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CHAPITRE 2 EXTÉRIORISATION DE LA SOCIOLOGIE CRITIQUE DU DROIT ET INTÉRIORISATION DE LA MONDIALISATION DU DROIT DANS LE CHAMP DOCTRINAL FRANÇAIS MICHAEL HENNESSY PICARD * NOUR BENGHELLAB ** Introduction La lutte pour la connaissance est subordonnée à la lutte pour la reconnaissance(1). Didier Bigo On n’a que peu de reconnaissance pour un maître quand on reste toujours élève.(2) Friedrich Wilhelm Nietzsche Au cours des années 1970 émergent deux Écoles de pensées aty- piques dans le paysage juridique français : il s’agit de l’École de Reims * Doctorant en droit à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). L’auteur remercie Rémi Bachand pour ses encouragements répétés et sa coniance, ainsi que Georges Lebel, Martin Gallié, et Olivier Barsalou pour leurs judicieux conseils et recommandations de lecture. Les lucides et gé- néreux commentaires de Julien Pieret ont contribué à rectiier certaines omissions et erreurs dans la phase de remaniement inal du texte. L’auteur tient enin à remercier Violaine Lemay, Jacques Commaille et Jean-Guy Belley qui, de passage à l’UQÀM, ont nourri certaines rélexions retenues dans ces pages. L’auteur peut être contacté à l’adresse suivante : <michael.hennessy.picard@gmail. com>. ** Candidate à la maîtrise en droit international à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). Je remercie chaleureusement Michael Hennessy Picard de me faire co-signer ce texte et tiens à lui en attribuer la paternité. (1) D. BIGO, « Grands débats dans un petit monde », Cultures & Conlits, 1995, n° 19-20 : « Troubler et inquiéter : les discours du désordre international », p. 9. (2) F. W. NIETZSCHE, Ainsi Parlait Zarathoustra, La Gaya Scienza, 2012, p. 116.

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ChaPitre 2 EXTÉRIORISATION DE LA SOCIOLOGIE

CRITIQUE DU DROIT ET INTÉRIORISATION DE LA MONDIALISATION DU DROIT DANS LE CHAMP

DOCTRINAL FRANÇAIS

mIchael heNNeSSY PiCarD*

nour BeNGheLLaB**

Introduction

La lutte pour la connaissance est

subordonnée à la lutte pour la

reconnaissance(1).

Didier Bigo

On n’a que peu de reconnaissance pour

un maître quand on reste toujours

élève.(2)

Friedrich wilhelm Nietzsche

au cours des années 1970 émergent deux Écoles de pensées aty-piques dans le paysage juridique français : il s’agit de l’École de reims

* Doctorant en droit à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). L’auteur remercie rémi Bachand pour ses encouragements répétés et sa coniance, ainsi que Georges Lebel, Martin Gallié, et Olivier Barsalou pour leurs judicieux conseils et recommandations de lecture. Les lucides et gé-néreux commentaires de Julien Pieret ont contribué à rectiier certaines omissions et erreurs dans la phase de remaniement inal du texte. L’auteur tient enin à remercier Violaine Lemay, Jacques Commaille et Jean-Guy Belley qui, de passage à l’UQÀM, ont nourri certaines rélexions retenues dans ces pages. L’auteur peut être contacté à l’adresse suivante : <[email protected]>.

** Candidate à la maîtrise en droit international à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). Je remercie chaleureusement Michael hennessy Picard de me faire co-signer ce texte et tiens à lui en attribuer la paternité.

(1) D. bIgo, « Grands débats dans un petit monde », Cultures & Conlits, 1995, n° 19-20  : « troubler et inquiéter : les discours du désordre international », p. 9.

(2) F. w. nIetzsche, Ainsi Parlait Zarathoustra, La Gaya Scienza, 2012, p. 116.

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en droit international(3) et du « mouvement critique du droit » (MCD), dont l’une des ambitions sociales est de transformer les pratiques d’enseignement et de recherche dans les facultés de droit(4). Le rêve porté par ces mouvements antiformalistes(5) d’obédience marxiste, outre l’abolition de l’agrégation, symbole d’orthodoxie archaïque, et la disparition pure et simple des facultés de droit, est de réorganiser l’Université ain d’y enseigner le droit en tant que discipline du champ plus général des sciences sociales(6). À cette époque, l’enseignement du droit en France est encore tributaire d’une approche technicienne qui concentre l’attention du juriste sur des questions d’interprétation formelle des règles de droit au détriment des enjeux politiques et so-ciaux qui s’y rattachent. Malgré les appels insistants à la réforme des méthodes d’interprétation du droit lancés aux XiXe et XXe siècles en France(7), les arrangements institutionnels tardent à consacrer la nou-velle épistémologie juridique. Lors des « événements de mai », le corps professoral refuse de participer à l’incubation de pratiques sociales en marge de son champ d’expertise. Puis, au lendemain du mouvement de grève générale, les facultés de droit s’opposent à la mise en œuvre de la Loi d’orientation du 12 novembre 1968(8) qui entérine la pluridis-ciplinarité de l’enseignement dans les établissements universitaires.

(3) Durant les années d’après-guerre, le marxisme-léninisme a occupé une place importante dans la vie intellectuelle française, jusqu’à ce que les événements de 1956 et la conscience du régime stalinien contribuent à l’abandon progressif de l’idéologie communisme en tant que straté-gie de contre-pouvoir universitaire. Les juristes de tendance marxiste se sont alors réunis autour de courants de pensée hétéroclites – l’École de reims et le MCD – pour développer une pensée critique à l’abri de tout risque d’association avec le totalitarisme soviétique. Si le MCD se don-nait comme ambition de «  saisir le processus continu de transformation des relations sociales dont la forme juridique est partie prenante », l’École de reims s’intéressait à la traduction de ces transformations sociales à l’échelle internationale. Voy. Fr. audren, « L’histoire à contre-courant. Discipline et indiscipline dans la section d’histoire du droit (1970-1990) », dans X. Dupré de Boulois & M. Kaluszynski, Le droit en révolution(s)-Regards sur la critique du droit des années 1970 à nos jours, L.G.D.J., 2011, p. 66.

(4) Voy. M. KaluszynsKI, « Sous les pavés, le droit : le mouvement critique du droit », Droit et Société, 2010, vol. 76, n° 3, pp. 523-541. 

(5) Les courants antiformalistes dénoncent la vision entretenue par les tenants du positi-visme juridique selon laquelle le droit serait un système normatif autoréférentiel, neutre et imper-sonnel, détaché du contexte socio-économique qui l’a vu naître et des inalités politiques qui lui sont assignées.

(6) Cette revendication est une reprise du courant antiformaliste incarné au début du siècle par Georges Duguit (1859-1928) qui considère que le droit remplit avant tout des inalités sociales et qu’à ce titre son étude constitue une branche du domaine plus étendu des sciences sociales.

(7) On pense à raymond Saleilles (1855-1912), François Gény (1861-1959) et Georges Scelles (1878-1961), chacun dans son domaine rompant avec la méthode d’interprétation du droit axée principalement sur l’exégèse.

(8) Loi n° 68-978 du 12 novembre 1968 d’orientation de l’enseignement supérieur : cette loi, dite d’edgar Faure, consacre certaines revendications étudiantes dont la gestion décentralisée de l’université et l’accès aux formations interdisciplinaires.

extérIorIsatIon de la socIologIe 37

L’aversion de la doctrine(9) pour les approches plurielles est propre à la France  : «  dans d’autres pays, comme la Belgique ou l’italie, la place de la théorie ou de la sociologie du droit est mieux assurée […](10) ». Le cloisonnement du milieu universitaire français contraste avec la percée de l’antiformalisme en allemagne, en Scan-dinavie et aux États-Unis(11). Dans ces pays, «  le XXe  siècle a mar-qué l’heure des contestations, de la volonté de dénoncer le caractère réducteur des abstractions livresques pour rappeler que le droit est pratique sociale(12) ». C’est pourquoi la génération montante d’agré-gés, ayant fait leur classe sur les pavés, entend combler le « retard » accusé par la doctrine française représentatif du conservatisme social des années De Gaulle.

tout au long des années 70, le MCD et l’École de reims tenteront de saper les fondements « sacro-saints » du droit, fréquemment mobi-lisés par les appareils d’État pour réprimer les mouvements sociaux et justiier la politique coloniale française(13). Pour ce faire, ils ten-teront d’adopter, au moyen de la dialectique historique chère aux marxistes-léninistes(14), « une pédagogie active, permettant de saisir la dynamique d’évolution du droit(15) ». Observant la décomposition de l’empire colonial français, les juristes matérialistes français mobi-lisent leurs compétences juridiques pour défendre une vision progres-siste de la société et de la communauté internationale.

Ces dialecticiens s’intéressent au « droit en mouvement », c’est-à-dire la synthèse (ou le dépassement) des contradictions internes au

(9) en tant que corps socioprofessionnel, la doctrine regroupe l’ensemble des « docteurs » en droit autour d’une démarche intellectuelle d’explicitation et de mise en cohérence interne du droit. La doctrine est considérée ici comme un ensemble d’opinions communément émises sur le droit, perçues en tant que système de pensée homogène sanctionné par le corps professoral, et dont la somme fait autorité parmi les juristes.

(10) J. chevallIer, « Doctrine juridique et science juridique », Droit et Société, 2002, n° 50, p. 114.(11) Voy. l’école du droit libre en allemagne, l’école du réalisme scandinave et la percée

outre-atlantique de courants critiques à Berkeley et Columbia tels que l’association Law & So-ciety, fondée en 1964.

(12) h. muIr-watt, « La fonction subversive du droit comparé », R.I.D.C., 2000, vol. 52, n° 3, p. 510.

(13) rappelons à ce sujet que la conscience des membres de l’École de reims et du MCD est marquée par l’importante mobilisation étudiante contre la guerre d’algérie jusqu’à son indé-pendance en 1962. L’apathie du corps enseignant à l’époque va convaincre la génération montante qu’il s’agit non seulement de renverser le rapport de force politique, mais également de croiser les disciplines universitaires ain d’éviter que les juristes ne se retranchent derrière le positivisme pour renier tout engagement politique.

(14) Cette technique d’interprétation dialectique du droit est utilisée, entre autre, par Ch. chau-mont dans son « Cours général de droit international public », R.C.A.D.I., tome 129, 1970, pp. 333-528 ; et par M. mIaIlle dans Une introduction critique au droit, Maspéro, 1976.

(15) J. chevallIer, « “Critique du droit” et la question de l’enseignement du droit », Le droit en révolution(s), op. cit. (note 3), p. 104.

38 les orIgInes de la crItIque

système juridique qui consacre, par le biais de nouveaux arrangements juridiques et institutionnels, la transformation des rapports sociaux et internationaux. Les Écoles marxistes du droit appellent à une lecture attentive de l’histoire du droit révélatrice de cette dynamique de trans-formation politique et sociale. elles s’attachent à démontrer que les cycles historiques sont ponctués de grands moments constitutionnels : l’étude du droit permet de circonscrire une époque, au cours de la-quelle certaines garanties juridiques sont conservées, des prétentions nouvelles sont rejetées, et d’autres sont inalement consacrées dans l’ordre juridique(16). en conséquence, et c’est là la principale critique que les juristes marxistes adressent à la doctrine positiviste, cette der-nière véhicule une vision statique du droit où les réalités sociales et internationales sont présentées de façon igée sans prendre en consi-dération les contradictions et mutations du système. La doctrine for-maliste fétichise la norme(17) et survalorise l’importance des éléments procéduraux au détriment d’une vision historique plus large sur l’anta-gonisme de classes au plan national et les rapports de domination au plan international. D’après la critique marxiste, la doctrine s’applique à préserver l’idéologie conservatrice des appareils d’État, dont la fonc-tion est justement de camouler les contradictions de classes et de maquiller les inégalités structurelles entre Nations. en tant que forme de conscience sociale déterminée, la doctrine appartiendrait donc à un appareil idéologique conditionné, en tant que superstructure, par le système économique et social dominant.

il va sans dire, le programme de changement radical proposé par les deux mouvements ne fait pas l’unanimité. Les ambitions radicales de la génération montante sont rapidement désavouées par le corps profes-soral. La fonction des juristes à l’intérieur de la société française est de structurer et garantir les règles du jeu social, non de renverser l’ordre établi. Leur mutisme traditionnel quant aux tentatives d’ouverture

(16) D’après Chaumont, la période de décolonisation nous offre un cas d’étude particulière-ment démonstratif de cette dynamique normative  : « Quand l’indépendance est obtenue, la syn-thèse peut prendre la forme des règles de coopération, comme par exemple entre l’algérie et la France depuis 1962. Si une forme de coopération est ressentie comme néocoloniale, une nouvelle contradiction apparaît qui pourra aboutir à rendre caduques les règles antérieures. » ainsi, une des tâches du juriste engagé est de révéler, au moyen de méthodes historiques et logico-déductives, les contradictions du discours international, pour ensuite tenter de les dépasser. au terme d’un cycle historique, le droit international est censé faire évoluer par la voie paciique les rapports interétatiques dans le sens du respect mutuel des souverainetés. La dialectique historique n’est certes pas inutile, puisqu’à chaque résolution des contradictions, des acquis juridiques subsistent, qui contribuent à modiier les rapports internationaux. Voy. Ch. chaumont, « Cours général de droit international public », R.C.A.D.I, op. cit. (note 14), pp. 396 et s.

(17) « Le positivisme, c’est la philosophie qui, du même mouvement, supprime Dieu et clérica-lise toute pensée. » dans J. Lacroix, La Sociologie d’Auguste Comte, PUF, 1967, p. 110.

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disciplinaire et d’innovation institutionnelle à l’université est révéla-teur de leur « conservatisme éclairé(18) ». en effet, «  le travail juri-dique […] rattache continûment le présent au passé et donne la garan-tie que, sauf révolution capable de mettre en question les fondements même de l’ordre juridique, l’avenir sera à l’image du passé […] »(19). L’activisme des campus ne fait nullement l’objet du discours juridique, si ce n’est pour rappeler les droits et devoirs de chacun en période de tumulte populaire. «  [L]e juriste contemporain garde sa foi sinon en l’infaillibilité du législateur, ni même en la place cardinale de la loi, du moins dans les vertus d’une méthodologie logico-déductive qui signale à la fois une certaine sacralisation de l’ordre juridique formel et le maintien des distances avec le chaos de la réalité sociale(20) ». Pour toutes ces raisons, la vague de libération de la parole amorcée en 1968 dans le domaine des sciences sociales échoue au perron des facultés de droit.

au tournant des années 1980, l’inluence politique du MCD s’affaiblit, d’autant plus que les carrières universitaires de ses membres étaient en jeu(21). emblématique du parcours d’une génération de militants révo-lutionnaires, le MCD troque alors le bonnet phrygien pour le veston du juriste engagé sur le terrain des luttes catégorielles(22). Devant l’échec de l’assimilation du droit à la famille étendue des sciences sociales, les juristes dissidents inissent par opter pour la pratique inverse : orienter les facultés de droit vers une prise en compte progressive des savoirs connexes pour élargir la perspective d’analyse critique(23) des juristes en formation. La prétention à renverser la bourgeoisie d’État laisse place aux exigences du moment : dépoussiérer la discipline juridique.

(18) Pour un bref exposé de l’orientation politique conservatrice des juristes, traditionnel-lement associés à la classe dirigeante, voy. P.  bourdIeu, Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984, pp. 93-96.

(19) P. bourdIeu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », A.R.S.S, 1986, vol. 64, n° 1, pp. 15-16.

(20) h. muIr-watt, op. cit. (note 12), p. 512(21) « La victoire électorale de la Gauche en 1981 et l’avancement dans la carrière de cer-

tains membres du groupe ont encore atténué les possibilités d’offrir une alternative crédible.  » M. KaluszynsKI, « Le mouvement “Critique du droit.” D’un projet contestataire mobilisateur à un impossible savoir de gouvernement », Le droit en révolution(s), op. cit. (note 3), p. 34. Voy. éga-lement M. KaluszynsKI, « Sous les pavés, le droit », op. cit. (note 4).

(22) Pour une description de la mobilisation des juristes engagés dans les luttes sociales au cours des années 70, Voy. L. Israël, «“Un droit de gauche ?” rénovation des pratiques profession-nelles et nouvelles formes de militantisme des juristes engagés dans les années 1970 », Sociétés contemporaines, 2009, vol. 73, n° 1, pp. 47-71.

(23) La critique du droit est envisagée ici en tant qu’examen des postulats et axiomes de la discipline juridique, de la validité des méthodes enseignées et des préconçus idéologiques propres à la doxa du champ universitaire. Pour une sociologie critique des modes de production scienti-ique, voy. l’ouvrage de P. bourdIeu, Homo academicus, op. cit. (note 18).

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ainsi, dans le cadre de ce que nous avons appelé un transfert épistémologique, la lo-gique de la rhétorique militante fait place à la rigueur d’un raisonnement de recherche, d’une « méthodologique » inspirée d’une exigence de rationalité propre au maniement du savoir juridique(24).

toutefois, même en se pliant aux règles du jeu scientiique pour cré-dibiliser leur démarche militante, les juristes matérialistes peinent à se faire entendre dans les facultés de droit françaises. L’appel du MCD à diversiier le cursus des juristes se heurte à toute une tradition uni-versitaire, où « la formation concerne essentiellement des magistrats, des avocats et des notaires. D’où la dificulté pratique d’introduire de nouvelles disciplines(25) ». Les facultés de droit se perçoivent princi-palement comme des écoles professionnelles vouées à l’enseignement du droit positif. D’après Mauricio García-Villegas, « la critique des anti-formalistes européens n’a pas eu d’effets durables sur la doctrine juri-dique(26) ». au nom de la défense de l’autonomie de la doctrine face à la montée des sciences politiques et sociales, le corps enseignant disqualiiera le « savoir vulgaire » des matérialistes s’arrogeant, ainsi, « la mainmise sur les orientations politiques du champ (27) » juridique. L’échec de la critique interne coninera pour les décennies à venir l’étude du droit dans une austérité technicienne, laissant à d’autres établissements, tels les instituts d’Étude Politique,(28) l’École Natio-nale Supérieure, le Centre National de recherche Scientiique(29) et les hautes Écoles de Commerce, le soin d’enrichir la connaissance du droit par des approches polyvalentes(30).

Les perspectives critiques du droit se transposeront ailleurs, à l’ex-térieur du monde juridique, d’où le sentiment exprimé par certains

(24) J. commaIlle, « La sociologie face au mouvement “Critique du droit”. Le droit et les incer-titudes de la recherche “savante” », Le droit en révolution(s), op. cit. (note 3), p. 127.

(25) Y. chaPut, « Droit et/ou économie francophone. La quadrature du cercle », R.I.D.E., 2002, vol. 16, n° 1, p. 129.

(26) M. garcIa vIllegas, « Champ juridique et sciences sociales en France et aux États-Unis », L’Année sociologique, 2009, vol. 59, n° 1, 29-62, p. 50.

(27) Y. dezalay, « La production doctrinale comme objet et terrain de luttes politiques et pro-fessionnelles », La doctrine juridique sous la direction de Y. PoIrmeur, a. bernard et al. (Curapp, Chdrip), pp. 230-239, PUF, 1993, p. 231.

(28) Voy. l’École de Droit de Science Po à Paris : <http://master.sciences-po.fr/droit/> (29) Pour un exemple de groupe de recherche sur le pluralisme juridique à l’initiative du

CNrS, voy. la description qu’en fait son directeur dans a.-J. arnaud, « Dispositif de recherche-Le réseau européen Droit & Société », Politix, 1994, vol. 7, n° 28, pp. 173-177.

(30) Ce constat doit cependant être nuancé aujourd’hui : les facultés de droit s’ouvrent plus largement aux sciences sociales, en raison justement de la concurrence d’établissements d’ensei-gnement supérieur sur le marché de la formation juridique. Les facultés de droit sont notamment obligées de diversiier leurs offres de cours, comme l’atteste l’accroissement des modules d’ensei-gnement partagés avec les facultés de sciences humaines et d’économie. Cette ouverture se déploie toujours, néanmoins, à l’intérieur de la même structure universitaire.

extérIorIsatIon de la socIologIe 41

d’une crise de la « dogmatique juridique(31) ». aujourd’hui encore, la clôture intellectuelle des facultés de droit est gardée par un système d’agrégation(32) et de publication académique particulièrement rigide et hostile à un ancrage trop prononcé de la doctrine dans la réalité sociale. Même si certains articles de synthèse doctrinale en France estiment que les dogmes conservateurs s’estompent notamment sous l’inluence croissante de l’interdisciplinarité d’une part(33) et du droit comparé d’autre part(34), force est de constater, 40 ans plus tard, la modeste incursion des sciences sociales dans les modules d’enseigne-ment universitaire du droit en France.

L’ambition de cet article est d’élucider le particularisme qui préside encore aujourd’hui à la formation des juristes français. Pourquoi ont-ils pris si longtemps ombrage des sciences sociales, alors que celles-ci, particulièrement innovatrices en France, notamment sur les questions de normativité et de déviance(35),  jouissent d’une réception enthou-siaste dans les facultés de droit américaines ? Qu’est-ce qui fait la par-ticularité du champ juridique français pour qu’il résiste à ce point aux inluences voisines ? Que cache cette suspicion à l’égard de ces « lan-gues étrangères » que sont les sciences sociales ?

Pour éclairer cette singulière austérité doctrinale, la culture juri-dique hexagonale est souvent mise en perspective avec les systèmes de common law, qui accueillent plus favorablement la critique en leur sein.(36) La dificile émergence des courants critiques dans les facul-

(31) La dogmatique est le « domaine de la science du droit consacré à l’interprétation et à la systématisation des normes juridiques.  » (dans a.-J.  arnaud (dir.), «  dogmatique juridique  », Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, Paris, 1988). Pour d’autres, la dogmatique est «  l’étude savante, raisonnée et construite du droit positif sous l’angle du devoir-être, c’est-à-dire de la solution souhaitable et applicable. » (Ph. jestaz et C. jamIn, La doctrine, Dalloz, 2004, p. 172). Selon Jestaz et Jamin, la doctrine a développé une dogmatique fondée sur le positivisme juridique pour résister à la montée des sciences sociales en France.

(32) La garantie d’homogénéité scientiique offerte par l’agrégation est révélée par son étymo-logie : « agrégation vient du latin “gregs”, le troupeau, ou la meute », La doctrine, op. cit. (note 30), p. 261, continuation de la n.b.p. 5 à la p. précédente.

(33) Voy. e. jouannet, « regards sur un siècle de doctrine française du droit international », A.F.D.I., 2000, vol. 46, 1-57.

(34) Voy. h. muIr-watt, op. cit. (note 12).(35) Voy. les travaux de Georges Canguilhem, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Deleuze &

Guattari, repris dans les facultés de droit britanniques et américaines pour alimenter le débat sur le pluralisme juridique.

(36) ain de saisir la particularité culturelle du droit français, les comparatistes confrontent souvent la tradition civiliste à la tradition anglo-saxonne. Les distinctions sociopolitiques impor-tantes entre traditions de droit civil et de common law détermineraient la réception de la critique sociopolitique dans le champ juridique. il est d’ailleurs frappant de noter l’accumulation récente de travaux sur les perspectives juridiques croisées franco-américaines destinées à renforcer l’inluence réciproque des modèles juridiques français et américains à prétention universelle. en

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tés de droit en France contraste avec le foisonnement des perspectives interdisciplinaires anglo-saxonnes, plus particulièrement américaines. aux États-Unis, l’ancrage du réalisme juridique dans la culture juri-dique nationale a donné naissance à une diversité de courants socio-logiques du droit. Cette pluridisciplinarité anglo-saxonne contribue au renouvellement du questionnement critique dans le milieu de la recherche sur le droit. Plus frappant encore est le fait que les juristes critiques américains utilisent à leur proit les enseignements féconds du structuralisme continental que leurs homologues français s’inter-disent de citer. L’hermétisme des juristes français à la critique se dis-tingue – avec une singulière ironie – de l’accueil chaleureux réservé à la French Theory dans les facultés américaines. L’École Critical Legal Studies en particulier combine les enseignements du réalisme juridique américain de la première moitié du XXe siècle avec le structuralisme français d’après-guerre. C’est l’articulation des enseignements de la linguistique structuraliste avec le pragmatisme américain qui offre aux héritiers du réalisme une grille d’interprétation originale du droit.

Par contraste, nous verrons qu’en France la réticence à incorporer les enseignements des sciences sociales découle de la proximité de la doctrine juridique avec le modèle républicain de la puissance publique. D’une génération à l’autre, les candidats à la doctrine traversent une série de rites initiatiques destinés à prouver leur allégeance à l’État républicain et leur compétence à représenter les intérêts du pouvoir public. Ce processus de sélection contribue à censurer les approches sociologiques du droit, et aboutit, avec le virage manqué de 1968, à la radicalisation des perspectives critiques du droit provenant des sciences sociales.

Dépendamment de la culture politique nationale, le spectre des ap-proches critiques du droit balaye la critique réformiste interne et la cri-tique révolutionnaire externe. Dans cette perspective croisée, l’inten-sité de la critique est relative au degré d’ouverture des facultés de droit aux approches pluridisciplinaires. Lorsque la critique est intériorisée par le droit, comme aux États-Unis, elle est instrumentalisée à des ins partisanes(37). La critique init par être incorporée dans l’ordre du discours, qui en réduit la portée subversive. Dans le cas américain, la

témoigne le symposium binational tenu les 12 et 13 juin 2011 à harvard avec le soutien de Sciences Po Paris sous le titre « Franco-american Legal inluences, then and Now. » Dans les cuisines de l’impérialisme culturel, deux mythes fondateurs du droit s’affrontent pour départager les sphères d’inluence juridique de l’un et l’autre.

(37) il y aurait une différence remarquable entre l’appropriation par une multitude de commu-nautés d’intérêts sur les campus américains, des outils de pression politique offerts par le « langage indéterminé du droit » d’une part, et d’autre part le respect des hiérarchies et des disciplines dans

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charge subversive de la critique est diluée par sa mise en pratique ou, pour paraphraser Baudrillard, la critique disparaît dans la production de ses effets normatifs. en France, à l’inverse, la censure doctrinale de la critique du droit provoque un surcroît de radicalisme antiformaliste dans les disciplines de sciences sociales(38). tant qu’elle s’exprime en dehors du champ juridique, la critique française du droit se déploie dans toute sa radicalité, étant dénuée d’effets dans la pratique sociale. Les trajectoires de part et d’autre de l’atlantique sont inversées : l’inté-riorisation de la critique du droit aux États-Unis est contraire à la dyna-mique d’extériorisation de la critique du droit en France.

en conséquence, les découpages institutionnels dans le monde uni-versitaire français sont plus aiguisés, les débats interdisciplinaires da-vantage polarisés que sur les campus américains, où règne une culture de la diversité consensuelle(39). Nous en conclurons qu’en France la réception de la critique en droit est restreinte par des crispations poli-tiques nationales (1). La critique s’est alors cantonnée à une position extérieure de rupture épistémologique incarnée par le radicalisme sociologique (2). toutefois, en raison d’une mise en concurrence du savoir doctrinal français avec les modèles juridiques étrangers, plus particulièrement américain et européens, la recherche française est contrainte à sortir de son isolement épistémologique pour s’adapter à la mondialisation et aux mutations rapides de ses champs d’exper-tise. L’objet même de la discipline juridique est aujourd’hui transformé par la privatisation du bien public et l’édiication du jus commune europaeum. À la faveur de la mondialisation libérale, la réception de corpus juridiques étrangers dégage la doctrine française de préoccu-pations principalement statocentrées et incite à une rélexion en pro-fondeur sur le pluralisme juridique. Les nombreux transferts de droit aiguisent la perception critique des juristes français qui, aux prises avec la mondialisation de leur savoir, relativisent les dogmes de leur culture juridique nationale et s’adaptent à leur rôle de marchands de conseil (3).

l’enceinte universitaire française qui imposent par déontologie professorale de ne point trop révé-ler ses engagements politiques et associatifs.

(38) il s’agit de la thèse avancée par M. garcIa vIllegas dans « Champ juridique et sciences sociales en France et aux États-Unis », op. cit. (note 26).

(39) Notons que le vaste territoire universitaire américain offre la chance à de nombreux courants de pensée critique de s’exprimer. De surcroît, la compétence des États fédérés sur leur système éducatif assure le pluralisme des méthodes d’enseignement du droit, ce qui évite au corps enseignant, réparti entre courants théoriques et allégeances idéologiques marqués, de se confor-mer aux canons d’une doctrine nationale uniicatrice. Voy. Y. dezalay, a. sarat et S. sIlbey, « D’une démarche contestataire à un savoir méritocratique. Éléments pour une histoire sociale de la socio-logie juridique américaine », A.R.S.S, 1989, n° 78, 79-90.

44 les orIgInes de la crItIque

1. – L’autocensure doctrinale en France

Pour comprendre la clôture intellectuelle particulière au milieu juri-dique français, il convient d’expliciter le rapport étroit qu’il entretient avec le pouvoir politique. en effet, la culture politique en France (1.1) a longtemps maintenu la doctrine dans un esprit de corps soucieux de garantir l’unité nationale (1.2).

1.1. – la ProxImIté tradItIonnelle des jurIstes françaIs avec le PouvoIr PolItIque

Le verrouillage doctrinal français est dans une large mesure tribu-taire de la structuration du pouvoir politique et de l’organisation de la recherche universitaire. L’attachement traditionnel de la doctrine juridique française aux attributs de puissance publique(40) est lié à l’histoire de la construction de l’État français. La sociologie historique du droit permet d’illuminer les identités propres à la constitution poli-tique des États et à leur culture juridique distincte. elle révèle, in ine, la disposition de la doctrine à l’égard de la sociologie du droit. Les théories du contrat social qui se développent en France pour organi-ser, par le biais du droit, les conditions de délégation et d’exercice du pouvoir politique informent le rapport des juristes à l’État (1.1.1.) et encouragent le respect du dogme de la solution unique dans les facul-tés de droit (1.1.2).

1.1.1 – Le contrat social français, garant du légicentrisme

héritière du droit romain, la France poursuit le projet de centrali-sation étatique, même après la révolution française et l’abandon du régime absolutiste. L’objectif est d’éviter le démembrement du pays encore traversé par d’interminables luttes religieuses et politiques. Dans cette optique, les juristes sont plébiscités par la république, puis l’empire, pour rationnaliser l’autorité territoriale et administrative de l’État déjà engagée sous la Monarchie française par les intendants de inance, de police et de justice.(41) La philosophie du droit sert alors au développement d’une « science de l’État(42) » et de thèses sur le

(40) Voy. la doctrine de la puissance publique développée par M. haurIou, Précis de droit administratif et de droit public général, Paris, L. Larose, 1900 ; M. haurIou, Principes du droit public, Paris, Larose & ténin, 1910.

(41) Voy. J. PIcq, Histoire et droit des États : La souveraineté dans le temps et l’espace euro-péens, Les Presses de Sciences Po, 2005, pp. 227-228.

(42) e. anheIm, « Culture de cour et science de l’État », A.R.S.S, 2000, Vol. 133, pp. 40-47.

extérIorIsatIon de la socIologIe 45

contrat social au service des régimes politiques en place. De la « mai-son du roi » à la «  raison d’État », le discours juridique participe à la double entreprise de légitimation de l’État en tant que sphère de captation des biens publics et de soumission du peuple à un ordre de contraintes au service de ce monopole.(43)

S’attribuant le monopole d’État sur les charges publiques, les conseillers du Prince légitiment ce monopole d’État en ayant recours à la philosophie du contrat social, pierre angulaire de l’État de droit. Si le contractualisme anglais exprime la méiance vis-à-vis du pouvoir politique, « [c]hez rousseau, en contraste, le droit, aussi bien que les droits, étaient déinis et octroyés par l’État(44) ». D’après le contrat social français, la loi est l’expression de la souveraineté nationale représentée par le roi, puis à partir de 1789 par le peuple réuni en assemblée délibérative. Puisque la loi est l’expression de la volonté gé-nérale, aucune objection ne lui est envisageable. « [La] représentation absolue de l’assemblée occulte la vraie source du pouvoir – le peuple qui l’a désignée – et refuse toute contestation de la loi, expression de la volonté générale et comme telle insusceptible d’être critiquée, même pour des raisons constitutionnelles(45)  ». Unis sous une même loi, les peuples de coutumes et de traditions locales se plient à la volonté transcendante de la Nation souveraine et indivisible.

Porteuse du projet centralisateur, la tradition jacobine en France n’a de cesse d’obscurcir les phénomènes de pluralité culturelle. « Le syllogisme de la tradition française est clair, seul l’État produit le droit, donc le droit ne peut être lui-même qu’indivisible et uniforme.(46) » C’est pourquoi la technique de codiication du droit est si centrale en France. Garant du socle national, « [l]e code apparait comme un des symboles majeurs de l’unité française(47) ». Le Code civil, véritable livre de chevet du citoyen français, « est destiné à créer la conscience populaire d’appartenir à une seule et même nation, gouvernée par une seule loi et une seule volonté populaire(48) ». La centralisation

(43) P. bourdIeu, « De la maison du roi à la raison d’État », A.R.S.S, 1997, Vol. 118, pp. 55-68.(44) M. garcIa vIllegas, « Champ juridique et sciences sociales en France et aux États-Unis »,

op. cit., p. 31.(45) J. PIcq, op. cit. (note 41), p. 275. Pour une histoire de la construction de la doctrine consti-

tutionnelle française en réponse au légicentrisme républicain, voy. G. sacrIste, La république des constitutionnalistes : Professeurs de droit et légitimation de l’État en France (1870-1914), Les Presses de Sciences Po, 2011.

(46) Y. chaPut, op. cit. (note 25), p. 130.(47) Ibid. p. 131.(48) M. garcIa vIllegas, « Champ juridique et sciences sociales en France et aux États-Unis »,

op. cit. (note 26), p. 47.

46 les orIgInes de la crItIque

juridique française rassemble contre tout ce qui divise et laisse « peu de place pour une critique politique à travers le droit(49) ».

1.1.2 – Les conséquences du légicentrisme sur la culture juri-dique en France

D’après le théorème de Villegas, la culture politique des États exer-cerait une inluence sur le degré d’ouverture critique dans le champ juridique :

Plus le droit est proche du pouvoir, plus l’autonomie de la doctrine légale sera pro-clamée, et donc plus la connexion entre le droit et les sciences sociales sera faible. À l’opposé, plus le droit est proche de la société et du marché, plus l’autonomie de la doctrine juridique sera faible et plus la connexion entre le droit et les sciences sociales sera forte.(50)

Si la pratique juridique est très formaliste et positiviste en France, c’est que le rapport des juristes à l’État est très intime. Dans les pays de common law au contraire, c’est davantage la loi du marché et l’expres-sion, à travers le marché, des besoins de la société civile qui déter-minent l’activité du juriste, dont la réussite se mesure à son utilité, son eficacité pratique.

D’après emmanuelle Jouannet(51), deux cultures juridiques uni-verselles s’affrontent sur le terrain de l’inluence extérieure  : l’une est judiciaire, pragmatique et réaliste  ; l’autre légaliste, formelle, et positiviste. Les raisonnements juridiques de part et d’autre se dis-tinguent, la doctrine anglophone cherchant des précédents, la doctrine française s’appuyant davantage sur des sources législatives. Selon tocqueville, «  le légiste anglais ou américain recherche ce qui a été fait, le légiste français ce qu’on a dû vouloir faire ; l’un veut des arrêts, l’autre des raisons(52) ». La doctrine française du droit insiste sur la rigueur conceptuelle et le respect des règles établies, contrairement à la pensée juridique anglo-saxonne qui est davantage tournée vers la pratique, l’amélioration de la « performance » du droit appréhendé comme outil de régulation sociale. aux États-Unis, la culture «  réa-liste » du droit obéit à une logique de résultat – certains diront une logique de procès – jugeant de l’effectivité du droit dans des situations

(49) Ibid., p. 48.(50) Ibid., p. 31.(51) Voy. e.  jouannet, «  French and american Perspectives on international Law: Legal

Cultures and international Law », Maine Law review, 2006, Vol. 58, n° 2.(52) a. de tocquevIlle, « Du pouvoir judiciaire aux États-Unis et de son action sur la société

politique », De la démocratie en Amérique, tome 1, Chap. Vi, Gosselin, 1836, p. 168.

extérIorIsatIon de la socIologIe 47

concrètes. « [C]onstitutif de la vie sociale » le droit anglo-américain est un « vecteur important de mobilisations politiques portées par des mouvements sociaux(53) ». Dans la société française, au contraire, la critique juridique du pouvoir est censurée.

Cette distinction méthodologique, Villegas en décèle l’origine dans l’histoire moderne du droit. La France et les États-Unis ont réagi de manière opposée à « l’érosion de l’autorité politique du droit(54) » tout au long du XXe siècle. en France, les juristes ont résisté à l’autonomi-sation des sciences sociales en poursuivant une stratégie de démar-cation socioprofessionnelle résumée par la méthode positiviste. aux États-Unis, les juristes confrontés au déclin de leur autorité ont inver-sement embrassé le réalisme sociologique pour « renforcer l’inluence politique et sociale du droit(55) ». Dans cette optique réaliste, les re-cherches en sciences sociales constituent l’un des multiples leviers d’inluence plébiscités par les professionnels du droit(56). Puisque les juristes en tant qu’«  ingénieurs sociaux » se destinent avant tout à résoudre des cas concrets, l’université doit être en mesure de leur offrir « une trousse à outils pour agir(57) ». Cette trousse à outil est alimentée par le réalisme juridique(58).

D’après les réalistes, le droit est vivant, contingent, un fait politique voué aux tribulations humaines. Dès lors, l’interprétation devient un acte de volonté. Puisque le droit est incapable de fournir une solution unique et déinitive à un problème juridique particulier, la règle sera invariablement adaptée et transformée pour ne ressembler que vague-ment à sa déinition originelle. Cette thèse « désenchante » la concep-tion «  immaculée  » du droit et contredit «  le dogme de la solution unique(59) » qui règne encore en France. Dans l’esprit réaliste, il ne faudrait surtout pas réduire à une cause unique un ensemble de règles dérivées, mais rendre intelligible une réalité singulière dans ce qu’elle

(53) J. commaIlle, « Les vertus politiques du droit. Mythes et réalités », Droit et société, 2010, vol. 76, n° 3, p. 697.

(54) M. garcIa vIllegas, « Champ juridique et sciences sociales en France et aux États-Unis », op. cit. (note 26), p. 43.

(55) Ibid., p. 43.(56) Ibid., p. 52.(57) a. garaPon, « La place paradoxale de la culture juridique américaine dans la mondia-

lisation », European Ways of Law. Toward a European Sociology of Law sous la direction de V. Gessener et D. Nelken, Oxford, hart Publishing, 2007, p. 78.

(58) Le réalisme offre une vision sceptique et pragmatique du droit. rationalistes convaincus, les réalistes estiment que le droit, relatif au contexte social, est moins inluent qu’on ne le croit. Loin d’être éternelle et sacrée, la règle de droit est le fruit d’un compromis entre volontés ambi-valentes. en tant que telle, elle n’offre aucune assise solide pour l’action. Voy. K. llewellyn, « a realistic Jurisprudence: the Next Step », Columbia Law Review 1930, vol. 30, n° 4, 431.

(59) Ph. jestaz et C. jamIn, La doctrine, op. cit. (note 31), p. 158.

48 les orIgInes de la crItIque

a de singulier, pour se l’approprier ou en déjouer les pièges. Le droit remplit principalement une fonction instrumentale, et n’offre d’utilité qu’à celui qui s’en proclame(60). La portée subversive de la critique venue des sciences sociales est ainsi normalisée, instrumentalisée à des ins partisanes par le milieu juridique. Le juriste américain est à la recherche de solutions tangibles. Son travail implique une instrumen-talisation de la critique sociopolitique.

A contrario, le mythe du contrat social français laisse dificilement à d’autres sources d’autorité que « la loi », souveraine et incontestable, le soin de reléter la multitude des aspirations sociales, emportant des conséquences limitatives sur les marges de manœuvre des praticiens du droit. Comme le résume si bien Foucault, «  le droit en Occident est un droit de commande royale(61) » et, en France, « on a peut-être décapité le roi mais on a couronné la monarchie(62)  ». N’ayant pas soldé ses comptes avec l’ancien régime, le système juridique français «  ignore tout autant qu’il refoule tout un monde de solutions élabo-rées par d’autres voies et dont rendrait mieux compte le pluralisme juridique(63)  ». Le développement de visions plurielles du droit est freiné « par la centralisation extrême des décisions, la distance entre les instances hiérarchiques, la faiblesse des processus de participation et de consultation, la passivité et la résistance des échelons inférieurs et l’incapacité à s’adapter aux demandes sociales(64) ». La tradition juridique qui domine en France, et plus largement en europe méri-dionale, consiste à appliquer des techniques d’interprétation du droit selon une logique formelle, dans le but d’afiner les concepts. elle s’op-pose au caractère empirique et inductif des sciences juridiques anglo-saxonnes et «  revendique une application impérative qui ne [laisse] pas à la recherche juridique comparative l’espace nécessaire pour se développer(65) ».

en contradiction avec l’activisme normatif des américains, la culture juridique en France impose une certaine réserve. Le milieu universi-taire français se méie des amalgames entre la dogmatique, la science

(60) Car « l’idéal est dans la procédure et la procédure est un combat. » a. garaPon, « La place paradoxale de la culture juridique américaine dans la mondialisation », op. cit. (note 57), p. 78.

(61) M. foucault, Il faut défendre la société, Cours au collège de France (1975-76), Paris, Gallimard Seuil, 1997, p. 23.

(62) Ibid.(63) B. oPPetIt, « L’hypothèse du déclin du droit », Droits, 1986, vol. 4, n° 9, p. 12.(64) P. PerrIneau, « Le pessimisme français : nature et racines », Le Débat, 2011, vol. 4, n° 166,

p. 86.(65) Ch. delIyannI-dImItraKou, «  approches philosophiques du droit comparé  », R.H.D.I.,

2004, vol. 57, p. 437

extérIorIsatIon de la socIologIe 49

du droit, et la mobilisation des techniques juridiques. entre ces mul-tiples ordres du discours qui rivalisent dans le milieu juridique et qui recoupent jusqu’à un certain point la différence entre professionnels du droit et savants, entre savoir instrumental et recherche « désintéres-sée », la doctrine classique veille à préserver son crédit scientiique en évitant de s’associer à de périlleuses entreprises de conquête politique. Garante des institutions républicaines, elle se présente de façon neutre et détachée de considérations morales ou partisanes. aux États-Unis, c’est le contraire : les héritiers du réalisme ont rompu avec les préten-tions à la neutralité axiologique et à l’objectivité scientiique. au-delà des querelles idéologiques entre courants doctrinaux, les Écoles « Law & economics », « Law & Society », « Law &… » se réunissent sous la bannière du pragmatisme et du « droit en mouvement ».

De surcroît, la puissance publique en France requiert de la part des juristes un énorme effort de production normative pour tempérer l’hé-térogénéité du corps social. Leurs activités, qui ne cessent de s’étendre et se perfectionner, «  les transforment en grande machine.  […] Le manque de rélexivité est aussi bien évidemment lié à la formation et à la culture institutionnelle françaises, qui conditionnent le jugement des [juristes] et leur donnent une grande révérence pour le pouvoir politique(66)  ». Le légicentrisme français ensevelit la doctrine sous une montagne de réglementations, dont elle a la charge d’assurer la cohérence d’ensemble. Nous le verrons, cette «  montée progressive des clercs » conirme la thèse de Bourdieu sur la construction de l’État comme condition d’accès au pouvoir et instrument de reproduction des élites. il s’agira pour les sociologues de démontrer avant tout les raisons pratiques qui engagent les juristes dans une dynamique de pou-voir et de préservation/déplacement des frontières disciplinaires.

1.2. – la doctrIne, un remPart contre la dIslocatIon du corPs PolItIque et socIal

en France, la loi est le fruit de la volonté du peuple et, en tant que telle, ne peut qu’être dificilement remise en question. L’idéologie du légicentrisme intime aux juristes une soumission aux vertus cardi-nales de la Loi dont ils sont les gardiens. ain d’entretenir le culte de la loi, l’État accorde aux juristes vertueux le monopole de l’interpré-tation du droit. Ces derniers tirent de ce monopole un capital social

(66) a.  bernard  de  raymond  et  al., «  Droit, rélexivité et sciences sociales  » La Fabrique du droit (confrontations), sous la direction de B. latour, Terrains & travaux, 2004, vol. 6, n° 1, pp. 168-169.

50 les orIgInes de la crItIque

et symbolique important (1.2.1). La pression socioprofessionnelle est donc forte pour que les représentants de l’État entretiennent, malgré les controverses doctrinales, un esprit de corps unanime. Cet esprit de corps est garanti par une série de rituels initiatiques et galvanisants, destinés à reproduire chez tout novice le conformisme social attendu des serviteurs de l’État (1.2.2).

1.2.1 – Les juristes, garants de l’unité nationale

Les juristes français appartiennent encore à ce grand corps inter-médiaire tel qu’imaginé par Napoléon ier, une corporation qui inter-prète et exécute les décisions souveraines des classes dirigeantes au nom du peuple(67). Dans cette perspective macrosociologique, la branche juridique du pouvoir participe à l’érection de l’État impérial. Les juristes, ces «  grands prêtres chargés de garder les commandements  (68)  », sont avant tout les auxiliaires de l’État  : leur travail de rationalisation et de représentation lui apportent une légitimité interne et externe. en leur capacité de serviteurs du «  royaume  », les universitaires appartiennent à un corps institué qui associe, à travers une synthèse doctrinale, le droit souverain à la volonté populaire. L’universitaire ne doit-il pas s’engager à obéir « aux statuts du corps enseignant qui ont pour objet l’uniformité de l’instruction […] ? (69) »

historiquement, les facultés de droit furent consolidées en tant que bras « droit » du Premier empire et courroies de transmission de la morale de l’État. avec la consolidation du régime parlementaire sous la iiie république, les juristes deviennent maîtres de leur objet, et parti-cipent à l’élaboration des règles qu’ils mettent eux-mêmes en pratique. À l’ère industrielle, la modernisation de l’État(70) contribue à « sous-

(67) Sur l’ambigüité politique des juristes sous l’empire, voy. X. martIn, Mythologie du Code Napoléon. Aux soubassements de la France moderne, Bouère, Dominique Martin Morin, 2003.

(68) Ch. revon, « Les usagers et les professionnels de la justice. autour des pratiques de la boutique de droit du XiXe », Actes, 1977, 15, page inconnue.

(69) Y. chaPut, op. cit. (note 25), p. 129.(70) À ce propos, Jacques ellul est pessimiste quant à la capacité du droit à s’adapter à la

civilisation technique. D’après ellul, le problème constant d’adaptation de la société à l’économie se relète dans l’ineffectivité de l’organisation juridique relative aux innovations de l’industrie. Sans que cette adaptation satisfasse l’ensemble du corps social, l’histoire démontre cependant que seul l’État est en mesure de réformer l’organisation collective des rapports économiques. C’est pour-quoi, à l’ère du libéralisme économique, certains auteurs critiques tels que antonio Negri regrettent une certaine époque providentielle durant laquelle l’État était le lieu d’encadrement institutionnel des luttes sociales et de stabilisation des enjeux productifs. Voy. J. ellul, La technique ou l’enjeu du siècle (1954), economica, 2e éd., 1999 ; M. hardt et a. negrI, Labor of Dionysus: A Critique of the State‐Form, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994.

extérIorIsatIon de la socIologIe 51

traire le système juridique du champ social(71) ». C’est à ce moment-là que le positivisme juridique devient l’instrument privilégié des juristes pour expulser les savoirs concurrentiels du champ de la science de l’État pour mieux se le disputer. Dans cette dynamique institution-nelle(72), la charge de l’élite universitaire consiste à «  reproduire et authentiier la représentation idéologique […] d’une recherche savante qui a pour seul souci l’amélioration du droit et poursuivie à l’écart des contraintes ou des pressions du monde social(73)  ». Se posant comme gardienne désintéressée de la vertu républicaine, la « noblesse d’État » légitime son investiture du pouvoir et l’appropriation des ins-truments de la domination étatique.(74) « il s’agit là de l’argument cen-tral de la doctrine bourdieusienne de l’État : la compétence supposée et le dévouement à l’universel sont les masques ou les artiices du travail – d’une grande habileté – de légitimation d’une forme neuve de domination. Dans l’État bureaucratique, l’eficacité symbolique tient sa force de la dissimulation et de la dénégation de ce qui le consti-tue pourtant (la domination).(75)  » La monopolisation des charges publiques par des intérêts privés est rationalisée et légitimée par la « doctrine », ensemble d’écrits « par lesquels les juristes visent à impo-ser leur vision de l’État, notamment leur idée de l’“utilité publique” (dont ils sont les inventeurs), […] stratégies par lesquelles ils visent à faire reconnaître leur préséance en afirmant la préséance du “service public” avec lequel ils ont partie liée.(76) » au nom de la défense du bien commun, ces « gentilshommes de plume et d’encre » se placent au premier rang [du] service civil de l’État » pour tirer les rentes du « capi-talisme iscal(77) ». Paradoxalement, la « science du droit » s’émancipe de la société qu’elle est censée servir pour davantage être en mesure de parler en son nom. La ruse de la raison d’État est de creuser, sous

(71) a.  suPIot, Homo Juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Seuil, 2005, p. 227.

(72) Voy. N. elIas, La dynamique de l’Occident, Calmann-Lévy, 1975.(73) Lire à ce sujet Y. dezalay, « La production doctrinale comme objet et terrain de luttes

politiques et professionnelles », op. cit. (note 27).(74) Voy. P. bourdIeu, « Pouvoir d’État et pouvoir sur l’État », La noblesse d’État, grandes

écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989, pp. 531-559.(75) J.  grange, «  Statophobie, antijuridisme et critique du libéralisme dans les dernières

œuvres de Bourdieu et Foucault », Cités, 2012, vol. 51, n° 3, p. 87. Nietzsche afirmait en son temps cette thèse en d’autres termes : « Cet état de choses est celui de l’europe moderne, je l’appelle la tartuferie des dirigeants. Pour imposer silence à leur conscience, ils font semblant d’être les exé-cuteurs de commandements antiques et suprêmes (ceux des ancêtres, de la Constitution, du droit, des lois ou même de Dieu), ou ils empruntent à la mentalité du troupeau des formules grégaires et se donnent, par exemple, pour “le premier serviteur de l’État” ou “l’instrument du bien public” ». F.w. nIetzsche, Par delà le bien et le mal, 10/18, 1951, p. 123

(76) P. bourdIeu, « De la maison du roi à la raison d’État », op. cit. (note 43), p. 65(77) Ibid., p. 68.

52 les orIgInes de la crItIque

couvert de la représentation publique et du républicanisme, la distance des élites bureaucratiques avec leurs sujets administrés.

en tant qu’appareil de légitimation légale-rationnelle des pouvoirs en place, la doctrine appartient à la bureaucratie d’État. Par son tra-vail de systématisation normative, elle renforce la permanence des institutions et la régularité des procédures(78). L’œuvre de cohérence doctrinale est au service du régime politique, lui assurant la stabilité de la reproduction sociale. La doctrine juridique exerce une fonc-tion majeure dans la société française, celle de garantir un monopole d’État sur la production normative. Cette tâche s’accomplit dans le langage positiviste, à l’exclusion des prétentions normatives externes au champ juridique(79). La doctrine offre une vision formaliste de la juridicité, conforme à la vision moniste de l’État français.

1.2.2 – La fermeture doctrinale

La tradition politique du monisme juridique en France est assurée par la doctrine. L’ordre du monisme étatique est érigé face au «  dé-sordre » du pluralisme social. Selon la théorie générale du droit, l’État est souverain sur les normativités plurielles. Le droit positif l’emporte sur les normativités empiriques. Garants de l’indivisibilité de l’ordre juridique,

[l]es professeurs de droit français ont concentré un énorme pouvoir symbolique qui réside dans la possibilité qu’ils ont d’établir la signiication inale des textes légaux, dans leur capacité à se présenter comme le groupe social […] auquel appartient par excellence la tâche de défendre les idéaux républicains et les règles morales qui guident la société, dans l’idée qu’ils représentent une profession universitaire fondée sur une connaissance scientiique et inalement, dans leurs origine et position souvent privilé-giées dans la hiérarchie sociale.(80)

ain de coopter le capital symbolique du champ politique au détri-ment des sciences sociales concurrentes, les membres du champ juri-dique adoptent un esprit de corps idèle aux prescriptions souveraines

(78) À l’ère industrielle, la dépendance mutuelle des différents secteurs économiques est consolidée par des monopoles centraux dotés d’administrations iscale, policière et judiciaire. Ces liens de dépendance exigent de chacun un respect toujours plus accru des règles de vie en société, ainsi qu’une adaptation constante des normes aux progrès techniques et aux bouleversements des rapports sociaux qui en résultent. La doctrine accomplit ce travail d’adaptation du droit aux faits.

(79) Voy. J. caIllosse, « Droit et politique : vielles lunes, nouveaux champs », Droit et Société, 1994, n° 26, pp. 127-154.

(80) M. garcIa vIllegas, « Champ juridique et sciences sociales en France et aux États-Unis », op. cit. (note 26), p. 39.

extérIorIsatIon de la socIologIe 53

de l’État. Le conformisme idéologique du corps professoral  (1.2.2.1) entraîne un verrouillage technique et doctrinal important (1.2.2.2).

1.2.2.1. Le conformisme idéologique du corps professoral

D’après robert Charvin, le conservatisme social en France est sou-tenu par l’économie du savoir universitaire, organisé autour d’une « doctrine » consensuelle proche du pouvoir. La doctrine juridique est « une dogmatique, une explication globale de la régulation juridique, élaborée par des juristes s’autoproclamant concepteurs de cette doc-trine(81) ». Cette doctrine « se présente […] en un corps auto constitué ixant lui-même ses propres limites(82)  » et dont les membres sont cooptés. Gardiens du temple, les juristes forment un groupe social mo-nopolisant l’accès aux ressources juridiques(83). La doctrine est parti-culièrement soucieuse de serrer les rangs, en adoptant une conception et une interprétation du droit restreinte, conforme à l’apanage idéolo-gique du moment. « [La doctrine] est mise en scène et mise en cohé-rence avec une réalité opaque et irrationnelle. […] elle est l’emballage théorique plus ou moins sophistiqué d’une pratique sociale(84) ».

L’appartenance à la doctrine juridique confère des avantages maté-riels et symboliques importants. Les privilèges conférés aux juristes renforcent leur sentiment de cohésion et d’appartenance au groupe, d’autant plus que « [l]e professeur de droit est […] enclin plus qu’un autre à l’autocélébration et à l’exaltation des vertus incomparables de sa corporation(85) ». À la manière d’une norme qui ne tire sa validité

(81) r. CharvIn, « La “doctrine”. Notes critiques sur le discours dans le domaine du droit inter-national et des relations internationales », Revue internationale et stratégique, 2003, n° 51, p. 45.

(82) Ibid., p. 46.(83) Dans une parabole devenue célèbre, Kafka met en scène l’hermétisme de la loi. « Devant

la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l’instant il ne peut pas lui accorder l’entrée. L’homme réléchit, puis demande s’il lui sera permis d’entrer plus tard. «  C’est possible  », dit le gardien, « mais pas maintenant ». Le gardien s’efface devant la porte, ouverte comme toujours, et l’homme se baisse pour regarder à l’intérieur. Le gardien s’en aperçoit, et rit. « Si cela t’attire tellement », dit-il, « essaie donc d’entrer malgré ma défense. Mais retiens ceci : je suis puissant. et je ne suis que le dernier des gardiens. Devant chaque salle il y a des gardiens de plus en plus puissants, je ne puis même pas supporter l’aspect du troisième après moi. » L’homme de la campagne ne s’attendait pas à de telles dificultés ; la loi ne doit-elle pas être accessible à tous et toujours, mais comme il regarde maintenant de plus près le gardien dans son manteau de fourrure, avec son nez pointu, sa barbe de tartare longue et maigre et noire, il en arrive à préférer d’attendre, jusqu’à ce qu’on lui accorde la permission d’entrer. » F. KafKa, Devant la loi, 1915. Pour un survol des différentes grilles d’interprétation du texte de Kafka, voy. P. lIvet, « Les attitudes devant la loi », Revue européenne des sciences sociales, 2006, n° 133, 27-35.

(84) r. charvIn, op. cit. (note 81), p. 52.(85) a. suPIot, « Grandeur et petitesse des professeurs de droit », Les Cahiers de droit, 2001,

vol. 42, n° 3, p. 596.

54 les orIgInes de la crItIque

qu’en référence à une norme supérieure, le juriste puise son autorité de la communauté savante et « supérieure » des juristes.

[e]n rejetant les règles produites par les groupes sociaux sans habilitation étatique hors de la sphère juridique, au nom d’un principe de souveraineté posé comme attribut intrin-sèque du droit, la doctrine accomplit le travail de systématisation qui est au cœur de sa fonction ; nécessairement intégrées à l’ordre juridique étatique, les normes juridiques se trouvent par là même placées sous l’empire d’une logique commune, exclusive et totali-sante, ne tolérant pas la contradiction, qui les imprègne et commande leurs rapports.(86)

Le système tautologique d’autoréférencement du droit sur lui-même se double d’un mécanisme de renforcement par association mutuelle des juristes au sein d’une corporation à l’accès réservé(87). Cet accès réduit se poursuit à travers une série de rites de passage dont l’agré-gation constitue la panacée et habilite ses détenteurs à dire ce que le droit signiie.

Les professeurs de droit, comme tous les juristes, pratiquent les rites, la pompe et l’os-tentation collective. L’exercice du droit, comme celui de la magie, de la religion ou de la médecine, suppose d’ininies précautions. Le port de la robe ; le long noviciat de la thèse – retraite de plusieurs années, sous la direction d’un maître à penser au sein du monastère de l’école doctorale – ; l’ordination par l’épreuve initiatique de l’agrégation destinée à mesurer l’intensité de la foi de l’impétrant ; mais aussi les cérémonies col-lectives comme les funérailles célébrées à la mode de l’ancien régime, tous ces rituels donnent à voir un corps de prêtres voués à la célébration d’une quasi-religion : l’exercice du pouvoir par l’usage de la parole.(88)

La combinaison de ces facteurs intra-spéciiques – le formalisme ju-ridique et les rituels de reproduction socioprofessionnelle des juristes à l’intérieur de ce formalisme  –  aboutit à une sévère autopoïèse du champ juridique qui déinit plus que toute autre discipline sa propre compétence. C’est ainsi que la doctrine élabore un corps de règles à prétention universelle destinées à rationnaliser le savoir juridique et garantir un accès restreint aux hautes charges de l’État(89).

(86) J. chevallIer, « Souveraineté et droit » dans Les Évolutions de la Souveraineté, Labo-ratoire angevin de recherches sur les actes Juridiques, coll. Grands Colloques, Montchrestien, 2006, p. 208.

(87) « [C]haque membre de la doctrine détient une parcelle du pouvoir intellectuel. […] [L]es détenteurs de ces parcelles ont d’importants points de convergence qui tiennent à leur formation particulièrement structurante, à leur culture et à leur langage communs, à la force de leurs tradi-tions, etc. en d’autres termes ils forment un groupe limité et homogène. » Ph. jestaz et c. jamIn, La doctrine, op. cit. (note 31), p. 259

(88) a. bernard, « icônes. autoportrait des professeurs de droit » dans Centre d’Études et de recherches en droit des affaires et des contrats, Études à la mémoire de Christian Lapoyade-Deschamps, Presses Universitaires de Bordeaux, 2003, p. 17.

(89) P. bourdIeu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », op. cit. (note 19), p. 3.

extérIorIsatIon de la socIologIe 55

1.2.2.2. Le verrouillage doctrinal

Le « verrouillage technicien (90) » tend alors à faire régner sur le fond un « accord global  (91) », fruit des creusets sociaux et écono-miques. La dynamique interne au champ doctrinal produit une singu-lière homogénéisation socioprofessionnelle :

Cette « doctrine » n’est en fait que celle qui domine, excluant les auteurs sans parrai-nage qui refusent le consensus. Ces derniers sont « hors collection », hors revue acadé-mique, dans une « province théorique et pratique » : leur appartenance à des courants doctrinaux « dominées » les prive de toute notoriété et de toute inluence, à l’exception de certains espaces restreints qui peuvent même se situer à l’étranger.(92)

est planté au sein du club de la doctrine un « décor sémantique com-mun » qui renouvelle périodiquement, sans contestation, une représen-tation oficielle de la réalité sociale. C’est cette recherche perpétuelle de prestige national qui exerce sur la doctrine un effet d’équilibrage et d’harmonisation constant. Pour sortir victorieuse des « luttes hégémo-niques pour l’imposition de savoirs et de modèles de gouvernement légitimes(93) », la doctrine française ambitionne de représenter les va-leurs universelles supposées partagées et hors d’atteinte de la critique. Ce souci de la distinction s’articule autour d’une approche formelle permettant d’évacuer du champ juridique la dimension politique, c’est-à-dire le passage des dialectiques sociales aux positivités de l’ordre(94). «  en l’occurrence, la dogmatique juridique, parce qu’elle est animée par les principes de sécurité et de cohérence, demeure aujourd’hui lar-gement cette « montée en généralité » qui aseptise la réalité sociale et participe à la perpétuation des rapports sociaux existants(95). » Pour cloisonner la discipline et assurer sa cohérence interne, la doctrine a re-cours aux seuls textes et sources oficielles du droit, l’irréductible com-plexité du social étant reléguée dans la sphère de l’idéologie politique :

La négation du clivage idéologique résulte de la conviction que «  l’idéologie, c’est l’autre », c’est-à-dire le minoritaire critique, alors que l’évaluation positive de l’existant dominant n’est que constat. […] Les seuls débats qui aient scientiiquement une valeur [sont] purement internes. L’idéologie commencerait […] au-delà des « limes ».(96)

(90) Voy. à ce sujet r. encInas de muna-gorrI, « Qu’est-ce que la technique juridique ? Obser-vations sur l’apport des juristes au lien social », D.S., collection Chronique, 2004, pp. 711-715.

(91) charvIn, op. cit. (note 81), p. 52.(92) Ibid., p 47.(93) Voy. Y. dezalay, « Les courtiers de l’international-héritiers cosmopolites, mercenaires de

l’impérialisme et missionnaires de l’universel », A.R.S.S, 2004, n° 151-152, p. 12.(94) Voy. a. touraIne, Production de la société, Seuil, Paris, 1973.(95) N. haKIm, « Droit privé et courant critique : le poids de la dogmatique juridique », Le droit

en révolution(s), op. cit. (note 3), p. 82.(96) r. charvIn, op. cit. (note 81), p. 49.

56 les orIgInes de la crItIque

en l’absence de débat doctrinal sur l’idéologie véhiculée par le dis-cours du droit, c’est justement au-delà des limes(97) du droit, dans les sciences sociales, que la critique française du champ juridique foisonne.

2. – L’extériorisation de la critique du droit en france

rares sont les juristes français qui s’inspirent des sciences sociales pour développer une approche critique et systémique du droit, délais-sant aux sociologues la tâche d’étudier le fonctionnement du champ juridique général. C’est en raison de l’émancipation des études socio-logiques par rapport au droit en France (2.1) que la critique du droit s’est extériorisée et radicalisée (2.2).

2.1. – les condItIons d’émergence de la crItIque externe du droIt en france : la montée en PuIssance des scIences socIales

Pour comprendre davantage la fermeture doctrinale des juristes en France, un détour par son histoire universitaire est nécessaire. Pen-dant longtemps, les sciences politiques et sociales étaient chapeau-tées par les facultés de droit, jusqu’à ce que ces dernières perdent leur inluence sur les orientations du champ sociologique (2.1.1). La recherche d’une « distance critique » par rapport au « conservatisme éclairé  » des juristes est constitutive de l’autonomie des sciences sociales (2.1.2).

2.1.1 – La perte de monopole des facultés de droit sur la produc-tion du savoir en sciences sociales

Le monopole des facultés de droit sur l’enseignement des sciences politiques et sociales (2.1.1.1) fut contrarié par l’émancipation tardive de la sociologie et de la science politique (2.1.1.2). Cette rupture dis-ciplinaire, combinée à des dificultés matérielles engendrées par la démocratisation de l’enseignement supérieur, a provoqué un malaise universitaire en France (2.1.1.3).

(97) Le terme «  limes » désigne le système de fortiication établi le long des frontières de l’empire romain. Décrit par tacite dans ses annales, le limes trace une ligne de démarcation entre l’empire romain et le monde barbare, ce dernier regroupant pour les romains les peuples ne parlant ni grec, ni latin. Voy. tacite, Annales, Livre i, Chapitre 50 : « Germanicus sur le limes en Germanie » ; Livre ii, Chap. 7, « Édiication du limes en Germanie. »

extérIorIsatIon de la socIologIe 57

2.1.1.1. Un monopole contrarié

tout d’abord, il convient de rappeler brièvement que la déconnexion entre l’ordre juridique et le « désordre » sociologique plonge ses racines dans l’histoire de l’enseignement public : « jusqu’à la in du XiXe siècle, les juristes étaient à peu près les seuls savants du social(98) », déte-nant sur l’enseignement des sciences sociales un privilège historique : l’économie, la science politique et la sociologie étaient regroupées sous l’enseigne du droit. « au tournant du siècle dernier, les facultés de droit formaient en grande partie les élites politiques et sociales(99) ». Ces dernières n’hésitaient pas à mettre complaisamment à proit les ré-férences sociologiques du cursus universitaire pour justiier le conser-vatisme social de la classe politique.

Soucieuses d’accompagner la reproduction sociale des élites poli-tiques, les facultés de droit au tournant du XXe siècle ne reposaient pas leurs enseignements sur une méthode scientiique. tant qu’il conser-vait son emprise sur la transmission des connaissances en sciences sociales, le domaine juridique faisait peser sur les autres disciplines scientiiques des contraintes méthodologiques très particulières :

[p]our fonctionner, le discours juridique ne peut rapatrier en son sein les controverses consubstantielles au champ scientiique […]. [L]’emprunt aux disciplines scientiiques consiste en effet à transformer un énoncé descriptif, toujours sujet à contestation, en énoncé à prétention prescriptive  – c’est-à-dire formulé dans le dessein d’obtenir des sujets une conduite ou un ensemble de conduites déterminées ou, à l’inverse, de les leur interdire – non susceptible d’être remis en cause – aussi longtemps en tout cas que le savoir juridique n’aura pas pris la mesure des éventuelles critiques de cet énoncé dans le champ scientiique d’où il provient à l’origine(100).

La discipline juridique constitue moins une science qu’une technique de gouvernement, dont le système de représentation est complexe, mais qui « se distingue de la science en ce que la fonction pratico-so-ciale l’emporte en elle sur la fonction théorique ou fonction de connais-sance(101) ». Or, avec le développement des études sociologiques de terrain et l’inluence des travaux de Durkheim sur la compréhension du monde social, la dissonance entre les ordres du discours juridique et sociologique se révélait patente. Le pluralisme juridico-social que les sociologues découvrent en action, ce droit vivant qui émerge et

(98) Ph. jestaz et C. jamIn, La doctrine, op. cit. (note 31), p. 166.(99) M. garcIa vIllegas, « Champ juridique et sciences sociales en France et aux États-Unis »,

op. cit. (note 26), p. 39.(100) N. thIrIon, Théories du droit, Éditions Larcier, 2011, pp. 257-258.(101) Citation de Louis althusser dans a.  PoItrIneau, Les mythologies révolutionnaires –

L’Utopie et la mort, PUF, 1987, p. 13.

58 les orIgInes de la crItIque

disparaît spontanément, éveille la conscience sociale de nombreux chercheurs. Les résultats d’enquêtes sociologiques sont en contra-diction avec la théorie générale du droit, un droit pyramidal émanant des seules institutions publiques(102). À partir des années 30, la doc-trine française ne tient plus à accuser réception de l’épistémologie des sciences sociales en rupture avec le positivisme et l’origine unitaire des catégories d’interprétation du droit. Contre le pluralisme sociolo-gique, le droit oppose le monisme étatique(103). Le droit est « œuvre de raison », « construction de cathédrales » et « il ne faudrait surtout pas, selon l’expression du Doyen Cornu, que le “chaos empirique” suc-cédât à “l’ordre dogmatique”(104) ».

engagée à rationaliser le fait brut en l’encadrant par un système normatif, la doctrine cherche à préserver son autorité en tant que sys-tème d’ordonnancement du social. Sa vocation n’est pas d’offrir une nouvelle compréhension de la société ou de désenchanter l’idéologie du monde moderne, mais de systématiser les procédures de délégation du pouvoir et de rationnaliser les règles de vie en société, quitte à faire l’impasse sur des pratiques sociales en marge des institutions. À la faveur d’une « endogamie méritocratique parisienne (105) », et malgré les efforts entrepris par les juristes antiformalistes de province tels Léon Duguit(106) et, plus tard, Georges Scelle(107) et Georges Gur-

(102) Voy. G. gurvItch, L’idée du droit social, Paris, alcan, 1932.(103) La doctrine juridique s’attache à la distinction posée par hegel entre l’État et la société.

Voy. G. w. F. hegel, Principes de la philosophie du droit, PUF, 2003. Si la société civile permet la réunion des intérêts particuliers de l’homme et la transformation matérielle du monde, c’est la structure monocratique de l’État, à travers la construction idéale de la raison collective, qui donne à reconnaître la supériorité de la Loi et permet l’entrée de l’homme dans l’histoire.

(104) Ph. jestaz et C. jamIn, La doctrine, op. cit. (note 31), p. 159.(105) Voy. M. mIlet, « La Faculté de droit de Paris sous la troisième république : une domina-

tion sans partage ? (1871-1939) », Paris, capitale juridique (1804-1950) - Études de sociohistoire sur la Faculté de droit de Paris sous la direction de J-L halpérin, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2011. Dans cet ouvrage, « [i]l est fait […] état, à l’appui d’exemples frappants et le plus souvent inédits, d’une véritable « endogamie méritocratique parisienne », d’une « réticence » à « l’introduction des sciences sociales » de la part d’une faculté par ailleurs peu encline à développer l’enseignement des droits étrangers, sous la iiie république. » Dans S. gIlbert, « Lectures », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2011, n° 29, p. 215.

(106) Léon Duguit estime que le droit est une branche de la discipline plus vaste des études so-ciologiques qui englobent l’ensemble des sciences sociales. Synthétisant la sociologie de Durkheim et le positivisme d’auguste Comte, il professe une nouvelle approche du droit qu’il nomme le posi-tivisme sociologique. Voy L. duguIt, Les transformations du droit public, Paris, armand Colin, 1913.

(107) Georges Scelle radicalise la pensée de Duguit en faisant du droit une « sécrétion sociale propre à chaque milieu humain solidaire » et qui « ne peut assurer les besoins individuels que par la réalisation préalable et préférentielle des inalités sociales. » G. scelle, « empirisme, science et technique juridique  », Mélanges d’économie politique et sociale offerts à Edgard Milhaud, Paris, PUF, 1934, p. 300. L’œuvre de Georges Scelles est tournée vers la dénonciation des abus et des mystiications qui habitent la pratique du droit. Dans cette perspective de dévoilement, Scelle

extérIorIsatIon de la socIologIe 59

vitch(108) pour orienter le droit vers une compréhension du monde social, les professeurs de droit préfèrent dans l’ensemble s’immuniser contre l’appareillage épistémologique des successeurs de Durkheim.

en vérité, il n’y a jamais eu de mariage parce que le droit (et la dogmatique avec lui) s’était déjà constitué, et en célibataire endurci, bien avant que les sciences sociales ne commencent leur carrière. Mais l’endurcissement s’est encore accru au début du XXe  siècle, c’est-à-dire au moment précis où le courant dominant parmi les juristes français a voulu sauver l’autonomie du droit, qu’il estimait menacé par les sciences sociales nouvelles, en renforçant la dogmatique sous couvert de la rénover… C’est ce qui a permis de construire la doctrine contre les sciences sociales !(109)

Lieu de reproduction sociale des cadres dirigeants, la discipline juri-dique met en échec, jusqu’en 1945, les tentatives d’institutionnalisa-tion de branches auxiliaires, telles que la sociologie, en France. Dans l’entre-deux-guerres, la sociologie ne parvient pas à devenir une disci-pline autonome, en raison du discrédit scientiique dont l’accablent les disciplines établies que sont la philosophie et le droit(110).

2.1.1.2. L’émancipation des sciences sociales

Lentement, le monopole des facultés de droit sur l’enseignement des sciences sociales est battu en brèche par les tenants d’une acquisition de connaissances plus empirique sur le monde social. « Vers la moitié du siècle, l’économie et la science politique ont commencé à se sépa-rer du droit et à constituer leur propre champ disciplinaire(111) ». À partir de 1958, date de création de la licence de sociologie, la sociolo-gie s’institutionnalise à l’Université(112).

L’institutionnalisation de la sociologie ne va pas sans heurts. il faut dire qu’avec l’entrée dificile de la sociologie à l’Université se trame en toile de fond un conlit de classes et de générations entre, d’une

estime que l’État est une iction derrière laquelle il n’y a que des individus. Voy. son Précis du droit des gens, Sirey, 1932.

(108) D’après Gurvitch, le pluralisme juridique précède le monisme. il se désole de constater que la doctrine s’extirpe le plus souvent du magma empirique pour garantir le formalisme unitaire de l’État au lieu de rendre compte des expériences juridiques plurielles qui émanent de la diversité sociale. Voy G. gurvItch, Éléments de sociologie juridique, Paris, aubier, 1940.

(109) Ph. jestaz et c. jamIn, La doctrine, op. cit. (note 31), p. 173(110) « Souvent je me suis compris, sûrement de façon un peu ridicule, comme le chef d’un

mouvement de libération des sciences sociales contre l’impérialisme de la philosophie. » P. bour-dIeu, Esquisse pour une auto-analyse, Liber/Collège de France, 2004. Voy. aussi C. dubar, « Les tentatives de professionnalisation des études de sociologie : un bilan prospectif », Chap. 5, À quoi sert la sociologie ?, sous la direction de B. lahIre, Paris, La découverte & Syros, 2002, pp. 97-99.

(111) M.  garcIa vIllegas, «  Champ juridique et sciences sociales en France et aux États-Unis », op. cit. (note 26), p. 40.

(112) Voy. C. dubar, op. cit. (note 108), p. 102.

60 les orIgInes de la crItIque

part, la bourgeoisie d’État, dont la reproduction sociale est en partie assurée par les facultés de droit, et, d’autre part, les jeunes de classes moyennes qui accèdent en nombre aux études supérieures à partir des années 1960 en France(113). Ce conlit social entre la vieille bourgeoi-sie d’État et la classe moyenne montante s’exprime de deux manières à l’intérieur de l’enceinte universitaire : par lutte idéologique interposée entre les facultés de droit et de sociologie, mais également par lutte intergénérationnelle à l’intérieur même des facultés de droit(114). Du-rant la période des trente Glorieuses, la classe moyenne nouvellement scolarisée grâce aux effets de la croissance économique se retrouve inopinément sur les bancs de facultés de droit dont la vocation pre-mière est d’enseigner une « science inexacte, mais dure(115) ». La nou-velle disparité sociale des étudiants de droit désoriente les enseignants habitués à une relative homogénéité du corps étudiant. Voué avant tout à l’inculcation de compétences techniques relativement poussées ain d’assurer la reproduction des cadres de la fonction publique, le corps enseignant est soudain pris à parti par une classe moyenne mon-tante qui conteste les privilèges de la noblesse d’État.

2.1.1.3. Le malaise universitaire

Sur ce conlit de classes et de générations se greffe le problème d’allocation et de répartition des fonds publics à l’enseignement et à la recherche universitaire. au-delà de la querelle intra-universitaire, le chiasme entre droit et sciences sociales s’élargit dans la deuxième moitié du XXe siècle en raison du découpage institutionnel entre les universités et les écoles spécialisées. Les anciens privilèges de la doc-trine juridique sont écartés par l’entrée en scène du Centre national de la recherche scientiique (CNrS)(116), l’École Nationale d’adminis-tration (eNa)(117) et la concurrence de Science Po. Les professeurs

(113) Voy. a. suPIot, « Grandeur et petitesse des professeurs de droit », op.  cit. (note 85), pp. 604-607.

(114) Sur ces questions voy. P. bourdIeu et J-C Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit, 1964.

(115) Ph. jestaz et C. jamIn, La doctrine, op. cit. (note 31), p. 174.(116) Le CNrS est établi le 19 octobre 1939 par un décret du président de la république albert

Lebrun dans le but de centraliser les caisses de inancement et les ofices de recherche nationale, et ainsi soutenir « l’effort scientiique de guerre » contre l’allemagne. Sur les origines du CNrS, voy. J-F PIcard, « La création du CNrS », La revue pour l’histoire du CNRS 1999, n° 1, en ligne : <histoire-cnrs.revues.org/485>

(117) L’eNa fut créée après la Deuxième Guerre Mondiale pour sortir du cloisonnement dis-ciplinaire imposé par les facultés de droit, tenues responsables de la déroute des élites politiques sous le régime de Vichy. Le maintien d’une distance trop aseptisée avec la réalité sociale engageait un principe d’irresponsabilité du corps enseignant des Facultés de droit vis-à-vis de la situation politique d’alors.

extérIorIsatIon de la socIologIe 61

de droit public, par exemple, ont vu leur prestige intellectuel se res-treindre au proit des professeurs de science politique, dont le concours d’agrégation est distinct depuis 1972(118). Ouvert à la concurrence des institutions d’enseignement supérieur, le paysage de la recherche juridique est traversé par une variété de disciplines, au «  voisinage conlictuel(119)  ». L’entrée en scène de formations concurrentes et parallèles au droit redirige les étudiants privilégiés et méritants vers les nouveaux pôles d’excellence. Depuis que l’enseignement supérieur s’est diversiié, la concurrence pour les hautes fonctions de l’État a res-treint les débouchées professionnels des diplômés en droit. La culture juridique n’est plus sufisante pour accéder aux grands corps de l’État, puisque la sélection sociale pour garantir la rareté de l’accès au capital symbolique d’État se diversiie(120). Cette perte de prestige des facul-tés de droit, combinée à la massiication de l’enseignement supérieur, pose aujourd’hui de sérieux déis au réseau universitaire français(121).

Derrière la lutte qui s’engage entre les facultés de droit et les disci-plines concurrentes, il y a la question du inancement des universités, sinistrées et endettées. Les conditions de travail des professeurs de droit sont relativement plus précaires qu’au CNrS ou à Science Po. Les enveloppes budgétaires n’augmentent pas en proportion des effectifs et les facultés disposent de moyens très modestes pour résorber l’en-gorgement des amphithéâtres. À la fois restrictive pour les enseignants et angoissante pour les étudiants, la sélection et la formation du per-sonnel juridique français s’opèrent dans un contexte de concurrence accrue pour l’obtention des inancements publics à l’enseignement et à la recherche. Dans ces circonstances, les juristes français n’ont pas à leur disposition les moyens matériels de s’ouvrir aux perspectives sociologiques, de faire preuve de rélexivité épistémologique, et d’ai-guiser un jugement critique sur leur position sociale, leurs pairs et leur environnement de recherche. au contraire, la régression de la situa-tion matérielle des universités justiie la démarche inverse, celle d’en-trer dans le rôle de praticien du droit. en période de vaches maigres, la recherche de travail en cabinet se fait plus pressante.

(118) Voy. Fr. dreyfus, « Décalages ou faiblesse de l’outillage théorique ? La science politique de la seconde moitié des années 1970 », Raisons politiques, 2005, vol. 18, n° 2, p. 13 ; M. garcIa vIl-legas, « Champ juridique et sciences sociales en France et aux États-Unis », op. cit. (note 26), p. 41.

(119) O. Pfersmann (rapporteur), « Sociologie. Normes et règles », Rapport de conjoncture du CNRS, 1996, p 544.

(120) Voy. a. bernard, « icônes. autoportrait des professeurs de droit », op. cit. (note 88), p. 27.

(121) Voy. P. bourdIeu, Homo academicus, op. cit. (note 18) ; M. garcIa vIllegas, « Champ juridique et sciences sociales en France et aux États-Unis », op. cit. (note 26), p. 42.

62 les orIgInes de la crItIque

ainsi, la montée tardive des sciences sociales, en conjonction avec la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur, a considé-rablement réduit la compétence des juristes sur les sciences acces-soires. Le redéploiement des frontières disciplinaires est vécu comme un revirement malheureux parmi les anciens détenteurs du privilège doctrinal(122).

2.1.2 – La « distance critique » des sciences sociales en réaction au « conservatisme éclairé » des juristes

C’est donc sur le tard, et en réaction à l’autocensure du milieu juri-dique, que les sociologues se sont progressivement affranchis du po-sitivisme juridique pour développer leur propre méthodologie empi-rique. Puisque la distance critique avec le droit était impossible tant que les juristes maintenaient une emprise sur la production du savoir normatif, la sociologie et les sciences politiques se sont constituées à part ain d’exercer une recherche scientiique libérée des contraintes associées au pouvoir juridico-politique. L’esprit critique est donc la «  marque de fabrique  » des sciences politiques et sociales, leur ga-rantie d’autonomie (2.1.2.1). La sociologie critique du droit a réagi à l’universalisme de la doctrine juridique  (2.1.2.2) en développant une approche externe prétendument libérée du discours normatif (2.1.2.3).

2.1.2.1. La vertu émancipatrice de la critique en sciences sociales

Délaissant le formalisme en tant que discours normatif contraignant, les sciences sociales fondent l’acquisition de leur savoir empirique sur un discours descriptif libérateur(123). La sociologie est un instrument d’analyse critique et de questionnement par rapport à tout système de pouvoir et d’organisation sociale(124). Le projet d’émancipation intel-lectuelle de la sociologie est précisément réalisé en soustrayant son objet d’étude – le monde social – à l’emprise du droit.

D’universelles, les disciplines juridiques sont devenues résiduelles par rapport aux disciplines qui s’en sont émancipées précisément en tant qu’elles rejettent le prisme normatif du droit. Ce que ce dernier ressent encore comme une blessure narcissique, la sociologie, les sciences politiques, l’économie, la démographie, l’anthropologie – et bien d’autres – le revendiquent comme constitutif de leur autonomie.(125)

(122) À ce sujet, voy. a.-J. arnaud, Le droit trahi par la sociologie, Paris, L.G.D.J., 1998.(123) il faut toutefois nuancer cette distinction épistémologique, puisque bien souvent le

discours descriptif du sociologue se situe par rapport au discours normatif du juriste dont il ques-tionne la rationalité et démontre les incohérences logiques.

(124) Voy. a. touraIne, Pour la sociologie, Seuil, 1974.(125) O. Pfersmann (rapporteur), op. cit. (note 119), p. 544.

extérIorIsatIon de la socIologIe 63

alors que le droit veille à préserver l’ordre social, la sociologie a pour projet de démontrer son arbitraire. La distance critique est donc au fondement de l’émancipation des sciences sociales en France ; elle est constitutive de leur autonomie par rapport aux facultés de droit.

2.1.2.2. Éléments de déinition de la sociologie critique du droit

Les méthodes d’analyse sociologique du droit sont sollicitées pour faire une « science de la science juridique » qui « permet d’identiier les conditions de production du discours académique de manière à le main-tenir sous la lumière critique de la vigilance épistémologique(126) ». Cette vigilance en amont de l’observation scientiique participe au pro-jet inachevé des Lumières, qui vise à étudier les données empiriques ain d’aiguiser le sens critique et de revoir nos catégories d’interpré-tation. Se distinguant de la méthodologie juridique, l’objectivation sociologique est une entreprise de dévoilement des conditions dans lesquelles les acteurs interviennent. Pour reprendre une image répan-due, « soulever le voile, c’est comprendre ce qui fait la nature réelle du droit : il n’est pas autre chose que le pouvoir(127) ». Sous couvert d’interpréter ou d’actualiser les règles contraignantes, les juristes ont souvent pour tâche de les maintenir. La distance critique avec les rai-sons alléguées par les milieux oficiels est donc indispensable à l’auto-nomie du savoir sociologique.

La sociologie critique est un examen du rapport de la connaissance à la domination. il s’agit du « mouvement par lequel le sujet se donne le droit d’interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité(128) ». La critique est au cœur de la spécula-tion scientiique, puisqu’elle encourage la science à « polémiquer avec elle-même ». « L’indocilité réléchie(129) » des sociologues démystiie la loi, en la montrant sous son vrai jour, aussi arbitraire et violente qu’elle soit, ain d’ouvrir des espaces de liberté aux hommes toujours avides de créer des passerelles inédites entre leurs connaissances et leurs actions. La critique est autant source de destruction et de trans-gression que condition de renouvellement, donc de dépassement, de la véracité scientiique.

(126) F. mérand et V. PoulIot, « Le monde de Pierre Bourdieu. Éléments pour une théorie sociale des relations internationales », Canadian Journal of Political Science, 2008, vol. 41, n° 3, p. 608.

(127) M. troPer, « Kelsen, la science du droit, le pouvoir », Critique, 2000, vol. 56, n° 642, dossier « Juristes et Philosophes », p. 939.

(128) M. foucault, « Qu’est-ce que la critique ? [Critique et Aufklärung] », Compte-rendu de la séance du 27 mai 1978, Bulletin de la société française de philosophie, 1990, vol. 84, n° 2, p. 36.

(129) Ibid.

64 les orIgInes de la crItIque

2.1.2.3. La distance critique de la sociologie du droit

La critique externe consiste à démontrer que le droit est dans une large mesure la résultante de facteurs socioculturels sous-jacents. elle modère l’autonomie de la sphère juridique par rapport à la sphère so-ciale en concentrant son analyse sur les rapports de domination qui traversent la société et conditionnent la forme juridique. Loin d’être un réductionnisme dont l’affuble une partie de la doctrine(130), la sociolo-gie du droit ajoute au contraire une épaisseur d’analyse à l’étude de la création normative. Les sociologues estiment en effet que « la connais-sance de l’univers juridique ne saurait être laissée à ceux qui en sont les acteurs principaux(131) » et ambitionnent de replacer le droit dans son contexte plus général émaillé de faits sociaux et psychiques(132). À l’inverse, il s’agit pour la doctrine juridique de systématiquement dépolitiser la loi, de la sortir des contingences historiques et sociales ain de préserver son domaine d’expertise.(133)

Cette dépolitisation doctrinale, Bourdieu la qualiie de « pieuse hy-pocrisie. » L’« hypocrisie » en cause est « cette sorte de tour de passe-passe par lequel le juriste donne comme fondé a priori, déductivement, quelque chose qui est fondé a posteriori, empiriquement(134) ». Les bornes des juristes sont délimitées par la fonction instrumentale qu’ils exercent dans l’organisation du pouvoir, traduisant la violence pre-mière du pouvoir dans le langage second du droit. Les juristes seraient ainsi « aux prises avec la construction de leur propre légitimité(135) » qui les enferme dans une circularité discursive ininie(136).

Le droit, en raison de sa vocation performative, ambitionne de se soustraire à la critique. Or, voilà que les sociologues « émancipés » de la « fabrique du droit » estiment avoir la distance objective nécessaire

(130) Dénonçant le caractère réducteur de la sociologie du droit, les privatistes positivistes estiment que les sociologues « ouvriéristes » entretiennent une vision caricaturale du droit. Jetant le discrédit sur les analyses sociologiques du droit au nom de l’autonomie des sciences juridiques, ils aiment à rappeler que le droit n’est pas « simple règlement d’usine ». (Dans L. josserand, Cours de droit civil positif français, i, Paris, Sirey, 1938, p. 8.)

(131) J. commaIlle, « La sociologie face au mouvement “Critique du droit” », op. cit. (note 24), p. 114.

(132) N. thIrIon, op. cit. (note 100), p. 259.(133) « Le traitement doctrinal de la loi la dépolitise. » Voy. Ph. jestaz et c. jamIn, La doctrine,

op. cit. (note 31), p. 247.(134) P.  bourdIeu, «  Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective  », Normes juridiques

et régulation sociale, sous la direction de F. Chazel et J. Commaille, Paris, L.G.D.J., 1991, p. 96.(135) Voy. D.  memmI, «  Demande de droit ou vide juridique ? Les juristes aux prises avec

la construction de leur propre légitimité  », Les usages sociaux du droit, sous la direction de D. lochaK et al., Paris, PUF, 1989, 13-31.

(136) Voy. w. benjamIn, « Critique de la violence » [1921], Œuvres, i, Folio essais, Gallimard, 2000, pp. 210 et s.

extérIorIsatIon de la socIologIe 65

pour étudier les juristes au-delà des intentions que ces derniers avancent pour motiver leurs actions. «  La démonstration de Pierre Bourdieu suggère inalement que les juristes sont d’autant moins en position d’être des observateurs du champ juridique qu’ils en sont les acteurs, mus par l’illusio, c’est-à-dire mus par l’intérêt pour le jeu consistant à faire croire au caractère universel de dispositifs juridiques “qui dépendent pour une part de la position occupée par ceux qui les énoncent.”(137) » Puisque la subjectivité des acteurs constitue un obs-tacle à la connaissance objective de leur milieu(138), l’ambition de la démarche sociologique est de brosser un tableau réaliste du monde juridique. Cette entreprise de dévoilement sociologique du droit fut loin d’être chaleureusement accueillie par la doctrine.

2.2. – les conséquences de l’extérIorIsatIon de la crItIque du droIt en france

De l’autonomie critique des sciences sociales par rapport au droit résulte deux conséquences importantes pour la recherche universi-taire française  : le radicalisme externe de la critique du droit d’une part  (2.2.1), et la réaction positiviste du champ juridique d’autre part (2.2.2).

2.2.1 – Le radicalisme externe de la critique du droit

Puisque la critique du droit est extérieure au champ juridique et qu’elle s’est même constituée en opposition au monopole des facul-tés de droit sur l’enseignement des sciences sociales, elle prend une tournure «  anti-juridique  » fortement politisée(139). Son approche radicale est inspirée du structuralisme et des théories du soup-çon  (2.2.1.1). La tâche de «  dévoilement  » sociologique qu’elle se

(137) J. commaIlle, « La sociologie face au mouvement “Critique du droit” », op. cit. (note 24), p. 113.

(138) F. ost et M. van de Kerchove, « De la scène au balcon : D’où vient la science du droit ? », Normes juridiques et régulation social, op. cit. (note 134), Paris, L.G.D.J., 1991, p. 71 ; F. ost et M. van de Kerchove, Le système juridique entre ordre et désordre, Paris, PUF, 1988.

(139) L’antijuridisme est une vision du monde social développée dans les années 1970 par de nombreux sociologues et philosophes français, notamment Pierre Bourdieu, Michel Foucault et Louis althusser. L’antijuridisme se déploie dans le champ des sciences sociales en réaction au formalisme institutionnel des disciplines gouvernementales telles que le droit et la science poli-tique. Ces dernières rendent compte des pratiques sociales en faisant principalement l’étude des normes explicites de comportement consacrées par le droit et l’architecture étatique, maintenant un ordre symbolique réducteur de la complexité sociale destiné à masquer la reproduction des inégalités de pouvoir. Pour un résumé de quelques thèses antijuridiques, voy. J. grange, op. cit. (note 75), p. 79-96.

66 les orIgInes de la crItIque

propose d’entreprendre  (2.2.1.2) est censée éclairer les relations de pouvoir qui se nouent à l’intérieur du champ juridique (2.2.1.3).

2.2.1.1. Les origines du radicalisme épistémologique : l’inluence du structuralisme et des théories du soupçon

Les approches critiques du droit développées en France au cours des années 70 sont nourries par deux courants majeurs : le structura-lisme linguistique et anthropologique d’une part, les théories du soup-çon philosophique d’autre part.

importée des sciences dures par la linguistique, la notion de struc-ture(140) fut initialement utilisée par Saussure, puis incorporée par Lévi-Strauss en anthropologie, Lacan en psychanalyse et Foucault en philosophie politique. Qu’il s’agisse du langage, des mythes, de l’orga-nisation psychique ou des systèmes sociaux, le structuralisme a révélé combien l’articulation entre l’agent et la structure n’est jamais donnée, mais ne cesse de se construire selon les éléments qui composent leurs interactions(141).

transposée à la critique du droit, la grille d’analyse structuraliste est utile pour comprendre la construction argumentative particulière du langage juridique. Le mérite du courant structuraliste a été de dé-montrer que la grammaire du raisonnement linguistique, et a fortiori juridique, est moins logique qu’il n’y paraît, que la contradiction lui est inhérente, et que la résolution de cas n’est pas uniquement déterminée par le degré de validité des normes en présence, mais par l’interpréta-tion que les acteurs en donnent, elle-même en partie conditionnée par leur positionnement social. « Les systèmes juridiques sont, par consé-quent, relatifs et autosufisants(142). » À défaut de systématisation, il serait préférable d’admettre la grande variabilité des interprétations du droit tant l’homme est confronté, dans son rapport circonstanciel et hasardeux à l’existence, à des contradictions d’intérêts et de valeurs.

Du côté de la philosophie politique, les héritiers de la pensée du soup-çon(143) estiment que la norme est un récit habité de iction, une paro-die ; elle est sujette à de multiples glissements de sens dépendamment

(140) La structure est un ordre résultant des relations qu’un certain nombre d’éléments peuvent avoir entre eux. C’est la combinaison des rapports qui peuvent s’établir entre ces éléments qui caractérise la structure.

(141) « Le fondement théorique de cette conception est l’idée qu’il n’existe pas de monde auto-nome de concepts et de valeurs, ni de dénominateur commun, sur base desquels l’on pourrait for-muler des jugements et des valeurs neutres et objectives. » C. delIyannI-dImItraKou, « approches philosophiques du droit comparé », op. cit. (note 65), p. 440.

(142) Ibid.(143) Les trois pères de la pensée du soupçon sont Marx, Nietzsche, et Freud.

extérIorIsatIon de la socIologIe 67

de son usage. interroger la structure de iction qui peut constituer tout discours, en particulier le discours juridique qui produit de nouvelles narrations normatives, c’est interroger un discours pénétré par le simulacre(144).

Le droit est présenté par ces auteurs comme un rempart de certi-tudes face au vide existentiel, un facteur d’ordre, de prévisibilité et de sécurité des hommes confrontés au soupçon métaphysique. La loi est liturgie(145). elle réconforte. empruntant au sacre religieux, la loi se drape des symboles de magniicence, s’entoure du cérémonial qui lui donne sa force de persuasion(146). C’est pourquoi « la contrainte de la norme se conçoit comme une domination symbolique subtile », une violence « qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles(147) ». La pratique du pouvoir est diffuse, elle s’accom-plit à travers des mises en scène anodines. La « pensée soixante-huit » replace le discours juridique dans sa dimension mystico-symbolique pour tenter de démontrer que l’autorité dont il se proclame constitue un artiice du pouvoir(148).

2.2.1.2. Le droit, « masque du pouvoir »

La fonction du dispositif juridique dans le déploiement du pouvoir fut au centre des préoccupations de Michel Foucault, igure marquante du radicalisme externe. Foucault s’intéressait aux techniques gouver-nementales et administratives qui prennent les hommes en charge en tant que corps vivants. exercer la souveraineté, c’est d’après Foucault manifester son pouvoir sur la vie, c’est exercer un contrôle « biopoli-tique » sur les individus. Le pouvoir souverain conditionne la réparti-tion de l’espèce humaine en catégories et sous-groupes sur un même territoire. Ce territoire est quadrillé par des mécanismes de domina-tion corporelle qui sont occultés par les appareils d’État censés repré-senter la source oficielle du pouvoir. «  La codiication juridique du

(144) « Née dans le domaine des sciences dures, portée dans le champ de la philosophie à la faveur du tournant heideggérien, une crise épistémologique généralisée atteint le concept même de vérité ou d’objectivité juridique. Poussée à son paroxysme par les nouveaux mouvements “narrati-vistes”, elle conduit à voir dans le droit un discours dont la technicité et l’abstraction ont précisé-ment pour fonction de masquer des partialités cachées. » h. muIr-watt, op. cit. (note 12), p. 520.

(145) À la suite de Benjamin et Levinas, Jacques Derrida s’attache à entrevoir la dimen-sion mystique de la loi. Voy. P.-Y. quIvIger, « Derrida  : de la philosophie au droit », Cités, 2007, vol. 2, n° 30, 41-52.

(146) Voy. P. legendre, Leçons IX. L’autre bible de l’Occident. Le Monument romano-cano-nique. Étude sur l’architecture dogmatique des sociétés, Paris, Fayard, 2009 ; Pour une perspec-tive italienne, voy. G. agamben, Le règne de la gloire, Seuil, 2008.

(147) P. bourdIeu, Raisons pratiques-Sur la théorie de l’action, Seuil, Paris, 1994, p. 190.(148) Voy. J. derrIda, Force de loi, Paris, Galilée, 1994.

68 les orIgInes de la crItIque

pouvoir masque ainsi son exercice réel(149) ». en ce sens, Foucault se rapproche d’althusser pour qui « le rôle principal de l’idéologie bour-geoise consiste à empêcher que l’apparence de liberté qu’elle promet ne soit dissipée par la vérité de la domination qu’elle organise(150) ». La force du droit, d’après ces lecteurs de hegel, c’est de naturaliser la violence nue de la domination en ruse de la raison d’État. Les rapports historiques de puissance sont dissimulés par les apparences juridiques de prévisibilité et d’universalité du droit. Le droit est violent, car il perpétue à travers la promotion d’une égalité formelle l’inégalité des rapports de force. en effet, d’après Foucault, le droit aurait

pour fonction de dissoudre, à l’intérieur du pouvoir, le fait de la domination, pour faire apparaître, à la place de cette domination, que l’on voulait réduire ou masquer, deux choses : d’une part, les droits légitimes de la souveraineté et, d’autre part, l’obligation légale de l’obéissance(151).

en tant que structure d’organisation avouée du pouvoir, l’institution juridique occulte les nombreuses techniques de contrôle des indivi-dus, soumis à une vaste entreprise disciplinaire. D’après la critique poststructuraliste du droit, la source du pouvoir n’est pas à rechercher dans une instance souveraine et unique transcendant la société, mais dans des règles de fonctionnement inhérentes à cette dernière. L’ordre n’est pas tant maintenu par l’adhésion des citoyens au contrat social que par « ces mécanismes menus, quotidiens et physiques, par tous ces systèmes de micro-pouvoir essentiellement inégalitaires et dissy-métriques que constituent les disciplines(152) ». Foucault opère ainsi un «  déplacement méthodologique  : partir d’une microphysique des relations de pouvoir pour analyser les institutions(153) ».

en tant que régime de vérité, le droit a des effets de pouvoir ambiva-lents. il masque tout autant qu’il révèle les dispositifs de contrôle so-cial  : «  le droit, d’après Foucault, sert de leurre, il dissimule […] les techniques disciplinaires. Si les juristes ont permis de saper de l’in-térieur l’absoluité du pouvoir royal et de la raison d’État, c’est pour mieux préparer une forme de société disciplinaire où l’État et le droit

(149) Ph. sauvêtre, « Michel Foucault : problématisation et transformation des institutions », Tracés. Revue de Sciences humaines, 2009, n° 17, 165, p. 167.

(150) L. de sutter, « À propos de Louis althusser et la critique du droit », Droit et Société, 2010, n° 75, p. 458. Sur la question de l’idéologie juridique, voy. L. althusser, « idéologie et appa-reils idéologiques d’État (Notes pour une recherche)  », Sur la reproduction, Paris, PUF, 1995, pp. 269 et s.

(151) M. foucault, Il faut défendre la société, op. cit. (note 61), p. 21.(152) M. foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1999, p. 258.(153) Ph. sauvêtre, op. cit. (note 149), p. 167.

extérIorIsatIon de la socIologIe 69

jouent un rôle inalement subsidiaire  […](154)  ». Si le droit institu-tionnalise une vision du monde au moyen de mécanismes de coerci-tion (ensembles législatifs, règlements, dispositifs matériels, rapports d’autorité)(155), au même moment il évacue du discours des pans entiers de l’organisation sociale.

Pour illustrer l’approche disciplinaire de Foucault, nous pourrions dire qu’aujourd’hui le pouvoir n’est plus revendiqué en tant que tech-nique de contrainte, mais se met en scène à travers le concept ingénu de « gouvernance(156) » et la création de normes « partagées autour de techniques de sécurité(157) » et de rentabilité. Les mécanismes de contrôle deviennent invisibles, et donc d’autant plus puissants. Cette «  idéologie de la modernité managériale(158)  » épouse le raisonne-ment spontané des individus, à savoir une logique de l’intérêt, pour se soustraire au débat politique, dresser un tableau naturaliste des relations sociales et réduire la société « à une poussière d’individus rationnels maximisant leur intérêt(159) ». Converti au modèle micro-gestionnaire de l’action publique, l’État est réduit à prendre des me-sures sporadiques et n’intervient que lorsque la rationalité économique est mise en échec. Dans cette optique, la sphère pénale représente précisément la faillite de l’économie  : l’acte criminel est un mauvais calcul, un acte qui ne répond pas à l’injonction rationaliste. il est donc « naturel » que l’État néolibéral intervienne dans la sphère pénale, à travers des mécanismes de contrôle actuariel, pour corriger les erreurs de parcours individuelles et rétablir la sécurité du marché(160). Le but est, non pas de corriger la déviance, mais d’écarter le déviant de la société pour l’empêcher de perturber la circulation des échanges entre individus rationnels. La pénalisation de la société libérale, le recours à des dispositifs sécuritaires, à des politiques répressives et carcérales

(154) J. grange, op. cit. (note 75), p. 94.(155) M. foucault, « Qu’est-ce que la critique ? [Critique et Aufklärung] », op. cit. (note 128),

pp. 46-47.(156) Promue par les organisations internationales telles que la Banque mondiale, la gouver-

nance est un terme censé qualiier une administration saine, prévisible et eficace, une bureaucratie investie d’une éthique professionnelle, incarnation d’un gouvernement responsable de ses actes et respectueux de la règle de droit.

(157) a. mattelart, « Gouverner par la trace », Mouvements, 2010, n° 62, p. 19.(158) Voy. a. mattelart, « L’idéologie de la modernité managériale », Histoire de l’utopie pla-

nétaire – De la cité prophétique à la société globale, La découverte, Nouvelle édition augmentée, 2009, pp. 351-368.

(159) a. suPIot, Homo Juridicus, op. cit. (note 71), p. 236. (160) Voy. B. e. harcourt, « Surveiller et punir à l’âge actuariel – Généaologie et critique »,

Déviance et société, 2011, vol. 35, n° 1, pp. 5-33.

70 les orIgInes de la crItIque

pour garantir le jeu du marché, est une manière « non politique » de rétablir la puissance de l’État(161).

en réaction à ce qu’elle perçoit comme étant une docilité doctri-nale de la pensée juridique, la critique externe radicale a l’intention de réhabiliter la dimension politique du droit. La sociologie critique du droit s’insurge contre le vieux rêve positiviste qui consiste à éla-borer un système échappant au langage et dépolitisant les relations sociales. L’ordre juridique est par essence « politique », puisqu’il orga-nise des pratiques sociales particulières fondées sur des relations de pouvoir inégalitaires. tout ordre est contingent, temporaire, précaire, et suppose l’exclusion d’alternatives politiques pour exister. Contre les répressions de la loi, la critique externe radicale du droit s’engage à réhabiliter les alternatives réprimées par l’histoire oficielle.

La critique européenne – plus radicale et plus « déconstructrice » – a été développée par des professeurs et des juristes qui, à la différence de leurs collègues américains, étaient en quelque sorte considérés comme étrangers au champ juridique ; comme des intellec-tuels non seulement opposés au pouvoir politique dominant, mais aussi trop sceptiques à l’égard du droit et des institutions. Du coup, droit et pouvoir dans cette perspective cri-tique ont alors été considérés comme faisant partie de la même machine politique laquelle ne pouvait pas être réformée, mais devait être purement et simplement remplacée(162).

Pour « déconstruire » cette machine politique, il convient d’après la sociologie critique d’« historiciser les systèmes de sens pour mieux les placer dans une structure sociale de domination(163) ».

2.2.1.3. La critique du « champ » juridique

autre igure emblématique de la critique radicale du droit, Bourdieu s’intéresse au long travail de systématisation cumulatif qui s’accomplit dans cet espace particulier de domination qu’est le champ juridique. Pour Bourdieu, le champ juridique est le :

lieu d’une concurrence pour le monopole du droit de dire le droit, c’est-à-dire la bonne distribution (nomos) ou le bon ordre, dans laquelle s’affrontent des agents investis d’une compétence inséparablement sociale et technique consistant pour l’essentiel dans la ca-pacité socialement reconnue d’interpréter (de manière plus ou moins libre ou autorisée) un corpus de textes consacrant la vision légitime, droite, du monde social(164).

(161) Voy. L. wacquant, « La fabrique de l’État néolibéral – “workfare”, “Prisonfare” et insé-curité sociale », Civilisations, 2010, vol. 59, n° 1, pp. 151-174.

(162) M.  garcIa vIllegas, «  Champ juridique et sciences sociales en France et aux États-Unis », op. cit. (note 26), p. 53.

(163) F. mérand et V. PoulIot, op. cit. (note 126), p. 610.(164) P. bourdIeu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique »,

op. cit. (note 19), p. 4.

extérIorIsatIon de la socIologIe 71

La méthode sociologique proposée par Bourdieu est d’observer dans un premier temps la distribution du capital social et symbolique à l’intérieur du champ. Le droit est un champ de bataille. Comme tout champ de compétences, il est le lieu de luttes pour le prestige, la répu-tation, des gains matériels. Le champ est un univers dans lequel on joue un certain jeu selon certaines règles, dans lequel on n’entre que si l’on a payé un certain droit d’entrée, si l’on a acquis une compétence spéciique, et si l’on a une disposition à l’égard du jeu : un intérêt. Le joueur doit croire en ses chances, et considérer que le jeu en vaut la chandelle. Pour paraphraser Bourdieu, l’univers du droit est le lieu d’une lutte pour déinir ce qu’est le monde juridique. C’est en recourant aux règles, vivement débattues, que les acteurs du champ juridique construisent dans un jeu de séduction-transgression/identité-diffé-rence leur autonomie disciplinaire. Le champ juridique est cet espace où la rivalité mimétique(165) des acteurs encourage la course à la dis-tinction par l’obtention du prestige doctrinal. C’est la concurrence in-tra-spéciique à la « noblesse d’État(166) » qui accroît, dans une boucle de rétroaction productrice de synchronie interactionnelle, l’indépen-dance du champ juridique par rapport aux champs connexes(167). Le champ juridique est cet espace particulier qui, à mesure que les pouvoirs de l’État se concentrent, développe des théories générales d’ordre public, de principes généraux et impersonnels, des catégories universelles abstraites qui se distinguent de la poursuite des intérêts particuliers. Le champ juridique est ainsi mis au service du «  méta-champ » étatique ain de maquiller les intérêts de la classe au pouvoir par le biais d’un langage à vocation universelle(168).

Poursuivant le travail d’analyse des stratégies de démarcation des acteurs dans le champ spéciique du droit, Yves Dezalay s’intéresse notamment aux « positions de “sous-contractants intellectuels au ser-vice du droit” et [à] l’émergence d’un “marché de la recherche socio-juridique” où des “experts techniciens” et de “jeunes intellectuels” se disputent un champ de recherche et des subsides gouvernemen-taux(169) ». Le champ juridique est intimement lié aux structures de

(165) S. vInolo, René Girard : du mimétisme à l’hominisation, la violence « différente », Paris, L’harmattan, 2005

(166) La noblesse d’État se distingue de la « noblesse de robe » en ce sens que ses membres son « recrutés pour leur compétence et dépourvus de titres héréditaires. » P. bourdIeu, « De la maison du roi à la raison d’État », op. cit. (note 43), p. 59.

(167) B. lahIre, Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte, 1999.

(168) Voy. P. bourdIeu, « esprits d’État » dans A.R.S.S, 1993 Vol. 96-97, pp. 49-62.(169) J. PélIsse, « a-t-on conscience du droit ? autour des Legal Consciousness Studies »,

Genèses, 2005, n° 59, p. 116.

72 les orIgInes de la crItIque

pouvoir politique, car il joue un rôle de médiation entre les factions en lutte pour l’orientation et le contrôle de l’État(170). L’ordre juridique est ainsi conçu « non comme un ensemble d’impératifs, mais comme un ensemble de ressources […] mobilisables selon les intérêts et les pouvoirs en cause(171) ». L’État n’est en réalité qu’une entité abstraite placée derrière la personne physique des acteurs en concurrence pour l’emploi de la puissance publique.

Pour résumer, les théories critiques du droit assument une fonction de dévoilement social, et restent en cela idèles à l’appel engagé de Marx préconisant le passage de «  l’apparence  » à «  l’essence.  » Cet exercice de « dévoilement » permettrait ainsi au juriste de découvrir les rapports de domination qui se dérobent généralement aux interpré-tations strictement positivistes du droit. toutefois, en raison de la radi-calité subversive dont la sociologie française fait preuve pour articuler sa critique externe du droit, la doctrine juridique n’a pas jugé opportun d’accuser réception de ses enseignements.

2.2.2 – La réaction positiviste du champ juridique français

La deuxième conséquence de la rupture épistémologique des sciences sociales avec les études de droit est la réaction positiviste du champ juridique français. en période d’insubordination contesta-taire, lorsque les dogmes disciplinaires font l’objet en France d’une remise en question radicale parmi les jeunes intellectuels engagés, les juristes d’arrière-garde se prémunissent contre la dilution de leurs acquis positivistes.

2.2.2.1. Le rejet de la sociologie critique

De peur de voir la cohérence doctrinale perfectionnée au il des gé-nérations se faire démolir par l’empirisme et le structuralisme, la doc-trine a érigé le rempart du positivisme. « Une fois les sciences sociales séparées physiquement des facultés de droit, la doctrine juridique ex-pulsa les sciences sociales de sa propre conception théorique. C’est ainsi que se consolide la victoire du positivisme juridique sur la socio-logie du droit(172)  ». Pourtant féconde dans la première moitié du XXe siècle, la sociologie du droit subit un déclin progressif, « jusqu’au

(170) Voy. Y. dezalay et B. G. garth, La mondialisation des guerres de palais, Seuil, 2002.(171) P. lascoumes et e serverIn, « Le droit comme activité sociale : pour une approche wébé-

rienne des activités juridiques », Droit et Société, 1988, n° 9, pp. 172-173.(172) M.  garcIa vIllegas, «  Champ juridique et sciences sociales en France et aux États-

Unis », op. cit. (note 26), p. 40. Voy. également M. troPer et F. mIchaut (dir.), L’enseignement de la philosophie du droit, Bruxelles, Bruylant-L.G.D.J., 1997.

extérIorIsatIon de la socIologIe 73

moment où l’autonomie du droit par rapport aux sciences sociales, défendue par le positivisme juridique, init par être dominante dans la doctrine juridique française(173) ».

L’incursion à partir des années 1970 du discours politique marxiste dans les amphithéâtres est accueillie avec circonspection par le corps enseignant. Si les marxistes condamnent l’orthodoxie formaliste en tant qu’elle représente à leurs yeux une mystiication servile aux in-térêts de l’élite économique, les juristes considèrent que la sociolo-gie radicale est emprisonnée dans une «  fausse conscience  » révo-lutionnaire. Le juriste a pour fonction de rationnaliser et de garantir les règles du jeu social ; il se situe aux antipodes de « l’ivresse vaga-bonde » des marxistes en quête d’émancipation politique. Sage est le juriste qui attend patiemment de voir la consécration politique des mouvements sociaux, leur éventuelle transposition légale pour en commenter les dispositions a posteriori. au terme de la bataille poli-tique, les juristes auront tout loisir de commenter dans les gazettes les réformes adoptées. « Présentés comme des “interfaces”, des “passeurs” entre l’ordre juridique et la société, ils apparaissent alors comme les mieux positionnés pour satisfaire aux deux exigences emportées par la sécurité juridique : travailler à clariier le droit et lui permettre de s’adapter aux évolutions sociales en veillant à préserver sa cohérence d’ensemble(174) ».

en période de tumulte populaire, il est indispensable de perpétuer ce « jeu de croyances sans lequel le droit n’est rien(175) ». Une incur-sion massive des sciences sociales dans le temple du droit impliquerait une «  crise de la conscience juridique  » telle que la concevait Gur-vitch(176), un bouleversement impensable des méthodes d’appréhen-sion du phénomène juridique. C’est pour éviter le « frisson » réaliste, la réduction de la norme au fait, la « contamination » du champ juri-dique par les « hérésies » déstabilisatrices, que « le droit revendique la capacité d’exercer sur lui-même sa propre vérité(177)  ». Chaque génération de juristes se prémunit contre les risques de dilution du

(173) M. garcIa vIllegas, Ibid., p. 39. Voy. également L. assIer-andrIeu, Le droit dans les sociétés humaines, Paris, Nathan, coll. essais & recherches, 1996.

(174) r. vanneuvIlle, « Sécuriser le droit pour mieux gouverner les conduites  : les enjeux sociopolitiques de la promotion contemporaine de la sécurité juridique  », Revue Gouvernance 2008, vol. 5, n° 2 p. 6.

(175) J. chevallIer, « Les interprètes du droit », La doctrine juridique, op.  cit. (note 26), p. 276.

(176) Voy. G. gurvItch, Éléments de sociologie juridique, op. cit. (note 108).(177) L. assIer-andrIeu, Le droit dans les sociétés humaines, Paris, Nathan, coll. essais & re-

cherches1996, cité dans J. commaIlle, « La sociologie face au mouvement “Critique du droit” », op. cit. (note 24), p. 114.

74 les orIgInes de la crItIque

droit dans les sphères sociale, économique et politique en contribuant à rationaliser et perfectionner la technique juridique. C’est pourquoi les contacts épisodiques avec les sciences sociales sont « d’ordre orne-mental(178) » ou instrumental. Soit les allusions aux recherches socio-logiques ont une vocation tactique – « fournir des arguments et un sup-plément de légitimité scientiique dans les affrontements symboliques ou politiques(179) » – soit une utilité pratique et servent à informer le juriste dans son appréhension des faits utiles à la résolution de son cas d’espèce. Finalement, l’apport des sciences sociales est cannibalisé pour être réduit en une formule digeste, et entrer dans «  l’ordre du discours (180) », idèle au principe selon lequel « la dogmatique dévore tout autour d’elle(181) ».

La volonté des juristes d’annexer les sous-territoires de la science par le droit se double d’une volonté d’interdire aux spécialistes des autres disciplines de pénétrer dans l’arène juridique(182). « Les idées non fondées sur un texte ou sur un principe général préalablement admis passent de cette manière pour être du “journalisme” ou de la philosophie...(183)  » Les paradigmes juridiques se muent en véri-tables obstacles épistémologiques à la recherche sur le pluralisme normatif(184) : « murées dans la technique, les facultés de droit fran-çaises […] se sont consciencieusement appliquées à chasser de leurs enseignements tout ce qui pouvait ressembler à de la philosophie, à de la sociologie, à de l’économie, etc.(185) » en réaction au radicalisme critique, la majorité des juristes campent leur position dans une pos-ture d’allégeance aux hiérarchies, en reproduisant un discours « cen-tré sur le texte, pyramidal, vertical, légi-centré, écrit, logico-déductif, dogmatique, entièrement dominé par les igures de la loi, de l’État, de la puissance publique, elles-mêmes fortement théorisées sur la base de certains dogmes politiques ou idéologiques […](186) ». La crainte est souvent l’affect qui rassemble les individus autour  d’une culture

(178) Y. dezalay, « La production doctrinale comme objet et terrain de luttes politiques et professionnelles », op. cit. (note 27), p. 230.

(179) Ibid.(180) D’après Foucault, « le discours est dans l’ordre des lois. » Dans M. foucault, L’ordre du

discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 9.(181) Ph. jestaz et C. jamIn, La doctrine, op. cit. (note 31), p. 173.(182) Voy. e. anheIm, op. cit. (note 42), p. 40.(183) N. haKIm, « Droit privé et courant critique », op. cit. (note 95), p. 81.(184) Pour une discussion des obstacles épistémologiques à la connaissance, voy. G. bache-

lard, La formation de l’esprit scientiique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, 5e éd., Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1967.

(185) a. suPIot, « Grandeur et petitesse des professeurs de droit », op. cit. (note 85), p. 596.(186) e. PIcard, « L’état du droit comparé en France en 1999 », R.I.D.C., 1999, n° 885, p. 900.

extérIorIsatIon de la socIologIe 75

grégaire : le dogme de « la suspension de la loi au-dessus des sciences sociales(187) » est renouvelé périodiquement pour préserver l’« auto-nomie » de la discipline juridique. Cette « autonomie » du droit est la marque de idélité que les juristes adressent au pouvoir politique, en retour du monopole de l’interprétation des lois qu’il lui accorde. La transcendance du droit se présente alors comme la solution métaphy-sique à la dilution du droit dans l’immanence sociale. La hiérarchie moniste structure l’imaginaire juridique en tant que rempart au plu-ralisme sociologique, renvoyant les deux communautés épistémiques dos à dos.

2.2.2.2. L’impossible réunion de l’être et du devoir être

Soucieux d’accorder au scientiique un rôle principal de pèlerin de la connaissance de peur qu’il ne se transforme en prophète du malheur, weber conseillait la mise en œuvre d’un certain devoir de réserve et de précaution rélexive dans les rapports que le savant serait inévita-blement amené à entretenir avec le politique(188). Ces précautions épistémologiques n’ont pas toujours été la préoccupation première des courants critiques du droit en France, comme l’atteste le radicalisme marxiste d’après-guerre, qui accompagne d’un engagement politique très marqué la vague de décolonisation des pays du tiers-Monde. Pen-seurs du conlit, les sociologues «  radicaux  » tombent parfois dans le piège de la critique de la critique, c’est-à-dire, d’après Bourdieu, la «  propension des petits intellectuels  […] à substitu[er] à la logique de la discussion critique attachée à comprendre les raisons – ou les causes – de la pensée adverse, la logique du procès(189) ». Dans leur double activité de chercheur et de militant, les universitaires risquent de confondre la sociologie critique avec la critique sociale, l’objectivité scientiique avec l’(anti)humanisme politique.

en postulant que les lois qui régissent le monde social sont absolument arbitraires, et aucunement nécessaires […] le relativisme absolu ôte à la sociologie critique le carac-tère scientiique et objectif dont il continue cependant à se prévaloir ; il la ramène ainsi au premier niveau, celui de la critique sociale.(190)

(187) J. commaIlle, « La sociologie du droit : évidence scientiique et enjeu entre le droit et les sciences sociales », Conférence prononcée au Département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal le 12 octobre 2011.

(188) M. weber, Le savant et le politique, Paris, 10/18, essai Poche, collection Bibliothèques, 2002.

(189) P.  bourdIeu, «  Les conditions sociales de la circulation internationale des idées  », A.R.S.S, 2002, n° 145, p. 6.

(190) C. grIgnon, « Sociologie, expertise et critique sociale », Chap. 6, À quoi sert la sociolo-gie ?, op. cit. (note 110), p. 127.

76 les orIgInes de la crItIque

Les héritiers de la tradition marxiste se posent souvent en conscience malheureuse, voués à démontrer les phénomènes arbitraires qui sous-tendent l’ordre social pour mieux les dénoncer. Leur mission est d’éclairer la conscience collective en favorisant le passage de l’être igé en soi (« sein ») à la conscience de soi (« bewusst sein »), condition nécessaire à l’action émancipatrice des classes, consacrant l’avène-ment de « l’être pour soi ». « Le changement adviendrait comme consé-quence inéluctable d’une prise de conscience de la fonction aliénante des normes et contraintes collectives(191) ». L’ambivalence du projet marxiste réside en la tentative absolutiste et inaliste de fusionner l’être (« sein ») et le devoir-être (« sollen ») au nom de la révolution proléta-rienne, d’où son aversion pour le juridisme réformateur bourgeois. Le marxisme fait un diagnostic sévère (« le droit regroupe un ensemble de commandements adressés au peuple par l’État, conseil d’adminis-tration de la bourgeoisie, pour préserver et étendre son pouvoir  ») avant de prescrire le remède radical («  renversons l’État bourgeois pour que le droit surgisse spontanément de la conscience du peuple ré-volutionnaire »). Guidé par le matérialisme historique pour examiner les causes des inégalités sociales, le marxiste adopte une posture jus naturaliste, héritage du romantisme allemand, pour atténuer leurs ef-fets. Le dévoilement des inégalités matérielles est mis au service d’un projet de société idéelle (l’abolition des classes, la in de l’histoire) en rupture avec l’historicisme de l’économie politique marxiste. Ce syn-crétisme marxiste qui fait l’union entre l’objectivité du matérialisme scientiique et la subjectivité de l’émancipation politique est lourd de conséquences. Partant d’une position d’extériorité radicale au « droit bourgeois », le marxisme préconise la coniscation par le mouvement révolutionnaire des appareils d’État qu’il est censé abolir de l’inté-rieur. Utilisant « l’État contre l’État », Lénine et ses camarades révo-lutionnaires deviennent les outils de l’appareil de domination contre lequel ils se battent. en reproduisant l’État pour mieux le détruire, ils adoptent une logique de moyens (la conquête stratégique de l’État) en contradiction avec la logique de résultat (la disparition de celui-ci), idèles en ce sens à l’esprit inaliste de la justice divine de droit natu-rel(192) dont le matérialisme historique s’était pourtant débarrassé en

(191) a.  sIrota, «  Normes et déviance  », Vocabulaire de Psychosociologie – Positions et Références, sous la direction de J. barus-mIchel, e. enrIquez, a. lévy, Érès, 2006, pp. 199-200.

(192) D’après la philosophie du droit naturel, il est juste ou admis d’appliquer des moyens vio-lents à des ins justes. Cette thèse fournit à la terreur sa base idéologique. La violence est un pro-duit naturel, un matériau brut. Dans la théorie naturelle de l’État, les personnes se dessaisissent de toute violence au proit de l’État, bien qu’elles l’exercent de jure. D’après la théorie du droit positif par contre, la violence est le produit d’un devenir historique. Le droit positif opère un déplacement

extérIorIsatIon de la socIologIe 77

épousant la méthode dialectique. en retournant l’État contre l’État, le projet politique marxiste a incarné le mal qu’il était censé éliminer, niant sa propre inalité au nom de cette inalité. Comble du paradoxe, la loi de la double négation a plié le projet de transformation sociale (l’état de nécessité révolutionnaire) aux nécessités de l’État dictato-rial, inscrivant la phase temporaire de la transition prolétarienne dans la permanence de l’État d’exception. Par un tragique retournement de l’histoire, hegel remet la pensée de Marx sur sa tête, car si les régimes constitutionnels soviétiques se succèdent, l’État se maintient au détri-ment de la révolution(193).

Nous invoquons le marxisme soviétique pour démontrer que, lorsque la sociologie critique (le savant) devient critique sociale (le politique)(194), elle opère un transfert épistémologique d’une position descriptive vers une position normative dont les conséquences sur le plan politique sont potentiellement dramatiques. Le seuil entre fait et droit est franchi lorsque la méthode dialectique est transcendée par la dimension spirituelle du projet politique marxiste. De l’immanence à la transcendance, de la dialectique sociale à la rhétorique étatique, le projet politique marxiste est historiquement rivé sur l’édiice juridique de la souveraineté, « conçu comme système unitaire de pouvoir activé à partir du centre(195)  ». Or, la souveraineté est une théologie juri-dique historiquement circonscrite, élaborée à la faveur des monarques européens. Les inluences culturelles du marxisme contribuent à re-produire la souveraineté étatique assimilée « à une genèse qui s’oriente vers l’unité d’une cause principielle lourde d’une descendance mul-tiple(196)  ». héritière de la pensée politique de la souveraineté, la critique radicale rétablit paradoxalement la nécessité des lois qu’elle avait pour intention originale de dénoncer. elle manie le langage violent du droit sous prétexte de l’abolir. Du diagnostic à la prescrip-tion, du réel à l’idéel, la cosmologie marxiste démontre à quel point un abîme sépare la société civile concrète de son incarnation symbolique

de point de vue, chaque droit en émergence étant jugé ou évalué d’après les moyens mis en œuvre. La in doit être juste, les moyens légitimes. toute violence doit être sanctionnée par l’État, ce der-nier tenant à protéger le droit contre la violence hors du droit en monopolisant l’exercice légitime de la violence. Voy. w. benjamIn, « Critique de la violence », op. cit. (note 136), pp. 210 et s.

(193) Voy. P. du gay et a. scott, « transformation de l’État ou changement de régime ? De quelques confusions en théorie et sociologie de l’État  », revue française de sociologie, 2011/3, n° 523, pp. 537-557.

(194) Voy. M. weber, op. cit. (note 188).(195) G. PoggI, « the constitutional State of the nineteenth century : an elementary conceptual

portrait », Sociology, 1977, n° 11, p. 315.(196) M. foucault, « Qu’est-ce que la critique ? [Critique et Aufklärung] », op. cit. (note 128),

p. 51.

78 les orIgInes de la crItIque

abstraite. Cette non-identité entre le sujet et l’objet qu’adorno qualiie de « dialectique négative(197) », cette irréductible incommensurabilité de l’existence, rousseau l’avait déjà observée en constatant le gouffre qui sépare l’être contingent, limité par son contexte, et les possibilités ininies offertes par l’imagination. Ce gouffre qui sépare le matériel et l’immatériel est comblé justement par le langage juridique qui, par ses techniques de médiation, consacre dans l’ordre symbolique les trans-formations du monde matériel.

L’esprit juridique est donc indispensable, nous disent les juristes, quels que soient le régime et les institutions publiques qu’il énonce, pour que règne au-dessus du magma social l’apesanteur doctrinale. Le juriste est poussé dans sa formation (l’acquisition d’un vocabulaire en rupture avec les ordres du discours social, économique et politique) et sa pratique même (les batailles juridiques autour des règles du jeu social) à admettre un ordre de contraintes supérieures et à compo-ser avec les lois dont il n’est pas le créateur(198). Puisque le juriste constate quotidiennement dans sa pratique les inégalités et injustices du monde social, sa capacité d’indignation morale s’affaiblit consi-dérablement(199). il préserve néanmoins une marge de manœuvre interprétative pour inléchir, en conscience, l’application du droit en fonction de sa conception de la justice. La doctrine s’accorde pour dire que le droit constitue « un espace social en construction ; il n’est ni un donné, ni un outil, mais un espace de lutte et de confrontation qui, bien que disparate et doté de structures favorisant certains pouvoirs plutôt que d’autres, présente des failles rendant possibles des luttes contre-hégémoniques(200) ». Or, la pensée du dévoilement dénigre dans une large mesure la portée transformative du droit en tant qu’outil de mobilisation sociale. Le déterminisme social très prononcé des thèses matérialistes aurait occulté la capacité critique des acteurs sociaux, y compris des juristes dans leur fonction interprétative du droit.

en raison de l’évolution constante de l’interprétation des règles de droit et de la relative autonomie de la « forme » juridique, le droit s’avère être un outil à la fois de coercition pour maintenir certaines formes de domination sociale et de revendication des dissidents qui utilisent les voies de recours juridictionnelles pour obtenir la reconnaissance

(197) t. w. adorno, Dialectique négative, Petite Bibliothèque Payot, 2003.(198) Pour une histoire de la mobilisation des techniques juridiques en soutien à l’essor de

pouvoirs centralisés en europe, voy. J.-L. halPérIn, « La détermination du champ juridique à la lumière de travaux récents d’histoire du droit », Droit et société, 2012, n° 81, pp. 403-423.

(199) Voy. K. tester, Moral Culture, Londres, Sage Publications, 1997. (200) M. garcIa vIllegas et M. Paula saffon, « Un siècle de critique juridique », Le droit en

révolution(s), op. cit. (note 3), p. 147.

extérIorIsatIon de la socIologIe 79

institutionnelle de leurs droits et certains rééquilibrages juridiques en leur faveur. Le droit est ainsi conçu « non comme un ensemble d’impé-ratifs, mais comme un ensemble de ressources […] mobilisables selon les intérêts et les pouvoirs en cause(201) ». L’autonomie relativement récente des juristes leur permet de développer des pratiques qui se démarquent progressivement de la préservation des seuls intérêts poli-tiques des élites.

L’appréhension du droit comme levier de changement social permet-trait au sociologue de se garder contre toute tentation d’antijuridisme révolutionnaire(202). en adoptant une démarche rélexive et interdis-ciplinaire, les juristes François Ost et Michel Van de Kerchove(203) tentent justement d’éviter les travers épistémologiques qui embrouillent de part et d’autre la recherche sur la production normative(204). Leur objectif est de développer, à travers une approche dite « externe modé-rée », un « point de vue de l’observateur externe qui se réfère au point de vue interne des juristes(205)  ». D’une part, les théories du droit « subjectivistes » sont souvent idéologiquement marquées : en adop-tant le point de vue interne des acteurs du système, elles traduisent généralement, sous couvert d’explication, l’adhésion de leurs auteurs à ces catégories. D’autre part, les théories du droit « objectivistes » adoptent un point de vue radicalement externe qui les amène à ignorer une dimension essentielle de la réalité juridique, l’existence même de la subjectivité des acteurs. L’approche externe modérée entend ainsi nourrir la dogmatique juridique des enseignements du structuralisme sans pour autant liquider la contribution déterminante des acteurs à la construction du champ juridique. L’objectif assigné à cette approche est d’observer le double mouvement, déjà décrit par Sartre dans Ques-tions de méthode, d’intériorisation de réalités sociales objectivées et d’extériorisation de réalités sociales subjectivées(206).

(201) P. lascoumes et e. serverIn, op. cit. (note 171), pp. 172-173.(202) L’abandon du formalisme conduirait d’ailleurs à un arbitraire politique que les pers-

pectives radicales externes s’empressent de dénoncer. il ne faut pas oublier que le positivisme juridique est le compagnon de route du libéralisme politique. en réaction aux abus de la « raison d’État », le projet libéral soumet le politique (l’exceptionnel, le contingent) au juridique (le norma-tif, le permanent). Le respect de la hiérarchie des normes dans un régime libéral de séparation des pouvoirs est l’héritage des Lumières, dont l’ambition est de paciier des mœurs par le droit ain de réduire la portée belliqueuse et destructrice des aventures humaines, qu’elles soient animées par des visions religieuses, civilisatrices ou progressistes.

(203) représentants de l’École de théorie juridique de Bruxelles.(204) F. ost et M. van de Kerchove, Le système juridique entre ordre et désordre, op. cit.

(note 138).(205) F. ost et M. van de Kerchove, « De la scène au balcon : D’où vient la science du droit ? »,

Normes juridiques et régulation sociale, op. cit. (note 134), L.G.D.J., 1991, p. 71.(206) J.-P. sartre, Questions de méthode, Gallimard, 1986.

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Malgré cette courageuse initiative invitant la doctrine et les cher-cheurs en sciences sociales à la rélexivité et au dialogue, le champ de l’interdisciplinarité et des recherches épistémologiques reste encore abondamment en friche dans les facultés de droit en France, notam-ment en raison des facteurs structurels évoqués ci-dessus. Si ce n’est pas la critique sociologique qui inspire les projets de renouveau doc-trinal, c’est davantage la mise en concurrence du droit français sous l’impulsion de la mondialisation marchande qui contraint les juristes français à dépoussiérer leurs disciplines. Les générations montantes de juristes doivent avant tout s’adapter à l’internationalisation du marché de l’expertise juridique. Confrontées à la mondialisation du droit, les facultés de droit françaises se plient au comparatisme et au pluralisme juridique pour être en mesure de tenir tête aux modèles concurrents étrangers.

3. – L’internationalisation du droit français et ses effets sur la doctrine

Les pressions internes qui s’exercent en France sur la doctrine juridique trouvent leur équivalent externe. effectivement, le modèle juridique français s’hybride au contact du «  droit globalisé  » et de la culture juridique européenne  (3.1). Ce changement de donne in-cite la doctrine française à s’ouvrir aux perspectives de pluralisme juridique (3.2).

3.1. – l’ouverture du système jurIdIque françaIs à la concurrence InternatIonale

L’harmonisation du droit de la concurrence, les incitations à la libé-ralisation des services publics, les normes européennes de transpa-rence dans l’attribution des marchés publics et la multiplication des partenariats public-privé sont quelques exemples signiicatifs d’inté-gration du droit français dans les circuits de la mondialisation. À l’ère de «  globalisation juridique  » qui est un «  versant particulier de la modernité(207) », la réception en France des droits américain et euro-péen est facilitée par le phénomène d’internationalisation des cabinets de conseil. La concurrence et la convergence des systèmes juridiques nationaux (3.1.1) engendrent la marchandisation du droit français et l’internationalisation de sa doctrine (3.1.2).

(207) J.-B. auby, La globalisation, le droit et l’État, Montchrestien, 2003, p. 147.

extérIorIsatIon de la socIologIe 81

3.1.1 – La concurrence et la convergence des régimes juridiques nationaux

Les juristes français appartiennent à une élite qui, sur le plan inter-national, perd du terrain par rapport à la « machine discursive » amé-ricaine et aux modèles concurrentiels européens(208). À l’ère « post-moderne  » qui célèbre la «  in des idéologies  » en Occident depuis l’écroulement de l’U.r.S.S., le dirigisme économique français et le modèle de centralisation administrative sont tombés en désuétude  : l’heure n’est plus aux politiques industrielles nationales soutenues par des monopoles publics. Les valeurs « universelles » françaises, large-ment diffusées durant la période coloniale, peinent à concurrencer le modèle d’entreprise libérale anglo-saxonne qui déferle sur le marché des techniques juridiques mondialisées. Pour entrer de plain-pied dans les causes profondes du « malheur doctrinal français », le rétrécisse-ment de la sphère d’inluence du modèle français est proportionnel à l’émergence de systèmes concurrentiels et de branches spécialisées du droit(209). « La mondialisation de l’économie, la constitutionnali-sation des droits, la multiplication des litiges, la montée en puissance d’un champ juridique européen, entre autres, ont contribué à l’émer-gence d’une nouvelle culture légale(210) » internationalisée.

en butte à la rapide diffusion du modèle américain, les juristes fran-çais ont beaucoup à perdre  : leurs réseaux d’inluence, leur capital symbolique, leurs honoraires… Sans se laisser aller à considérer que «  [v]ue d’amérique, la culture française est morte(211)  », il est vrai que la France n’est plus la puissance impériale du XiXe siècle qui dis-séminait ses valeurs «  civilisatrices  » aux quatre vents, bien qu’elle repose encore aujourd’hui son prestige sur de nombreux partenaires francophones qui héritent bon gré mal gré de son modèle juridique. Les élites françaises se résignent à l’idée que « [l]e marché est en passe de réussir là où ont échoué les grands empires et les religions fonda-trices : fusionner l’ensemble des êtres humains dans une communauté globale(212) ». L’avantage du marché est qu’il est capable de gouverner

(208) Voy. a. garaPon, « La culture juridique française au choc de la “mondialisation” », Le juge et le jugement dans les traditions juridiques européennes, sous la direction de r. Jacob, Paris, L.G.D.J., 1996, pp. 379-394.

(209) Voy. M. mohamed salah, Les contradictions du droit mondialisé, PUF, 2002.(210) M.  garcIa vIllegas, «  Champ juridique et sciences sociales en France et aux États-

Unis », op. cit. (note 26), p. 42.(211) a. leca, Les métamorphoses du droit français, Lexis Nexis, 2011, p. 301.(212) a. mattelart, Histoire de l’utopie planétaire-De la cité prophétique à la société globale,

La découverte, Nouvelle édition augmentée, 2009, p. 5.

82 les orIgInes de la crItIque

les hommes sans leur demander de partager une vision commune du monde.

Cette transformation des forces productives en particules élémen-taires qui gravitent autour de l’orbite du marché se manifeste juridi-quement par la consolidation du système de libre-échange régi par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ce droit du commerce international, qui incorpore les usages du commerce anglo-saxon (lex mercatoria, lex specialis), fait la part belle aux normes et aux pra-tiques comptables extra-étatiques, émanant d’acteurs privés promo-teurs d’une autorégulation de la globalisation, dont ils sont à la fois juges et parties(213). Dans le cas des commissions d’arbitrage du com-merce international, telles que la chambre de commerce international, les parties et arbitres déterminent eux-mêmes les critères d’interpré-tation des principes généraux, fragmentaires et en construction par imbrication de droits nationaux comparés. «  Ce qui n’était pas juri-dique à l’origine, ce qui ne prétend pas à cette qualité ou qui y résiste, prend néanmoins la couleur du droit dès lors que les acteurs en rela-tion lui reconnaissent une utilité stratégique(214) ». en droit interna-tional économique, les critères normatifs sont insensiblement dégagés de la pratique et non déinis par une législation ou un juge, prouvant «  l’existence d’ordres juridiques infra-étatiques ou transétatiques qui se constituent en marge des États(215) ».

en droit communautaire, « l’américanisation du droit de la concur-rence  » et l’harmonisation du droit des contrats(216) a conduit à la réception en droit français de «  l’apport de l’École ordo-libérale de Freiburg, dont on a dit qu’elle avait “colonisé” (F. Souty) l’action com-munautaire(217) ». Le droit communautaire encourage la convergence des régimes juridiques anglo-saxons et romano-germaniques autour d’un socle de normes partagées(218). L’harmonisation du droit com-munautaire et l’intégration de la France dans le système économique et monétaire européen contribuent indéniablement à l’homogénéisation

(213) La lex mercatoria soustrait de plus en plus le règlement des litiges du commerce trans-national aux juridictions étatiques, désignant à leur place des commissions d’arbitrage spécialisées.

(214) J.-G. belley, « Le pluralisme juridique comme orthodoxie de la science du droit », Cana-dian Journal of Law and Society, 2011, vol. 26, n° 2, p. 259.

(215) Ch. leben, « De quelques doctrines de l’ordre juridique », Droits, 2001, 33, p. 19.(216) Voy. L. fIn-langer, « L’intégration du droit des contrats en europe », Critique de l’inté-

gration normative, sous la direction de M. delmas-marty, PUF, 2004, pp. 37-111.(217) a. leca, op. cit. (note 211), p. 281. D’après Leca, l’inluence américaine en droit commu-

nautaire de la concurrence s’exprime par la réception des notions d’abus de position dominante et de programme de clémence.

(218) G. rabu, « La mondialisation et le droit : éléments macrojuridiques de convergence des régimes juridiques », R.I.D.E., 2008, vol. 22, n° 3, p. 337.

extérIorIsatIon de la socIologIe 83

culturelle de la doctrine française. L’inluence du droit communautaire sur le droit français touche de nombreux domaines autrefois réser-vés à l’État, tels que le droit administratif, le droit pénal, le droit de la sécurité sociale et le droit civil(219). La concurrence des droits anglo-germaniques dans le droit des brevets et leur transposition dans l’ordre juridique national par le biais des directives européennes est un exemple parmi tant d’autres de la dilution de l’inluence de la doctrine juridique française sur le législateur national(220). Les droits transna-tionaux de la régulation inancière, la protection de l’environnement et la gestion des lux informatiques se délestent de l’État et de son espace normatif contraignant, s’arrachent à l’emprise du souverain, à sa compétence exclusive. Puisque des pans entiers de l’activité juri-dique sont soustraits à la compétence du législateur national(221), la doctrine française est appelée à s’internationaliser.

3.1.2 – L’internationalisation du droit français

Nous distinguerons la dificile adaptation de la doctrine française à l’internationalisation du droit  (3.1.2.1) des effets de l’internatio-nalisation du marché des services juridiques sur les praticiens du droit (3.1.2.2).

3.1.2.1. La dificile adaptation de la doctrine française à l’internationalisation du droit

Bien qu’ils se soucient d’œuvrer dans une économie mondialisée, les juristes formés en France sont fortement ancrés dans leur culture juridique nationale. en vérité, le malaise français tient du fait que la culture juridique nationale s’accommode mal des contributions étran-gères(222). La réception doctrinale du pluralisme juridique sur le territoire français est retardée par cet enracinement de la « Nation » dans le culte de sa propre existence, son allergie pour la diversité interne et l’inluence externe(223). La mondialisation est alors vécue

(219) Voy. a. leca, op. cit. (note 211), pp. 295-300.(220) Ibid., pp. 278-283.(221) Voy. M. mohamed salah, op. cit. (note 209).(222) «  Or la globalisation est porteuse de profondes diversités culturelles, économiques,

inancières, juridiques ou encore politiques. L’homogénéité culturelle, linguistique, juridique qui porte la nation politique à la française est vigoureusement ébranlée par cette globalisation cos-mopolite qui jette du sel sur les plaies vives d’une identité nationale en pleine interrogation. tout à son culte de l’homogène et du « même », la France a peut-être plus de mal que d’autres pays à prendre l’altérité pour ce qu’elle est : de l’altérité simplement et non une menace sur son identité même. » Voy. P. PerrIneau, op. cit. (note 64), p. 86.

(223) Ibid.

84 les orIgInes de la crItIque

par la doctrine comme une « prolifération anarchique des normes », un «  brouillage des repères(224)  » et une généralisation du droit «  lou  »(225). accusant un lourd retard d’incorporation des techno-logies de l’information et de la communication (tiC) dans les études doctrinales, les facultés de droit évoluent dans une dimension spatio-temporelle engourdie, et ne prennent pas la mesure des effets de la mondialisation sur le savoir. Ne s’exprimant guère en anglais et par-ticipant peu aux débats internationaux,(226) les membres de la doc-trine tablaient encore jusqu’à récemment sur les canaux classiques de diffusion du savoir et le prestige d’une délégation nationale pour assurer leur rayonnement extérieur. Or, « la France n’exporte plus ses modèles juridiques[,] désormais elle les importe. en cachette, comme s’il s’agissait d’une pathologie honteuse(227) ». Particulièrement chau-vine, la culture française a peut-être plus de mal que d’autres à se faire à l’idée d’une « désétatisation du droit par le phénomène de glo-balisation(228) » et d’une homogénéisation progressive de son droit national.

Plus spécialement, il ressort de l’analyse du marché de la production doctrinale que l’attractivité française accuse une perte de vitesse du fait même de « la concentration et l’internationalisation du marché des services juridiques.(229) »

3.1.2.2. L’internationalisation du marché des services juridiques

À l’ère des restructurations et des concentrations industrielles transnationales, la rapide mutation des « “termes de l’échange” entre productions doctrinales, pratiques professionnelles et intérêts so-ciaux(230)  » a pris de cours le milieu juridique français. Ce dernier tablait principalement sur la tradition écrite de la recherche doctrinale et des publications oficielles pour s’informer des orientations du mar-ché de l’expertise juridique.

Comme, simultanément, les organismes publics nationaux qui se chargeaient tradi-tionnellement de la collecte et de la rationalisation des informations nécessaires à la

(224) M. delmas-marty, Trois déis pour un droit mondial, Seuil, 1998, pp. 76-103.(225) Voy. r. charvIn, « régulation juridique et mondialisation néolibérale  : Droit « mou »,

droit «  lou  » et non-droit  », Actualité et droit international – Revue d’analyse juridique de l’actualité internationale, 2002, n° 1, en ligne : www.ridi.org/adi/articles/2002/200201chr.htm.

(226) Ph. jestaz et C. jamIn, La doctrine, op. cit. (note 31), p. 214.(227) a. leca, op. cit. (note 211), avant-propos, p. Xii.(228) Voy. G. teubner (dir.), Global Law Without A State, Dartmouth, 1997.(229) Y. dezalay, « La production doctrinale comme objet et terrain de luttes politiques et

professionnelles », op. cit. (note 27), p. 231.(230) Ibid., p. 234.

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réactualisation du dispositif de régulation sont de plus en plus ‘hors jeu’ soit parce qu’ils sont limités à l’espace national, soit du fait de la médiocrité des moyens dont ils disposent face à la complexité d’un marché transnational, la privatisation de l’expertise et du savoir s’accélère(231).

avec l’entrée sur le marché français des grands cabinets de conseil étrangers, le positionnement social des juristes français ne se situe plus tant du côté des institutions publiques, mais s’est déplacé vers le marché privé de l’expertise juridique(232). Le passage d’une économie de marché à une « société de marché » qui tend à « représenter la vie sociale comme un espace marchand(233) » a transformé la perception du droit, conçu désormais comme un service de conseil technique. Le droit est devenu un produit commercial soumis à la concurrence inter-nationale des biens juridiques, comme l’atteste la « survalorisation du contrat » en tant qu’« instrument de production et de mobilisation du droit(234) ». Ce fonctionnalisme marchand du droit dévie de la concep-tion classiquement entretenue sur le métier de juriste en France, lequel est traditionnellement attaché à la juridicité pyramidale de l’État et aux valeurs et principes fondamentaux de la république(235). « [D]ans un contexte où les certitudes du “droit-référence”, de la law in books, du “Droit” s’effondrent(236) », la doctrine juridique française tarde à s’ajuster aux mutations de l’ordre international et à la marchandisation du savoir juridique.

Les juristes français adaptent désormais leurs offres de services aux exigences des cabinets internationaux, dont les gammes d’expertise ne cessent de se diversiier. L’intégration du mode de production des services juridiques à l’échelle européenne consacre la métamorphose des «  auxiliaires de justice  » en «  marchands de conseils  ». «  Cette transformation du droit en marchandise qui réserve aux opérateurs dominants du monde économique un accès privilégié à l’autorité juridique(237)  » pousse «  de larges fractions de l’élite des clercs [à considérer] qu’elles n’ont d’autre choix que de se “convertir” en “eu-

(231) Ibid., p. 239.(232) Voy. Y. dezalay, « Multinationales de l’expertise et dépérissement de l’État », A.R.S.S,

1993, n° 96-97, pp. 3-20.(233) Z. laîdI « Qu’est-ce que la société de marché ? » consulté en ligne sur le site personnel

de l’auteur : <www.laidi.com>. (234) J.-G. belley, op. cit. (note 214), p. 270.(235) Voy. a. suPIot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris,

Seuil, 2010.(236) J. commaIlle, « Les vertus politiques du droit. Mythes et réalités », op. cit. (note 58),

p. 696.(237) Y. dezalay, « La production doctrinale comme objet et terrain de luttes politiques et

professionnelles », op. cit. (note 27), p. 237.

86 les orIgInes de la crItIque

ro-lawyer”(238)  ». Les juristes français s’associent alors aux grands cabinets américains pour déployer de nouvelles stratégies de place-ment professionnel sur le marché de l’expertise juridique mondialisé. La logique darwinienne de « sélection naturelle des ordres juridiques les mieux adaptés à l’exigence de rendement inancier(239) » s’impose dans le paysage juridique français, où les normes comptables interna-tionales côtoient les lois de la Cité(240). D’après Dezalay, cette logique a des effets pervers, puisque les juristes entretiennent au bénéice de leur carrière la mystiication de la « mondialisation » qui n’est « rien d’autre que la poursuite des affrontements nationaux, au nom d’une prétention à incarner des valeurs universelles(241) ». La pression du marché des services juridiques a également des effets sur la doctrine. Maintenant que l’économie politique de l’État se transforme, l’arché-type du professeur de droit est l’objet d’aménagements. Le professeur diplomate laisse place au marchand de droit. en marge de ses acti-vités universitaires, le professeur marchand de droit développe une pratique de conseil juridique, combinant l’étude de la norme juridique à une expérience de sa mise en situation pratique. « La privatisation du savoir juridique, élaboré dans les grands cabinets d’affaire, produit une privatisation des professeurs de droit transformés, pour les meil-leurs d’entre eux ou les mieux dotés socialement, en entrepreneurs intellectuels.(242) »

3.2. – vers un renouveau doctrInal en france ?

en raison de l’hybridation accélérée du champ juridique fran-çais (3.2.1), son renouveau doctrinal est en marche (3.2.2).

3.2.1 – Hybridation juridique

C’est par « nécessité économique » que la doctrine s’ouvre aux pers-pectives pluralistes : en entretenant le discours sur le pluralisme qui

(238) Ibid., p. 236.(239) a suPIot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, op.  cit.

(note 235), p. 64.(240) Nous nous référons ici au «  déplacement progressif de la production juridique vers

des pouvoirs privés économiques, l’importance du rôle joué par les corporations, les codes de conduite privés, le développement d’un droit négocié, la juridicisation croissante d’une normali-sation technique. » dans a.-J. arnaud, « La régulation par le droit en contexte de globalisation », Entre modernité et mondialisation. Leçon d’histoire de la philosophie du droit et de l’État, 2e éd., L.G.D.J., 2004, 121, p. 125.

(241) Voy. Y. dezalay, « Les courtiers de l’international – héritiers cosmopolites, mercenaires de l’impérialisme et missionnaires de l’universel », op. cit. (note 93), p. 12.

(242) a. bernard, « icônes. autoportrait des professeurs de droit », op. cit. (note 88), p. 32.

extérIorIsatIon de la socIologIe 87

peut parfois cacher un discours libéral de volonté de désengagement de l’État, la doctrine des professeurs marchands de conseil tend à réduire l’inluence de l’État sur la production normative et corréla-tivement souligner la force et la spontanéité de création juridique du marché. Le décloisonnement du droit, sous les effets marchands d’une « politique de la porte ouverte » d’inspiration américaine, sert alors à « disqualiier l’État technocratique(243) » et à poursuivre le démantè-lement de monopoles publics au proit d’opérateurs privés.

en raison de la mondialisation économique et de l’intégration euro-péenne, de nombreuses sphères de juridicité traversent aujourd’hui la société française. La diversité des relations juridiques supranationales et transnationales est une aubaine pour les juristes praticiens, qui poussent la doctrine à revoir ses catégories d’interprétation du droit. « Une communauté juridique transnationale se forme sous nos yeux en se réclamant d’un nouveau sens commun juridique et d’une pra-tique professionnelle dont l’État n’est plus le centre de gravité(244) ». Les niveaux de régulation juridique se superposent dans un état de pluralisme institutionnel(245). Dans un monde hétérogène aux ordres normatifs démultipliés, les discours se chevauchent, se superposent et se contredisent. Les paliers de normativité du global au local s’im-briquent pour produire un droit polycentrique, relet de la fragmenta-tion de l’ordre international. L’empilement des textes normatifs forme un véritable maquis juridique : une même situation juridique peut être réglementée « glocalement » par une convention internationale, un ac-cord régional, le droit national, et des règles locales informelles. C’est pourquoi «  [l]e recours aux théories du pluralisme juridique paraît indispensable pour traduire ce qu’est la structure de l’espace juridique global et du droit global(246) ».

Les juristes sont sollicités ain d’ordonner l’architecture du droit mondialisé. À cette in, ils sont exposés à une pluralité d’inluences et de cultures juridiques. il s’agit aujourd’hui de fusionner, de « créoli-ser » les droits et les ensembles normatifs dans une nouvelle conigu-ration, celle d’un « archipel planétaire(247) ». techniciens d’ingénierie de la globalisation institutionnelle, les juristes jouent le rôle de pas-seurs entre ces différents ordres normatifs en interaction constante,

(243) Ibid.(244) J.-G. belley, op. cit. (note 214), p. 260.(245) Pour une interprétation institutionnelle du pluralisme juridique, voy. S. romano, L’ordre

juridique, Dalloz, 2002. Selon romano, les institutions sont constitutives d’ordres juridiques dis-tincts, et leur rencontre produit un état de pluralisme juridique.

(246) J.-B. auby, op. cit. (note 207), p. 143.(247) Voy. N. rouland, Droit des minorités et des peuples autochtones, Paris, PUF, 1996, p. 31.

88 les orIgInes de la crItIque

jonglant avec une multitude d’outils juridiques pour satisfaire leur clientèle. La pratique juridique française s’adapte aux inluences exté-rieures pour répondre à l’accélération du temps et à l’hypertrophie de l’espace juridique.

3.2.2 – Un renversement doctrinal ?

Si la pluralisation du droit est en attente de sa reconnaissance doc-trinale(248), dans les faits le champ juridique français est en plein remue-méninges. Signe des temps, la pratique précède l’ouverture doctrinale. Cette dernière est appelée à nourrir l’effet de mode plura-liste en facilitant la compréhension des interrelations entre les ordres juridiques nationaux aux cultures juridiques distinctes(249). aussi, d’après Yves Dezalay, « du fait du rapprochement, ou de la confronta-tion, des systèmes juridiques, le droit comparé n’est plus seulement un objet de spéculation intellectuelle réservé à une petite élite de com-paratistes mais devient un enjeu concret pour tous les producteurs savants(250) ». L’ouverture aux inluences extérieures bouleverse les catégories et perceptions nationales : la « pollinisation » du droit fran-çais par des cultures juridiques étrangères place la doctrine devant le pluralisme accompli. L’internationalisation du droit français est donc loin de consommer sa chute. Bien au contraire, dans la situation ac-tuelle, il en va de la survie et de l’autonomie du champ juridique que d’admettre dans l’ordre du discours la pluralité culturelle et sociale. La doctrine est appelée à naviguer ce labyrinthe de normes hétéronomes pour développer de nouveaux services d’expertise et de conseil.

Source de débats et de polémiques, la mondialisation du droit fran-çais encourage la doctrine à s’adapter, et donc à se maintenir(251). Le pluralisme juridique réussit là où la critique sociologique a échoué : la privatisation et les transferts de droit soumettent la doctrine à de nou-velles réalités économiques et l’obligent à relativiser les principes uni-versels du droit français. La rapide métamorphose du droit français met

(248) J.-G. belley, op. cit. (note 214)  ; M. delmas-marty, Le pluralisme ordonné, Éditions du Seuil, 2006.

(249) Voy. M. delmas-marty, « La grande complexité juridique du monde », Chap. iV, Déter-minismes et complexités : du physique à l’éthique, sous la direction P. bourgIne, D. chavalarIas et C. cohen-boulaKIa, La découverte, 2008, Politique et éthique, pp. 349-362.

(250) Y. dezalay, « La production doctrinale comme objet et terrain de luttes politiques et professionnelles », op. cit. (note 27), p. 235.

(251) en attestent les ouvrages de doctrine sur la globalisation et ses conséquences juridiques qui se sont multipliés au tournant du siècle. Pour ne citer que quelques exemples, voy. e. loquIn et C. Kessed-jIan (dir.), La mondialisation du droit, Litec, 2000 ; Ch.-a. morand (dir.), Le droit saisi par la mondialisation, Bruylant, 2001.

extérIorIsatIon de la socIologIe 89

la doctrine au déi de penser la réversibilité sociale et politique. Loin d’être une tragédie pour le champ juridique, l’hybridation des droits à l’œuvre dans les sociétés contemporaines est susceptible d’alimenter les perspectives doctrinales en révélant « notamment l’existence d’une diversité de valeurs éthiques, de formes de savoir, de modes de vie et de comportements qui sont en opposition continue entre eux(252) ».

Les juristes avertis ne prétendent plus offrir un savoir objectif dénué de présupposés moraux ou personnels. ils se présentent « davantage en acteurs d’une pièce de théâtre participant à un rôle qu’en sujets d’un Prince(253) ». La perte d’inluence internationale du droit fran-çais invite à la modestie rélexive des professeurs de droit, dont nous avons brièvement mentionné la tentation impériale à universaliser leur discours et à naturaliser leur savoir. La culture dogmatique en France est morte. Grâce au pluralisme, les juristes français «  désétatisés  » acquièrent de nouveaux outils d’expertise juridique renforçant leur positionnement social. ayant développé des compétences nouvelles dans une société mondialisée, les juristes « marchands de droit » ont simplement vu la balance du pouvoir se déplacer vers le secteur privé et se sont repositionnés pour offrir au pouvoir économique des leviers d’intervention publique. Si, autrefois, la classe des juristes réussissait à monopoliser des charges publiques pour satisfaire leurs intérêts pri-vés de reproduction sociale, aujourd’hui les professeurs marchands de conseil utilisent leur charge universitaire pour légitimer publiquement, au nom de la loi de l’économie, le développement de leurs activités de conseil privé.

Conclusion

L’ouverture doctrinale apparaît comme une conséquence de l’inter-nalisation du droit français. Mais alors, permettons-nous de douter qu’il s’agit là d’une forme d’émancipation de la doctrine des sphères du pourvoir. Si les juristes pragmatiques mobilisent les sciences sociales dans leurs analyses et usages du droit, ils n’en restent pas moins des agents légitimateurs, les serviteurs, du pouvoir politique et écono-mique(254). en effet, les Écoles critiques juridiques américaines ont

(252) C.  delIyannI-dImItraKou, «  approches philosophiques du droit comparé  », op.  cit. (note 65), p. 437.

(253) B.  vergely, «  transgression  », Le siècle rebelle. Dictionnaire de la contestation au XXe siècle sous la direction de e. de waresquiel, Larousse, 2004, 908, p. 909.

(254) d. Kennedy et w. w. fIsher III (dir), The Canon of American Legal Thought, Prince-ton University Press, 2006 ; a. lorIte escorIhuela, « Cultural relativism the american way: the

90 les orIgInes de la crItIque

su démonter comment cet usage des sciences sociales par les juristes, loin d’avoir un effet émancipateur, permet dans les faits de préserver un système où les véritables sièges de pouvoir ne sont plus logés dans la structure étatique, mais occupés par des élites agissent au nom et dans la société civile pour avancer leurs valeurs et intérêts(255). en d’autres termes, les juristes marchands de conseils, supposément déta-chés de la sphère du pouvoir politique, tentent également, par d’autres moyens, d’universaliser un système de valeurs, une idée partagée de la Justice, dont ils tirent proit en manipulant les raisonnements juri-diques avec les outils empruntés aux sciences sociales, particulière-ment la science politique et la science économique.

Ce constat fait, il devient alors légitime de se demander ce que révèle la lente ouverture doctrinale en France. est-elle l’indice d’une émanci-pation scientiique ? D’une rélexivité critique envers le conservatisme traditionnel du champ juridique français  ? Ou bien, au contraire, ne serait-elle que le miroir, le relet, d’un déplacement des sièges de pou-voir du carcan étatique aux sphères économiques transnationales  ? Si tel était le cas, le champ juridique, loin de gagner en rélexivité, resterait toujours le compagnon idèle du pouvoir, prêt à le légitimer et à en former les élites. Les juristes français auraient alors acquis de nouveaux outils permettant de justiier autrement l’ordre établit. ils ne chercheraient pas à révéler les biais, les structures de dominations, intrinsèques au droit, ni à en révéler les effets pervers sur la société. ils auraient simplement acquis les outils nécessaires pour que ceux qui en bénéiciaient autrefois puissent continuer à le faire dans une société mondialisée dans laquelle la structure étatique n’est plus le siège prin-cipal du pouvoir politique. La doctrine, bien qu’intégrant concepts et autres outils analytiques des sciences sociales, resterait donc l’appa-reillage légitimateur dont peuvent faire usage ceux qui occupent ou détiennent les sièges de pouvoir. Les juristes français n’auraient pas « aiguisés » leur sens critique mais, constatant le déplacement de la balance du pouvoir, ils se seraient repositionnés ain de maintenir leur position fétiche de «  conseiller du prince  », position qui renouvelle leur statut et prestige social. Si cette hypothèse s’avère exacte, alors les transformations que connaît et connaîtra la doctrine, tout comme la pratique juridique, représentent des « signposts », les bornes per-mettant de repérer les nouvelles sphères de pouvoir.

Nationalist School of international Law in the United States », Global Jurist Frontiers, 2005, vol. 5, n° 1 ; a. lorIte escorIhuela, « alf ross: towards a realist Critique and reconstruction of interna-tional Law », E.J.I.L., 2003, vol. 14, n° 4, pp. 703–766.

(255) D. Kennedy et w. w. fIsher iii, The Canon of American Legal Thought, op. cit. (note 1).

extérIorIsatIon de la socIologIe 91

rappelons pour conclure que la critique radicale, loin de perdre sa pertinence, restera toujours le chien de garde pour remettre en ques-tion et révéler les biais, la violence et l’hypocrisie de l’ordre juridique. en effet, comme Benjamin a su le démontrer(256), tout ordre juridique est en soi une forme extrême de violence qui, même si on en accepte l’utilité ou la nécessité, doit être surveillé et remis en question. Cette vigilance n’est possible que par l’entretien d’une critique radicale tou-jours soucieuse de questionner ce que l’ordre établi cherche à natu-raliser, à nier, à cacher… Des analyses plus poussées de la pratique juridique actuelle en France sont toutefois nécessaires pour valider ou invalider les hypothèses soulevées par notre revue de littérature.

(256) w. benjamIn, « Critique de la violence » (1920), Œuvres I, Folio-Gallimard, 2000.