaire. Cela favorise
indubitablement une certaine commodité méthodologique. Alors
que le projet de Butler ne conçoit le genre ni comme masculin
ni comme féminin, mais comme une oscillation permanente
capable d’accueillir les différentes expressions du genre.
33
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