Étude du rythme dans l’œuvre d’anne perrier
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U N I V E R S I T E L I B R E D E B R U X E L L E S F A C U L T E D E P H I L O S O P H I E E T L E T T R E S
Étude du rythme dans l’œuvre d’Anne Perrier Vers une poésie de l’« haptique »
Delvigne, Gillian Mémoire présenté sous la direction de Madeleine, FREDERIC en vue de l’obtention du titre de master en Langues et littératures françaises et romanes.
À Jean Giot pour sa sensible, son infinie sollicitude sans laquelle
ma rencontre avec l’œuvre d’Anne Perrier eut été impossible. À
Madeleine Frédéric pour ses précieux conseils, sa direction
bienveillante et son aimable compréhension. À David Noiret pour
son aide amicale et ses implications diverses. À mes parents, en
témoignage de ma profonde affection.
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INTRODUCTION
Le poète se consacre et se consume à définir et à construire un langage dans le langage.
Paul Valéry
Dès la fin du XVIIIe siècle, lorsque la systématicité de la poésie fut peu à
peu remise en cause et que celle-ci s’est vue délestée des contraintes métriques et
rimiques qui pesaient sur elle auparavant, la césure entre prose et poésie devint
fort difficile à situer. Un flottement de genre inédit, escamoté autrefois derrière
l’amalgame entre art poétique et régularité formelle, voyait alors le jour et donnait
naissance à des concepts tels que prose poétique puis poème en prose. Le refus de
l’organicité classique, très prégnant à la fin du XIXe siècle, et la « liberté
d’expression » qui semblait en découler jetaient les bases de l’abondante expéri-
mentation poétique à l’œuvre tout au long du XXe. Ces velléités expérimentales
modernes, qu’elles soient phonétiques, syntaxiques, sémantiques ou graphiques,
trouvent encore des échos en poésie contemporaine.1
Mais dans le contexte sans cesse mouvant et sibyllin que constitue la con-
temporanéité poétique, une seule certitude demeure : la poésie d’aujourd’hui ne
peut plus être appréhendée selon les assertions de la contrainte qui prévalaient
hier, en raison du fait que celles-ci ne constituent plus un bagage théorique adé-
quat face à la nature renouvelée du sujet d’étude. Une telle constatation n’affirme
pas d’emblée l’obsolescence de concepts traditionnels tels que le vers, le mètre, la
rime ou toute autre figure2 poétique que les poètes contemporains auraient préten-
dument inhumés dans la fosse commune, mais souligne que ceux-ci usent
désormais de ces ressources formelles à leur guise et quand bon leur semble.
1 Nous reviendrons sur la problématique que pose l’appellation « poésie contemporaine » dans un propos liminaire au premier chapitre. 2 « Tout rythme imprimé au discours constitue une figure. » Henri Suhamy, Les figures de style, Paris, PUF, 1981, p. 70.
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La poéticité peut apparaitre dans des textes non métriques, c'est-à-dire, caractérisés par des principes d'équivalences sans qu'aucun de ces principes ne soient codés, quoique relevant de faits structuraux potentiellement possibles dans la langue.3 Le vent de liberté qui a soufflé sur la poésie au début de ce siècle, en lui redonnant un goût d’aventure qu’elle avait en partie perdu, l’a du même coup précipitée dans une situation qui comporte d’autres pièges, d’autres dangers que ceux qu’avaient balisés la prosodie classique. À chacun d’y faire face à sa manière.4
Dès lors, vouloir étudier la poésie en son expression la plus actuelle, c’est
nécessairement tenter de recourir à une nouvelle forme d’herméneutique qui
tienne tout à fait compte des bouleversements paradigmatiques que nous venons
d’évoquer très brièvement ci-dessus et qui s’inscrivent désormais dans l’histoire
de la poésie.
À ce titre, un élément tel que le rythme pourrait, c’est du moins ce que nous
pensons à l’instar de nombreux intellectuels5, se montrer extrêmement fécond s’il
était envisagé comme point de départ de cette herméneutique nouvelle. Cepen-
dant, l'analyse d'une notion aussi répandue et équivoque que le rythme impose
d'emblée une délimitation théorique étroite. Le moindre regard rétrospectif sur la
tradition met en exergue à quel point ce « phénomène » est difficile à concevoir.
Depuis l'Antiquité, le concept de rythme a subi d'innombrables remaniements et
ne cesse, encore aujourd'hui, de voir ses acceptions se multiplier, suscitant bien
souvent moult confusions. En outre, dans les diverses études que nous avons con-
sultées pour élaborer la nôtre, la notion ne s'appréhende sans un intérêt démesuré
pour son historicité. Or, s’il s’avère nécessaire, un tel crochet par l'histoire du
rythme excède de loin les aspects linguistiques – les faits de langue disait Saus-
sure – qui à eux seuls peuvent mettre au jour la façon dont le rythme entre en jeu
en poésie contemporaine. Pour notre part, nous sommes intimement convaincu
3 Jean-Louis Aroui « L'interface forme-sens en poétique (post-)jakobsonienne » in Langue française, n° 110, « Linguistique et poétique : après Jakobson », sous la direction de Nicolas Ruwet, Jean-Michel Gouvard et Marc Dominicy, mai 1996, pp. 9-10. 4 Anne Perrier « Mise en voix » in Arts poétiques, préface de Florian Rodari, ouvrage collectif (Anne Perrier, Pierre Chappuis, Pierre-Alain Tâche, Pierre Voélin, Frédéric Wandelère), Chêne-Bourg, La Dogana, 1996, p. 13. 5 Nous faisons notamment référence aux recherches d’Henri Meschonnic, Lucie Bourassa et Daniel Guillaume.
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que le meilleur moyen de définir le rythme serait de l'envisager d’abord et avant
tout en langue selon ses propriétés formelles et signifiantes ; il conviendra donc
d’adopter un point de vue strictement immanent au langage. Cette démarche a
l'avantage d'éviter d'emblée une longue série d'écueils que l'on verrait se dresser
en raison de la largesse du champ sémantique de la notion de rythme. Ainsi, s'il
est évident que la présente réflexion vient en quelque sorte « étayer » la littérature
consacrée à la thématique du rythme, nos références et nos intertextualités s’en
tiendront à des linéaments et ne cibleront que les constituants discursifs. Et se
consacrer au rythme uniquement en tant que composante langagière n'en est pas
pour autant chose aisée puisque la connaissance sur le langage est depuis toujours
pétrie de perplexités, d'une part parce qu'elle revêt, « comme toute autre connais-
sance, une nature historique »6 et régionale, et d'autre part parce que le langage
est en soi un organon d'une incroyable complexité. C’est donc avec humilité seu-
lement que nous « pos[ons] le pied sur le terrain de la langue »7.
Les objectifs de cette étude seront évidemment multiples. Nous partirons
d’abord de l’ambiguïté apparente à laquelle est soumise l’appellation « poésie
contemporaine » et tâcherons, en dépit de l’ardeur de la tâche, d’en proposer une
délimitation claire, édifiée essentiellement autour de la notion de rythme. Ensuite,
nous définirons la portée linguistique du rythme en établissant ses marques au
sein du langage poétique tout en montrant en quoi il se distingue de la métrique.
Notre cadre théorique consistera en une adaptation de modèles déjà établis et
principalement celui mis au point et promu par Henri Meschonnic. Ainsi, à défaut
de pouvoir dégager des éléments positivables, c'est-à-dire une sorte de « schéma
pré-existant aux œuvres »8, il nous importera d'énoncer pour quelles raisons le
rythme doit être perçu comme l’« articulation jamais assurée d'une spécificité
6 Gérard Dessons & Henri Meschonnic, Traité du rythme des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998, p. 10. 7 Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, texte établi et édité par Simon Bouquet et Rudolf Engler, Paris, Gallimard, 2002, p. 220. 8 Lucie Bourassa, Rythme et sens : des processus rythmiques en poésie contemporaine, Baixas, Balzac, 1993, p. 22.
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subjective »9 ou comme « manifestation de l'oralité, de la temporalité et de
l'historicité d'un sujet à travers l'organisation originale de marques à tous les
niveaux du discours »10 soit, de manière très générale, comme « configuration du
sujet dans son discours »11. Le rythme, en tant que configuration du discours,
participe pleinement de son sens ; de l’étude du rythme sourd inévitablement la
signification d’une œuvre. Cette hypothèse sera étudiée à travers le concept de
« signifiance », terme que nous avons retrouvé à la fois chez Michael Riffaterre et
Henri Meschonnic. Quant à cette signifiance, nous verrons en quoi elle participe
de la cohérence textuelle et intertextuelle, en quoi elle est affaire de constantes.
Envisagé de cette façon, le rythme forme un « point de capiton »12 qui
articule dans une dialectique le paradoxe fondamental du poème. Ce dernier se
présente comme un cadre, un système de significations qui vaut pour et par lui-
même ; c’est son caractère « autotélique (c’est-à-dire interne au système du texte
et mettant en avant la matérialité du signe) »13 (cf. Jakobson), ce que Riffaterre
appelait de son côté la sémiosis14 du poème. Mais, il n’est pas pour autant pur
signifiant ni pure métatextualité sans rapport aucun avec la mimésis : « un poème
n’est pas seulement un objet verbal offert à la jouissance esthétique ou à l’analyse,
il est aussi une proposition du monde – une proposition quant à une modalité
possible de son habitation. »15 Et du reste, « ne sont réussis que les poèmes qui
sans cesse nous distraient d’eux-mêmes. »16 La finalité de nos considérations sur
le rythme sera dès lors de mettre en exergue le contrepoint que celui-ci constitue
et selon lequel la voix propre au poète sort de son cadre initial pour entrer en
résonnance avec d’autres voix du monde.
9 Daniel Guillaume, Les Figures de la voix : une étude du rythme chez André du Bouchet et Jacques Réda, Lille, ANRT, 1998, p. 5. 10 Lucie Bourassa, Op. cit., p. 22. 11 Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 71. 12 Jacques Lacan, Les psychoses (S III), 1955-1956, Paris, Seuil, 1981, p. 303. Lacan décrit le « point de capiton » comme un point d’ancrage entre le signifiant et le signifié qui structure le sujet. Le rythme comme point de capiton serait la façon dont un sujet est « capitonné » dans son discours. 13 Jean-Michel Adam, Pour lire le poème, Bruxelles, De Boeck-Duculot, 1992, p. 74. 14 Michael Riffaterre, Sémiotique de la poésie, Trad. J.-J. Thomas, Paris, Seuil, 1983, p. 15. 15 Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 135. 16 Renaud Camus, Esthétique de la solitude, Paris, P.o.l, 1990, p. 274.
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Être à l’écoute d’une voix singulière, c’est découvrir en œuvre le rythme
qu’elle profère. Ainsi, par un incessant va-et-vient entre l’œuvre, qui toujours fait
éprouver sa résistance, et l’apparat théorique, nous pourrons peut-être plus globa-
lement prétendre à une compréhension de ce qui fait la spécificité de la poésie
contemporaine. Car si celle-ci se définit non plus selon un système qui la trans-
cende mais davantage selon le rythme du poème et si le rythme du poème est lui-
même envisagé en tant que subjectivisation « jamais assurée » au sein de l’œuvre,
il en résulte qu’aucun carcan théorique ne peut être postulé a priori et ce, même si
le rythme se fonde en langue sur des éléments linguistiquement partagés (syllabe,
phonème, accentuation, syntaxe, ponctuation, etc.). Définir la poésie contempo-
raine par l’entremise du rythme c’est donc aussi mettre en exergue son absence
d’homogénéité : aujourd’hui, la seule unité de la poésie s’exprime par celle de ne
pas en avoir et de l’exprimer par le biais du rythme. Le rythme, chaque fois inédit,
devient le seul élément récurrent dans le morcellement et la diffusion poétiques
actuels.
Les formules poétiques ne sont plus aussi facilement transposables d’un auteur à un autre. En fait, chaque poète crée son propre modèle de subversion de la langue et les modalités opératoires varient d’une œuvre à l’autre, même si les principes sous-jacents demeurent essentiellement les mêmes. Cela aboutit à une disposition de la poésie française contemporaine qui va bien au-delà de la simple problématique de l’individualisme poétique, car reconnaître le caractère particulier d’un texte n’empêche pas que l’on puisse le rattacher à un mouvement plus vaste défini par une doctrine unitaire, même s’il s’agit là d’une retombée des tendances classificatoires de l’histoire littéraire. Aujourd’hui, la solitude écriturielle est un préalable nécessaire à la confrontation directe du poète avec la langue ; l’idiolection est une donnée fonctionnelle de l’entreprise poétique qui ne peut s’affirmer que dans le vertige de l’isolement.17
Notre seule entrée en matière se fera donc au travers des œuvres d’Anne
Perrier18 dont l’incompréhensible éviction des anthologies de poésie contempo-
raine (à l’exception de 20 poètes pour l’an 200019) et des recherches académiques
17 Jean-Jacques Thomas, La langue, la poésie. Essai sur la poésie française contemporaine, Lille, PUL, 1989, p. 8. 18 Anne Perrier, La Voie nomade & autres poèmes : œuvres complètes 1952-2007, préface de Gé-rard Bocholier, Chauvigny, L'Escampette, 2008, 221 p. 19 Guy Goffette, 20 poètes pour l’an 2000, Paris, Gallimard, 1999.
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nous semblait à compenser à notre façon. À l’instar de la discrétion de son auteur,
l’œuvre d’Anne Perrier, dont les premiers jalons pourtant furent posés dès 1952
avec Selon la nuit, végète encore hors des sentiers battus de l’exégèse. En effet, à
ce jour, la poétesse suisse n’a fait l’objet que d’une seule étude approfondie :
Anne Perrier (2004), proposée par Jeanne-Marie Baude dans la collection
« Poètes d’aujourd’hui » aux éditions Seghers. Celle-ci reprend et étoffe large-
ment ce qui était déjà paru sous d’autres formes ; une petite quantité d’articles
introduits dans divers périodiques tels que La Nouvelle Revue Française, La Re-
vue de Belles-Lettres, Écriture, etc., et deux préfaces de recueil, l’une de Gérard
Bocholier et l’autre de Philippe Jacottet. Marie-Claire Bancquart lui consacre éga-
lement un bref paragraphe et une courte notice dans sa Poésie de langue française
1945-196020. Quoi qu’il en soit, aucune de ces études ne se livre à une analyse
« formelle » à proprement parler, pas plus qu’à une étude rythmique, laquelle
nous nous sommes proposé d’inaugurer.
S’il convient d’inclure dans cette introduction quelque détail biographique
pour présenter Anne Perrier, une esquisse seulement sera suggérée tant « la cri-
tique biographique a peu de prise sur [son] œuvre, qui s’abstrait du circonstanciel.
Le poète évite dans ses textes les allusions, même lointaines, à son enfance, à son
éducation, à son mariage, à la naissance de ses deux enfants, et même à sa conver-
sion au catholicisme. »21
Anne Perrier nait à Lausanne le 16 juin 1922 d’une mère alsacienne et d’un
père vaudois. La fibre paternelle l’incline très tôt vers la musique qu’elle aime,
qu’elle pratique au Conservatoire et qu’elle envisage même d’embrasser à titre
professionnel. Mais c’était sans compter sur l’écriture qui la happe à l’adolescence
sur les bancs de l’école et dont elle ne se départira jamais. Elle écrit avec achar-
nement dans un secret presque trop bien gardé des poèmes dans la mouvance des
voix qu’elle admire (Baudelaire, Verlaine, Eluard, Aragon, etc.). Dès 1943, ses
poèmes sont publiés dans la revue Lettres de Genève. En 1947, elle trouve époux
en la personne de Jean Hutter, un ancien étudiant en Lettres devenu éditeur aux
20 Marie-Claire Bancquart (dir.), Poésie de langue française 1945-1960, Paris, PUF, 1995. 21 Jeanne-Marie Baude, Anne Perrier, Paris, Seghers (coll. « Poètes d'aujourd'hui »), 2004, p. 12.
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Éditions de La Baconnière puis chez Payot dont il assurera plus tard la direction.
Entre 1952 et 1999, elle confectionne treize recueils dont la plupart seront publiés
sous la bienveillance de son mari : Selon La Nuit (1952), Pour Un Vitrail (1955),
Le Voyage (1958), Le Petit Pré (1960), Le Temps est mort (1967), Lettres perdues
(1970), Feu les oiseaux (1975), Le Livre d’Ophélie (1979), La Voie nomade
(1986), Les Noms de l’arbre (1989), Le Joueur de flûte (1994), De Part et
d’autre, L’Unique Jardin (1999). Si Anne Perrier affirme son attachement pour
son pays natal et ses origines vaudoises, elle distingue en ses voyages une source
d’inspiration manifeste. « La Grèce, et particulièrement la Crète, leur histoire, leur
végétation ont marqué [son] écriture. Et aussi l’Afrique du Nord et les abords du
désert »22, qui l’incitent à emprunter la voie nomade. En 1971, elle reçoit le prix
Eugène Rambert (qui distingue les auteurs suisses d’expression française) pour
Lettres perdues et le 28 mars 2000, « le Grand Prix de littérature française hors de
France de l’Académie Royale de Belgique qui marque la reconnaissance de
l’ensemble de son œuvre dans les lettres francophones. » 23 Aujourd’hui à
l’automne de sa vie, c’est à Lausanne qu’Anne Perrier demeure encore dans sa
quiétude ordinaire.
22 Mathilde Vischer, « Entretien avec Anne Perrier », Le Cultur@ctif Suisse, Février 2001, http://www.culturactif.ch/index.html, consulté le 7 mars 2011. 23 Ibid.
11
I. DU RYTHME EN POESIE CONTEMPORAINE
La phrase jaillit du rythme, la flamme du feu, la mélodie de la parole.
Paul Claudel
A. PROPOS LIMINAIRE SUR LA « POESIE CONTEMPORAINE »
Que peut-on entendre précisément par « poésie contemporaine » ? Toute
tentative de réponse à cette question semble relever a priori soit d’une dé-
marche aporistique soit de l’absurdité. Si l’on s’en tient d’abord aux aspects
historiques de la question, la poésie contemporaine par sa dénomination même
exprime un paradoxe que le cours du temps ne manquera pas d’exacerber :
d’une part, elle désigne et désignera toujours la poésie en train de se faire au
moment le plus présent de l’aventure humaine, mais étant d’autre part le résul-
tat d’une périodisation arbitraire, elle est inévitablement vouée à une totale
fixité dans l’histoire littéraire. Tendance polysémique contre laquelle il serait
vain de regimber mais qui n’est cependant pas sans conséquences épistémolo-
giques puisque les ouvrages qui traitent de la poésie dite « contemporaine » le
font selon l’une ou l’autre de ces acceptions ou selon un amalgame des deux.
Par ailleurs, l’effet de périodisation qui vise à concevoir la poésie contempo-
raine selon une hypothétique origine et une fin présumée pose également la
question de la pertinence des balises temporelles.
Dans ses Recherches sur la poésie contemporaine (1896), Raoul Ro-
sières dénonce le manque de scientificité de Ferdinand Brunetière lorsque
celui-ci place le seuil de la poésie contemporaine au « milieu du XVIIIe
siècle »24 et l’incite à envisager davantage les poètes du Moyen Âge afin de
mieux appréhender l’origine de celle-ci. Or, ce que Rosières regroupe dans
24 Raoul Rosières, Recherches sur la poésie contemporaine (1896), Whitefish, Kessinger Publishing, p. 18.
12
son ouvrage sous l’appellation « poésie contemporaine » n’est autre que la
poésie lyrique (romantique) du XIXe siècle. Hasards de l’Histoire, à l’instant
même où Rosières est en passe de clôturer ses Recherches, Mallarmé entame
une Crise de vers sans précédent que d’aucuns25 semblent considérer au-
jourd’hui comme le premier témoignage d’une contemporanéité poétique
naissante.
Quant à la définition que propose Jean-Claude Pinson dans son essai
Habiter en poète, elle articule, en dépit de ses avantages, les « imperfections »
théoriques sus-citées :
La notion de « contemporaine » est évidemment ambiguë. Je l’emploie d’abord dans son sens le plus obvie : la poésie contemporaine est celle qui s’écrit aujourd’hui, en cette fin du XXe siècle. Sans trop d’égard pour les périodisations (toujours aléatoires) auxquelles recourent les historiens de la littérature, j’appelle « contemporain », en un sens très large, ce qui vient après cette modernité poétique qu’Hugo Friedrich fait commencer avec Baudelaire et analyse jusque chez Saint-John Perse. On pourrait ainsi faire débuter le contemporain après 1945, lorsque commence à s’effacer ce que Friedrich appelle la « dictature de l’imaginaire » des surréalistes. Pour ma part, je l’envisage surtout en tant qu’il regarde vers ce qu’on pourrait nommer « l’extrême contemporain ». L’expression, due à Michel Chaillou, apparaît en 1986 à l’occasion d’un colloque intitulé précisément « L’extrême contemporain » (Voir Po&sie n° 41, Berlin, 1987).
À l’instar de Jean-Claude Pinson, de nombreux intellectuels tendent ar-
bitrairement à poser les bases de la poésie contemporaine sur les ruines de la
Seconde Guerre mondiale. Sans vouloir minimiser ou remettre en cause la
portée d’un tel événement traumatique et ses très vastes conséquences sur la
littérature, une telle périodisation selon laquelle l’histoire littéraire se calque
sur la Grande Histoire nous paraît quelque peu impertinente. En effet, si l’on
observe les faits poétiques de manière intrinsèque, l’on constate très vite
l’inanité des classifications qui opposent poésie classique, poésie moderne et
poésie contemporaine mais l’on perçoit davantage la disjonction cruciale entre
deux systèmes de valeurs : le passage d’un système transcendant (la métrique)
à un système immanent (le rythme). 25 C’est notamment le cas de Lucie Bourassa dans Rythme et sens. Des processus rythmiques en poésie contemporaine.
13
À ce titre, la notion foucaldienne d’« épistémè »26, en ce qu’elle insiste
sur la discontinuité et en ce qu’elle est plus complète que la notion de « para-
digme » de Kuhn, s’avère de fort bon aloi pour envisager cette mutation du
champ poétique. Nous reprenons ici l’épistémè avec son acception courante,
soit comme un « réseau anonyme de contraintes à partir duquel s’élaborent les
différentes figures épistémologiques propres à chaque époque du
voir. »27 Cependant nous en limitons immédiatement la portée à la sphère
poétique qui seule nous préoccupe. Nous le faisons d’ailleurs plus volontiers
en sachant que
Foucault assigne le plus souvent à des œuvres littéraires […] cette fonction d’ouverture, de renouvellement du pensable : la littérature remplit clairement pour lui une fonction de délégitimation des savoirs institués ; elle opère, depuis la marge de ses savoirs, une mise en rapport avec d’autres « lieux » de pensée, d’autres espaces à parcourir, d’autres langages à articuler.28
Il ne s’agit pas ici de recenser les événements originels qui ont favorisé
l’émergence d’une nouvelle épistémè poétique mais bien d’en poser le seuil et
d’en jauger les conséquences.
La fin du XIXe siècle, avec son lot de textes qui instiguent un « renou-
vellement du pensable »29, voit naître une « discontinuité » dans le monde
poétique qui affecte à la fois l’expression (l’émergence du poème en prose et
surtout la pratique inédite du vers-librisme qui repose sur des procédés accen-
tuels selon lesquels le « rythme du poème » s’accorde au « rythme du
sujet »30) et le contenu (« une interrogation majeure sur la présence du sujet,
sur son inscription dans le poème »31 qui contribue à l’expression d’une « ly-
rique » fondée sur le rythme). Les deux versants du poème se dotent donc au
26 Pour une définition précise de ce concept, s’en référer à Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, p. 13. 27 Philippe Sabot, Lire « Les mots et les choses » de Michel Foucault, Paris, PUF, 2006, p. 207. 28 Ibid., p. 26. 29 Nous pensons bien sûr à la Crise de vers mallarméenne mais également aux textes de Marie Krysinska (Symphonie en gris), Gustave Kahn (Les Palais nomades), Francis Vielé-Griffin (Joies), etc. 30 Gérard Dessons, Introduction à l’analyse du poème, Paris, Bordas, 1991, p. 99. 31 Ibid., pp. 22-23.
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même instant de préoccupations rythmiques qui s’opposent ouvertement à la
métrique et à l’idéologie « classique ». C’est la raison pour laquelle nous au-
rions tendance à situer la fracture épistémique en ce lieu et même à y entrevoir
l’avènement de la poésie contemporaine. Nous regroupons ainsi sous une
seule et même entité conceptuelle le moderne et le contemporain : pour deux
classifications littéraires différentes, une seule et même épistémè.
B. LES CONSTITUANTS DU RYTHME EN LANGUE FRANÇAISE
Dans le cadre de cette étude, il serait tout à fait impensable d'interroger
l'histoire et de se pencher plus avant sur les nombreuses définitions du rythme
qu'elle a fait naître ; d'autres l'ont d'ailleurs accompli avant nous et de fort
bonne façon32. Nous tâcherons plutôt de proposer ici une définition anthropo-
logiquement plus « contemporaine » se démarquant de ce qu'il convient
d'appeler la définition traditionnelle, qui pourrait s'articuler comme suit : le
rythme est une « tension binaire » entre « un retour à intervalles égaux d'un
élément constant qui sert de point de repère » et un déplacement (ou une dis-
sociation) qui provoque la surprise et « tend vers le déséquilibre ». Soit à la
fois « la cadence et la rupture de la cadence. »33
L’on considère depuis les travaux de Benveniste que le rythme est une
« forme du mouvement »34, une structuration du discours qui est loin de se ré-
duire à une « tension binaire », une alternance entre le continu et le discontinu,
entre présence et absence :
Caractérisé comme disposition, « configurations particulières du mouvant »35 ou « arrangement caractéristique des parties d’un tout » (ibid., p. 330), « forme du mouvement » (ibid., p. 334), le rythme a quitté une
32 Sur ce point, s’en référer à Gérard Dessons & Henri Meschonnic, Op. cit., pp. 11-32. 33 Ibid., p. 51. 34 Emile Benveniste, « La notion de “rythme” dans son expression linguistique » in Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 334. 35 Ibid., pp. 327-335.
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définition figée qui le maintenait dans le signe et dans le primat de la langue. Il peut entrer dans le discours.36
Considérer le rythme comme forme du discours ne permet certainement
pas de le déduire comme « structure fixe » qui cloisonnerait immédiatement sa
mouvance singulière telle que nous l’avons posée en introduction. Ce fait
force à distinguer rigoureusement le rythme de la métrique, laquelle peut loi-
siblement être intégrée comme un rythme imposé au rythme, un rythme,
facultatif, dans le rythme :
Pour Cornulier, le mètre ne s'oppose pas au rythme comme le même à l'autre, l'ordre au désordre, mais il représente une espèce particulière de rythme, qui n'est pas une condition de tout rythme et n'exclut pas en soi la présence d'autres formes de découpage. Cette espèce particulière de rythme qu'est le mètre implique une perception d'égalité entre des vers. Cornulier distingue, en français, les propriétés proprement métriques qui fondent cette perception d'égalité, de certains autres facteurs de caractérisation du mouvement, comme l'accentuation, l'organisation consonantique-vocalique, etc., qui ne sont pas premièrement déterminants dans la perception de mètre et qu'il appelle des propriétés rythmiques.37
La prégnance, historique, du métrique sur le rythmique, s'explique par l'effort de penser l'unité de formes singularisées, en relation avec un devenir qui les porte et les dépasse. C'est une tension pour la forme que l'on ne peut comprendre sans le mouvement que celle-ci détermine, limitation de l'illimité [...]. Le rythme semble d'emblée un indicateur critique de l'unité, et on ne peut le poser de manière unilatérale, pas davantage comme dynamisme que comme schème.38
La question cruciale qui précède alors toute interrogation sur le rythme a
trait aux constituants qui le composent. Comment repérer, en langue, les élé-
ments structurels du rythme sans risquer aussitôt de l’enclore dans un carcan
formel duquel précisément il n’aurait de cesse de se dérober ? Dans Rythme et
sens, Lucie Bourassa esquisse une réponse vis-à-vis de cette question :
La présence d'éléments contrastifs d'un côté, et d'éléments récurrents de l'autre, créeront – compte tenu des contraintes phonologiques et syntaxiques de la langue du poème, dans la structuration spécifique d'un texte – une rythmique signifiante selon leurs positions : rapprochement ou
36 Henri Meschonnic, Op. cit., p. 70. 37 Lucie Bourassa, Op. cit., p. 54. 38 Daniel Guillaume, Op. cit., p. 11.
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éloignement, conjonction et disjonction, mais aussi « positions » par rapport aux autres éléments du discours. Si le rythme dispose, configure, des « marques » à différents niveaux du discours, on peut envisager la possibilité de contrepoints entre constituants du rythme, des effets de convergences et de divergences des marques et intervalles apparaissant à ces niveaux différents.39
.
Henri Meschonnic et Daniel Guillaume sont empreints des mêmes pré-
occupations, le premier dans sa Critique du rythme et le second dans Les
Figures de la voix :
Je définis le rythme dans le langage comme organisation des marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extralinguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j’appelle la signifiance : c’est-à-dire les valeurs, propres à un discours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tous les « niveaux » du langage : accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques. Elles constituent ensemble une paradigmatique et une syntagmatique qui neutralisent précisément la notion de niveau. Contre la réduction courante du « sens » au lexical, la signifiance est de tout le discours, elle est dans chaque consonne, dans chaque voyelle qui, en tant que paradigme [sic] et syntagmatique, dégage des séries.40
Etudier le rythme d’une œuvre revient à analyser la singularité du système de valeurs qu’elle crée dans le langage, par son organisation propre de marques linguistiques : accentuelles, prosodiques, syntaxiques, typographiques. La récurrence des formes – leur répétition comme détermination – instaure par séries et entre elles une sémantique spécifique. Elle permet de mettre en évidence une appropriation par l’œuvre de son langage : son rythme révèle un mouvement vers une voix, la voix des œuvres étant de ce fait ce mouvement même.41
Il existe donc des « marques » linguistiques sur lesquelles se fonde le
rythme discursif ; des éléments du langage coordonnés les uns aux autres qui
confèrent un rythme au discours. L’accentuation française, qui, comme nous
allons le voir, ne repose pas tout à fait sur une simple opposition entre syllabe
accentuée et non-accentuée mais davantage sur une pluralité accentuelle com-
plexe, constitue la marque fondamentale du rythme à laquelle s’adjoignent
d’autres principes : la répétition et les figures – les « séries » tel que l’entend
39 Lucie Bourassa, Op. cit., p. 32. 40 Henri Meschonnic, Op. cit., p. 217. 41 Daniel Guillaume, Op., cit., p. 70.
17
Meschonnic –, lorsqu’elles se trouvent en acte dans le discours, engendrent
des « conjonctions » ou des « contrepoints » rythmiques parce qu’elles indui-
sent d’une part systématiquement des variations accentuelles et qu’elles
participent d’autre part de la « fonction poétique du langage »42 en suscitant
des « équivalences »43 selon un « effet d’attraction sémantique »44. D’après
Jakobson, « la similitude phonologique est sentie comme une parenté séman-
tique. »45 De cette façon, le rythme participe en langue de la signifiance en
conférant au signifié une « valeur ajoutée » par la singularité de la forme :
nous parlerons volontiers dans ce cas de rythme sémantique. En outre, le dé-
ploiement syntaxique qui bouleverse l’accentuation par sa capacité
« rétentionnelle » (réminiscence de ce qui précède) et « protentionelle » (at-
tente, éventuellement trompée, vis-à-vis de ce qui va suivre)46, c’est-à-dire sa
capacité à engendrer tantôt des accords et tantôt des tensions qui freinent ou
facilitent la progression du discours, s’érige lui aussi en constituant capital du
rythme. La ponctuation, en tant que corollaire syntaxique par son rôle pausal
et démarcatif, ainsi que les autres marques typographiques (majuscules,
blancs, alinéas, etc.) projettent le rythme dans une dimension graphique et vi-
suelle, comme l’évoque très bien Henri Meschonnic :
Il n’y a pas d’un côté, l’audition, sens du temps, d’un autre, la vision, sens de l’espace. Le rythme met de la vision dans l’audition, continuant les catégories l’une dans l’autre dans son activité subjective, trans-subjective. Le visuel est inséparable de son conflit avec l’oral. La page écrite, imprimée, met en jeu, comme toute pratique du langage, une théorie du langage et une historicité du discours, dont la pratique est l’accomplissement, et la méconnaissance. C’est l’enjeu de la typographie.47
Ces faits de langue qui confèrent du rythme au discours se trouvent bien
entendu exacerbés dans le poème, qui s’appréhende comme un cadre, voire
42 Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, traduit et préfacé par Nicolas Ruwet, Paris, Les Éditions de minuit, 1963, p. 218. 43 Ibid., p. 220. 44 Gérard Dessons, Op. cit., p. 39. 45 Roman Jakobson, Op. cit., p. 86. 46 Ces termes sont empruntés à la terminologie bourassienne, elle-même influencée par les théories de J. Garelli et la philosophie d’Husserl. 47 Henri Meschonnic, Op. cit., p. 298.
18
comme « un système, [car] toutes ses composantes, du phonème à la syntaxe,
sont solidaires pour produire sa signification. »48 Cette idée, nous l’avons déjà
exprimé ci-dessus, est notamment partagée par Jakobson dans sa vision auto-
télique du poème et par Riffaterre dans sa conception sémiotique : « le trait
qui caractérise le poème, c’est son unité ; unité à la fois formelle et séman-
tique. »49 Dès lors, l’exacerbation des processus rythmiques au sein du poème
résulte également de la particularité de sa forme. Ne pouvant prétendre ici à
l’exhaustivité des manifestations formelles du poème contemporain (ces mani-
festations étant toujours subjectives) et travaillant du reste sur les œuvres
d’Anne Perrier, seuls le versus (la notion de retour qui établit une structure
versifiée non métrique) et la strophe seront abordés pour leurs répercussions
rythmiques, dans ce qu’ils instaurent notamment comme conflits entre vers et
syntaxe.
Aussi, pour des raisons d’ordre méthodologique, nous serons contraint
d’exposer successivement les éléments constitutifs du rythme qui, dans le dis-
cours ou le poème, sont toujours à l’œuvre simultanément.
1. UNE PLURALITE ACCENTUELLE : ACCENTUATION PERMANENTE ET
ACCENTUATION CASUELLE
L’étude accentuelle, en dépit de sa nature conjecturale et parfois « pro-
babilitaire »50, trouve une légitimité, y compris dans les contextes écrits, car
l’accent est partie intégrante du discours ; une forme de la parole depuis la
langue. Même si le déploiement de ce discours découle éventuellement d’une
lecture silencieuse, elle n’en est résolument pas muette. L’accentuation n’est
pas seulement effective dans l’expression orale du discours. Il faut se garder
de confondre la lecture qui « ré-actualise » l’organisation du discours avec la
diction et l’ensemble des singularités qu’elle comporte, liées aux caractères,
48 Gérard Dessons, Op. cit., p. 4. 49 Michael Riffaterre, Op. cit., p. 13. 50 Ivan Fónagy, « L'accent français : accent probabilitaire (dynamique d'un changement prosodique) » in Studia Phonetica, vol. 15, 1980, p. 145.
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aux usages, aux habitus, etc. Le rythme accentuel est immanent au discours
tandis que la diction lui est toujours externe. C’est elle que nous ne prendrons
pas en considération au cours de cette étude.
Afin de rendre compte des phénomènes d'accentuation en langue fran-
çaise, il est d'abord nécessaire de s'accoutumer aux concepts de phonème et de
syllabe auxquels ces phénomènes sont étroitement liés.
Le phonème est la représentation mentale d’une unité minimale de son
qui compose un mot. Ainsi, le mot « mon » comprend deux sons : « m » et
« on » dont la représentation phonétique est la suivante : [mI]. Le son est une
onde physique et matérielle et le phonème en est la représentation psychique
et immatérielle. Tout entendant – ou sujet parlant – est donc capable d'inter-
préter chaque son selon une « conscience phonologique » 51 (ou « grille
phonologique ») propre à sa langue. Il conçoit alors l'ensemble des phonèmes
comme un système conventionnel dont chaque valeur phonétique se définit
négativement52 par rapport à l'ensemble des autres valeurs du système : [m]
n’est [m] qu’en vertu du fait qu’il n’est pas [n] ni [I], etc.
Dans la langue, la fonction du phonème consiste à distinguer les uns des autres des groupes porteurs de signification, les morphèmes. Ainsi, les phonèmes [k] et [g] opposent entre eux les groupes [kU] et [gU], images acoustiques des morphèmes « cou » et « goût ».53
Les phonèmes, en tant que représentation d’unité minimale de son de
nature strictement oppositive, sont donc dépourvus de sens. L’esprit humain
cependant, mû par une propension à « motiver » la langue, s’attache souvent à
les revêtir d’un sens quelconque. Il verra, par exemple, dans la consonne li-
quide [l] du mot « fleuve » l'expression même d'une liquidité et dans le mot
« sec », monosyllabe qui compte une sifflante [s] et une occlusive [k], la mani-
51 Christelle Faux & Laurence Stary, La conscience phonologique en quelques mots, www.acnancymetz.fr/ia55/ienverdun/docspeda/Francais/consphon.doc, consulté le 18 novembre 2010. 52 « Dans la langue, il n’y a que des différences sans termes positifs. » (Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 2005, p. 166). 53 Gérard Dessons, Op. cit., p. 33.
20
festation d'une sécheresse phonologique54. Cette corrélation illusoire entre
phonème et sens résulte uniquement d'une interprétation psychologique de la
pure « arbitrarité » des phonèmes et ne peut nullement s'instituer en système
cohérent dans lequel un phonème exprimerait systématiquement une même
valeur sémantique : la comparaison du mot fleuve avec un autre mot, phonéti-
quement très proche, comme fleur le met fort bien en exergue dans la mesure
où celui-ci ne laisse transparaître aucune connotation « aqueuse ».
Néanmoins, il ne faut pas amalgamer motivation du langage et jeux poé-
tiques. L’acte cognitif, psychologique et souvent inconscient à l’origine du
poème, qui est le lieu de toutes les expérimentations (cf. le laboratoire de
Gide), se pose en tentative de réduire cette césure infranchissable entre le mot
et la chose, entre le son et le sens (le poème se trouve à cette lisière-là) ; tenta-
tive qui achoppe évidemment toujours au même point. Les poètes, par
rapprochements, insistances, répétitions tentent souvent de rompre ou de dé-
jouer l’arbitraire du signe (avec parfois cette propension à redoubler sur le
plan du signifiant l’expression du signifié). C’est en quelque sorte ce vers quoi
nous mène Anne Perrier quand elle écrit : « Asseyons-nous au milieu des ai-
relles/Simplement pour aimer leur dire/Leur beau nom d’air qui ruisselle » ou
encore « Apprends-moi/Les trois humbles voyelles/Du oui ».
La conscience phonologique d’un sujet parlant le rend également ca-
pable de percevoir des associations de phonèmes formant des structures plus
conséquentes mais néanmoins toujours dépourvues de sens55 : les syllabes. En
raison de leur organisation, les unités syllabiques sont facilement isolables. De
fait, l’on s'accordera pour dire que la présence d'une seule syllabe suffit à fon-
der le mot (monosyllabique) au sens grammatical du terme et que chaque
syllabe se compose d'au moins une voyelle appelée communément le « noyau
vocalique »56. Si à lui seul ce noyau constitue déjà une structure syllabique, il
54 Adaptation d'exemples tirés du Système euphonique et rythmique du vers français de Michel Gauthier. 55 Sauf lorsqu’il s’agit d’un monosyllabique ; dans ce cas de figure, la seule et unique syllabe qui constitue le mot est bien entendu pourvue de sens. 56 Jean-Michel Gouvard, La Versification, Paris, PUF, 1999, p. 6.
21
peut être éventuellement précédé d'une « attaque »57 et potentiellement suivi
d'une « coda »58 . Par ces termes, l'on désigne les consonnes (ou semi-
consonnes) adjointes au noyau vocalique. De cette façon, le mot « syllabe » en
compte trois (syl-la-be) dont le noyau vocalique de la première [i] est complé-
té par l’attaque [s] et la coda [l] tandis que la seconde syllabe voit son noyau
vocalique précédé d’une attaque [l] mais ne comporte pas de coda. Il en va de
même pour la dernière syllabe : attaque [b] + noyau [e].
Ces notions passées en revue facilitent grandement la compréhension du
fonctionnement de l'accentuation française tant celle-ci, d’ordre prosodique et
suprasegmentale, pèse sur la syllabe et par conséquent sur un ensemble de
phonèmes.
Nous avons opté pour un regroupement des instances accentuelles en
deux catégories distinctes, la première recense les accents permanents (accent
tonique ou syntaxique, accent d’attaque), la seconde les accents casuels (ac-
cent « prosodique » et « typographique »). Bien que les phénomènes de la
première catégorie soient à l’œuvre en permanence et que les seconds
n’apparaissent pas de manière systématique, ces deux types de phénomènes
sont non-hiérarchisables lorsqu’ils apparaissent ensemble au sein du discours.
Par ailleurs, nous avons pris le parti de ne pas traiter l’accent
d’insistance également connu sous les termes d’accent « oratoire », « intellec-
tuel », « rhétorique », etc. En effet, celui-ci semble relever strictement de
l’expressivité. Nous n’en nions pas l’existence, il apparaît à l’écrit lorsque
cette expressivité transparait à la fois par des signes graphiques manifestes
comme par exemple une ponctuation affective et une structure grammaticale
qui le justifie. Néanmoins, il reste un phénomène de convergence surdétermi-
né qu’il serait peu judicieux de traiter dans le cadre d’une analyse écrite.
57 Ibid., p. 7 58 Ibid.
22
a. Accentuation permanente
Accent tonique et accent syntaxique : du mot aux groupes rythmiques
En français, l'accent tonique tombe systématiquement sur le noyau voca-
lique de la dernière syllabe des mots, sauf si celui-ci est composé d'une
voyelle muette (e « muet » ou caduc que l'on note [e] selon les règles de l'al-
phabet phonétique). Le cas échéant, l'accent porte sur l'avant dernière syllabe.
La comparaison suivante sert d’illustration :
Ruiné - [RViné] (voyelle audible, dissyllabe) Ruine - [RVin] (voyelle muette, traité comme un monosyllabe) La syllabe mise en relief dans sa durée et son intensité par cet « accent
de mot »59 est dite « tonique » : c'est elle qui rompt la monotonie de l'élocu-
tion. Cependant, lorsque l'on observe la distribution de l'accent sur les mots
dans des structures syntaxiques plus larges, que ce soient des syntagmes ou
des phrases, l'on constate l'établissement d'une « hiérarchie naturelle des ac-
cents. L'accent de mot ordinaire s'effac[e] en partie devant un accent de
groupe qui frappe [...] la dernière voyelle non muette de chaque série [de syl-
labes] cohérente »60. Ce phénomène est illustré dans l’exemple ci-après :
C’est tout petit / qu’il faut entrer / dans mon royaume
(A. Perrier, Le Petit pré, 1958-60)
Une telle organisation permet de définir le français comme une langue à
accentuation de groupe et même de l'opposer aux langues à accentuation de
mot, selon lesquelles la place de l'accent participe pleinement de la significa-
tion des vocables comme le montre cet exemple tiré de l'espagnol :
59 Jean Mazaleyrat, Éléments de métrique française, Paris, Armand Colin (1995) 2004, p. 12. 60 Ibid.
23
Animo (j’anime) / animó (il anima) / ánimo (l’âme)61
L'accent de groupe – également appelé « accent syntaxique » – engen-
drant manifestement des ensembles rythmiques perceptibles, ne s'érige
pourtant que très difficilement en principe absolu en raison du fait qu'il revêt
un caractère aléatoire, presque subjectif puisque chaque mot reste potentielle-
ment accentuable. En effet, la constitution d'unités phonétiques et
grammaticales en groupes rythmiques ne s'organise que dans le déploiement
« empirique » du discours, ce qui confère à ces groupes une nature toujours
imprédictible et versatile. « Il n'est pas possible de déterminer, au préalable, à
partir du système de la langue française, quelles seront les unités syntaxiques
d'un discours effectivement réalisées en tant que groupes rythmiques fonc-
tionnels. »62 Il en résulte qu’un même agencement de syntagmes peut susciter
plusieurs possibilités accentuelles. Qui plus est, un même élément, comme un
proclitique par exemple, peut être inaccentué dans telle construction syn-
taxique et supporter l'accent dans telle autre :
Je le donne / donne-le
Outre cette nature imprédictible de l’accentuation française, il est malgré
tout attesté qu'à tout groupe rythmique correspond obligatoirement un groupe
syntaxique. Le rythme, à l’initiale du discours, détermine les éléments qui s'ar-
ticulent en syntaxe et non l'inverse :
Un discours possède la syntaxe de son rythme. [...] La réalité rythmique du langage transcende la nature grammaticale de ses composantes. Autrement dit, les questions grammaticales sont indissociablement des questions rythmiques ; la catégorisation logique et fonctionnelle des articulations syntaxiques est toujours a posteriori, systématisant ce que les discours réalisent empiriquement sur le plan rythmique et prosodique.63 La corrélation manifeste entre groupes rythmiques et fonctions syn-
61 Georges Lebouc, Grammaire de l’espagnol. Avec exercices et corrigés, Bruxelles, De Boeck, 1996, p. 24. 62 Gérard Dessons & Henri Meschonnic, Op. cit., p. 122. 63 Ibid.
24
taxiques, selon laquelle le rythme agit comme outil de « démarcation » institue
le rythme en réel : l’accent quitte sa dimension purement suprasegmentale
pour acquérir une valeur sémantique et morphologique, fut-elle incarnée par la
figure du zéro (Ø), laquelle ne s’assimile pas à du rien.
L’accent, alors, produit ce que les phonéticiens appellent une joncture démarcative, et qui agit comme une ponctuation rythmique. C’est ce qui fait qu’on ne confond pas « Arrête ! lâche, arrête ! », avec « Arrête la charrette ! ». Dans cette perspective, la suite film remarquable s’articulera en un ou deux groupes rythmiques selon qu’elle remplira une seule ou deux fonctions syntaxiques : « j’ai vu un film remarquable » (épithète) ; « je trouve ce film » (objet) « remarquable » (attribut de l’objet). C’est le même problème avec la fonction qu’on nomme traditionnellement apposition détachée : « je te conseille un film, remarquable, que j’ai vu hier ». Ici, la ponctuation graphique matérialise clairement l’articulation rythmique. Cette fonction rythmique de démarcation syntaxique est fondamentale. Elle permet seule de réaliser ces configurations que les grammairiens appellent des attelages ou zeugmes, et qui sont généralement analysées comme des ellipses destinées à économiser la répétition d’un même syntagme : « le repas était délicieux et le film [était] remarquable ». Seule l’accentuation de film permet de matérialiser ici une fonction attributive. Simplement, elle n’est pas réalisée lexicalement, mais rythmiquement. L’accent devient alors un véritable morphème, puisqu’il remplit une fonction dans l’organisation syntaxique du discours.64
Accent d’attaque : intensité consonantique et « fonction démarcative »
Dans son Introduction à l’analyse du poème, Gérard Dessons définit
l’accent d’attaque de cette façon : « l’accent d’attaque […] se place sur la
première syllabe du premier mot accentuable d’un groupe syntaxique ». Ce
faisant, il reprend à son compte une règle établie par Milner et Regnault qui
perçoivent dans le système accentuel français un accent résiduel qui « affecte
la première syllabe accentuable des groupes rythmiques »65. Ivan Fónagy pos-
tule que cet accent secondaire initial forme avec l’accent de groupe un « arc
accentuel »66, soit une structure accentuelle encadrante à fonction démarcative
et partant, syntaxique. Cette conjecture se voit corroborée par les travaux de
64 Ibid., p. 131-132. 65 Lucie Bourassa, Op. cit., p. 127. 66 Ivan Fónagy, Op. cit., p. 143.
25
Vincent Lucci selon lequel l’accent d’attaque « participerait à la redondance
des marques syntaxiques, en renforçant, à l'initiale, la cohésion d'un groupe
d'unités »67. Il ne s’agit pas, comme tendent à le penser Dessons ou Milner et
Regnault, d’en observer la réalisation dès qu’il y a présence d’une attaque
consonantique en début de mot ou groupe rythmique mais bien de mettre
celle-ci en corrélation avec une fonction démarcative sur le plan sémantico-
syntaxique, comme c’est le cas notamment pour les « syntagmes autonomisés
par un monème fonctionnel »68 :
Dans deux jours, je partirai. Et puis un jour il faut partir.69
En conclusion, « l'une des fonctions principales de l'accent initial serait
donc d'assurer une cohésion sémantico-syntactique, en encadrant, avec l'ac-
cent de groupe, des unités syntagmatiques […] bien qu’il soit impossible
d’établir pour cet accent des règles d’apparition autres que probabilitaires. »70
Telles sont les règles reprises par Lucie Bourassa :
1) Les initiales (particulièrement consonantiques) appartenant à une série phonétique importante seront marquées ; 2) L'accent initial est plus probable au début d'un mot phonologique long [en particulier les tri-syllabiques] ; 3) L'accent initial est plus probable lorsque le mot commence par un groupe consonantique [prison, spéculation] ; - il est moins probable lorsque le mot commence par une voyelle et par une liquide ; - dans l’ordre, les degrés intermédiaires de probabilité seraient : les occlusives et les constrictives ; 4) Une correspondance peut s'établir entre poids phonique et poids sémantique (gigantesque, fondamental, etc.) ;
67 Vincent Lucci, Etude phonétique du français contemporain à travers la variation situationnelle. Débit, rythme, accent, intonation, [schwa] muet, liaisons, phonèmes, Grenoble, Publications de l'Université des langues et lettres de Grenoble, 1983, p. 70. 68 Vincent Lucci, « Prosodie, phonologie et variation en français contemporain » in Langue française, N°60, 1983, p. 75. 69 L’accent d’attaque est ici marqué par un soulignement en traits discontinus. 70 Lucie Bourassa, Op. cit., pp. 133-134.
26
5) Les mots porteurs d'un radical et susceptibles de connaître un antonyme par le même processus sont plus susceptibles de recevoir l'accent initial (infirmer, ininflammable, etc.).
b. Accentuation facultative
Accent prosodique : un facultatif essentiel
En dépit de sa nature rythmique essentielle, nous avons fait le choix de
considérer l’accent prosodique comme un accent casuel. En effet, celui-ci re-
pose sur un ensemble de phénomènes de répétitions qui ont des conséquences
majeures sur le rythme mais dont celui-ci peut être exempt : « le jeu des récur-
rences est beaucoup plus important dans certains textes que dans d’autres. »71
La question est surtout celle de la structure répétitive au sein d’un cadre ou
d’un système : « toute langue est un jeu de règles en nombre limité, mais dont
les possibilités combinatoires sont infinies »72. La langue française pour sa
part repose sur un nombre fini de phonèmes et de graphèmes qui inévitable-
ment donnent lieu à des répétitions phonétiques et graphiques (visuelles) sans
pour autant que ces répétitions forment nécessairement une structure répétitive
signifiante. La quête anagrammatique saussurienne, dans ce qu’elle put avoir
d’obsessionnelle, esquisse cette problématique de la répétition en langue – où
commence, où s’arrête-t-elle ? – et en souligne en quelque sorte les écueils.
Afin de ne pas pécher par excès, nous nous efforcerons de ne relever dans les
textes que les analogies et les équivalences qui fondent une paradigmatique
manifeste sur une syntagmatique au travers de la structure du poème. Bref, il
s’agira de mettre au jour la façon dont les équivalences postulées participent
de la poéticité et partant, de la signifiance du cadre-poème.
Lorsqu’un phonème ou un groupe de phonèmes est répété au moins une
fois, il peut former avec son/ses occurrence(s) une structure accentuante :
71 Ibid., p. 217. 72 Henri Suhamy, Op. cit., p. 10.
27
Ne me faites pareille À la rose la passerose Royale des jardins Car je n’ose Porter dans mes rêves les abeilles
(A. Perrier, Le Petit pré, 1958-60)
La reprise du groupe [oz] (« rose », « passerose », « n’ose ») donne
lieu à une paronomase et une rime dans la structure du poème. Une assonance
manifeste ressort de l’emploi consécutif de vocables en [a] (« pareille »,
« à », « la », « passerose », « royale », « jardins », « car »… « abeilles »). La
répétition du phonème [R] introduit une allitération (« pareille », « rose »,
« passerose », « royale », « jardins », « car », « porter », « rêves »). L’attaque
consonantique occlusive [p] revient à trois reprises (dans les deux premiers
vers et au début du dernier de cet extrait). La reprise du phonème [l] (« la »,
« la », « royale »… « les ») est enrichie de ce qu’il convient d’appeler un
« écho renversé »73 : [AlA] - [ela] - [ale]. Une seconde rime apparaît selon
le principe organisationnel du poème : « pareille », « abeilles ». Évoquons en-
core l’assonance en [è] du dernier vers (« mes rêves les abeilles ») et
l’abondance de [e] dans l’ensemble de l’extrait cité : « ne », « me »,
« faites », « pareille », « passerose », « royale », « je », « n’ose », « rêves »,
« abeilles » ; rythme de l’e muet et de la syllabe atone. (L’on constate enfin la
répétition simple du [j] de « jardin » et de « je »). Ces répétitions phoniques
fondent par la même occasion un ensemble de répétitions graphiques.
La succession de ces cinq vers brefs aménage une densité phonétique et
visuelle dont bon nombre de positions syllabiques se trouvent prosodiquement
accentuées et donc textuellement marquées en vertu des principes
d’équivalences et des effets de séries qu’elles suscitent. L’on perçoit très ai-
sément ces effets de série dans cette autre séquence brève pour laquelle nous
ne prenons en considération que les phénomènes prosodiques et non
73 Henri Meschonnic, Op. cit., p. 265.
28
l’ensemble des principes rythmiques :
Ô bruissants sarcophages Ô voix d’entre les fleurs Nous errons à l’entrée d’une obscure splendeur Ombres fébriles Cherchant la faille la fente infime Qui franchirait en fraude l’infranchissable Mystère Le premier distique cautionne et coordonne toute la séquence par le sé-
mantisme de « bruissants » et de « voix ». Il en appelle par le vocatif au
murmure de « voix qui bruissent » : les allitérations massives des consonnes
fricatives [H] et [f] (déjà invoquées dans le distique par « sarcophage » et
« fleurs ») se couplent toutes ensuite avec la roulée [R] déjà présente elle aus-
si dans la répétition du groupe [bR] des premiers vers (« bruissants »,
« ombres », « fébriles »). Assonances par la nasale [B] et la voyelle fermée
[i].
Ces équivalences s’incarnent dans des figures et autres phénomènes de
répétition dont quelques uns furent évoqués à titre d’exemple mais dont il se-
rait tout à fait absurde de tracer exhaustivement les contours.74
L’accent prosodique ainsi défini entre en résonnance avec l’accent de
groupe et parfois s’y superpose pour former une seule et même marque accen-
tuelle. En vérité, les interférences entre les différents types d’accentuation sont
ordinaires et fréquentes ; elles concernent donc également l’accent typogra-
phique, qui résulte de la versification.
L’accent typographique : l’alinéa comme principe accentuel
74 Si l’on en croit Le dictionnaire du littéraire (Paul Haron (dir.), Paris, PUF, 2002), les « métaplasmes » constituent une famille de figure qui « affectent l’aspect sonore ou graphique des mots ou des unités d’ordre inférieur […] (allitération, assonance, paronomase, calembour, suffixation parasitaire, rime) » (p. 236). La majeure partie des phénomènes d’accentuation prosodique semblent donc issus de cette catégorie, mais ils la débordent cependant très largement, notamment par les phénomènes d’« échos ».
29
Cette terminologie d’accentuation typographique est empruntée à Gérard
Dessons qui, savamment, dote l’alinéa de propriétés accentuantes :
L’action accentuante de l’alinéa est manifeste lorsqu’il se produit après un mot non situé en fin de groupe – donc syntaxiquement inaccentué. La dernière syllabe prononcée de ce mot, ainsi « suspendu » en bout de ligne, reçoit un renforcement comparable à celui qu’exerce l’accent métrique sur un mot non accentué75. Ainsi dans cet exemple puisé chez Anne Perrier, les mots ordinairement
non-accentués « mort », « fleuves », « pars », « disions » se trouvent marqué
d’un accent typographique de par le retour à la ligne « arbitraire » qui scinde
en deux un groupe rythmique qui apparait le plus fréquemment en un seul te-
nant ; cette conséquence peut également être interprétée selon la notion de
« rejet » (ou d’« enjambement ») et de « contre-rejet » en poésie :
Ô temps de gloire ! La mort Te mène douce vers les fleuves Méridiens et graves Tu t’éloignes tu pars Le premier sous les arbres bleus Que tu disais que nous disions Heureux
(A. Perrier, Lettres perdues, 1968-70)
Ce trait d’accentuation, nous le verrons en détail au cours du second
chapitre, est une constante dans l’œuvre d’Anne Perrier. Son impact sera dé-
terminant surtout lorsqu’il se couplera aux autres traits accentuels et
particulièrement l’accentuation de groupe.
Il est un dernier phénomène qu’il importe de détailler dans le cadre de ce
chapitre théorique, il s’agit du « contre-accent » qui nous permet d’articuler
les deux grandes catégories accentuelles.
c. Le « contre-accent » comme trait d’union entre accentuations
permanente et casuelle
75 Gérard Dessons, Op. cit., p. 111.
30
Force est de reconnaître que, contrairement aux idées reçues, la succes-
sion immédiate de deux accents est chose courante en langue française. La
position des accents de nature différente, que nous venons de passer en revue
ci-dessus, produit en effet des phénomènes d'intensité rythmique qui peuvent
être intégrés dans une dialectique au travers de la notion de « contre-accent »
telle qu’elle est instaurée par Henri Meschonnic comme « suite immédiate de
deux accents »76. Ainsi on y distingue les combinatoires accentuelles sui-
vantes77 :
- La succession de deux accents de groupe :
Ô mort un jour enfin Tu briseras ce voile ce rideau d’arbres Un contre-accent peut enjamber un vers : Attachant le fil De l’amour Oh ! les eaux de la mer
- La succession de deux accents prosodiques :
Nous nous endormirons Et ce sera tellement simple Nous verrons
Des mots semblables des mots Si beaux Et le monde comme un cerceau Continuerait sa course sur l’abîme Il y a contre-accent prosodique par le rapprochement de deux consonnes identiques dans deux syllabes qui se suivent […]. Il y a un effet de
76 Henri Meschonnic, Op. cit., p. 254. 77 Tous nos exemples seront dorénavant puisés chez Anne Perrier, La Voie nomade & autres poèmes : œuvres complètes 1952-2007, préface de Gérard Bocholier, Chauvigny, L'Escampette, 2008.
31
marqua [sic] analogue dans ce qui est traditionnellement répertorié comme un hiatus de deux voyelles identiques78. Ni l’humble signe De la halte sous les palmiers
- La succession d’un accent de groupe et d’un accent prosodique :
Qui la fera choir Sur la terre promise Cherchant le feu cherchant le froid
- La succession d’un accent prosodique et d’un accent de groupe :
Hissez tout en haut du mât / Ma peine
- La succession d’un accent de groupe et d’un accent typographique :
Au fond du chant j’écoute Le silence
- La succession d’un accent prosodique et d’un accent typographique :
Ici le temps Est devenu lumière douce et danse Enfantine du jour Sous les profonds oliviers lares
- La succession d’un accent typographique et d’un accent de groupe :
Et les mots tombent sur la page Tombent comme des larves Mortes
À la faveur de ces divers exemples, l'on constate que le rythme ne se
fonde pas sur une opposition élémentaire entre accentuation et non-
accentuation, où les accents apparaissent dans la suite discursive à intervalles
78 Henri Meschonnic, Op. cit., p. 256.
32
réguliers, ce qui couperait court à toute velléité rythmique. Bien au contraire,
le rythme résulte d'une articulation de plusieurs accentuations (voire une su-
perposition d'accents) toujours originale dans le discours. Cependant,
l’expression du rythme ne repose pas uniquement sur cette pluralité accen-
tuelle : à lui seul, l’accent ne fonde pas le rythme, encore faut-il envisager
dans l’ordre suprasegmental le rôle de la syntaxe (dans sa forme et ses répéti-
tions) et du nombre syllabique. La théorisation accentuelle reprise ci-dessus
entre donc en étroite corrélation avec ces autres marques par le biais notam-
ment du « paradigme rythmique »79.
2. LE PARADIGME RYTHMIQUE : VERS UN RYTHME SYNTAXIQUE
La notion de paradigme rythmique (Meschonnic) désigne deux ou plusieurs groupes ayant la même configuration syllabique-accentuelle (et souvent syntaxique). Il s'agit d'un retour qui rapproche, par-delà la linéarité, deux unités de sens dans le mouvement du discours.80
La séquence qui suit comporte un « paradigme rythmique », qui n’est
autre qu’un « métavocable »81 de type « conjonction-sujet-verbe », un hy-
pozeuxe soutenu par homéoptotes (pronom, marque de personne) :
Les enfants meurent par milliers Et nous dormons et nous marchons Sur le velours du jour Le vers intermédiaire repose à la fois sur une même structure syntaxique
selon une correspondance terme à terme (seul le radical du verbe change), un
même volume syllabique (deux fois quatre syllabes qui réitèrent en nombre
l’octosyllabe qui les précède) ainsi qu’un même déploiement accentuel (un ac-
cent de groupe sur le suffixe désinentiel du verbe et éventuellement un accent
d’attaque sur le morphème prépositionnel initial, qui se justifierait par sa fonc-
tion de relance). Aussi, l’accentuation prosodique de cette structure répétitive
79 Ibid. 80 Lucie Bourassa, Op. cit., p. 272. 81 Cas de reprise consistant à passer d’une phrase à une autre ou d’un membre de la phrase à un autre par le remplacement d’un ou plusieurs termes.
33
centrale peut être considérée comme « totale » en vertu de la « duplication »
phonique. Elle est du reste suppléée par une série d’échos à valeur allitéraire
manifeste. Les phonèmes [m] et [R] sont disposés dans les vers de la sorte :
[m] + [R] (meurent) ; [R] + [m] (par milliers)
[R] + [m] (dormons) ; [m] + [R] (marchons)
Double jeu d’échos renversés ; il s’agit d’une distribution phonématique
en chiasme. La « dyade »82 interne, avant tout prosodique par et pour elle-
même, est ainsi de surcroit encadrée par deux autres séquences à forte teneur
prosodique : les échos sus-cités en amont et l’allitération qui les ressasse en
aval : « Sur le velours du jour ». Effet de gradation de la dyade, exprimé no-
tamment par sa propension antithétique.
L’encadrement du paradigme rythmique dans une structure rythmique
qui le porte et le dépasse est loin d’être un cas isolé dans la poésie d’Anne Per-
rier. Ainsi l’exemple suivant :
Quelle tristesse sans repos Comme on est près Comme on est loin De voir le fond de l’eau
Le paradigme rythmique interne, qui renferme lui-même une antithèse,
est encadré par la rime (phonique et non visuelle dans ce cas) et par la reprise
phonétique : [p]-[p] – [l]-[l]. Dès lors, sur le plan structurel, on peut dégager
une triple corrélation : les deux premiers vers font corps ensemble et il en va
de même pour les deux suivants du point de vue phonétique ; les deux vers in-
ternes sont liés par le paradigme rythmique et l’ambiguïté antithétique qui
82 Dans son ouvrage La répétition et ses structures dans l’œuvre poétique de Saint-John Perse (Paris, Gallimard, 1984), Madeleine Frédéric définit la dyade répétitive comme suit : « structure fondée sur la double présence, partielle ou totale, d’un/de mêmes éléments formels, d’un/de mêmes éléments sémantiques, ou d’un/de mêmes éléments morpho-sémantiques. » (p. 15).
34
oppose et rapproche d’un même geste ; la rime unit enfin le premier et le der-
nier vers. Le paradigme associé à un rythme phonétique agit comme grand
principe de cohérence textuelle.
Ci-après, le paradigme rythmique exprimé par une anaphore, un moule
syntaxique et l’isosyllabisme (8) est intégré dans une structure versifiée de
deux vers eux-mêmes isosyllabiques (4) et un certain nombre de reprises pho-
niques cohérentes (dont la paronymie) :
Le long des saules Où vont les barques dans l’hiver ? Où vont les feuilles par milliers Livrées au vent ? Le phonème [l], itératif dans le premier vers, se déploie au travers du
métavocable tandis que le dernier semble synthétiser l’ensemble : [l] [i] [v]
[R] [è]-[v]. Du reste, la séquence se clôture par une reprise anaphorique ex-
plicite qui fonde une « polyade répétitive »83 pour marquer un « tâtonnement »
rythmique ; tâtonnement de la pensée subjective et du discours qu’elle sus-
cite :
Où vont les songes morts où vais-je Entre pluie et neige ? Paradigme rythmique encore dans la répétition d’un verbe dissyllabique
du troisième groupe à l’infinitif en -ir (homéoptote) :
Je m’en irais dormir au fond des giroflées Dormir mourir Dans le balancement des âges
De nouveau, un même volume syllabique, une même accentuation (de
groupe sur la syllabe finale des verbes), un écho renversé ([R] + [m] ; [m] +
[R]), deux mêmes éléments morphologiques au centre d’une séquence qui
83 « Structure fondée sur des récurrences multiples, partielles ou totales, d’un/de mêmes éléments formels, d’un/de mêmes éléments sémantiques, ou d’un/de mêmes éléments morpho-sémantiques. » Madeleine Frédéric, Op. cit., p. 15.
35
l’annonce (par la première apparition de « dormir ») et la rappelle phonéti-
quement (par la « synthèse » des verbes dans la tendance paronomastique
approximative du vers suivant). Sans entrer déjà sur le terrain de la signi-
fiance, notons que la répétition phonétique qui « bascule » dans sa forme d’un
vers à l’autre et la présence du mot « balancement » semblent indiquer que le
rythme formel s’accorde à un rythme sémantique, celui de balancier. Nous re-
viendrons plus en détails sur la question de la mobilité dans la poétique
d’Anne Perrier au cours du second chapitre.
Le paradigme rythmique, en tant que rapprochement « de deux unités de
sens dans le mouvement du discours », excède la répétition immédiate d’une
même structure syllabo-accentuelle et syntaxique pour se répandre au sein
d’un poème. Notamment pour insuffler un rythme dans une structure stro-
phique selon ici le caractère itératif des imprécations (la répétition n’est peut-
être pas sans rappeler la poésie à forme fixe dont la lyrique amoureuse consti-
tue un leitmotiv dans la tradition poétique) :
Je poserai mes mains légères Sur ton beau front de solitude Et tu diras Si la brise d’été tombe plus doucement J’enlacerai de mes longs bras Ton corps comme un oiseau captif Et tu diras Si le sommeil des nuits berce plus tendrement Je donnerai mes lèvres À tes lèvres brûlantes comme les déserts Et tu diras Si l’eau des oasis coule plus fraîchement J’inventerai pour toi des musiques Lointaines et proches et pleines de silence Et tu diras Si le cœur a jamais chanté plus gravement
La structure paradigmatique qui revient à chaque strophe peut être syn-
thétisée de la façon suivante :
36
[Sujet-verbe, « Je/j’ … –rai », 4 syllabes] [conjonction-sujet-verbe, « Et tu diras », 4 syllabes] [« Si la/le … plus… -ment », dodécasyllabe]
Le rythme des analogies formelles agence ici le rapport du je au tu dans
la « comédie illocutoire »84, ce tu qui « est dans le signifiant une façon de ha-
meçonner l’autre, de le hameçonner dans le discours, de lui accrocher la
signification. »85 La parole/le geste poétique vise l’expression de la voix d’un
allocutaire ; le paradigme formule cette relation-là. Un second exemple de pa-
radigme à l’échelle du poème souligne l’importance de la reprise à des
positions clé du texte :
Laissez venir à moi mes paysages Maintenant tous les rêves ont fui dépouillés Mon cœur se fait secret comme un autel Laissez venir à moi mes paysages Pour qu’ils bâtissent du silence Où se taisent les voix qui m’ont blessée Je me souviens d’un ciel immense dans les yeux Je me souviens d’étoiles sur le front Tièdes comme des mains abandonnées Je me souviens d’amour coulant sur le visage Et d’un chemin bleu jusqu’au bout du cœur Oh croire qu’on est chose aussi sans désespoir Laissez venir à moi mes paysages
L’anaphore endophorique « Laissez venir à moi mes paysages », qui
constitue bel et bien un paradigme rythmique réapparaissant à l’initiale de
chacune des trois strophes, forme une « triade répétitive »86 qui profère une
demande à l’impératif contre les instances « qui peuvent entraver la libre édi-
fication du moi et de l’œuvre »87. « On s’aperçoit que la demande dans la
triade garde son caractère pressant, même si les constituants sont, comme ici, 84 Oswald Ducrot, « Structuralisme, énonciation et sémantique » in Poétique n° 33, 1978, p. 116. 85 Jacques Lacan, Op. cit., p. 337. 86 « Structure fondée sur la triple présence, partielle ou totale, d’un/de mêmes éléments formels, d’un/de mêmes éléments sémantiques, ou d’un/de mêmes éléments morpho-sémantiques. » Madeleine Frédéric, Op. cit., p. 15. 87 Jeanne-Marie Baude, Op. cit., p. 26.
37
distribués à distance (la triade n’a pas besoin de l’appoint d’une répétition
immédiate). »88 En outre, par le couple « Je me souviens d’un ciel immense
dans les yeux » – « Je me souviens d’amour coulant sur le visage », un second
paradigme est développé au sein du poème et doit manifestement être mis en
rapport avec le vers « Je me souviens d’étoiles sur le front », inférieur en
nombre syllabique, (et par conséquent ne faisant pas partie du paradigme à
proprement parler) pour former cependant une seconde triade répétitive qui
repose à la fois sur des moules syntaxiques approximativement identiques (re-
tranchement d’un adjectif/participe présent dans le dernier vers cité) mais
aussi sur la présence d’une synecdoque (« yeux », « front », « visage »), la-
quelle est du reste essaimée dans l’ensemble du poème (« cœur », « voix »,
« mains ») et très singulièrement résumée par le terme « chose » dans l’avant-
dernier vers.
Le paradigme rythmique devient une structure encadrante par sa position
à l’initiale et en toute fin de poème dans Quel est ce monde : l’effet de clôture
est produit par l’antépiphore (cf. les vers soulignés). La variation entre les
deux occurrences est minime (changement des pronoms, inversion presque
symétrique des vers) et ne rompt en aucun cas le paradigme que du contraire,
elle en renforce la clausule. Ces menues variations dans la répétition ont un
rôle fonctionnel, elles sont à l’origine de la sémiosis du poème :
Quel est ce monde Où se trompent les merles La nuit n’était qu’en son milieu Ni étoile ni lune L’ombre étendue sur les toits de la ville Le flot soudain des noctambules Les rires et les cris Le réveil brusque des voitures Leurs yeux jaunes qui fouillent l’espace Et tout à coup Du fond d’un jardin endormi Le chant jaillit solaire glorieux La nuit n’était qu’en son milieu Qu’est-ce que ce monde Où l’on trompe les merles
88 Ibid., p. 42.
38
La variété de ces exemples puisés dans le choix pléthorique du corpus89
met au jour la façon dont la syntaxe et le rythme entrent en étroite résonnance
jusqu’à parfois se confondre. Cependant, à lui seul, le paradigme ne peut épui-
ser les capacités rythmiques de la syntaxe et ne constitue d’ailleurs pas la
seule source de rythme du poème.
Il est d’une part des structures répétitives multiples dont nous avons déjà
suggéré quelque exemple ci-dessus et dont les effets sont innombrables
comme pour la triade répétitive qui témoigne dans le premier exemple d’un
« piétinement », d’une marche dès l’entame du poème (L’Exode) et qui ex-
prime dans le second l’idée même d’un recueillement (Le Petit Pré) :
Les pas les pas sous les heures les pas Encore et toute la douleur Du monde au fond des yeux sans larmes (p. 211) Ont-elles caché l’Amour Si doux que je cueillais Dans un éternel jour Que je cueillais cueillais En paix (p. 35)
Il est d’autre part des configurations syntaxiques non fondées sur une
répétition stricte d’un nombre et d’une accentuation mais qui restent néan-
moins rythmiquement fécondes. L’ellipse, par exemple, qui « dans l’analyse
des procédés de construction de la phrase […] opère par la suppression d’un
élément ou la non-répétition d’un terme recteur »90 :
Grandiose et seul Comme les rois sont seuls et le soleil (p. 180)
La cohérence textuelle voudrait que l’on répète « et le soleil [est seul] »,
or la coordination du groupe rythmique avec ce qui le précède permet
l’effacement du verbe et de l’attribut, l’analogie s’établissant in abstentia, par 89 Les exemples choisis pour illustrer les phénomènes accentuels se prêtent souvent aussi à l’analyse du paradigme rythmique. 90 Frédéric Calas, Introduction à la stylistique, Paris, Hachette, 2007, p. 200.
39
la force prosodique des vocables impliqués, par les lexèmes employés
(« Grandiose », « rois ») mais encore par l’épizeuxe (« seul » - « seuls ») qui
oriente la lecture. L’ellipse est ainsi obtenue par antéposition du sujet (« le so-
leil ») qui vient se situer après le verbe et l’attribut auxquels il se rapporte
(hyperbate).
L’éblouissant me porte Moi Porteuse d’ombre (p. 118)
Cette brève séquence versifiée est agencée selon un chiasme pour ren-
forcer une antithèse (l’éblouissant – l’ombre) et un polyptote (porte-porteuse ;
dérivation du verbe au substantif par ajout suffixal) :
L’éblouissant me porte
Moi
Porteuse d’ombre
Ces structures rythmiques, nous ne pouvons toutes les évoquer : il
s’agira de les traiter au cas par cas, pour leur singularité propre, au cours du
second chapitre.
Fait notable de la forme dans le chiasme à peine mis au jour :
l’apparition de ce « moi » (sujet) en son centre comme « sous-tendeur » de
rythme ; le sujet s’ancre dans son discours. Les marques rythmiques forment
en effet entre elles une sémantique propre au sujet dans son œuvre ; cette sé-
mantique peut être appréhendée en termes de signifiance.
3. LE RYTHME EN TANT QUE SENS DU DISCOURS : LA SIGNIFIANCE
En langue chaque signe est référentiel, c’est-à-dire qu’il renvoie à une
réalité du monde. Puisque un poème est composé de signes référentiels, il se
dote d’emblée d’un effet mimétique non négligeable qui constitue à la vérité
40
son premier niveau de lecture en ceci qu’on entre en littérature et a fortiori en
poésie par la voie du sens – que l’on poursuit incessamment. Ce n’est qu’à la
confrontation de la singularité du texte, ce qu’il aménage comme écart par
rapport à la réalité prise comme « norme » initiale, ce qu’il esquisse comme
« obliquité sémantique »91 plus ou moins forte que la rupture entre les mots et
leur représentation se fait sentir ; rupture toujours et de toute façon effective
(les mots ne collent pas aux choses) mais volontairement mise en exergue
dans l’espace du poème. La signifiance consiste en cette mise en exergue par
le détour de marques linguistiques et intratextuelles.
Au-delà du signe linguistique, en amont et en aval du sens lexical des
mots, « s'écoule » la signifiance : une sémantique propre au discours dont le
rythme organise les marques. Le rythme suscite un ensemble de corrélations,
lance un certain nombre de ponts entre les divers éléments textuels et exprime
par là l’homogénéité et la cohérence (ou non) de la parole du sujet.
Si le rythme est dans le langage, dans un discours, il est une organisation (disposition, configuration) du discours. Et comme le discours n’est pas séparable de son sens, le rythme est inséparable du sens de ce discours. Le rythme est organisation de sens dans le discours. […] Pris dans la paradigmatique et la syntagmatique d’un discours, le rythme sens et sujet fait une sémantique généralisée, fonction de l’ensemble des signifiants, qui est la signifiance.92 Je définis le rythme dans le langage comme l'organisation des marques par les-quelles les signifiants, linguistiques et extralinguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j'appelle la signifiance, c'est-à-dire les valeurs propres à un discours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tous les « niveaux » du langage : accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques.93 Tout constituant du poème qui dirige notre attention vers cette « autre chose » signifiée sera donc une constante et, en tant que telle, il sera parfaitement pos-sible de la distinguer de la mimésis. Cette unité formelle et sémantique […] je l’appellerai dorénavant la signifiance. Je réserverai le terme sens pour l’information fournie par le texte au niveau mimétique. Du point de vue du sens, le texte est une succession linéaire d’unités d’information ; du point de vue de la signifiance, le texte est un tout sémantique unifié.94
91 Michael Riffaterre, Op. cit., p. 12. 92 Henri Meschonnic, Op. cit., pp. 70-72. 93 Ibid., p. 217. 94 Michael Riffaterre, Op. cit., p. 13.
41
L’étude des marques discursivement fondatrices de rythme telles que
passées en revue ci-dessus débouche inévitablement sur la signification d’une
œuvre. Avant d’en venir à l’étude rythmique détaillée de celle d’Anne Perrier,
voyons, bien que nous l’ayons déjà effleuré ponctuellement dans l’analyse du
paradigme rythmique, la façon dont peut sourdre la signifiance du poème. Je suis la barque sous le ciel Venant d’où l’on ne sait Allant où l’on ne sait Les vents immenses la soulèvent Le plus fort l’habite L’emporte en dansant sur les vagues Très loin, si loin
Si le rétablissement étymologique entrepris par Benveniste sur la notion
de rythme a montré que celui-ci ne découlait pas de la racine rheîn en tant que
« mouvement régulier des flots », cela n’empêche pas le rythme d’en esquisser
accessoirement les traits. Le rythme n’est pas toujours et seulement une ten-
sion binaire mais il peut engendrer celle-ci singulièrement par ses marques.
Le poème retranscrit ci-dessus repose sur la prédominance alternée de
l’octosyllabe et de l’hexasyllabe (si l’on compte la dernière syllabe dotée d’un
e caduc du cinquième vers), à l’exception du dernier vers qui est tétrasylla-
bique et qui constitue par là même une réduction de moitié par rapport au
précédent. L’alternance de vers pairs, isométriques et la réduction finale ten-
dent donc vers un rythme binaire du point de vue métrique. Cette assertion se
voit corroborée par la présence de deux paradigmes rythmiques : le métavo-
cable (hypozeuxe) « Venant d’où l’on ne sait – Allant où l’on ne sait » relaie
le rythme cadentiel par l’emploi de deux verbes de mouvement antithétiques
(aller et venir). Plus loin, le second paradigme formé des deux monosyllabes
au carré « très loin, si loin » réitère une fois encore une cadence, en exprimant
la conséquence du ressac. En outre, trois allitérations parcourent ce poème : la
première concerne les consonnes dites sifflantes [s] très régulièrement cou-
plées aux liquides [l]. La paronymie « vent – soulèvent » prolonge par la
reprise une même chaine phonématique comme un écho (il ne nous apparaît
42
pas anodin que l’écho paronymique touche de plein fouet ce vocable-là).
L’écho compte en outre parmi une longue assonance en [B] (mais aussi les
autres voyelles nasalisées [I], [C]) qui martèle profondément chaque vers. Bi-
narité encore, semble-t-il, dans l’énumération de deux verbes trisyllabiques
(mais dont la troisième s’amuït en raison du schwa) rimés, « l’habite –
l’emporte ». C’est donc l’ensemble des marques rythmiques qui convergent
vers une même expression et qui dotent ce poème d’une voix/voie maritime,
voix/voie du sujet poétique (« Je suis la barque ») en proie à la contingence
naturelle des éléments comme à celle de l’écriture. Le rythme, par delà la réfé-
rence sémantique, instaure son propre système de signes au sein du poème.
Le prochain chapitre ne consistera uniquement qu’en le repérage plus
approfondi des éléments qui viennent d’être exposés au cours du présent cha-
pitre puisque l’ensemble des exemples avancés pour étayer notre propos
étaient déjà issus de notre corpus initial. Notre exposé débutera par l’analyse
d’un poème pris dans son intégralité afin de rompre avec la teneur exemplaire
qui a pu se dégager jusqu’ici à la lecture. Il s’agira de déduire les phénomènes
de convergences rythmiques lorsqu’elles entrent en jeu toutes ensemble au
sein du discours.
43
II. LE RYTHME DANS LES ŒUVRES D’ANNE PERRIER
Simplement Les jours où la voix me manque Sur la page déserte Ils chantent
Anne Perrier
Le choix des poèmes d'Anne Perrier comme objet herméneutique peut
de prime abord s'avérer incongru tant son œuvre semble pétrie d'une grande
simplicité. « À nul hermétisme, nulle herméneutique », serait-on tenté de pen-
ser dans l'immédiateté. Cependant, une œuvre littéraire, poétique par surcroit,
ne peut faire, semble-t-il, l'économie d'une démarche interprétative. Le prin-
cipe de lecture est en effet toujours précisément fondé sur l'interprétation du
lecteur vis-à-vis du texte qu'il a sous les yeux. De ce fait, notre volonté
d'introduire une poétique du rythme autour des œuvres d'Anne Perrier se justi-
fie déjà d'elle-même.
Qui plus est, dans le cas du poète – la poétesse – qui nous occupe, la lé-
gèreté poétique est toute relative : elle résulte d'un sentiment d'évidence qui se
dégage, à la lecture, de la facture même de chacun des poèmes, de leur ten-
dance aphoristique. Ce « sentiment de l'évidence »95 émane davantage d'une
sensibilité mesurée, d'une profondeur – s’il s’agissait de faire une antithèse à
sa manière –, d'un regard éclairé sur les ressources du langage et l'acte poé-
tique (auquel participe essentiellement le rythme) que d'une justesse fortuite ;
95 Jeanne-Marie Baude, Op. cit., p. 11.
44
car, avouons-le, l'écriture d'Anne Perrier est toujours juste. Se révèle dès lors
encore une fois l'intérêt d'une poétique de ses œuvres. Elle-même semble déli-
catement nous convier à le faire :
Mon père avait un ami peintre que l’on interrogeait un jour sur son travail, sur le pourquoi et le comment de sa création artistique. La réponse était tombée toute drue : « C’est tac ». Autrement dit, c’est ainsi, rien à ajouter. On n’est pas plus concis. Et moi, au moment de prendre la plume pour ré-pondre à ces mêmes questions, je voudrais pouvoir dire aussi tout simplement : « c’est tac » ! Et laisser à d’autres le soin de pousser la porte de ce jardin secret qu’est la genèse d’une œuvre poétique.96
A. UNE POESIE DE L’« HAPTIQUE »97
Le premier poème qui fait ici l'objet d'une étude approfondie est issu du
recueil Selon la nuit (1952), repris dans la publication des œuvres complètes
d'Anne Perrier La voie nomade aux éditions L'escampette (2008). Ce choix
s’explique d’abord par l’évocation mentale et agréablement persistante que le
poème a produit sur nous dès sa toute première lecture, par l’intérêt que nous
lui portons donc, mais aussi par sa longueur insigne, qui le démarque en
quelque sorte de la tendance aphoristique d’une très large part des poèmes, et
enfin par ses propriétés intrinsèques, que nous avons jugées très favorables à
l’analyse.
Je vous saisis et mes doigts ne se ferment Que sur des ombres Déjà vous n'êtes plus Où vous étiez et moi-même je suis ailleurs Déjà Sommes-nous donc ainsi En avance sur l'autre en retard Jamais ensemble au même point du temps Ô vent mobile des visages Connaîtrai-je toujours cette humaine attirance Cette dure souffrance De vous posséder par éclairs Et déjà morts
La première remarque que nous voudrions introduire dans cette étude est
96 Anne Perrier, « Mise en voix » cité par Jeanne-Marie Baude, Op. cit., p. 11. 97 Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002, p. 81.
45
d'ordre morphologique et concerne la mise en vers du poème en raison du fait
que celle-ci engendre nécessairement un certain nombre d'effets visuels,
grammaticaux (linguistiques) et sémantiques. Il est en effet intéressant de se
pencher sur l'organisation textuelle telle que la propose l'auteur afin de perce-
voir quelles en sont les conséquences rythmiques et signifiantes.
Dans le texte d'Anne Perrier et de manière générale dans son œuvre, l'on
distingue non seulement une mise en vers singulière mais aussi une pratique
récurrente de l’enjambement.
Qu'est-ce donc qui détermine ici le retour à la ligne ? Peut-être ce retour n'est-il, justement, sous l'emprise d'aucune autre loi que celle d'une décision arbitraire. Il faudrait alors formuler la question autrement : qu'est-ce que le retour à la ligne, dans ce qu'il semble avoir d'« arbitraire », instaure de particulier dans l'organisation, le rythme, le sens ? Le versus n'est pas soumis à la répétition exacte d'un nombre, mais il conserve sa qualité fondamentale de retour et avec elle, la virtualité d'un accent et d'une pause ; il provoque une hésitation dans la lecture, ne serait-ce qu'en la faisant trébucher sur ce point qu'il lui impose, point qui, habituellement, indique un fléchissement de la voix.98 Cette disposition singulière du texte, cet alinéa, nous les pensons comme
« agrammaticalités »99 d'ordre morphologique, pour reprendre la terminologie
de Michael Riffaterre. En effet, sous la simplicité apparente du poème, sa
structure instaure une sémiosis ; la forme est ici manifestement porteuse d'un
sens qui n'est pas d'ordre référentiel, mimétique mais qui découle de la propre
logique du poème. Il s'agit de singularités auctoriales qui participent d'une re-
présentation du monde en instaurant « un système unifié et cohérent de
signification »100 et qui reposent essentiellement sur des propriétés ryth-
miques. Voyons comment ces « anomalies » morphologiques opèrent dans le
poème retranscrit ci-dessus.
Curieusement, le premier vers se ferme avec le verbe « se fermer », ren-
98 Lucie Bourassa, Op. cit., p. 271. 99 Michael Riffaterre, Op. cit., p. 12. 100 Johanne Prud’homme & Nelson Guilbert (2006), « La littérarité et la signifiance », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com, consulté le 17 décembre 2010.
46
forçant l'effet d'une clausule puisque manifestement le verbe – le vers – se
ferme sur lui-même. Il n'est pas « naturel » de laisser ainsi la syntaxe en sus-
pens et de clore un vers par un verbe sans chercher un effet déterminé.
L’accent typographique confère d’ailleurs à ce verbe une valeur
d’autonomisation par rapport à son propre complément ; il signifie d’abord
pour lui seul, en aparté. Ce vers ainsi clos reste en déficit de sens référentiel,
notamment en raison de la présence de la négation qui accroit la valeur proten-
tionnelle, mais il acquiert un sens sémiotique par le simple jeu de la
versification. La tension vers-syntaxe instiguée par un rejet « incongru » et la
valeur protentionnelle dont il se dote participe ici pleinement du rythme. Telle
est la première manifestation d'une agrammaticalité morphologique, qui du
reste se propage de vers en vers.
Le second, en effet, se termine comme ceci : « Déjà vous n'êtes plus ».
Outre le phénomène de démarcation syntaxique (établie toujours par la forme
versifiée du poème) qui isole la proposition subordonnée de sa principale, la
fin de vers repose sur une ambiguïté sémantique. L’expression « N’être plus »,
ainsi proposée en lisière de vers est d’abord et avant tout interprétée selon son
intransitivité en tant que locution verbale ayant trait à la mort dont le poème,
nous le verrons, pourrait constituer une tentative de mise en forme. Seule la
lecture du troisième vers, après une pause obligée à la fin du second (accent
typographique encore), permet de rétablir l'ambiguïté : la lecture du complé-
ment rejeté modifie tout aussitôt la sémantique établie et va jusqu’à forcer le
lecteur à un retour en arrière, une itération « lectoriale » en vue de reprendre
une fois globalement le propos. Ce va et vient imposé par la versification est
partie prenante du rythme ; l’alinéa se chargerait dans la poésie d’Anne Perrier
d’une « valeur modale ou “dischronique” par sa capacité de délinéarisa-
tion »101 et entrainerait un « phénomène d’attente trompée »102. La forme agit
101 Michel Favriaud, « Le rôle de la ponctuation dans la temporalisation et la modalisation en prose et en vers », in Actes Colloque Chronos VI (Genève, 22-24 septembre 2004) consulté en ligne http://www.unige.ch/lettres/latl/chronos/timetable.html, le 7 avril 2011. 102 Annick Englebert, Michel Pierrard, Laurence Rosier, Dan Van Raemdonck, La Ligne claire. De la linguistique à la grammaire (Mélanges offerts à Marc Wilmet à l'occasion de son 60ème anni-versaire), Bruxelles, Duculot, coll. « Champs Linguistiques », 1998, p. 191.
47
donc clairement comme un principe de signifiance.
Le propre de l'organisation rythmique dans son ensemble — et en particulier des nouvelles segmentations opérées par le vers — est de créer entre les unités signifiantes d'autres relations que celles de la phrase grammaticale, de la linéarité du discours. Il y a les relations organisées par la contiguïté, le rapprochement d'éléments de sens à l'intérieur du vers, de chacune de « ces unités verbales qui nous provoquent [et qui] est une phrase, concrète, d'une autre nature donc, et organisée par sa propre matière verbale » (Tortel, Action poétique 96-97', p. 163).103 Le rythme n'est pas seulement ni toujours création d'une analogie entre le dire et le faire du langage. Une étude […] des tensions liées au conflit vers-syntaxe [permet] de mieux voir […] comment le rythme, en créant un mode de production du sens autre que linéaire, active une poétique du paradoxe qui est indissociable des contradictions inhérentes à l'expérience qui fonde cette poésie.104
Le quatrième vers débute quant à lui par une anaphore « Déjà », qui sera
reprise en toute fin du poème (« Déjà vous n'êtes plus » – « Déjà Somme-nous
donc ainsi » – « Et déjà morts »). Cette triade répétitive, qui selon Madeleine
Frédéric peut être investie d’une fonction de « modulation d’une même
image »105, instigue en effet une réflexion polyptotique sur l’être et le non-
être. Le dernier terme de la triade dans ce qu’il a de singulier, nous y revien-
drons, est elliptique du verbe à la manière d’un zeugme mais il semble que ce
soit bel et bien l’être qu’il laisse transparaitre par l’absence même, et de ma-
nière implicite.
Une seconde structure anaphorique apparait dans le court poème ; elle
consiste en une dyade répétitive qui s'articule comme suit : « cette humaine at-
tirance/Cette dure souffrance ». Il s'agit d'un paradigme rythmique, d’un
métavocable de type « pronom-adjectif-substantif » fondé sur l'anaphore
« cette » et la rime [Bs]. Il y a dans cette formule, une nouvelle fois antithé-
tique par surcroit, l’expression d’une douleur intérieure, d’un tiraillement
auquel est en proie le locuteur et qui est d’ores et déjà exprimé par la particule
vocative « Ô » et tout ce qui l’accompagne. C’est donc une figure rythmique
103 Lucie Bourassa, Op. cit., p. 264. 104 Ibid., p. 250. 105 Madeleine Frédéric, Op. cit., p. 43.
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qui incruste une fois encore l’état psychologique d’un sujet dans son discours.
Morphologiquement toujours, la structure du dernier vers est digne
d'intérêt car, comme nous l'avons dit, ce vers est impliqué dans une « triade
répétitive » mais qui plus est, son volume syllabique interpelle : il s'agit du
vers le plus bref, le plus « lapidaire » du poème. C'est une véritable rupture
syllabique qu'il introduit (et qu'il clôt aussitôt). La présence de la conjonction
de coordination « et » en tête de vers induit, rythmiquement et syntaxique-
ment, cette rupture en ce sens qu’elle ne semble précisément pas
« coordonner » mais qu’elle évoque une ultime relance – un ultime sursaut –
avant la fin. Brièveté inédite dans le poème, relance rythmique par la conjonc-
tion et syntaxe elliptique du verbe marquent ensemble la clausule, du reste
suppléée par une clôture sémantique dans l'évocation explicite de la mort.
Il est d'autres phénomènes qu'il convient de recenser pour en finir avec
l'analyse morphologique : d'une part l'absence de ponctuation et d'autre part
l'utilisation singulière de la majuscule.
La « ponctuation noire », marquée sur la page par les signes typogra-
phiques laisse la place à une « ponctuation blanche »106, pour reprendre la
belle expression de Michel Favriaud, celle du vide de la page, de l’absence
entre les mots qui évoque et invoque à nouveau l’alinéa fondateur du vers.
L’usage de l’alinéa vient souvent pallier l’absence de ponctuation, comme
c’est le cas par exemple aux vers huit et neuf, où nous sommes manifestement
en présence d'un hypozeuxe « cette humaine attirance/Cette dure souffrance ».
La disposition des vers se substitue ainsi à la présence rigoureuse de la virgule
entre les éléments syntaxiques. Nous insistons sur le fait qu’il s’agit d’un re-
cours très usité dans l'œuvre d'Anne Perrier sur lequel nous aurons d’ailleurs
tout le loisir de revenir. Aussi, à l’échelle des treize recueils, l’absence de
ponctuation prédomine largement. L’usage de points de suspension,
d’exclamation et d’interrogation demeure on ne peut plus parcimonieux (et
ceux-ci sont seulement présents dans certains recueils107), quant à la seule vir-
106 Michel Favriaud, Op. cit. 107 C’est le cas dans Le Petit Pré, Le Temps est mort et Feu les oiseaux.
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gule recensée, laissée peut-être par mégarde (?), elle figure dans ce poème :
De l’incommunicable Plainte, de l’épouvante sans visage Dont tu cherchais le nom Ineffable Je n’ose m’approcher sinon Par le bas de la page Indigne et demandant pardon Le sort réservé à la majuscule est ambigu dans le poème qui nous oc-
cupe. En effet, dans la grande majorité de l'œuvre, la majuscule est
conventionnelle, soit uniquement utilisée pour marquer le début des vers. Or,
dans ce poème (et une petite quantité d'autres), son utilisation expressive rap-
pelle quelque peu celle d'Emily Dickinson aux vers deux et quatre. Cette
« anomalie » typographique apparait dans les éléments qui constituent la
triade répétitive sus-citée, partant elle semble lui donner davantage de poids
(tant la majuscule touche au polyptote) ainsi qu'à la tension vers-syntaxe par la
réalisation d’un accent d’attaque ; la majuscule ayant pour effet
d’« accentuer » l’espace, le blanc typographique entre les vocables.
L'organisation textuelle, présentée pour son originalité, a permis d'intro-
duire un principe de signifiance qui sera englobé dans l'analyse du rythme
sémantique que nous aborderons ci-dessous. Cependant, la forme savamment
versifiée du poème impose d’abord comme autre vecteur de sens un détour par
l'analyse des conséquences grammaticales qu'elle provoque.
Les syntagmes principaux, de type « sujet-verbe » par exemple, sont
éloignés de leurs compléments (v. 1-2 ; v. 4-5 ; v. 9-10), comme s'il subsistait,
entre les groupes syntaxiques, une sorte d'inadéquation, une impossibilité à
faire corps ensemble, une impossibilité, précisément, de faire syntaxe. Les
vers (mal)mènent celle-ci dans une tension palpable, relayée par l’abondante
accentuation de groupe. « Sur le plan de la disposition des groupes accentuels-
syllabiques dans le vers, le poème donne l’impression de défaire constamment
ce qu’il installe »108.
Comme nous l'avons déjà évoqué ci-dessus, dans les vers deux et trois la 108 Lucie Bourassa, Op. cit., p. 260-261.
50
proposition subordonnée est éloignée de sa principale ; le vers s'érige ici en
moyen de démarcation syntaxique. Ce phénomène de démarcation est égale-
ment à l'œuvre entre les vers quatre et cinq et provoque par surcroit une
« indécidabilité ». En effet, dans la suite « Déjà Sommes-nous donc ainsi/En
avance sur l'autre en retard », il est impossible de déterminer à quel référent se
rapporte le groupe rythmique « en retard », en raison de son allure « hyperba-
tique », ni s’il constitue d’ailleurs un groupe rythmique à part entière. Une
telle ambiguïté incarne à elle seule l'inadéquation des êtres entre eux auquel le
poème fait allusion. L’agencement syntaxique de ce cinquième vers est ryth-
miquement intéressant : « en avance » et « en retard » sont deux adverbes de
temps attributs du sujet qui reposent sur un même patron syllabique (3), syn-
taxique (hypozeuxe) et forment ensemble une antithèse qui encadre un
complément pivot (« sur l’autre »). Un tel travail du vers instaure une densité
accentuelle qui insiste sur l’altérité centrale ; forme et sens convergent.
Ainsi, par de simples choix « spatiaux », le poème contribue à un renou-
vellement de la poésie en ce sens qu'il décloisonne et se joue des conventions
graphiques (ponctuation et majuscules) et syntaxiques traditionnelles. Par ses
marques, il participe pleinement à l'élaboration de la signifiance, impose
d'emblée un rythme personnel ainsi qu'un monde pragmatique, c'est-à-dire
propre au poète. L'alinéa entre clairement en concurrence avec la structure
discursive dont il joue le rôle pausal (accentuel), oral, visuel et sémantique.
Versification et structures répétitives forment donc un principe de signi-
fiance interne au poème qui est corroboré, enrichi voire systématiquement
justifié par le pôle sémantique.
D'emblée le poème énonce la solitude et le manque. Nous avons vu
comment la structure du premier vers incarnait à la fois cette solitude (clausule
du vers) et ce manque (déficit de sens). Ensuite, comme se déploie la notion
d'ambiguïté, de vide et d'inadéquation au travers du poème, s'impose une
forme qui les met en exergue : la modulation de la triade répétitive sur l'équi-
voque réflexion de l'être et du néant, sur ces deux pôles antithétiques et leur
incompatibilité notoire, ainsi que la nature à la fois protentionnelle et réten-
51
tionnelle de la syntaxe. L’on y observe dès lors toute la mise en scène de l'iso-
lement des êtres qui ne parviennent pas à s'accorder ensemble (inadéquation à
la fois spatiale et temporelle, or le rythme dans le discours est d’ordre spatio-
temporel). Cet état de fait est rendu d'une part par une dyade répétitive antithé-
tique dans laquelle s'exprime la voix du locuteur et d'autre part par une
discordance, une tension entre versification et syntaxe ; syntaxe qui éloigne,
qui isole, qui « ambiguïse ».
Au-delà de ces correspondances de l’interface forme-sens, dont l'essence
semble presque synesthésique, il est intéressant de relever les agrammaticali-
tés sémantiques et de les éclairer à la lumière de ce que nous avons déjà mis
au jour. Il en est une, primordiale : le vers « Ô vent mobile des visages », qui
de prime abord semble tout à fait abscons, acquiert à la faveur des autres vers
un sens cohérent. Il résume à lui seul l'atmosphère qui se dégage dans le
poème en accentuant l'évanescence de l'être et la vaine tentative de le saisir.
Ces considérations subjectives et somme toute anthropologiques trouvent leur
paroxysme dans le dernier vers qui évoque sèchement la mort : la mort des
instants de possession des êtres et finalement, peut-être, la mort des êtres eux-
mêmes. La tendance qui jaillit du rythme du poème serait donc la suivante :
l'évidement par la forme versifiée et le déficit de sens qu'elle engendre, de
l'absence de titre, de l’absence de ponctuation, de l'incapacité à saisir l'être, du
triomphe du néant et de la mort. C'est depuis cette insistance sur la nature tou-
jours incertaine de l'être et son impossibilité de saisissement, qui s'exprime
dans et par l'écriture, que le poème instaure sa sémiosis : le rejet de la mimésis
par l'expression d'un vide, spécifique à l’humain semble-t-il, par
l’« expérience de la dépossession »109. Il y a les tensions de la syntaxe qui per-
dent le lecteur et qui retranscrivent la perdition du locuteur, les expressions
antithétiques qui brouillent les pistes, le flou « des ombres » ; rythme de
l’incommunicable et de l’inadéquation. Rythme « dialogique » aussi (ou peut-
être « anti-dialogique ») dans le jeu et l'abondance des pronoms personnels
« je » et « vous » et dans la périlleuse incapacité de proférer un « nous » tan- 109 Jean-Claude Pinson, Op. cit., p. 50.
52
gible et durable, qui s'efface d’ailleurs aussitôt qu'il est instauré (v. 4). Ainsi,
enfin, la fin du rythme par la mort issue du péril plus d’une fois ressassé et qui
concorde net avec la fin du discours.
L’espace de la page peut apparaître comme le lieu d’un combat entre les forces de vie et les forces de mort, et ce sont les aléas de ce combat à l’issue incertaine qui confèrent à bien des recueils leur dynamique et leur tension.110 « Éros et Thanatos » sont donc au cœur de ce poème qui instaure une
sorte de mobilité subtile dans l'antinomie : les choses s'effacent aussitôt
qu’elles sont esquissées.
Ici Le dernier mot des choses Est mirage (p. 74)
Tel un mirage en effet, les images disparaissent dès lors qu’on croit s’en
rapprocher. Jeanne-Marie Baude parle de « tension et de densité sans pesan-
teur »111. Anne Perrier s'adonne à une poésie de l'« haptique » dans sa manière
de toucher le lecteur par une parole qui n'est elle-même qu'un éternel effleu-
rement des choses. Deleuze propose d’employer le terme haptique « chaque fois qu’il n’y aura plus subordination étroite [...], ni subordination relâchée ou connexion virtuelle [entre la main et l’œil], mais quand la vue elle-même découvrira en soi une fonction de toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique » (146).112 « “Écriture” veut dire : non la monstration, ni la démonstration d’une signification mais un geste pour toucher au sens. Un toucher, un tact qui est comme une adresse : celui qui écrit ne touche pas sur le mode de la saisie, de la prise en main […], mais il touche sur le mode de s’adresser, de s’envoyer à la touche d’un dehors, d’un dérobé, d’un écarté, d’un espacé »
110 Jeanne-Marie Baude, Op. cit., p. 16. 111 Ibid., p. 25. 112 Herman Parret, Spatialiser haptiquement : de Deleuze à Riegl, et de Riegl à Herder. Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Prépublications, 2008 - 2009 : Sémiotique de l'espace. Espace et si-gnification.Disponible sur : http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=3007 (consulté le 01/03/2011).
53
(Nancy J.-L., 2006, p. 19). En d’autres termes, le toucher est une affaire poétique parce que la poésie est le faire – la poièsis – du réel.113
Nos abductions quant à la nature haptique et antinomique du rythme
d’Anne Perrier nous pouvons tenter de les légitimer en menant une approche
intertextuelle au sein d’un même recueil d’abord et au sein de l’œuvre tout en-
tière ensuite.
B. DE L’INTERTEXTUALITE DU RYTHME
Considérons d’abord ce second poème issu de Selon la nuit :
Visages refusés Vers qui je m'avance dans l'ombre Toujours toujours je pense À vous ô visage d'absence Mes mains vous cherchent dans la nuit Et quelquefois se posent À l'endroit de votre silence Et s'émeuvent profondément Demeurent tourmentées De vous sentir si proches séparés Ne saurons-nous jamais Dans la nuit qui nous lie Ne saurons-nous jamais Nous ouvrir comme des étoiles Qui se reconnaitraient Nul besoin d'une profonde exégèse pour percevoir l'importance du terme
« visage » qui est tantôt « refusé » et tantôt « d'absence » et qui par là, fait di-
rectement écho à l’agrammaticalité centrale (v. 8) du poème soumis à
l’analyse au point précédent. Ce traitement du « visage », qui sans hâter
l’analyse s’institue désormais comme motif, est encore une fois à l'origine
d’une tendance rythmique et sémantique par la force de la répétition lexicale :
« visage » « toujours », « nuit ». En outre, autour de ce « visage », les prin-
113 Aukje Van Rooden, « Poésie haptique. Sur l'(ir)réalité du toucher poétique chez Jean-Luc Nancy » in Revue philosophique de Louvain, vol. 107, n°1, 2009, p. 137.
54
cipes établis pour le premier poème s’appliquent aussi à ce dernier : le rejet
des compléments (« Toujours toujours je pense/À vous » ; « Et quelquefois se
posent/À l’endroit de votre silence » ; « Demeurent tourmentées/De vous sen-
tir » ; etc.), le rôle de l’alinéa pour séparer les principales des subordonnées
(« Visages refusés/Vers qui je m’avance dans l’ombre » ; « Ne saurons-nous
jamais/Dans la nuit qui nous lie » ; « Nous ouvrir comme des étoiles/Qui se
reconnaitraient » ; etc.) concourent à instaurer une syntaxe de la rupture et de
l’éloignement, où comment précisément la tension vers-syntaxe vient expri-
mer l’« absence » et le « refus ». L’on perçoit de lourdes conséquences sur
l’accentuation de groupe qui fonde la cruciale mobilité antinomique du
poème : la visée protentionnelle et rétentionnelle du système est exacerbée
dans ce cas-ci par l’emploi des contre-rejets qui placent comme une césure au
sein des vers et qui ont pour incidence le « brouillage » de la sémantique par la
formation de groupes rythmiques d’un nouvel ordre et de « rapprochements »
inédits. Ainsi :
Toujours toujours je pense À vous | ô visage d'absence Mes mains vous cherchent dans la nuit
Demeurent tourmentées De vous sentir | si proches séparés Ne saurons-nous jamais Dans la nuit qui nous lie Ces contre-rejets charrient donc une ambiguïté dans le déploiement syn-
taxique – accrue par l’absence de ponctuation –, ambiguïté ténébreuse de la
nuit qui « rapproche » et « sépare » d’un même souffle ; grande force ryth-
mique de l’oxymore (v. 10). Et toujours ce « nous » impermanent : « Ne
saurons-nous jamais » répété comme une déploration profonde, laquelle ré-
sonne dans tout le poème au gré des phénomènes répétitifs, qu’ils soient
lexicaux (épizeuxe de « toujours »), de superposition sémantique (« absence »
– « silence ») et rimiques ([Bs]) :
Toujours toujours je pense
55
À vous ô visage d'absence […] À l'endroit de votre silence
L’incidence du vocatif (« ô ») est considérable dans l’expression de la
voix déplorante. Et les répétitions sont aussi fondées sur l’antithèse (entre cro-
chets) et le parallélisme inversé (soulignement) :
[Mes mains vous cherchent] dans la nuit […] Dans la nuit [qui nous lie]
Ou bien sur l’anaphore :
Et quelquefois se posent […] Et s'émeuvent profondément De cette façon, autour d’un ensemble de principes itératifs à la fois sé-
mantiques et formels, et pour ainsi dire essentiellement rythmiques, ces deux
poèmes mènent un même cheminement « haptique », tâtonnant pour débou-
cher sur le même constat d’altérité inaccessible, d’évanescence périlleuse.
En tant que « configuration du sujet dans son discours », le rythme
devient un principe intertextuel interne qui accroit la cohérence d’un recueil –
la singularité d’une même voix qui se capitonne dans son discours assure de
fait cette cohérence. Une tierce illustration permettra sans doute de se
convaincre que les questions d’intertextualité sont la plupart du temps des
questions de rythme :
Tout visage m'est une source Qui me retient sa vie Et sur quels bords je meurs d'envie De boire et ne le peux jamais Tout visage m'est une eau prisonnière Que nul amour ne délivre Sommes-nous donc si maladroits si pauvres Et si peu familiers des grandes profondeurs Ô vie vie tellement aimée
56
Parfois que tu es lourde à porter Que tu m'es lourde Sur le visage d'un autre La prééminence du mot « visage » est une nouvelle fois assurée par la
répétition et selon ces mêmes notions, syntaxiques et sémantiques, d'inaptitude
et d'inadéquation, bref de paradoxe. Fondant une formule anaphorique à
l’origine des deux premières strophes, le vocable auquel on s’intéresse revient
dans le vers ultime pour former une triade :
Tout visage m'est une source […] Tout visage m'est une eau prisonnière […] Sur le visage d'un autre Apprécions, avant d’aller plus loin, l’antithèse une nouvelle fois pré-
sente au sein de la structure (« source » – « eau prisonnière ») qui consiste
encore en un « phénomène d’attente trompée » puisque le vers suivant, « qui
me retient sa vie », rétablit en quelque sorte l’analogie (« source qui me retient
sa vie » - « eau prisonnière »). Du reste, il y a par deux fois antithèse entre le
premier et le second vers des deux premières strophes : « source »/« retient » ;
« prisonnière »/« délivre ». L’alinéa vient donc mettre en forme ce réseau
d’antithèses et par là, le paradoxe interne au poème.
Les grands principes que nous avons mis au jour et qui affectent la
syntaxe et l’accentuation sont encore une fois usités ici : scission entre les
principales et les subordonnées, rejet de nature protentionnelle (attente
trompée) par le caractère a priori autonome de la locution « mourir d’envie » :
« Et sur quels bords je meurs d’envie/De boire ». Se reformule l’intérêt des
répétitions lexicales mises notamment en corrélation avec la particule
vocative (les deux premiers poèmes voyaient cette particule adjointe au terme
« visage », c’est le terme « vie » qui l’est ici en bonne paronymie). Le mot
« vie », donc, est repris (épizeuxe et triade), « lourde » aussi (polyptote et
dyade), la suite [si + adjectif] également (triade et hypozeuxe). Toutes ces
marques convergent vers l’expression de l’état psychologique (l’émotivité) du
57
sujet, état étant à l’origine de la création poétique : les figures confèrent à la
poésie d’Anne Perrier ses « aspects incantatoires et litaniques »114. L’on
retrouve cette même antinomie mobile et fondatrice, cette même subtilité
pronominale entre la première et la seconde personne115, et ce même « nous »
misérable car trop inconséquent : « Sommes-nous donc si maladroits »116.
L'accord des êtres est impossible une fois de plus. L'évidement, la mobilité et
le paradoxe émanent directement de cette incapacité à faire corps ensemble, à
atteindre la plénitude de l'Autre « qui [...] retient sa vie ». Et le vide et
l'inadéquation et l’isolement de l'être ne peuvent une nouvelle fois que
conduire à la mort, plutôt dépeinte ici comme le péril de la vie.
Par le biais de ces exemples où concordent ces « figurativisations »,
celles-ci étant définie par David Gullentops comme « une orientation de sens
dynamique dérivable du matériau du texte »117 ou encore comme « somme ex-
ponentielle de l'ensemble des informations textuelles [qui permet] de présenter
une orientation de lecture acceptable et spécifique »118, nous pouvons dégager
le motif rythmique – car l’effort même de figurativisation nous semble être a
priori une démarche rythmique, dynamique à tout le moins – qu'elles tissent
et qui se poserait en termes d'altérité inaccessible exprimé, nous l’avons dit,
par une poésie de l’« haptique » et l’absence de pesanteur.
Si, comme nous venons de le voir, le rythme est facteur de cohérence
pour un ensemble de poèmes issus d’un même recueil, il l’est tout autant et si-
non davantage au sein de l’œuvre entière, hissant par là le motif au rang de
leitmotiv. Loin de constituer une entité formelle secondaire qui viendrait sim-
plement moduler un même contenu sémantique, le rythme fonde de ses
marques ce contenu et lui confère sa valeur poétique.
Le poème qui suit est tiré du second recueil d’Anne Perrier, Pour Un
114 Catherine Fromilhague, Les figures de style, Paris, Nathan, 1995, p. 26. 115 L’« hameçonnage » étant ici explicitement destiné à la vie et non à un allocutaire hypothétique qui s’incarnerait en la figure de l’Autre, mais à travers cet appel à la vie, c’est encore et malgré tout cette figure de l’altérité qui est recherchée. 116 Notons au passage la rime graphique qui touche le verbe par l’emploi de la majuscule (cf. le premier poème analysé du second chapitre). 117 David Gullentops, Poétique du lisuel, Paris, Paris-Méditerranée, 2001, p. 65. 118 Ibid.
58
Vitrail :
Toutes les choses de la terre Il faudrait les aimer passagères Et les porter au bout des doigts Et les chanter à basse voix Tour à tour n’y tenir Davantage qu’un jour les prendre Tout à l’heure les rendre Comme son billet de voyage Et consentir à perdre leur visage119
Si ce poème se distingue des précédents par sa structure métrique120 et
rimique (agencement des vers en rimes plates) cohérentes, il ne déroge cepen-
dant pas – que du contraire – aux observations que nous avons émises sur
l’acte poétique d’Anne Perrier et qui concernent cette expérience de
l’haptique. La présence en effet d’un paradigme rythmique fondé sur une ana-
phore avec la conjonction de coordination « Et » interpelle par ce que celui-ci
contient en son sein comme contenu sémantique ayant trait au sens du tou-
cher (« Et les porter du bout des doigts ») à l’ouïe et à la voix121 (Et les chanter
à basse voix ») : c’est encore une fois par le rythme que le poème instaure sa
sémiosis et que le sujet poétique se « capitonne » dans son discours. Ce para-
digme acquiert une puissance prosodique par la répétition d’une même chaîne
consonantique et vocalique :
é lè poRté du bU dè dwa
é lè HBté a bas(e) vwA
La mobilité et l’antinomie traversent tout le poème par le déploiement,
rythmique, de l’antithèse (« prendre » – « rendre »), du rejet (Tour à tour n’y
tenir/Davantage) et de l’accentuation extrêmement abondante. Le souligne-
119 Les syllabes soulignées marquent l’accentuation de groupe et d’attaque. 120 La structure métrique du poème est la suivante : [8-8-8-8-6-8-6-8-10], soit quatre octosyllabes d’abord, une alternance des vers hexasyllabiques et octosyllabiques ensuite et enfin un décasyllabe « isolé ». 121 Nous reviendrons sur la portée de cette assertion lorsque nous traiterons le motif du silence et ses répercussions considérables sur l’écriture (c’est-à-dire l’expression de la voix) d’Anne Perrier.
59
ment dans le poème ne reprend que l’accentuation de groupe et d’attaque, au-
quel il faut encore adjoindre l’accentuation prosodique très cohérente comme
par exemple dans la suite « Tour à tour n’y tenir » où l’accent prosodique se
marque par l’allitération en [t] et en [R] chaque fois à l’initiale et à la fin des
lexèmes. L’accentuation scinde ainsi les vers centraux en deux groupes ryth-
miques qui instiguent et/ou exacerbent l’antinomie et le caractère mobile du
poème ; les contre-accents dès lors se succèdent. Enfin, considérons
l’apparition du terme « visage » dans une position des plus marquées du texte
à savoir à la fin de la clausule constituée du seul décasyllabique, vers touché
par l’anaphore, qui rappelle les nombreuses occurrences déjà perçues dans le
premier recueil, et surtout ce topique « Ô vent mobile des visages ». Le terme
apparaît encore dans Pour un vitrail : « Et puis tant de visages », qui exprime
métatextuellement le déploiement du leitmotiv au sein de l’œuvre. Nouvelle
occurrence à peine plus loin : « Et les visages changent de couleurs ». Il est in-
téressant d’observer attentivement dans quelle suite rythmique le vocable
apparaît. Il est en effet très souvent adjoint à la conjonction de coordination en
tête de vers et celui-ci agit comme principe anaphorique au sein du recueil :
Et consentir à perdre leur visage […] Et puis tant de visages […] Et les visages changent de couleurs
Le « visage » donc, affecté par la relance rythmique et ses modulations
qui soulignent sa mobilité spatiale et sémantique (cf. les termes soulignés), re-
surgit en écho de recueils en recueils :
La mort Qui dit cela qui dit la mort Comme le nom d’un vivant Comme la douceur d’un visage Entre les arbres Et qui respire Et qui repose dans l’été Comme une renoncule d’or
60
Pour ce poème, rappelons encore très succinctement les principes cohé-
rents autour desquels se reformule cette isotopie fondamentale du « visage ».
Le paradigme rythmique d’abord (« Qui dit cela/qui dit la mort » ; « Comme
le nom d’un vivant/Comme la douceur d’un visage » ; Et qui respire/Et qui re-
pose), l’anaphore ensuite (« Comme », « Et ») et en fin de compte, tous les
éléments d’ores et déjà évoqués depuis le seuil de ce second chapitre : la ten-
sion vers-syntaxe dans le traitement des relatives, l’antithèse (« vivant » -
« mort »), les jeux phoniques (ou répétition phonique), et enfin, encore et tou-
jours cette étonnante propension à accroître le régime accentuel par
l’autonomisation forte des groupes rythmiques.
Le traitement du rythme entrepris autour de la notion de « visage » ne
constitue pas ici une recension exhaustive à l’échelle de l’œuvre : le leitmotiv
est bien trop vaste pour cela. Contentons-nous seulement d’évoquer encore
quelques exemples pour appuyer définitivement notre propos en ne soulignant
que des constantes et sans plus se donner la peine de détailler l’ensemble des
conséquences rythmiques, au risque de nous répéter outrageusement. Les il-
lustrations, en effet, parlent désormais d’elles-mêmes :
Quand je pèse la vie Je trouve dans mes mains la forme de tant de visages122 (Pour Un Vitrail, p. 28) Toute la vie quotidienne Est là Un visage sous les persiennes (Le Petit Pré, p. 37) Mais que suis-je ? Rien rien Pour toujours ce visage en larmes Blotti dans vos mains (Ibid., p. 43) Ton visage aux chemins Interdits Ton silence qui me détruit Le cœur (Le Temps est mort, p. 62) Mes mains lentement te découvrent Sous la neige oblique Tu as le visage de l’amour
122 Il s’agit encore d’un commentaire métatextuel ayant trait au leitmotiv.
61
Ah ! C’était donc cela Tant de violence dans mon cœur (Ibid., p. 79) De l’incommunicable Plainte, de l’épouvante sans visage Dont tu cherchais le nom Ineffable (Lettres perdues, p. 105) J’emporterais si peu de chose Quelques visages le ciel d’été Une rose ouverte (Le livre d’Ophélie, p. 123) Vents de passage Voilez mon visage (Ibid., p. 139)
Le prochain puits Me rendra-t-il en tremblant mon visage (La Voie nomade, p. 150) De si loin je ne peux Baigner d’eau tendre vos visages Le cœur seul voyage (Le Joueur de flûte, p. 203) Les constantes soulignées ci-dessus ont trait aux répétitions lexicales
(souvent en synecdoque : « mains », « cœur », « visage »), au polyptote (du
verbe être), à la tendance « haptique » et « sans pesanteur » en liaison directe
avec le motif mis au jour et enfin aux autres leitmotivs que nous dégagerons
(cf. l’ineffable par exemple).
Le visage devient en outre un point d’ancrage autour duquel profilèrent
une série de variations poétiques ou sémiques. Celui-ci, en tant que phéno-
mène répétitif, instigue lui-même de nouvelles répétitions par recherche
apophonique. Elles s’expriment volontiers au sein du poème, notamment par
le détour de la paronymie (« villages », « villes », « visages », « vieil âge »,
« vieux sages ») :
Il ouvrait des villages des villes Qui seraient restés perdus dans de longs plis d’eau Et puis tant de visages […] Pour leur fraicheur et leur vieil âge (Pour Un Vitrail, p. 25) Selon les mots et les signes Qu’on lit dans les yeux des vieux sages Je descendrai la vallée
62
Jusqu’au premier village (Le voyage, p. 7) Ces modulations, prégnantes ici par leurs rapports rimiques et donc par
leur position ultra-marquée dans le poème, apparaissent également au sein
d’un même recueil :
Le prochain puits Me rendra-t-il tremblant mon visage Immortel (La voie nomade, p. 150) Je m’arrête parfois sous un mot Précaire abris de ma voix qui tremble Et qui lutte contre le sable Mais où est ma demeure Ô villages de vent Ainsi de mot en mot je passe À l’éternel silence (Ibid., p. 155)
Cette lutte inégale, aboutissant à un silence qui n’est pas le néant mais la plénitude, constitue le ressort d’une « poésie précaire », selon l’expression de Jérôme Thélot. La voix résiste pourtant en posant sur la page ces « villages de vent » que sont les poèmes. On peut voir déjà une victoire sur la fatalité dans la perfection de ce chant fragile et frissonnant tissé de sonorités feutrées, où la longueur de chaque vers semble déterminée par les variations du souffle du vent et de la respiration, pour en venir à l’accomplissement final. La pauvreté apparaît donc comme une purification du langage réduit à son mode d’existence le plus simple : les mots sont ceux de tous les jours, la syntaxe volontairement pauvre, avec la répétition expressive du pronom relatif, et la mélodie naît de leur accord. Chacun des mots passés au filtre du silence a sa valeur propre puisqu’il représente un pas vers l’éternel.123 Le dernier vers mis en exergue répond comme un écho déformé à cet
autre, dont nous avons déjà souligné la portée à plusieurs reprises au cours de
ce chapitre : « Ô vent mobile des visages ». Et celui-ci, posé à l’origine de
l’œuvre, semble en appeler davantage encore au fil de la création, comme en
témoigne celui-ci : « Et le vent unique des langages » (Pour Un Vitrail). Il y a
dans ces formules approximatives une exacerbation de la puissance rythmique
qui semble à ce moment-là s’exprimer pour elle-même : il s’agit d’abord et
avant tout d’une figure rythmique que le poète tient en estime, qu’il exploite et
123 Jeanne-Marie Baude, Op. cit., p. 131.
63
réexploite selon sa propre « obsession » poétique conférant au texte sa « ré-
sonnance émotive »124.
La répétition de mot comme cause et conséquence du motif et du leitmo-
tiv apparaît donc chez Anne Perrier comme un facteur de rythme non
négligeable. La prééminence de certains vocables n’en appelle pas uniquement
au pôle phonique mais bien sûr au retour d’un sème qui vient littéralement
habiter l’œuvre, en constituer les fondations. De cette façon, la sémiosis
propre à un poème composé aux prémices d’une expérience poétique se dé-
ploie et murit au fil de cette expérience, au fil du temps et traduit de fait cette
progression expérimentale. Le leitmotiv, dans ses propriétés fondamentales in-
tertextuelles et dans les corrélations qu’il tisse entre des vocables récurrents
participe de la subjectivation du discours, du « capitonnage » du sujet dans son
discours. Il acquiert en outre un dynamisme spatial (au sein du texte) et tem-
porel (à travers le temps de la création). Il est donc manifestement affaire de
rythme.
La poésie vit essentiellement d’incarnation dans le visible. Je pense que les images, au sens le plus large du mot image, sont le lieu d’une rencontre entre le monde caché et le monde visible. Elles sont portées par le rythme et l’écoute intérieure.125
Le leitmotiv, que nous venons de dégager ne constitue pas le seul topos
dans l’œuvre d’Anne Perrier. Le dernier poème retranscrit et glosé ci-dessus
nous permet d’en exposer un second, celui de la voix et du silence. « Le si-
lence, d’abord conçu comme un refuge, devient l’origine de la création,
puisque le moi rompt pour un temps les échanges avec les humains pour se ré-
server un espace sacré »126. Ainsi résonnent les premiers vers du premier
poème du premier recueil d’Anne Perrier :
Laissez venir à moi mes paysages Pour qu’ils bâtissent du silence
124 Henri Suhamy, Op. cit., p. 62. 125 Françoise Boussard, « Entretien avec Anne Perrier », cité par Jeanne-Marie Baude, Op. cit., p. 136. 126 Ibid., p. 26.
64
Où se taisent les voix qui m’ont blessée Et le second poème de ce même recueil de lui répondre aussitôt comme
un « écho » :
Soir dernier douce attirance Plein d’absence à demi déjà Pressentie en des souffles calmés En des mots achevés à peine En quel silence dans le cœur Soir dernier douce attirance Non pas ces bois voluptueux Non pas ces plaines oublieuses Mais ce peu de mélancolie Toute proche des larmes
Ce poème semble relever d’un paradoxe dont Anne Perrier a le secret :
« une oscillation entre le désir de dire et le désir de se taire »127. (« Le silence
ô je l’appelle », s’écrie-t-elle dans La Voie [la voix ?] nomade). En effet, le
sémantisme du poème intime au silence tandis que le rythme et l’existence
même de ce poème témoignent de l’élévation d’une voix. L’entame forte du
premier vers repose sur un chiasme phonique qui le scinde en deux groupes
rythmiques appuyés (présence de l’accentuation d’attaque) :
Soir dernier douce attirance
[s][R] [d][R] x [d][s] [R][s]
Cette entame forte fonde un paradigme rythmique qui sépare deux quin-
tils, car en l’absence du blanc pour les marquer, celui-ci agit en tant que
démarcation strophique. Mais le rythme d’entame est immédiatement relayé
aux vers suivants par les attaques des groupes consonantiques : « Plein »,
« Pressentie » (où l’accentuation d’attaque semble encore se justifier car ce
sont des groupes consonantiques), l’anaphore (« En », « Non ») et un second
paradigme : « Non pas ces bois voluptueux »/« Non pas ces plaines ou-
127 Ibid., p. 33.
65
blieuses ». Le rythme s’accroit aussi, bien entendu, par les allitérations ([s],
[d] et [l]), et les assonances ([B], [E]) qui s’avèrent on ne peut plus pré-
gnantes. Si nous n’irions pas jusqu’à écrire que l’interface rythmique de ce
poème clame une parole, elle énonce en tout cas « des souffles calmés » (la
polysémie de la formule ne nous semble pas anodine), du murmure, un chu-
chotement qui en appelle au calme. Le rythme délivre bien une parole ayant
trait au silence. Ce tiraillement entre l’extériorisation de la voix et l’incitation
au silence, Anne Perrier l’exprime encore une fois par la figure de l’antithèse :
J’inventerai pour toi des musiques Lointaines et proches et pleines de silence Et tu diras Si le cœur a jamais chanté plus gravement La structure de cette strophe mérite toute notre attention. En effet, sa na-
ture antithétique est plus dense qu’il n’y paraît puisque les antinomies
touchent à la fois et la strophe et le vers. Du point de vue de la macrostructure,
l’évocation sonore (« musiques », « diras », « chanté », « gravement »)
s’oppose au « silence » pur et simple. Du point de vue de la microstructure, le
second vers renferme à son tour une figure oxymorique : « Lointaines et
proches ».
Il est en outre intéressant de constater chaque fois jusqu’à présent une
corrélation fondamentale entre le silence (le secret) et le cœur, ce dernier étant
envisagé comme le lieu d’où émane la parole, où elle murit avant d’être profé-
rée poétiquement :
Mais nos bouches ensemble accordent leur silence Nos cœurs accordent leur langage Et ce qui reste du secret N’est rien de plus (Selon la nuit, p. 20) Ne tente rien Demeure encore un peu Silencieux Ne laisse pas ton cœur paraître Sur tes lèvres Ton secret est si beau Peut-être qu’un seul mot
66
Que tu voudrais dire Le ferait mourir (Le Voyage, p. 31) Je m’abandonne à l’oubli Au silence à la nudité Minérale du chant […] Le cœur tremblant Je chercher la beauté (Le Petit Pré, p. 55) On a mis les scellés Sur le cœur entr’ouvert L’ineffable mystère Garde son secret Restent le silence les blés Aux cheveux courts Où le vent court Sans rien troubler (Le Temps est mort, p. 77) Le troisième cœur d’ellébore Garde un secret Qu’un seul regard en l’effleurant Briserait (Le Livre d’Ophélie, p. 133) Les exemples de mise en voix/en forme du silence, si surabondants et si
variés dans l’œuvre qu’il serait vain de les recenser, témoignent de l’extrême
attention que porte Anne Perrier aux ressources du langage et révèlent à quel
point sa poésie est rythmique :
Au fond du chant j’écoute128 Le silence cette eau Transparente qui coule Sur le gravier des mots (De part et d’autre, p. 214)
Peux-tu me contenter129 Que je ne crie Ma faim vers ton silence (Le Petit Pré, p. 36)
Les vers exposés ci-dessous, comme ceux présentés ci-dessus, sont pro-
posés pour leurs jeux antithétiques, jeux que l’alinéa contribue à mettre en
exergue (« silence » - « mots » ; « Couchera » - « bondiront » ; « terre » -
128 Notons la force rythmique et sémantique d’un tel rejet. 129 Il y a quelque licence poétique dans l’usage singulier des instances pronominales qui reformulent la question de l’altérité et qui attestent d’une quête dialogique toujours avortée.
67
« air ») :
Et le silence couvrira la terre Couchera les vieux mots au cercueil Et mille sources bondiront dans l’air (Ibid., p. 38) Le terme « mot(s) » apparaît dans une séquence où l’on s’attendrait plu-
tôt à voir son paronyme « mort(s) » puisqu’il est traité dans un champ lexical
relatif à celle-ci : il s’agit en quelque sorte d’une substitution sémantique.
L’ambiguïté entre ces deux signifiés est mise en forme prosodiquement ci-
dessus et ci-dessous.
Avec un mot on pourrait enchanter La mort et l’endormir […] Mais le mot qui rendrait les choses immortelles Est caché dans la mort (Ibid., p. 44)
Notons, au delà des répétitions phoniques habituelles, que le verbe
« dormir », outre sa proximité sémantique avec la « mort », la prolonge par un
écho renversé : [moR] – [oRm]. Par ailleurs, il y a dans cette dernière sé-
quence une répétition affixale : « enchanter », « endormir », (« immortelles »).
Plus bas, il se dégage un « croisement » sémantique entre les deux paro-
nymes au sein du paradigme rythmique, le terme « mot » étant présent ci-
dessous in absentia dans les notions de « livre » et de « page » ; il est compris
dans la parenté sémantique :
Ton nom me suffit Le livre est mort la page est morte (Ibid., p. 48)
Le croisement sémantique est suppléé prosodiquement au sein du poème
par le jeu des rimes, des assonances, des allitérations et métriquement, pour le
premier extrait, par l’isosyllabisme (8-6-6-6-8-10) : Un jour peut-être que se taire Sera ma récompense Les mots tombés à terre Ont ils encore un sens
68
Ô cœur tu ne vois que des morts Et doucement tu consens au silence (Ibid., p. 52) Gardez vos mots vos lueurs vos lucioles En dormant je me suis tournée Vers la pente ombrée Des paroles (Le Temps est mort, p. 61)
Par ce traitement du silence, par le questionnement sur la nature de la
voix l’on en revient encore et toujours à l’antinomie ; la crainte de trop en dire
et cependant l’irréductible besoin vital de proférer une parole et de la mettre
en forme, fut-elle aussi précaire qu’« une voix [qui] dit rien rien rien » (p. 53).
L’insistance du poète sur la question de l’ineffable souligne cette précarité de
la voix :
On a mis les scellés Sur le cœur entr’ouvert L’ineffable mystère Garde son secret (p. 77) Ne touchez pas l’ombre des pétales Leur seule transparence Me sépare de l’ineffable Clarté (p. 82) De l’incommunicable Plainte, de l’épouvante sans visage Dont tu cherchais le nom Ineffable Je n’ose m’approcher sinon Par le bas de la page Indigne et demandant pardon (p. 105) Et maintenant qui peut le retenir Exultante blancheur De s’en aller au cœur de l’ineffable (p. 113) Ô l’ineffable errance Je passerai sous les merles tranquilles Je cueillerai les fleurs Absolues du silence (p. 143) Ô je l’entends Mais quel ange me le dérobe Ce dernier chant de flûte Au bord de l’ineffable (p. 156)
69
Ces préoccupations fondatrices sur la précarité et l’antinomie du langage
(« Mourir en douce/Sans avoir dit un mot/De trop ») conduisent inévitable-
ment à un traitement de celui-ci sans pesanteur, à une poésie de l’haptique et
de la légèreté, le terme étant sous notre plume bien entendu dénué de tout ju-
gement péjoratif. « Quand on ouvre un livre d’Anne Perrier, on ne peut être
que frappé par le peu de matière terrestre qui assure comme le lest de chaque
poème. »130 L’on voit par l’abondance des exemples ayant trait à la nature du
dire, par le ressassement d’un même mode d’habitation de la parole « se faire
jour une interrogation sur le poids du langage »131 :
Ils avaient fait une autre terre Avec leurs yeux d’air frais Avec leurs mains égales Une terre sans mal Légère à dire (Selon La Nuit, p. 20) Et tout sera dit Le silence tombe En moi comme un fruit (Le Temps est mort, p. 75) Et passer en des mots Qui ne soient plus qu’allégement Et envol d’amandiers (La Voie nomade, p. 153) Ce chant trop lourd Je laisse à la nuit son poids d’ombre Et le reste Je le donne à l’espace Qui le donne à l’oiseau qui le donne À l’ange éblouissant (Ibid., p. 161) N’est-ce pas une préoccupation rythmique que de s’enquérir du poids de
sa parole ? La séquence qui vient d’être retranscrite est empreinte d’un rythme
d’élévation élaboré par la succession des relatives, la répétition verbale, la
gradation sémantique mais aussi par la versification. Cette élévation spirituelle
qui passe par le legs, qui n’est autre qu’un échange de « main à main », nous
oriente vers l’analyse d’un tout dernier topos, mais non des moindres : les 130 Gérard Bocholier, « Anne Perrier », in Nouvelle Revue Française, n° 574, juin 2005, p. 284. 131 Ibid., pp. 33-34.
70
mains ainsi que les autres médiations tactiles.
En effet, pour en finir avec l’intertextualité du rythme et l’étude des to-
poï dans l’œuvre d’Anne Perrier, lesquels nous ne pouvons épuiser tant la
richesse des horizons de sens est vaste, il nous reste à approfondir la mise en
parallèle de cette expérience de l’apesanteur et de l’haptique avec la séman-
tique de l’œuvre. Nous avons vu, au travers des récents exemples, comment le
poète pouvait se faire le chantre de la légèreté et brièvement comment les res-
sources rythmiques venaient ou l’exacerber ou tout bonnement l’engendrer.
Insistons désormais sur la prégnance sémantique du « tactile » dans l’œuvre et
voyons plus en détails sur quelles propriétés rythmiques elle repose.
Le développement de l’haptique auquel se livre Anne Perrier pose les ja-
lons d’une réflexion sur les liens qui unissent l’esthésie, prise comme faculté
de perception sensorielle, à la signification de l’œuvre, et inversement.
L'emploi du mot esthésis vise l'organisation du sens – en tant qu'elle résulte d'une énonciation et qu'elle contribue à produire une synthèse indissociablement perceptive [par les sens] et aperceptive [du sens par l’intellect]. Le rythme, envisagé comme organisation particulière d'une temporalité discursive, participe de cette dimension esthésique des textes.132 Les sensations (tactiles) apparaissent chez le poète comme le moyen de
création poétique par excellence ; ce sont elles qui font le poème, celui-ci étant
davantage un faire qu’un dit. D’ordre sémantique, elles se déploient au point
de toucher le lecteur par l’expression même de ces sensations à travers
l’organisation textuelle. Le poème « perrien » n’est plus seulement une réalité
sonore et visuelle, il devient par le rythme, un espace haptique. Bien des
poèmes semblent en effet prendre forme, dans leur justesse, leur rythme et leur
« dense » légèreté, par l’expérience réitérée du toucher. À la manière tâton-
nante et délicate d’un aveugle qui se meut dans l’espace ou qui distingue de
ses mains les contours d’un visage, le recours à l’haptique acquiert une dimen-
sion existentielle. Peut-être n’est-ce pas un fait si anodin que cette importance
capitale accordée par Anne Perrier au « vent mobile des visages » et à 132 Lucie Bourassa, Op. cit., p. 13.
71
l’incessant retour de cette forme humaine que l’on cerne davantage par
l’imposition des mains que par toute autre disposition visuelle : Quand je pèse la vie Je trouve dans mes mains la forme de tant de visages Pour toujours ce visage en larmes Blotti dans vos mains
Je poserai mes mains légères Sur ton beau front de solitude Et tu diras Si la brise d’été tombe plus doucement Mes mains lentement te découvrent Sous la neige oblique Tu as le visage de l’amour La spiritualité comme source d’expression poétique procède de ces
gestes maintes fois répétés au fil de l’œuvre comme une liturgie.
Les mains possèdent avant tout l’art de nous parler de la beauté du monde, de ses dons qu’elles recueillent au point d’en goûter le contact jusqu’« au bout des doigts ». Elles nous disent le pouvoir d’un être mystérieux dans lequel nous entrevoyons une figure orphique ou christique :
Devant lui Il rabattait la lumière En écartant les mains133
Ces vers en tant que métaphore de la création poétique montrent quel
traitement de faveur sera réservé aux agents corporels sensitifs, lesquels parti-
cipent d’une rythmique. La synecdoque est, par exemple, de mise pour
exprimer la multiplicité sensorielle et ses enjeux vitaux, spirituels :
Pour que j’entende Une dernière fois respirer cette terre Pendant que doucement s’écarteront de moi Les mains aimées Qui m’attachent au monde (p. 26)
Et le jour se débat
133 Jeanne-Marie Baude, Op. cit., p. 30.
72
Comme une fine abeille Entre deux doigts (p. 36) C’est tout petit qu’il faut entrer dans mon royaume Seule une tête d’enfant Peut trouver place entre mes paumes (p. 39)
Les mains aimées sont dotées d’une puissance rythmique par l’écho ren-
versé ([mC] – [èmé]) et la « symétrie » visuelle. Aussi, c’est par la force des
répétitions de tous ordres, et notamment l’hypozeuxe, que le motif est mis en
exergue au sein du poème ainsi qu’entre différents poèmes : Et moi toute déserte Les mains bien lisses bien ouvertes Vivant d’aumônes (p. 45) Mains ouvertes J’appelle la pluie J’appelle les puits Au fond de la terre (p.63) Les instances tactiles œuvrent donc à la cohérence poétique. L’on en
voudra encore pour preuve la parenté sémantique entre « l’aumône » de
l’extrait précédent et le fait de « tendre les mains » dans celui qui suit. Ci-
après, c’est à une véritable structuration du poème que se livrent les « doigts »
et « les mains ». Les uns « délivrent » la parole du sujet, les autres la « récol-
tent » :
Un par un Tu détaches mes doigts De la grappe Pensais-je que j’aurais part À la vendange ? Elle est à toi Ma part Est de tendre les mains (p. 65) La répétition lexicale (« un », « part », « est ») et bien plus encore le
magma consonantique occlusif [p], [t], [d] confèrent du poids à la légèreté
de la parole qui tombe (sur la page), laquelle est du reste allitération du sujet
[j]. Notons encore la plaisante ambiguïté de ces vers : « Elle est à toi/Ma
73
part/Est de tendre les mains ». « Ma part » est d’abord perçu comme complé-
ment d’objet direct avant de devenir le sujet de la phrase suivante.
Pour conclure sur la question des topoï, nous souhaitons laisser la parole
à Anne Perrier qui la profère si bien. Il est en effet un poème que nous vou-
drions retranscrire ici tant il semble invoquer à lui seul et avec bonheur
l’ensemble des éléments qui ont été mis au jour au cours de cette analyse in-
tertextuelle du rythme : Je vis pour ce qui n’a de poids De couleur ni de prix L’insensible douceur De tes mains Ton visage aux chemins Interdits Ton silence qui me détruit Le cœur Ta lumière comme un bandeau Sur les yeux Eux disent que c’est folie Moi je dis c’est l’amour Ainsi soit-il Nous insistons sur le fait que les éléments avancés au cours de cette par-
tie ne constituent qu’une base exemplaire du déploiement des topoï, nous ne
prétendons nullement à l’exhaustivité ni dans le recensement de ceux-ci ni
dans la retranscription des exemples qui les illustrent ; la profusion des mani-
festations nous a souvent obligé d’en laisser un certain nombre de côté et ce,
en dépit de leur pertinence. Ainsi, ce qui a été ici mis au jour au fil de ces
pages ne consiste qu’en quelques tendances appuyées. Et, quitte à parler de
tendances, il en est encore d’autres sur lesquelles nous avons souhaité insister
de manière autonome, raison pour laquelle elles feront l’objet d’un nouveau
sous-chapitre.
C. DE QUELQUES CONSTANTES RYTHMIQUES SUPPLEMENTAIRES
DANS L’ŒUVRE « PERRIENNE »
Je porte en moi comme le plomb
74
La mortelle contradiction D’être et de n’être pas Au monde
1. ANTITHESES ET OXYMORES
Plus d’une fois au cours de cette étude, nous avons été amené à souli-
gner l’importance de l’expression du paradoxe comme phénomène rythmique
au point que la multiplicité des cas de figure nous intimait fortement d’y reve-
nir afin le traiter pour lui seul. Nous le ferons au travers de deux figures fort
similaires que sont l’antithèse et l’oxymore.
L’antithèse consiste « à jouer sur les contrastes, et à les exprimer par des
tournures compactes et bipolaires » tandis que l’oxymore « est une forme
d’antithèse ludique et paradoxale, qui soude en deux des unités de sens théori-
quement incompatibles »134.
L’antithèse comprise dans le poème placé en exergue fait directement
écho à l’antinomie cruciale sur laquelle nous avons abondamment insisté aux
points précédents et plus particulièrement lors de l’exégèse du tout premier
poème en tête de ce chapitre. La « contradiction mortelle » que le poète
évoque siège en effet au centre de son expérience scripturale ; elle aménage un
topos que nous n’avons traité que de manière périphérique à la faveur des
autres tant il est l’enjeu élémentaire et préalable de toute création poétique. Pour la terre nul intérêt Que je vive ou je meure (p. 56)
C’est un effort synthétique que nous livre Anne Perrier quand elle en ar-
rive, par aphorisme et avec grande lucidité, à de telles considérations sur la
nature de sa propre habitation poétique. Laquelle lucidité explique sans doute
son intérêt pour l’emploi généralisé de figures (de style) qui développent les
antinomies du sujet et cristallisent ses contradictions.
134 Henri Suhamy, Op. cit., pp. 76-77.
75
La vie la mort Égales jouent à la marelle Et moi captive libre j’erre au bord De longs jours parallèles (p. 136) Il y a du/des parallélisme(s) dans cette séquence. La coexistence des
termes « Égales », « parallèles » contribue à l’établissement d’une analogie au
départ d’une antithèse. « La vie » et « la mort » qui sont a priori des entités
antinomiques sont juxtaposées et par-là même mises en relation formellement
et sémantiquement. Parallélisme aussi entre les deux formules antithétiques de
la séquence : « captive libre » n’est que seconde occurrence de la formule « La
vie la mort » avec laquelle elle entre en résonnance. Sémantiquement, anti-
thèse et oxymore vont dans le même sens à la manière de droites
« parallèles » ; les deux figures expriment en effet une même idée par le biais
d’un chiasme, tierce figure qui renforce les expressions analogues :
La vie la mort
Captive libre
Et la disposition rimique de la séquence n’est qu’exacerbation du paral-
lélisme tant la rime croisée force à mettre en rapport les vers touchés par la
contradiction. La tentative de dialectique entre les entités antithétiques appa-
raît bel et bien comme une constante dans l’œuvre d’Anne Perrier. Dans cet
exemple, les deux constituants qui tissent l’antithèse (Ô vie/Ô mort) sont con-
tenus dans la triple manifestation anaphorique qui les synthétise ; le rythme
émane de l’épitrochasme135 :
Maintenant que dirais-je ? La joie en moi Monte comme la mer Ô vie Ô mort Ô bien aimées (p. 67)
135 « Suite de termes brefs, dans une structure à éléments de même rang (juxtaposés ou coordon-nés) », Catherine Fromilhague, Op. cit., p. 25.
76
Notons en sus de la présence de l’anaphore que l’augmentation du vo-
lume syllabique dans le vers ultime à quelque chose d’analogique avec cette
« joie » qui « monte comme la mer ».
Les pulsions contradictoires à l’origine de l’écriture constituent la ma-
tière brute du poème dont certains ne sont bâtis que sur la tournure de
l’antithèse. Le poème qui suit alterne le paradigme rythmique et ladite figure
de style afin de mettre en forme une tension poétique. Le moule syntaxique,
ou parataxique en l’occurrence, de l’antithèse multiplie – dédouble – en effet
l’accentuation de groupe dans chaque vers qu’elle affecte et à plus forte raison
dans le poème. Notons par surcroit la présence de rimes plates qui, couplées à
l’antithèse, instiguent dans la première strophe et en fin de seconde un rythme
quaternaire interne par le déploiement de deux vers « bipolaires » entre chaque
paradigme :
Sur mes genoux je berce le soleil Lui grand moi si petite Lui tout brillant moi l’anthracite Je berce le soleil Lui feu moi glace Lui l’océan moi l’eau qui passe Sur mes genoux je berce le soleil Lui riche et moi pauvresse Lui abondance et moi sécheresse Je berce le soleil Je lui dis les mots d’une mère Qui ne suit que son cœur Et tous ces riens miettes misères Lui sont miel et douceur Ô lourd été je tiens mon enfant sans pareil Lui plénitude moi désaccord Lui rouge vie et moi la mort Sur mes genoux je berce le soleil La tension qui pèse généralement sur la syntaxe, comme nous avons pu
le démontrer auparavant, s’accroit davantage ici par les marques et les figures
rythmiques que sont l’antithèse, le paradigme, les rimes, l’anaphore, les asso-
nances, les allitérations, etc. La dialectique du poème entre l’astre, grand
dispensateur de vie terrestre, et l’individu accablé dans une mort symbolique
77
est figurée explicitement par le verbe pivot et pilier « je berce » maintes fois
répété. L’antithèse n’est autre en effet que ce basculement d’une réalité vers
son contraire. Le traitement de la mobilité dans l’antinomie par l’usage de
l’antithèse est encore une fois très prégnant dans l’exemple suivant :
Et ma vie maintenant la voilà Fruit vert fruit suspendu Entre deux branches Impatient d'un poids Qui le fera choir Sur la terre promise Cherchant le feu cherchant le froid Guettant la brise Qui l'emportera Oh ! ne serait-ce de ta puisée Dans le torrent de l'Amour Que lui vient chaque jour Sa part de rosée Un premier vers reprend par une formule synthétique la totalité de la
prolifération poétique qui la suit et établit une analogie entre la vie et un
« fruit » : le poème déploie une répétition lexicale du mot « fruit » et lui im-
pose une mobilité. Dans le signifiant « Fruit vert fruit suspendu » se profile
l’expression du signifié : le fruit est soumis aux aléas environnementaux et ba-
lance, dans l’expectative, « entre deux branches ». La répétition lexicale en
appelant une autre, la condition du « fruit » comme métaphore de la vie ter-
restre entre en parallèle avec la superbe antithèse (le paradoxe fondamental)
« Cherchant le feu cherchant le froid » que l’alinéa, souvent si prompt à la
scission, laisse cette fois volontairement entière au sein du vers pour en souli-
gner la dialectique mais bien davantage encore la force prosodique. La
formule antithétique constitue en effet un paradigme rythmique, un métavo-
cable dont les termes opposés soumis à la variation sont des monosyllabiques
très proches phonétiquement (feu – froid). La vie, à l’instar du fruit sur son
arbre, est livrée à ce destin incertain dont toute tentative d’appréhension tâ-
tonne inévitablement. L’expérience d’écriture est ce tâtonnement. L’antinomie
s’exprime encore dans la présence de deux strophes qui, si elles ont pour ob-
78
jet/sujet l’évocation d’un même fruit, le font selon des modalités différentes :
la première figure la possible autonomie après la chute, la seconde la dépen-
dance « arboricole » qui la précède. Formellement, l’opposition entre ces deux
voies antithétiques s’exprime d’une part par le volume strophique (la première
vaut pour plus du double de la seconde) et d’autre part par l’usage des rimes
embrassées dans la seconde et l’absence de véritable cohérence rimique dans
la première, qui semble plutôt assonancée. Au caractère anarchique des élé-
ments naturels auquel le fruit est en proie répond un geste humain méthodique
qui calme et rassure en ce qu’il instille de vital : l’amour.
Si l’antithèse concerne la juxtaposition immédiate de deux notions con-
traires et la plupart du temps selon une même structure rythmique et
syntaxique, elle touche également les constituants différents d’un même syn-
tagme :
Dans ton abîme La plus brulante étoile Te glaçait
L’opposition sémantique radicale entre le groupe sujet et le groupe ver-
bal est par surcroit marquée par l’alinéa qui en fait deux vers distincts dans la
progression du poème. Dans cet autre exemple, l’antithèse touche tous les
constituants des syntagmes impliqués ; le complément circonstanciel initial et
le verbe évoquent une densité sonore, le complément d’objet direct l’absence
de bruit. Encore une fois, l’alinéa vient faire la part des choses :
Au fond du chant j’écoute Le silence L’antithèse se déploie dans cet autre extrait au travers des syntagmes,
des compléments que le verbe unit par sa fonction de pivot :
Cette lumière au bout du champ Serait-ce l’ombre ardente D’une main qui se tend Le sujet « cette lumière » est ainsi opposé au complément d’objet direct
79
« l’ombre ardente » par le détour du verbe que les deux groupes syntaxiques
ont en commun. Aussi, le complément d’objet n’est autre qu’un oxymore : le
substantif « ombre » est en effet relié au champ sémantique de l’obscurité et
l’adjectif « ardente » à celui de la lumière et du feu.
À la faveur de ces quelques exemples, force est bien de reconnaître que
le paradoxe est omniprésent dans l’œuvre qui nous occupe au point de toucher
l’ensemble des niveaux linguistiques : lexical (opposition sémantique), proso-
dique (par les similitudes phonétiques), syntaxique (par l’identité des moules,
les paradigmes, etc.) et a fortiori accentuel. Anne Perrier lui confère égale-
ment un rôle structurel ; strophique et systémique dans l’ordonnancement du
poème. Loin de ne constituer qu’une formule d’appoint, l’antithèse témoigne
donc de la logique et de la motivation d’une écriture jusqu’à en devenir le
fondement créateur au propre comme au figuré.
Il est d’autres constantes au moins aussi marquées dans l’œuvre que le
recours à l’antithèse et l’oxymore et dont la dimension rythmique est tout aus-
si importante.
2. ÉPIZEUXES, HYPOZEUXES, REDUPLICATIONS GRAMMATICALES ET ENUMERA-
TIONS
L’épizeuxe ou réduplication se définit comme répétition « dans le même
membre de phrase [de] quelques mots d’un intérêt plus mar-
qué (Fontanier) » 136 . L’hypozeuxe désigne quant à lui « un parallélisme
appuyé de groupes syntaxiques le plus souvent juxtaposés [ou encore] la re-
prise du même patron syntaxique »137. Ces deux figures se manifestent très
fréquemment dans l’écriture d’Anne Perrier comme nous avons déjà pu le
faire sentir dans les pages qui précèdent. En effet, lorsque l’épizeuxe ou
l’hypozeuxe consistent en une simple reprise syntaxique ou lexicale, elle
s’assimile soit au paradigme rythmique soit à la dyade répétitive et s’investit
136 Catherine Fromilhague, Op. cit., p. 26. 137 Ibid.
80
toujours des effets les plus variés dont certains ont déjà pu être recensés. La
répétition d’un même moule syntaxique dévoile par exemple une volonté de
reformulation du propos dans une quête de justesse sémantique qui témoigne
du tâtonnement de la création. Il s’agit d’un effet délibéré de force discursive,
de convergence à la fois rhétorique et poétique ; rhétorique car l’assertion s’en
trouve « argumentativement » appuyée et poétique car elle en devient lyrique :
Donner aux mots Une nouvelle naissance Une douce innocence À l’orée du cœur (p. 58) Si le temps me touche Si la mort m’arrête Alors que ce soit D’un doigt éblouissant (p. 152)
Le canevas [déterminant – adjectif – substantif] est répété, enrichi par la
rime et l’isosyllabisme (6). Même procédé dans le second exemple ; il y a re-
prise de la suite [conjonction – déterminant – substantif – pronom – verbe]
appuyé par l’isosyllabisme (5). Ci-après, la répétition adverbiale (épizeuxe)
relative au temps insiste précisément sur la durée des actions entreprises (ou
non). Elle exprime du point de vue du signifiant quelque perception tempo-
relle exprimée par le signifié puisque la répétition allonge de fait la durée
phrastique : Nous parlerons longtemps longtemps (p. 89) Jamais jamais ne fut brisé L’arc de la distance (p. 95) Mais l’épizeuxe touche toutes les instances lexicales :
Léger léger Sur le front de la mer (p. 177) Et très souvent les éléments verbaux. La force de la répétition d’un
verbe d’action couplé à l’interjection est instigatrice de tensions et de mouve-
81
ments :
Toucher ici le cœur du jour Et s’arrêter ô s’arrêter Si l’on pouvait (p. 194) Et les mots tombent sur la page Tombent comme des larves Mortes (p. 211)
Lumineux tournesols sans paupière Ne laissez pas ne laissez pas l’amour Repasser la rivière (p. 83) La répétition immédiate d’un ordre catégorique est source de tension et
révèle du même coup l’enjeu existentiel qui y sous-tend (fonction émotive).
L’épizeuxe confère au texte son « expressivité ». Notons que cet extrait isolé
figure dans une séquence extrêmement affectée par la répétition (interjection,
homéoptote), l’énumération et le paradigme rythmique (hypozeuxe) final :
Ô vigne ô fleur de lait Ensorcelez l’abeille Luzerne et serpolet Pampres et treilles Et vous gardiens du jour Lumineux tournesols sans paupière Ne laissez pas ne laissez pas l’amour Repasser la rivière Retenez-le couleur d’été Couleur d’automne
Si la reprise simple est une structure choyée dans l’œuvre d’Anne Per-
rier, en raison probablement de la largesse de ses effets sémantiques et de ses
accointances avec d’autres figures telles que la synecdoque, l’antithèse (« Ce-
faux deviendre vrai/Ce bas deviendra haut », p. 37), le polyptote, etc., le
déploiement de plusieurs constituants l’est tout autant et joue très souvent
avec les mêmes figures pour une finalité identique. Dans le cas présent, il
s’agit d’une reprise morpho-sémantique basée sur l’anaphore (« nulle » -
« nul ») et sur la synonymie (« demeure » - « âtre » - « abri ») :
82
Nulle demeure au bout du jour Nul âtre nul abri (p. 220)
La structure axée sur la répétition adverbiale double exposée ci-dessus
revient aussi sous un aspect triadique. L’épizeuxe insiste toujours sur la caté-
gorisation sémantique de l’adverbe comme la négation (1) ou la durée (2) :
Il n’y a plus de traces Qui peut me montrer le chemin Je marche et le temps passe Une voix dit rien rien rien (p. 53) Je cherche le chemin qui dure Toujours toujours toujours (p. 152)
Sur le plan lexical ces figures ouvrent le champ à la modulation dans le
passage du premier au second des termes qu’elles mettent en rapport par une
variation partielle. Elles sont donc de fort bon aloi pour formuler par divers
procédés une double caractérisation d’un même objet ou d’une même idée (1,
2, 3 avec force prosodique) ou encore un changement d’état (4 avec homéop-
tote) :
Je chante le très pauvre le très doux amour Qui m’a rompu le cœur (p. 57) Ramier bleu ramier blanc Gorge gonflée du chant (p. 193) Bienheureux ceux qui pleurent Mais qu’il est lent qu’il est loin Le ciel promis à tant de larmes (p. 202)
Je m’en irais dormir au fond des giroflées Dormir mourir Dans le balancement des âges (p. 197)
Il est de ces constantes auxquelles donnent lieu la singularité d’une écri-
ture ; évoquons pour ne citer qu’elle la récurrente triade épithétique
flaubertienne. Chez Anne Perrier, les figures et leurs effets que nous venons
d’inventorier tirent vers ce que l’on pourrait appeler d’une part une réduplica-
83
tion grammaticale et d’autre part l’énumération.
La réduplication grammaticale :
Nous entendons d’abord par réduplication grammaticale l’habitude de
l’auteur à multiplier, à juxtaposer dans la suite discursive des éléments gram-
maticaux de même fonction mais cependant approximatifs voire différents du
point de vue lexical et sémantique (variation, modulation, reformulation). Il ne
s’agit pas de parataxe puisque les constituants répétés entretiennent bel et bien
une relation syntaxique avec ceux dont ils dépendent. Ainsi :
Inutile de me distraire Avec vos danses vos castagnettes Le vent ne me rapporte que bruits d’ossements (p. 201) N’y a-t-il pas quelque part cette nuit Une étoile qui meurt Un monde de bonheur Possible auquel on n’a pas assez cru (p. 26) Oh ! quel vent quel soleil Dans la nuit renversa (p. 81) Si les ombres sur le chemin Si les tristesses n’étaient rien (p. 154) La réduplication grammaticale exploite donc à loisir la largesse des rela-
tions sémantiques (parenté, superposition, synonymie, etc.). Dans le premier
exemple, le lexème « chaussures » s’impose en tant qu’hypéronyme vis-à-vis
de « sandales » tandis que dans le second il s’agit d’une parenté sémantique :
Pour aller jusqu’au bout du temps Quelles chaussures quelles sandales d’air (p. 149) Ô mort un jour enfin Tu briseras ce voile ce rideau d’arbre (p. 38) La réduplication grammaticale apparaît encore comme une formule pri-
vilégiée pour déployer une antithèse. Dans l’exemple suivant, les figures se
superposent. L’homéoptote antithétique exprime un changement d’état :
84
Au fond des millénaires C’est ici qu’ils vécurent moururent Les yeux pleins de rêves (p. 127)
Là, la réduplication grammaticale qui forme l’antithèse relaie
l’hypozeuxe et suscite un tiraillement certain : Ici les mains trop pleines Là-bas les mains trop vides Entre les deux l’amour la mort se battent (p. 200) Le bon sens nous oblige à nous attarder sur la densité d’une si courte sé-
quence : les deux premiers vers forment un métavocable (un paradigme
rythmique, un hypozeuxe) qui développe une antithèse, ou qui développerait
pour être plus précis une thèse et une antithèse. Le troisième vers dans lequel
la réduplication grammaticale se trouve ferait office de synthèse, qui réex-
prime autrement les prémisses dont elle découle. Chacun des termes
antithétiques juxtaposés au vers trois est en effet rattachable à l’une des pré-
misses de l’hypozeuxe. Qui plus est, le sémantisme de l’« entre d’eux » et du
verbe « se battent » insiste sur les deux pôles antithétiques. Les deux figures
rythmiques « dialoguent », débattent donc entre elles, se font écho, tout
comme l’oxymore répondait à l’antithèse au point précédent (cf. p. 74). Mais
la figure privilégie aussi très volontiers le polyptote pour produire l’effet
d’une reformulation ou susciter des corrélations par la variation pronominale :
Nourris de silence Gorgés d’ombre Les astres se ressemblent me ressemblent (p. 25) Tu t’éloignes tu pars Le premier sous les arbres bleus Que tu disais que nous disions Heureux (p. 92)
L’énumération :
L’énumération quant à elle peut être définie comme une figure de cons-
85
truction « fondée sur une suite de termes ou de syntagmes homofonctionnels
qui tous désignent des éléments d’un même ensemble référentiel »138. Cette
répétition à la fois structurelle et sémantique est une figure importante dans la
poétique d’Anne Perrier.
Elle est aussi utilisée pour sa capacité à produire un effet
d’abondance quand elle mêle notamment l’épizeuxe à l’homogénéité séman-
tique des constituants (arbres et fleurs) :
Quand c’est l’amour Pommiers pommiers et roses Ô simples cerisiers (p. 82) Maintenant je le sais Ce sont les mille pluies Les vents errants les brumes Ce sont les bourrasques de larmes Le feu le froid Toute la houle des saisons (p. 219) L’énumération dont la cohérence sémantique est immédiatement perçue
(« pluies », « vents », « brumes », « bourrasques », « houle ») voit sa cohé-
rence formelle accrue (l’« homofonctionnalité » des constituants) par le retour
anaphorique du « pivot central »139 mais encore par la présence de l’antithèse ;
la juxtaposition de deux constituants antithétiques en son milieu. Par là même,
force est de constater que la figure de l’antithèse se couple à toutes les autres
figures rythmiques que nous avons jugé bon de passer en revue.
L’énumération tolère sans aucune difficulté l’incise d’un complément
entre les constituants :
Oh ! Les clartés les soleils Les braises de l’enfance Et tout au bout de nos prairies Les anges lumineux des rivières (p. 94) Le complément circonstanciel de temps intégré par conjonction permet
de clore l’énumération avec un ultime constituant.
138 Madeleine Frédéric, Op. cit., p. 130. 139 Ibid., p. 133.
86
La structure est très fréquemment à l’origine d’un effet d’accumulation
au départ d’une « formule synthétique »140 (en caractères gras) qui vise à con-
tenir l’ensemble des constituants qui s’y rapportent : J’emporterais si peu de choses Quelques visages le ciel d’été Une rose ouverte Et la vie c’est cela Une ombre qui s’allonge sur le seuil Une cour abritée de hauts tilleuls Le miel en fleur et les abeilles mortes Une main qui frappe à la porte (p. 27)
C’est cette formule synthétique qui confère une unité au caractère appa-
remment disparate des constituants. L’on remarque que l’absence de
ponctuation est palliée par l’alinéa qui s’impose d’abord là où le double point
serait de rigueur à la fin de la formule synthétique, puis à la place de la virgule
entre chaque terme de l’énumération, partiellement pour le premier extrait et
tout à fait pour le second. Dans celui-ci, chaque vers égale un constituant ; il
s’en dégage comme un effet de liste. La figure énumérative compte par ail-
leurs des moules syntaxiques identiques (hypozeuxe) qui la renforcent
rythmiquement : « Une ombre qui s’allonge sur le seuil » - « Une main qui
frappe à la porte ». À ce titre, « seuil » et « porte » ne sont autres que des pa-
rents sémantiques dans le sens où « porte » est l’hyperonyme de « seuil ».
L’énumération peut aussi rassembler des « réalités » hétéroclites, « don-
nées concrètes et entités abstraites »141, pour accroitre la fonction poétique du
propos : Un corps En terre prend si peu de place Pour un mort Il suffit de ce bref espace Margé de bois Là tiennent les mains les bras Tous les rêves étroits
140 Ibid. 141 Ibid.
87
Et cette verte immensité L’Éternité (p. 40)
L’entrée en énumération se fait par une formule synthétique « Là tien-
nent » qui est elle-même anaphorique puisqu’elle rappelle « ce bref
espace/Margé de bois ». La formule laisse ensuite la place à une relation sy-
necdochique (« les mains les bras ») puis incline vers des évocations de plus
en plus abstraites et métaphysiques. Le constituant intermédiaire « Tous les
rêves étroits » semble garder un certain ancrage « concret » qui peu à peu
s’amenuise : le terme « étroit » rappelant encore l’exiguïté du cercueil. La
« verte immensité » semble quant à elle renvoyer au jardin paradisiaque.
Chaque constituant de l’énumération serait ainsi à l’origine d’une progression
spirituelle, serait un pas de plus vers Dieu (« L’Éternité ») et le rythme énumé-
ratif métaphoriserait l’ascension vers Lui.
Comme il est des poèmes uniquement fondés sur la figure de l’antithèse
(cf. p. 76), il en est aussi qui ne reposent que sur l’énumération (avec anaphore
en prime) :
Ce là-bas Ce chant cette aube Cet envol de ramiers Cet horizon comme un jardin Qui repose dans la lumière Et les aromates (p. 157) Un autre phénomène ayant trait à l’interface forme-sens apparaît encore
comme constante rythmique, nous le reprenons sous le concept d’« hyperbole
formelle ».
3. L’« HYPERBOLE FORMELLE » : UN PRINCIPE DE SIGNIFIANCE
« L’hyperbole est une figure de style qui consiste à exprimer de façon
exagérée une idée ou un sentiment. Elle est souvent utilisée pour produire une
88
forte impression ou pour insister sur un point. »142
Nous entendrons par hyperbole formelle l’exagération de l’idée conte-
nue dans un vers par le seul moyen de son ordonnancement formel/visuel
(blanc, alinéa, rejet et contre-rejet) ou phonétique ; soit la performativité du
vers. Il s’agit bel et bien d’un procédé rythmique tant la forme agit comme
principe de signifiance et que l’organisation, « l’enchainement » des vers pro-
pose « un rapport du sujet au monde. »143
Une corrélation peut-être établie entre l’énumération dont nous venons
de détailler les effets et l’hyperbole formelle. Dans le poème qui suit, leur si-
multanéité contribue à marquer l’effet de chute :
Si nous devons tomber Que ce soit d’une même chute Étincelants Et brefs comme l’oiseau L’arbre La foudre (p. 158)
L’énumération, déployée bien davantage sur le plan vertical et non selon
l’effet de linéarité, d’horizontalité qu’elle pourrait instiguer, insiste visuelle-
ment et accentuellement sur l’expression de la chute. Les deux derniers
vocables qui s’assimilent aux deux derniers vers « tombent » littéralement sur
la page et les pauses accentuelles que l’alinéa implique métaphorise à la fois la
chute et la brièveté (par la concision des constituants « isolés » dans chacun
des deux derniers vers : épitrochasme) de/dans la parole. Le poème, en tant
qu’acte de langage, accompli donc ce qu’il dit au moment même où il le dit.
Moi tige tremblante Entre deux mondes Avec ce peu De forces qu’il me reste Je tire sur mes racines (p. 89)
142 Office québéquois de la langue française. Banque de dépannage linguistique, 2002, http://66.46.185.79/bdl/gabarit_bdl.asp?T1=hyperbole&T3.x=0&T3.y=0, consulté le 10 avril 2011. 143 Daniel Guillaume, Op. cit., p. 230.
89
Ces vers ont une valeur performative exemplaire, puisqu’ils accomplissent exactement ce qu’ils disent : écrits après la mort de Cristovam Pavia, sous l’effet du désir de réduire la distance entre terre et ciel, ils réalisent concrètement la tension vers l’infini et l’ancrage dans le sol, grâce au jeu des sonorités – quelle force dans les i ! – et l’étirement des vers, dont on a l’impression qu’ils vont se rompre quand a lieu l’enjambement avec si « peu/De forces ».144
En rompant de cette façon le syntagme nominal, la forme versifiée in-
siste sur la faiblesse du locuteur dont l’expression de la parole est difficile ;
l’évocation de la perte et de l’accablante douleur qui l’accompagne est exa-
cerbée par la structure versifiée du poème. C’est une pause obligée qui
symbolise le souffle de la parole du sujet-parlant. Le ressenti à l’origine de la
création poétique prend forme dans un agencement hyperbolique. Ce phéno-
mène, nous l’avons déjà mis au jour lorsque nous nous sommes penché sur ces
vers « Je vous saisis et mes doigts ne se ferment/Que sur des ombres » en y in-
sistant sur l’effet de clausule et d’isolement dont ils étaient empreints. Cette
manière d’agir performativement sur la facture même du poème est récurrente
chez Anne Perrier.
Pout tout bagage Pour tout péage Cet air de flûte qui chancelle d’un silence A l’Autre (p. 159)
L’« entre-vers »145 (« d’un silence/A l’Autre ») qui s’esquisse à la clau-
sule de ce poème exprime avec force la condition de l’altérité. Le rejet
exacerbe le rapport de l’un à l’Autre et le vide fondateur qui les sépare. C’est
bel et bien le silence qui se propage entre l’avant-dernier et le dernier vers. La
poésie d’Anne Perrier œuvre « à la création d’une issue, d’une ouverture dans
ce rapport de l’homme et du monde configuré vers à vers : la liberté de
l’articulation se pose aussi comme recherche d’une respiration [comme dans
l’avant-dernier exemple], d’une altérité [telle qu’exprimée ci-dessus] dans
144 Jeanne-Marie Baude, Op. cit., p. 134. 145 Daniel Guillaume, Op. cit., p. 229.
90
l’espace que signifient les poèmes. »146 D’un simple rejet, la facture du poème
permet rythmiquement de suggérer un mouvement :
Mon cœur comme la mer Se retire Est-ce midi Minuit ? L’heure pleine de feuilles mortes Plie (p. 90)
Le verbe se retire à l’instar de la mer ; il est rejeté au vers suivant.
L’entre-vers exprime donc pleinement ce retrait par le biais de l’alinéa. Plus
bas, le vers trop lourd d’un poids qu’il ne plus supporter « plie ». Notons en-
core que l’ellipse « Est-ce midi/Minuit ? » à forte tendance zeugmatique
accentue la « mise en mouvement » du poème.
Laissez dormir les heures Le temps n’est plus à prendre La mort s’impatiente d’attendre Sous la pluie que je meure Chaque matin je suis cette ombre Qui se délivre d’elle-même Et danse à la froide fontaine De son double à ses pieds puis retombe (p. 136)147
La clôture du poème ménage par le blanc typographique un espace con-
sidérable (un « décrochement »148 ou « décrochage »149) qui pourrait être
interprété comme procédé dilatoire (accentuel, graphique et sémantique)
puisque c’est précisément sur la sensation de langueur que s’appesantit le
poème. L’adverbe de temps qui suit immédiatement ce blanc accentue
l’intervalle temporel. Aussi, le verbe qui « tombe » en toute fin de poème
marque précisément une « chute » rythmique. Le blanc n’est ni silence ni vide,
il est espace structurel, il dynamise « la page dans le sens de la lecture, vers le 146 Ibid., p. 232. 147 Signalons que cet espace varie d’une édition à l’autre : il est nettement plus conséquent dans les éditions originelles que dans l’anthologie sur laquelle nous avons travaillé. 148 Jacques Dürrenmatt, Stylistique de la poésie, Paris, Belin, coll. « Atouts Lettres », 2005, p. 138. 149 Daniel Guillaume, Op. cit., p. 337.
91
bas et vers la droite, comme pour que le texte prolonge en continu le mouve-
ment qui le porte »150.
Il y a encore, dans le rejet de la relative au vers six, cette volonté de dé-
livrance, d’affranchissement de la subordonnée vis-à-vis de sa principale et
enfin dans la séparation entre le vers trois et quatre l’évocation une nouvelle
fois de l’attente. Le rejet agit là aussi en tant que procédé dilatoire.
Je parle tout le jour Avec les coquillages le corail blanc De la mort et je joue A me perdre dans les étangs Plein d’iris jaunes de grenouilles Bulbeuses
Qui me reconnaîtrait Dans cette vase où grouillent Tous mes rêves défaits (p. 137) Le décrochage insiste sur la dissimulation de l’être et marque une rup-
ture (un palier visuel). Il s’agit d’une démarcation strophique : il y a tension
entre agencement strophique et système rimique. L’on pourrait aussi y déceler
une antithèse d’ordre formel tant le blanc, le « silence figuré comme élan por-
teur de la page »151 s’oppose au « je parle » qui amorce le poème. La parole
(les caractères typographiques, le « noir » de la page) et le silence (le blanc, le
vide structurel) illustrent le dynamisme du discours, son rythme.
Le dynamisme poétique est également porté par la variation des carac-
tères typographiques, lesquels forment une systématique.
4. LES ITALIQUES COMME MARQUE ENONCIATIVE
Nous traiterons dans ce dernier point l’usage singulier des italiques
comme moyen « délégatif » de la voix du poète. La théorie de la polyphonie
telle que l’emprunte Oswald Ducrot à Mikhaïl Bakhtine insiste sur la multipli-
cité des instances de parole au sein du discours. Le linguiste distingue le
150 Ibid. 151 Ibid., p. 340.
92
« sujet-parlant » (le sujet empirique qui profère un discours) du « locuteur »
perçu comme une instance discursive qui émet un acte de parole, qui prend en
charge le discours dans la « comédie illocutoire » et enfin la possibilité pour
celui-ci de léguer la parole à quelque « énonciateur » ; le locuteur marque dès
lors linguistiquement qu’il reprend le propos d’autrui (qu’il l’assume ou s’en
distancie)152. Anne Perrier adopte ce procédé polyphonique dans certains de
ces poèmes en ce sens que son locuteur cède de temps à autre la parole à un
énonciateur féminin. Ce procédé est marqué typographiquement par le recours
systématique aux italiques :
Le vide par moi Se consume Vos larmes je les change En rubis Vos cris En étincelles Mes bienheureux Dit-elle Je suis la gardienne Du feu (p. 72)
Je suis l’été Dit-elle encore Plantez vos tentes Sur mes bords Je coule à vos pieds Soleil liquide ou vin doré Celui qui m’a goûtée Fleurira (p. 74) Aucun n’est pur Dit-elle doucement Venez à moi Dans vos cœurs de semaine J’ai les mains pleines De paix Mes bien-aimés Moi qui suis digne Je vous fais dignes (p. 76) Linguistiquement, la polyphonie est repérable par la marque de
152 Les instances énonciatives sont définies dans Oswald Ducrot et al., Les mots du discours, Paris, Les Editions de Minuit, 1980.
93
l’énonciateur : le verbe qui pose un acte locutoire et qui instaure une dissocia-
tion d’avec le « je » initial de l’énonciation. Il s’agit toujours de la même
marque illocutoire (« dit-elle ») qui est exprimée selon diverses valeurs mo-
dales portant sur l’acte en lui-même par adjonction adverbiale. Ces poèmes
ont valeur performative et insistent sur la façon dont l’Autre « joue un rôle es-
sentiel dans la constitution du moi »153 :
Vos larmes je les change En rubis Vos cris En étincelles Celui qui m’a goûtée Fleurira Moi qui suis digne Je vous fais dignes La question de l’altérité est ainsi une nouvelle fois exprimée par
l’entremise de ce nouvel indice rythmique qu’est la polyphonie ; elle constitue
une singularité supplémentaire de l’œuvre d’Anne Perrier tant ces délégations
subjectives nous apparaissent si peu fréquentes en poésie. Elle est du reste
perçue par Bakhtine comme « foncièrement monophonique. »154
153 Laurent Jenny, « Dialogisme et polyphonie », Genève, Ambroise Barras, 2003 [En ligne] http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/dialogisme/dpintegr.html, consulté le 28 avril 2011. 154 Ibid.
94
CONCLUSION
Ce qui fait [...] le prix d'une parole n'est pas la certitude qu'en s'imposant, elle marque mais bien au contraire le manque, le gouffre, l'incertitude contre lesquels elle se débat.
Edmond Jabès
Notre analyse à la fois ponctuelle et transversale de l’œuvre d’Anne Perrier
aura permis d’avancer un petit nombre de conjectures qui témoignent une fois de
plus de l’intérêt heuristique du rythme et de son apport indispensable à toute
tentative d’herméneutique contemporaine. La mise au jour de la multiplicité et
l’abondance des marques rythmiques, de la singularité sans cesse inédite de leurs
manifestations dans l’œuvre d’Anne Perrier nous a incité à poser le rythme
comme élément cardinal du langage et à l’appréhender comme « point de
capiton » du sujet dans et par son discours à l’instar d’Henri Meschonnic et de ses
nombreux continuateurs. Souligner de cette façon la portée anthropologique du
rythme, c’était d’abord et avant tout mettre en avant le réaménagement de sa
définition tel qu’il a été amorcé bien avant nous par de nombreux intellectuels
auxquels nous avons emprunté les cadres théoriques, comme ont pu aisément en
témoigner nos références. Ainsi, dans le premier chapitre de cette étude, nous
avons pensé le rythme non pas comme simple tension binaire mais comme un
95
phénomène de convergences de marques linguistiques d’ordre accentuel,
prosodique, syntaxique et lexical. Et, s’intéressant davantage au déploiement du
rythme en poésie, nous y avons adjoint les principes graphiques et structurels qui
lui sont propres tels que la singularité d’une ponctuation, l’accentuation
typographique ainsi que l’ensemble des conséquences du versus et de la strophe.
Aussi, reprenant encore Meschonnic suivi de Riffaterre, nous avons insisté sur la
manière dont le rythme participait pleinement du sens du discours et par
conséquent du sens de toute œuvre littéraire par le biais du concept de signifiance.
L'enjeu était d'abord d’exposer la pluralité accentuelle du français en
rappelant qu’au-delà de l'accent rythmique (qui consiste en une accentuation
tonique portant sur la dernière syllabe d'un groupe rythmique) se déployaient
d'autres processus accentuels tels que l’accent d’attaque (qui agit comme principe
de démarcation syntaxique en accentuant certaines initiales de groupes
rythmiques), l'accent prosodique (portant sur les différents phonèmes répétés et
constitutifs d’une « série » phonétique) et le contre-accent (qui fonde une
dialectique accentuelle dans la mesure où il se définit comme succession
immédiate de deux accents quelle que soit leur nature). Le lien entre accentuation
et syntaxe a ensuite été traité à la faveur de la notion de paradigme rythmique, qui
consiste en une répétition de structures syllabo-accentuelles identiques au sein du
poème voire de l’œuvre et qui incline très fréquemment et très logiquement vers
des analogies syntaxiques. Mais bien davantage qu’une pure approche théorique
dénuée de tout ancrage pragmatique, c’est bel et bien une confrontation directe
avec l’œuvre d’Anne Perrier qui nous aura permis de mettre au jour la richesse
des manifestations syntaxiques. Celles-ci, toujours en confrontation avec la
structure versifiée du poème, acquièrent en effet une nature protentionnelle et
rétentionnelle instigatrice de rythme et lourdement chargée de signifiance.
L’analyse de la tension vers-syntaxe a démontré par ailleurs la force de l’alinéa
comme procédé rythmique et poétique prééminent.
Enfin, par le détour d’un ensemble de figures répétitives et notamment
lexicales, nous avons insisté sur la logique intertextuelle du rythme et sur les
propriétés rythmiques du motif, du leitmotiv et du topos. L’ensemble de ces
96
considérations sur le rythme, les constantes qu’elles ont suscitées, nous ont ainsi
permis de dégager la signifiance de l’œuvre d’Anne Perrier que nous avons
définie comme poésie de l’haptique (Deleuze) et qui qualifie cette propension de
l’auteur à toucher le lecteur par l’expression d’une parole qui n’est elle-même
qu’un éternel effleurement des choses. La question de l’esthésie (Bourassa) nous
est en effet apparue pertinente à la fois comme mode d’habitation poétique155 et
comme moyen de médiation trans-subjectif, entre la voix du poète d’une part et
les « instances lectoriales » de l’autre, qui cognitivement la perçoivent 156 .
Ensemble ces deux aspects fondamentaux, reposent, comme nous l’avons
démontré, sur le paradoxe de la Lettre : le geste poétique d’Anne Perrier, tout
empreint de spiritualité, se donne à lire comme « l’inscription […] d’une
interrogation tâtonnante quant à l’indécidable rapport du poème à la déréliction de
l’existence. »157 Et cette interrogation, si elle s’ancre singulièrement en langue à la
faveur du rythme, siège universellement au centre de toute préoccupation littéraire
– si ce n’est artistique.
Les manifestations toujours subjectives du rythme n’empêchent pas de le
penser comme un réel. Nous l’avons éprouvé dans ses implications syntaxiques
lorsque celui-ci s’institue en véritable outil de démarcation. Il outrepasse en effet
dans un certain nombre de cas (cf. les zeugmes, les ellipses, démarcation
syntaxique) sa nature purement suprasegmentale et acquiert en surcroit une valeur
morphologique qui l’assimile à la notion de zéro (Ø) ; en morphologie l’absence
de réalisation ou de marquage ne signifie pas absence de valeur. Ce vide (tant
phonologique que graphique) qui n’est pas du rien – et qui n’est pas sans évoquer
le kénome158 saussurien – n’est autre qu’un choix possible dans l’ensemble du
système « axiologique » de la langue ; il se marque rythmiquement. Ce réel que
constitue le rythme s’éprouve encore dans tous les travaux de traduction : très
155 « Une poétique fait toujours signe vers une ‘poéthique’. […] Employer le ‘mot-valise’ de poéthique, c’est ainsi désigner le rapport d’une parole à une ‘habitude d’habiter’ (selon la double étymologie du mot éthos) spécifique à tel ou tel poète. » Jean-Claude Pinson, Op. cit., p. 135. 156 Le geste poétique (ou poéthique) ne mène pas à l’intransitivité ni à la clôture textuelle mais il s’appréhende davantage comme une adresse à autrui. 157 Ibid., p. 46. 158 Ferdinand de Saussure, Op. cit., (2002), p. 93.
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souvent, dans ce domaine, l'on attache une attention toute particulière au sens des
vocables mais l'on ne conserve que très rarement les propriétés rythmiques
(formelles) du discours traduit. La signifiance de l’œuvre s’en retrouve dès lors
très fortement bouleversée sinon tout à fait mise en péril. Dans sa Poétique du
traduire, Henri Meschonnic nous livre quelques exemples probants
d’anéantissement de la signifiance (portant notamment sur le haïku) qu'il serait
bien mal venu de reprendre ici mais dont l’intérêt linguistique nous est apparu non
négligeable, principalement dans l’optique d’une ouverture du champ de
recherche sur le rythme tel qu’il court au travers des langues afin d’observer la
façon dont elles dialoguent. Évoquons simplement une formule qui résume en
quelque sorte la portée du propos de Meschonnic : « [traduire] rythme pour
rythme, et mieux que le sens pour le sens »159.
Les limites imposées à nos investigations nous ont également empêché
d’observer quelle pouvait être la portée de l’intertextualité du rythme de façon
externe à un auteur, de voir, avec un tant soit peu plus de concrétude, comment
une voix singulière emprunte, développe, propage des motifs propres à une autre
ou tout simplement comment les voix poétiques se parlent selon des modalités
synchroniques ou diachroniques. Il eut été intéressant d’étendre nos conjectures
sur la signifiance poétique à un corpus contemporain plus étendu afin d’en
dégager peut-être quelque corrélation.
Aussi, l’on nous reprochera sans doute de n’avoir pas écumé l’œuvre au
point d’en dégager les principes métriques récurrents comme par exemple la
prédominance des vers octosyllabiques et hexasyllabiques. Nos préoccupations
métriques ne furent certes que sporadiques, avancées uniquement dès lors qu’elles
participaient activement à l’élaboration d’une systématicité rythmique et que leur
pertinence en justifiait le détail. Nous avons à la vérité négligé certains aspects
métriques qui ne nous apparaissaient pas probants afin d’insister sur la logique
immanente essentielle de toute démarche contemporaine axée sur le rythme du
discours et non sur un rythme contraignant apposé à celui-ci. Il nous a en effet
semblé que bon nombre de lecteurs non initiés entraient encore en poésie selon les 159 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 219.
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codes dont elle s’est affranchie depuis longtemps à savoir par l’attente
approximative d’un schème ou d’un système préalables mais immédiatement
identifiables. Ce mode de lecture encombré de vains oripeaux camoufle la
richesse du geste poétique contemporain ou lui confère du moins une apparente
indigence au regard des fastes très perceptibles de la contrainte ; nous avons voulu
en quelque sorte rétablir cette inégalité en mettant au jour les subtilités
linguistiques de la poésie actuelle par le biais de celle d’Anne Perrier.
L’ampleur de son œuvre nous aura empêché également de traiter dignement
l’ensemble des figures répétitives (abondantes et variées) qui y sont développées ;
il s’agit d’un revers que nous avons choisi d’accuser car il nous semblait plus
pertinent de se livrer à une analyse de l’ensemble des marques linguistiques
constitutives du rythme et de leur convergence plutôt que de se restreindre à la
répétition, qui selon nous ne justifie pas le rythme à elle seule (cf. la tension vers-
syntaxe, les rejets et contre-rejets, l’accentuation, les zeugmes, les ellipses,
certaines formes de l’antithèse, etc.) Une étude approfondie des figures axées sur
la répétition chez Anne Perrier ne devrait cependant pas être écartée ; celle-ci
constituerait un appoint très efficace et tout à fait complémentaire à ce travail.
Il nous reste, même si l’assertion coule de source, à évoquer que nous sommes
nous-mêmes capitonné dans notre propre discours et que nulle expression écrite
de cette envergure n’évite, et c’est avec bonheur que nous souhaitions l’exprimer,
ses propres singularités, les meilleures comme les plus importunes. Il en résulte
d’abord une impossible prétention à l’exhaustivité exégétique (il reste tant à
découvrir chez Anne Perrier) mais bien davantage une inclinaison interprétative
dont nous ne pouvons nous départir. Certes, nous avons tenté de ne point lui
lâcher la bride en vertu des préoccupations éthiques, épistémologiques et
académiques que ce travail nous imposait, mais ces singularités ne manqueront
pas de se laisser apercevoir à l’un ou l’autre méandre du texte, nous en restons
intimement persuadé.
Ce travail, s'inscrivant – avec modestie – dans la lignée des nombreuses études
menées par Henri Meschonnic et les réflexions qu’elles ont suscitées, exige
presque que nous lui laissions le mot de la fin :
99
La vie est une histoire, sinon de mots, du moins de langage. On ne peut pas rentrer chez soi et refermer la porte en laissant le langage dehors. Il y a, entre le vivre et le dire, une intimité qui fait précisément la spécificité de l'humain.
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