de l’imitation dans la création de musées

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1 Des musées de la nation aux musées de l’Europe Vacillement, maintien ou renforcement d’un modèle ? Par Camille Mazé Texte paru dans De l'imitation dans la création de musées, L'Harmattan, Paris, 2008, p. 123-142.

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1

Des musées de la nation aux musées de l’Europe

Vacillement, maintien ou renforcement d’un modèle ?

Par Camille Mazé

Texte paru dans

De l'imitation dans la création de musées, L'Harmattan, Paris, 2008, p. 123-142.

2

Dès les années 1980 en Allemagne, et plus sérieusement en 1989, était envisagée la fusion de

la collection nationale du Museum für Volkskunde (issu du Museum für deutsche

Volkstrachten und Erzeugnisse des Hausgewerbes - Musée des costumes populaires et des

produits de l’artisanat domestique allemands - fondé par Rudolf Virchow en 1889) et de la

collection européenne du Museum für Völkerkunde, situés à proximité l’un de l’autre dans le

complexe de Dalhem à Berlin. Le Museum für Deutsche Volkskunde, divisé au lendemain de

la seconde guerre mondiale à l’instar de l’Allemagne, fusionna à nouveau lors de la

réunification en un Museum für Volkskunde (l’adjectif Deutsch a été abandonné), devenu par

la suite le Museum Europäischer Kulturen. Le premier musée d’ethnologie consacré à

l’Europe – et non plus à une nation ou à une entité encore plus petite – était inauguré le 24

juin 1999 sous le patronage des Staatlichen Museen zu Berlin et de la Preussischer

Kulturbesitz. L’exposition inaugurale « Faszination Bild. Kulturkontakte in Europa » a

perduré pendant six ans, jusqu’au déménagement et à l’implantation du musée en 2005 dans

le complexe « Kunst und Kultur der Welt », formé par le Musée d’Art Indien, le Musée d’Art

d’Extrême Orient et le Musée d’Ethnologie de Dalhem.

Le Musée National des Arts et Traditions Populaires de Paris - Centre d’Ethnologie Française

(MNATP-CEF) est également entré dans les années 90 en restructuration. En 1996,

l’archéologue-conservateur Michel Colardelle était nommé à la tête du MNATP-CEF avec la

mission, confiée par la Direction des Musées de France, de « sortir de la crise » le musée-

laboratoire fondé par Georges-Henri Rivière en 1937. Il élabore ainsi un premier projet de

reconversion du MNATP en musée des civilisations de l’Europe, puis propose finalement de

délocaliser le musée national en région et de le transformer en un Musée des Civilisations de

l’Europe et de la Méditerranée. La reconversion du musée a là aussi été réalisable grâce à la

fusion entre la collection ethnographique nationale du MNATP, la collection européenne du

Musée de l'Homme (dont les collections « exotiques » ont été versées au Musée du Quai

Branly, inauguré à Paris en juin 2006) et des pièces de la collection Islam du Musée des Arts

Décoratifs.

Un autre projet de musée de l’Europe a quant a lui vu le jour à Bruxelles sous forme d’une

ASBL fondée en 1997 et coprésidée par Antoinette Spaak et Karel Van Miert, deux

personnalités de la vie politique belge et communautaire. La maîtrise d’ouvrage du musée est

déléguée à la société belge Tempora, spécialiste de la conception et de la réalisation

d’expositions et de parcours de vulgarisation, fondée par Benoît Rémiche, également

3

secrétaire du Musée de l’Europe. Le comité scientifique est réuni autour des historiens Elie

Barnavi et Krzysztof Pomian. Le projet est réalisé sous l’égide d’un partenariat public-privé,

réparti entre les membres fondateurs du privé (entreprises et fondations), les institutions

publiques (gouvernement fédéral belge, région Wallonne) et les institutions communautaires

(Parlement, Conseil et Commission). D’après le projet initial, validé par le Parlement

européen en 2002, le Musée de l’Europe aurait dû s’implanter dans les locaux du Parlement

européen à Bruxelles, mais en juillet 2006 le Parlement est revenu sur sa décision. Les

expositions de préfiguration ont lieu au centre culturel Tours et Taxis. Privé de lieu propre et

de collections, le Musée de l’Europe apparaît comme un musée atypique.

Turin a elle aussi nourri l’espoir de voir s’établir en son sein un musée pour l’Europe : le

Museion per l’Europa. Dans les années 90, le devenir du complexe royal de Venaria Reale

faisait l’objet de discussions. En 1998, Walter Veltroni, farouche partisan de l’Europe, alors

vice-président du conseil et ministre des Biens et des Affaires culturelles sous le premier

gouvernement Prodi (1996-1998), réuni, au sein d’un comité, des représentants du

gouvernement, de la région Piémont, de la province de Turin et des villes de Turin et de

Venaria. Il était alors établi que le complexe royal restauré accueillerait un Museion per

l’Europa. Celui-ci, conçu par un conseil scientifique sous l’égide de Danielle Jalla, devait être

un centre d’interprétation de l’Europe (musée, forum, plateforme pédagogique, centre

culturel). Aujourd’hui, après modification des plans de restauration du complexe, le projet a

été abandonné.

Plus récemment enfin, un projet de Bauhaus Europa était mis à l’épreuve à Aix-la-Chapelle.

Lancé en 2005, il émane d’une initiative trinationale (Allemagne, Pays-Bas, Belgique) de la

région d’Aix-la-Chapelle, inscrite dans le programme Euregionale 2008. Conçu par des gens

de musées et des historiens sous la direction d’Hermann Schäfer, il devait être un centre

culturel consacré au passé, au présent et à l’avenir de l’Europe plus qu’un musée. Soumis à

référendum auprès de la population de la région en décembre 2006, le projet, massivement

rejeté, a été abandonné, à cause semble-t-il du coût annoncé et du projet architectural lauréat.

Et en 2001, le Réseau des Musées de l’Europe, émanation de l’Association Internationale des

Musées d’Histoire, voyait le jour1 .

1 Inauguré lors du colloque Europa e Musei, Identita e rappresentazioni, Europe and museums, identities and

representations, Europe et musées, identités et représentations. 2003, Actes du colloque de Turin, 5-6 avril

2001, Turin, Celid.

4

Ces projets de musées de l’Europe ne sont pas sans lien avec l’accélération des initiatives

individuelles et privées, politiques nationales et communautaires, allant dans le sens de la

construction d’une « Europe de la culture » : des manuels d’histoire européenne sont à l’étude

et l’un d’eux circule dores et déjà dans les écoles allemandes et françaises2, un label européen

du patrimoine a été lancé en juin 2007 sur initiative française3 … En l’espace de vingt ans,

plusieurs projets de musées de l’Europe ont émergé4 tandis que certains musées d’ethnologie

et d’histoire nationales ont disparu ou se sont transformés. Ils marquent une nouvelle étape

dans l’histoire des outils de représentation du patrimoine, de la culture, de l’histoire et du

peuple. Ceux susceptibles de favoriser le sentiment d’appartenance nationale que sont les

médias, l’école, les musées de société5, les sciences humaines historiquement liées aux

constructions d’images à vocation identitaires que sont l’histoire et l’ethnologie6, sont en effet

amenées à se transformer avec le passage du national à l’européen dans de nombreux secteurs.

Travaillés par le spectre de l’identité et de l’altérité, ces outils, jusqu’alors pensées à l’aune

de la nation, sont, pour une partie d’entre eux, aujourd’hui l’objet d’une européanisation.

C’est le cas notamment des musées de la nation scientifiques - ethnologiques ou historiques -,

devenus objet de méfiance et de culpabilité dans les années 80. En raison d’abord du discours

2 La première idée allant dans ce sens avait été lancée à l’occasion du Parlement des jeunes le 21 janvier 2003,

composé par 500 lycéens français et allemands réunis par l'OFAJ à Berlin, dans le cadre de la commémoration

du 40e anniversaire du Traité de l'Élysée. Le premier volume de ce manuel, disponible depuis la rentrée 2006

pour les élèves de terminale a été édité par un binôme franco-allemand et rédigé par huit professeurs d'histoire

des deux pays. Il porte sur l’histoire de l’Europe et les relations internationales de la seconde guerre jusqu’à nos

jours. Aujourd’hui, d’autres initiatives visant à écrire une histoire européenne sont menées, toujours en équipe

binationales : Allemagne / France ; Allemagne / Pologne.

3 Voir à ce propos la Charte pour le Patrimoine Mondial de l’UNESCO et le lancement du Label du Patrimoine

Européen à l’instigation du Ministre français de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres, Entretiens du

Patrimoine, Patrimoines de l’Europe, patrimoine européen, mars 2007, Paris.

4 Bjarne Rogan, « The Emerging Museums of Europe », in Ethnologia Europaea, Journal of European

Ethnology, « Emerging Museums », n°33 (1), Museum Tusculanum Press, University of Copenhagen, 2003, pp.

51-59. Et dans la presse, Emmanuel de Roux, « Trois musées pour l’Europe. Berlin, Bruxelles et Paris cherchent

à construire des institutions symboliques, afin d’ancrer une "Europe des esprits" dans l’histoire », Le Monde, 04

janvier 2000.

5 Le terme musée de société est adopté en 1991, lors du colloque international « Musées et société » de

Mulhouse Ungersheim, pour désigner une catégorie pertinente pour les musées relevant d’autres domaines que

les beaux-arts. D’après Jacques Sallois, directeur des Musées de France de l’époque, cette appellation regroupe

« musées industriels et scientifiques, musées ethnologiques et historiques, musées des champs et de la ville (…)

et représentent les musées de demain » : les musées de société sont « le lieu de reconnaissance de nos identités

diverses, mais aussi, de dialogue et d’ouverture culturelle ». Si tous à la leur manière participent à la

représentation de la nation, les musées d’histoire et d’ethnologie nationale occupent une place particulière dans

cette tâche qui les rend éminemment problématiques. En Allemagne, on préfère les expressions

Geschichtsmuseen, Kulturmuseen et Alltagsmuseen mais on utilise également l’expression française « musées de

société ».

6 Voir notamment les colloques organisés par des professionnels des musées et des sciences humaines et où sont

parfois conviés les représentants politiques : « Quelles perspectives pour les musées d’histoire en Europe ? »,

Paris, Association Internationale des Musées d’Histoire, Paris, 1994 ; « Des Musées d’Histoire pour qui ? pour

quoi ? », Historial de la Grande Guerre, novembre 1996 ; « Du folklore à l'ethnologie. Institutions, musées, idées

en France et en Europe de 1936 à 1945 », MNATP, Paris, 2003.

5

qu’ils ont pu tenir sur la nation, notamment lors des instrumentalisations idéologiques

nationalistes dont ils ont fait l’objet au cours du 20e siècle. En raison également de leur

caractère actuel d’inutilité en tant qu’outil de production du sentiment d’appartenance

nationale tant celui-ci est solidement ancré. Il y a un ou deux siècles, le politique faisait de

tous les patrimoines, nobles, artistiques, historiques, ethnographiques, populaires, et de leurs

lieux de conservation et de monstration - les musées -, une affaire d’Etat. Aujourd’hui, l’Etat

tend à se désengager dans ce domaine et la gestion du patrimoine est de plus en plus dévolue

aux entrepreneurs individuels et privés. Ce changement semble laisser augurer de la fin d’un

modèle : celui du patrimoine national. C’est ce qu’il s’agit ici d’explorer à travers l’analyse de

la reconversion de certains musées de la nation ethnologiques ou historiques en musées de

l’Europe. Que signifient la crise des musées d’ethnologie nationale, les transformations des

musées d’histoire nationale, les créations des musées de l’Europe ? A-t-on à faire à la fin d’un

modèle d’institution patrimoniale, historique et mémorielle nationale ? Peut-on se

« débarrasser » aussi facilement de ce modèle ? Le modèle du musée de la nation,

ethnologique ou historique, ne réapparaît-il pas sous une autre forme dans les musées de

l’Europe ?

Le musée de la nation, un modèle aux figures multiples

Le modèle7 même de l’institution « musée », s’il a fait l’objet d’une tentative de définition

générale par l’Unesco8, n’a de cesse d’évoluer

9 et prend ici et là des formes diverses – en

fonction des contextes spatiaux et temporels, des disciplines de rattachement, des acteurs et

des publics, des collections et des supports, etc. –, qui sont à l’origine de la multitude

d’appellations, de conceptions et de typologies muséales.

7 Le prisme du « modèle » se révèle être un concept opératoire particulièrement fécond pour comprendre la

genèse et la vie des musées tant les phénomènes de transmission (transferts, imitations), de permanence (valeur,

maintien, légitimité), de déliquescence (mise en cause, déconstruction, mort) et de remaniement (réforme,

mutation, conversion) sont au cœur de leurs évolutions.

8 Par la loi du 4/01/2002 l’ICOM donne du musée une définition large, adoptée internationalement et dite

opératoire : « Le musée est une institution permanente, sans but lucratif, au service de la société et de son

développement, ouverte au public et qui fait des recherches concernant les témoins matériels de l'homme et de

son environnement, acquiert ceux-là, les conserve, les communique et notamment les expose à des fins d'études,

d'éducation et de délectation (…) » .

9 Pour une approche des musées en terme de mutation, voir notamment, Catherine Ballé, Dominique Poulot,

Musées en Europe. Une mutation inachevée, Paris, la Documentation française, 2004, 286 p. ; « Le Renouveau

des musées », Problèmes politiques et sociaux, n° 910, Paris, La Documentation française, mars 2005 ;

Françoise Mairesse, André Desvallées, Vers une redéfinition du musée ? Paris, L’Harmattan, 2007 ; Jean-Michel

Tobelem, Le Nouvel âge des musées, les institutions culturelles au défi de la gestion, Paris, Armand Colin, 2007

6

Le type qui retiendra ici l’attention est celui du musée de la nation, repérable à partir du

XVIIIe siècle dans chaque Etat-nation d’Europe en formation, défini comme un modèle

d’origine européenne10

à diffusion large11

. En France, à partir de 1789, on voit émerger trois

figures principales du musée de la nation que l’on va retrouver ailleurs en Europe : « le musée

universel des beaux-arts, le musée d’histoire nationale, le musée local d’inspiration à la fois

pédagogique et identitaire »12

. Manque dans cette typologie du musée de la nation, le musée

d’ethnologie nationale (ou folklore), encore appelé « musée culturel » ou « musée de

société », assez proche du musée historique en termes de vocation13

, malgré des différences

d’acteurs, de contenus, de discours et de méthodes14

. L’apparition du modèle du musée de la

nation, sous ces quatre formes, correspond au moment historique de la « nationalisation du

patrimoine »15

et sert la nécessité pour chaque nation de se doter d’outils de représentation

symbolique16

afin de se créer une image17

et de susciter chez les concitoyens le sentiment

d’appartenance à la « communauté imaginée » nationale18

.

Le modèle du musée de la nation ethnologique ou historique

L’analyse des entreprises de transgression du modèle du musée de la nation implique de

porter attention aux figures muséales qui posent aujourd’hui problème, justement en tant que

musées de la nation : les musées d’histoire et les musées d’ethnologie nationale. Solidement

institué à partir du XVIIIe siècle, reposant sur une discipline particulière, sur le patrimoine

dont cette dernière a vocation à s’occuper, comme les traces et témoignages historiques, les

objets folkloriques, donc, sur des collections, et enfin sur une forme discursive qui lui est

propre comme l’historicisation, la contextualisation, la présentation sérielle anhistorique, le

10 Pour une définition du modèle du « musée de la nation », voir Dominique Poulot, Musée, nation, patrimoine,

1789-1815, Paris, NRF-Gallimard, 1997 et Dominique Poulot, Patrimoine et musées, l’institution de la culture,

Hachette, Carré Histoire, Paris, 2001, 224 p.

11 Pour la diffusion du modèle au-delà du continent européen, voir Dominique Poulot, op.cit., 2001, p. 92-98.

12 Dominique Poulot, op.cit., 2001, p. 50.

13 Nous nous situons ici dans la sphère de la production, des ambitions et de la vocation des musées, non dans

celle des effets, de la réception et de l’appropriation.

14 Consulter à ce propos les travaux d’Isabelle Benoît Winkler, Politique de mémoire : les musées d'histoire

français et allemands 1945-1995, EUI PhD theses, 2001.

15 Pour le dire vite, les biens culturels qui étaient jusqu’alors propriété de la Couronne ou du Clergé deviennent

propriété de tous et inaliénables, le musée étant dès lors doté d’un rôle patriotique dans une visée démocratique.

16 David Boswell, Jessica Evans (ed.), Representing the nation: a reader. Histories, heritage and museums, ,

London and New York, Routledge, 1999.

17 Martina Avanza, Gilles Laferté, « Dépasser la « construction des identités » ? Identification, image sociale,

appartenance », Genèses, n° 61, 2005, p. 154-167.

18 Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origins and Spread of Nationalism, Londres,

Verso, 1983 [trad. fr. de Pierre Emile Dauzat, L’imaginaire national, réflexions sur l'origine et l'essor du

nationalisme, Paris, La découverte, 2002, p.212]

7

musée de la nation ethnologique ou historique, était entièrement dédié à la représentation de

la nation et de son peuple, à la collecte, à la conservation et la monstration de ce qui était

censé dire son histoire et sa culture. Accompagnant la création des Etats-nations, ces musées

se sont imposés comme un modèle légitime, tant sur les plans muséographique et scientifique

que social et politique. Mais de manière générale, les musées de la nation ont rencontré un

plus vif succès dans les Etats-nations qui ont dès leur genèse assis leur image sur la

culture populaire et « authentique »19

, dans le Nord et l’Est de l’Europe20

, que dans les pays

où la « haute culture » était à l’honneur.

Ainsi en France le modèle du musée de la nation révolutionnaire, républicain, démocratique,

était-il incarné, pour le dire vite, par le Louvre plus que par les musées d’ethnologie ou

d’histoire nationale, comme en témoignent l’histoire du Musée National des Arts et Traditions

Populaires21

et celle des Galeries Historiques de Versailles et du Musée d’Histoire de France

de Sully22

. C’est également le cas en Allemagne, ou encore en Italie, où les musées de la

nation ethnologique ou historiques, mineurs par rapport aux musées d’art et aux monuments

historiques, ont connu leur heure de gloire durant les périodes de nationalisme exacerbé.

Quoiqu’il en soit, chaque Etat-nation d’Europe compte encore son ou ses musées de la

nation ethnologique ou historiques, pensés comme autant de vitrines de la nation, dont

certaines sont aujourd’hui fissurées.

19 Voir à ce propos notamment Eric J. Hobsbawm & Terence Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge,

Cambridge University Press, 1983 ; Michel Bertrand, Patrick Cabanel, Bertrand de Lafargue, La fabrique des

nations. Figures de l’Etat-Nation dans l’Europe du 19e siècle, Paris, Max Chaleil, 2003 ; Anne-Marie Thiesse,

La création des identités nationales, Europe au XVIIIe- Xxe siècle, Paris, Seuil, Points Histoire, 2001 (1999) ;

Ernest Gellner, Nation et nationalisme, Paris, Payot & Rivages, 1999 [1983, Oxford].

20 Le rôle de précurseur en la matière du musée ethnographique de Stockholm (1872) n’est plus à prouver

(Marc Maure, « Nation, paysan, musée. La naissance des musées d’ethnographie dans les pays scandinaves

(1870-1904) », Terrain, n° 20, mars 1993). Son fondateur, Artur Hazelius ouvrait sa collection au public dans le

but d’« utiliser les objets du patrimoine pour éveiller et stimuler les sentiments patriotiques du visiteur » (Anne-

Marie Thiesse, op.cit., 200& (1999), p. 204 ; et aussi Dominique Poulot, op.cit., 2001, p. 90). A partir de l’Exposition

Universelle de 1878 à Paris où Hazelius présente sa collection ethnographique, les musées d’ethnologie nationale

fleurissent dans toute l’Europe.

21 Il faut attendre 1937 et l’action de Georges-Henri Rivière pour assister en France à la création d’un musée

national dédié aux arts et traditions populaires de France. Pour l’histoire du musée d’ethnologie nationale

français voir entre autre Nélia Dias, Le musée d’ethnographie du Trocadéro, 1879-1908 : anthropologie et

muséologie en France, Presses du CNRS, 1991 ; Nina Gorgus, Der Zauberer der Vitrinen. Zur Museologie

Georges Henri Rivières, Münster u-a, Waxmann Verlag, 1998 [trad. fr. Le magicien des vitrines, le muséologue

Georges Henri Rivières, Paris, MSH, 2003, 416 p.] ; Martine Segalen, Vie d’un musée. 1937-2005, Paris, Stock,

2005.

22 Pour l’histoire des musées d’histoire nationale français, voir entre autre Isabelle Benoît Winkler, Politique de

mémoire : les musées d'histoire français et allemands 1945-1995, EUI PhD theses, 2001 ; L’histoire au musée,

Arles, Actes Sud, 2004, actes du Colloque L’Histoire au Musée, Château de Versailles, déc. 1998 ; Sophie

Wahnich (dir.), Fictions d’Europe, la guerre au musée, Allemagne, France, Grande-Bretagne, Paris, Ed. des

Archives contemporaines, 2002.

8

Un modèle apparemment en déclin

Plus que les musées d’art ou que les musées locaux, qui se maintiennent en l’état ou évoluent,

mais ne sont pas vraiment problématiques en tant que musées de la nation, les musées

ethnologiques ou historiques nationaux sont depuis la fin des années 80 l’objet de

questionnements et de tentatives de réformes, en raison notamment de leur caractère

identitaire, politique, idéologique, patriotique ou nationaliste. Ils ne sont ni universaux, ni

infranationaux. Dans les années 80, tandis que l’on assiste à un véritable engouement fièvre

muséale pour les musées - d’art notamment -, les musées de la nation ethnologiques ou

historiques entrent en crise. Figures en déclin du modèle du musée de la nation, ils semblent

nécessiter en cette fin de XXe siècle un véritable dépoussiérage, afin de recouvrer une raison

d’être et une nouvelle légitimité aux yeux des décideurs politiques, des scientifiques et des

publics. Notons que la crise touche de façon générale les musées de société, et notamment les

musées d’ethnologie « exotique », régionale ou locale23

, ce qui ne va pas sans laisser supposer

que le modèle du musée de la nation dans sa forme la plus scientifique et sociale est

clairement ébranlé. Mais les plus touchés par cette crise24

demeurent les musées d’ethnologie

et d’histoire nationale.

Les raisons de la crise sont multiples et complexes, à la fois politiques, économiques et

scientifiques, et il ne s’agit pas ici de les exposer. Insistons simplement sur le contexte

sociopolitique de la fin du XXe siècle, où les processus de plus en plus visibles

d’européanisation et de mondialisation invitent à la remise en question de la forme de l’Etat-

nation et imposent de revisiter la notion problématique d’identité nationale à la lumière de

nouveaux paradigmes. Il fait vaciller les outils de représentation - de mise en scène,

d’exaltation - de la nation, du « nous national » et des autres et vient donc perturber les

processus de processus de catégorisation, de classification et d’identification propres aux

23 Pour le cas français, voir entre autre dans la presse, Emmanuel de Roux, « Les musées meurent aussi », Le

Monde, 10 octobre 1999 ; « Trois musées endormis. N’ayant pas pu trouver leurs publics, le Musée de l’Homme,

les ATP et les Arts d’Afrique et d’Océanie doivent être transformés », Le Monde, 8 septembre 1992 ; « Le musée

de l’homme est en crise, sur fond de « guerre civile », Le Monde, 13 décembre 2001 ; Emmanuel de Roux, « Les

écomusées, une utopie en crise », Le Monde, 19 Novembre 2004. …

24 Pour le cas français, penser ici aux fermetures du Musée de l’Homme, du Musée des Arts d’Afrique et

d’Océanie et du Musée National des Arts et Traditions Populaires et à la redéfinition du paysage muséal

français : l’ouverture du Musée du Quai Branly (consacré à l’ethnologie exotique présenté dans une perspective

esthétique) et l’inauguration de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration contraste avec les difficultés que

rencontre le musée d’ethnologie nationale français dans sa tentative de réorientation (euroméditerranéenne). Pour

la crise du MATP, voir notamment Le Débat, n°65, mai-août, 1991 ; Le débat, n°70, mai-août 1992, pp. 178-187

et dans la presse, Emmanuel de Roux, « Menaces multiples sur les ATP. La chute de la maison Rivière », Le

Monde, 9 janvier 1992.

9

musées de société et jusqu’alors bien institués. Ainsi certains musées d’ethnologie et

d’histoire nationales en crise entrent-ils dans les années 1990-2000, dans une dynamique de

réforme.

Les lieux de naissance des musées de l’Europe

Ces questions ne se posent pas au même moment et dans les mêmes termes partout en Europe.

La crise des musées de la nation ethnologiques ou historiques et le processus concomitant de

production des musées de l’Europe ne touche pour l’heure qu’une maigre partie de l’Europe :

l’Ouest, et plus précisément l’Allemagne, la Belgique et la France, ainsi que l’Italie où le

projet de « Museion per l’Europa » de Turin a été abandonné. La situation n’est pas la même

à l’Est, ni dans le Sud ou dans le Nord de l’Europe, où les musées d’ethnologie et d’histoire

nationale se maintiennent, voir, se développent. Si le modèle se maintient en l’état dans le Sud

et dans le Nord, il connaît une recrudescence en Europe centrale et orientale à la suite de

l’effondrement des régimes communistes et en pleine résurgence nationaliste. La valeur

sociale et politique des musées d’ethnologie et d’histoire nationale s’en voit renforcée. A la

même époque, les nations de l’Ouest se mettent à produire des musées de l’Europe. Le

modèle du musée national s’y délite en apparence alors même qu’il a toujours souffert d’un

manque de reconnaissance et joui d’une importance moindre en terme d’outil de

représentation de la nation et de construction du sentiment d’appartenance national par

rapport à d’autres types muséaux. Les concepts de culture et d’identité y posent problème, en

raison même de l’histoire nationale marquée en Allemagne par le traumatisme et en France

par la mémoire et la culpabilité de la colonisation. De plus, ces pays sont moteurs dans la

construction européenne et aspirent à jouer un rôle prépondérant dans la fabrication d’une

image de la « culture européenne ». Les lieux de naissance des musées de l’Europe sont donc

loin d’être anodins, tant du point de vue des pays (Allemagne, Belgique, France mais aussi

Italie) que des villes (Berlin, Bruxelles, Paris puis Marseille, mais aussi Aix-la-Chapelle,

Turin)… Autant de lieux qui tentent de s’ériger en symboles de l’Europe, en berceaux de la

« culture européenne », en capitales de la communauté européenne25

.

25 Cette remarque est le fruit d’une consultation systématique des sites Web municipaux et touristiques, et des

arguments justifiant le choix des sites d’implantation des « musées de l’Europe » avancés par les promoteurs des

« musées de l’Europe » sur les sites Web des musées et dans les publications des projets scientifiques et

culturels, ainsi que des candidatures des villes pour être « Capitale européenne de la Culture ».

10

Vers une dénationalisation des musées ethnologiques ou historiques ?

Pour tenter d’instaurer un nouveau type de musée, les promoteurs des musées de l’Europe,

partisans de la dénationalisation des musées ethnologiques ou historiques, s’interrogent sur la

raison d’être des musées de société aujourd’hui, sur leurs modalités de survie, sur les moyens

de leur adaptation à la société contemporaine dont ils ont vocation à être des conservatoires,

des laboratoires d’étude, des présentoirs et des sismographes. Ces interrogations sont

indissociables des évolutions que vivent les sciences humaines sur lesquelles reposent ces

musées : tentatives de décloisonner l’ethnologie, l’histoire et les sciences culturelles

européennes (pour l’essentiel comparatives)26

. En ce qui concerne les musées et le patrimoine,

les questions sont de savoir que conserver et présenter dans les musées de société du XXIe

siècle, quelles échelles temporelle et spatiale adopter, comment traiter les histoires nationales

problématiques, et enfin comment concevoir les concepts d’identité, de culture et de peuple

dans une société de plus en plus trans- et internationale.

Le remaniement des institutions nationales patrimoniales, historiques et mémorielles passe

par une volonté d’ouverture : ouverture des frontières spatiales et temporelles27

censées

délimiter le « nous » et l’« autre », des pratiques et des discours, des collections et des

thématiques, des méthodes de présentation, visant à dépasser l’échelon national. Les projets

de musées de l’Europe correspondent soit à une reconversion de musées nationaux

préexistants, historiques ou ethnologiques, soit à des créations nouvelles. Dans les deux cas de

figure, c’est le modèle du musée de la nation qui est à la fois mobilisé et mis en cause.

Sur le plan pratique, on repère des tendances identiques dans les différentes entreprises

d’européanisation des musées. La reconversion, qui consiste en une transition du national vers

l’européen, implique de définir le patrimoine européen, donc de désigner des objets censés

incarner la culture, l’histoire et la mémoire de l’Europe. Les musées d’ethnologie et d’histoire

qui font le choix de la reconversion – extension, transformation, relecture - doivent procéder à

26 Pour les débats sur les histoires et les ethnologies nationales et sur les essais de construction de sciences

humaines européennes, voir entre autre Marcel Maget, « Problèmes d’ethnographie européenne », in Ethnologie

générale, sous la direction de Jean Poirier, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris peuple ; Europäische

Ethnologie, [Ethnologische Paperbacks, Dietrich Reimer Verlag, Berlin, 1982 ; Wolfgang Kaschuba, Einführung

in die Europäische Ethnologie, CH Beck, Munich, 1999 ; et les débats sur « l’histoire comparée » : Marc Bloch,

candidature au Collège de France (1928), Congrès International des Sciences Historiques d’Oslo (1972, etc.

27 L’interrogation sur les frontières et le territoire est omniprésente dans les équipes des « musées de l’Europe ».

Voir notamment Elie Barnavi, Paul Goossens, Les frontières de l’Europe, Université de Boeck, 2001 (préface

d’Antoinette Spaak et Karel van Miert).

11

un renouvellement de leurs collections, en grande partie nationales et datées. Ainsi les

collections ethnographiques des sections Europe des musées d’ethnologie exotique comme le

Musée de l’Homme ou le Musée d’Ethnologie de Dahlem sont-elles venues, comme en

renfort, gonfler les collections ethnographiques nationales des musées d’arts et traditions

populaires comme le Musée de Volkskunde et le Musée National des Arts et Traditions

Populaires, alors requalifiés en Musée des Cultures Européennes et en Musée des

Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. Les campagnes d’acquisition pourraient

permettre d’augmenter les collections, mais les financements sont faibles, et, surtout, la

désignation même de ce patrimoine pose problème. L’équipe du Musée de l’Europe de

Bruxelles créé pour ainsi dire ex nihilo, préfère quant à elle privilégier les circulations

d’objets plutôt que de chercher à tout prix à constituer une collection, qui serait

nécessairement imparfaite si fixe, puisque l’Europe elle-même est en mouvement permanent

et en recherche d’elle-même. Il se distingue ainsi clairement du modèle du musée de la nation,

par définition fondé sur une collection. Le Musée de l’Europe de Bruxelles rencontre

d’ailleurs à cet égard nombre de critiques et se voit mis en doute en tant que musée même.

Cette dynamique s’inscrit de façon plus large dans le remodelage des paysages muséaux

nationaux actuels, particulièrement frappant en Allemagne et en France avec les multiples

fermetures, reconversions, reconfigurations et créations de musées. Tout se passe comme si

l’on assistait à une redistribution du patrimoine national, à une renouvelle catégorisation des

collections et partant, à une nouvelle classification des objets et des êtres. Ce mouvement

correspond à une redéfinition des notions de culture et d’histoire par

la dénationalisation et l’ouverture. Les référents matériels et symboliques issus des cultures

nationales d’Europe, intégrés au patrimoine inaliénable de la nation allemande ou française,

étaient hier encore gérés par les musées d’ethnologie dite « exotique » tandis que les musées

de folklore ou d’arts et traditions populaires avaient la charge des seuls objets issus des

campagnes-collectes folkloriques menées à l’intérieur des frontières nationales ; les musées

d’histoire quant à eux ne donnaient de l’histoire qu’une vision nationalement construite et

centrée. Le « nous », jusqu’alors national, tend aujourd’hui à s’élargir dans l’espace de

représentation muséale qui lui est dédié pour se faire européen et proposer, peut-être, une

nouvelle image du peuple 28

, de la culture et de l’histoire29

.

28 Pour une réflexion philosophique sur la possibilité de penser le concept de « peuple » dans une dimension

européenne, voir Etienne Balibar, Nous, citoyens d'Europe ? Les frontières, l'Etat, le peuple, Paris, La

Découverte, 2001.

12

L’absence de volonté politique

Le dénominateur commun de ces initiatives – connectées les unes aux autres par le biais des

phénomènes d’interconnaissance, de transferts30

et des réseaux31

– est que les initiatives ne

partent pas du haut mais du bas32

c’est-à-dire de la sphère de l’initiative individuelle et privée

et non de la sphère de la décision politique et publique. Le patrimoine et, de façon plus large,

la culture, représentent un champ délicat de l’intervention publique européenne et reste en

quelque sorte la chasse gardée des Etats-Nations, voire des communautés infranationales. On

sait en effet qu’il n’y a pas, de la part de l’Union Européenne, de réelles velléités de politique

historique, mémorielle et identitaire européenne : se devant de favoriser le pluralisme,

la diversité culturelle,33

et de respecter les souverainetés nationales, elle n’en n’a d’ailleurs

tout simplement pas la compétence. Si à l’origine de leur entreprise les promoteurs

des musées de l’Europe affirmaient clairement leur volonté de transgresser le modèle

du musée de la nation afin de doter l’Europe en train de se faire d’outils de représentation,

nécessaires pour susciter chez ces concitoyens le sentiment d’appartenir à cette « communauté

imaginée », ils ont aujourd’hui tendance à prendre leurs distances vis-à-vis de la politique

communautaire qui ne leur accorde pas les soutiens attendus et espérés34

.

Il revient donc aux promoteurs des musées de l’Europe de fixer eux-mêmes les conditions du

dépassement de l’échelon national dans les domaines patrimoniaux, culturels, historiques et

muséographiques. Toute la difficulté, pour les entrepreneurs des musées de l’Europe qui ne

29 Il n’est donc pas étonnant que ces initiatives soient contemporaines des entreprises de rédaction de manuels

d’histoire européenne de l’Europe, pour l’heure essentiellement franco-allemandes, et qui résonnent elles aussi

comme une tentative de dénationalisation ou d’ européanisation de l’histoire. 30 Pour le concept de « transfert culturel », voir Michel Espagne, Les transferts culturels franco-allemands,

Paris, PUF, 1999 ; voir également Michael Werner et Bénédicte Zimmermann (dir.), De la comparaison à

l’histoire croisée, Paris, Seuil, Le genre humain, 2004

31 Il faudrait ici analyser les réseaux d’acteurs des musées de l’Europe, connectés entre eux à travers

l’Association Internationale des Musées d’Histoire, le feu Conseil Européen des Musées d’Histoire, le Réseau

des Musées de l’Europe (voir l’acte fondateur à Turin, Europa e Musei, Turin, Celid, 2001, actes du colloque

Europa e Musei, avril 2001), les réseaux des musées d’ethnographie de l’Est de l’Europe…

32 A ce propos, et au sujet du « Musée de l’Europe » de Bruxelles, lire Véronique Charléty, « L’invention du

Musée de l’Europe. Contribution à l’analyse des politiques symboliques européennes », Regards sociologiques,

janvier 2005, pp. 149-166 et « Bruxelles, capitale européenne de la culture ? L’invention du musée de

l’Europe ? », Eudes Européennes, 30 mars 2006

33 Penser ici aux devises de l’UNESCO et de l’Union Européenne en matière de culture.

34 Ce constat est issu de la confrontation entre les discours tenus dans les années 2000 (« Les musées de

l’Europe. Pour une conscience européenne », Comparare, Paris, 2002, p. 228-237) et les discours et pratiques

d’aujourd’hui analysés par observations et entretiens et qui insistent sur la distance avec le « musée identitaire ».

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pâtissent ni ne jouissent d’aucune directive politique nationale ou communautaire, réside dans

les résistances du modèle du musée de la nation ethnologique ou historique et dans

l’aspiration à s’en distancier pour fonder un autre type de musée, capable de penser et de

présenter les concepts de patrimoine, d’histoire, de mémoire, de peuple, de culture dans une

perspective transnationale ou supranationale, européenne.

Professionnels de la culture aux trajectoires diverses (entrepreneurs culturels et parfois

économiques, conservateurs, archéologues, ethnologues, historiens35

), formés aux écoles

allemande, belge ou française mais se réclamant a posteriori - dans les entretiens menés avec

eux - d’une socialisation et d’une sensibilité européennes, ils doivent dépasser leurs habitus

nationaux. Telle était la vocation originaire du Réseau des Musées de l’Europe, qui témoigne

actuellement d’une certaine impuissance en la matière. Face aux difficultés, la stratégie a

consisté à s’unir pour travailler de façon collective sur ces questions ; la structuration en

réseau européen était perçue comme la garantie de la transnationalisation des pratiques et des

schèmes de pensée. Mais aujourd’hui, comme nous allons le montrer, cette stratégie se révèle

assez inefficace tant les résistances des modèles nationaux sont fortes… Le modèle du musée

de la nation se révèle tenace et difficilement dépassable : la culture et ses lieux de

représentation et de mise en scène posent définitivement un véritable problème dès lors qu’on

tente de la penser au-delà de l’échelon national, dans une dimension transnationale ou

supranationale.

Des musées de l’Europe impossibles ? Le musée de la nation, un modèle inépuisable ?

Pour l’heure, plus qu’à l’implantation d’un nouveau modèle de musée et à la volonté

d’imposer un musée de l’Europe unique, c’est en effet à l’émergence d’une diversité d’entités

que nous avons à faire, très ancrées nationalement et se situant dans la reproduction du

modèle même du musée de la nation, perçu comme outil identitaire. Face aux difficultés

rencontrées pour se départir du modèle du musée de la nation et pour inventer un nouveau

type de musée capable de patrimonialiser l’Europe, les acteurs des musées de l’Europe

aspirent à l’ouverture européenne mais oscillent entre la dépendance à l’égard du modèle du

35 Les chefs de projets sont pour le Musée de l’Europe de Bruxelles : Benoît Rémiche, Elie Baranavi, Krzystof

Pomian ; pour le Musée des Cultures Européennes de Berlin : Konrad Vanja, Elisabeth Tietmeyer ; pour le

Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée de Marseille : Michel Colardelle.

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musée de la nation36

, l’intérêt pour l’histoire nationale et locale37

, et l’élargissement

international.

Ainsi, chaque musée de l’Europe propose-t-il sa vision de l’Europe et aucun ne prétend être

plus légitime qu’un autre pour dire l’histoire et la culture de l’Europe ; de là viennent

l’instauration d’un Réseau des Musées de l’Europe et l’idée selon laquelle le musée de

l’Europe idéal n’existe pas, si ce n’est justement, sous la forme d’un réseau d’entités

muséales, en quelque sorte nationales. Le Musée des Cultures Européennes de Berlin, s’il axe

son propos sur les contacts culturels en Europe pour mieux prendre ses distances vis-à-vis du

concept d’identité nationale, produit une vision centrale et orientale de l’Europe et de ses

cultures. Pris par l’histoire allemande et les enjeux économiques et politiques actuels, il

s’attache à développer des liens étroits avec la Pologne, la Croatie ou encore l’Union

Soviétique. Son équipe, également membre du Réseau des Musées de l’Europe, est la seule à

développer des liens avec les réseaux muséographiques de l ’Est. Le musée de l’Europe

français quant à lui, également influencé par les histoires et les enjeux actuels de la France,

privilégie une vision méditerranéenne de l’Europe. L’équipe bruxelloise elle, développe une

vision historique de l’Europe - ce qui ne vas pas sans poser nombre de difficultés en raison du

caractère flou des frontières spatiales et temporelles de l’Europe -, en accordant une place

privilégiée par rapport aux autres musées de l’Europe, à l’histoire de l’intégration

européenne38

. Les approches, les thématiques, les choix d’exposition et de scénographie, se

révèlent proches d’un musée à l’autre : paradigmes de l’anthropologie contemporaine -mixité,

fluidité, contacts, diversité, mélange, hybridation-, recours à l’art contemporain et aux arts

vivants -installations, pièces de théâtre-, décloisonnement des frontières disciplinaires -de la

Volkskunde à l’Europäische Ethnologie, du folklore à l’anthropologie-. Mais les visions de

l’Europe ne se recoupent que très rarement, laissant ainsi toute la place au modèle national,

contrebalancé par la très en vogue notion de diversité culturelle qui donne une place

primordiale à des paradigmes jugés plus dynamiques (transferts, circulations, interculturel, )

36 Les musées dépendants de collections (musées allemand et français) réalisent ainsi leurs exportions dans le

même esprit que leurs prédécesseurs. Voir les catalogues et les commentaires : Faszination Bild. Kultur Kontakt

in Europa, Austellungskatalog zum Pilotprojekt, Museum Europäischer Kulturen, Catalogue d’exposition,

Staatliche Museen zu Berlin, SPKB, Berlin, 1999 ; Konrad Vanja, „Kulturkontakte in Europa: Faszination Bild.

Das neue Museum Europäischer Kulturen auf dem Weg nach Europa“, Jahrbuch Preußischer Kulturbesitz, n° 36,

Berlin 2000, pp.119-128. Voir également Trésors du quotidien. Du Musée des Arts et Traditions Populaires au

Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Paris, Réunion des musées nationaux, 2005…et dans

la presse, Emmanuel de Roux, « Les Trésors du quotidien au musée de Marseille », Le Monde, 17 avril 2007.

37 Voir par exemple l’exposition du Musée des Cultures Européennes, « L’Heure 0 », Maren Eichhorn, Jörn

Grabowski, Konrad Vanja (éd.), Die Stunde Null- ÜberLeben 1945. Staatliche Museen zu Berlin – Stiftung

Preußischer Kulturbesitz 2005 ; l’exposition du MuCEM « Entre ville et mer, les Pierres Plates », 2006.

38 Voir les expositions La Belle Europe. Le temps des expositions universelles 1851-1913, Bruxelles, Tempora,

2001 et C’est notre Histoire, Bruxelles, Tempora, octobre 2007-mars 2008.

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que ceux, fixistes et dépassés, de l’histoire et de l’ethnologie nationale (racines, origines,

traditions), et accorde une grande importance à la thématique de l’immigration. La nouvelle

icône de ces musées, censée incarner la culture populaire et contemporaine du 21e siècle, est

ainsi devenue l’immigré. Il est placé, en tant que figure typique de nos sociétés, au cœur des

programmes muséographiques des musées de l’Europe, toujours dans un souci de

questionnement sur le « nous » et l’identité et l’altérité39

.

L’horizon européen proprement dit n’est donc plus directement visé. L’exploration des liens

entre le local et l’international l’emporte sur l’investigation jugée vaine et politiquement

dangereuse d’une définition, identification, catégorisation, ou monstration de l’Europe. Les

référents culturels, linguistiques, temporels, spatiaux de l’Europe n’étant pas fixés, les

porteurs de projets de musées de l’Europe, qui relevaient le défi de la doter d’une image et

assignaient à leurs musées un rôle performatif dans la construction d’un peuple européen, sont

forcés de revenir sur leur dessein d’origine. Si cette mission a pu être assumée par les gens de

musées tant qu’il s’agissait de la communauté nationale, ce n’est plus le cas face à une unité

trans- et supraétatique en construction, inachevée et en mouvement.

Pour l’heure, force est donc de constater une tension au sein du processus de fabrication des

musées de l’Europe, entre résistance du modèle du musée de la nation et blocages dès lors

qu’on tente de le dépasser. Les entrepreneurs des musées de l’Europe ont tendance, malgré

eux, à produire des images à la fois ethnocentriques -ou plutôt nationalocentrées- et

universalisantes -ou globalisantes- de l’Europe. L’orientation et le contenu des expositions

restent dictés par les enjeux politiques locaux et nationaux et sont aujourd’hui motivés par la

volonté de ne pas servir la construction politique d’une identité européenne et de s’inscrire

dans un contexte de réflexion et d’action plus humaniste ou universelle. In fine, la pluralité

des projets de musées de l’Europe dit la permanence du modèle du musée de la nation et les

difficultés actuelles à imposer un modèle novateur de musée, trans- ou supranational, du

moins capable de dire et d’exposer la culture et l’histoire dans une dimension autre que

nationale.

39 Voir les expositions « Heimat Berlin », « Migranten in Europa » (MEK, 2002), « Parlez-moi d’Alger »

(MuCEM, 2004), « Hip-Hop. Art de rue, art de scène » (MuCEM, 2005), « Dieux - Modes d’emploi (MEB,

Bruxelles, Madris, janvier 2008), « Diver-city » (projet en cours, RME), etc.