eugène ii schneider et la sidérurgie lorraine, au lendemain de la première guerre mondiale

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Eugène II Schneider et la sidérurgie lorraine, au lendemain de la Première Guerre mondiale Introduction La Première Guerre mondiale surprend les établissements Schneider alors que la réflexion quant à la nécessaire évolution de la géographie productive vient d’être achevée. Si elle conforte la place du Creusot au sein de l’entreprise, en préparant la spécialisation de ce site industriel majeur vers des activités à haute valeur ajoutée, il convient aussi de restaurer la rentabilité du groupe et sa place parmi les entreprises sidérurgiques européennes de référence. C’est pourquoi, au terme de cette réflexion engagée dès la fin du XIX e siècle, une implantation lorraine semble s’imposer, jusqu’à ce que la guerre ne vienne modifier des décisions d’investissements lentes à mûrir. Quelques semaines après le déclenchement du premier conflit mondial, le projet de fondation d’une usine, sur le carreau des mines de Droitaumont, est définitivement abandonné, de même que disparaît la pertinence de la prise de participation dans la houillère de Winterslag, située en Campine belge. Devant l’urgence, face à l’impérieuse nécessité de compenser la diminution des capacités nationales de la production sidérurgique, Schneider et Cie se retrouvent, comme d’autres entreprises sidérurgiques du centre de la France, impliqués dans l’achèvement de l’usine de Caen-Mondeville 1 . Pour autant, la possibilité de conforter la présence de Schneider et Cie, en Lorraine, n’est pas écartée. Plutôt que d’élever une usine de toute pièce, dans la continuité d’une tradition qui a montré ses limites, depuis l’échec de Cette/Sète et les atermoiements autour d’une implantation à Droitaumont, il semble préférable de s’orienter vers les nombreuses installations sidérurgiques situées en Lorraine annexée, avec l’espoir de récupérer, au lendemain d’une encore très hypothétique victoire, les dépouilles industrielles du vaincu 2 . Cette idée repose aussi sur le fait que les usines de Lorraine annexées bénéficient d’un outillage moderne dont la capacité de production est supérieure à la moyenne des usines françaises de Meurthe-et-Moselle 3 . À aucun moment, Eugène II n’accorde une quelconque place à des considérations défaitistes. Seule l’idée d’une victoire peut apparaître fondatrice d’une réflexion qui engage l’avenir de la sidérurgie française. La maxime de l’entreprise, d’ailleurs extensible et applicable aux autres établissements métallurgiques, est précisée sous cette forme : « il faut que 1914-1915 (sic) soit pour nous ce que 1870-1871 a été pour les Allemands, voilà le principe » 4 . Dans l’effervescence qui découle de l’annonce de la victoire de la Marne, Louis Bassal, chef des Hauts 1 Voir à ce sujet : J-Ph. PASSAQUI, « Prise en mains de l’usine Thyssen de Mondeville », Bulletin de l’Académie François Bourdon, n°15, mars 2014, p. 35 à 39 et R. POIDEVIN, Les relations économiques et financières entre la France et l’Allemagne de 1898 à 1914, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1998, p. 731 à 735. 2 Pour une version étoffée de cette implication de Schneider et Cie dans la réorganisation de la sidérurgie européenne, cf. J-Ph. PASSAQUI, Intégration vers l’amont, politique d’approvisionnements en matières premières et combustibles fossiles solides, au sein des établissements Schneider et Cie, du Creusot, de 1836 à 1946, Thèse de doctorat d’histoire contemporaine sous la dir. de M. Serge Wolikow, Université de Bourgogne, 2001, 848 p. Cf. le chapitre X intitulé « Nouvelles positions minières et métallurgiques ». 3 Académie François Bourdon (AFB), 0F0484, L. BASSAL, Note sur la transformation des industries métallurgiques aux établissements Schneider suite à l’étude du mois de juillet 1914, Hauts Fourneaux et Aciéries, Schneider et Cie, Le Creusot, le 09 janvier 1915 et J-Ph. PASSAQUI, « Économies d’énergie et localisation des usines sidérurgiques en Europe occidentale au début du XX e siècle », Actes du colloque Les mutations de la sidérurgie mondiale du XX e siècle à nos jours, Bruxelles, Peter Lang, 2014, p. 413 à 432. 4 AFB, Salon Schneider 1065, Reprise après guerre, Étude de Cordier, 1915, (Sans date précise). Cette étude atténue le propos de Charles Barthel. Ch. BARTHEL, Bras de fer, Saint-Paul Luxembourg, 2006 et déjà évoqué dans l’article suivant : Ch. BARTHEL, « Les marchés de l’acier et le “projet sidérurgique” : l’expansionnisme des maîtres de forges français au Grand-Duché de Luxembourg (1918-1919) », Actes du colloque L’acier en France : produits et marchés, de la fin du XVIII e siècle à nos jours, Dijon, EUD, 2006, p. 85 à 87.

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Eugène II Schneider et la sidérurgie lorraine, au lendemain de la Première Guerre mondiale

Introduction La Première Guerre mondiale surprend les établissements Schneider alors que la réflexion quant à la nécessaire évolution de la géographie productive vient d’être achevée. Si elle conforte la place du Creusot au sein de l’entreprise, en préparant la spécialisation de ce site industriel majeur vers des activités à haute valeur ajoutée, il convient aussi de restaurer la rentabilité du groupe et sa place parmi les entreprises sidérurgiques européennes de référence. C’est pourquoi, au terme de cette réflexion engagée dès la fin du XIXe siècle, une implantation lorraine semble s’imposer, jusqu’à ce que la guerre ne vienne modifier des décisions d’investissements lentes à mûrir. Quelques semaines après le déclenchement du premier conflit mondial, le projet de fondation d’une usine, sur le carreau des mines de Droitaumont, est définitivement abandonné, de même que disparaît la pertinence de la prise de participation dans la houillère de Winterslag, située en Campine belge. Devant l’urgence, face à l’impérieuse nécessité de compenser la diminution des capacités nationales de la production sidérurgique, Schneider et Cie se retrouvent, comme d’autres entreprises sidérurgiques du centre de la France, impliqués dans l’achèvement de l’usine de Caen-Mondeville1. Pour autant, la possibilité de conforter la présence de Schneider et Cie, en Lorraine, n’est pas écartée. Plutôt que d’élever une usine de toute pièce, dans la continuité d’une tradition qui a montré ses limites, depuis l’échec de Cette/Sète et les atermoiements autour d’une implantation à Droitaumont, il semble préférable de s’orienter vers les nombreuses installations sidérurgiques situées en Lorraine annexée, avec l’espoir de récupérer, au lendemain d’une encore très hypothétique victoire, les dépouilles industrielles du vaincu2. Cette idée repose aussi sur le fait que les usines de Lorraine annexées bénéficient d’un outillage moderne dont la capacité de production est supérieure à la moyenne des usines françaises de Meurthe-et-Moselle3. À aucun moment, Eugène II n’accorde une quelconque place à des considérations défaitistes. Seule l’idée d’une victoire peut apparaître fondatrice d’une réflexion qui engage l’avenir de la sidérurgie française. La maxime de l’entreprise, d’ailleurs extensible et applicable aux autres établissements métallurgiques, est précisée sous cette forme : « il faut que 1914-1915 (sic) soit pour nous ce que 1870-1871 a été pour les Allemands, voilà le principe »4. Dans l’effervescence qui découle de l’annonce de la victoire de la Marne, Louis Bassal, chef des Hauts

1 Voir à ce sujet : J-Ph. PASSAQUI, « Prise en mains de l’usine Thyssen de Mondeville », Bulletin de l’Académie François Bourdon, n°15, mars 2014, p. 35 à 39 et R. POIDEVIN, Les relations économiques et financières entre la France et l’Allemagne de 1898 à 1914, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1998, p. 731 à 735. 2 Pour une version étoffée de cette implication de Schneider et Cie dans la réorganisation de la sidérurgie européenne, cf. J-Ph. PASSAQUI, Intégration vers l’amont, politique d’approvisionnements en matières premières et combustibles fossiles solides, au sein des établissements Schneider et Cie, du Creusot, de 1836 à 1946, Thèse de doctorat d’histoire contemporaine sous la dir. de M. Serge Wolikow, Université de Bourgogne, 2001, 848 p. Cf. le chapitre X intitulé « Nouvelles positions minières et métallurgiques ». 3 Académie François Bourdon (AFB), 0F0484, L. BASSAL, Note sur la transformation des industries métallurgiques aux établissements Schneider suite à l’étude du mois de juillet 1914, Hauts Fourneaux et Aciéries, Schneider et Cie, Le Creusot, le 09 janvier 1915 et J-Ph. PASSAQUI, « Économies d’énergie et localisation des usines sidérurgiques en Europe occidentale au début du XXe siècle », Actes du colloque Les mutations de la sidérurgie mondiale du XXe siècle à nos jours, Bruxelles, Peter Lang, 2014, p. 413 à 432. 4 AFB, Salon Schneider 1065, Reprise après guerre, Étude de Cordier, 1915, (Sans date précise). Cette étude atténue le propos de Charles Barthel. Ch. BARTHEL, Bras de fer, Saint-Paul Luxembourg, 2006 et déjà évoqué dans l’article suivant : Ch. BARTHEL, « Les marchés de l’acier et le “projet sidérurgique” : l’expansionnisme des maîtres de forges français au Grand-Duché de Luxembourg (1918-1919) », Actes du colloque L’acier en France : produits et marchés, de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, Dijon, EUD, 2006, p. 85 à 87.

Fourneaux et Aciéries du Creusot, est chargé de préparer l’après-guerre qui semble proche5. Sa mission vise à renseigner Eugène II sur les possibilités de redéploiement provoquées par une victoire. Au terme de rapides recherches, il dresse, dans une note datée du 5 novembre 1914, le bilan des quinze dernières années de développement de la sidérurgie située à proximité de la frontière orientale de la France. À partir de ce constat, plusieurs axes de réflexions sont examinés. Les rectifications de frontières envisagées placeraient sous domination française un vaste district métallurgique qui s’appuie sur les mêmes sources d’approvisionnement, les mêmes débouchés et, en fin de compte des intérêts semblables6. Cette orientation conforte les choix arrêtés par la direction de Schneider et Cie, à propos du Creusot, puisque ces usines produisent peu d’acier Martin et de produits sidérurgiques élaborés. Par contre, une telle évolution implique une révision des projets d’implantation dans l’Est de la France, accentuée par la participation, non prévue en 1914, dans la Société Normande de Métallurgie. Les possibilités d’acquisition seraient multiples, en cas de victoire. En effet, comme la France, la Lorraine annexée et le Luxembourg ont vu fleurir, au tournant du siècle, de nombreux établissements sidérurgiques, en deux vagues successives, entre 1897 et 1900, tout d’abord avec des usines comme Rombas et Differdange puis, à partir de 1910, des complexes immenses à l’image d’Adolf-Emil, à Esch-sur-Alzette et Hagondange. La fin de la Première Guerre mondiale provoque un regain d’intérêt envers ces opportunités.

Vue d’un site sidérurgique d’Esch-sur-Alzette en 1900 (CPA auteur) I) Conséquences des traités L’article 74 du Traité de Versailles fixe les conditions du retour des entreprises de Lorraine désannexée dans le giron français. Il stipule que le gouvernement se réserve la faculté

5 Pour la biographie des principaux responsables de Schneider et Cie évoqués dans cet article, Cf. J-Ph. PASSAQUI, La stratégie des Schneider, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006 , p. 369 à 376. 6 Pour l’ensemble des questions politiques liées au « problème sidérurgique », nous renvoyons à l’ouvrage de J. BARIÉTY, Les relations franco-allemandes après la Première Guerre mondiale, Paris, Pédone, 1977. Nous nous intéresserons essentiellement au rôle économique que les établissements Schneider et Cie jouent dans l’intégration du potentiel sidérurgique mosellan et luxembourgeois.

de retenir ou de liquider tous les biens, droits et intérêts que possèdent, à la date du 11 novembre 1918, les ressortissants allemands ou les sociétés contrôlées par l’Allemagne, sur les territoires visés par l’article 51, dans les conditions fixées au dernier alinéa de l’article 53. Conformément aux conclusions du Traité de Versailles, les différentes usines mosellanes sont placées sous séquestre, avant d’être mises en liquidation. Comme ils furent des acteurs essentiels de l’effort de guerre, les établissements Schneider et Cie entendent participer à l’affirmation de la puissance sidérurgique française qui doit naître des dépouilles de sa concurrente allemande. Outre la question charbonnière et celle des établissements mosellans, les traités confirment l’espoir de la direction des établissements Schneider et Cie de séparer le Grand Duché du système douanier allemand pour, à terme, l’incorporer dans l’espace économique français. Le Traité de Versailles ne permet pas l’expropriation des biens allemands situés au Luxembourg, comme c’est le cas en Moselle. Par contre, il facilite le déclin de l’influence allemande7. L’implication de Schneider et Cie dans la prise de possession de certaines usines lorraines dépasse les seules considérations économiques et tient compte des enjeux politiques qui visent à transformer la France, dans le prolongement de sa force militaire, en une grande puissance industrielle, susceptible d’appuyer ses échanges commerciaux sur une importante capacité à exporter des produits métallurgiques, tout en accélérant l’assimilation des établissements mosellans à l’espace national. Les conclusions du Traité de paix impliquent donc le passage des établissements mosellans sous l’influence française. Trois importantes usines métallurgiques focalisent l’intérêt du groupe Schneider. Il s’agit de Knutange, Rombas et Hagondange. Par l’écho extraordinaire qu’a rencontré cette dernière, au cours des années qui ont précédé la guerre, elle ne peut qu’intéresser les sidérurgistes creusotins, d’autant plus qu’elle a été érigée par Thyssen, selon des plans assez semblables à ceux de l’usine de Caen-Mondeville. Cependant, la complémentarité supposée des deux ensembles fait aussi ressortir un risque de double emploi préjudiciable. Rombas ne suscitant que peu d’enthousiasme, l’usine de Knutange et sa dépendance proche de Fontoy semblent plus attrayantes. L’ensemble forme un établissement complet, totalement intégré, depuis les mines de fer jusqu’aux laminoirs, qui n’a que peu subi les affres du conflit. Le site se trouve à quelques kilomètres de Thionville, entre les villes de Knutange, Algrange et Nilvange, sur la Fentsch, affluent de la Moselle, à proximité de l’usine d’Hayange, propriété de la famille Wendel8. La prise de possession, par les industriels français, des différents établissements mosellans, s’effectue entre 1919 et 1920. Avec la reprise de Knutange, le consortium emmené par Schneider hérite d’établissements complémentaires. Le centre métallurgique d’Aumetz-la-Paix prend le nom de Société Métallurgique de Knutange (SMK), société constituée le 12 novembre 1919. Le capital social se monte à 75 millions de francs, répartis en 150 000 actions de 500 francs. La participation initiale de Schneider et Cie s’élève à près de 22 millions de francs, représentant 29,3% des parts.

7 J. BARIÉTY, Op. cit., p 136. 8 A. PAWLOWSKI, « Les aciéries de Knutange », Le génie civil, 11 février 1922, p. 121.

Carreau de la mine de fer d’Aumetz, qui approvisionne les usines de Knutange. CPA antérieure à la Première Guerre mondiale (Col. Auteur)

Vue d’ensemble d’un des deux sites sidérurgiques de Knutange. Usine de La Paix, site principal

de la Société Métallurgique de Knutange (SMK), (CPA auteur).

Vue d’ensemble de la seconde usine de Knutange et de ses hauts fourneaux (CPA auteur) Mais aux yeux de Schneider et Cie, l’ensemble le plus intéressant est constitué par une société d’une toute autre envergure, positionnée à la fois en Allemagne, au Luxembourg et en Lorraine, la Gelsenkirchener Bergwerks Aktien Gesellschaft, fondée en 1873, pour l’exploitation de différentes mines. Cette entreprise a connu un essor remarquable et est présentée, avant la guerre, comme un modèle de diversification mais aussi d’intégration. Peu de temps avant la guerre, à proximité de l’usine d’Esch-sur-Alzette, la Gelsenkirchen a érigé une importante usine complète appelée Adolf-Emil. Les comptes rendus des différents sidérurgistes du groupe Schneider qui visitent l’établissement sont riches en expressions admiratives. Le plan d’ensemble, l’organisation des différents services font l’objet de commentaires flatteurs9. Par conséquent, les considérations favorables à Hagondange s’effacent devant la diversité et la complémentarité des établissements de la Gelsenkirchen10. Mais l’intérêt simultané en faveur de la reprise de Knutange et des usines de Gelsenkirchen, fruit de la volonté de redonner à Schneider et Cie leur lustre au sein des grandes sociétés sidérurgiques mondiales, tout en favorisant l’intégration économique rapide de la Lorraine désannexée, dépasse les moyens financiers de l’entreprise d’Eugène II. Celui-ci noue des relations avec d’autres firmes françaises, afin de constituer un groupement, connu sous le nom de Schneider-de Wendel ou troisième groupement qui, outre ces deux sociétés, comprend Châtillon-Commentry, les Aciéries de Saint-Étienne et différentes usines du Nord de la France sinistrées par la guerre11. Il s’agit donc d’un ensemble assez hétéroclite d’entreprises plus ou moins complémentaires qui n’ont pas, avant la guerre, laissé transparaître une volonté affirmée de faire coïncider leurs objectifs industriels12. Le Groupe Schneider-de Wendel est donc créé en vue de se porter candidat à l’adjudication des 9 AFB 01G0002-B, Note du 16 Juin 1919. 10 AFB 01G0002-B, Note sans nom du 31 mars 1919. 11 LAUFENBERGER, L’industrie sidérurgique de la Lorraine déxannexée et la France, Strasbourg, imprimerie française, 1924, p. 137. 12 Ibid. p 172. À côté de Schneider et Cie et de Wendel figurent la Société de Construction des Batignolles, Châtillon-Commentry et Neuves-Maisons, Commentry-Fourchambault et Decazeville, Denain-Anzin, les Aciéries de Saint-Étienne, Saintignon et Cie et Senelle-Maubeuge. Sur l’évolution de la localisation industrielle de Commentry-Fourchambault et Decazeville au terme de la Première Guerre mondiale, cf. J-Ph. PASSAQUI, « Les conséquences de la Première Guerre mondiale sur la géographie industrielle du groupe Commentry-Fourchambault et Decazeville », Le Marteau Pilon, tome XXVI, juillet 2014, p. 95 à 106.

biens de la Gelsenkirchen, sis en France et en Lorraine désannexée, avant d’apporter ces usines à une société anonyme13. Il prend le nom de Syndicat de l’Alzette. On est bien loin de la convergence d’intérêts que présente le groupe Marmichpont14. Dans le cas de Schneider et Cie15, la conjonction des intérêts nationaux et ceux de Schneider et Cie est très nette et semble démontrer, dans certains cas, que la réflexion quant au rôle économique de la France ne découle pas de la victoire mais repose sur une réflexion qui associe les sphères politiques et économiques du pays. Les projets de Schneider et Cie, rédigés en 1914-1915, offrent trop de similitudes avec les conclusions des Traités pour qu’ils ne s’agissent que de simples coïncidences ou d’une interprétation a posteriori. À la suite de la signature de l’arrêté de liquidation des mines et usines de Lorraine désannexée,16 une commission est formée afin de visiter les établissements mis en vente et étudier la documentation réunie par les séquestres pour l’information des repreneurs éventuels. Au sein de cette commission, Schneider est représenté par Divary et Blanot. Fort de leurs connaissances antérieures des dossiers, ces derniers n’obtiennent que peu d’informations supplémentaires. En outre, en raison de la structure des différentes entreprises mises en vente, intégrées dans de vastes complexes sidérurgiques, il est particulièrement difficile d’étudier précisément les prix de revient obtenus par chaque usine. II) Pourquoi porter un intérêt particulier aux usines de la Gelsenkirchen ? En raison de la dispersion des usines de la Gelsenkirchen, sur la rive gauche du Rhin, en Lorraine désannexée, au Luxembourg et en Sarre, la liquidation des différents établissements ne peut être réalisée d’un seul tenant, faute, pour les autorités françaises, de pouvoir étendre leurs prérogatives au-delà des frontières fixées par le Traité de Versailles. Séparément, ces établissements miniers et industriels de la zone d’Audun-le-Tiche n’ont que peu de valeur. Ils sont dépendants, pour différents services, de l’usine d’Esch-sur-Alzette, située à deux kilomètres, de l’autre côté de la frontière luxembourgeoise. Les repreneurs des établissements mosellans de la Gelsenkirchen ont intérêt à maintenir l’intégrité et la complémentarité des différentes usines que cette entreprise a possédées sur la rive gauche du Rhin. Il convient de dépasser le simple cadre du programme de liquidation, en entamant des pourparlers avec la société allemande. Celle-ci, à la différence des autres sociétés allemandes et en raison de la dispersion de ses sites de production17, ne se fait aucune illusion sur la possibilité 13 AFB, 187 AQ 72, A. Fournier, Courrier à l’ARBED, Schneider et Cie, Paris, le 04 juillet 1919. 14 Marine-Homécourt, Micheville et Pont-à-Mousson. Voir à ce sujet : P. MIOCHE, « La compagnie de la Marine et Homécourt en Lorraine », Annales de l’Est, 5e série, 41e année, n°1, 1989, p. 3-28 et É. BUSSIÈRE, « Stratégies industrielles et structure de management dans la sidérurgie française : le cas de Marine-Homécourt entre les deux guerres », Revue historique, vol. 280, t. 1, 1988. 15 J. BARIÉTY, Op. cit., p 141-142. J. Bariéty écrit notamment, p 142 : « Les ambitions sidérurgiques qui s’expriment dans le Traité de Versailles sont le fait du pouvoir politique français et non la conséquence d’une volonté délibérée de la sidérurgie française, qui n’existe pas ». Cette remarque s’applique effectivement aux entreprises particulièrement bien implantées en Meurthe-et-Moselle, mais non à celles qui comme Schneider ou Commentry-Fourchambault, voire, à un degré moindre, Marine-Homécourt, sont encore particulièrement liées au sort de la métallurgie du Centre de la France. Elle confirme d’ailleurs la rupture perceptible entre les sidérurgistes français lorsque s’est faite jour, en 1915, la nécessité de mener à son terme le projet de constitution d’un nouveau pôle sidérurgique, en Normandie. Pour ce qui concerne directement les établissements Schneider et Cie, les rapports rédigés par Bassal à l’Automne 1914 et en janvier 1915 reprennent exactement les principaux thèmes qui sont abordés dans le Traité de Versailles. AFB, 0F0484, L. Bassal. Note sur la transformation des industries métallurgiques aux établissements Schneider, suite de l’étude du mois de juillet 1914, Hauts Fourneaux et Aciéries ; Schneider et Cie, Le Creusot, le 09 janvier 1915. 16 AFB 01G0002-A, Société des mines et usines de Knutange. Documents ayant servi à la préparation des offres. 17 J. BARIÉTY. Op. cit., p 134.

de conserver son potentiel industriel. En fait, l’inquiétude quant à la préservation de l’ensemble, en une seule entité, est levée, dès le début du mois de mars 1919. Le conseil d’administration de la Gelsenkirchen manifeste son intention d’entamer des négociations pour céder les usines qui ne sont plus soumises à l’influence politique allemande, c’est-à-dire, en dehors de l’usine Deutsch-Oth d’Audun-le-Tiche dont le sort est déjà réglé, les deux établissements d’Esch-sur-Alzette18. En fin de compte, en raison de la distinction entre les établissements liquidés par le gouvernement français et ceux revendus de son plein gré, la reprise des usines de Gelsenkirchen situées sur la rive gauche de Rhin conduit à leur séparation en deux entités : - La Société Minière des Terres Rouges, chargée de reprendre l’exploitation des mines et de l’usine située vers Audun-le-Tiche19. - La Société Métallurgique des Terres Rouges qui exploite les usines luxembourgeoises et rhénanes de la Gelsenkirchen20.

Vue partiel d’un des hauts fourneaux de l’usine d’Audun-le-Tiche (CPA auteur) Le capital social de la Société Minière des Terres Rouges s’élève à 20 millions de francs, répartis en 40 000 actions de 500 francs. La participation initiale de Schneider et Cie se monte à 5 150 000 de francs, représentant 25,8% des parts. Le capital social de la Société Métallurgique des Terres Rouges s’élève à 100 millions de francs répartis en 200 000 actions de 500 francs. La participation initiale de Schneider et Cie se monte à 20 625 000 de francs, représentant 20,6% des parts. C’est une société anonyme dont le siège social se trouve à Luxembourg. Son capital est en totalité entre les mains d’actionnaires luxembourgeois, français et belges. Elle est propriétaire de tous les immeubles situés sur la rive gauche du Rhin et ayant appartenu à la Gelsenkirchen21.

18 C’est-à-dire l’ancienne usine et l’usine Adolf-Emil, cette dernière étant désormais appelée usine de Belval. 19 Parmi ces mines apparaît notamment celle déjà mentionnée de Rothe-Erde-Terres-Rouges dont est issu le nom de la société. 20 AFB 187 AQ 72, Contrat entre la Gelsenkirchen et l’ARBED, Luxembourg, 1919. 21 AFB 187 AQ 71, Rapport de Jules Aubrun à Eugène Schneider, Société Métallurgique des Terres Rouges, sd.

La mise en place des différentes sociétés issues du consortium emmené par Schneider et Wendel laisse une place de choix pour un troisième partenaire d’envergure, prépondérant même, pour mettre en relation des sociétés françaises avec la Gelsenkirchen : l’ARBED. Cette société est implantée essentiellement au Luxembourg. Elle symbolisa, avant-guerre, la vague de concentration que connut la sidérurgie continentale. Elle est le fruit de la fusion, le 30 octobre 1911, de trois entreprises soucieuses de préserver leur indépendance, face à l’immixtion sans cesse grandissante des fonds allemands dans le capital des entreprises luxembourgeoises22. III) La montée en puissance de l’ARBED Au lendemain de la guerre, le capital de l’entreprise est réparti comme suit : 70% de capitaux belges, 15% de capitaux français23 et 15% de capitaux luxembourgeois24. Les dirigeants de l’ARBED insistent d’ailleurs sur ce point et sur le fait que l’entreprise ne possède que peu de liens avec des groupes allemands25. En janvier 1919, Émile Mayrisch, directeur général de l’ARBED, interpelle le maréchal Foch sur l’attitude exemplaire de son entreprise et sur l’incertitude qui pèse quant au devenir de la sidérurgie luxembourgeoise26. Il termine son courrier par les remarques suivantes : « J’estime donc qu’il convient de ne pas négliger les propositions qui peuvent émaner de représentants dûment qualifiés de sociétés allemandes lorsque ceux-ci proposent la cession de leurs affaires à des groupements industriels dont la composition donne tout apaisement. À ce sujet, je tiens à vous faire connaître que, en ma qualité de directeur général des Aciéries Réunies, j’ai été pressenti par les directeurs de la société de Gelsenkirchen pour la cession des établissements et intérêts que cette société possède sur la rive gauche du Rhin. Vous savez, monsieur le Maréchal, qu’un des centres principaux de cette sodiété se trouve dans le Luxembourg où elle possède les usines d’Esch immédiatement voisines de l’usine la plus importante de notre propre société. Il m’est apparu que l’étude des conditions dans lesquels pourraient être repris les intérêts de la société Gelsenkirchen sur la rive gauche du Rhin, offre une importance primordiale pour les intérêts que je représente. Mais, je tiens toutefois à vous déclarer que mon intention formelle, ainsi que celle des groupes luxembourgeois que je représente, est de ne réaliser l’affaire en question qu’atant qu’il sera possible de nous adjoindre avec l’assentiment des Gouvernements de l’Entente, des industriels français et belges producteurs et consommateurs de fontes et aciers ; j’ose espérer, monsieur le Maréchal, que vous voudrez bien comprendre les motifs qui règlent notre ligne de conduite et croire à notre loyalisme et à notre dévouement…27 » La quasi-totalité de l’activité industrielle du Luxembourg est scandée par la sidérurgie. Aussi la survie des grands groupes nés au cours des années qui ont précédé la guerre préoccupe-t-elle au plus haut point les autorités du pays qui craignent de voir le 22 La société anonyme des Aciéries Réunies de Burbach, Eich et Dudelange a été constituée à Dudelange le 30 octobre 1911, par la fusion de la Société des Mines du Luxembourg et des Forges de Sarrebruck (Burbach), de la société des Forges d’Eich (Eich), société en commandite Legallais, Metz et Cie et de la société des Hauts Fourneaux et Forges de Dudelange (Dudelange). 23 Parmi les principaux actionnaires français apparaît la grande famille de sidérurgistes de Gorcy, les Labbé. 24 AFB 01G0819, Note sur la société anonyme des Aciéries Réunies de Burbach, Eich et Dudelange. Décembre 1919. 25 AFB, 187 AQ 72, Copie d’une lettre rédigée par E. Mayrisch, à destination du Maréchal Foch. (date raturée : Paris, le 28 janvier 1919). 26 Il est possible que les liens entre E. Mayrisch et Jean Schlumberger, officier qui fait partie de l’État-Major de Foch, aient pu favoriser la prise de contact entre le sidérurgiste luxembourgeois et Foch. Sur ce point, voir J. BARIÉTY, Op. cit., p. 169 et J. SCHLUMBERGER, Rencontres, Paris, Gallimard, 1968. p 80 à 83. 27 AFB, 187 AQ 72, E. MAYRISCH, Lettre à monsieur le maréchal Foch, Contrôle des régions du Rhin, à Luxembourg, Paris, le 28 janvier 1919 (date rayée). Cette date correspond à la convocation par Ernest Mercier, à l’instigation de Louis Loucheur, des membres des forges sinistrées, en vue d’évoquer le sort des sites industriels allemands susceptibles de passer sous giron français. Cf. au sujet de cette réunion Ch. BARTHEL, « Les marchés de l’acier… op. cit., » p. 87-88.

rattrapage économique opéré depuis une cinquantaine d’années brisé par les conséquences de la défaite allemande28. Mayrisch s’inquiète notamment des conditions de fonctionnement des établissements métallurgiques à capitaux allemands. Ses doléances constituent, sans doute, une première esquisse pour apporter une réponse politique à une question économique, prélude à l’intervention de Schneider et Cie dans la reprise des intérêts de la Gelsenkirchen. Insistant sur l’origine essentiellement française et belge des principaux actionnaires de l’ARBED, Mayrisch met en avant l’état particulier des établissements allemands de la rive gauche qui échappe aux mesures de mise sous séquestre ou de contrôle prise par la France, en Lorraine désannexée. Il dénonce notamment les risques que soulève la gestion, désormais désintéressée, de ces établissements, par un personnel allemand démotivé, en raison de la précarité de sa situation. Il signale aussi la menace que fait peser cette situation sur les usines de Lorraine placées sous séquestre, en raison des liens et de la complémentarité qu’elles ont fait ressortir avec ces établissements allemands. Son objectif est donc de faire comprendre au maréchal Foch que les sociétés allemandes qui détiennent des actifs dans des territoires sortis de l’emprise politique et économique allemande cherchent à s’en défaire et qu’il faut préserver au mieux les intérêts des vainqueurs. Après avoir évoqué le sort assez confus de l’usine luxembourgeoise de Differdange (HADIR)29, il conclut que les différentes usines de l’ARBED font ressortir une complémentarité remarquable avec celles du consortium emmené par Schneider et Wendel, ne serait-ce que par leur proximité géographique. Elles souffrent aussi d’un mal que ne connaissent pas les établissements qui entrent dans le giron du groupe Schneider. En effet, les réserves de minerai de fer encore présentes au Luxembourg interdisent la poursuite de l’exploitation minière, au-delà des années 194030. Aussi est-ce tout naturellement que l’entreprise luxembourgeoise se retrouve impliquée dans le reprise des biens de la Gelsenkirchen, situés sur la rive gauche du Rhin. C’est d’ailleurs, à l’origine, vers l’ARBED que se tournent les administrateurs de la Gelsenkirchen lorsqu’ils émettent le voeu de céder une partie de leurs actifs avant que la société luxembourgeoise ne se rapprochent de plusieurs sociétés françaises et belges31. D’une part, l’ARBED, en sa qualité de société luxembourgeoise, se propose d’acheter à la Gelsenkirchen l’ensemble de ses biens situés au Luxembourg et en Allemagne, sur la rive gauche du Rhin. D’autre part, le Groupe Schneider s’engage à obtenir l’adjudication de la partie des biens de la Gelsenkirchen située en France et en Lorraine désannexée, à la suite de leur liquidation par le Commissariat Général d’Alsace-Lorraine32. En raison de la conjonction des intérêts, l’alliance entre les deux ensembles est scellée par une prise de participation des établissements Schneider et Cie dans le capital de l’ARBED qui s’élève, en 1921, à 10 700 parts représentant 10,7% du total.

28 D. BARJOT, A. BELTRAN, M. HAU, I. LESCENT, M. MERGER, S. PASLEAU et G. VANTHEMSCHE, Industrialisation et sociétés en Europe occidentale du début des années 1880 à la fin des années 1960, Paris, SEDES-CNED, 1997. p. 148. 29 Dans ce cas, la confusion dépasse le cadre de la reprise de l’HADIR, car les propos pessimistes de Mayrisch autour du sort de cette entreprise ne semblent pas être confirmés. M. LÉVY-LEBOYER (dir.), Histoire de la France industrielle, Paris, Larousse, 1997, p. 324. Le sort de l’HADIR présente des similitudes avec celui de l’ARBED puisqu’elle fait ressortir un rapprochement de Marine-Homécourt et de l’entreprise sidérurgique belge Ougrée-Marihaye. E. BUSSIÈRE, La France, la Belgique et l’organisation économique de l’Europe, Paris, Comité pour l’histoire économique de la France, 1992, p 75. Cf. aussi Ch. BARTHEL, Bras de fer, Op. cit., p. 77 à 131. 30 L. CAYEUX, Le minerai de fer de Lorraine, Paris, Imprimerie nationale, 1919, p. 27 et J. LEVAINVILLE, L’industrie du fer en France, Paris, A. Colin, 1932 (2e ed.), p. 175. 31 AFB, 187 AQ 72-5, J. Divary, Étude sur les biens de la société de « Gelsenkirchen » situés sur la rive gauche du Rhin, le 03 juin 1919. 32 AFB, 187 AQ 72, A. Fournier, Courrier à la société des Aciéries Réunies de Burbach-Eich-Dudelange, Schneider et Cie, Paris, le 04 juillet 1919.

Malgré les conditions de production assez satisfaisantes qu’offrent les différentes usines qui intègrent, à des degrés divers, le groupe Schneider, les difficultés de tous ordres se multiplient. Les premières années de reprise se soldent par de graves mécomptes financiers. Le retournement de la conjoncture provoque déjà d’importantes désillusions parmi les repreneurs. Achetées pendant l’euphorie qui a suivi la conclusion de la guerre, malgré des investissements considérables à prévoir, les usines mosellanes se trouvent rapidement plongées dans un marasme où se manifestent conjointement les difficultés d’approvisionnement en combustible et d’écoulement de la production. La France n’a pas réussi à être la grande puissance sidérurgique qu’elle souhaitait devenir. L’intégration de la Lorraine sidérurgique se révèle très ardue. À l’inverse, les sidérurgistes allemands ont profité de ce laps de temps pour réorienter leur activité et se passer de la minette lorraine, grâce aux ferrailles et aux minerais de fer suédois. Les entreprises françaises doivent supporter à la fois le coût de l’acquisition des établissements mosellans et celui de leur restructuration. En outre, la production reste souvent inférieure de moitié aux années de référence d’avant-guerre, sans qu’il soit possible de comprimer les coûts fixes inhérents au fonctionnement des travaux miniers et des usines sidérurgiques. Afin de surmonter les difficultés commerciales des sociétés nées au lendemain de la guerre, tout en profitant des liens très forts qui existent entre l’ARBED, d’une part et la Société Minière des Terres Rouges, la Société Métallurgique des Terres Rouges, d’autre part, les trois entreprises se rapprochent pour prendre des participations dans des entreprises de transformation. Devant la complémentarité qu’offre l’ensemble, il est désormais envisageable d’associer les destinées des différentes usines, en évitant les risques de redondances commerciales.

Vue d’une des usines sidérurgiques d’Esch-sur-Alzette (Luxembourg), au début des années 1930 (CPA auteur)

Poussant davantage leur entente, les trois entreprises fondent un système de bureaux de vente en commun. Mais cette orientation semble davantage profiter à l’ARBED, sortie de la guerre avec des usines en état de reprendre rapidement du service, qu’aux deux Terres Rouges dont la marche reste chaotique33. En 1926, le groupe Schneider, plutôt que de conserver le

33 A. SOMME, La Lorraine métallurgique, Paris, Berger-Levrault, 1930. p 69.

contrôle d’entreprises qui constituent de véritables boulets financiers, décide d’aller au terme du renforcement des liens avec l’ARBED, en faisant fusionner les deux sociétés des Terres Rouges, par la voie d’échanges d’actions, à raison de quatre actions Terres Rouges contre une action de l’ARBED, ce qui permet à Schneider et Cie de conserver le contrôle de 11% du capital d’une ARBED devenue monumentale, presque sans équivalent en Europe, en dehors de la Ruhr34. Dans le même temps, Schneider et Cie renforcent leur contrôle sur la SMK. La reprise des participations de divers entreprises permet, en fin de compte, d’en détenir la majorité, à partir d’octobre 192935. Conclusion De toutes ces constatations découle un sentiment que le groupe Schneider, partenaire actif de la politique économique de la IIIe république pendant et au lendemain de la Première Guerre mondiale n’est, à la fin des années 1920, que partiellement parvenu à redevenir un acteur majeur de la sidérurgie européenne. Sa participation au processus de concentration qui se dessine montre ses limites en raison de la dispersion des investissements. Les activités sidérurgiques de Schneider et Cie, avec une présence importante dans la Société Métallurgique de Normandie, dans la Société Métallurgique de Knutange et, à un degré moindre dans le groupe ARBED-Terres-Rouges font ressortir, après 1926, année de la création de l’Entente Internationale de l’Acier qui regroupe les principaux sidérurgistes en Europe36, un glissement du programme politique et industriel de l’entreprise vers une nébuleuse de participations financières, n’offrant qu’une complémentarité très partielle avec les sites historiques des établissements Schneider et Cie. Mais il convient de ne pas négliger le fait que toutes ses entreprises nécessitent d’importants investissements. Schneider et Cie espèrent en profiter pour soutenir leur activité dans les grandes équipements industriels, les constructions mécaniques. Ces branches sont en effet vitales car indispensables à la reconversion du Creusot, souhaitée par Eugène II au lendemain du conflit. Les albums promotionnels de Schneider, par le nombre de chantiers mis en avant impliquant des entreprises dont ils sont actionnaires, attestent de l’importance prise par cette orientation qui n’est pas nouvelle, puisque ses traces se retrouvent dès les années 1870. Eugène II est donc parvenu à reprendre pied dans la sidérurgie de base. Pour autant, à l’instar des turpitudes que connaît l’ensemble de la sidérurgie française, ses établissements souffrent toujours de la comparaison avec ceux de l’industrie allemande. Alors qu’il a dû, en 1926, accepter de réduire fortement sa présence en Lorraine ou, tout au moins, la recentrer, il lui faut constater que les objectifs précisés pendant et au lendemain de la guerre n’ont pas été réalisés.

34 C’est une forme de désengagement de la sidérurgie lorraine puisqu’elle s’ajoute à celle, contemporaine, de Joeuf. 35 AFB, 187 AQ 65, Société métallurgique de Knutange. Progression chronologique de notre participation. Lors de la formation de la société, le 10 novembre 1919, la part de Schneider et Cie se montait à 15 000 actions d’une valeur nominal de 500 francs sur un total de 150 000 actions. Très rapidement, l’entreprise acquiert la part de Senelle-Maubeuge qui s’élève à 28 500 actions puis, en mars 1920, celle des Aciéries de St-Etienne (2 500 actions) et de Wendel (470 actions). En octobre 1929, Schneider et Cie se portent acquéreurs des titres de Châtillon-Commentry, de Commentry-Fourchambault, des Mines de Blanzy et de la Compagnie des Batignolles, ce qui leur permet de détenir, au total, 75 070 actions. 36 Au terme de la création, la France se voit attribuer 31,89% de cette production. É. BUSSIÈRE, P. GRISET, C. BOUNEAU et J-P. WILLIOT, Industrialisation et société en Europe occidentale, 1880-1970, Paris, A. Colin, 1998, p 59.