Étranger parmi les siens: article et entretien avec pap ndiaye

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ÉTRANGER PARMI LES SIENS Comment s’emparer de sa part d’altérité ? Article et entretien de Selim Rauer, avec Pap Ndiaye Africultures | « Africultures » 2014/3 n° 99 - 100 | pages 120 à 129 ISSN 1276-2458 ISBN 9782343053363 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-africultures-2014-3-page-120.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Article et entretien de Selim Rauer, avec Pap Ndiaye, « Étranger parmi les siens. Comment s’emparer de sa part d’altérité ? », Africultures 2014/3 (n° 99 - 100), p. 120-129. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Africultures. © Africultures. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Rauer Selim - 24.118.159.234 - 10/10/2015 17h22. © Africultures Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Rauer Selim - 24.118.159.234 - 10/10/2015 17h22. © Africultures

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ÉTRANGER PARMI LES SIENSComment s’emparer de sa part d’altérité ?Article et entretien de Selim Rauer, avec Pap Ndiaye

Africultures | « Africultures »

2014/3 n° 99 - 100 | pages 120 à 129 ISSN 1276-2458ISBN 9782343053363

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-africultures-2014-3-page-120.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Article et entretien de Selim Rauer, avec Pap Ndiaye, « Étranger parmi les siens. Comments’emparer de sa part d’altérité ? », Africultures 2014/3 (n° 99 - 100), p. 120-129.--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Article et entretien de Selim Rauer avec Pap Ndiaye

120 I I n° 99-100 I Afropéa, un territoire culturel à inventer

VoUs AVEz dIt AfRoPÉAnIsME ?

Article et entretien de Selim Rauer avec Pap Ndiaye

Étrangers parmi les siens, c’est encore ce qu’un grand nombre de nos concitoyens éprouvent aujourd’hui

en France en considérant la représentation qui est la leur au sein des élites. L’ouvrage du socio-historien Pap Ndiaye,

La Condition noire 1, nous permet de voir plus clairement quel chemin a été parcouru par la communauté noire en France,

mais aussi aux États-unis, ses problèmes dits « d’intégration », les problématiques raciales et discriminatoires auxquelles

un grand nombre de nos concitoyens ont été ou continuent d’être confrontés, mais aussi comment et pourquoi en France, à la différence des États-unis, les noirs

sont restés invisibles en tant que groupe social.

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Afropéa, un territoire culturel à inventer I n° 99-100 I I 121

rÉDuIrE L’EXPÉrIENCE DES NoIrS D’AMÉrIQuE du Nord ou de France à celle de l’esclavagisme ou du racisme serait sans aucun doute une erreur, mais cette expérience a aussi permis de forger et d’asseoir une identité face à une histoire inextricablement liée au devenir de deux nations et donc à leurs passés. Les Noirs américains ont expérimenté cette réalité sanglante de l’esclavagisme à l’intérieure même de leurs frontières, alors que ce dernier était interdit en France métropolitaine, mais pratiqué (jusqu’à son abrogation en 1848) dans ses colonies. Bien qu’officiellement abrogé, la France, via le Code de l’indigénat, a poursuivi une autre forme larvée d’esclavagisme et de ségrégation raciale, reléguant les autochtones des pays qu’elle occupait à une condition différente de celle dévolue à tout citoyen français. Le Code de l’indigénat ne respectait pas les droits généraux du droit français et permettait toute sortes de sanctions individuelles ou collectives ou encore de déportation si besoin était à l’encontre des dits « indigènes ». Ce Code qui aura été institué durant la IIIe République ne sera finalement abrogé qu’en 1956. La question du rapport à l’autre et de soi-même est tout autant une question liée à sa perception du réel, à l’héritage et à l’environnement culturel qui est le sien (et donc rattachée à sa propre intimité), que le fruit de son imaginaire et de celui de toute une communauté, d’une classe sociale (et de ses conditions matérielles) dont nous sommes issus et contre laquelle ou avec laquelle nous nous construisons. La France républicaine, celle sortie tout droit de l’imaginaire révolutionnaire de 1789, nous a toujours laissé entendre que le citoyen français incarnait une forme de réalité se posant au dessus de ce qui pouvait être considéré comme une contingence : la couleur de la peau, l’orientation sexuelle, le statut social et économique d’un individu ; et que la langue, l’amour de sa patrie, la reconnaissance d’un pacte politique fondateur de notre union, mais aussi la défense des valeurs dites universelles, humanistes, feraient de la France quelque chose de plus que les autres nations occidentales, la posant peut-être comme une nation « universaliste ».C’est un peu ce que le combat de Condorcet, celui de l’abbé Grégoire 2, ou plus tard, sous la deuxième république, celui que Victor Schoelcher 3 exprimera. Mais force est de constater que cette vision idéalisée de la citoyenneté française, à la différence de l’américaine, a, en cherchant à s’élever au-delà de la question « raciale », nié aussi cette altérité qui nous unit. C’est aussi le problème posé par une certaine définition de la laïcité, qui impose à l’autre de

1 - Publié en 2008 aux éditions Calman-Lévy.2 - L’abbé Henri Grégoire milite dès décembre 1789, après publication de son mémoire, pour l’égalité entre les hommes blancs et noirs, pour la cessation de la traite des Noirs, et l’abolition de l’esclavage. 3 - Président de la commission d’abolition de l’esclavage, Victor Schoelcher, après des années de lutte, parviendra, à l’exemple du royaume-uni (en 1838), à imposer le décret du 27 avril 1848 qui abolira l’esclavage une seconde fois après l’abbé Grégoire (en 1794) en France.

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refouler le choix intime de son culte ou de sa foi, qui ne prend pas en compte sa différence, pour l’intégrer à l’imaginaire et au réel de la nation. De cette « négation » de la différence est apparue une sorte de malaise, ou un étiquetage politique, surtout à partir de la chute du mur de Berlin en 1989, qui permettait à certains élus d’utiliser immédiatement le terme de « communautarisme » comme un danger, dès lors que des citoyens souhaitaient se constituer par le biais d’associations militantes, que ces dernières soient noire, maghrébine ou arabe, ou encore gay et lesbienne. La question de la différence et de la minorité jugée à l’aune d’une prétendue majorité (qui dans l’imaginaire populaire est toujours ou souvent blanche, chrétienne sous couvert de laïcité, patriarcale donc masculine) prévaut en France malgré la défense des grands principes républicains que nous peinons souvent à imposer par le biais de la loi. La question récente du « Mariage pour tous » l’a clairement démontré en 2013. Les associations gays et lesbiennes sont aussi considérées douteusement par un certain nombre de nos concitoyens. Le CRAN, (Conseil représentatif des associations noires de France) n’existe que depuis 2005, alors que de nombreuses associations politiques noires américaines existent et militent au États-Unis depuis plusieurs décennies. À la différence des États-Unis et par le biais de la lutte militante, d’associations et d’actions menées de longue date par des citoyens noirs américains au sein de leurs agglomérations et quartiers, mais aussi par le prisme d’une présence séculaire numérairement plus importante à l’intérieur même de ses frontières, les noirs américains ont contribué à l’édification de la nation états-unienne. C’est exactement là, dans les quartiers défavorisés de Chicago que l’actuel président des États-Unis, Barack Obama, en tant que Noir américain (alors que ce dernier est souvent considéré en France en tant que métis) a débuté son action. A contrario, et en ayant cherché paradoxalement à éluder la question raciale, c’est-à-dire l’imaginaire et la perception d’autrui (puisque la « race » n’est d’aucune réalité biologique) comme différent, c’est-à-dire la question de l’altérité, la France a souvent échoué à lutter efficacement contre les discriminations qu’un grand nombre de ses concitoyens doit douloureusement éprouver au quotidien. L’accès au logement ou au travail en sont les plus terribles et banales expressions. Un homme ou une femme noire en 2014 en France ne sera pas considéré de la même manière au moment de la présentation de son dossier pour accéder à la location d’un logement, ou lors de l’envoi de sa candidature à un poste, qu’un ou une autre candidate blanche de peau, ayant les mêmes ressources et compétences. La société américaine n’échappe pas à cette réalité. Comme Pap Ndiaye le rappelle 4, il existe encore au États-Unis une répartition de la population noire américaine selon le degré d’intensité de la couleur de la peau. Les Noirs se décomposant en différentes strates socio-économiques dans lesquelles l’on retrouve les Noirs à peau claire, à peau moyennement

4 - Pap Ndiaye La Condition noire (Calmann-Lévy), Chapitre II : Gens de couleur, histoire, idéologie et pratique du colorisme, p. 86.

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claire, à peau moyennement foncée, et foncée. Parmi les cadres noirs, 30  % appartiennent à la catégorie des « clairs », contre 10  % pour les foncés. Et inversement, les « clairs » représentent 20  % dans le monde ouvrier noir, contre 50 % pour les « foncés ». Ce que ces études coloristes permettent de mettre notamment à jour, c’est en réalité tout l’héritage colonial et postcoloniale qui est venu déterminer des schémas sociétaux dans nos deux pays, plaçant de fait l’homme ou la femme noire dans une condition dont la réalité est la conséquence d’une construction mentale, sociale, faisant de nos concitoyens nés sur le sol français ou américain des étrangers parmi leurs semblables. Lorsque Pap Ndiaye rappelle qu’être noir n’est ni une essence, ni une culture, mais le produit d’un rapport social 5, il ne fait que s’affilier à une proposition profondément humaniste, qui est celle de Frantz Fanon. Le détachement de ces principes actifs les plus délétères d’une société postcoloniale ne pourra se faire qu’au prix de ce travail de prise de conscience et d’analyse sur les issues de certaines réalités socio-économiques et culturelles nous conduisant à organiser et compartimenter nos esprits, nos villes, le marché de l’emploi, mais aussi notre identité en fonction de facteurs qui n’ont rien à voir avec les valeurs ou l’idéologie « républicaine » que nous prétendons incarner ou défendre au sein de nos sociétés. Mais ayant bien plus à voir avec les craintes, les prétendus besoins d’identification à des groupes, que ceux-ci soient ethniques, religieux, culturels et économiques, qui nous viennent tout droit de cet héritage esclavagiste et colonial, attribuant à la couleur de la peau une dimension ontologique, morale qui, comme nous en avons récemment eu l’exemple avec le cas de l’hebdomadaire d’extrême droite Minute et de la petite fille à la banane venue manifestée avec ses parents contre la Garde des Sceaux, Christiane Taubira, peut consister à déshumaniser une personne en l’affublant de traits et d’attitudes simiesques. Nous sommes ici confrontés à une réalité qui révèle deux choses essentielles sur la condition noire en France, mais aussi, plus largement, de fait, sur celle des étrangers, puisque de tels actes, et le racisme par essence, procède d’une volonté d’étrangéisation de l’autre selon différents critères énoncés plus haut : la banalisation du racisme primaire a été rendue possible grâce à un saisissement d’un discours dit décomplexé dont les gardes fous ont été levés par les élites, c’est-à-dire en haut de la société française, comme ce fut le cas avec le discours de Dakar de 2007 ou celui de Grenoble de 2010 par Nicolas Sarkozy, donnant ainsi un sentiment de légitimité ou d’impunité à l’égard de cette pensée àun certain nombre de nos concitoyens ; mais aussi l’absence de moyens concrets et forts que nous nous sommes donnés, en dehors des condamnations imposées par la loi pour punir les expressions les plus choquantes du racisme, pour lutter contre la discrimination quotidienne des individus au regard de la couleur de leurs peaux, de leurs confessions, de leurs choix de vie.

5 - Ibid, p. 82.

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Ce que nous devons à des femmes et des hommes tels que James Baldwin, Martin Luther King, Malcom X, Frantz Fanon ou Joséphine Baker, qui des deux côtés de l’atlantique ont lutté pour la reconnaissance des droits d’une communauté, c’est d’avoir par la même occasion œuvré au-delà du principe de minorité et de majorité, pour retrouver le grand principe universel qui incluait à la fois tous les hommes et toutes les femmes d’une même nation au-delà de toute distinction raciale, sexuelle ou idéologique, en intégrant en fait l’altérité, la différence, comme un grand principe universel unificateur et source de pacification, permettant à la société de se réaliser au lieu de se diviser.

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Entretien avec Pap Ndiaye, socio-historien, professeur à Sciences Po Paris. Il est l’un des grands penseurs de l’altérité, spécialiste de la condition noire en France et aux États-Unis. Son dernier ouvrage Histoire de Chicago, coécrit avec l’historien Andrew Diamond, dédié à la grande ville nord-américaine, vient de paraître en France aux éditions Fayard.

Pap Ndiaye vous êtes socio-historien et l’auteur, notamment, d’un ouvrage remarquable, intitulé La Condition noire 6. Une grande partie de vos recherches mettent en perspective les différences et singularités entre les communautés noires américaine et française. Quelle est selon vous la part d’influence de cette même communauté noire américaine sur la communauté francophone actuelle ?

Le monde noir américain a une particularité du point de vue de sa représentation à l’étranger et dans le monde francophone, il apparaît comme étant le seul monde noir ayant réussi. Lorsque l’on évoque le monde noir africain ou caribéen, on le fait souvent dans les médias occidentaux dans une perspective plutôt alarmiste ou tragique, liée à des conflits, des guerres civiles ou des catastrophes naturelles comme en Haïti. Ce monde noir états-unien met en exergue de grandes figures de la culture populaire de son temps, du monde de la musique, de la télévision, mais aussi du sport ou de la politique, en particulier avec la présence de Barack Obama à la Maison Blanche. Il y a un effet d’attraction exercé par la culture noire américaine auprès de la jeunesse noire francophone. Il y a des effets diasporiques de transfert, faisant de ce monde un aimant du point de vue de ses représentations, mais aussi de ses innovations culturelles et linguistiques. La façon dont l’anglais-américain est réinventé par des chanteurs noirs de hip-hop par exemple est tout à fait remarquable, et cet anglais là suscite beaucoup d’intérêt dans le monde francophone. En retour les musiciens et artistes noirs francophones sont par là même encouragés à effectuer des innovations du même ordre avec leur propre langue.

Cela se réduirait-il à un effet de mimétisme ?

C’est plutôt un intérêt créatif. Il n’y a pas d’absence de lucidité à l’égard des États-Unis et des différents aspects de leur modèle socio-économique, mais il y a en revanche un intérêt certain de la jeunesse pour les possibilités créatives qu’offre le monde noir américain. Le monde noir américain fourni une sorte de contre discours de la modernité, un discours alternatif. Les États-Unis attirent par la puissance de ces discours alternatifs dans ce cas, bien plus que par la force de son industrie par exemple.

6 - La Condition noire, de Papa Ndiaye, publié en 2008 aux éditions Calman Lévy.

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En suivant votre raisonnement, serait-il juste de dire que la communauté noire américaine est celle qui a le mieux, de par son histoire, porté et incarné des valeurs universalistes et humanistes en contraste avec une autre perception essentiellement économique et consumériste que l’on a de ce même pays ?

Le message de contestation de l’ordre social est très important et lié aussi à l’expérience tragique de l’esclavage. Ce message conteste un ordre social qui fut celui des sociétés de plantation, qui aujourd’hui s’est complètement muté, mais qui continue d’exister sous des formes différentes via la liberté d’entreprise ou la dérégulation du marché du travail. Ce qui est entretenu dans le discours noir américain, c’est l’approche alternative, la contestation du système. Cette contestation fournit des éléments culturels, linguistiques et idéologiques à ceux et celles qui dans d’autres points du globe contestent eux aussi le système en place. Un exemple avait été pris jadis avec la manière dont la jeunesse blanche britannique s’était saisie de la musique reggae et de la culture rasta qui remettaient en cause un ordre social. Ceci permettait à cette même génération dans les années 1960 et 1970 de critiquer une société conservatrice, patriarcale, encore marquée par l’héritage de l’ère victorienne.

Seriez-vous d’accord avec la proposition suivante, qui consisterait à dire que l’une des différences historiques majeures entre la société noire américaine et la société noire française, c’est que l’une (l’américaine) a directement contribué à l’édification de sa nation, tandis que l’autre non ?

Du côté américain il n’y a aucun doute à ce sujet, mais du côté français aussi, pour peu que l’on ne veuille pas considérer la France dans une stricte dimension hexagonale, mais dans une réalité impériale avec la colonisation. Le monde noir afro-antillais a joué un rôle essentiel bien qu’étant ultra-marin. Ce n’est pourtant pas un monde qui se trouve en-dehors de la France, malgré sa dimension géographique. C’est un monde profondément français dans une perspective impériale. Donc la grande différence entre le monde noir américain et français, ce n’est pas tant la contribution nationale, au sens économique, mais c’est plutôt une position géographique qui la fait apparaître comme national, et de l’autre un monde vécu comme lointain de par la dissociation que l’on opère entre un monde intégré, à l’intérieur même de ses frontières, et un autre plus lointain, mais aussi associé à la France.

C’est cette distance d’ailleurs, qui contribue à la construction d’un imaginaire de l’étranger…

Tout à fait. Il y a une expérience existentielle importante qui change, selon que l’on est noir aux États-Unis ou en France. En France, lorsque l’on est noir, on se voit souvent posé la question : « d’où venez-vous ? », comme si le fait d’être noir exclurait le fait d’être d’ici, d’être français. Et si vous dites

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que vous êtes de Paris ou d’Arras, on vous demandera souvent : « mais d’où venez vous vraiment ?», comme si la couleur de votre peau vous condamnait à cette origine lointaine ; tandis qu’aux États-Unis les noirs peuvent subir bien sûr encore diverses formes de discrimination ou de racisme, mais ils sont bien pensés comme étant d’ici. La peau noire ne renvoie pas ontologiquement à l’exotisme.

Ceci reviendrait-il a effectuer un constat d’échec en ce qui concerne l’intégration de valeurs républicaines les plus essentielles dans les mentalités françaises, au sens où nous l’entendons notamment sur les questions universalistes d’égalité citoyenne, de droit du sol, de dépassement de tout critère idéologique religieux, coloriste, au sens du dépassement de la mise en opposition constante des « minorités » face à une prétendue « majorité » ?

Oui. Ces références républicaines étaient fondées dès le départ sur une ambigüité fondamentale et ceci dès la Révolution française. C’est un universel à « tête d’épingle » comme dirait Karl Marx, un universel excluant toute une partie de l’humanité. C’est d’ailleurs un peu la même chose avec la Révolution américaine, et elles ont cet aspect tragique en commun : leur universalisme est construit de manière paroissiale. Aux États-Unis, lorsque l’on parlait de liberté et de valeurs universelles, on maintenait parallèlement le principe d’esclavage. Cette ambigüité là a abouti à ce que tout au long du XIXe et du XXe siècle tout un pan de la société américaine, les Noirs en l’occurrence, ont dû se battre pour intégrer aux yeux des blancs cet universalisme. En France l’abolition de l’esclavage en 1848 n’implique pas l’abolition de toute forme d’exploitation. Prenez l’exemple du monde ouvrier en France, qui est exploité de la façon la plus honteuse qui soit, puisque le Code du travail n’existe pas lors de la seconde vague de colonisation à la fin du XIXe siècle. Le Code de l’indigénat, le travail forcé, se mettent en place et situent bien la ligne de démarcation entre citoyen et sujet.

La communauté noire américaine s’est constituée très tôt, dès le début du XXe siècle de façon politique. La Marche vers Washington pour les droits civiques en 1963 est l’une des grandes conquêtes de cette communauté au nom de valeurs universelles et a eu un impact sur toutes les autres communautés du pays et même au-delà des États-Unis. Comment expliquez-vous qu’en France la communauté noire, elle, n’ait pas plus de visibilité et d’interaction avec la vie civile et politique française ?

Il y a une dissociation géographique. Dans l’hexagone, jusqu’aux années 1960, il n’y avait pas de monde noir numériquement comparable à celui des Américains. C’est une différence fondamentale. Regardons aussi ce qui s’est passé aux Antilles et dans le monde colonial, et sortons d’une vision euro-centrée pour comprendre à quel point la France a été aussi bouleversée par

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Article et entretien de Selim Rauer avec Pap Ndiaye

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des révoltes et des mouvements contestataires. En dépit de leur citoyenneté juridique, les descendants des esclaves et « indigènes » étaient maintenus dans une situation de sujétion, et il vrai qu’il n’y a pas eu en France de mouvement comparable à celui de la lutte pour les droits civiques. Ce mouvement a été autorisé par l’existence d’un système de domination très identifiable juridiquement, constituant un ennemi susceptible de mobiliser : c’est la ségrégation, qui était particulièrement visible durant un certain temps aux États-Unis, ou encore plus récemment le système d’apartheid qui prévalait jusqu’à une époque récente en Afrique du Sud. Il n’y a pas eu de système de ségrégation comparable en France. Si nous n’avons pas eu de mouvement de ce type en France, nous avons en revanche connu des mouvements indépendantistes, qui d’ailleurs se manifestaient durant la même période, vers les années 1960. Nos sociétés ont besoin de fabriquer de l’altérité. Une des grandes dynamiques de la vie politique, c’est celle selon laquelle, ceux qui sont altérisés, demandent à ne plus être considérés comme autres. Une autre différence est aussi que le monde noir français est probablement plus hétérogène que le monde noir américain, puisque ce dernier, en France, à des descendances à la fois africaines et antillaises. Une autre spécificité française est que depuis de nombreuses années le pouvoir politique, quel que soit son bord, jette un regard douteux et réprobateur à l’égard de ce que l’on nomme vaguement le « communautarisme ». Ceci vaut pour les noirs, mais aussi pour les arabes, les musulmans, les gays et lesbiennes par exemple. Pourtant ces communautés sont autant de visages différents et réels d’une seule et même société française.

La francophonie n’est-elle pas finalement le fruit d’une expérience douloureuse, celle de la sujétion et de l’expérience coloniale, que le colonisé aurait essayé de sublimer en s’exprimant et en se libérant par la langue du colonisateur, en l’occurrence le Français ?

Absolument. On peut historiciser cette question. Chez les créateurs colonisés, il y a eu deux mouvements : l’un disant qu’il fallait s’emparer de la langue du colonisateur, pour en faire un outil de libération et de création, pour la malaxer, la transformer, faire de cette langue une langue qui devienne son idiome, une langue comme point d’appui à l’émancipation et à la création. Aimé Césaire et Léopold Senghor en sont les parfaits exemples, puisque ces derniers se sont situés au cœur même de cette langue. L’un a choisi les lettres classiques et l’autre la grammaire. Ils se sont donc installés dans la langue de l’autre et se la sont réappropriée. C’est une langue française réinventée. Il y a aussi un autre courant, beaucoup plus vif dans les années 1960, consistant à vouloir réinvestir les langues locales, considérant ces dernières comme étant beaucoup plus riches. Il s’agit pour des auteurs comme Patrick Chamoiseau de réactiver le créole. Ce processus existe aussi en Afrique. Il s’agit de considérer qu’il existe d’autres portes d’entrée vers l’universel, d’autres langues que le français pour accéder à cet universalisme, à cet humanisme. Dans la

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Étranger parmi les siens, comment s’emparer de sa part d’altérité ?

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postcolonité, il s’agit de rompre avec la langue et la culture française. Ceci a un coût en termes de diffusion et de réception, mais a des avantages d’un point de vue symbolique et politique. D’ailleurs Césaire était très critiqué dans les années 1950-1960 pour avoir été « trop » francophone, malhabile à s’exprimer en créole ; au même titre que Senghor, qui ne parlait quasiment pas les langues ou dialectes de son pays natal, le wolof par exemple, très répandu au Sénégal.

Pensez-vous que l’une des portes d’entrée pour des étrangers non francophones se fera notamment grâce à ces auteurs, hommes et femmes francophones, vivant ou étant originaires d’Afrique, du monde arabe ou d’autres points du globe ?

Sûrement. Certains d’entre-eux ou d’entre-elles peuvent d’ailleurs entretenir des liens importants avec la société française. Il y a des ponts diasporiques qui se forment, des communautés imaginaires qui vont au-delà de la métropole, et nous sommes là face à des personnes susceptibles d’utiliser dans d’autres espaces du globe la langue française comme vecteur de création. C’est un aspect essentiel de la francophonie, mais aussi de la recréation de la langue française. Il y a une fausse idée qui est répandue, selon laquelle l’importance de la langue française dans le monde, sa pratique, serait en déclin. C’est faux. Nous n’avons probablement jamais eu autant de personnes parlant et apprenant le français qu’aujourd’hui et le continent africain joue à cet égard un rôle moteur dans la réalité de la francophonie. Ceci ne veut pas dire que des langues telles que l’anglais ou le chinois (mandarin) ne sont pas numérairement plus pratiquées, mais l’usage du français est en progression constante.

Portrait de Pap Ndiaye © DR

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