identité et genre chez judith butler

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TABLE DE MATIÈRE INTRODUCTION................................................. 2 1 POUR UNE POLITIQUE IDENTITAIRE ?...........................4 1.1 Les limites d’une politique identitaire........................4 1.1.1 L’exclusion du sujet.........................................5 1.1.2 Un sujet et une nature ?.....................................6 1.1.3 Le sujet et la dyade sexe/genre..............................7 2 LA SUBVERSION DU GENRE.....................................11 2.1 La performance du genre.......................................11 2.2 Le genre est normatif.........................................13 2.3La norme et la subversion du genre.............................15 2.4 Performance du genre et subversion............................17 CONCLUSION.................................................. 19 BIBLIOGRAPHIE............................................... 21 1

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TABLE DE MATIÈRE

INTRODUCTION.................................................2

1 POUR UNE POLITIQUE IDENTITAIRE ?...........................4

1.1 Les limites d’une politique identitaire........................4

1.1.1 L’exclusion du sujet.........................................5

1.1.2 Un sujet et une nature ?.....................................6

1.1.3 Le sujet et la dyade sexe/genre..............................7

2 LA SUBVERSION DU GENRE.....................................11

2.1 La performance du genre.......................................11

2.2 Le genre est normatif.........................................13

2.3La norme et la subversion du genre.............................15

2.4 Performance du genre et subversion............................17

CONCLUSION..................................................19

BIBLIOGRAPHIE...............................................21

1

INTRODUCTION

Cette dissertation a pour thématique la question des

identités sexuelles minoritaires chez Judith Butler. L’intérêt

pour le sujet est la conséquence d'un engagement personnel

vis-à-vis des groupes minoritaires, en particulier des

minorités sexuelles.

Il est possible de constater dans nos sociétés un double

mouvement en matière du genre. D’un côté il y a tout un effort

pour disqualifier certaines pratiques sexuelles en les

considérant comme illégitimes, ainsi que pour mettre en

évidence ce qui est considéré comme normal et juste. D’un

autre côté il y a un tout un travail qui vise à l’atteinte de

l’équité sociale à partir de l’affirmation des sexualités

marginales. Il s’agit d’une tentative qui a pour but de

montrer que d’autres expressions de la sexualité ont le droit

de subsister. Judith Butler, philosophe spécialiste des

questions relatives au genre, a le même objectif politique des

minorités sexuelles, à savoir, celui d’étendre la légitimité

du genre aux corps et aux pratiques sexuelles qui sont en

dehors de la norme. Toutefois le chemin pris par Butler ne

suit la méthodologie ni d’un groupe ni de l’autre.

Au lieu de défendre la revendication des identités

sexuelles minoritaires, Butler propose au moins comme

stratégie politique, que toutes les identités soient

suspendues, car d’après l’auteure les catégories identitaires

sont toujours descriptives, normatives et exclusivistes.

2

Butler, contrairement au mouvement des minorités

sexuelles, affirme que le genre n’est pas une identité stable

mais toujours oscillante et que le genre possède un caractère

contingent et performatif. Ce qui équivaut à dire que la

stabilisation des identités sexuelles, même si elles sont

nombreuses et variées, ne peuvent pas former la base d'un

mouvement politique, car elles cachent la contingence et la

performativité du genre. Face à cette proposition les

questions suivantes peuvent émerger : n’avons-nous pas besoin

d’une base plus fixe et permanente en ce qui concerne

l’identité personnelle ? Pouvons-nous renoncer à toutes les

identités du genre ? La non-identité ne serait-elle pas une

identité ? N’y a-t-il pas une identité stable permettant de

conduire nos vies avec plus d’équilibre et de cohérence ?

Judith Butler présuppose que le discours sexuel

identitaire est établi par l’hétérocentrisme avec des

intentions définies et précises (BUTLER, 1998, p.304). Ainsi,

le corps et toutes les expressions du genre sont des

constructions politiques, discursives et culturelles qui n’ont

rien de naturel. Cela ne détruit pas la corporalité et ne

réduit pas les corps à une fonction pragmatique-politique ?

Dans le but de répondre aux questions ci-dessus cette

dissertation est divisée en deux parties. Dans la première

partie, nous allons essayer de réfléchir aux questions posées

par l'auteure concernant les politiques identitaires. Pour une

meilleure compréhension de cette thématique il faudra une

brève mise en contexte des revendications des mouvements des

lesbiennes et/ou des féministes.

Dans cette partie, en s’appuyant sur l’école de la

déconstruction, notamment Jacques Derrida, il sera mis en3

question le cadre théorique des politiques identitaires, à

savoir, les paires binaires de la métaphasique de la

substance, qui permettent à l'identité de genre d’être

considérée comme naturelle et stable.

L’accent de la deuxième partie portera sur les concepts

qui permettent la déconstruction du genre dans une tentative

de le comprendre comme performatif et normatif. Notre

attention se concentre sur le rôle des normes sur la vie et

sur les corps « genrés »1 et l'influence de la vie sur les

normes, où l’une ne se confond pas avec l'autre mais sont

toujours dans un rapport d’interdépendance. Deux questions

fondamentales guident cette partie : y a-t-il quelque chose de

commun entre le processus de construction et de déconstruction

du genre ? Faudrait-il subvertir les normes du genre ?

1 Néologisme utilisé par la traductrice de Trouble dans le genre. En anglais –gendered. Cf. note sur la traduction p.23

4

1 POUR UNE POLITIQUE IDENTITAIRE ?

1.1 Les limites d’une politique identitaire

Les femmes, qui sont-elles ? À qui le terme « les femmes »

fait-il référence ? Y-a-t-il un terme unique capable de rendre

compte de la complexité et de la multiplicité qu’il prétend

représenter ? Quels sont les présupposés théoriques de cette

unité ? La politique identitaire est-elle la meilleure

stratégie à adopter par le féminisme ? L’unité des femmes est-

elle indispensable à l’action politique ? C’est bien ces

questions que la philosophe nord-américaine Judith Butler pose

dans son ouvrage « Trouble dans le genre2 ». Son travail qui est

devenu une référence pour ceux et celles qui étudient les

questions sur le genre, vise à démontrer la fragilité des

mécanismes qui constituent la construction du sujet, du sexe

et du genre. Dans un premier temps nous allons réfléchir sur

les limites d’une politique identitaire.

Pour mieux comprendre la déconstruction des structures du

genre, il faut d’abord la situer comme une critique ou une

remise en question des politiques identitaires. Pourtant, il

semble tout à fait compréhensible que dans une société marquée

par des inégalités sexistes, les femmes soient les principaux

sujets d’un processus de transformation. L’établissement du

sujet du féminisme pointait l’unité et la solidarité entre les

2 Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005, pour la traductionfrançaise.

5

femmes comme une réaction politique au système d’oppression

masculine. Mais en faisant cela « […] les féministes

risquaient3 de mettre en lumière une catégorie qui peut-être,

ne représentait pas la vie concrète des femmes4 » [Notre

traduction] (BUTLER, 1998, p. 303).

Butler qui apporte à ses réflexions académiques les soucis

de ses interventions comme militante féministe met en question

justement la fixation d’une catégorie comme réponse politique.

En s’appuyant sur plusieurs auteur·e·s5connu·e·s du public

français, tel·le·s que Jacques Derrida, Michel Foucault, Luce

Irigaray ou Monique Wittig, Butler soutien que les politiques

identitaires provoquent un paradoxe entre l’inclusion et

l’exclusion  et que le statut ontologique du sujet est une

construction discursive et politique.

Nous allons tout d’abord essayer de comprendre le premier

aspect de sa critique, à savoir, le paradoxe des politiques

identitaires.

3 En espagnol les verbes de cette citation sont au présent. 4 Toutes les citations de ce texte qui sont à l'origine dans une autrelangue ont été librement traduites par l'étudiant.5 Dans le langage courant le masculin est imposé comme une norme hégémoniquequi a la prétention de représenter l'universel. Cette utilisation, à notresens, perpétue des valeurs sexistes et discriminatoires. Pour cetteraison, dans les limites de la langue on essaiera d'utiliser un langageplus inclusif. Par conséquent, les termes qui se réfèrent à la fois aumasculin et au féminin seront présentés de la façon suivante: le mot écritau masculin suivi d’un point (·) suspendu et da lettre « e » pourreprésenter le féminin, suivi de la lettre « s » pour les mots au pluriel.Cette procédure a été adoptée par exemple par Cynthia Kraus, qui a traduitde l’anglais le livre Trouble dans le genre, la référence majeure de cetteprésente étude. La même procédure sera utilisée pour les traductions delangue étrangère. D'ailleurs, chaque fois que le mot «homme» apparaît dansdes citations directes des auteur·e·s référencé·e·s pour designerl'humanité dans son ensemble, tel terme sera remplacé par «être humain » ou« humanité » puisque d’après nous le terme homme fait référenceexclusivement à l'être humain de sexe masculin.

6

1.1.1 L’exclusion du sujet

En définissant les femmes comme le sujet du féminisme, le

but était de promouvoir leur liberté et d’élargir leur

participation dans le processus d’une société plus égalitaire.

Toutefois, définir qui sont les femmes implique de déterminer

qui ne les sont pas, car définir c’est limiter, encadrer et

finalement exclure. « Définir une identité dans les termes

culturellement disponibles revient à poser une définition qui

exclut à l’avance la possibilité que de nouveaux concepts de

l’identité émergent dans l’action politique. » (BUTLER, 2005,

p.82). Ainsi, ceux et celles qui ne répondent pas aux critères

stipulés pour être des sujets qui ou que sont-il·elle·s? Qui

sont les non-sujets ?

D’après l’auteure, les groupes minoritaires qui adoptent

des politiques identitaires comme stratégie d’action

reproduisent le système auquel ils s’opposent : « nous pouvons

adopter les modèles par lesquels nous avons été oppressées

sans nous apercevoir que la domination fonctionne à travers la

relation et la production des sujets.6 » [Notre traduction]

(BUTLER, 1992, p. 14). Ceci revient à dire que le choix du

sujet était utilisé comme une stratégie qui fortifiait

l’oppression sexiste.

Il est possible de constater que la fixation du sujet est

strictement liée à la problématique de la précarité. Définir

6Toutes les citations dans ce texte qui sont à l'origine dans une autrelangue ont été librement traduites par l'étudiant et elles seront suivis dela mention Notre traduction entre crochets [ ]. Cf. PEREZ, Isabelle. LaBibliographie : Règles et Présentation. Montpelier, Centre de documentation P.Bartoli. 2012. [En ligne]http://www1.montpellier.inra.fr/bartoli/moisa/bartoli/download/moisa2011_pdf/regles.pdf (Consulté le 20 août 2014).

7

le sujet implique de dire qui est décent·e, normal·e, juste,

aproprié·e et conforme aux normes. À la précarité, au

contraire, sont destiné·e·s les anormaux·ales, les queers7,

celles et ceux qui sont en dehors des normes. En effet, d’un

côté il y a la régulation, le contrôle qui définit ceux et

celles qui ont le droit d’être des sujets. De l’autre côté, il

y a la précarité comprise comme les conditions qui menacent la

vie et qui détruisent toutes les possibilités de survie des

non-sujets (BUTLER, 2009, p.323).

L’intérêt pour la définition du sujet révèle que celui-ci

n’est pas déterminé en soi. De plus, les efforts fournis pour

le définir montrent qu’il s’agit d’une construction. On

pourrait donc se demander qui est derrière le sujet, puisque

s’il y a un sujet fabriqué, il y a quelque chose ou quelqu’un

derrière lui que le crée. Toutefois le « qui » suppose, comme

l’affirme Jacques Derrida, qu’un sujet peut-être identifié

(DERRIDA, 1992), ou en d’autres termes, qu’il y a un premier

sujet. Au lieu de poser la question sur le sujet, ce qui est

tout à fait juste – mais cela nous renvoie toujours à un sujet

du sexe masculin, blanc, détenteur du pouvoir – Butler préfère

réfléchir aux mécanismes qui créent le sujet. Voici ce que dit

la philosophe :

 […] si les termes du pouvoir définissent « qui »peut être le sujet, ce qui est qualifié commesujet reconnu, en politique ou face à la loi, lesujet n’est donc pas une précondition de lapolitique, mais un effet différentiel du pouvoir.Cela signifie aussi que nous pouvons et nousdevons nous poser la question de qui est derrière

7 « Terme anglais « étrange » fréquemment utilisé comme une insulte visant ástigmatiser les homosexuels ou toute autre catégorie de personne n’entrantpas dans la norme du genre » (BERENI et al, 2013, p.51). Actuellement ceterme désigne également une théorie et un mouvement qui s’oppose à lafixation des identités et aux normes dictées par l’hétérocentrisme.

8

le sujet, sans attendre qu’émerge une autre formede sujet dans le temps historique … [Notretraduction] (BUTLER, 2009, p. 324)

En paraphrasant Derrida, la philosophe nord-américaine

soutient que le sujet est une invention, voire une illusion.

Nous nous voyons comme des sujets autonomes parce que nous

ignorons le processus par lequel nous sommes fait·e·s (BUTLER,

2009, p.333). En effet toutes nos actions sont régies par un

ensemble de normes. Ainsi, même nos tentatives de subvertir la

norme ne sont pas le résultat de notre autonomie mais c’est

grâce à un ensemble de normes historiques qui les rendent

possible (BUTLER, 2009, p.334), autrement dit, « la liberté,

la possibilité et la capacité d’action sont établies dans un

espace fondé par des relations de pouvoir. » [Notre

traduction] (HERNÁNDEZ, SOTO, 2009, p.53).

1.1.2 Un sujet et une nature ?

Le fait de penser que nous sommes des sujets a comme base

la notion d’une nature commune. Quand le mouvement féministe

proclame « nous les femmes », il suppose que ce « nous » est

capable de regrouper, voire même de faire fusionner toute la

diversité et la complexité de cet univers. Il s’agit d’un

discours structuré sur une prétendue hégémonie et cohérence à

l’intérieur de la notion « femmes ». « En d’autres termes, la

construction politique du sujet se fait à des fins précises de

légitimation et d’exclusion, et ces processus politique se

trouvent effectivement masqués et naturalisés … » (BUTLER,

2005, p.61). Que sont les présupposés, les enjeux et les

conséquences de ce discours ?

9

Le processus de naturalisation des catégories identitaires

est fondé sur une notion de sujet qui précède l’action

discursive et politique, il s’agit d’une conscience qui est

toujours là, une présence immuable commune et intrinsèque à

tous les êtres humains, c’est-à-dire une substance qui est au-

delà de toute contingence. Cette façon de voir le sujet fait

partie d’une tradition qui est structurée par une série de

binômes, à savoir, le vrai et le faux, le particulier et

l’universel, l’intérieur et l’extérieur, l’unité et la

pluralité, etc. Ainsi, il n’y a rien d’intermédiaire entre ces

binômes, car soit une chose est vraie, soit elle fausse.

Autrement dit, ces énoncés n’admettent pas la possibilité

qu’une chose soit vraie et fausse en même temps ou qu’elle ne

soit ni vraie ni fausse.

Cette façon de concevoir le monde tend à ignorer les

différences et l’instabilité provoquées par l’historicité des

faits. D’ailleurs, selon ce schéma il n’y a qu’une unique

histoire, quand en réalité, nous le savons, il s’agit d’une

pluralité d’histoires en concomitante tension.

Le poids de cette perspective métaphysique affecte

péniblement nos concepts de masculinité, de féminité, de genre

et de sexe et la manière à travers laquelle nous concevons le

rapport entre les femmes et les hommes. Voyons par exemple

l’utilisation du mot homme pour désigner les personnes de sexe

masculin et de sexe féminin. Cette convention qui a l’air

d’être tout à fait naturelle confère aux hommes une allure

universelle, abstraite, complètement déliée du corporel. En

plus, à ces attributs sont accordées des valeurs de suprématie

et de supériorité par rapport aux femmes. Ainsi, comme une

10

conséquence inévitable et naturelle, le corps, le particulier,

le limité, l’inferieur seront des attributs réservés aux

femmes (BUTLER, 2005, p.75-77).

Butler se sert de cette analyse pour démontrer que la

différenciation entre le sexe et le genre, si chère au

féminisme, fait partie de cet ensemble de binômes

métaphysiques régis par une échelle de valeurs hiérarchique.

Tout d’abord, essayons de contextualiser ce que la

différenciation a signifié pour le mouvement féministe.

1.1.3 Le sujet et la dyade sexe/genre

Les femmes sont naturellement plus fragiles, plus

émotives, plus intuitives. La nature, par contre, a accordé

aux hommes la force, le courage, la rationalité, ce qui leur

confère une supériorité par rapport aux femmes. Dans ce genre

de discours, comme nous pouvons facilement le constater,

l’oppression et l’inégalité qui touche les femmes ont comme

présupposé une base biologique.

Pour les féministes la célèbre phrase de Simone de

Beauvoir « on ne naît pas femme : on le devient » permettait

penser le sexe comme une donnée biologique et le genre comme

une construction sociale. Cela a représenté la possibilité de

démontrer que l’oppression qui a marqué l’histoire des femmes

n’a pas du tout un fondement naturel, il s’agit plutôt d’une

action sociale, culturelle et politique. Butler n’ignore pas

l’importance historique de cette distinction. Toutefois,

l’auteure va plus loin. Ses arguments visent à démontrer que

le sexe est, comme le genre, une invention qui n’a rien de

naturel.

11

Afin de soutenir sa thèse, la philosophe part des limites

de la différenciation sexe/genre. En suivant les études de

Lévi-Strauss, plusieurs féministes croyaient que le rapport

nature/culture était une clé importante pour comprendre

l’inégalité du genre. Il semble que le rapport sexe/genre

était considéré comme une variante voire même une analogie des

relations entre la nature et la culture, entre le corps et

l’âme, entre le signifié et le signifiant, et enfin entre la

femme et l’homme, où le premier élément est forcément

subordonné et dominé par le second dans l’encadrement d’un

langage marqué par le vrai ou par le faux8.

Cette interprétation conçoit la nature comme une réalité

dépourvue de sens et donc dépendante de la culture, car si le

genre est le contenu culturel du sexe, on peut facilement

conclure que la nature/le sexe aura seulement le sens donné ou

imposé par la culture. Il s’agit en fait d’une compréhension

qui prévaut dès la modernité, où la nature est tout simplement

un objet destiné à être dominé et exploité. Butler indique de

façon très éclairante la subtilité et les enjeux de ce

rapport :

La relation binaire entre la culture et la naturecomporte une dimension hiérarchique par laquellela culture est libre d’imposer un sens à lanature et donc de faire de cette dernière un« Autre » qu’elle peut s’approprier à discrétion,préservant l’idéalité du signifiant et lastructure de la signification sur le modèle dedomination. (BUTLER, 2005, p.116).

Cependant, malgré l’assujettissement que ce rapport

entraine, c’est lui-même qui nous permet de voir la8 L’auteure fait référence à des études anthropologiques qui montrent qu’ily a une analogie entre le rapport nature/culture et le rapport femme/hommeà partir d’un regard très sexiste. La nature est représentée comme unematière passive prête à être façonnée par la culture (BUTLER, 2005, p.116)

12

contradiction qui lui est inhérente puisque, comme il a été

indiqué au-dessus, l’utilisation des catégories « sexe » et

« genre » visait à marquer une différenciation. Cependant les

arguments utilisés pour démontrer cela révèlent en fait que le

sexe et le genre sont peut-être les deux faces d'une même

pièce. Observons le développement de cette argumentation : a)

le sexe, dépourvu de sens, en d’autres termes en attente de

recevoir un sens qui lui est toujours extérieur ; b) le genre,

compris comme une élaboration sociale, constitue à travers

plusieurs actes culturaux la signification du sexe. Le

contraste de cette dyade est en vérité une confirmation de son

équivalence. Butler exprime cette conclusion avec les mots

suivants :

[…] si le genre est la signification culturellequi assume le corps sexué et si cettesignification reste déterminée par plusieursactes aperçus culturellement, cela va sans direque dans les termes de la culture il n’est paspossible de connaître de manière distincte lesexe et le genre. [Notre traduction] (BUTLER,1998, p. 303).

L’auteure nous fait voir que tous les discours qui

s’appuyaient sur la nature ont tendance à la concevoir comme

une réalité transculturelle et pré-discursive quand en réalité

il n’y a pas de représentation de la nature qui ne soit

marquée par une élaboration culturelle. De même qu’il n’y a

pas un sexe qui précède sa constitution sociale. « Si « le

corps est … est déjà une situation » comme le dit Beauvoir,

il n’est pas possible de recourir à un corps sans

l’interpréter, sans que ce corps soit déjà toujours pris dans

des significations culturelles ; » (BUTLER, 2005, p.71).

Pourquoi cet argument est-il pertinent ? S’il n’existe pas de

nature originelle, sans aucune marque du culturel, il est13

difficile, pour ne pas dire impossible, de soutenir

l’existence d’un vrai sexe. « En effet, poser que le genre est

la part sociale du sexe risque d’alimenter l’illusion qu’une

fois le sexe isolé du genre, il laisse à voir un sexe

biologique « vrai », « purement » naturel et donc pré-ou non-

social » (BERENI et al, 2013, p.29).

Ce qui est en question ici c’est le caractère invariable

du sexe et une conception de la nature qui s'impose comme

véritable essence. « Si l’on mettait en cause le caractère

immuable du sexe, on verrait peut-être que ce que l’on appelle

«sexe » est une construction culturelle au même titre que le

genre ; en réalité peut-être le sexe est-il toujours déjà du

genre …» (BUTLER, 2005, p.69). Or s’il n’y a nulle distinction

entre le sexe et le genre, il n’y a pas non plus l'essence du

sujet dont le sexe naturel suit un genre particulier. Ce qui

permet à la philosophe nord-américaine d’affirmer, en revenant

à la phrase de Beauvoir, que « […] rien ne garantit que “celle

qui devient femme soit nécessairement de sexe féminin.” »

(BUTLER, 2005, p.71).

Butler est-elle en train de nier la matérialité du corps ?

Ignore-t-elle la différence évidente et naturelle des corps

sexués ? En effet, ce qui est en question, c'est justement

l'aspect naturalisant du discours sur le genre ou bien encore,

c’est son apparence de naturel fondée sur une métaphysique qui

tend à substantialiser le corps, la nature, le sexe, le genre

etc. Ainsi comme l’explique l’auteure,

 …le fait d’ « être » une femme, d’ « être »hétérosexuel·le serait symptôme de cettemétaphysique de la substance pour le genre. […]cette revendication tend à subordonner la notion

14

de genre à celle d’identité et nous porte àconclure qu’une personne est un genre et qu’elleest en vertu de son sexe. (BUTLER, 2005, p.91).

Mais si la notion même du sujet est produite, comment

peut-on avoir la prétention d’être son genre ? L’ébranlement

des catégories ontologiques provoque donc le trouble ou la

déconstruction des notions de corps, de sujet de sexe et de

genre. Par conséquent, il n'est plus possible de parler de

l’essence du féminin, ni du masculin, de même qu’il n’existe

non plus l’hétérosexualité ou l’homosexualité comme une

réalité substantialisée.

« Lorsque de telles catégories sont mises enquestion, la réalité du genre entre aussi encrise : on ne sait plus comment distinguer leréel de l’irréel. Et c’est à cette occasion quel’on comprend que ce que nous tenons pour« réel » ce que nous invoquons comme du savoirnaturalisé sur le genre est, en fait, une réalitéqui peut être changée et transformée.» (BUTLER,2005, p.46).

S’il s’agit de « réalités » historiquement construites,

médiées par un discours qui vise les intérêts masculins et

hétérosexuels, il faut alors essayer de les déconstruire ou au

moins de comprendre leur fonctionnement afin de déterminer

s’il y a quelques lacunes qui permettent l’existence de celles

et ceux qui ne s'adaptent pas aux diktats des lois de

l’hétérocentrisme.

Jusqu'ici nous avons essayé de comprendre que les

catégories normalement comprises comme immuables, permanentes,

naturelles, universelles, sont en fait le résultat d'une

élaboration politique et discursive. Par la suite, l’accent

sera mis sur l’aspect normatif et régulateur du genre, le

15

rôle des normes pour la constitution des genres et les

conditions pour les subvertir.

16

2 LA SUBVERSION DU GENRE

Tout d’abord, pourquoi faut-il déstabiliser les normes du

genre et en quoi consiste cette subversion ? Le système

hétérosexuel normatif suppose qu'il y a une parfaite harmonie

entre le sexe, le genre et le désir, où tout fonctionne de

manière stable et homogène. Si quelqu'un est né avec un pénis,

par exemple, on va dire forcement que c'est un homme et

qu' « il » ne se sentira donc attiré que par les femmes.

Pensons cependant, à une personne qui est née avec un pénis,

mais qui se voit comme femme et qui est attirée sexuellement

par les femmes, comment devrions-nous nommer cette personne ?

Pour Butler, le manque de vocabulaire pour les nommer et le

fait qu’il·elle·s ne soient pas considéré·e·s comme de vrais

hommes ou comme de vraies femmes constitue déjà une façon de

subvertir et de questionner la stabilité et l’homogénéité des

normes. D’après la philosophe, ce sont les pratiques sexuelles

vues comme anormales qui nous amènent à nous poser la question

de ce qu’est un homme et de ce qu’est une femme (BUTLER, 2005,

p.30).

Pour ceux qui s’adaptent aux normes du genre, peut-être la

déstabilisation de ces normes sonne comme un discours militant9

où comme des inventions inutiles. Cependant, pour celles et

ceux qui ont toujours été considéré·e·s comme des êtres

inférieurs, comme des anormaux·ales, problématiser le genre

peut signifier pour elles et eux la possibilité réelle

d'existence et d’avoir leurs sexualités légitimées (BUTLER,

2005, p.47).9 D’ailleurs, il n’est pas étonnant que le rapport entre genre présentéjusqu’au présent ne soit vu comme un discours militant et politique.

17

Dans cette partie nous avons pour objectif de réfléchir à

l’assimilation des normes dans les processus de création des

corps sexués et comment l’exercice du genre crée les normes.

Pour y arriver il faut que le concept de genre vu comme acte

performatif chez Butler soit développé.

2.1 La performance du genre

Voyons d’abord les aspects étymologiques du concept. Le

mot « performance » dont est issu le mot « performatif »

employé par Butler peut être utilisé dans différents

contextes, à savoir, les domaines sportif, psychologique,

artistique, linguistique, technologique, et plus récemment

dans les études sur le genre. Le dictionnaire le présente

comme un mot d’origine anglaise mais qui trouve ses racines

dans l’ancien français parformance, lui-même issu de parformer,

terme lié à la notion d’achèvement signifiant « accomplir,

exécuter » (LE PETIT ROBERT, 1977, p.1402). Dans le domaine

artistique ce mot peut signifier la possibilité de création et

d’interprétation libre10.

Le mot « performatif » fait par contrepartie, avec

l’expression « acte de parole »11, d’un ensemble conceptuel

bien précis. Ils composent l’œuvre du linguiste anglais John

Austin. Il distingue les actes constatifs et les actes

performatifs. Les premiers décrivent un fait et sont

restreints au champ du vrai ou du faux, par exemple, le ciel

est bleu (constatif vrai), la planète Terre est carrée

(constatif faux). Par contre, les actes performatifs n’ont pas

10 Ce paragraphe et le prochain ont étés inspiré par l’article de laprofesseure Carla Rodrigues. cf. RODRIGUES, 2012, p. 152.11 Il y a des philosophes qui préfèrent utiliser l’expression “acte delangage”.

18

la fonction de décrire un fait ou une démarche et pour cette

raison ne sont pas limités au domaine du vrai ou du faux. Ils

sont normalement désignés à la première personne du singulier,

au présent de l’indicatif et ont pour principale particularité

le fait de faire ou produire de façon simultanée ce qu’ils

annoncent. Voici quelques exemples : je vous autorise à

partir ou je vous déclare mariés. L’acte se fait donc au

moment où il est prononcé.

En sachant que le mot « performance » est riche de sens

quand il est associé au contexte artistique, Butler se sert

des images et du vocabulaire théâtral et musical pour

illustrer sa compréhension du genre comme acte performatif.

Voici l’exemple qu’elle donne : « Comme une pièce qui exige à

la fois du texte et de l'interprétation, le corps sexué agit

dans un espace corporel culturellement restreint où il y

effectue des interprétations dans les limites des politiques

existantes. » [Notre traduction] (BUTLER, 1998, p.308). Voyons

quelques repères importants apportés par cet exemple : le

corps sexué n’est pas seulement une donnée matérielle, mais il

est surtout constitué par des possibilités politiques et

historiques, en d’autres termes, il est la matérialisation de

ces possibilités. Il s’agit également d’une mise en scène

ambivalente : à la fois inédite et reproductive, comparable au

texte d’une pièce de théâtre ayant déjà été jouée, et

nécessitant toujours des acteurs et des actes individuels pour

se remettre à jour (BUTLER, 1998, p. 306). Butler explique

ainsi :

La théorie de la performativité du genreprésuppose que les normes agissent sur nous avantmême que nous ayons l’occasion de la mettre en

19

pratique et quand on le fait, on confirme lesnormes qui agissent sur nous ; peut-être d’unemanière nouvelle ou inattendue, mais toujours enrelation aux normes qui nous précèdent ou quinous excèdent. [Notre traduction] (BUTLER, 2009,p.333).

Il convient de remarquer qu’il s’agit d’une action qui

fait appel à l’individu tout en préservant le côté publique de

l’action même. « Comme action publique et comme acte

performatif, le genre n’est pas un choix radical ni un projet

qui reflète un choix purement individuel, toutefois il n'est

pas imposée à l'individu … » [Notre traduction] (BUTLER, 1998,

p.307). On voit ici encore l’aspect ambigu du genre. D’une

part, il y a le pouvoir de force de l’acte performatif et

l'influence de la norme sur la vie des individus, ayant pour

conséquence que le genre n’est pas un choix, d’autre part, le

caractère non imposé dont l’auteure fait mention peut être

compris par la possibilité inhérente à tous les systèmes

normatifs de désobéir aux normes et par le fait même que le

genre soit historique et contingent.

Butler donne l’impression que les normes sont fortement

liées aux corps sexués et ceux-ci aux normes, presque au point

d’une interdépendance : c’est la « […] réflexion sur le

pouvoir de la norme dans la vie et sur le pouvoir de la vie

dans les normes …» (BRUGÈRE, BLANC, 2009, p.9). Cela ne

signifie pas qu’il s’agit d’un rapport semblable au rapport

sujet/objet, auquel l’auteure s’oppose avec véhémence. Butler

nous fait voir deux importantes distinctions : d’une part les

normes du genre ne sont pas une abstraction, d’autre part il

ne s’agit pas non plus d’une détermination réduite à des

situations empiriques. Voyons les conséquences de ces

propositions. 20

Pour comprendre la normativité du genre il y a des notions

chez notre auteure qui sont indissociables, notamment la

norme, les actes, et les effets de la norme. Ce sont

précisément ces éléments qui nous permettent de comprendre

pourquoi une norme n'est pas abstraite.

2.2 Le genre est normatif

La norme peut être détachée des actions dans lesquelles

elle opère, mais seulement à titre d'analyse car elle réclame

toujours sa contextualisation. « En fait, la norme en tant que

telle persiste dans la mesure où elle se fait dans la pratique

sociale, c’est là où elle est encore idéalisée et instituée

dans et par les rituels sociaux quotidiens. » [Notre

traduction] (BUTLER, 2005b, p.22). Autrement dit, c’est à

travers ses actes qu’elle accomplit son pouvoir

d’effectuation, sa production et sa conservation. Pourtant, le

pouvoir régulateur du genre ne peut pas être réduit à ses

instances externes et empiriques, c’est-à-dire, les normes

sociales, les actions politiques concrètes et les règles.

Autrement dit, la norme ne peut pas être réduite à ses

instances, mais elle ne peut non plus être dissociée d’elles.

Sachant que les normes n’existent que dans les actes, il

faut qu’elles soient à tout instant répétées pour entériner

leurs effets. Il y a chez Butler deux notions indispensables à

la compréhension sur le genre qui sont l’acte et la

répétition. Selon la philosophe, « les plusieurs actes du

genre créent l’idée du genre et sans ces actes il n’y aurait

absolument pas le genre. » [Notre traduction] (BUTLER, 1998,

p. 301).

21

Butler insiste sur le fait que les normes du genre ne sont

pas formées par des actes isolés ou sporadiques. Il s’agit

plutôt d’une série ininterrompue d'actes corporels qui

constituent les performances sociales du genre12. Le genre peut

être comparé à une pièce de théâtre qui pour aboutir au succès

nécessite de nombreuses répétitions.

Ensuite, la performativité n’est pas un acteunique, mais une répétition et un rituel, quiproduit ses effets à travers un processus denaturalisation qui prend corps, un processusqu’il faut comprendre, en partie, commetemporalité qui se tient dans et par la culture.  (BUTLER, 2005, p.36).

Ainsi, le fait que le genre s’impose comme une vérité est

dépendant de la répétition. Par conséquent, lorsqu’une

pratique corporelle cesse d’être mise à jour, sa prétention de

véracité est elle aussi mise en question. C’est cette série

d’actions que la philosophe nomme « la performance du genre ».

D’après elle : « que la réalité du genre soit performative

signifie tout simplement qu’elle est réelle dans la mesure où

elle est mise en scène. » [Notre traduction] (BUTLER, 1998,

p.310).

Ce sont donc ces actes répétitifs, ces performances

culturelles qui constituent l’arrière-plan des formes

naturalisées et idéalisées du genre (BUTLER, 2005b, 29).

Ainsi, la binarité du sexe, le genre, le corps, le désir et

toutes les catégories fondamentales de l’identité ne sont que

l’effet d’un enchaînement d’actes performatifs qui nécessitent

d’être répétés. (BUTLER, 2005, p.53). Le genre, selon

l’auteure, semble être stable, permanent, naturel et s’impose12 Il convient de remarquer que Butler distingue rarement les termes« genre », « norme » et « performativité », qu’elle emploie parfois commedes synonymes.

22

comme l’essence des corps sexués. Toutefois, il s’agit d’un

effet usuel entrainé par les gestes, les mouvements et les

styles du corps. Il incombe au pouvoir régulateur de la norme

la tâche de donner aux actes performatifs une apparence de

normalité et de réalité. Ces caractéristiques font partie

d’une stratégie qui empêche le genre d’être reconnu comme une

performance sociale (BUTLER 1998, p.310).

Dire que le genre est une performance sociale signifie

qu’il n’existe pas une essence de la féminité ou de la

masculinité, de même pour l’hétérosexualité et

l’homosexualité. Elles n’existent pas comme une réalité

substantialisée mais comme « un point relatif de convergence

entre des rapports culturellement et historiquement

spécifiques »  (BUTLER, 2005, p.74). Le genre donc n’est ni

vrai ni faux, mais il est produit comme l’effet d’un discours

qui suppose juste une matrice identitaire duale,

hétérosexuelle, stable et vraie (BUTLER, 2005, p.85).

2.3 La norme et la subversion du genre

La normativité du genre conduit au fait qu’un acte

corporel puisse être considéré comme légitime ou illégitime,

intelligible ou inintelligible. Autrement dit, les paramètres

de légitimité et d’illégitimité sociale concernant le genre

sont déterminés par la norme. Celle-ci établit et dicte, d’une

part l’équilibre entre le sexe, le genre et le désir, et

d’autre part l’incohérence et le déséquilibre entre ces

catégories. Ce qui veut dire que la « normalité » et

l’ « anormalité » sont régies par les mêmes normes (BUTLER,

23

2005, p.84). Alors ceux et celles qui sont en dehors de la

norme, les personnes marquées par le genre de façon

incohérente et discontinue, existent toujours en référence à

la norme (BUTLER, 2005b, p.11). Pour cette raison Butler

signale le danger de penser le genre toujours à partir de la

dyade masculin/féminine :

Assumer que le genre signifie toujours etexclusivement la matrice du «masculin» et du«féminin» c'est précisément ne pas se rendrecompte […] que la production de ce binairecohérent est contingente, qu’elle a un coût etque les permutations de genre qui necorrespondent pas au binaire en font partie commeson instance la plus normative. [NotreTraduction] (BUTLER, 2005b, p.11).

Pourquoi Butler affirme-t-elle que l’hétérosexualité

normative a besoin de l’existence de performances corporelles

qui la contredisent ? Premièrement parce que ce système

fonctionne à partir de paires binaires disposées dans une

dynamique d’opposition. Deuxièmement parce que toutes les

expressions du genre sont réglées par la même structure.

À titre de synthèse, voyons quelques repères de tout ce

qui a été réfléchi jusqu’à présent. Les mécanismes de

production du genre sont constitués par des catégories qui ont

l'apparence de vérités objectives, cependant, ces catégories

sont également construites pour que le genre semble naturel,

permanent, et pour que son caractère performatif soit occulté.

Le genre est constitué par des actes répétitifs et

continus qui sont une « mise en scène d’un ensemble de

signification déjà établi socialement » [Notre traduction]

(RODRIGUES, 2012, p.15). Le genre est donc constitué de gestes

qui sont toujours performatifs. D'ailleurs, il faut dire que

24

non seulement le genre dans sa forme binaire - hétérosexuelle

est performatif, mais toutes les expressions du genre sont

elles aussi performatives, même les plus subversives. Selon

Butler il y a quelques expressions qui révèlent plus

clairement la performance du genre. D’après la philosophe, les

drag-queens13 et les travesties14 illustrent de façon explicite

la performativité de tous les genres.

Voyons un exemple proposé par Butler dans lequel la

performance du genre peut être aperçue de façon évidente.

Pensons à une travestie qui fait une présentation artistique

sur un plateau de télévision. Imaginons aussi une travestie

qui vient de s’asseoir à côté de nous dans le bus. Dans le

premier cas nous savons qu’il s’agit d’une performance

artistique et c’est pour cela que nous nous laissons conduire

par l’aspect magique, voire folklorique de cette action sans

nous poser des questions. Cela se justifie parce que l'espace

artistique et performatif est bien défini. Toutefois, dans le

second cas, les frontières ne sont pas si claires entre ce qui

est considéré comme vrai et ce qui est performatif (BUTLER,

1998, p.308).

Normalement la présentation artistique suscitera des

applaudissements. Le second cas peut par contre susciter un

certain malaise voire même entraîner des gestes d’une extrême

13 Ce sont des hommes qui s'habillent en femme, de façon exagérée etartistique, avec un style propre qui vise à amuser le publique. Ils/ellesfréquentent souvent les discothèques et les bars.14 L’utilisation du féminin pour faire référence aux travestis estintentionnelle, car elles en général se voient comme des femmes et ellespréfèrent être appelées au féminin. L’emploi du langage au masculin parrapport aux travestis signale, selon nous, la difficulté hétérocentrique àconcevoir de nouvelles configurations du genre qui échappent du schémamâle/masculin/homme, femelle/féminin/femme.

25

violence. Quelle est la raison de cette différence ? Cela peut

probablement être expliqué par le fait que le second cas met

en doute nos certitudes les plus absolues en ce qui concerne

le genre. S’agit-il d’un homme ou d’une femme ? Du fait d'être

habillé comme une femme, serait-ce un « vrai » homme ? Serait-

ce une vraie femme ? Si cette personne a un organe sexuel

masculin, cela fait-il d’elle un homme ? En quoi consiste le

fait d’être un homme ou une femme ? Pourrait-on dire que dans

ce cas il ne s’agit ni d’un homme ni d’une femme ?

Revenons à ce qui semble être la thèse principale de

Butler, à savoir, le genre est institué par des actes

corporels performatifs et continus. Chaque répétition confirme

ou restitue la performance et les normes du genre. Cependant,

ces répétitions ne sont pas de simples reproductions ou des

copies de ce qui a été déjà mis en scène. Chaque répétition

est un nouvel acte, car comme il a été dit auparavant, les

actes performatifs sont constitués au moment où ils sont mis

en œuvre, c’est-à-dire, lorsqu’ils sont proclamés.

De la même façon que la répétition permet à la norme

d’être ratifiée, elle permet également le changement ou la

subversion de cette dernière. Souvenons-nous que ce qui est

dans la norme tout comme ce qui est en dehors d’elle, sont

tous deux institués par les mêmes mécanismes et ils ont la

même structure. Autrement dit, ce qui est en dehors du champ

normatif l’est par rapport aux normes.

26

2.4 Performance du genre et subversion

Concevoir le genre comme un acte performatif permet aux

corps sexués d'être considérés comme des « réalités » ouvertes

à d’innombrables possibilités. Cependant, Butler avertit que

les possibilités d'enfreindre les règles en créant d'autres

expressions du genre ne sont jamais le produit d’une liberté

individuelle. Voici la pensée de l'auteure sur cette

question :

Mais sûrement on commettrait une erreur si l'onpense que l'on peut refaire notre genre oureconstruire sa sexualité sur la base d'unedécision délibérée. Même quand on décide dechanger de genre, on le fait sur les bases desdésirs très puissants qui font prendre cettedécision. Ce n’est pas nous qui choisissons cesdésirs. [Notre traduction] (BUTLER, 2009, p.334).

Cela veut dire d’abord que personne ne choisit son genre

et que les possibilités de subvertir le genre sont elles aussi

sous un ensemble de régulations. Voyons un autre exemple

proposé par la philosophe qui met en évidence la performance

du genre même quand il y un effort pour subvertir les normes.

Il s’agit d’un fait réel qui a eu lieu aux États-Unis. Comme

nous le savons, il y a dans ce pays un grand nombre

d'immigrants sans papiers originaires de plusieurs pays

d'Amérique latine. Évidemment ils ne sont pas reconnus par la

loi du pays et pour cette raison ils n’ont pas les droits qui

sont accordés aux citoyens américains. Butler raconte

l'histoire d'un groupe d'immigrants qui a protesté en chantant

l'hymne national américain en anglais et en espagnol dans un

espace public. Pourquoi ce geste est-il performatif pour

Butler ? Remarquons qu’il s’agit d'un groupe de personnes qui

ne sont pas considérées comme des citoyens américains, c'est-27

à-dire, des gens dépourvus de droits aux États-Unis. Ils

exercent un droit qu'ils n'ont pas, afin de montrer qu’ils

devraient en avoir et ils font cela en répétant un geste qui a

priori ne concerne que les citoyens américains. Il s’agit là

d’une répétition qui est en même temps tout à fait nouvelle

puisque l’hymne est chanté en espagnol (BUTLER, 2009, p.321).

En effet, c’est la répétition qui permet que les normes

soient subverties et que de nouvelles configurations du genre

soient inventées. Cela est possible parce que, comme il déjà

été dit, le genre est constitué d’actes répétitifs stylisés.

La répétition rend possible le perfectionnement d’une action

et/ou sa déformation. Autrement dit, d’une part la répétition

a le pouvoir de réaffirmer une identité, et d’autre part de

provoquer une rupture de style (BUTLER, 1998, p.297). L’erreur

ou la rupture de style dans ce cas peut être comprise comme

une possibilité de transformer les normes.

Le discours sur la subversion du genre soulève les

questions suivantes : comment peut-on caractériser une action

subversive ? Sachant que les deux sexes ne comprennent pas

toute la réalité, combien de genres seraient nécessaire pour

accomplir cette tâche ? Un troisième genre serait-il une

alternative viable pour faire face au binaire

hétérocentrique ? Quels sont et quels ne sont pas les genres

subversifs ? Bien que pertinentes, ces questions ne reflètent

pas le raisonnement de Butler et tendent à stabiliser le

genre. Souvenons-nous de sa fidélité au concept de genre comme

acte performatif. L’acte a son effet au moment même où il est

proclamé, donc il n'y a pas de définition ou de description

précédant l'acte. « Toute tentative de définir le critère

28

définitif de ce qui est subversif est et devrait être vouée à

l’échec. » (BUTLER, 2005, p.45).

Pour cette raison, il faut concevoir toutes les réponses

relatives au genre dès la perspective de l’ambiguïté, c’est-à-

dire : a) le genre n’est ni féminin ni masculin (BUTLER,

2005b, p.12), b) « les femmes ne sont ni le sujet ni son

Autre, mais une différence dans l’économie de l’opposition

binaire » (BUTLER, 2005, p.86), c) le genre n’est ni vrai ni

faux (BUTLER, 1998, p. 310). Il s’agit toujours d’une

oscillation qui renonce à toute réclamation du stable, qui

échappe au discours restrictif du binaire homme / femme et qui

est ouverte à un vaste champ de possibilités. En effet, la

subversion du genre n'est pas l’opposition ou le contraste de

ce qui est imposé comme réel, il s’agit notamment d’une

nouvelle modalité « qui ne peut pas être facilement assimilée

dans les catégories préexistantes qui régissent la réalité du

genre. » [Notre traduction] (BUTLER, 1998, p. 308).

Selon ce projet de déconstruction, le genre est situé

entre les oppositions, autrement dit, entre le vrai et le

faux, entre la présence et l'absence et marqué par

l’oscillation (RODRIGUES, 2012, p.151). Car ce sont ces signes

de double valeur qui empêchent que le genre soit quantifié,

qualifié ou dénommé. Cette façon de concevoir le genre, bien

entendu, peut susciter en principe chez le lecteur un

sentiment d'insécurité et de fluidité. Toutefois ce projet

semble être plus conforme à la dynamique de la vie et de

l'histoire. Il s’agit d’un processus vivant, qui ne s’achève

jamais vraiment complètement et qui permet l’ouverture du

29

« champ des possibles en matière de genre » (BUTLER, 2005, p.

26).

30

CONCLUSION

Malgré la complexité de la thématique et du style de

l’auteure, le premier contact avec la philosophie du genre de

Butler a été passionnant et à la fois bouleversant. Il s’agit

d’une auteure qui met à l’épreuve ses hypothèses et qui n'a

pas peur de remettre en question son raisonnement. Il s’agit,

à la suite de Jacques Derrida, d’une philosophe qui a sa

pensée marquée par la déconstruction. D’ailleurs comme elle

l’indique dans l'introduction de son livre « Trouble dans le

genre », il ne s’agit pas d’une application des théories de

Derrida et du poststructuralisme mais plutôt d’une

reformulation afin de réfléchir à la thématique du genre

(BUTLER, 2005, p.27). Nous avons remarqué par exemple, que la

déconstruction du genre chez Butler est relation directe avec

la déconstruction du sujet chez Derrida. Pour cette raison,

l'approfondissement de la pensée d'un auteur suppose

l'approfondissement de l’autre.

Butler en déconstruisant le binarisme de l’hétérocentrisme

est accusée d’exclure les femmes et les minorités sexuelles du

débat et de l’action politique. D'après ses adversaires, dire

que le genre ou le sujet n'ont jamais existé empêche

l'émancipation sociale et politique des minorités sexuelles.

Toutefois, comme nous l’avons vu, la philosophe ne vise pas la

destruction des bases de l'identité, mais c'est avant tout un

effort pour montrer les mécanismes de création, de

naturalisation et de conservation du genre.

Il n’est pas possible d’ignorer que Butler est favorable à

la suspension de toutes les catégories identitaires. Cela peut

être justifié par le fait, comme nous l'avons vu, que la

fixation d'une identité implique l'exclusion de beaucoup

d'autres. Cependant cela ne signifie pas que les termes

« femme », « lesbienne », « gay » ou « sujet » ne peuvent pas

être utilisés. On peut les utiliser tant que chaque terme est

compris comme un ensemble de possibilités ouvert à diverses

significations.

Il faut admettre que le schéma sujet/objet est fortement

ancré dans notre perception de réalité de sorte qu'il est

extrêmement difficile de penser le genre délié de ce système

binaire. Lorsque Butler traite de la relation entre la norme

et le genre, par exemple, il semble inévitable de ne pas

parler du sujet. De plus, on a l'impression que la norme et le

sujet sont des synonymes. Ceci est dû à un malentendu sur le

rôle de la norme. Selon Butler, comme nous l’avons vu, la

norme n’est pas un mécanisme qui agit sur quelqu'un. Il ne

s’agit pas non plus d’un interdit sur le sujet, car cela

pourrait donner l'impression que le sujet pourrait se libérer

de la norme. Il faut la penser plutôt comme une forme d’action

qui dépasse le rapport sujet / objet.

L’un des intérêts de cette recherche est de déterminer si

la déconstruction de la métaphasique de la substance réduirait

le corps à sa dimension politique. Pour être fidèle à

l'argumentation et les catégories utilisées par l'auteur, il

faut que la réponse à cette question soit située entre oui et

non. Le corps est une construction de possibilités faites à

partir des circonstances historiques, politiques, culturales

32

et aussi biologiques (BUTLER, 1998, p.299). Voici ce que dit

l’auteure à propos de la participation du matériel dans le

processus de constitution du genre : « Le genre est l'appareil

par lequel a lieu la production et la normalisation du

masculin et du féminin, avec les formes, interstitielles

hormonales, chromosomiques, psychiques et performatives que le

genre assume. » [Notre traduction]. (BUTLER, 2005b, p.11). En

disant que le genre est constitué par le biologique, il faut

ajouter tout de suite qu’il n’y a pas de naturel qui ne soit

interprété par le culturel et « ce que l’on désigne par le

terme de sexe est en réalité un ensemble de données » (BERENI

et al, 2013, p.37).

La déconstruction du système binaire hétérosexuel chez

Butler requiert-elle la construction d’un troisième genre ?

Les lectures faites pour l'élaboration de cette petite

dissertation nous permettent de conclure catégoriquement qu’un

troisième genre comme une alternative au système binaire de

l’hétérocentrisme ne fait pas partie des propositions de

l'auteure, car cela contredit le cadre conceptuel exposé par

Butler. La fixation d'un troisième genre consiste encore en la

stabilisation d'une catégorie identitaire. Cela favorise

indubitablement une certaine commodité méthodologique. Alors

que le projet de Butler ne conçoit le genre ni comme masculin

ni comme féminin, mais comme une oscillation permanente

capable d’accueillir les différentes expressions du genre.

33

34

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