en bonne compagnie ? verri et beccaria invités de la coterie du baron d’holbach

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lumières Numéro 21 Sociabilité et convivialité en Europe et en Amérique aux XVII e - XVIII e siècles sous la direction de Rémy Duthille, Jean Mondot, Cécile Révauger 1 er semestre 2013 Lumiere21New1-138.indd 3 03/12/13 20:32

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lumièresNuméro 21

Sociabilité et convivialité en Europe et en Amérique aux XVIIe-XVIIIe sièclessous la direction de Rémy Duthille, Jean Mondot, Cécile Révauger

1er semestre 2013

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EN BONNE COMPAGNIE ?VERRI ET BECCARIA INVITÉS DE LA COTERIE DU BARON

D’HOLBACH

Pierre Musitelli

Lorsque qu’Alessandro Verri et Cesare Beccaria, auréolé du succès européen des Délits et des peines, se rendent à Paris à l’hiver 1766 pour y rencontrer D’Alembert et les encyclopédistes, tout laisse présager la naissance d’une fructueuse collaboration. Émissaires de l’Accademia dei Pugni – l’« Académie GHV�coups de poing » –, née à Milan au début des années 1760, les deux voyageurs sont accueillis à bras ouverts dans le salon du baron d’Holbach, rue Royale-Saint-Roch où, selon Diderot, « se rassemble tout ce que la capitale renferme d’honnêtes et d’habiles gens »1 : le cercle milanais et la coterie parisienne, deux foyers de réflexion où s’élabore une pensée réformiste et libérale, semblaient devoir s’entendre. Pourtant, déceptions et occasions manquées vont jalonner cette visite des Italiens chez ceux qui apparaissaient comme leurs maîtres à penser, une visite dont les moindres détails sont rapportés dans la correspondance qu’Alessandro Verri entretint avec son frère aîné Pietro, resté à Milan. Après Paris, au lendemain du départ précipité de Beccaria, terrassé par l’angoisse et le mal du pays, le jeune Verri découvrait à Londres non pas les mœurs un peu frustes qu’il pensait propres aux Anglais, mais une sociabilité calme qu’il allait bientôt préférer à l’animation audacieuse, parfois houleuse des dîners encyclopédiques.

1. Diderot, Salon de 1765, dans Œuvres de Denis Diderot, Salons, vol. I, Paris, Brière, 1821, p. 300.

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Cette rencontre à l’issue imprévue invite à s’intéresser à la façon dont les aléas du voyage, associpV�à un fond de défiance des visiteurs italiens à l’égard des Lumières françaises, vinrent fragiliser une solidarité intellectuelle naissante ; elle invite également à s’interroger sur la façon dont chacune des deux sociétés, celle des Pugni et celle de la rue Royale-Saint-Roch, se présentait, voire se représentait, travaillait à définir un ton et une posture.

Le compagnonnage de l’Accademia dei Pugni

À l’hiver 1761, de jeunes aristocrates milanais fondèrent un cercle de réflexion réformateur, bientôt nommé Accademia dei Pugni en raison d’une rumeur qui prêtait à leurs débats un tour si animé qu’ils finissaient en pugilat. Le mot fut aussitôt érigé en emblème de la lutte sans merci menée contre l’immobilisme et les archaïsmes de la société milanaise. Pietro Verri était l’âme du groupe2 ; à ses côtés se trouvaient son frère Alessandro, diplômé de droit de l’Université de Pavie en septembre 1760, Cesare Beccaria, également juriste de formation, et quelques amis. Dès leur origine, les Pugni, que l’on a pu qualifier de « société anti-académique »3, s’inscrivaient en réaction contre le formalisme littéraire et les frivolités mondaines. Dépourvue de statuts officiels, la société s’était constituée de façon informelle, au fil des réunions quotidiennes organisées par Pietro Verri dans ses appartements privés. Un tableau qu’il commanda en 1766 au peintre Antonio Perego représente les membres réunis lors d’une des nombreuses soirées : Beccaria, assis à une table, semble plongé dans un livre, à moins qu’il n’en dicte un passage à Alessandro, assis face à lui, la plume à la main. Au centre du tableau, Pietro Verri joue aux dés – un détail qui vient rappeler l’importance du divertissement et du plaisir, aux côtés de l’étude, dans cette forme de sociabilité4. Tous lisent ou discutent avec bonhomie. La fondation des Pugni ne répondait pas simplement à un désir de rupture et d’émancipation vis-à-vis des institutions culturelles PLODQDLVHV��PDLV�DXVVL�j�OD�YRORQWp�GHV�IUqUHV�9HUUL�GH�VH�PpQDJHU��DX�VHLQ�G·XQ�environnement familial particulièrement austère et conflictuel, un espace de liberté et de solidarité intellectuelle. Irascible et autoritaire, le comte Gabriele Verri, sénateur, entretenait avec ses fils des rapports orageux. À ces relations défaillantes, les Pugni opposaient les valeurs suprêmes de l’amitié, de la fraternité et de l’entraide. Dans une lettre de Rome datée du 27 août 1767, Alessandro Verri écrivait à Pietro :

2. Voir C. Capra, I progressi della ragione. Vita di Pietro Verri, Bologne, Il Mulino, 2002.

3. Il Caffè, S. Romagnoli (éd.), Milan, Feltrinelli, 1960, p. XI.

4. Voir C. Capra, op. cit., p. 190 et note 44.

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Je te dois tout au monde. Tu as entrepris d’instiller en moi culture et sentiments ; tu m’as encouragé et soutenu dans mes études, tu m’as soustrait à la tyrannie domestique, tu m’as porté secours en toute occasion, tu es – je ne sais si je dois dire mon frère, mon ami ou mon père.5

De 1764 à 1766, le groupe des Pugni s’était lancé dans la publication d’un périodique, Il Caffè, ainsi nommé en hommage aux coffee houses anglais, non moins qu’en référence aux vertus stimulantes de la boisson. Plusieurs articles de Pietro et d’Alessandro Verri, ses principaux contributeurs, dessinaient les contours d’une sociabilité idéale. Alessandro estimait que le véritable « esprit de société » avait pour finalité « cette communication honnête entre les hommes, qui les incite à se rendre réciproquement la vie plus douce, plus agréable et plus heureuse. […] Un esprit que l’on pourrait dire de famille, une urbanité dans les manières qui naît du désir de plaire à autrui »6. Aux antipodes de la « bonne compagnie », seule capable de procurer « ce plaisir de la douce fraternité né de la réunion des hommes », Pietro Verri situait la « conversation anarchique » :

J’appelle conversation anarchique celle où les hommes, n’obéissant à aucune loi sociale, produisent un brouhaha désordonné ; où plusieurs parlent en même temps et s’interrompent et se heurtent et s’incommodent les uns les autres ; où la force pulmonaire est mise à rude épreuve et où l’on hurle, où l’on chahute ; où l’homme éduqué, s’il a le malheur de s’y trouver, ne peut qu’être aspergé par l’éloquente salive des orateurs enflammés.7

Pietro Verri, qui regrettait la disparition du tu latin et le triomphe des « formalités ampoulées en tous genres », appelait de ses vœux, dans une perspective rationaliste et utilitariste, une langue libérée des « modèles hérités du passé »8.

La société des Pugni illustrait, sur le versant italien, la nouvelle forme de mondanité qui vit le jour dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Comme l’ont bien montré Alessandro Fontana et Jean-Louis Fournel, la parole s’organisait et se distribuait de façon désormais différente dans l’espace du salon et du café éclairé : on passait au règne de la cour et de l’étiquette au domaine horizontal de l’échange ; de la pompe et de l’apparat du langage

5. Carteggio di Pietro e di Alessandro Verri, Milan, Cogliati, 1923, vol. I, tome II, p. 44. Nous traduisons, sauf indication contraire.

6. « Lo spirito di società », dans Il Caffè, G. Francioni et S. Romagnoli (éds.), Turin, Bollati Boringhieri, 1998, p. 397.

7. « La buona compagnia », ibid., p. 447-448.

8. « Il Tu, il Voi e Lei », ibid., p. 431.

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à la circulation des savoirs et au naturel de la conversation9. En un mot, le régime de la rhétorique cédait sa place à celui de l’oralité, et le monde de l’écrit, avec ses périodiques et ses gazettes, accompagnait cette mutation. Mais le modèle de convivialité sensible esquissé dans le Caffè était destiné à se trouver rapidement dépassé par de nouvelles formes de débats et de discussions publics qui, déjà, s’inventaient en France. Alessandro Verri n’allait pas à tarder à le découvrir.

Commerce et confidences épistolaires

C’est l’abbé André Morellet, traducteur français des Délits et des peines, qui invita en 1766 Cesare Beccaria à se rendre à Paris en compagnie de Pietro Verri au nom des encyclopédistes. Ce voyage, qui s’inscrivait dans la pratique courante des visites reçues par les principaux représentants des Lumières françaises, au premier rang desquels Diderot et Voltaire, était une étape importante vers la reconnaissance européenne des Pugni : « Vous êtes obligé de venir recueillir ici les remerciemens et les marques d’estime que vous avez méritées. Je vous y exhorte […]. Tout le monde me demande qui vous êtes »10, écrivait Morellet à Beccaria. Ce dernier commença à l’automne 1766 les préparatifs d’un voyage prévu pour durer six mois. Quant à Pietro Verri, retenu à Milan par ses obligations – il avait été nommé membre de la Ferme chargée d’importantes réformes fiscales, puis du Conseil suprême d’économie, nouveau pouvoir consultatif en matière de finances –, il décida de mandater son frère à sa place. Les objectifs du voyage étaient clairs : il s’agissait de renforcer l’intégration des Pugni dans les réseaux d’information de la République européenne des lettres, d’établir les bases de futures collaborations éditoriales en trouvant des correspondants littéraires en France et en Angleterre et, pour citer les consignes de Pietro Verri, de « venger la raison des quelques rares Italiens qui ont les Pédants et les Fanatiques pour ennemis »11.

Afin de remédier à la dissolution de la sociabilité des Pugni qu’occasionna ce voyage, les frères Verri convinrent de s’écrire deux fois par semaine. Tous deux cultivent dans leurs lettres, où se dévoile rétrospectivement l’intensité du lien d’amitié qui soudait le compagnonnage des Pugni, une

9. A. Fontana et J.-L. Fournel, « Piazza, Corte, Salotto, Caffè », dans Letteratura italiana, vol. V, Turin, Einaudi, 1986, p. 640, 641 et 673.

10. Lettre du 3 janvier 1766, citée dans Edizione nazionale delle opere di Cesare Beccaria, vol. IV, Carteggio, C. Capra, R. Pasta, F. Pino Pongolini (éds.), Milan, Mediobanca, 1994, p. 184-186.

11. P. et A. Verri, Voyage à Paris et à Londres, trad. de M. Baccelli, Paris, Laurence Teper, 2004, p. 46.

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oralité naturelle, un ton à la fois chaleureux, informel et familier qui fait de leur correspondance, poursuivie jusqu’à la mort de Pietro Verri en 1797, l’une des plus belles et passionnante du XVIIIe siècle. Mais ce « sanctuaire de l’amitié où est autorisée toute la liberté de pensée », pour reprendre les mots d’Alessandro Verri12, est aussi le lieu où se dévoile un secret honteux : à peine quitté Milan, Beccaria était devenu inquiet, mélancolique. Les mauvaises auberges de Savoie avaient aggravé son état d’esprit. Malheureux loin de sa jeune épouse, il finit par insupporter son compagnon de voyage qui livrait un tableau très cru d’une cohabitation devenue impossible :

Il a beaucoup maigri, il avait le regard abattu, fixé au sol, il soupirait et pleurait : bref, je vous répète que j’ai craint qu’il ne devînt fou. Il s’était mis en tête que la jeune Marquise allait mourir […]. Il était sur le point de s’enfuir. Vous voyez la scène ? […] Jamais plus de Philosophes, seigneur Jésus, jamais plus de Philosophes !13

Obligé de se cacher pour écrire à son frère, puisqu’il partageait avec Beccaria une chambre à l’Hôtel de Malte, rue Traversière, Alessandro laissait éclater son exaspération, écœuré, disait-il, par le spectacle de cette « douleur mêlée d’abattement et de la plus féminine et puérile imbécillité »14. En quelques semaines, les relations entre les deux compagnons de voyage s’étaient entièrement dégradées : « Nous ne pouvons plus vivre ensemble. […] Le cœur humain a ses limites »15, tranchait Alessandro, qui estimait subir « le supplice de Mézence »16. Inquiet du ridicule qui risquait de rejaillir sur chacun d’entre eux, Pietro Verri exhortait son frère à soutenir la volonté vacillante de leur ami, dont le retour anticipé aurait causé « un tort irréparable ». Il lui enjoignait aussi la plus grande discrétion : « Garde-toi bien de laisser transparaître quoi que ce soit qui montre les embrouillements qu’il y a entre vous deux »17.

Le tourbillon de la coterie holbachique

Parvenant à camoufler dans les premiers temps de leur séjour la « mélancolie » de Beccaria et les graves dissensions teintées de jalousie qui minaient ses relations avec Alessandro, les voyageurs furent introduits

12. Carteggio di Pietro e di Alessandro Verri, Milan, Cogliati, 1923, vol. I, tome I, Cogliati, p. 393.

13. Voyage à Paris et à Londres, op. cit., p. 35.

14. Ibid., p. 40.

15. Ibid., p. 104.16. Ce supplice consistait à attacher un cadavre au corps d’un condamné pour le laisser périr

à petit feu. Ibid., p. 94.

17. Ibid., p. 54 et p. 53.

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par l’abbé Morellet auprès du baron d’Holbach, où était organisé tous les dimanches et jeudis un déjeuner encyclopédique. Beccaria y fut accueilli « avec adoration »18 ; ils y rencontrèrent Diderot et d’Alembert, avec qui Alessandro s’entendit immédiatement. Les Milanais firent bientôt partie du cercle plus intime qui se réunissait également pour le dîner. Par la suite, ils furent conviés chez Julie de Lespinasse, autre rendez-vous habituel des encyclopédistes ; ils se rendirent chez Mme Necker, qui avait fondé une société littéraire avec l’aide de Morellet, de l’abbé Raynal et de Marmontel19 ; et firent la connaissance de Mme Geoffrin, qui tenait salon le vendredi.

Les premières impressions d’Alessandro Verri étaient enthousiastes. Content de laisser derrière lui « les principes de l’étiquette milanaise »20, la convivialité de ses hôtes le charmait : « On est parfaitement bien partout. On mange divinement. On parle beaucoup : moi peu, selon mon habitude ; on raisonne comme on peut, mais le ton est toujours de bonne compagnie »21, observait-il. D’Alembert, « simple et aimable comme un ange dans la conversation »22, emporta sa sympathie ; mais l’incarnation même de la plus cordiale hospitalité restait à ses yeux Helvétius, qu’il rencontra en novembre 1766 :

J’ai vu enfin Helvétius. Oh le cher homme ! Beau, grassouillet, rubicond, avec des joues vermeilles et deux grands yeux bleus à fleur de tête, impétueux, robuste, simple et franc […] Ici l’on se lie bien vite d’amitié. Deux bras autour du cou, un bon baiser sur chaque joue, c’est le cérémonial habituel.23

Au-delà de l’amitié, c’est la liberté du ton et la fougue des conversations qui fit la plus forte impression à Verri dès son arrivée, notamment chez le baron d’Holbach. Les encyclopédistes, notait-il, « discutent chaudement et vigoureusement entre eux » ; Diderot, qui présentait justement dans le Salon de 1765 la coterie de la rue Royale-Saint-Roch comme un lieu où « on s’estime assez pour se contredire »24, déclamait, selon Verri, « avec impétuosité » : « il délire, il est ardent dans tous les aspects de la

18. Ibid., p. 3619. Voir A. Morellet, Mémoires inédits sur le Dix-huitième siècle et sur la Révolution, Paris,

Baudouin, 1822, tome I, p. 154.20. Voyage à Paris et à Londres, op. cit., p. 57.21. Ibid., p. 58-59.22. Ibid., p. 59.23. Ibid., p. 126.24. Diderot, Salon de 1765, op. cit., p. 300.

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conversation »25. Cette absence de « décorum », cette absence aussi de précaution dans les conversations, l’avait surpris et séduit dans un premier temps, puis avait fini par le dérouter. Il remarquait à propos de Marmontel et Morellet, qu’il trouvait souvent en pleins débats chez Mme Necker :

On dirait qu’ils s’attaquent comme des chiens, et pourtant ce sont de tendres amis, et jamais la moindre méchanceté ne s’échappe de leur bouche. De façon générale, ici, l’on aime la franche et libre discussion. Au début, cette coutume semble dure et étrange, parce que vous êtes systématiquement contredit, mais par la suite vous trouvez cela excellent parce que vous en faites tout autant, et parce que vous êtes sûr de ne jamais être offensé par des paroles qui voudraient être blessantes. Ils hurlent, ils crient comme des désespérés, mais dans le fond ils sont d’une bonne foi et d’une douceur admirable.26

Rapidement, cette convivialité quelque peu débridée et l’« esprit disputeur »27 qu’il trouva à Paris finirent par importuner Verri. Il décrivait d’ailleurs l’effervescence des salons en des termes qui n’étaient pas sans rappeler quelques-uns des caractères de la « mauvaise compagnie » relevés par son frère dans le Caffè : la France n’était pas à ses yeux la terre promise de la douce philosophie, mais celle des emportements partisans. Il écrivait le 2 novembre :

Dans ces grands tourbillons formés par les vives et tumultueuses passions d’une immense multitude concentrée dans des murs d’enceinte, un homme est tantôt très haut, tantôt très bas. Il n’y a pas de milieu. Ici tout est aimable ou charmant, ou detestable et effroyable. C’est ainsi que tous me parlent. En toutes choses règne un bouillant esprit de parti.28

Cette évocation des « tourbillons » (vortici) faisait écho au jugement prononcé par Rousseau, ancien habitué de la rue Royale-Saint-Roch, dans le dixième livre des Confessions (« Grimm, Diderot, d’Holbach, au centre du tourbillon, vivaient répandus dans le plus grand monde »). L’écrivain genevois, qui avait pris ses distances vis-à-vis des « clameurs de la coterie holbachique » (livres VIII et IX) au moment de sa querelle avec David Hume, y était devenu la cible des critiques. « Rousseau, expliquait Alessandro Verri, a une religion, et c’est un crime impardonnable »29.

25. Voyage à Paris et à Londres, op. cit., p. 37.

26. Ibid., p. 109-110.

27. Ibid., p. 110.

28. Ibid., p. 69.

29. Ibid., p. 172.

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Car, plus encore que le « feu »30 des philosophes, c’est leur athéisme qui choquait le jeune Italien :

L’Athéisme est tellement à la mode que les Français regardent comme imbéciles ceux qui ne sont pas d’un avis aussi tranché qu’eux. Il n’y a pas de remède, il ne faut pas croire à l’existence de l’Être […]. Je ne pardonnerai jamais à personne d’être léger sur ce très important sujet.31

Tout comme Horace Walpole, qui se rendit en plusieurs occasions chez le baron d’Holbach lors de son passage à Paris en 1765-1766, se scandalisait que l’on pût parler sans frein, à table, de l’Ancien Testament devant les serviteurs32, Alessandro Verri réprouvait les jugements hardis, voire provocateurs de la coterie sur les questions religieuses. En novembre 1766, d’Holbach – ce « chaînon majeur de la réflexion matérialiste et anticléricale du XVIIIe siècle », comme le définit Daniel Roche33 – avait fait lire en confidence à nos Milanais le manuscrit du Système de la nature, qui ne fut publié clandestinement qu’en 1770. Pour résumer l’œuvre de cet homme « furieusement athée », Verri informait son frère qu’elle consistait à prouver que « la Religion est la première source des maux des hommes, et que l’idée d’un Dieu est l’origine première de tout cela ». « Il faut se garder d’avoir une autre opinion que lui, sinon il met en doute votre morale »34, ajoutait-il.

La passion du débat d’idées et des discours impétueux, le « fanatisme » des « têtes diablement échauffées »35 provoquèrent bientôt la lassitude et le désintérêt de Verri. De même que Walpole préféra fuir la compagnie du « dull Baron d’Olbach’s »36, il en vint à juger cette société ennuyeuse37. Il opposait désormais à l’agitation parisienne son aspiration à vivre « plus calmement », sans se laisser « emporter par la dissipation et le grand tourbillon »38. Cesare Beccaria aussi confiait à son compagnon de voyage, en novembre 1766, au moment où il s’apprêtait à rentrer à Milan,

30. Ibid., p. 40.

31. Ibid., p. 51-52.32. Horace Walpole’s correspondance, lettre du 22 septembre 1765, vol. X, p. 176 (ressource en

ligne sur yale.edu).33. D. Roche, « La coterie d’Holbach revisitée », dans Les Républicains des Lettres, gens de

culture et Lumières au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1988, p. 242.

34. Voir Voyage à Paris et à Londres, op. cit., 26 novembre, p. 127-128.

35. Ibid., p. 125.36. Horace Walpole’s correspondance, vol. XXXIX, lettre à Conway, 12 novembre 1774, p.

212.

37. Voyage à Paris et à Londres, op. cit., p. 50, p. 113.

38. Ibid., p. 114.

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« qu’en fin de compte la seule chose importante c’était de bien vivre »39. On mesure, alors, l’écart qui séparait Milan de Paris en terme d’idéal de conversation. Les membres de l’Accademia dei Pugni en restaient à une sociabilité certes « fraternelle », mais aristocratique et directement héritée de l’art de la conversation d’Ancien régime. Elle était encore gouvernée par les règles classiques de l’échange, propres à la « civilisation des bonnes manières, fondée sur la réciprocité de la gratification et de la légitimation », selon l’analyse d’Amedeo Quondam40. Face à la convivialité de la « bonne compagnie », régie par l’art de plaire et « de bien passer le temps »41, couvait à Paris, sous les apparences de la « conversation anarchique » décrite dans le Caffè par Pietro Verri et constatée par Alessandro, une « crise de la forme classiciste de la conversation (celle de “l’homme éduqué”) ». Cette crise en annonçait une autre : celle « de l’Ancien régime, bientôt terrassé par l’irruption de la conversation d’assemblée, qui allait devenir le terrible organe exécutif de cette anarchie »42. Les « gesticulations », « l’art de contredire » et les « ennuyeuses disputes » évoquées dès 1765 par Pietro Verri43 en étaient partie prenante. Et si ce dernier finit par admettre que les circonstances politiques exigeaient des orateurs des passions vigoureuses et des idées fortes, Alessandro les considérait comme autant d’infractions fâcheuses aux lois de l’urbanité.

« Les pauvres Parisiens cruellement abandonnés »

Le départ anticipé de Beccaria précipita la décision d’Alessandro Verri de se rendre à Londres où il séjourna de décembre 1766 à février 1767. Contrairement à Paris, la capitale anglaise n’apparaissait pas d’emblée aux Milanais comme un modèle de sociabilité. Mis en garde par son frère contre « le fond de violence » qui constituait « la base du caractère des inhospitaliers Britanniques »44, Alessandro réactivait dans ses premières lettres d’Angleterre un certain nombre d’idées reçues sur le caractère « sauvage du redoutable Albion » et sur la nécessaire solitude du voyageur étranger : « il n’y a pas de Société », affirmait-il à son arrivée, jugeant même que les physionomies des Londoniens étaient « dures,

39. Ibid., p. 66.40. A. Quondam, Introduction, dans L’arte della conversazione nelle corti del Rinascimento, F.

Calitti (éd.), Rome, Istituto Poligrafico dello Stato, 2003, p. XLIX.

41. Il Caffè, op. cit., p. 449.

42. A. Quondam, op. cit., p. XLVIII.

43. Il Caffè, op. cit., p. p. 447, 450, 451

44. Voyage à Paris et à Londres, op. cit., p. 161.

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tristes, brutales, des têtes d’ours »45 ! L’« éloge du peuple anglais » qu’il livrait deux semaines plus tard était donc pour le moins inattendu : à son frère convaincu que « l’esprit social », cette « fleur d’urbanité et de douceur dans le commerce des hommes »46, n’était propre qu’aux Français, Alessandro rétorquait que le peuple anglais était « trop éclairé pour être brutal et qu’il ne [fallait] pas prendre pour de la brutalité sa franchise et son sens de la liberté »47. La découverte admirative d’un système modéré où les libertés individuelles désamorçaient les tensions et se convertissaient en force productive, le confortait dans sa critique du modèle français.

À son retour de Londres, Verri passa quelques semaines à Paris. Mais il fréquenta les salons avec détachement et sans paraître véritablement enclin à y cultiver des relations durables. Certes, il ne se privait pas de mettre en évidence dans sa correspondance l’étendue de ses contacts et l’efficacité de sa médiation. Il transmettait à Jean-Baptiste Suard et à l’abbé Arnaud, auteurs de la Gazette littéraire, ainsi qu’à Claude-Henri Watelet et au jeune marquis de Condorcet des exemplaires du Caffè de la part de Pietro ; il rendit visite à l’astronome Jérôme de Lalande qui avait sillonné l’Italie dans les années 1765-1766 ; il rencontra Buffon chez le baron d’Holbach et fréquenta le salon de Mme du Boccage, si bien qu’à la veille de son départ pour l’Italie, il pouvait avancer : « Si je ne m’illusionne point, je laisserai des amis à Paris, et j’aurai des correspondances, alors que Beccaria pourra difficilement poursuivre ces échanges, car il est positivement méprisé »48. Pourtant, l’expérience parisienne resta sans lendemain dans la mesure où Alessandro Verri, au même titre que Beccaria, négligea ses anciennes relations. Dans une lettre d’octobre 1767 j�XQ�FRUUHVSRQGDQW�LWDOLHQ��G·+ROEDFK�UHSURFKDLW�DLQVL�j�%HFFDULD��©�FHW aimable paresseux », d’« avoir mis en oubli ses amis de Paris » : « Si le comte Veri est de retour de Rome et tiré des filets de l’amour, faites-lui un million de compliments de ma part ; rappelez-lui ses engagements littéraires, et dites-lui au nom de la sacro-sainte philosophie qu’il est fait pour travailler et pour instruire l’univers », ajoutait-il dans une autre lettre de mars 176949. Quant à Condorcet, qu’Alessandro présentait comme un « jeune homme charmant, très savant dans les matières mathématiques,

45. Ibid., p. 181.

46. Ibid., p. 161.

47. Ibid., p. 290.

48. Ibid., p. 320.49. E. et J. de Goncourt, Portraits intimes du dix-huitième siècle, Paris, Charpentier, 1878,

lettres citées p. 469-471.

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et qui comprend notre langue »50, il écrivait à Paolo Frisi, en juin 1767 : « J’espère qu’à son retour Monsieur le Comte de Verri voudra bien me donner de ses nouvelles »51. Par trois fois il le relança, mais Alessandro Verri se déroba aux attentes qu’il avait suscitées.

Verri avait quitté Paris le 16 mars 1767 en compagnie de Paolo Frisi. Les deux voyageurs, arrivés à Lyon, prirent la route de Genève munis d’une lettre de recommandation pour Voltaire. Ce dernier avait lu, en 1765, l’ouvrage de Beccaria et venait de manifester son intérêt pour les travaux de l’« école de Milan »52. D’Alembert avait donc chaleureusement vanté auprès du maître de Ferney les mérites du savant Barnabite, « excellent philosophe malgré sa robe » et de son compagnon, « jeune seigneur milanois de beaucoup d’esprit », qui souhaitaient le rencontrer « avant que de rentrer dans le séjour de la superstition autrichienne et espagnole »53. Mais les deux voyageurs durent renoncer à ce projet car la frontière genevoise était fermée en raison d’un conflit avec la France. Alessandro se montra peu affecté de ce contretemps, tout comme Frisi qui, à l’en croire, redoutait cette rencontre : « Il considère Voltaire comme un homme dangereux et craint qu’il ne rende publique la moindre de ses GpFODUDWLRQV. En effet, il n’y a pas beaucoup à gagner pour qui porte son habit, à converser avec un tel homme »54. En revanche, Pietro ne cachait pas sa déception, dépité que son frère n’ait pu voir « ni Genève, ni M. de Voltaire », dont la célébrité aurait pu aider la cause des Pugni55.

Le bilan du voyage en France, qui s’achevait sur une ultime occasion manquée, était mitigé de l’aveu même d’Alessandro. Ce dernier évoquait dans une lettre de mars 1766 le « mépris » et les moqueries GH�G·+ROEDFK envers Beccaria, les « légers coups de fouet » de d’Alembert contre les Délits, ainsi que la critique par Fréron des Pensées sur le bonheur de Pietro Verri56. Sans doute la reconnaissance parisienne des Pugni avait-elle été desservie par l’absence de l’aîné des Verri, qui apparaît dans sa correspondance tiraillé entre le regret d’un rendez-vous manqué avec l’Europe et la satisfaction d’avoir vu se ridiculiser en public celui qui

50. Voyage à Paris et à Londres, op. cit., p. 341.51. Condorcet, Arithmétique politique. Textes rares ou inédits (1767-1789), B. Bru et P. Crépel

(éds.), Paris, PUF, 1994, p. 28-30.52. Voyage à Paris et à Londres, op. cit., p. 353 : « Voltaire doit avoir, soit écrit, soit publié

récemment, en voulant parler de nous, que l’ école de Milan fait de grands progrès. »53. Cité dans Voltaire, Œuvres complètes, vol. 44, Paris, Garnier, 1881, p. 241.

54. Voyage à Paris et à Londres, op. cit., p. 353.

55. Ibid., p. 366.

56. Ibid., p. 348, p. 355-356.

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avait compromis par sa faiblesse le projet initial du voyage. Les regrets étaient partagés côté parisien. D’Holbach, en réponse à une lettre plus tardive de Beccaria, lui écrivait :

Votre chère lettre […] m’a heureusement détrompé de l’idée que vous aviez totalement oublié les pauvres Parisiens, que vous avez si cruellement abandonnés au moment où ils espéraient jouir paisiblement pendant l’hiver de votre aimable société. J’ose pourtant vous assurer qu’ils sont dignes de votre amitié, et que […] vous auriez pu trouver quelques douceurs parmi des gens qui ont du moins le mérite de vous aimer, de vous estimer, et de vous rendre la justice qui vous est due.57

Conclusion

À Milan, l’objectif des membres des Pugni était de faire état de leurs compétences pour briguer les postes-clef du gouvernement : Il Caffè était le laboratoire de formation d’une nouvelle classe dirigeante. Dans cette perspective, « la docilité et la modération » étaient des qualités nécessaires, comme l’écrivait sans détour à Pietro Verri Kaunitz, ministre plénipotentiaire à Vienne pour les Affaires italiennes et grand inspirateur de la politique de l’impératrice Marie Thérèse de Habsbourg58. Il existait, dans la Lombardie autrichienne, une entente entre la jeune aristocratie et le projet réformiste de l’administration centrale.

La situation de la coterie de la rue Royale-Saint-Roch était bien différente en raison de la césure qui existait entre les instances de gouvernement et les groupes de pensée où s’élaborait le discours critique. Du moins était-ce l’interprétation des frères Verri. Alessandro, qui avait pu observer qu’en Angleterre, « la liberté est tout à fait pacifique, parce qu’elle n’est pas stimulée par les obstacles59 », avançait que les « persécutions subies »60 par les encyclopédistes avaient favorisé la radicalisation de leur propos. Pietro reprenait cette idée, tout en jugeant avec plus de clémence que son frère la virulence et l’engagement passionné des Parisiens pour la chose publique :

D’après la peinture que tu me fais de cette illustre société, animatrice des esprits européens, je vois que le savoir et les sciences, guidées par la philosophie et la vertu, ont abandonné toute gravité, toute pédanterie, toute arrogance personnelle ; mais au dix-neuvième siècle, il y aura encore une réforme à faire, c’est d’abandonner l’esprit de parti, qui est

57. C. Beccaria, Scritti e lettere inediti, E. Landry (éd.), Milan, Hoepli, 1910, p. 146-147.

58. Lettre citée dans A. Fontana et J.-L. Fournel, art. cité, p. 673.

59. Voyage à Paris et à Londres, op. cit., p. 174-175.

60. Ibid., p. 59.

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trop manifeste contre le pauvre Rousseau, et contre tout système [de religion]. Peut-être est-ce la conséquence des persécutions subies par la philosophie, laquelle a contraint et mis à l’unisson tous les esprits de ce centre de l’Europe, et leur a imposé la nécessité d’agir de façon uniforme et conspiratrice pour réagir avec effet.61

Toutefois, les travaux d’Alan Kors62 et de Daniel Roche sur la coterie d’Holbach ont bien montré que l’idée d’une « persécution » et la notion même de « fanatisme » relevaient de lieux communs à nuancer : Roche, pour qui la coterie n’était pas « un groupe homogène, communiant dans le matérialismH� ª�� Q·exclut pas « qu’on ait pu jouer à faire peur en remuant devant visiteurs et non-complices le spectre d’Épicure et le fantôme de Lucrèce »63. N’était-ce pas d’ailleurs pour éprouver ses visiteurs italiens que d’Holbach s’était piqué de leur exposer son système de morale athée ? Il y a bien dans la sociabilité tempétueuse de sa coterie, dans ce refus de l’autocensure salonnière quelque chose qui était de l’ordre du jeu ou de la mise en scène64. Mais un jeu dont les risques étaient calculés, notamment vis-à-vis des autorités politiques : les persécutions furent temporaires et les membres de la coterie restaient pleinement intégrés à l’élite financière et intellectuelle de la société d’Ancien Régime. Rappelons en outre qu’André Morellet livrait dans ses Mémoires un tableau bien plus nuancé de ce milieu :

C’est là aussi, puisqu’il faut le dire, que Diderot, le docteur Roux et le bon baron lui-même établissaient dogmatiquement l’athéisme absolu, celui du Système de la nature […]. Il ne faut pas croire que, dans cette société, toute philosophique qu’elle était, au sens défavorable qu’on donne quelquefois à ce mot, ces opinions libres fussent celles de tous. Nous étions là bon nombre de théistes et point honteux, qui nous défendions vigoureusement, mais en aimant toujours des athées de si bonne compagnie.65

Mais chaque groupe eut beau jeu de s’offrir « en représentation » : les Pugni, qui cherchaient leurs interlocuteurs par-delà les Alpes alors même qu’ils s’apprêtaient à gravir les échelons de l’administration viennoise et milanaise, se plaisaient à apparaître en butte à leur milieu, dans un superbe isolement ; et la coterie, qui cultivait en salon son radicalisme théorique, compensait la témérité de ses énoncés par le choix de l’anonymat et de la clandestinité éditoriale – refusant, donc, de

61. Ibid., p. 76.

62. A. C. Kors, D’Holbach’s Coterie. An Enlightenment in Paris, Princeton, 1977.

63. D. Roche, op. cit., p. 247.64. Roche définissait la coterie G·+olbach comme l’« exceptionnelle rencontre […] d’une

pléiade d’écrivains audacieux qui se sont quelque peu mis en scène », ibid., p. 242.

65. A. Morellet, Mémoires, op. cit., p. 135.

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sacrifier position et respectabilité sur l’autel des idées, au point d’incarner selon Roche « ce phénomène tranquille de la double conscience »66. Cela n’avait pas échappé à l’attention de Verri, qui écrivait à propos de l’auteur du Système de la nature : « Il ne publiera pas cette œuvre, car il ne veut point se sacrifier : et il a du jugement »67.

Si Alessandro Verri livre dans ses lettres de Paris une extraordinaire galerie de portraits saisis sur le vif et s’il rapporte avec talent l’esprit des conversations, ses jugements sur la sociabilité parisienne perdent en nuances à mesure que le jeune Milanais s’engage dans une critique de l’anticléricalisme et des passions politiques françaises. Mais sa correspondance a cela de passionnant qu’elle confronte, renverse et construit des stéréotypes sur différentes formes de sociabilité du XVIIIe siècle finissant : l’examen du caractère et du tempérament « véritables » des encyclopédistes parisiens débouche sur la démystification de figures autrefois révérées ; l’idée du « fanatisme » de la coterie d’Holbach et de la « persécution philosophique » contre la religion annonce les thèmes qui feront fortune sous la plume des adversaires du baron, de Rousseau à Barruel, qui en déformeront rétrospectivement la pensée ; enfin le double lieu commun de l’urbanité française et de l’inhospitalité anglaise, d’abord pleinement accepté, finit par être mis à mal. Il est un dernier cliché que la conduite des deux voyageurs milanais ne permit sans doute pas de dissiper complètement : celui, tenace en France, de l’oisive indolence des milieux lettrés italiens. Après Paris, Alessandro Verri ne rentra pas à Milan : au grand dam de son frère, il posa ses bagages à Rome, où il « oublia sa philosophie auprès d’une belle romaine » et se consacra aux belles-lettres. Morellet s’en amusait dans ses Mémoires : « Phénomène commun parmi les gens de lettres d’Italie, qui ont un premier feu bien vif, mais qui, à vingt-cinq et trente ans, se désabusent comme Salomon, et reconnaissent que la science est vanité, sans avoir attendu d’être aussi savans que lui »68.

66. D. Roche, op. cit., p. 252.

67. Voyage à Paris et à Londres, op. cit., p. 127.

68. A. Morellet, Mémoires, op. cit., p. 169.

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Résumés 239

Valérie Capdeville, Convivialité et sociabilité : le club londonien, un modèle unique en son genre ?La sociabilité est-elle universelle ? L’aptitude à vivre en société, de même que le degré de sociabilité d’un individu, diffèreraient-ils selon qu’on se trouve en France, en Angleterre ou ailleurs ? Y aurait-il une sociabilité anglaise – ou plutôt « à l’anglaise » ? Le club est un espace de sociabilité qui répond au besoin naturel qu’ont les hommes de vivre ensemble. Institution exclusive, aux règles strictes, le club est avant tout un lieu de convivialité, où le repas entre membres et le plaisir de la conversation occupent une place centrale. Apparus à Londres après la Restauration, les clubs connaissent un âge d’or au milieu du XVIIIe siècle, grâce à une variété de facteurs propices à leur développement et à leur succès. En quoi la transition des cafés vers les clubs est-elle significative d’une évolution de la sociabilité au XVIIIe siècle ? Autour de quels principes et activités cette sociabilité exclusivement masculine s’est-elle construite ? Quelle fonction sociale revêt-elle alors ? Quel rôle joue la convivialité dans la définition et l’essor de la sociabilité ? Ce lieu de sociabilité typiquement anglais met en œuvre une dynamique et des paradoxes liés au caractère, à l’identité même de la société anglaise de l’époque. Le club londonien semble ainsi les réconcilier et, en se différenciant de son cousin français, le salon, favorise alors l’émergence d’un modèle de « sociabilité conviviale », unique en son genre.

Is sociability universal ? Would the ability to live in society, as well as the degree of sociability of an individual, differ in France, in England or anywhere else ? Is there a specific “English sociability” ? The club is a sociability space that answers men’s natural aspiration to be together. Though an exclusive and

highly regulated institution, the club is above all a place for conviviality, where dining among members and enjoying conversation are essential elements. Born in London after the Restoration, clubs reached their golden age in the middle of the eigtheenth century, thanks to a combination of various factors that favoured their expansion and success.How significant an evolution of sociability was the transition from coffeehouse to club ? Around what principles and activities was this male-only sociability built ? What social function dit it perform ? What role did conviviality play in the definition and development of sociability ? This typically English sociability space mirrors a dynamics and some contradictions that are indissociable from the character and the very idendity of the English society of the time. The London club thus seems to reconcile those paradoxes and, distancing itself from its French counterpart the salon, to enable the emergence of a unique model of “convivial sociability”.

Pierre Musitelli, En bonne compagnie? Verri et Beccaria invités de la coterie du Baron d’HolbachEn 1761, un groupe d’aristocrates milanais fonde un cercle de réflexion réformateur, baptisé Accademia dei Pugni, l’« Académie des coups de poing », pour accréditer la rumeur qui prêtait à leurs débats un tour si animé qu’ils finissaient en pugilat. Pietro Verri, son frère Alessandro et Cesare Beccaria en sont les membres fondateurs. Ils inaugurent une forme d’amitié et de sociabilité littéraire dont les fruits sont publiés dans le périodique Il Caffé (1764-1766), ainsi nommé en hommage aux coffee houses britanniques. Cette publication coïncide avec le succès européen de l’ouvrage de Beccaria, Des Délits et des peines (1764), qui ouvre

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aux Milanais les portes des salons des encyclopédistes parisiens. Mais les aléas du voyage font bientôt s’évanouir cette promesse d’alliance entre les deux milieux intellectuels. Beccaria, transi par la timidité et le mal du pays, tourne les talons peu après son arrivée ; Alessandro Verri découvre une sociabilité fervente, engagée et audacieuse qui éveille en lui un fond de défiance à l’égard des Lumières françaises. Pietro Verri s’en irrite : le voyage qui devait couronner la reconnaissance européenne des Pugni aboutit, paradoxalement, à un repli de chacun sur la sphère privée. Le présent article s’intéresse à la façon dont Alessandro Verri renverse et construit tout à la fois dans sa correspondance certains stéréotypes sur la sociabilité de ses hôtes parisiens.

InGood Company? Verri and Beccaria in the Baron d’Holbach’s literary circleIn 1761, a group of Milanese aristocrats founded a radical circle called Accademia dei Pugni, the « Academy of Punches », to substantiate the rumor lending to their debates such an animated turn that they ended in fist fights. Pietro Verri, his brother Alessandro and Cesare Beccaria were its founding members. They pioneered a form of friendship and literary exchange whose fruitful outlet was the journal Il Caffé (1764-1766), named in tribute to British coffee houses. At the same time, the success across Europe of Beccaria’s work On Crimes and Punishments (1764) granted the Milanese intellectuals access to the salons of leading Encyclopédistes in Paris. With the vagaries of travel, the promise of an alliance between the two intellectual circles soon vanished. Beccaria, feeling uneasy and homesick, started back home almost as soon as they had arrived, while Alessandro Verri discovered a fervent, committed and bold sociability which awakened his enduring

distrust of French Enlightenment ideas. Pietro Verri was greatly disappointed by the outcome of the travel: instead of confirming the European fame of the Pugni, it paradoxically turned into a withdrawal from the public sphere. This paper examines the way Alessandro Verri’s correspondence both overturns and contributes to the dissemination of a number of stereotypes concerning the sociability of his Parisian hosts.

Richard Flamein, Sociabilités et mobilités sociales en révolution : le réseau salonnier des le couteulx entre 1771 et 1815La transition des salons aristocratiques aux salons bourgeois demeure encore mal connue de la recherche. La formation de réseaux salonniers connectés d’abord aux sociétés parisiennes semble s’infléchir progressivement vers une construction plus spécifiquement bourgeoise de la sociabilité, à la veille de la Révolution. La composition « organique » des liens à plusieurs niveaux qui unit les hôtes d’une assemblée favorise une convivialité multiple dont le salon n’est qu’un des théâtres sociaux avec la loge et bientôt les clubs politiques. Suivant la vie salonnière des Le Couteulx durant plus de 40 ans, la communication offre un panorama des mutations d’une forme particulière de sociabilité entre 1770 et 1815, pour mieux souligner l’émergence progressive d’un ordre volontiers qualifié de « bourgeois ».

Sociability and social mobilities in revolution : a network of salons belonging to the le couteulx banking dynasty (1771- 1815)Through a close analysis of a network of salons belonging to Le Couteulx, a dynasty of bankers based near Paris, this paper examines the inflection of sociability at a time when social dynamics was rapidly changing (1771-

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