comment on retraduisit les "just so stories" de rudyard kipling

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Comment on retraduisit les Just So Stories de Rudyard Kipling Audrey Coussy Université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, France Traductrice Rudyard Kipling publie en 1902 les Just So Stories, son recueil de contes étiologiques destiné à un jeune public, qui est rapidement devenu un classique de la littérature d’enfance et de jeunesse. Son succès, associé à celui de ses deux Jungle Books (parus respectivement en 1894 et 1895), engendre une vague de récits d’animaux, comme le note Isabelle Jan : « Après Kipling, les livres de bêtes se multiplièrent. » 1 Un an plus tard seulement paraît la traduction française, Histoires comme ça. Cette première traduction, qui date pourtant de 1903, a connu depuis plusieurs rééditions et figure toujours à ce jour dans les rayons des librairies. Il faudra attendre la fin des années 1980 pour que s’amorce un véritable processus de retraduction chez les éditeurs français, processus qui se poursuit dans les années 1990 et 2000. La présence simultanée sur le marché de la première traduction des Just So Stories et de ses retraductions amène à se poser la question de la légitimité : légitimité de la première traduction, mais aussi légitimité des retraductions. La présence continue de cette première traduction laisse supposer qu’elle reste d’actualité, que sa voix n’a pas été affaiblie par le temps. La possibilité d’un vieillissement jugé négatif de cette première traduction n’est cependant pas à écarter, étant donné sa date de parution, ce qui ferait écho à la réflexion d’Antoine Berman : « il faut retraduire parce que les traductions vieillissent, et parce qu’aucune n’est la traduction. » 2 Retraduire permet une relecture du texte original. C’est également l’occasion de mettre l’accent sur le soin accordé au texte publié, ce qui est d’autant plus important en littérature de jeunesse que celle-ci, historiquement, a souvent pris des libertés (parfois très grandes) 1 Jan, Isabelle, La Littérature enfantine, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1985, p. 100. 2 Berman, Antoine, « La retraduction comme espace de la traduction », in Palimpsestes, n° 4, Paris, Publications de la Sorbonne Nouvelle, 1990, p. 1.

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Comment on retraduisit les Just So Stories de Rudyard Kipling

Audrey Coussy

Université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, France Traductrice

Rudyard Kipling publie en 1902 les Just So Stories, son recueil de contes étiologiques destiné à un jeune public, qui est rapidement devenu un classique de la littérature d’enfance et de jeunesse. Son succès, associé à celui de ses deux Jungle Books (parus respectivement en 1894 et 1895), engendre une vague de récits d’animaux, comme le note Isabelle Jan : « Après Kipling, les livres de bêtes se multiplièrent. »1 Un an plus tard seulement paraît la traduction française, Histoires comme ça. Cette première traduction, qui date pourtant de 1903, a connu depuis plusieurs rééditions et figure toujours à ce jour dans les rayons des librairies. Il faudra attendre la fin des années 1980 pour que s’amorce un véritable processus de retraduction chez les éditeurs français, processus qui se poursuit dans les années 1990 et 2000.

La présence simultanée sur le marché de la première traduction des Just So Stories et de ses retraductions amène à se poser la question de la légitimité : légitimité de la première traduction, mais aussi légitimité des retraductions. La présence continue de cette première traduction laisse supposer qu’elle reste d’actualité, que sa voix n’a pas été affaiblie par le temps. La possibilité d’un vieillissement jugé négatif de cette première traduction n’est cependant pas à écarter, étant donné sa date de parution, ce qui ferait écho à la réflexion d’Antoine Berman : « il faut retraduire parce que les traductions vieillissent, et parce qu’aucune n’est la traduction. »2 Retraduire permet une relecture du texte original. C’est également l’occasion de mettre l’accent sur le soin accordé au texte publié, ce qui est d’autant plus important en littérature de jeunesse que celle-ci, historiquement, a souvent pris des libertés (parfois très grandes)

1 Jan, Isabelle, La Littérature enfantine, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1985, p. 100.2 Berman, Antoine, « La retraduction comme espace de la traduction », in Palimpsestes,

n° 4, Paris, Publications de la Sorbonne Nouvelle, 1990, p. 1.

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vis-à-vis du texte d’origine au moment de le traduire. Dans le cas des Just So Stories, il s’agit de prendre en compte la place centrale que Kipling a accordée à l’humour, à l’oralité et au dialogue, et de les faire parler dans la (re)traduction. Les Just So Stories illustrent ainsi à merveille cette notion d’« écriture pour l’oreille »3 qui habite et définit la littérature d’enfance et de jeunesse et participe de la poétique de ce recueil (poétique dans le sens établi par Henri Meschonnic : « elle englobe tout ce qu’on peut appeler arts du langage »4).

Comment la première traduction et les trois retraductions sélectionnées abordent-elles cette écriture pour l’oreille ? Une retraduction est-elle justifiée ? Ces traductions, que disent-elles au juste de la littérature de jeunesse et de son évolution ? Une analyse comparée du travail des traducteurs figurant dans notre corpus nous permettra d’envisager des réponses à ces questions. Une précision méthodologique s’impose par ailleurs concernant cette analyse : le terme de « traducteur/traductrice » que nous employons désigne non seulement l’individu traduisant, mais également les autres acteurs qui ont pu intervenir dans l’élaboration de la traduction. En ce sens, nous nous inscrivons dans la démarche de Mieke Desmet :

Despite the uncertainty as to who exactly intervenes in the text at any given stage, the generic word ‘translator’ will be maintained throughout the text. It should be read as referring at the same time to the translator, the editor, the publisher or anyone who is involved in publishing the text.5

N’ayant aucun moyen de dissocier et d’identifier le travail de chacun de ces intervenants possibles dans le texte final édité, il semblait important de les englober dans le terme de traducteur(s)/traductrice(s) et de souligner ainsi la part active que prennent les réviseurs et les éditeurs dans le processus.

3 Nières-Chevrel, Isabelle, « La littérature d’enfance et de jeunesse entre la voix, l’image et l’écrit », in Vox Poetica, 2011, http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/nieres-chevrel.html [dernière consultation : 9 février 2014].

4 Meschonnic, Henri, Éthique et politique du traduire, Paris/Lagrasse, Verdier, 2007, p. 28.5 Desmet, Mieke, « The Secret Diary of the Translator », in Vandaele, Jeroen (ed.),

Translation and the (Re)Location of Meaning, Louvain, CETRA, 1999, p. 215. « Même s’il est impossible de savoir qui exactement intervient sur le texte en cours

de traduction, nous utiliserons le terme générique de « traducteur(s)/traductrice(s) » tout au long de l’article. Il doit être compris comme faisant référence à la fois au(x) traducteur(s)/traductrice(s), réviseur(s), éditeur(s) ou à quiconque impliqué dans la publication du texte traduit. » [notre traduction].

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I. Un classique de la littérature d’enfance et de jeunesse : les Just So Stories en quelques mots« Traduire un classique implique que l’on comprenne pourquoi celui-ci

a pu devenir un classique. »6 S’il est toujours difficile de mettre le doigt sur les raisons exactes du succès et de la longévité d’une œuvre, cette réflexion d’Isabelle Nières-Chevrel nous invite à revenir sur le classique en question et son histoire avant de se lancer dans une quelconque entreprise de traduction. Si comprendre n’est pas traduire, une meilleure connaissance de l’œuvre enrichit le travail de traduction : il faut savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on veut aller.

Les Just So Stories rassemblent douze contes étiologiques, illustrés par Rudyard Kipling lui-même, et racontent l’origine d’un phénomène (comme la naissance de l’alphabet) ou d’une caractéristique souvent liée à un animal (comment l’éléphant a eu sa trompe). Ils entrent en dialogue avec les questions que tout enfant pose, des questions qui commencent presque toujours par l’inévitable : « Pourquoi ? ». Les contes étiologiques font partie intégrante de l’histoire et des origines de la littérature d’enfance et de jeunesse : avant d’être transposés à l’écrit, ils ont appartenu à une riche culture orale présente dans toutes les sociétés et ils constituent l’une des premières formes de la littérature de jeunesse moderne. Le titre complet du recueil ne laisse aucun doute quant au public destinataire : Just So Stories for Little Children (Histoires comme ça pour les petits). Kipling rédige ces contes en ayant en tête ses propres enfants, et plus particulièrement sa fille aînée, Joséphine, la « Best Beloved » à qui le narrateur s’adresse tout au long du recueil. Kipling ne se cantonne cependant pas à cette « Best Beloved » puisqu’il prend plaisir à lire ses histoires aux enfants de son entourage, se montrant particulièrement attentif à leurs réactions. Ces contes ont été pensés pour être lus à voix haute à un jeune public, d’où une écriture très soucieuse de l’oralité, empreinte d’humour et de musicalité, qui joue beaucoup sur les mots et les sonorités. Chacun des contes se conclut par ailleurs sur un petit poème qui reprend des éléments et thématiques du conte (le poème final du conte « The Sing-Song of Old Man Kangaroo » devient la chanson évoquée dans le titre), mais s’inspire également des souvenirs personnels de Kipling, notamment de ses voyages en mer (comme c’est le cas pour le poème qui ponctue « How the Whale Got His Throat »). Cette oralité parcourt le recueil de part en part, comme le souligne Jacqueline Henry dans un article consacré aux éléments d’oralité dans « The Elephant’s Child » et certaines de ses traductions.7

6 Nières-Chevrel, Isabelle, « Retraduire un classique : Dépoussiérer Alice ? », in Jeunesse: Young People, Texts, Cultures, Volume 1, Issue 2, Winter 2009, p. 81.

7 Henry, Jacqueline, « L’oralité dans “The Elephant’s Child” de Rudyard Kipling et ses traductions françaises », in Antoine, Fabrice (dir.), Traduire pour un jeune public, Atelier n° 27, Lille, Université Charles-de-Gaulle, 2001, p. 33-41.

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C’est là certainement une des raisons du succès des Just So Stories : le texte reste en effet riche et vivant au fil du temps et continue de dialoguer avec les enfants et les questions qu’ils se posent sur le monde qui les entoure. Michael Morpurgo, auteur de jeunesse contemporain reconnu8 et Children’s Laureate (2003-2005), confirme cette hypothèse dans l’article du Guardian qu’il consacre au recueil de Kipling.9 Selon lui, les enfants continuent d’être attirés par l’inventivité de ces contes, des situations imaginées par Kipling et du langage avec lequel il joue. Morpurgo souligne également la position bienveillante que le narrateur adopte envers les enfants, avec qui il se montre de connivence, refusant toute condescendance : « Kipling talks to us like an uncle reading to us at bedtime, calls us “Best Beloved”. We feel he means it; he’s at once on our side. »10 Mais ce qui a profondément marqué Morpurgo étant enfant, c’est l’oralité décuplée du recueil : « … Kipling loves to play with the sounds and rhythms of words ».11 Le titre de son article ne pourrait pas être plus évocateur : « Comment les Histoires comme ça de Rudyard Kipling sont devenues musique ». Morpurgo nous offre ainsi les clés du succès immédiat et constant de ce recueil, une présence en continu qui lui a permis d’accéder au statut de classique de la littérature d’enfance et de jeunesse.

II. La première traduction française : une poétique qui s’est essoufflée

Le recueil a pu immédiatement rencontrer le public français grâce à la publication en 1903, seulement un an après la parution anglaise, de la traduction réalisée par Robert d’Humières et Louis Fabulet sous le titre des Histoires comme ça, aux éditions Delagrave. Cette première traduction date de plus d’un siècle ; pourtant, elle est régulièrement rééditée et côtoie des retraductions récentes sur les étagères des librairies. La raison de sa présence renouvelée sur le marché du livre peut s’expliquer principalement par des raisons commerciales, mais pas uniquement :

8 Parmi ses œuvres les plus célèbres, on peut noter : War Horse (Kaye & Ward, 1982), Waiting for Anya (William Heinemann Ltd, 1990), Private Peaceful (HarperCollins, 2003).

9 Morpurgo, Michael, « How Rudyard Kipling’s Just So Stories became music to my ears », in The Guardian, January 4th, 2013, http://www.theguardian.com/books/2013/ jan/04/ rudyard-kipling-just-so-stories-ears [dernière consultation : 9 février 2014].

10 Ibid. « Kipling s’adresse à nous à la manière d’un oncle qui nous ferait la lecture du soir, il nous appelle “Mieux Aimés”. On sent qu’il le pense vraiment ; il est aussitôt de notre côté. » [notre traduction].

11 Ibid. « Kipling aime particulièrement jouer avec les sonorités et le rythme des mots. » [notre traduction].

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les éditeurs ne diffuseraient pas une traduction qu’ils ne jugeraient pas vendeuse et encore d’actualité, même si celle-ci leur coûte moins cher que l’entreprise d’une retraduction. Une étude plus poussée de cette traduction se révèle nécessaire avant de se pencher sur celles qui l’ont suivie dans le temps.

On constate que les traducteurs proposent quelques jolies trouvailles linguistiques dont la portée poétique et humoristique ne faiblit pas un siècle plus tard. Dans le conte qui ouvre le recueil, « How the Whale Got His Throat », Kipling détaille le régime alimentaire de la Baleine en jouant sur les sonorités bien plus que sur le sens. Les traducteurs l’ont compris, et si le texte français se révèle moins inventif tout au long de ce paragraphe (supprimant même certains segments), il se termine par une solution qui privilégie clairement le jeu et l’humour :1213

He ate the starfish and the garfish, and the crab and the dab, and the plaice and the dace, and the skate and his mate, and the mackereel and the pickereel, and the really truly twirly-whirly eel.12

Elle mangeait le mulet et le carrelet, le merlan et le poisson volant, le turbot et le maquereau, l’anguille, sa fille et toute sa famille qu’a la queue en vrille.13

Un peu plus loin dans le conte, les traducteurs optent pour une solution qui évoque la comptine et qui s’avère bien plus satisfaisante qu’un simple calque de la formule originale : « La Baleine s’en fut, nageant nageras-tu »14 pour « The Whale swam and swam and swam ».15 Ils font preuve de la même attention enjouée au rythme dans le conte « The Cat that Walked by Himself » lorsqu’ils choisissent de traduire « He followed Wild Horse softly, very softly »16 par « Il suivit Poulain Sauvage, tout doux, tout doux, à pas de velours ».17 Cette première traduction ne manque donc pas d’humour et les traducteurs ont perçu l’importance que Kipling accorde à l’oralité, tout en se permettant de créer leur poétique. Ils réalisent ainsi une traduction « qui, en rapport avec la poétique du texte invente sa propre poétique ».18

12 Kipling, Rudyard, Just So Stories, 1902, Londres, Vintage, 2008, p. 7 [nous soulignons].

13 Kipling, Rudyard, Histoires comme ça, trad. Robert d’Humières et Louis Fabulet, 1903, Paris, Folio junior, 2008, p. 5 [nous soulignons].

14 Histoires comme ça, Fabulet/d’Humières, 2008, op. cit., p. 9.15 Just So Stories, 2008, op. cit., p. 12. 16 Ibid., p. 179.17 Histoires comme ça, Fabulet/d’Humières, 2008, op. cit., p. 141.18 Meschonnic, Henri, Poétique du traduire, Paris/Lagrasse, Verdier, 1999, p. 130.

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Mais c’est justement sur l’oralité que cette première traduction s’essouffle et déçoit. Elle est affaiblie d’abord par la lourdeur de certaines phrases et par le côté vieilli de certains termes, de certaines expressions, comme « la culotte de droguet bleu »19 pour « the blue canvas breeches ».20 Toujours dans « The Cat that Walked by Himself », le lecteur se retrouve confronté à des formulations lourdes qui affaiblissent la poétique de l’œuvre en français : « Je chanterai au Bébé une chanson qui l’empêchera de s’éveiller d’une heure »21 pour « I will sing the Baby a song that shall keep him asleep for an hour ».22 Les traducteurs font également preuve de maladresse syntaxique :2324

‘No,’ said the Whale. ‘What is it like?’‘Nice,’ said the small ’Stute Fish. ‘Nice but nubbly.’23

Non, dit la Baleine, à quoi ça ressemble ?C’est bon, dit le petit Poisson-plein-d’astuce. Bon, mais des arêtes.24

À ces lourdeurs vient s’ajouter le problème d’une oralité amputée : les petits poèmes qui concluent les textes originaux ont totalement disparu de l’édition française, y compris les deux vers qui apparaissent dans le corps du texte de « How the Whale Got His Throat » (« By means of a grating / I have stopped your ating »25). Certains commentaires du narrateur disparaissent : on touche alors au lien de connivence créé entre le narrateur et le lecteur.

La cohérence de la voix du narrateur est également remise en question par le recours ultérieur à un troisième traducteur pour le conte « How the Camel Got His Hump » (Pierre Gripari, célèbre auteur pour la jeunesse, dont la traduction date de 1979). Ce conte ne figurait pas dans la traduction de 1903 car les traducteurs n’avaient pas trouvé de solution au jeu de mots central à l’histoire, « humph/hump » (que Gripari traduit par « bof/bosse »). Dans l’édition de 2008 chez Gallimard Jeunesse, une note de l’éditeur apporte une explication à l’absence de cette nouvelle dans la première traduction : « Les premiers traducteurs de Kipling avaient jugé intraduisible “Le Chameau et sa bosse”, une des douze nouvelles qui composaient l’édition originale de ce livre. L’évolution du langage a permis cette traduction qui reposait sur un jeu

19 Histoires comme ça, Fabulet et d’Humières, 2008, op. cit., p. 8.20 Just So Stories, 2008, op. cit., p. 8.21 Histoires comme ça, Fabulet et d’Humières, 2008, op. cit., p. 152.22 Just So Stories, 2008, op. cit., p. 193.23 Ibid., p. 7-8 [nous soulignons].24 Histoires comme ça, Fabulet et d’Humières, 2008, op. cit., p. 5 [nous soulignons].25 Just So Stories, 2008, op. cit., p. 13.

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de mots. »26 Le langage évolue bel et bien dans la traduction signée par Gripari et la voix du narrateur se retrouve teintée d’une modernité qui fait parfois défaut à la première traduction. « Le Chameau et sa bosse » détonne avec certains passages du reste de l’œuvre traduite par Fabulet et d’Humières et touche à une cohérence de l’ensemble, de la voix globale du narrateur et de l’ouvrage. Si la démarche traduisante de Gripari semble s’aligner en grande partie sur celle de Fabulet et d’Humières (même attention à l’humour, aux sonorités), sa voix, elle, est plus moderne. Au sein même de cette édition des Histoires comme ça se produit ainsi un vieillissement à deux vitesses qui affaiblit quelque peu l’oralité et la portée de l’œuvre.

Antoine Berman n’est pas le seul à avancer le vieillissement des traductions comme justification d’une retraduction, comme évoqué plus haut (« Il faut retraduire parce que les traductions vieillissent »27) : André Topia note qu’il s’agit là d’une opinion largement partagée lorsqu’il souligne que « l’une des raisons principales mises en avant pour justifier les retraductions est en effet cette usure provoquée par le temps ».28 Dans cette optique, une entreprise de retraduction des Just So Stories serait donc doublement justifiée par ce vieillissement à deux vitesses de la première traduction.

III. Trois retraductions, trois démarches traduisantes et éditoriales

Les trois retraductions sélectionnées pour ce corpus témoignent chacune d’une démarche éditoriale et traduisante différente mais la question de l’humour et de l’oralité reste centrale.

La première des retraductions que nous aborderons est peut-être celle qui se révèle être la moins satisfaisante des trois : celle de François Dupuigrenet Desroussilles, datant de 1994. Malgré certaines qualités et belles trouvailles indéniables, cette retraduction paraît bancale. Il y a de l’instabilité dans le texte, comme si le traducteur n’avait pas pu se décider sur une ligne directrice claire. On retrouve cette instabilité, par exemple, dans la traduction de « Best Beloved » : la plupart du temps le surnom est traduit par « Très Aimée » mais l’orthographe change parfois en « Très-Aimée », quand il n’est pas complètement remplacé par « mon Adorée ». Il y a de l’instabilité également au niveau des registres employés. Dans le conte « The Elephant’s Child », le traducteur opte pour un rythme

26 Histoires comme ça, Fabulet et d’Humières, 2008, op. cit., p. 2.27 Berman, Antoine, op. cit., p. 1.28 Topia, André, « Finnegans Wake : la traduction parasitée », in Palimpsestes, n° 4,

Paris, Publications de la Sorbonne Nouvelle, 1990, p. 45.

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emphatique, voire ronflant, mais change d’avis ponctuellement en ayant recours à des termes plus familiers, comme dans l’extrait suivant :2930

Then everybody said, ‘Hush!’ in a loud and dretful tone, and they spanked him immediately and directly, without stopping, for a long time.29

Et tous de lui faire : « Chut ! » à haute et terrible voix, puis de le fesser illico presto, sans arrêt et pendant un grand moment.30

Le traducteur touche ainsi à la voix du narrateur, qu’il semble avoir du mal à cerner et qui tantôt emploie un vocabulaire plus familier (tel que le « illico presto » mentionné précédemment), tantôt s’exprime de façon empruntée et peu naturelle :3132

He went especially out of his way to find a broad Hippopotamus (she was no relation of his), and he spanked her very hard […].31

Il se dérouta tout spécialement pour rencontrer une énorme dame Hippopotame (qui ne lui était pas apparentée), et il la fessa d’importance […].32

Une distance se crée alors entre le narrateur et son jeune public, là où il y a de la complicité dans le texte original. Cette traduction semble à vrai dire mue par une volonté de créer une dualité qui finit par isoler l’enfant et l’aliéner de certains personnages. Comme pour correspondre à une vision classique de l’adulte qui s’exprime bien, mais qui s’exprime surtout d’une façon différente de celle de l’enfant. Ceci affecte également les personnages et leurs relations : cette traduction est la seule à faire se vouvoyer l’Homme et la Femme dans « The Cat that Walked by Himself ». Les personnages finissent par se mêler les uns aux autres et perdent leurs voix distinctes, la Femme allant même jusqu’à employer l’expression fétiche du Chat (« Que nenni ! »33) alors que rien ne justifie cette démarche dans le texte original (« No indeed! »34).

On en revient une nouvelle fois à la question de l’oralité. Le rythme est mis à mal par le traducteur, comme dans ce passage où le Chat réaffirme son identité avec force, s’appuyant en anglais sur une formulation

29 Just So Stories, 2008, op. cit., p. 62.30 Kipling, Rudyard, Histoires comme ça, trad. François Dupuigrenet Desroussilles,

1994, Paris, Les Éditions du Sorbier, 2008, p. 114 [nous soulignons].31 Just So Stories, 2008, op. cit., p. 73.32 Histoires comme ça, Dupuigrenet, 2008, op. cit., p. 136.33 Ibid., p. 314.34 Just So Stories, 2008, op. cit., p. 194.

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syntaxique rythmée (« I am not a friend, and I am not a servant. I am the Cat who walks by himself […] »35). La traduction casse ce rythme symétrique central à la déclaration du Chat : « Ni ami ni serviteur ne suis. Je suis le Chat qui va tout seul […] ».36 On rencontre également des maladresses et des lourdeurs dans cette retraduction que l’on peut difficilement imputer à la date de publication, tels que : « Cela survint et se passa du temps que nos Amies les bêtes étaient encore sauvages »,37 ou « Si je dis trois mots à ta louange ».38 Enfin, les petits poèmes concluant les contes sont à nouveau absents dans la traduction.

Cette édition ne se concentre finalement pas tant sur le texte que sur les images : le recueil se présente en effet dans un grand format qui met en valeur les illustrations de May Angeli car, des trois retraductions sélectionnées, celle-ci est la seule à ne pas utiliser les illustrations d’origine de Kipling. Ce sont ces illustrations qui dictent la mise en page et le découpage du texte, et il n’est pas rare qu’une image pleine page côtoie en miroir seulement deux lignes de texte. Cette édition met en avant l’aspect lecture du soir, où l’enfant contemplerait les images pendant que l’adulte ou l’enfant plus âgé, installé à ses côtés, lui lirait le texte. La lecture pourrait alors s’attarder sur les images plus que sur le texte, les explorer, entrer en dialogue avec elles. La retraduction se place ainsi au sein des images, May Angeli devenant la (re)traductrice de ce recueil. L’attention à l’oralité, qui pêche dans le texte, est donc compensée par les illustrations, qui deviennent partie intégrante de cette oralité.

L’aspect lecture du soir est, en revanche, mis de côté dans la traduction de Catherine Pappo-Musard (Le Livre de Poche, 1993). Celle-ci se présente en effet dans une édition bilingue, qui invite à une lecture seule de l’enfant, où il pourrait comparer le texte anglais et le texte français, et apprendre en lisant les notes de bas de page que la traductrice a ajoutées pour expliquer tel mot ou telle expression. La visée pédagogique est indéniable. Mais là où l’on perd le dialogue créé par le rituel de la lecture du soir, on gagne un autre dialogue, cette fois-ci entre traductrice et jeune lecteur. Les notes de traduction sont à la fois instructives et pleines d’humour et cherchent à instaurer un lien vivant, un échange avec le lecteur. Comme un parent pourrait chercher à le faire lors de la lecture du soir.

L’oralité n’est pas délaissée pour autant, bien au contraire : elle est au centre de la démarche traduisante. Si l’on reprend l’exemple du conte « How the Whale Got His Throat » et de l’énumération du régime alimentaire de la

35 Ibid., p. 189.36 Histoires comme ça, Dupuigrenet, 2008, op. cit., p. 304.37 Ibid., p. 292.38 Ibid., p. 306.

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Baleine, la traductrice propose une version porteuse d’une vraie poétique, de bout en bout : « Elle mangeait l’étoile de mer et l’aiguille de mer, le crabe et le carrelet, la limande et la calimande, la raie et son frai, l’équille et la torpille et aussi l’anguille qui tant toupille et se tortille ».39 Dans « The Elephant’s Child », la traductrice fait preuve de la même créativité espiègle lorsqu’il s’agit de rendre les jeux sonores. « He schlooped up a schloop of mud »40 devient ainsi « il achpira un manchon de boue »,41 la répétition du son « ch » venant compenser la décision de ne pas répéter le « schlooped/schloop » en français. « A new, cool, slushy-squashy mud-cap »42 devient « une nouvelle casquette chuintante-suintante bien rafraîchissante »,43 les sons créant le sens autant dans l’original que dans la traduction.

Enfin, les poèmes concluant les contes ont été conservés cette fois-ci, et la traductrice a cherché à tout prix à faire parler l’humour de ces petits vers, quitte à prendre plus de libertés au niveau du contenu (« Je me suis surtout attachée à la musique et au jeu sur les mots, quitte à prendre des libertés avec le sens littéral »44), comme on peut le voir avec le poème qui conclut « How the Whale Got His Throat » :4546

When the cabin port-holes are dark and greenBecause of the seas outside;When the ship goes wop (with a wiggle between)]And the steward falls into the soup-tureen,And the trunks begin to slide;When Nursey lies on the floor in a heap,And Mummy tells you to let her sleep,And you aren’t waked or washed or dressed,Why, then you will know (if you haven’t guessed)]You’re “Fifty North and Forty West!”45

Si les hublots de la cabine sont obscurs et verts]Parce que dehors la mer l’est aussi ;Si le navire tangue entre deux roulis,Si le cuistot tombe dans la soupièreEt toutes les malles par terre ;Si ta nounou comme un gros tas dortet que maman te dit de ne pas la réveiller]alors que tu n’es ni lavé ni habillé,Vraiment tu sauras, par mille sabords,Que tu es bien 40° Ouest et 50° Nord !]46

39 Kipling, Rudyard, Histoires comme ça, trad. Catherine Pappo-Musard, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 17.

40 Just So Stories, 2008, op. cit., p. 69.41 Histoires comme ça, Pappo-Musard, 1993, op. cit., p. 77.42 Just So Stories, 2008, op. cit., p. 73.43 Histoires comme ça, Pappo-Musard, 1993, op. cit., p. 79.44 Pappo-Musard, Catherine, entretien personnel, 21-22 décembre 2012.45 Just So Stories, 2008, op. cit., p. 17.46 Histoires comme ça, Pappo-Musard, 1993, op. cit., p. 31.

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L’humour de l’œuvre originale a également interpelé Laurence Kiefé lorsqu’elle s’est lancée elle-même dans une entreprise de retraduction pour Le Livre de Poche jeunesse, en 2005. Elle y voit une des raisons de la longévité et de l’influence des Just So Stories : « J’ai retrouvé dans ces contes de Kipling l’humour décalé et l’impertinence directe qu’on trouve dans beaucoup de livres pour enfants aujourd’hui. Comme si notre époque en était l’héritière – consciente ou inconsciente. »47 La traductrice n’hésite pas à suivre l’exemple de Kipling et à faire l’usage de répétitions, des répétitions qui viennent rythmer le texte et la lecture : dans la version française de « The Elephant’s Child », par exemple, le verbe « cogner » apparaît cinq fois le temps d’une seule page. La traductrice résiste ainsi à la tendance d’effacement des répétitions dictée habituellement par le français.

Elle trouve également de jolies solutions aux défis que posent certains jeux sur le sens et les sonorités, comme avec « le Serpent-Python-bicolore-des-Rochers avec sa queue écailleuse, cinglante comme un fouet »48 pour « the Bi-Coloured-Python-Rock-Snake, with the scalesome, flailsome tail »,49 ou « les Territoires Détrempés » (la traduction la plus satisfaisante que nous ayons rencontrée de cette expression) pour les « Wet Wild Woods » du conte « The Cat that Walked by Himself ». Certaines images sont particulièrement poétiques : « Mais à part ça, et entre-temps, quand la lune monte et que la nuit descend, il est le Chat qui va tout seul et pour qui tous les endroits se valent. »50

Cette poétique est malheureusement moins créative, moins porteuse (pour reprendre le terme avancé par Henri Meschonnic) quand il s’agit des poèmes. S’ils sont bien présents dans cette édition, leur rythme en français n’est pas entièrement convaincant. Les rimes sont irrégulières, le rythme assez plat, là où dans l’œuvre d’origine, la rime est enjouée, le rythme entraînant. Si l’on reprend l’exemple du poème concluant « How the Whale Got His Throat » :

47 Kiefé, Laurence, « Le traducteur est un auteur », in Diament, Nic, Gibello, Corinne et Kiefé, Laurence (dir.), Traduire les livres pour la jeunesse : enjeux et spécificités, Paris, BNF et Hachette, 2008, p. 41.

48 Kipling, Rudyard, Histoires comme ça, trad. Laurence Kiefé, Paris, Le Livre de Poche jeunesse, 2005, p. 59.

49 Just So Stories, 2008, op. cit., p. 65.50 Histoires comme ça, Kiefé, 2005, op. cit., p. 192.

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When the cabin port-holes are dark and green]Because of the seas outside;When the ship goes wop (with a wiggle between)]And the steward falls into the soup-tureen,]And the trunks begin to slide;When Nursey lies on the floor in a heap,]And Mummy tells you to let her sleep,And you aren’t waked or washed or dressed,]Why, then you will know (if you haven’t guessed)]You’re ‘Fifty North and Forty West!’61

Quand les hublots des cabines sont vert foncéParce que les flots sont agités ;Quand le bateau fait hop-là (ça tangue et ça roule)]Quand le steward tombe dans la soupièreEt les malles commencent à glisser ;Quand la Nounou est recroquevillée par terre,Quand Maman exige qu’on la laisse dormirQuand toi tu n’es pas réveillée ni lavée ni habillée]Alors tu comprendras (si tu ne l’as pas encore deviné)]Que tu es à Cinquante Nord et Quarante Ouest !]62

Si elles51 différent 52dans leur approche éditoriale et dans le résultat final, les deux retraductions que nous venons d’évoquer partagent une même démarche traduisante. Les deux traductrices, Catherine Pappo-Musard et Laurence Kiefé, ont chacune compris la place importante que tiennent l’oralité et le narrateur dans le texte original. Dans un entretien que nous avons mené avec Catherine Pappo-Musard, elle parle de « l’aspect dialogue entre un père et sa fille »53 qui a guidé son travail de traductrice ; dans l’introduction qu’elle a rédigée pour Le Livre de Poche, elle insiste également sur l’humour du recueil, la musicalité de la lecture et la présence de l’enfant comme destinataire et fil conducteur. On retrouve ces thématiques sur la quatrième de couverture de la traduction de Laurence Kiefé, qui souligne que cette « nouvelle traduction du texte intégral […] retranscrit toute la vivacité et la musique » de l’œuvre originale.54

En ce qui concerne la première traduction de Fabulet et d’Humières, toutes deux l’ont lue étant plus jeunes : c’est à travers cette traduction qu’elles ont découvert les Just So Stories. Elle est donc connue des deux traductrices, encore présente dans leur esprit, ne serait-ce que de façon inconsciente. Mais les traductrices se sont chacune bien gardées d’y jeter un coup d’œil lors de leur travail, comme le dit Laurence Kiefé :

Dès que j’ai su que j’allais retraduire ces contes, je me suis empressée d’ôter ce livre de ma bibliothèque pour ne pas avoir la tentation de le feuilleter.

51 Just So Stories, 2008, op. cit., p. 17.52 Histoires comme ça, Kiefé, 2005, op. cit., p. 18.53 Pappo-Musard, Catherine, op. cit.54 Histoires comme ça, Kiefé, 2005.

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Il m’en restait un certain souvenir et j’estimais que c’était déjà bien assez encombrant. J’avais plutôt envie d’aborder ces textes de la manière la plus candide possible, sans chercher à me mesurer à l’aune d’une traduction historique.55

Ces deux traductrices réalisent avant tout une traduction, celle qui ne pouvait être produite que par elles, avec le lot de subjectivité que cela implique. Pour citer une nouvelle fois Laurence Kiefé, « la traduction est une interprétation. Donc, toute la subjectivité de l’interprète – en l’occurrence le traducteur – intervient ».56 Une façon pour le traducteur de ne pas se perdre de vue, et de ne pas perdre de vue l’œuvre originale et sa dimension de dialogue avec l’enfant.

Selon Isabelle Nières-Chevrel, « traduire un classique, c’est en effet toujours se situer par rapport à un héritage ».57 Ceci peut résulter d’une démarche voulue, consciente de la part du traducteur, comme le souhaite Antoine Berman : « Un traducteur qui retraduit une œuvre déjà maintes fois traduite a avantage à connaître l’histoire de ses traductions, soit pour s’inscrire dans une lignée, soit pour s’inspirer de l’une des traductions de cette lignée, soit pour rompre avec cette lignée ».58 Cette démarche peut également être inconsciente, comme en témoigne l’exemple de Laurence Kiefé et de Catherine Pappo-Musard, qui se défendent d’une telle position tout en ayant conscience qu’elles ont découvert, plus jeunes, les Just So Stories grâce à la première traduction réalisée par d’Humières et Fabulet. S’inscrire dans la lignée des traductions de ce recueil, c’est prendre part à une écoute du continu sans perdre de vue ni l’œuvre originale, ni la démarche traduisante propre à chaque traducteur. Retraduire, c’est s’engager dans une voie déjà défrichée mais qui oblige à se poser la question de la route à suivre, de celle que l’on veut tracer tout en s’appuyant sur le fil conducteur que constitue l’œuvre originale.

Des quatre traductions de notre corpus, celle de Catherine Pappo-Musard apparaît ainsi comme la plus satisfaisante car la traductrice a compris l’importance du narrateur, de l’enfant destinataire (qu’il s’agisse de la « Best Beloved » ou du lecteur/public réel), de l’humour et de l’oralité dans cet ouvrage ; ces éléments qui ont fait de ce recueil un classique influent de la littérature de jeunesse. Sa traduction se nourrit de cette compréhension de l’œuvre tout en créant une poétique qui lui est propre,

55 Kiefé, Laurence, « Le traducteur est un auteur », op. cit., p. 41.56 Ibid., p. 40.57 Nières-Chevrel, Isabelle, « Retraduire un classique : Dépoussiérer Alice ? », op. cit.,

p. 67.58 Berman, Antoine, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard,

1995, p. 61.

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« porteuse et portée ».59 À l’opposé, la retraduction de François Dupuigrenet Desroussilles pâtit de son désir, conscient ou inconscient, d’imposer au recueil une certaine vision quelque peu ampoulée de ce qu’est un texte classique. Il perd ainsi de vue le narrateur, le jeune public et la poétique de son texte. Comme si le statut de « classique » devait primer sur celui d’« œuvre ». Ce statut de classique devrait au contraire inviter à revisiter le texte d’origine pour mieux le faire parler en français. Le choix d’omettre les poèmes dans la première traduction et dans la retraduction de 1994 en dit beaucoup sur la traduction et l’édition en littérature de jeunesse. Comme si l’on estimait que la poésie n’y avait pas sa place, qu’elle viendrait gêner, voire dérouter le jeune lecteur, alors même que l’oralité tient une place centrale dans les livres pour enfants, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de recueils de contes tels que les Just So Stories.

Comme le rappelle Antoine Berman, « il faut que, de son côté, l’œuvre ait longuement mûri sa présence en nous, pour que la nécessité de sa retraduction apparaisse ».60 Plus d’un siècle après sa première parution, il est possible d’avancer que les Just So Stories ont mûri leur présence en nous. L’édition française a encore du mal à se débarrasser d’une certaine vision de la littérature d’enfance et de jeunesse, de ce qui peut être inclus ou non, et perd de vue par la même occasion le texte original. Néanmoins, les retraductions récentes de l’ouvrage démontrent un souci de qualité, d’écoute et de dialogue aussi bien au niveau du texte original que du texte traduit et illustrent une évolution actuelle bien réelle. Le traducteur est de plus en plus amené à prêter attention à l’oralité si riche des Just So Stories et à faire parler cette complicité mise en scène par Kipling, celle qui passe par un dialogue entre le narrateur et son jeune public, entre le monde adulte et celui de l’enfance ; sans oublier le dialogue établi, consciemment ou non, entre la (re)traduction et la lignée de traductions dans laquelle elle s’inscrit. Une complicité à l’image de celle qui unit la Tortue et le Hérisson dans le conte racontant le commencement des Tatous.

Bibliographie

Sources primairesKipling, Rudyard, Histoires comme ça, trad. Robert d’Humières et Louis Fabulet,

1903, Paris, Folio junior, 2008.–, Histoires comme ça, trad. Catherine Pappo-Musard, Paris, Le Livre de Poche,

1993.

59 Meschonnic, Henri, Poétique du traduire, op. cit., p. 22.60 Berman, Antoine, « La retraduction comme espace de la traduction », op. cit., p. 6-7.

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–, Histoires comme ça, trad. Laurence Kiefé, Paris, Le Livre de Poche jeunesse, 2005.

–, Histoires comme ça, trad. François Dupuigrenet Desroussilles, 1994, Paris, Les Éditions du Sorbier, 2008.

–, Just So Stories, 1902, Londres, Vintage, 2008.

Sources secondairesBerman, Antoine, « La retraduction comme espace de la traduction », in

Palimpsestes, n° 4, Paris, Publications de la Sorbonne Nouvelle, 1990, p. 1-8.–, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard, 1995.Desmet, Mieke, « The Secret Diary of the Translator », in Vandaele, Jeroen (ed.),

Translation and the (Re)Location of Meaning, Louvain, CETRA, 1999, p. 215-236.

Henry, Jacqueline, « L’oralité dans “The Elephant’s Child” de Rudyard Kipling et ses traductions françaises », in Antoine, Fabrice (dir.), Traduire pour un jeune public, Atelier n° 27, Lille, Université Charles-de-Gaulle, 2001, p. 33-41.

Jan, Isabelle, La Littérature enfantine, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1985.Kiefé, Laurence, « Le traducteur est un auteur », in Diament, Nic, Gibello,

Corinne et Kiefé, Laurence (dir.), Traduire les livres pour la jeunesse : enjeux et spécificités, Paris, BNF et Hachette, 2008, p. 31-42.

Meschonnic, Henri, Éthique et politique du traduire, Paris/Lagrasse, Verdier, 2007.–, Poétique du traduire, Paris/Lagrasse, Verdier, 1999.Morpurgo, Michael, « How Rudyard Kipling’s Just So Stories became music to

my ears », in The Guardian, January 4th, 2013, http://www.theguardian.com/books/2013/jan/04/rudyard-kipling-just-so-stories-ears [dernière consultation : 9 février 2013].

Nières-Chevrel, Isabelle, « La littérature d’enfance et de jeunesse entre la voix, l’image et l’écrit », in Vox Poetica, 2011, http://www.vox-poetica.org/ sflgc/biblio/nieres-chevrel.html [dernière consultation : 9 février 2013].

–, « Retraduire un classique : Dépoussiérer Alice ? », in Jeunesse: Young People, Texts, Cultures, Volume 1, Issue 2, Winter 2009, p. 66-84.

Pappo-Musard, Catherine, Entretien personnel, 21-22 décembre 2012.Topia, André, « Finnegans Wake : la traduction parasitée » in Palimpsestes, n° 4,

Paris, Publications de la Sorbonne Nouvelle, 1990, p. 45-61.